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Eva Freud, une vie Extrait du Espace d'échanges du site IDRES sur la systémique http://www.systemique.be/spip/article.php3?id_article=356 Eva Freud, une vie - SAVOIR THÉORIQUE - Échanges à partir d'articles , bibliothèque, dictionnaire et concepts de la systémique - Article donné par son auteur pour stimuler des échanges - Date de mise en ligne : samedi 26 janvier 2008 Espace d'échanges du site IDRES sur la systémique Copyright © Espace d'échanges du site IDRES sur la systémique Page 1/24

Eva Freud, une viespip.systemique.eu/IMG/article_PDF/article_a356.pdf · 2011. 8. 5. · Eva Freud, une vie Repères chronologiques 1891 Naissance à Vienne, le 19 Février 1891,

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  • Eva Freud, une vie

    Extrait du Espace d'échanges du site IDRES sur la systémique

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    Eva Freud, une vie- SAVOIR THÉORIQUE - Échanges à partir d'articles , bibliothèque, dictionnaire et concepts de la systémique - Article donné par son auteur

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  • Eva Freud, une vie

    Sommaire• EVA FREUD, UNE VIE Berlin 1924, Nice 1934, (...)• in Memoriam Francine BEDDOCK, psychanalyste• •

    EVA FREUD, UNE VIE Berlin 1924, Nice 1934,Marseille 1944

    Pierre SEGOND (article repris et complété en Mars 2004)

    in Memoriam Francine BEDDOCK, psychanalyste

    « Garance : Je trouvais ma vie tellement vide et je me sentais si seule. Mais je me disais : tu n'as pas le droit d'êtretriste, tu as tout de même été heureuse puisque quelqu'un t'a aimée »

    Jacques PREVERT

    (Les Enfants du Paradis)« Auschwitz, en être... »Anne-Lise STERN (1988)

    ___________________

    La destinée d'Eva Freud, petite-fille de Sigmund Freud, morte à Marseille en 1944, à l'àge de vingt ans, est traverséetout entière par l'histoire collective. J'ai essayé ici de resituer cette trajectoire individuelle à la fois dans son cadrefamilial et dans le contexte de son époque, tout en restituant, aussi fidèlement que possible, les divers témoignagesinédits que j'ai pu recueillir auprès de ceux qui l'ont connue. Par sa dimension dramatique, cet itinéraire de vie, niprivé, ni public, m'est apparu être de l'ordre du politique : c'est parce qu'elle était juive et parce qu'elle était femmequ'Eva est morte dans ces conditions.

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  • Eva Freud, une vie

    Repères chronologiques

    1891

    Naissance à Vienne, le 19 Février 1891, d'Oliver FREUD, troisième enfant de S.Freud et Martha Bernay, prénomméOliver, en hommage à Oliver Cromwell, héros admiré par Freud. Avec sa soeur Sophie, c'est l'un des plus beauxenfants de la fratrie. Il est le fils préféré de sa mère : c'est un bel enfant aux yeux et cheveux noirs, au type « italien», qui suscitait l'admiration pour sa beauté ; intelligent et apprécié par son père, il en était aussi « la fierté » et «l'espoir secret ». Comme ses frères et soeurs, il fait d'abord ses études primaires à domicile, avec un précepteur. Parailleurs, les enfants ne sont pas élevés dans la religion juive : ils partagent l'athéisme de leur père, mêlé à un soucid'intégration à la société viennoise ; ils seront, en revanche, semble-t-il, assez proches, par la suite, du courantsioniste qui se développait, et envisageront même - ce fut le cas d'Oliver et de Ernst, vers 1933 - une éventuelleémigration vers la Palestine, projet qui, finalement, ne se réalisera pas.

    1900-1909

    Oliver effectue ses études classiques au Humanistic Gymnasium de Vienne où il obtient d'excellents résultatsscolaires : il aime le dessin et les mathématiques et se montre très perfectionniste, mais peu enclin aux activitésphysiques. Sa mère « ne recevait que des compliments pour les progrès que faisait Oliver »...il « n'avait pas detemps à perdre avec les fantaisies, ne s'intéressant qu'à la réalité telle qu'il la voyait...Papa racontait qu'Oliverconsacrait beaucoup de temps à noter très exactement les routes, les distances, les noms des localités et desmontagnes » (Martin Freud, Freud, mon père) C'est à lui que l'on confie la charge d'étudier les itinéraires les pluscompliqués dans les horaires de trains, pour les divers voyages des uns et des autres. Par ailleurs, il est gêné par unzézaiement et est traité par des séances d' orthophonie. Vers 1909, il passe le Reifprüfung (examen d'entrée àl'Université) et« ne voulait faire que des mathématiques industrielles »(idem).

    1910-1914

    Durant cette période, Oliver poursuit ses études, d'abord à Vienne, puis à Berlin, où il obtiendra son diplômed'ingénieur en génie civil, en 1915. Dans le même temps il effectue plusieurs voyages d'agrément ou d'étude àl'étranger,(1910, en Hollande avec son père ; avril 1911, en Angleterre, seul et sur ses deniers ; en décembre 1913,une quinzaine de jours à Paris ; en avril 1914, en Egypte).

    1914-1918

    Oliver essaie de s'engager, mais il ne sera pris dans l'armée que fin 1916. En attendant, il travaillera à la réalisationd'un tunnel sous les Carpates, destiné à relier par chemin de fer Berlin à Constantinople et son père lui rend visitesur son chantier. Durant cette pèriode, il avait fait la connaissance, à l'occasion du voyage en Égypte organisé parl'Université, d'une jeune femme, médecin, Ella Haïm, d'une riche famille juive de Vienne. Les deux jeunes gens sefiancent en septembre 1915, et se marient à Vienne le 19.12.1915, à l'occasion d'un bref séjour à Vienne d'Oliver.

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    Son père exprime vite des inquiétudes quant à l'avenir de cette union, craignant que cela n'apporte pas le bonheursouhaité à son fils, car la jeune femme n'envisage pas de renoncer à l'exercice de la médecine pour rester au foyer ;de plus l'écart économique entre les deux familles constitue, à ses yeux, un handicap. Aussi est-il assez satisfaitlorsque dés mai 1916, une procédure de divorce est engagée, qui abotira à un divorce juif le 10.09.1916 (cf. diverseslettres de Freud à Ferenczi et à Eitigon en 1915-1916) En décembre 1916, il est incorporé comme officier dans unrégiment du Génie et participera, en novembre 1917, à la réalisation d'un pont sur le Dniestr : « Mon second fils,l'ingénieur, est parti hier rejoindre son régiment après achèvement de son tunnel. Direction Cracovie ». (Freud à LouAndréas Salomé, 3.12.1916). Le 2 décembre 1918 il est démobilisé et rentre à Vienne pour se mettre en quête d'unesituation.

    1919-1923

    Comme pour ses frères, Martin et Ernst, le retour à la vie civile se révèle difficile pour Oliver : « Oliver est dépriméparce qu'un voyage à Graz pour y rencontrer l'homme de confiance du gouvernement hollandais lui a faitcomprendre qu'aucune décision touchant sa candidature n'est à attendre avant deux mois et que ses chances sontplutôt douteuses. Entre temps, il va probablement aller à Berlin et à Hambourg ».(Freud à Max Eitingon, 2.12.1919.).Le 7.12.1919, il est présent à Vienne au mariage de son frère Martin avec Ernestine(Esti) Drucker, fille d'un avocatviennois. Ce mariage, qui sera un échec par la suite, intervenait peu après la libération de Martin d'un camp deprisonniers de guerre et avait été, dés l'origine, vivement désapprouvé par la Tante Minna BERNAYS, belle-soeur deSigmund FREUD (qui avait toujours partagé la vie de la famille) ; selon ROAZEN, elle aurait alors déclaré : « Il esttombé de lui-même, d'un emprisonnement dans un autre. » (P.ROAZEN, La Saga freudienne).

    Le 25 juin 1920, Sophie Halberstadt-Freud, la fille préférée de Freud, meurt à Hambourg, à 27 ans, d'une grippe trèsgrave (sur ses photos d'adolescence, certains témoins noteront, plus tard, une forte ressemblance physique entreelle et sa nièce Eva au même âge). Elle était mariée à Max Halberstadt, un petit cousin, photographe à Hambourg(qui plus tard se remariera et aura une fille : il est décédé en 1940, en Afrique du Sud, à Johannesburg, où il s'étaitréfugié au moment de la guerre). Elle laisse deux enfants : Ernst (Ernstl) qui suivra en 1938 son grand-père dansl'exil et deviendra psychanalyste, et Heinz (Heinerle) qui mourra, le 19.6.1923, à l'âge de 5 ans, d'une tuberculosemiliaire, décès qui marquera profondément S.Freud qui lui était très attaché (il établira, plus tard, un lien deressemblance entre Heinerle et Eva).

    Durant la même période la famille Freud est éprouvée par un autre deuil aux circonstances dramatiques : MausiGraf, nièce de S.Freud (fille de sa soeur Rosa Graf, qui était veuve et avait déjà perdu son fils Hermann, tombé àvingt ans, en 1917, sur le front italien) se suicide au véronal, en août 1922, en raison d'une grossesse non-désirée.

    Il apparaît qu'Oliver connaît alors une période difficile, sur le plan psychique, durant ces années d'immédiataprès-guerre. Il s'installe à Berlin, où il vit avec son frère Ernst, l'architecte, jusqu'au mariage de ce dernier avecLucie BRASCH, le 18.5.1920. C'est vers 1921 qu'il entreprend une analyse. Préoccupé par l'état de son fils (névroseobsessionnelle), Freud recherche pour lui un analyste : « Oliver m'a souvent causé du souci... il aurait besoin d'uneanalyse » (Freud à Max Eitingon, 31.10.1920). « Il est particulièrement difficile pour moi d'être objectif dans ce cas,parce qu'il fut longtemps ma fierté et mon espoir secret, jusqu'à ce que son organisation anale-masochisteapparaisse nettement... Je souffre beaucoup de mon sentiment d'impuissance »(Freud à Max Eitingon, 13.12.1920).Plus tard il écrira également à propos d'Oliver : « Quelqu'un de remarquable... dons extraordinaires... étendue etsolidité de ses connaissances... Puis la névrose intervint et la floraison n'a pas eu lieu... Il n'a pas eu de chance dansla vie... » (Freud à Arnold Zweig, 28.1.1934). Contrairement à ce qu'il fera pour sa fille Anna, il n'était pas envisagé

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  • Eva Freud, une vie

    par Freud de prendre lui-même son fils en analyse. Finalement, sur les conseils de Hans Lampl, Oliver entreprendra,à Berlin, une cure analytique avec Franz Alexander (psychiatre hongrois disciple de Freud, réfugié en Allemagne).Durant ces années vingt, Oliver aurait travaillé également à Düsseldorf et à Breslau.

    1923-1933

    Le 10 avril 1923, à Berlin, Oliver épouse la fille d'un médecin berlinois, d'origine juive, Henny FUCHS, (née le 11février 1892, à Berlin) qui s'intéresse à l'art et peint elle-même des tableaux. Anna Freud, sa soeur, assiste aumariage.Le 3 Septembre 1924 naît, à Berlin, leur fille unique EVA FREUD.Il est à noter qu'un mois auparavant, le 6 août 1924, était née à Vienne, au foyer de Martin Freud et d'Esti, SophieFreud, leur deuxième enfant (après Anton-Walter, né le 3 Avril 1921)) qui, avec Eva, sera l'autre petite fille de Freud(Sophie Freud-Loewenstein, assistante sociale et professeur à Boston, vit actuellement aux U.S.A). PrénomméeSophie, en souvenir de sa tante décédée en 1920, elle voyait ses grands parents régulièrement, habitant la mêmeville qu'eux jusqu'à la guerre, et son grand-père ne manquait pas de lui adresser des petites lettres à l'occasion desvacances, comme à ses autres petits-enfants (témoignage de S.F.). Ses parents s'entendaient de plus en plus mal,depuis 1922 (ils iront jusqu'à mener une vie complètement séparée au fil des années, la guerre marquant entre euxune séparation définitive, Sophie restant avec sa mère et Anton-Walter avec son père) et Esti, sa mère, n'était guèreappréciée de S.Freud, car très irascible et étrange : « Comme tu le sais, ou le devines, cela va mal entre Martin et safemme, déraisonnable et anormale. Ses deux enfants vont bien. Tout n'est pas pour le mieux dans notre famille ausens large, mais pourquoi ferions-nous une exception aux règles les mieux établies ? » (Freud à son neveu SamFreud, 31.12.1930). « Martin partira probablement avant nous avec sa famille, il laissera sa femme et sa fille à Pariset ira à Londres avec son fils. Il espère, comme nous tous, que cela mettra, en pratique, un terme à son mariagemalheureux. Sa femme n'est pas simplement cinglée de méchanceté, mais elle est vraiment folle au sens médical duterme... » (Freud à Ernst Freud, 12.5.1938). En fait, Lucy (Lux), la femme de son fils Ernst, l'architecte, semble êtrela seule de ses brus qui ait trouvé réellement grâce à ses yeux.

    A l'occasion des fêtes de Noël 1924 , Oliver et sa femme viennent présenter Eva, âgée alors de 4 mois, à ses grandsparents à Vienne :« Seul mon fils Oliver est venu chez nous, à cette époque, [Noël 1924] en compagnie de sa jeunefemme. Je ne voulais pas tarder plus longtemps à faire la connaissance de l'adorable nouvelle petite-fille ».(Freud àKarl Abraham, 4.1.1925, et non pas 1924 comme l'indique la correspondance de façon erronée, semble-t-il).

    Pour Noël 1926, ce seront les grands parents Freud qui se déplaceront pour aller voir leurs enfants et petits enfantsà Berlin (Ernst habite avec sa famille 23, Regenstrasse, au 4Ú étage - Oliver et sa famille habitent à Tempelhof,faubourg plus populaire de Berlin, proche de l'aéroport). Il semble que ce soit à cette occasion qu'ont été prises lesphotos de la petite Eva sur les genoux de son grand-père : peut-être lui aura-t-il raconté, comme il avait coutume dele faire à ses petits-enfants, « des légendes grecques ou même l'histoire de Hans im Glück, tirée des contes deGrimm » (D.Berthelsen, La famille Freud au jour le jour, P.U.F.,1991). L'enfant avait alors deux ans et quatre mois :«Ce qui produit en moi la plus forte impression, quand je me rends à Berlin, c'est la petite Evchen. Elle ressemble entous points à Heinele, elle a le visage carré et des yeux de jais, le même tempérament, la même aisance de parole,la même intelligence, mais heureusement elle semble plus robuste. Sa santé était mauvaise au début et elle n'étaitpas gentille. »(Freud à Anna Freud, 27.12.1926). Dans les années qui suivent, Martha, la grand-mère, irarégulièrement à Berlin, au printemps, pour l'anniversaire de son fils Ernst, et verra ainsi ses petits-enfants. Il en estde même pour Freud, qui se rend à Berlin pour suivre des traitements à la Maison de Santé de Tegel. C'est ainsiqu'accompagné d'Anna il ira visiter la maison de vacances de Ernst, sur l'île d'Hiddensee, dans la Baltique, àproximité de Stralsund, en mai 1930. A d'autres reprises, ce sont sans doute Oliver et (ou) Henny, accompagnés de

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    leur fille, qui vont à Vienne voir les grands-parents.

    A la même époque Tom Seidmann-Freud, nièce de Freud (fille de sa soeur Marie/Mitzi/ Freud), meurt le 8 février1930 à Berlin de « profonde dépression mélancolique et suicidaire » ; son mari, Jankef Seidmann, s'était lui-mêmesuicidé par pendaison, le 19.9.1929. Ils laissaient une fillette du même âge qu'Eva, Angela, pour laquelle Freud sefera beaucoup de souci, jusqu'à ce que son oncle et sa tante, Arnold et Lily Marlé (actrice, soeur de Tom) s'enchargent et l'élèvent avec leur fils Omri (né en 1919). Freud s'occupe aussi beaucoup de son petit fils Ernstl, dont lesétudes lui donnent également du tracas. Tout au long de sa vie, il aidera moralement et financièrement ses proches.

    C'est alors qu'éclate la grande crise économique, en même temps que s'opère la montée du nazisme en Allemagne.Les trois frères, Martin, Oliver et Ernst, connaissent de graves difficultés professionnelles : « Vous êtes au courant duvoyage de Martin à Berlin. Oui, en ce temps-là j'avais trois fils en bonne santé, valides, dans cette ville ; aucund'entre eux n'était capable de gagner un centime. Heureuse époque ! » (Freud à J. Lampl de Groot, 29.11.1931).C'est ainsi qu'à l'occasion de ses anniversaires (en 1931, 1932, 1933), il fera don à Oliver, à chaque fois, de 300R.M., prélevés sur les fonds du Prix Goethe, qui lui avait été décerné en juillet 1930 et dont Ernst assurait la gestion.

    En juillet 1932, la famille d'Oliver est en vacances dans la station de haute montagne de Mallnitz où Eva, qui va surses huit ans, attrape la scarlatine : "Ma petite Eva est partie pour Mallnitz (en Carinthie) avec une scarlatineapparemment bénigne (mit einem scheinbar sehr leichten Scharlach), mais je crains qu'on ne prenne pas assez soind'elle. Mes tonnes de petits reproches s'amplifient....(Freud à Max Eitingon, 21.7.1932). Cette dernière remarque estdifficile à interpréter : voudrait-elle signifier que Freud émet des critiques sur la façon dont son fils et sa brus'occupent d'Eva, ou est-ce seulement la marque de son inquiétude pour l'enfant malade ?

    Dans le courant de l'année 1932, Oliver perd définitivement son emploi à Berlin. Il cherchera alors en vain une autresituation et, avant même la désignation d'Hitler comme chancelier du Reich, il quittera Berlin définitivement avec safamille, tout au début de 1933. ; l'accession d'Hitler au pouvoir et la promulgation de la législation anti-juive l'auraientde toutes façons empêché de retrouver du travail. Oliver se réfugie tout d'abord quelque temps à Vienne, sa villenatale, avec Henny et Eva, auprès des grands-parents et Freud, à partir de cette époque, leur apporterarégulièrement un soutien financier.« Mon fils Oliver, à ma charge depuis un an qu'il est au chômage, arrive demain àVienne pour parler de son avenir. Il y a peu de chance qu'il retrouve une situation à Berlin (il est ingénieur civil)».(Freud à E. Jones, 7.4.1933). « La visite d'Oli m'a laissé sur une impression déprimante. Il se comporte bien, ne seplaint pas, cherche, est prêt à se donner du mal. Mais ses perspectives sont très mauvaises. Il hésite entrel'Espagne et la Palestine, mais il n'a nulle part d'ancrage » (Freud à J. Lample de Groot, 14.4.1933). Contrairement àbon nombre d'Allemands qui, à cette époque et jusqu'à l'Anschluss, crûrent trouver un asile politique en Autriche, ilsemble qu'Oliver, tout comme son frère Ernst, n'ait accordé que peu de confiance à cette fragile sécurité et aitpréféré s'éloigner plus de la zone d'influence de l'Allemagne nazie.

    1933-1939

    Oliver part, alors, avec sa femme et leur fille Eva, fin avril 1933, pour la France ; ils passent par Paris et vontpresqu'aussitôt en villégiature en Bretagne, à Saint Briac (près de Dinard) où ils commencent l'apprentissage de lalangue française, non sans difficulté pour Oliver : « Oliver vit à présent à Saint Briac, près du bord de mer, avec safemme et leur petite fille Eva. Sa première tâche a été d'apprendre la langue » (Freud à Samuel Freud, 1933). En

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  • Eva Freud, une vie

    octobre 1933, ils sont de nouveau à Paris où ils logent dans un hôtel meublé, (le hasard fera que le futur fiancé d'Evalogera dans un studio, au même endroit, de 1937 à 1939).« Rien d'encourageant de la branche parisienne de lafamille » (Freud à Lucy Freud, 20.10.1933) ; « ...voilà plus de six mois qu'ils sont installés à Paris, sans la moindreperspective en vue » (Martha Freud à Lucy Freud, 13.11.1933) Il cherche du travail, mais mettrait « de la mauvaisevolonté pour s'adapter à une autre branche que la sienne ». Il rencontre, alors, à ce propos, Arnold Zweig, eninstance d'émigration, auquel son père l'a recommandé et qu'il envisage, un moment, de suivre en Palestine :« Mais j'ai un fils à Paris, Oliver, qui y habite avec sa femme et sa fille : 16Ú, 36, rue George Sand. Il est ingénieur engénie civil, un omniscient très doué, un travailleur exemplaire, femme gentille, fillette adorable. Je crains qu'il n'arriveà rien à Paris. Je serai très heureux si vous le rencontriez. Je lui écris aussi votre adresse. Je pense volontiers àvous deux en même temps ». (Freud à Arnold Zweig, 25.10.1933).« J'ai deux fois parlé longuement à Oliver. De Tel-Aviv je vous écrirai plus » (Arnold Zweig, à bord du Mariette Pachaen partance pour Israël, à Freud, le 15.12.1933).

    « Vous devinez déjà qu'en dictant cette dernière phrase je pensais nettement à votre fils Oliver. Je vous ai écrit deBandol, peut-être même du bateau, ma dernière lettre européenne. Je pense ici, depuis que j'ai débarqué,régulièrement très fort à votre fils qui, lui aussi, a des sentiments trop généreux pour pouvoir prendre sur luil'adaptation à la vie(...). C'était presque bouleversant de remarquer qu'il montrait le plus de vie et de chaleur quand ilme parlait de ses années de guerre. Exactement la même chose chez tous les hommes de sa génération et dans sasituation qui, maintenant que dans l'ensemble les voies de la pensée et de la sensibilité en ce qui concerne leshabitudes et les buts de vie sont déjà solidement ancrées, doivent encore une fois tout recommencer. Personne nepeut leur reprocher de vouloir ne rien avoir à faire avec la vie de profit d'aujourd'hui et de préférer fuir dans lesouvenir et dans ce temps dans lequel l'homme comme totalité, ou mieux, l'homme comme jeune n'avait besoind'engager que sa personne pour remplir les devoirs que la société lui imposait(...) » (Arnold Zweig, Palestine, àFreud, 21.1.1934). Il paraîtrait plausible que, lors de leurs conversations, Oliver ait exprimé quelques plaintes sur lesréactions parfois critiques de son père face à ses difficultés de réinsertion, et qu'Arnold Zweig se fasse son avocatpar cette très fine analyse de la psychologie d'un ancien combattant d'une quarantaine d'années, obligé, une foisencore, de refaire sa vie.

    Il semble que ce soit dans le courant de l'année 1934 qu'Oliver ait pris la décision de s'installer à Nice, peut-être surles conseils de la Princesse Marie Bonaparte, ou du psychanalyste René Laforgue : « ... Nous espérons avoir icichez nous la semaine prochaine la visite de votre fils Oliver ainsi que de sa famille. Nous serions heureux de pouvoirpasser avec eux quelques jours paisibles. » (R. Laforgue à Freud, Les Chaberts-Garéoult, dans le Var, 5.1.1935) .C'est en tout cas à Nice, que la jeune Eva, âgée alors de dix ans, entreprend sa classe de 7Ú, (année scolaire1934-1935, photo de classe de 7Ú), au Lycée de Jeunes Filles, rue Maréchal Foch (actuel Lycée Calmette), quiassurait également, à l'époque, un cycle d'enseignement primaire.La famille Freud habite à proximité, au bas du Boulevard de Cimiez, dans un grand ensemble locatif du début dusiècle, le Grand Palais, Bloc 6. Nice, à l'époque, abritait des gens très divers : artistes, intellectuels, réfugiésoriginaires de l'Europe entière, en transit, ou qui cherchaient à s'intégrer, confrontés à la crise économique etpolitique européenne et aux incertitudes de l'avenir. C'est ainsi qu'au Grand Palais habitaient, entre autres : leromancier Roger Martin du Gard, Edwina Quedoury, une jeune anglo-irakienne, la princesse iranienne Adilé, (dontle chien chow-chow amusait beaucoup Eva, car il devait lui rappeler les chiens chow-chow de son grand-père),Pierre Rocher, qui fut longtemps chroniqueur de la presse niçoise, Louise PILLON gérante de l'immeuble du GrandPalais qui aidera Eva par la suite.

    Sur le plan professionnel, Oliver s'est totalement reconverti dans la photographie(qui était son hobby), peut-êtreindirectement influencé dans ce choix par son beau-frère, le photographe Max Halberstadt ; il sera même questionun moment que le fils de ce dernier, Ernst, vienne apprendre la photo chez son oncle, à Nice, mais ce projetn'aboutira pas (Témoignage de Mme R.). Oliver semble avoir tout d'abord dirigé un magasin de photos, puis avoir

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  • Eva Freud, une vie

    rapidement envisagé de se mettre à son compte et d'en acheter un. En janvier 1935, son frère Martin passe luirendre visite à Nice, sans doute délégué par son père, pour évaluer la situation sur place. « Mon fils Oliver vit à Niceet a pris là bas la direction d'un commerce de photographie. Ainsi il a au moins trouvé un travail qui satisfasse sapassion du bricolage. » (Freud à Arnold Zweig, 13.6.1935). Sans doute s'agit-il du magasin « Industrielle Photo »,situé au 1, rue Lamartine, à proximité de leur domicile. Il rendra régulièrement visite à son père, à Vienne, jusqu'en1937, généralement au mois de novembre. C'est ainsi qu'il s'y trouve, le 23.11.1935, pour discuter avec lui d'un prêtpour l'acquisition d'un magasin de photos (son père est alors disposé à lui avancer une somme de 100.000 frsmaximum).En 1936 il achète donc un autre magasin, « Paris Photo », situé au 8 Boulevard Joseph Garnier, qui appartenait àRené Pansier (Annuaires des Alpes Maritimes ; son NÚ de téléphone était le 857.11). Il gère, avec sa femme, lesdeux magasins et est aidé, pour affronter cette nouvelle activité, par un excellent photographe, lui-même réfugiéallemand à Nice, depuis 1933 (M.Schäfer, « Photo Borriglione », avenue Borriglione), qui était à la fois un portraitiste,un spécialiste de la photographie industrielle et un excellent violoniste. Oliver fera lui-même des photos d'objets d'artappartenant à des familles juives, au début de la guerre. En 1940, il embauche une jeune ouvrière, qui travaillerapour lui pendant plus d'un an et demi, qui garde un bon souvenir de son patron et se souvient d'avoir rencontré Eva àplusieurs reprises. (Témoignage de Mme R.).

    Durant ces premières années passées à Nice, Eva s'intègre bien et noue des relations de camaraderie et d'amitiéavec des élèves du lycée (qui, pour plusieurs d'entre elles - dont beaucoup de réfugiées juives- feront leurs étudesavec elle jusqu'en classe de philosophie), ainsi qu'avec de petites voisines. Rapidement, elle parle très bien lefrançais et elle est considérée comme une bonne élève. Aux vacances de Pâques, en 1936 et en 1937, elle varendre visite à ses grands-parents, à Vienne, avec sa mère. En 1938, au moment où lui-même préparait son exilavec sa famille à Londres, Freud nourrissait l'espoir que ses quatre soeurs puissent quitter également l'Autriche et seréfugier sur « la Riviéra française, Nice ou les environs. Mais sera-ce possible ? » (Freud à Marie Bonaparte, 12.11.1938). Ce projet n'aboutira pas, malgré des tentatives de la Princesse dans ce sens auprès des autorités, et ellesmourront en déportation en 1942 (Rosa à Auschwitz, Maria-Mitzi à Treblinka, Dolfi à Theresienstadt et Paula àTreblinka).Il est probable que, durant cette période d'avant-guerre, Oliver et sa famille se soient progressivement intégrés à larégion et aient dû, à la fois, retrouver des relations berlinoises et viennoises et fréquenter la colonie des intellectuelset artistes émigrés d'Allemagne et d'Autriche, qui étaient très nombreux sur la Riviéra. Ils ont dû également rendredes visites régulières à René et Délia Laforgue, dans leur propriété de Garéoult et y croiser bon nombre des adeptesfrançais de la psychanalyse (tels qu'Alain Cuny, Françoise Marette-Dolto etc.), ainsi qu'à Marie Bonaparte qui avaitégalement une propriété dans le Var, à Saint-Tropez.

    Fin 1938, Oliver Freud, sa femme et Eva sont naturalisés français (par Décret du 26 octobre 1938, signé parAlbert.LEBRUN, Président de la République et Paul REYNAUD, Garde des Sceaux, publié au Journal Officiel du 6novembre 1938, p.12.649) Cette naturalisation intervient en vertu de la Loi sur la Nationalité du 10 août 1927, article6 (§1, qui accorde la naturalisation aux étrangers pouvant justifier d'une résidence non-interrompue pendant 3années en France) et article 7 (§1 qui étend le bénéfice de la naturalisation à la femme mariée et aux enfantsmineurs). « Oli est enfin devenu français, un premier pas vers notre internationalisation » (Freud à M.Eitigon,19.12.1938). D'autres intellectuels réfugiés d'Allemagne ont également obtenu la nationalité française à la mêmeépoque (comme le Dr. Henri Stern, par ex.), mais ils furent assez peu nombreux , en dépit du libéralisme de cette loiqui ne fut malheureusement pas toujours suffisamment appliquée. Dés juillet 1940, avant même la législationanti-juive, le régime de Vichy devait s'empresser de corriger radicalement les effets de cette loi en promulguant denombreux décrets de dénaturalisation (Loi relative à la révision des naturalisations du 22 Juillet 1940).

    Cette naturalisation explique qu'au début de la guerre, Oliver, selon le témoignage de son employée photographe, aitpu envisager d'être mobilisé, ce qui ne fut pas le cas ; il ne fit pas non plus l'objet d'un internement administratif, au

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  • Eva Freud, une vie

    Fort Carré d'Antibes, avec les Allemands et ex-Autrichiens non-naturalisés qui résidaient à Nice à cette période (DieRechtlosen, les sans-droits).

    En 1937, Henny, sa mère, ayant effectué un voyage à Rome, Eva ira prendre ses repas chez une de ses amies delycée, Lucette S., qui habitait le même immeuble. Avec cette dernière, elles se retrouveront régulièrement pour jouer, formant un trio très uni avec une autre camarade, plus délurée, Marie-Thérèse C. avec qui elles forment le « clandes Mouni » (les surnoms utilisés entre elles étaient Lu, Poupette et Vava) :« Elle avait de très beaux jeuxautrichiens qui me plaisaient beaucoup. C'est ainsi que nous jouions avec des maisons de poupée en bois découpéet que nous composions des bouquets avec des fleurs, des corbeilles et des vases en carton découpé et coloré. »(Témoignage L.S.) Eva est également inscrite à un mouvement de scoutisme, les« Eclaireurs Israélites de France»,(qui, en 1943, s'illustreront dans la lutte contre l'occupant et seront nombreux à être déportés) et se jointrégulièrement avec sa patrouille à différentes activités de plein air partagées avec une troupe de« Guidescatholiques » (sur une photo elle apparaît en uniforme kaki, une cravate autour du cou, les cheveux pris dans unerésille ; l'insigne était un trèfle). C'est ainsi qu'elle participe à des sorties et des grands jeux sur les collines niçoises,dans les prairies de l'Aire Saint-Michel, au pied du Mont Chauve ; elle y retrouve d'ailleurs plusieurs de sescamarades, dont Lucette S.

    Peut-être pour mieux l'intégrer parmi ses nouvelles camarades juives de la troupe d'Éclaireuses Israëlites de Nice, etpeut-être même à sa demande, les parents d'Éva lui font faire sa Bat Mitzwa (Hébreu : "fille du commandement"). Ils'agit d'une cérémonie de confirmation réservée aux filles à partir de l'àge de douze ans. Parfois cette cérémonie àlieu en masse et peut regrouper des jeunes filles de douze à dix-huit ans. C'est le cas dans le rituel du judaïsmeréformé (de tendance libérale, qui s'est développé à partir du XIX° siècle dans une perspective d'assimilation). Unephoto témoigne de cette cérémonie qui s'est déroulée le mercredi 27 mai 1936 (elle allait avoir 12 ans, et était alorsen classe de 6°, classe où ses camarades catholiques effectuaient leur "Communion solennelle"), sous la présidencedu Grand Rabin des Alpes maritimes, Monsieur SCHUMACHER, assisté de deux ministres officiants. Sur cettephotographie, Éva figure au milieu d'un groupe de douze filles d'àges différents, toutes revêtues de blanc, dans unetenue analogue à celle des "communiantes" catholiques de l'époque, un livre de prières à la main ( photographie duStudio-Photo Jean, 27 avenue de la Victoire, Nice, communiquée par Mme M., qui participait à la même cérémonie).La date du 27 mai 1936, correspond exactement, sur le calendrier hébraïque à la date du 6 Sivene 5697, soit la Fêtedes Semaines (Shévouoth), qui était la fête où cette cérémonie avait généralement lieu. Cette inscription publiqued'Éva dans le judaïsme peut être comprise, étant donné le contexte familial d'origine plutôt non-pratiquant des Freud,( et sous réserve qu'il en fut de même du côté de sa mère) comme une affirmation d'identité et d'enracinementculturel, en référence au judaïsme libéral, à un moment où, du fait de l'éxil, la famille était en attente d'unenaturalisation.

    C'est dans le cadre de ces activités qu'Eva se trouve amenée à participer à un camp international de guides qui setient en Angleterre, durant l'été 1939. Il est probable que ses parents l'ont envoyée volontiers là-bas pour lui donnerl'occasion de revoir son grand-père, dont la santé déclinait rapidement en ce début d'été.

    Le lundi 24 juillet, elle est à Londres chez son grand-père et y restera jusqu'au vendredi suivant, rencontrant sansdoute les membres de la famille installés là-bas et ses cousins germains Ernstl, le fils de Sophie, Stephan-Gabriel,Lucian-Michaël et Klemens-Raphaël, les trois « archanges », fils de Ernst (qu'elle avait dû bien connaître à Berlin), etAnton-Walter, le fils de Martin : « J'ai passé 4 jours épatants à Londres. J'ai revu mes grands-parents. Mongrand-père était fatigué, mais a été très content de me voir. Moi de même. Je n'ai pas beaucoup vu de Londres, carj'étais tout le temps chez mes grands-parents. Imagine toi que j'y ai revu un de mes cousins. C'est un scout. Drôle,n'est-ce pas, de se retrouver comme ça. (Lettre inédite d'Eva Freud à Lucette.S., datée du 1.8.1939, Girl Guides

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  • Eva Freud, une vie

    Camp, Warren Beach, Beaulieu, Hants). Du Vendredi 28 juillet au mercredi 23 Août 1939, Eva est donc dans uncamp de Guides, près de Southampton (Hampshire), à proximité de la mer, où elle découvre les charmes de lacuisine anglaise et où elle perfectionne son anglais. Elle est en compagnie d'une autre camarade française, Hélène(une voisine du Grand Palais) : »Tous les matins on fait le salut au drapeau évidemment. Je trouve que c'est un peutrop raide et qu'il y a trop de commandement"(idem).Le jeudi 24 août, elle repasse par Londres avant de s'embarquer pour Nice, où elle sera de retour le lendemain.C'est la dernière fois que Freud verra sa petite Evchen qui, comme il l'écrivait en 1929, représentait pour lui « unplaisir tranquille et sans aucun obstacle » [ ein ungestörte Vergnügen]. Il collectionnait les photos qu'Eva lui envoyaitde Nice, souvent dédicacées : « à Grosspapa ». A propos de cette visite, Max SCHUR, le médecin de Freud écrit : «Il resta profondément attaché à ses petits enfants et je me souviens avec quelle tendresse il prit congé de sa petitefille Eva, en Août 1939, sachant très bien qu'il ne la reverrait jamais... A la fin du mois d'Août, il fit aussi ses adieux àsa petite fille Eva, la fille d'Oliver ; de France où elle vivait alors, elle était venue le voir à Londres. Freud fut trèscontent de cette visite. Il se montra particulièrement tendre à l'égard de cette charmante enfant de 15 ans qui devaitmourir à la fin de la guerre en 1944. »(M.SCHUR, La mort dans la vie de Freud, Gallimard, 1975).

    A son retour à Nice, les parents d'Eva recueillent chez eux, pour six mois, une jeune adolescente, Hélène D.,d'origine tchèque. Cette jeune fille, du même âge qu'Eva, appartient à une famille amie des Freud à Vienne (sesgrands-parents avaient employé, comme dame de compagnie, Dolfi Freud, la soeur célibataire de Freud). Or HélèneD., qui était réfugiée à Nice avec son père, venait de perdre brusquement ce dernier. L'entente se révélera vitedifficile entre les deux adolescentes, ceci étant lié, semble-t-il, au conflit intense opposant Eva et sa mère.

    Henny Freud, la mère d'Eva, est décrite par la plupart des témoins comme une femme aux très beaux yeux verts, auprofil délicat, mais de corpulence assez forte, à la démarche lourde : « très mama-juive berlinoise, assez écrasante,très teutonne (surtout pour des Autrichiens tout en finesse) et qui n'avait même pas la qualité de faire de la bonnecuisine. Elle était incapable de tenir son intérieur où régnait un désordre incroyable, et le plus souvent c'était Eva quidevait faire la cuisine et s'occuper de la maison » (elle était, d'ailleurs, experte en recettes viennoises etconfectionnait aussi bien des tartelettes aux épinards que les haricots secs charançonnés des restrictions).« Hennyétait un peintre médiocre, sans génie, qui supportait mal d'avoir une fille et de devoir s'en occuper »(TémoignageH.D.). C'était « une femme très nerveuse, hystérique même » (Témoignage W.M).« Sa mère était une femme assezforte , lourde, bizarre et peu affectueuse ; elle n'arrêtait pas d'interpeller sa fille ostensiblement : »Eh, ma petite Eva!« , avec un fort accent germanique ; pas du tout femme d'intérieur, elle sortait beaucoup » (témoignage L.S). Evaétait tout à fait à l'opposé de sa mère : de taille moyenne, assez belle, elle avait de très beaux cheveux noirs (nattésautour de la tête, ou coiffés en rouleau dans une résille) et de très beaux yeux marron. Très« viennoise », fine , elleparlait et écrivait un français très pur et s'était d'ailleurs totalement identifiée à la France, sa terre d'accueil, serevendiquant « française », et rejetant très fortement ses origines maternelles allemandes : elle en voulait à sa mèred'avoir conservé ses manières de « juive berlinoise », qu'elle opposait au raffinement des« juifs viennois », commeson père.

    Oliver Freud, son père, est décrit, par les mêmes témoins de l'époque comme quelqu'un d'assez effacé, peu causantet peu sociable, étrange même : « anormal », « un peu tordu »,« il était bègue et semblait très névrosé et très crispé,mais c'était un brave homme ». Il était très gentil avec sa fille , et l'aidait parfois dans ses devoirs de mathématiqueset de latin. Il était par ailleurs sympathique, bricoleur et compétent en photographie.

    Il faut également prendre en compte le fait qu'Eva était alors (tout comme ses camarades qui évoquent cessouvenirs) en pleine crise d'adolescence, ce qui ne pouvait qu'accentuer la mésentente avec sa mère : celle-cisouffrait sans doute davantage du déracinement et de l'exil, et de se trouver coupée des milieux artistiques berlinois.

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  • Eva Freud, une vie

    La mère d'Eva affichait ostensiblement sa préférence pour Hélène D., qui était « sage » et qu'elle appelait sa «Vicetöchter »(soit sa « vice-fille »). Hélène D. aidera un moment au magasin de photo, puis elle quittera la famille enfévrier 1940 et se débrouillera, dés lors, par elle-même : elle ira habiter dans une famille tchèque.

    1939-1944

    Le 23.9.1939, Sigmund Freud meurt à Londres à 3h du matin. Immédiatement prévenus, Oliver et sa femme, endépit de la guerre qui commence, pourront assister aux obsèques, à Londres, avec le reste de la famille. Selonplusieurs témoins, il semblerait qu'ils aient ramené quelques souvenirs du grand-père : il y aurait eu, en effet, dansleur appartement, quelques petites statuettes égyptiennes et Eva aimait à se balancer dans un rocking-chair quiaurait appartenu à son grand-père. Rappelons également que Freud, dans son testament rédigé en juillet 1938, àson arrivée à Londres, avait légué l'ensemble de ses droits d'auteur à ses petits-enfants.

    En septembre 1940, Esti Freud, l'épouse séparée de Martin Freud, arrive à Nice, avec sa fille Sophie (cousinepresque jumelle d'Eva). Toutes deux s'étaient d'abord réfugiées à Paris (fin mai 1938) où elles habitaient avenueMarceau, Sophie suivant les cours du Lycée La Fontaine. Deux soeurs d'Esti (dont Marianne ZITTAU, néeDRUCKER), qui avaient elles-mêmes émigré (l'une de Prague et l'autre de Berlin), vivaient alors à Paris.(témoignagede S.F.) Leur père étant décédé à Vienne en décembre 1938, Ida DRUCKER (née SCHRAMEK), leur mère, étaitégalement arrivée en France avec un faux passe-port et avait obtenu le statut de réfugiée. Elle s'était installée àBiarritz dans une pension de famille, la villa Violet, où elle fut arrêtée par les Allemands, fin 1942 et déportée versl'Est, à l'àge de 71 ans, vers un camp dont elle n'est jamais revenue (témoignage de A.W.F.).

    En septembre 1939, dés la déclaration de guerre, Sophie accompagnait son cousin et sa cousine avec ses deuxtantes maternelles dans leur exode, en automobile, à Biarritz, dans la crainte des bombardements. Sa mère restaitalors à Paris. En janvier 1940 elle rejoignait à nouveau sa mère à Paris (qui n'avait finalement pas été encorebombardée) tandis que ses tantes partaient aux U.S.A.

    En juin 1940 (le premier bombardement de Paris date du 3 juin 1940), Sophie et sa mère , voyant que les trains sontpratiquement inaccessibles, décident de quitter Paris pour la zone libre en bicyclette : « Madame Esti et la petiteSophie se sont enfuies en bicyclette, elles vont bien. Elles essayent maintenant de sortir de France et cela ne paraîtpas marcher » (Anna Freud à Paula Fichtl, femme de charge des Freud à Vienne, puis à Londres, le 10.8.1940). «Voyant que les gares étaient assiégées de personnes attendant des trains, nous avons pris nos bicyclettes et j'ai vidé l'étui de mon masque à gaz pour y ranger ma blouse neuve, en soie. Arrivées à Chartres, nous nous sommesréfugiées dans des catacombes qui servaient d'abri, en raison d'un bombardement. Les gens disaient : »C'estréservé aux Français !« ; aussi avait-on peur d'ouvrir la bouche à cause de notre accent, car il y avait partout laparanoïa de la cinquième colonne. Après deux semaines de route ma mère décida de s'arrêter à Castillonnès, dansle Lot et Garonne. Elle avait assez d'argent pour payer un loyer et nous habitions avec les tuiliers du village :j'apprenais à faire des tuiles et je lisais toute la bibliothèque de la Mairie. En septembre le Maire nous fournît unsauf-conduit et nous sommes reparties sur Nice » (témoignage de S.F.).

    Sophie et sa mère s'installent dans deux chambres d' un hôtel meublé , vers la rue de France. Esti s'inscrit alors auCentre Universitaire Méditerranéen (C.U.M., promenade des Anglais) où elle suit des cours de langue et decivilisation françaises pour être professeur de français à l'étranger. C'est là qu'elle rencontre Hélène D., qui se liera

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  • Eva Freud, une vie

    alors avec sa fille Sophie, du même âge qu'elle. Pour survivre elle cherche à exercer sa spécialité de logopède etparvient à se faire embaucher dans un dispensaire pour enfants nerveux et retardés ; par chance elle rencontreégalement une assistante sociale, originaire de Paris, qui lui procure des leçons particulières. C'est ainsi qu'elleassurera la rééducation d'un enfant souffrant d'un bec de lièvre, dont le père, boucher, leur fournira de la viande, quiaméliorera l'ordinaire de l'époque à base de rutabagas, de pois chiches et de chataignes...(Témoignages de S.F.d'après le Journal de E.F.).

    Sophie Freud a alors suivi les cours du Lycée de Jeunes filles où elle se retrouvait donc avec sa cousine Eva, maisdans une classe en dessous, c'est à dire en classe de seconde durant l'année scolaire 1940-41, ayant perdu uneannée scolaire du fait de son émigration récente. D'après les témoignages, les relations entre Esti et les parentsd'Eva auraient été assez distantes (ce qui peut s'expliquer par sa séparation d'avec Martin et également par lamauvaise opinion de la famille Freud à son égard ; par ailleurs Esti ne supportait pas sa belle-soeur Henny, luireprochant de trop parler). Néanmoins, les deux cousines semblent avoir partagé un certain nombre d'activités. Ellesentretenaient des relations cordiales entre elles, mais Eva était beaucoup plus mûre que sa cousine. Sophie avaitpeu d'amies, depuis son arrivée en France (où elle ne se sentait que de passage), mais était très liée à Hélène D.Sophie et sa mère quittèrent la France fin 1941. En effet leur visa de réfugiées arrivait à expiration en janvier 1942 etelles purent s'embarquer à Marseille pour Casablanca, où elle restèrent, en attente de visa, jusqu'en septembre1942, partageant leur logement avec une famille juive de Caracas, dont la fille avait le même âge que Sophie. C'estainsi que celle-ci, qui était une bonne élève, put présenter, avec succès, la première partie du Baccalauréat à Rabat,en juillet 1942, après avoir suivi des leçons particulières, car l'accès du lycée était interdit aux élèves juifs. Finseptembre, ayant obtenu le renouvellement de leur visa, Esti et sa fille purent gagner le Portugal par un volTanger-Lisbonne, ville d'où elles purent enfin embarquer sur un navire à destination de Baltimore (Maryland, U.S.A.),grâce à l'aide d'une tante exilée, déjà aux USA, qui leur avait procuré un affidavit attestant qu'elle les prendrait à sacharge si nécessaire (témoignage de S.F.).

    A la fin de l'été 1940, arrive également à Nice, à bicyclette, fuyant Paris, un jeune ingénieur radio d'une trentained'années , d'origine juive, né à Saint-Petersbourg, qui a vécu la révolution russe avant de quitter l'Union soviétiqueavec sa famille, pour échapper aux purges staliniennes ; il a vécu d'abord en Allemagne, puis à Paris. Mince, degrande taille, les yeux très bleus, il est séduisant et d'une vive intelligence. Il prend une chambre meublée, passageMartin (derrière l'Eglise Notre-Dame) et se débrouille en transformant des postes de TSF par l'incorporation desondes courtes, ce qui permettait alors de capter la B.B.C. ; il effectuait ainsi divers travaux dans sa spécialité etdonnait également des leçons de sciences, etc. Il fréquente la plage du Sporting, en face de l'hôtel Ruhl, où il joue auping-pong avec les jeunes gens de Nice et d'ailleurs. Dés 1941, en allant porter des photos à développer au magasinde la rue Lamartine, il avait déjà fait la connaissance d'Oliver Freud ; mais c'est seulement au cours de l'été 1942,juste après la première rafle de Juifs à Nice, qu'il aperçoit un jour Eva, au magasin et qu'ils font peu à peuconnaissance. Au bout de quelque temps, ils seront considérés comme « fiancés ».

    Tandis qu'Eva s'interroge sur son avenir, son fiancé a commencé à connaître des résistants et, durant l'été 1942, ilest entré dans un réseau (réseau Jean-Marie Buckmaster du Special Operation Executive ou S.O.E., du nom d'uncolonel de l'Intelligence Service britannique, créateur de ce réseau, décédé en 1992) où il devient un spécialiste desfaux papiers. Progressivement, et surtout dans les premiers mois de 1943, il devra se cacher et entrer dans laclandestinité : il se cache d'abord dans les collines, où il effectue quelques travaux agricoles pour survivre, mais ilreste en relation étroite avec Eva jusqu'à ce qu'il soit, finalement, obligé de quitter la région pour des raisons desécurité.Durant ces premières années de guerre, Nice et la Riviéra voient arriver un afflux d'émigrés politiques et de juifs,français et étrangers qui espèrent trouver un refuge plus sûr en zone non-occupée, d'où certains tenteront des'embarquer vers des pays moins exposés. C'est dans ce climat de guerre, de volonté de survie et de désespoirmêlés, d'attente de départs sans cesse différés, que s'installe cette colonie précaire. Le littoral, de Marseille à

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  • Eva Freud, une vie

    Menton, devient alors terre d'attente, lieu intermédiaire entre deux cultures, entre deux exils, et pour beaucoup, sansqu'ils le sachent encore, simple détour avant la Shoah.

    La lecture de la presse de l'époque fait apparaître une étrange coexistence entre une activité théâtrale etcinématographique intense et la dramatique réalité de suicides d'étrangers, privés de travail, menacés d'expulsion oud'assignation à résidence au camp d'internement des Milles (près d'Aix-en-Provence, équivalent du camp de Gurs) ;c'est dans ce camp que le futur mari de Sophie Freud, Paul Loewenstein, ingénieur, fut interné quelques mois avantde s'évader et de gagner les U.S.A..( issu d'une famille d'ingénieurs originaire d'Allemagne, il n'avait pas de lien deparenté avec le psychanalyste Rudolf Loewenstein).

    Dans ce climat d'incertitude et de menace sur les libertés et sur la vie même de ces réfugiés, les valeurstraditionnelles se trouvent remises en cause et certains principes éducatifs paraissent dérisoires : « A cette époquetoutes les adolescentes comme nous étaient livrées à elles-mêmes, sans grand contrôle et se pliant tout de même,par habitude, sans conviction morale réelle, aux valeurs traditionnelles »(Témoignage H.D.).

    Eva poursuivait donc ses études secondaires tout en partageant les loisirs de ses camarades : spectacles demusic-hall à l'Eldorado (avec des billets de faveur fournis par le père d'une camarade), baignades à la plage duSporting ou de Beau Rivage. Sans doute participait-elle aussi à des activités plus culturelles : « Le fils d'un bijoutier,Paul Bonfante, organisait un salon littéraire où Gustave Cohen (dont la fille Françoise était élève au Lycée), le pèreValensin, le professeur Carcassonne faisaient des conférences et où elle a peut-être côtoyé la fille d'André Gide,Catherine, son aînée d'un an. Il y avait également un salon musical, tenu par Mme Lebert où se produisaient desvirtuoses de passage ». (Témoignage L.S.).

    Eva est en classe de 1ÚAA'1, en 1940-41, et elle figure au premier plan de la photo de classe, aux pieds de MmeSchaumasse, professeur de lettres, et entourée de quelques-unes de ses camarades de classe et amies les plusproches de l'époque : Lucette Schomas, Janine Ganneron, Nicole Dreyfus, Suzanne Mazel, Nathalie Solovieff etc.C'est le début des restrictions et du marché noir ; les classes sont mal chauffées, la vie à Nice devient difficile.Durant cette année scolaire, les professeurs d'origine juive seront écartés de leurs fonctions par les lois de Vichyportant statut des Juifs (Lois du 3.10.1940 et du 2.6.1941) : Mme Darmon-Carcassonne, surveillante générale, MmeGrolleau-Hirsch, en seront victimes, et la Directrice du Lycée elle-même, Mlle Leschot, sera déplacée d'office etaffectée au Collège de Compiègne, le 28.2.1942, par sanction administrative, pour appartenance à lafranc-maçonnerie. (cf.Viviane Eleuche-Santini, Le Lycée de Jeunes Filles de Nice, Ed.Serre, 1987). Il est évident queces événements internes ont beaucoup frappé les élèves, témoins d'événements politiques qui ne s'arrêtaient plus àla porte du lycée.

    Admissible à la Première Partie du Baccalauréat, série A, le 7 juillet 1941 (L'Eclaireur de Nice et du Sud-Est, mardi8.7.1941, 59Úannée, nÚ189), Eva passera l'oral, le mardi 15 juillet suivant, à l'Ecole Normale d'Institutrices, avenueGeorges V à Cimiez, devant un jury présidé par Emile Ripert, professeur à Aix, et sera admise définitivement enSérie A2, avec mention« Assez-bien » (L'Eclaireur de Nice, 16.7.1941, 59Ú année, nÚ197).

    L'année scolaire suivante, 1941-1942, sera encore plus agitée. La rentrée est assurée par un jeune professeurintérimaire de philosophie « très séduisant et qui avait beaucoup de succès auprès des élèves ; comme il logeait auGrand Palais avec sa jeune femme, nous avions, Eva et moi, mission de le »surveiller« et de rapporter ses faits et

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  • Eva Freud, une vie

    gestes à nos camarades, ce qui nous amusait beaucoup ! ». (Témoignage de L.S.). Mais cette petite distractiondevait cesser en novembre 1941, avec la nomination du nouveau professeur, titulaire de la chaire de philosophie, M.Margot-Duclot. C'est lui qui figure cette année-là sur la traditionnelle photo de classe, au milieu de ses élèves, encompagnie de Mlle Puel, professeur de physique. On retrouve, à leurs côtés, les mêmes élèves que l'annéeprécédente, ainsi que Denise Jacob, qui était en classe de Math.élèm.

    Une bonne partie du temps était occupée, cette année-là, à une activité extra-scolaire intensive (et qui aura unretentissement sur les résultats de l'examen, en fin d'année !) : un groupe d'élèves a entrepris de monter unecomédie de Molière, Le Misanthrope, avec la distribution suivante pour les principaux rôles (Témoignage J.G.) :

    Alceste : Nicole Picard Célimène : Janine Ganneron Eliante : Eva Freud Arsinoë : Jeanne Corporandy Philinte :Nicole Dreyfus

    Ce spectacle fut joué le Dimanche 26 Avril 1942, au Petit Théâtre, rue Tonduti de l'Escarène, par les lycéennes, auprofit d'une Caisse de secours, destinée à venir en aide aux étudiants sans ressources. (Le Petit Niçois, 24.4.1942,Echo de Théo Martin).

    Le 22 Juin 1942, Eva présente les épreuves écrites de la 2Ú Partie du Baccalauréat, section Philo-Lettres, dans laRotonde du Lycée du Parc Impérial (Jury présidé par E.Ripert, assisté par P.Leca). Elle a eu à composer sur l'un destrois sujets au choix proposés à cette session :

    1. Le problème de l'identité personnelle.

    2. Du rôle de l'imagination dans la connaissance de soi-même.

    3. La part de la volonté dans la formation du caractère.

    On ne sait lequel de ces sujets de psychologie a retenu son intérêt, mais son expérience personnelle pouvaitlargement alimenter sa réflexion sur la volonté ou l'identité, comme sur l'imagination...

    Le 5 Juillet 1942, elle est admissible (Le Petit Niçois, 62Ú année, nÚ187, Lundi 6 juillet 1942). A la même session, onrelève la réussite à la Première Partie, avec mention assez-bien, de Youri Brailowski, un de ses jeunes voisins, dontil sera question plus tard. Mais Eva, comme d'autres de ses camarades, qui n'avaient sans doute pas eu le temps depréparer suffisamment l'examen, trop prises par leurs activités théâtrales, échoue aux épreuves orales, qu'elle subitau Lycée de Garçons.

    Le dimanche 5 Juillet 1942, elle a sans doute participé à la fête du Lycée, présidée par la nouvelle Directrice, Mlle

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  • Eva Freud, une vie

    Duverger, nommée par Vichy en remplacement de Mlle Leschot, en présence des enseignants ainsi que de l'abbéGirault, aumônier du Lycée. Cette fête est une réussite, due, pour une bonne part, à l'une de ses partenaires duMisanthrope : « Un bon point d'honneur à Mlle Janine Ganneron, régisseur souriant...Une innovation : Baudelaire,Rimbaud, Mallarmé aux côtés de Musset et Hugo. Bravo ! » (Le Petit Niçois, 6.7.1942 : « La fête des Lycéennes »).

    Selon divers témoignages, il semble qu'Eva n'ait pas représenté l'examen, lors de la session de septembre. Cetabandon peut s'expliquer de diverses manières. Plus mûre que son âge, pour l'époque, Eva est déjà fiancée et asans doute d'autres préoccupations, mais également bien d'autres soucis plus immédiats. De plus, la session deseptembre 1942, au cas improbable où elle s'y serait présentée, a été émaillée d'incidents divers qui ont amené uneannulation générale pour fraude, obligeant les élèves de toutes les sections à repasser l'ensemble des épreuves, àla mi-octobre.

    Mais des motifs plus importants encore ont certainement joué un rôle non-négligeable : d'une part, Nice a connu, aucours de cet été 1942, ainsi que le reste de la zone libre, les première rafles de juifs (560 personnes conduites deNice à Drancy, autour de la grande rafle du 26 août 1942), organisées par le préfet Ribière, sous les ordres de Vichy,et destinées à compléter les contingents de juifs de la rafle du Vel'd'Hiv' de juillet, à Paris, jugés « insuffisants » ;d'autre part, l'application de la législation fixant à 3% le numerus clausus d'étudiants juifs admis (sous des conditionsque ne remplissait d'ailleurs pas Eva) à faire des études supérieures (Loi du 21 juin 1941), ne pouvait quedécourager cette jeune étudiante qui croyait si fortement aux valeurs républicaines de 1789 et qui voyaitprogressivement réduite à néant, par les mesures de dénaturalisation appliquées aux juifs français, la protectiond'une nationalité récemment acquise.

    En cette fin 1942, la situation s'aggrave, même en zone libre. On peut imaginer que des échos alarmants sontparvenus jusqu'à Nice (surtout dans les milieux d'intellectuels émigrés disposant d'un réseau de relations etd'informations) tant sur les rafles, les internements et les déportations que sur le génocide en cours. Le 25 août 1942une protestation solennelle du Consistoire central israélite transmise à Laval ne laisse planer aucun doute sur le sortréservé aux déportés :« ...ce n'est pas en vue d'utiliser les déportés comme main-d'oeuvre que le gouvernementallemand les réclame, mais dans l'intention bien arrêtée de les exterminer impitoyablement et méthodiquement »(S.Klarsfeld, La grande rafle de la zone libre, in Le Monde, 25.8.1992). Le mouvement fasciste français, soutenu parle gouvernement de Vichy, est à son apogée. C'est ainsi, par exemple, que, le 28 Octobre 1942, se tient aux Arènesde Cimiez, un grand meeting présidé par Paul Marion, secrétaire d'Etat à l'Information et animé par Joseph Darnand,originaire de Nice, inspecteur général des Services d'Ordre de la Légion (S.O.L.), organisation qui devait donnernaissance à la Milice. Il est probable qu'Eva et ses parents ont dû voir, de leurs fenêtres, défiler les légions fascistesde la région se dirigeant vers les arènes de Cimiez.Le 11 novembre 1942, dans le cadre de l'envahissement général de la zone libre par les troupes d'occupation (suiteau débarquement allié en Afrique du Nord), Nice et sa région sont occupées par les troupes italiennes. Certes, lapolitique antisémite pratiquée par les Italiens sera beaucoup plus mesurée que celle des Allemands, quelques moisplus tard : sous l'influence du banquier italien Angelo Donati, les chefs militaires italiens substitueront desassignations à résidence aux arrestations et internements envisagés par le zèle des autorités françaises. Maisl'avenir est de plus en plus incertain : les juifs qui le peuvent commencent à se cacher dans l'arrière- pays(Saint-Martin-Vésubie, entre autres lieux de refuge)), quand ils n'ont pas la possibilité d'obtenir le fameux « transit »et le visa pour l'étranger.

    Peu à peu, Eva verra ainsi partir ou disparaître, du jour au lendemain, bon nombre de ses camarades juives commeNicole Dreyfus, qui se réfugie en Suisse, Hélène D., qui se cache à Thorenc dans l'arrière-pays etc. ; d'autres serontprises dans des rafles, comme ce sera le cas, plus tard, de la famille de Simone et Denise Jacob.

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  • Eva Freud, une vie

    Oliver Freud et sa femme multiplient les démarches pour pouvoir gagner l'étranger et échapper à la nasse qui sereferme. Il semble qu'à ce moment-là le psychanalyste René Laforgue, qui suivait par ailleurs Eva en curepsychanalytique, ait fait le nécessaire pour leur ménager une filière d'émigration clandestine via l'Espagne et lePortugal et pour leur obtenir un visa, grâce à ses relations (son beau-père avait été ambassadeur à Vienne) : « Jesais également que tu as protégé et reçu chez toi, où je l'ai connue sous un faux nom, la petite fille de Freud, EvaFreud, que tu as aidée à traverser toute l'époque dangereuse de l'occupation, après avoir facilité à ses parents leurdépart en Espagne. » (Témoignage du Dr Louis Gauvin, S.F.I.O., maire de La Roquebrussanne, devant unecommission d'épuration, le 5.8.1945, en faveur de René Laforgue, cité par A. de Mijolla, in Revue Internationaled'histoire de la psychanalyse, nÚ1, 1988, p.193).

    Après avoir dû regrouper ses deux commerces sous un seul siège social au boulevard Joseph Garnier, compte tenudu développement de la politique d'aryanisation des entreprises juives étendue à la zone non-occupée (loi du22.7.1941), Oliver Freud voit ses biens commerciaux mis sous séquestre avec nomination d'un administrateur, M.D.(celui-ci est un de leurs voisins d'immeuble au Grand Palais... !). Cet administrateur avait embauché Oliver Freudcomme salarié et s'était ensuite empressé de vendre le Studio et de lui remettre le produit de cette vente. Uncertificat de travail, rédigé le 31.12.1942 (soit après sa première tentative de fuite) par Oliver Freud, en faveur de lajeune ouvrière qu'il avait embauchée au début de 1940, marque sans doute la fin de son activité de photographe .

    Ayant été informé par un voisin du Grand Palais qui connaissait quelqu'un dans la police, que leurs noms figuraientsur une liste de juifs que les autorités italiennes avaient l'ordre de remettre aux Allemands, Oliver entreprend alorsdes démarches pour obtenir un visa d'entrée aux États Unis.

    Le 13 novembre 1942 commence donc un nouvel exil pour Oliver Freud et les siens. Ils partent tous les trois en trainpour le sud-ouest de la France, avec le projet de passer les Pyrénées clandestinement, pour gagner ensuite lesU.S.A. Cette première tentative fut un échec ainsi que le relate Oliver dans des notes autobiographiques retrouvéesrécemment.(cf. G.Scarpelli, La longue fuite d'Oliver Freud, in revue Aperture, N°9, 2000). Après un trajet éreintant de18 heures, la famille arrive en gare de Pau où, au lieu de se précipiter pour attraper la correspondance versl'Espagne, ils préfèrent prendre un repas au buffet de la gare, pour se reposer un peu en attendant l'omnibus suivant,le soir du 14 novembre. Dans ce petit train, plein de frontaliers, ils croient voir un SS se diriger vers eux. En fait, il nes'agit que d'un policier français qui leur conseille vivement de descendre à la prochaine station, avant la frontière, carles Allemands avaient effectué des contrôles dans le train précédent (celui qu'ils avaient failli emprunter) et avaientarrêté une dizaine de voyageurs munis de papiers aussi en règle que les leurs, mais qui, comme eux étaient nés àl'étranger et étaient juifs. Ils descenent donc tous les trois à la gare d'Arudy où ils passent la nuit en chambre d'hôtedans une ferme du village. Dés le lendemain ils reprennent le train en sens inverse et se retrouvent à Nice où ilsouvrent à nouveau leur appartement.

    Oliver, sachant qu'ils ne pourraient plus sortir de France de façon légale, décide de partir seul cette fois, enreconnaissance dans la région de Perpignan, pour explorer les possibilités de passage clandestin de la frontière versl'Espagne. Il rencontre alors un professeur d'Université antinazi, M.ARRAU, qui le met en relation avec un passeur,un jeune soldat démobilisé, nommé Martin, qui accepte de leur servir de guide.Il retourne alors à Nice pour cherher sa femme et sa fille et les entraîner dans cette tentative de la dernière chance.Mais à son arrivée une surprise l'attend : Eva refuse de suivre ses parents car elle prèfère rester avec son fiancé.Oliver et sa femme finissent par céder devant sa volonté, persuadés finalement qu'ainsi elle courrerait sans doutemoins de risques qu'eux. Ils lui font confectionner une fausse carte d'identité, attestant qu'elle est la nièce de LouisePillon, la gérante du Grand Palais, et confie à cette dernière un petit pécule à gérer pour leur fille.

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  • Eva Freud, une vie

    Sur les circonstances qui ont présidé à cette décision, les témoins de l'époque restent encore aujourd'hui trèspartagés : nombre d'entre eux (et surtout ses plus proches amies, adolescentes comme elle à l'époque) interprétantl'événement à posteriori, à la lumière du destin tragique d'Eva, éprouvent un vif ressentiment à l'égard de sesparents pour avoir ainsi accepté de la laisser livrée à elle-même avec une telle« insouciance » (« ils n'auraient jamaisdû l'écouter, mais l'obliger à les suivre... ! »). D'autres insistent sur le refus d'Eva elle-même, lié à son désir de nepas s'éloigner de son fiancé, certes, mais également de son analyste René Laforgue, et « parce qu'elle faisait partied'une génération de jeunes juifs, en opposition parfois avec la génération précédente, très francisés par la langue,par la culture, par un réel attachement à la France terre d'asile et qu'elle ne tenait pas à se lancer dans une nouvelleémigration, se vivant comme française »(Témoignage de A.L.S.)

    Selon le témoignage de son fiancé (W.M.), à la suite de l'échec de la première tentative de passage et face au refusd'Eva, son père n'aurait pas insisté par crainte de l'entraîner dans une nouvelle aventure, incertaine et risquée. Ilsavait, en effet, que ce passage de frontière était dangereux et aurait voulu lui éviter ce péril, espérant par ailleursqu'elle pourrait être suffisamment protégée et encadrée par leur réseau d'amis et de relations sur la Riviéra : il a pupenser qu'elle courrait ainsi un risque moindre (les choix n'étaient pas toujours évidents dans ces circonstances...). «En vérité, Eva n'avait été confiée à personne, si ce n'est de très loin seulement à Mgr REMOND, évêque de Nice àl'époque, et à son psychanalyste, René Laforgue, qui n'habitait pas sur place. » (Témoignage de J.G.). Il faut noter,cependant, que la majorité des témoins rencontrés se montrent très surpris par l'évocation d'un traitementpsychanalytique suivi par Eva, auquel celle-ci n'aurait jamais fait la moindre allusion auprès d'eux, même les plusproches.

    Oliver Freud et sa femme partirent donc, seuls à Perpignan à la mi-janvier 1943. Le 21 janvier leur guide Martin, aprévu de les emmener l'un après l'autre en motocyclette de l'autre côté de la frontière. C'est Oliver qui part lepremier. Après avoir échappé à divers barrages et contrôles de police, ils arrivent dans un petit village où ils sontaccueillis chez la mère de Martin. Celui-ci repart aussitôt pour chercher Henny, mais il revient seul ayant échappé dejustesse à un contrôle allemand. Après bien des hésitations il décide de poursuivre seul, du moins pour l'instant, safuite, espérant que son épouse pourra finalement le rejoindre. Après trois nuits d'ascension dans les montagnesenneigées, il arrivera finalement à Gérone où un représentant du Comité pour les réfugiés juifs français le prend encharge définitivement. Le 30 janvier, Oliver se retrouve à Barcelone, ville encore totalement dévastée par laRévolution , où il attend l'arrivée de Henny dans une pension bondée de réfugiés d'Europe Centrale en attente devisas. Finalement Henny parvient à le rejoindre en train, après trois semaines de séparation.

    Après une longue attente, ils finissent par pouvoir gagner Lisbonne à la mi-mars et obtiennent les papiersnécessaires pour s'embarquer le 13 avril suivant sur le paquebot portugais Nyassa. Après douze jours de traverséeils accostent enfin à Philadelphie, aux U.S.A., où ils furent accueillis et aidés, à leur arrivée, par la psychanalysteRuth Mac Brunswick.

    Ils avaient pris la précaution comme nous l'avons vu plus haut, de confier une certaine somme d'argent à MlleLouise Pillon, gérante du Grand Palais, pour subvenir au moins en partie aux besoins matériels de leur fille ; MllePillon sera toujours très dévouée et très courageuse, organisant par la suite, le « camouflage » d'Eva. A propos deces événements dramatiques, Martha Freud, la grand-mère d'Eva écrira à son amie Elsa Reiss, le 2.12.1945 : « Maplume tremble rien qu'à la pensée de vous parler d'Evchen. Cette enfant adorable, celle qui de tous mes petitsenfants m'était la plus chère, nous a été arrachée ainsi qu'à ses pauvres parents, par une terrible maladie (unetumeur au cerveau). Elle est décédée à Nice, où Oli demeurait auparavant et où il l'avait laissée sous bonne gardechez des amis, tandis qu'eux-mêmes s'enfuyaient en passant les Pyrénées au péril de leur vie ». Ce témoignage desource familiale, même s'il contient plusieurs inexactitudes, est le plus proche de la réalité médicale : il n'a, en effet,

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  • Eva Freud, une vie

    plus rien à voir avec la « grippe » diplomatique souvent évoquée, à propos de la mort d'Eva, comme pour enbanaliser et en masquer les circonstances réelles, en établissant une curieuse analogie avec le décès de sa tanteSophie, morte de la grippe espagnole, après la première guerre mondiale. Il semblerait que ses parents aient cruqu'elle avait succombé des suites d'une "opération des amygdales"ayant entraîné une infection qui, faute demédicaments, n'avait pu être jugulée.En ce début 1943, Eva se retrouve, donc, seule à Nice, pouvant encore s'appuyer sur quelques amis et plusparticulièrement sur son fiancé qui, bien qu'obligé de se cacher du fait de ses activités dans la résistance, vient luirendre visite dans son nouveau domicile, un studio situé au 8Ú étage du Grand Palais, Bloc 4, ses parents ayantliquidé leur appartement et confié une partie de leur mobilier à des amis. Désormais, elle devait être fichée et sespapiers devaient porter la mention « JUIF », en vertu de la Loi du 11.12.1942 qui commençait à être appliquée àNice.

    Elle poursuit, sans doute, alors, son analyse avec René Laforgue (les témoins rencontrés sont pratiquement muets àce sujet), qui, par la suite, l'aurait confiée au Dr Henri Stern, psychiatre réfugié également à Nice. Celui-ci ne pourrapas s'occuper très longtemps d'elle, car il doit lui-même fuir la région pour gagner le maquis dans la région d'Albi. Parlui, Eva fera la connaissance de sa fille, Anne-Lise, à peine plus âgée qu'elle, restée à Nice avec sa grand-mère, etavec laquelle elle sera très liée jusqu'au départ de celle-ci vers Paris, au printemps 1944 (où elle sera arrêtée etdéportée le 15.4.1944 ; cf. E.Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, tome 2, pp.173-174). En 1988,Anne-Lise Stern rappellera dans un article (Les Temps Modernes, n° 509, déc.1988), avec une amertume mêlée derévolte, cette interprétation « sauvage »d'un analyste : « ...Un autre psychanalyste, fort connu, m'assura que jedevais mon arrestation à mon fondamental masochisme, tout comme Eva, la petite fille de Freud, devait au sien samort dans des conditions abjectes » , soulignant ainsi , par ce rapprochement, la similitude de leur destin commun :la trajectoire d'Eva, retracée ici, et jusqu'à sa fin tragique, qui nous renvoie l'image d'une jeune femme moribonde aucrâne rasé, expirant dans un hôpital à l'instant même de la Libération du pays, n'est-elle pas l'expressionmétaphorique de la « passion » des victimes d'une même tragédie ?

    Pour survivre Eva commence à exercer un certain nombre de travaux d'intérim, le plus souvent « au noir », comptetenu de la législation qui interdisait pratiquement aux juifs tout travail rémunérateur. Elle occupera souvent desemplois de secrétariat, entre autres dans une entreprise de bois de chauffage, puis, début 1944, elle remplaceraAnne-Lise Stern, qui, à son départ de Nice, lui laissera son poste de secrétaire au Casino Municipal de Nice, dirigéalors par un ancien chanteur d'opéra. Selon certains témoignages, elle aurait même été soumise à un chantagesordide par un autre employeur qui menaçait de la dénoncer comme juive.« Eva écrivait remarquablement lefrançais, sans la moindre faute et cela étonnait tous les employeurs qui lui faisaient faire un test d'embauche. »(Témoignage de W.M.).

    Elle occupera également un emploi de secrétaire auprès de la production du film de Marcel Carné, Les Enfants duParadis, dont le producteur était André Paulvé, de la Société Scalera, société de production italienne. Le tournage,qui a lieu aux Studios de la Victorine, se déroule, dans un premier temps, du 17 août au 9 septembre 1943 : il estinterrompu brusquement par le débarquement allié en Sicile, qui entraînera le départ des troupes italiennes,remplacées aussitôt par les troupes de la Wehrmacht. De nombreux étrangers seront embauchés dans cettesuperproduction nécessitant, en particulier, de nombreux figurants (le musicien Joseph Kosma et le décorateurAlexandre Trauner y participèrent clandestinement, car, en tant que juifs, les métiers du cinéma leur étaient interdits).A cette occasion, Eva a sans doute croisé dans les studios de nombreux acteurs célèbres participant au tournage dece film ou même d'autres films en cours sur des plateaux voisins, tel Gérard Philipe qui faisait alors ses débuts dansLes petites du Quai aux Fleurs, de Marc Allégret, et dans La boîte aux rêves, d'Yves Allégret.

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  • Eva Freud, une vie

    Cet été-là, le fiancé d'Eva participe de plus en plus aux activités de la Résistance, où il est devenu un expert enfabrication de faux papiers et un spécialiste radio apprécié. Il essayait de ne pas trop mêler Eva à ses activités, maiselle aurait effectué un ou deux voyages à Marseille, pour y livrer des calques pour faux papiers, dissimulés dans unstylomine.C'est alors qu'Eva se trouve mêlée à un fait divers dramatique qui alimentera la chronique des journaux locauxpendant deux ou trois jours. Le mardi 22 juin 1943, vers midi et demi, un camarade d'Eva, qui habitait au dessous dechez elle (Bloc 4, appartement 66) et qui était venu lui emprunter un livre, veut se livrer à des acrobaties sur lacorniche de l'immeuble à partir de sa fenêtre, glisse et s'écrase sur le terre-plein au pied de l'immeuble, huit étagesplus bas. Il fut tué sur le coup, juste au moment où ses parents rentraient du marché. Il s'agit de Youri Brailowski,cousin du célèbre pianiste Alexandre Brailowski, né le 16 mai 1926 à Istanbul, âgé donc de 17 ans, brillant élève duLycée de Garçons, qui venait juste de passer les épreuves de la 2Ú partie du baccalauréat. Il sera inhumé, le jeudi24 juin, en présence de nombreux camarades et professeurs, au cimetière de l'Est : « Il s'était rendu chez une jeunecamarade, Mlle Eva Freid (sic), âgée de 19 ans, pour lui demander une cigarette et il s'était assis sur le bord de lafenêtre. Par suite d'un faux mouvement, il est tombé dans le vide. La mort a été instantanée ». (L'Eclaireur de Nice etdu Sud est, Mercredi 23 Juin 1943) ; « ...Précisons qu'il entretenait avec Mlle. Eva Freio (sic) des relations decamaraderie et qu'il allait souvent chez sa voisine, à l'étage au dessus du sien, surtout pour échanger des livres. Lejour de l'accident il monta chez elle vers midi et demi, avant le déjeuner, et lui parla à plusieurs reprises de sonintention de marcher sur la corniche, large de 50 cms environ et qui borde le balcon, pour bien lui montrer qu'il necraignait pas le vertige. A un moment donné, Mlle. Freio dut entrer dans sa cuisine et c'est alors que se produisit lachute, due à l'imprudence manifeste de la victime ». (L'Eclaireur de Nice et du Sud Est, Jeudi 24 Juin 1943). Lefiancé d'Eva arrivait juste à cet instant au bas de l'immeuble et se souvient très précisément de ce drame, quiimpressionna très profondément Eva. A l'époque, on parla vaguement d'un éventuel suicide, rumeur que l'article citévise manifestement à démentir. Ce qui est frappant, en revanche, c'est que, plusieurs années après, la rumeurpublique, à Nice, mêlait en un curieux amalgame le décès d'Eva à l'accident de ce jeune lycéen, pour aboutir à larumeur d' « un suicide d'Eva, la petite fille de Freud, qui s'était défenestrée au Grand Palais... » C'est du moins ceque nous avons entendu évoquer à plusieurs reprises, comme si la petite fille de Freud - l'inventeur de lapsychanalyse- ne pouvait que se suicider...

    A la suite de ce drame, à l'occasion duquel elle avait été entendue comme témoin par les enquêteurs, Eva préféraquitter son logement du Grand Palais : elle avait été informée que des voisins avaient été interrogés par des policiersà la recherche de sa famille.

    Mlle Louise Pillon, gérante du Grand Palais ; (dont le jeune frère, Guy PILLON, sera tué, au cours de l'été 1944,dans les F.F.L.), lui loue, alors, sous son propre nom, un studio en rez-de-chaussée, situé au Palais Galatée, 8, rueTrachel, à proximité de l'avenue Malausséna, non loin de la Gare P.L.M. Elle l'aurait même autorisée à emprunterson nom sur les faux papiers que lui confectionne son fiancé. Désormais, en tous cas, Eva vivra clandestinementsous la fausse identité d'Eve Pillon, jusqu'à la libération de la ville.

    Peu après ce déménagement, son fiancé échappe de peu à un traquenard de la police : il manque, en effet, de sefaire arrêter à un rendez-vous piégé devant la Maison du Prisonnier, située à l'angle de la rue Trachel et de l'avenueMalausséna. Il peut, heureusement, se réfugier dans le studio d'Eva, tout proche, et celle-ci fait le guet un moment,lui permettant ainsi de repartir sans être repéré, après avoir pris soin d'éviter de contacter la personne qui attendaitdevant la vitrine (et qui aurait dû lui transmettre les coordonnées d'un contact à Lyon où il devait s'occuper de radio).Il avait en effet pu repérer que six inspecteurs étaient postés à l'angle des deux rues, mais ils ne le connaissaientpas.

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  • Eva Freud, une vie

    Mais, depuis la trahison de Caluire qui permit l'arrestation de Jean Moulin, son réseau est démantelé et il a perdutous ses « contacts ». La situation devient de plus en plus dangereuse pour lui et il est obligé, au début de l'automne1943, de quitter Nice pour l'Espagne, qu'il n'atteindra d'ailleurs pas : il se retrouve en gare de Toulouse, arrivant dePau, juste au moment où une bombe venait d'exploser à proximité et, sans même attendre l'arrêt de son train, ilparvient à sauter dans un train, déjà en marche, qui partait au même moment pour Paris, où il terminera la guerreavant de retrouver Eva, peu avant la mort de celle-ci.

    Désormais Eva sera de plus en plus seule, surtout après le départ d'Anne-Lise Stern, début 1944. Ses camaradesjuives disparaissent progressivement de Nice et elle semble elle-même s'être éloignée - pour des raisons de sécuritésans doute mais également d'évolution personnelle- de ses anciennes compagnes de lycée, qui, pour la plupart,poursuivaient des études supèrieures, tandis qu'elle même se trouvait confrontée au monde du travail clandestin...

    Dés le 9 septembre 1943, la situation des juifs dans la région devient intenable. Le SS Hauptsturmführer AloïsBrunner, nouveau chef du camp de Drancy, est arrivé à Nice, « pour y rattraper le temps perdu », avec uncommando de 25 SS et s'est installé à proximité de la gare P.L.M, à l'Hôtel Excelsior, transformé, pour lacirconstance en centre de tri et d'où sont organisés les convois vers la déportation. Les rafles se multiplient et Niceest une ville assiégée : « Brunner organise immédiatement avec l'aide des miliciens et des doriotistes des raflesincessantes de Juifs à domicile, dans les hôtels, dans les rues, les magasins, dans les locaux des organisationscharitables juives et non juives, dans les hôpitaux, dans les synagogues et lors des convois funèbres. »(G.Wellers,L'étoile jaune à l'heure de Vichy.). Des mouvements de résistance s'organisent en ville et dans la région à partir dediverses organisations religieuses et caritatives, mais ils sont vite repérés et décimés : Nice compte à cette époque25.000 juifs pour 250.000 habitants et 1820 juifs français et étrangers seront arrêtés, du 1Ú septembre au 15décembre 1943. (J.L.Panicacci, in Zone d'ombres,1933-1944, Alinéa, 1990).

    Cachée sous sa fausse identité, Eva se débrouille comme elle peut. Elle remplacera même, pour un temps, lagardienne de son immeuble, qui a quitté son poste, terrorisée par les bombardements et les alertes, et par laproximité de la gare.C'est, sans doute, au printemps 1944 qu'Eva fait la connaissance d' un homme d'une quarantaine d'année (S.M.),intelligent, cultivé, scientifique brillant ayant également une solide formation en psychologie, qui est décrit commeassez séduisant et qui se mêle souvent aux groupes de jeunes étudiants. Sa maturité la rassure sans doute, dans sasolitude du moment, et leurs relations deviennent très proches. Confrontée alors à une grossesse non-désirée, ellese trouve en plein désarroi et son ami, également affolé, finit par trouver une adresse : le Dr. B. accepte de lui poserune sonde, moyennant une forte somme d'argent, que son ami paiera. Elle n'ose pas avouer sa véritable identité, cequi l'aurait, peut-être, aidée à être mieux soignée.

    Eva affronte alors une double clandestinité : non seulement elle doit vivre en marge parce que juive, mais elle setrouve doublement marginalisée du fait de cet avortement, acte considéré alors comme un crime (Vichy applique eneffet avec rigueur la loi de 1920, sur l'avortement, au point qu'une femme, Marie Louise Giraud, a été décapitée, unan auparavant, le 30 Juillet 1943, pour avoir effectué des avortements, le Maréchal Pétain ayant refusé sa grâce).Eva aurait déclaré, alors, à une amie, qui ne comprenait pas sa décision : « Je ne pouvais pas garder cet enfant, tucomprends, à cause de mon fiancé ! ». On peut également penser que l'insécurité totale dans laquelle elle setrouvait alors ne pouvait que l'inciter à ce choix : comment envisager, à cette époque, de donner la vie, pour unejeune juive doublement traquée, isolée, sans nouvelles de ses proches, sans avenir concret ?

    25.7.1944 au

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  • Eva Freud, une vie

    4.11.1944

    Le 25 Juillet 1944, Eva est hospitalisée en urgence à l'Hôpital Saint-Roch, Salle Cléricy (Service de Gynécologie, 3Úétage), sous sa fausse identité. Elle écrit aussitôt à son amie Lu (qu'elle avait perdu de vue), pour lui demanderd'aller trouver Mlle Louise Pillon, afin de se faire remettre une somme de 5.000 frs prélevée sur le pécule qu'elle a engarde : « ...Je suis rentrée ce matin à l'hôpital Saint-Roch pour un drôle d'abcès à l'amygdale gauche qui me faitsouffrir le martyre et me donne entre 40Ú et 41Ú de fièvre depuis 3 jours. Et dire que je pensais que c'était uneangine. Je ne peux rien avaler tant le côté est enflé ainsi que la langue et pour m'alimenter on me donne un litre delait glacé par jour. Mais malgré le lait glacé j'aimerais mieux être ailleurs » (Lettre inédite d'Eva à Lu, le 25.7.1944).Elle espère encore en avoir fini « d'ici deux ou trois jours », mais elle ne sortira plus, désormais, de l'hôpital SaintRoch, que pour être transférée à l'hôpital de La Timone à Marseille. La sonde a, en effet, déclenché une infection quiprovoque une septicémie à « Bacillus perfringens », complication d'avortement le plus souvent mortelle : elleprésentera successivement un certain nombre de symptômes récurrents, tels que des abcès à la gorge, une phlébiteet enfin des abcès au cerveau...

    Durant son hospitalisation à Nice, son ami vient la voir régulièrement et elle renoue avec d'anciennes camarades delycée qu'elle avait perdues de vue ; elle reçoit également des visites régulières et fréquentes de professeurs du lycée: un petit réseau d'amitiés se constitue ainsi autour d'elle et les uns et les autres se relayent à son chevet.

    C'est durant cette période qu'Eva, qui est décrite par les témoins comme une jeune fille peu tourmentée par lesquestion religieuses et plutôt agnostique jusque-là, se préoccupe de religion, sans doute en quête d'un soutienmoral, quel qu'il puisse être, dans sa détresse et sa souffrance. Peut-être a-t-elle voulu être « comme les autres »pour échapper, par là, à la fatalité de sa différence (à propos de baptême, Annette Muller écrit, dans son récit, Lapetite fille du Vel'd'Hiv', Denoël, 1992 : « ...je voulais être comme les autres, j'ai supplié qu'on me baptise... je nevoulais plus être juive. ») Il faut également rappeler qu'à cette époque certains prêtres pratiquaient des baptêmes decirconstance et rédigeaient de faux certificats de baptême dans un but de protection des juifs. Evoquant sa propreexpérience Henriette Nizan écrit dans ses mémoires : « J'acceptais ce baptême comme une stratégie : si cela peutsauver ma famille, il n'y a pas à hésiter. » Henriette Nizan, Libres mémoires). Quoiqu'il en soit, on ne connaîtrajamais les motifs profonds de la décision d'Eva. Certaines influences ont semble-t-il joué dans cette « conversion » (in articulo mortis) :« une de ses voisines de la rue Trachel, très bigote, et qui ne ratait pas une messe, venait la voirsouvent, ce qui agaçait ses camarades et les infirmières ».(Témoignage de W.M.). Par ailleurs elle avait eu quelquesentretiens avec l'abbé Girault, aumônier du lycée de jeunes filles, officier de réserve, qui avait beaucoup d'ascendantsur les élèves, mais qui avait dû partir dans la clandestinité de la résistance et était donc indisponible à ce momentlà.

    Eva demandera finalement à recevoir le baptême, le 28 Août 1944, en pleine insur