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Everett C. Hughes RENCONTRE DE DEUX MONDES La crise d’industrialisation du Canada français Un classique de notre littérature sociologique. Jean-Charles Falardeau

Everett C. Hughes

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isbn 978-2-7646-2346-6

276 Lors de sa parution en anglais, en 1943, la mono-graphie d’Everett C. Hughes consacrée à Drum-mondville a connu un retentissant succès aux États-Unis, tout comme sa version française parue au Québec en 1948. Elle a marqué d’une pierre blanche l’étude des mutations de la culture cana-dienne-française et constitue un classique parmi les textes issus de la prestigieuse École de Chicago.

Rencontre de deux mondes mérite d’être lu et relu. Pour découvrir non seulement, avec peut-être une touche de nostalgie, ce qu’était Drummondville en 1937, au moment où Hughes amorce son enquête sur le terrain, mais aussi une étude socio-logique fine et nuancée qui nous permet de comprendre la société québécoise d’hier et d’au-jourd’hui.

Présentation de Jacques Hamel

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Everett Cherrington Hughes (1897-1983) est l’un des prin-cipaux représentants de la pensée sociologique de l’École de Chicago. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notam-ment sur le travail, désormais considérés comme des clas-siques. Il a enseigné à l’Université McGill de 1927 à 1938, où il s’est étroitement intéressé à la société canadienne- française de l’époque.

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RencontRe de deux mondesLa crise d’industrialisation du Canada français

Un classique de notre littérature sociologique.Jean-Charles Falardeau

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

rencontre De Deux MonDeS

du même auteur (sélection)

Institutional Office and the Person, Bobbs-Merrill, 1937.

Where Peoples Meet: Racial and Ethnic Frontiers, coécrit avec Helen MacGill Hughes, Free Press, 1952.

Men and Their Work, Free Press, 1958; Greenwood Press, 1981.

Twenty Thousand Nurses Tell Their Story: A Report on Studies of Nursing Func-tions, Lippincott, 1958.

Students’ Culture and Perspectives: Lectures on Medical and General Education, university of Kansas School of Law, 1961.

Race: Individual and Collective Behavior, coécrit avec edgar t. thompson, Free Press, 1965.

The Sociological Eye: Selected Papers, Aldine-Atherton, 1971. (Le Regard sociolo-gique. Essais choisis, École des hautes études en sciences sociales, 1996.)

Education for the Professions of Medicine, Law, Theology, and Social Welfare, McGraw-Hill, 1973.

everett c. Hughes

rencontre De Deux MonDeS

La crise d’industrialisation du canada français

traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Falardeau

présentation de Jacques Hamel

Boréal

© Les Éditions du Boréal 2014

Dépôt légal: 4e trimestre 2014

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

L’édition originale de cet ouvrage est parue en 1943 à la university of chicago Press sous le titre French Canada in Transition.

Diffusion au canada: DimediaDiffusion et distribution en europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Hughes, everett cherrington, 1897-1983

[French canada in transition. Français]

rencontre de deux mondes: la crise d’industrialisation du canada français

(Boréal compact; 276)traduction de: French canada in transition.

isbn 978-2-7646-2346-6

1. Québec (Province) – conditions sociales – 1918-1945. 2. Québec (Province) – conditions économiques – 1918-1945. I. titre. II. titre: French canada in transition. Français.

hn110.q8h8414 2014 306.09714 c2014-941030-1

isbn papier 978-2-7646-2346-6

isbn pdf 978-2-7646-3346-5

isbn epub 978-2-7646-4346-4

note sur la présente édition 7

note sur la présente édition

French Canada in Transition est paru à l’origine en 1943 à la uni-versity of chicago Press. La traduction de Jean-charles Falardeau a été publiée aux Éditions Parizeau en 1948. Le livre anglais a fait l’objet d’une deuxième édition en 1963, pour laquelle Hughes a rédigé une nouvelle préface. La deuxième édition de la traduc-tion française, y compris cette préface, est parue au Boréal express en 1972.

c’est ce texte qui est repris ici. nous nous sommes bornés à corriger les coquilles et à moderniser certains termes selon l’usage actuel en sociologie.

8 rencontre de deux mondes

drummondville au temps d’everett c. hughes 9

Drummondville au temps d’everett c. Hughes

Présentation de Jacques Hamel (2014)

Il fallait saisir l’occasion du 200e anniversaire de Drummond-ville pour publier une nouvelle édition de la traduction fran-çaise de French Canada in Transition. en 1943, lors de sa

parution en anglais, la monographie de Drummondville d’eve-rett c. Hughes a connu un retentissant succès aux États-unis, tout comme sa version française parue au Québec en 1948. elle a marqué d’une pierre blanche l’étude des mutations de la culture canadienne-française, ainsi qu’on la nommait à l’époque. on le découvrira au fil des pages, elle reste d’une brûlante actualité. Drummondville n’est certes plus la «petite ville récemment ani-mée et troublée par l’installation d’un certain nombre de grandes industries toutes mises en marche et dirigées par des anglo-phones envoyés là dans ce but», mais la «rencontre des deux mondes», francophone et anglophone, observée sur le vif dans cette localité semble, aujourd’hui comme hier, la clé de voûte du développement de la société québécoise et du débat politique en son sein.

À l’époque où Hughes conduit son enquête sur le terrain, Drummondville fait peau neuve avec l’installation récente de «grandes manufactures» de textiles issues du capitalisme anglo-saxon, britannique et américain, en voie de s’étendre à l’échelle

10 rencontre de deux mondes

occidentale. en sa qualité de sociologue, fidèle à la tradition de l’École de chicago, Hughes tient à y élire domicile, pendant deux ans, pour se familiariser avec les us et coutumes en vigueur. La ville, Drummondville, fait donc office d’observatoire idéal pour saisir en acte les mutations de la culture canadienne-française.

Everett C. Hughes, Québécois et Drummondvillois

Américain, né en 1897, everett c. Hughes entreprend des études en sociologie à l’université de chicago, réputée le haut lieu de cette discipline aux États-unis. Il acquiert sa formation pendant l’entre-deux-guerres et s’inscrit en thèse sous la direction de robert Park, illustre représentant du courant théorique qui, dans les murs de cette institution, fait école. Il défend avec succès sa thèse en 1928, à l’époque où l’École de chicago connaît son apo-gée. Il est déjà, depuis 1927, professeur à l’université McGill, qu’il quittera en 1938 pour rentrer au bercail et devenir en 1949 pro-fesseur en titre de l’université de chicago. Il y dirigera le Dépar-tement de sociologie de 1954 à 1956, période durant laquelle la «querelle des méthodes1» se manifeste avec éclat dans les rangs des sociologues. L’enquête de terrain qui a fait sa réputation se voit ouvertement contestée par les jeunes chercheurs férus des méthodes statistiques en pointe dans les mathématiques sociales. Hughes claque la porte en 1961 et décide de faire carrière à Bran-

1. Patrick champagne, «Statistique, monographie et groupes sociaux», dans Études dédiées à Madeleine Gravitz, Genève, Dalloz, 1982, p. 3-16. Voir égale-ment Jennifer Platt, «the chicago School and Firsthand Data», History of the Human Sciences, vol. 7, no 1, 1994, p. 57-80. Également, de la même auteure, «research Methods and the Second chicago School», dans Gary Alan Fine (dir.), A Second Chicago School? The Development of a Postwar American Socio-logy, chicago, the university of chicago Press, 1995, p. 82-107.

drummondville au temps d’everett c. hughes 11

deis en restant fidèle aux enquêtes monographiques, conduites sur place et toujours avec l’intention d’observer sur le vif les changements à l’œuvre, à l’instar de sa propre étude de Drum-mondville.

en tant que professeur à l’université McGill, Hughes se fait vite témoin de sa société d’adoption. Il y découvre évidemment le fait français, qui le pousse à apprendre la langue et à vouloir connaître ses vis-à-vis francophones. Il noue avec eux des liens professionnels et amicaux. Après son retour à chicago, il tirera fierté d’être professeur associé à l’université Laval en 1942-1943 et à l’université de Montréal en 1965. Il dirigera à ce titre des travaux utiles à la commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, chargée d’expliquer l’infériorité des canadiens français dans leur propre société. Il séjournera régulièrement au Québec du fait qu’il est littéralement «tombé en amour» avec cette société et la ville où il a vécu suffisamment longtemps «pour bien connaître les canadiens français2».

L’année passée à l’université Laval se révèle particulièrement féconde. L’invitation à venir y enseigner pendant deux trimestres est l’initiative de Jean-charles Falardeau, qui deviendra son ami, son élève et son traducteur. Il fait la connaissance de Hughes lors de la venue de ce dernier à Montréal, à l’été 1939, pour mettre la dernière main à sa monographie de Drummondville. cette «rencontre fut décisive3»: il ira étudier avec lui et travaillera à la

2. Selon les dires de Hubert Guindon, «réexamen de l’évolution sociale du Québec», dans Marcel rioux et Yves Martin (dir.), La Société canadienne-française, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p. 164.

3. cité par nicole Gagnon, «Le Département de sociologie, 1943-1970», dans Albert Faucher (dir.), Cinquante ans de sciences sociales à l’Université Laval. L’histoire de la Faculté des sciences sociales (1938-1988), Sainte-Foy, Faculté des sciences sociales, université Laval, 1988, p. 79.

12 rencontre de deux mondes

traduction de French Canada in Transition4. De chicago, où il arrive en 1941, Falardeau s’emploie à convaincre l’université qu’il vient de quitter à inviter son mentor comme professeur, mais également comme conseiller pour le développement des sciences sociales dans les murs de cette institution. Sur place, nouveau professeur au département de sociologie que vient de créer l’uni-versité Laval en 1943, Falardeau invite Hughes à enseigner la sociologie des relations ethniques et les méthodes d’enquête de terrain, les théories et les méthodes à l’œuvre dans sa monogra-phie. Rencontre de deux mondes trouve écho dans les rangs uni-versitaires francophones. en effet, son étude de Drummondville concorde avec les «études de village» conduites par les premiers sociologues québécois, comme Léon Gérin et Marcel rioux5, en phase avec les études empiriques que Frédéric Le Play produit en France6 sur le monde ouvrier et qui, ici, connaissent un cer-tain retentissement.

Hughes n’est pas un penseur en chambre qui, Améri- cain, envisage le Québec sans faire la différence avec son pays natal. Il cherche au contraire à le connaître sous ses traits parti-culiers en s’évertuant à les expliquer. Il constate que par-delà Montréal où il vit, le Québec est majoritairement francophone, mais que son développement est néanmoins sujet aux forces extérieures que représentent le capitalisme anglo-saxon et, du coup, la culture «anglaise», qui s’induit dans des localités mues

4. cette première traduction paraîtra aux éditions Lucien Parizeau en 1943, mais sera entièrement revue et corrigée par Falardeau et Hughes pour la seconde édition de l’ouvrage en 1972.

5. Voir Léon Gérin, L’Habitant de Saint-Justin, Montréal, Presses de l’univer-sité de Montréal, 1968. Marcel rioux, Belle Anse, ottawa, Musée national du canada, 1957.

6. Voir Jennifer Platt, «Hughes et l’École de chicago: méthodes de recherche, réputations et réalité», Sociétés contemporaines, no 27, 1997, p. 13-27.

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par la culture traditionnelle issue de la colonisation française. Drummondville se révèle un cas de figure éloquent de cette «rencontre de deux mondes». Voilà pourquoi il décide de s’y établir afin d’observer sur place les mutations produites par la venue récente de «grandes manufactures de textiles» britan-niques et américaines et l’influence culturelle de leurs dirigeants. Il se fait Drummondvillois pour l’occasion. Il entreprend une enquête de terrain à la manière des anthropologues qui s’obligent préalablement à maîtriser la langue d’usage afin de connaître in vivo les us et coutumes en vigueur en se fondant dans le décor. Ainsi, Hughes observe à loisir ce qu’il cherche à connaître: French Canada in Transition au gré de la rencontre de deux mondes, pour reprendre les titres anglais et français de l’ouvrage. Sur place, il recueillera des informations de la bouche même des citoyens de la ville, discutera du pouvoir du clergé sur le perron de l’église au sortir de la messe, se fera un devoir de lire les journaux locaux pour être au fait de l’actualité et consignera sur papier une foule d’observations de la vie quotidienne recueillies à chaud.

Il se prend d’affection pour la ville qu’il a choisi d’étudier. Il se plaît à y vivre en marge de son enquête de terrain, se mêlant de bonne grâce aux rites, aux événements et aux fêtes qui donnent corps à la culture ambiante. Il lira le journal local, La Parole, jusque dans les dernières années de sa vie.

Drummondville comme laboratoire social

Les sociologues de l’université de chicago font école en prenant le parti de penser que leur discipline doit s’employer à envisager et à expliquer les «problèmes sociaux» de l’heure et dont la ville est le théâtre immédiat. Ils se font fort de concevoir l’objet de la sociologie en termes pratiques. Selon eux, la société, ou plus exactement le social, s’observe idéalement à l’échelle réduite.

14 rencontre de deux mondes

Impossible de l’envisager en bloc. Ils doivent donc s’obliger à cir-conscrire la «société» sous ses traits les plus représentatifs et dans le cadre d’études mobilisant des moyens et des efforts rai-sonnables. Dans cette perspective, ils sont fondés à penser que les «problèmes sociaux» représentent les ratés de la vie sociale sus-ceptibles de compromettre l’intégration des individus à la société. Ils découlent des difficultés qu’éprouvent les individus à se res-sentir solidaires des autres pour pouvoir vivre en commun. Les mutations de la culture traditionnelle sont par exemple respon-sables des difficultés à s’adapter à la culture moderne en voie de naître. Les problèmes de cet ordre, vécus à l’échelle individuelle comme collective, se manifestent sous forme visible sur fond urbain. Ainsi, le délabrement de certains quartiers, la pauvreté et l’apparition de gangs de rue témoignent des problèmes suscep-tibles de contraindre les individus à vivre en marge de la société.

Dans cette optique, la ville représente donc en théorie un «milieu naturel» sujet à ce genre de problèmes. Sur le plan théo-rique, la ville se conçoit donc comme un jeu d’équilibre entre les forces en présence et auxquelles sont sensibles les individus et les groupes qui composent la société. L’écologie urbaine7 est mise au point dans cette voie en vue d’expliquer les problèmes aux-quels chicago est en proie, comme bien d’autres villes améri-caines.

Au début du xxe siècle, la ville mue au gré de l’industrialisa-tion rapide née de la production en série, de l’automobile notam-ment, de l’immigration massive, avec la venue de populations étrangères, comme les Polonais désireux de s’embaucher dans les manufactures pour échapper à la misère de leur pays natal, et de l’urbanisation sauvage en vertu de laquelle des quartiers pous-

7. Isaac Joseph et Yves Grafmeyer (dir.), L’École de Chicago: naissance de l’éco-logie urbaine, coll. champs essais, Paris, Flammarion, 2009.

drummondville au temps d’everett c. hughes 15

sent comme des champignons sans planification urbaine et sans services publics, comme l’aqueduc. Les changements auxquels se plie la ville se répercutent à l’échelle individuelle: les immigrants, par exemple, étrangers à la culture ambiante, peinent à s’intégrer à leur nouveau cadre de vie. Les Polonais, entre autres, voient fleurir la délinquance juvénile dans leur communauté.

Pour le sociologue, la ville a donc pour qualité de corres-pondre à un «laboratoire8», semblable à celui qui permet en sciences exactes d’observer à l’échelle réduite la matière et la nature et leurs propriétés. en physique, par exemple, les forces magnétiques sont reproduites en miniature afin de les expliquer et de les utiliser sur le plan pratique. Les forces susceptibles d’in-fléchir le jeu d’équilibre qui donne acte à la ville peuvent d’ail-leurs être conçues par analogie avec les forces magnétiques. Sous l’optique sociologique, elles correspondent au pouvoir d’in-flexion susceptible de combiner harmonieusement les valeurs collectives et les attitudes individuelles en jeu dans la ville. en bref, les valeurs collectives ont trait à la culture ambiante, c’est-à-dire les «éléments culturels objectifs de la vie sociale9» en vigueur à l’échelle de la ville, tandis que les attitudes individuelles dési-gnent les idées et les émotions susceptibles de former les disposi-tions subjectives des individus et qui, à leur échelon, gouvernent leurs comportements. Si les forces en présence sont propices à l’équilibre entre les valeurs collectives et les attitudes indivi-duelles, la ville atteint le stade de l’organisation sociale grâce auquel ses citoyens ne devraient en principe éprouver aucun pro-blème d’intégration à la société. Inversement, la désorganisation

8. robert Park, «La ville comme laboratoire social», dans Isaac Joseph et Yves Grafmeyer (dir.), L’École de Chicago: naissance de l’écologie urbaine, op. cit., p. 163-179.

9. William thomas et Florian Znaniecki, Le Paysan polonais en Europe et en Amérique: récit de vie d’un migrant, Paris, nathan, 1998, p. 36.

16 rencontre de deux mondes

sociale issue de forces en déséquilibre génère des problèmes qui, sous les formes tangibles de la pauvreté et de la délinquance, entre autres, témoignent du fait que certains citadins vivent en marge de la société. Les auteurs de chicago se font un devoir de penser qu’il est possible de remédier à la désorganisation sociale, de l’enrayer provisoirement, avant que de nouveaux problèmes sociaux naissent des forces contraires qui vont éventuellement se former dans le cadre de la ville. Il est opportun pour eux d’ima-giner une espèce de continuum organisation sociale → désorga-nisation sociale → organisation sociale qui, en toute hypothèse, scande le développement naturel des concentrations urbaines et leur permet de l’expliquer dans les termes de la théorie sociolo-gique. La transition d’un stade à l’autre signifie dans leur esprit que la ville, plus exactement la culture ambiante, se différencie et rend probable la modernisation qui, tôt ou tard, en s’étendant par-delà son périmètre, va progressivement changer la société dans sa totalité. Selon eux, il convient finalement de penser que ce mouvement fondé sur l’état d’équilibre entre les attitudes individuelles et les valeurs collectives, gouverné par les forces présentes dans la ville, instille à l’échelle sociale le continuum folk urban society en vertu duquel toute société évolue au rythme du passage de la culture «traditionnelle» à la «culture moderne» qui en manifeste la différenciation.

Aux yeux de Hughes, Drummondville constitue le labora-toire social idéal pour expliquer les mutations de la société québécoise puisque, à l’époque, la ville est sujette à des forces extérieures – identiques à celles qui marquent chicago: indus-trialisation, immigration et urbanisation – susceptibles d’inflé-chir le jeu d’équilibre responsable de la concordance entre valeurs collectives et attitudes individuelles. Selon lui, il est requis d’en-treprendre l’étude monographique de cette ville du fait que les forces en présence viennent à peine de s’activer. en effet, comme il l’écrit, on a affaire à une petite ville qui fait face «pour la pre-

drummondville au temps d’everett c. hughes 17

mière fois à la vie industrielle et urbaine moderne; où les cana-diens français de classe moyenne, bien assis et déjà urbains, doi-vent affronter une classe de gérants anglophones dont la mentalité et les façons de travailler sont différentes des leurs; et où, finalement, les institutions traditionnelles du Québec traver-sent des crises provoquées par la présence des institutions de l’in-dustrialisme et du capitalisme extrêmes».

Drummondville est le cas parfait pour saisir en acte la diffé-renciation culturelle susceptible d’expliquer les mutations de la société. Son étude permet en effet de savoir comment les «cana-diens français», de par leur culture, vont parvenir – non sans mal – à se mettre au diapason de la culture moderne insufflée par le développement industriel et la venue des immigrants appelés à diriger les manufactures récemment implantées dans la ville ou à en être la main-d’œuvre spécialisée.

Drummondville et le programme de recherche  de l’École de Chicago

L’étude de Hughes s’inscrit dans une espèce de programme de recherche mobilisant ou devant mobiliser d’autres chercheurs. Horace Miner, pour en citer un, a au préalable étudié la «culture canadienne-française telle qu’elle s’est le mieux conservée10» en ciblant le village de Saint-Denis-de-Kamouraska, situé dans la région du Bas-Saint-Laurent. Il y séjourne une année en compa-gnie de sa femme et, comme Hughes, recueille données et témoi-gnages afin de cerner la culture traditionnelle en voie de changer. Sur le plan de l’écologie urbaine, le village offre les qualités néces-

10. Horace Miner, Saint-Denis: un village québécois, Montréal, Hurtubise HMH, 1985, p. 19.

18 rencontre de deux mondes

saires à cette fin. en effet, à son arrivée, en 1936, nulle force exté-rieure ne s’est manifestée en son sein. Saint-Denis est resté pour diverses raisons imperméables à l’industrialisation, à l’immigra-tion et à l’urbanisation. Le village peut ainsi être considéré en théorie comme l’observatoire de la culture traditionnelle. Le jeu d’équilibre entre les valeurs collectives présentes et les attitudes individuelles n’a pas encore été fragilisé par les effets de la diffé-renciation culturelle. Il correspond à l’état original de la culture dont les mutations possibles sont saisissables en étudiant Drum-mondville. Voilà pourquoi Hughes fait longuement référence à la monographie d’Horace Miner, pour montrer la pertinence de la ville qu’il a choisie, Drummondville, en vue de connaître les mutations de la culture canadienne-française, certes, mais égale-ment la modernisation de la société québécoise. Le Québec deviendra moderne grâce aux mutations de la culture ambiante qui lui permettront de se développer comme société en ren- versant les forces venues de l’extérieur – notamment l’indus- trialisation anglo-saxonne et l’immigration qui en découle – qui ont fragilisé le jeu d’équilibre observable à l’échelle urbaine, comme le montre la comparaison entre Saint-Denis et Drum-mondville.

Selon Hughes, pour connaître le Québec en transition, il fau-drait idéalement entreprendre l’étude sociologique de Montréal, la métropole, qui en toute hypothèse représente le haut lieu de la «rencontre des deux mondes», francophone et anglophone, grâce à laquelle changera la société québécoise sur la base d’une culture qui, en se différenciant, deviendra le fer de lance de sa modernisation. Il importe donc de cibler cette dernière ville, afin de réaliser ce programme de recherche permettant d’envisager la culture canadienne-française sous le spectre le plus propice: de la culture traditionnelle «telle qu’elle s’est le mieux conservée» à Saint-Denis-de-Kamouraska à la culture moderne en vigueur dans une ville cosmopolite, Montréal. Drummondville corres-

drummondville au temps d’everett c. hughes 19

pond à la ville où la culture est en voie de mutation et, de ce fait, permet de connaître la transition qui s’opère au sein de la société québécoise. en d’autres termes, il s’agit à cet effet «de pratiquer des coupes en profondeur sur des localités dont chacune repré-senterait un degré croissant de complexité sociale […] depuis un village “traditionnel” jusqu’à la métropole montréalaise11».

L’étude sociologique de Montréal restera toutefois en plan. Le Programme de recherche sociale pour le Québec que Hughes s’est évertué à promouvoir n’aboutira jamais. Seule sa monogra-phie de Drummondville laisse entrevoir ce qu’aurait pu être l’étude sociologique de la modernisation du Québec de l’époque.

Rencontre de deux mondes, un ouvrage d’actualité

Difficile de comprendre que Rencontre de deux mondes12 ait som-bré dans l’oubli, tout comme du reste son auteur, dont le nom brille par son absence à Drummondville et dans l’histoire intel-lectuelle du Québec. La chose étonne du fait que la «rencontre des deux mondes», francophone et anglophone, reste aujour-d’hui comme hier l’objet de vifs débats politiques et publics. L’état du Québec, son développement économique comme culturel, restent tributaires du jeu d’équilibre entre ces forces qui se manifestent à l’échelle urbaine – certes, Montréal en fait foi, avec la concentration des anglophones et des allophones –, mais qui de nos jours, au Québec, s’étendent sur toute la surface sociale.

11. Jean-charles Falardeau, «Présentation», dans Horace Miner, op. cit., p. 4.

12. Alors que French Canada in Transition, devenu ouvrage classique, continue d’être republié, comme en fait foi sa réédition en 2009 à la oxford university Press.

20 rencontre de deux mondes

L’équilibre entre les «attitudes individuelles» des Québécois et les «valeurs collectives» en présence se joue encore et toujours sur fond de ces «deux mondes» qui, par ricochet, gouvernent leur mode de vie, leur ouverture d’esprit, leur sens éthique, leurs conceptions du bien commun13, leurs comportements politiques et électoraux et leur propension à s’expliquer ce qu’ils sont et ce qu’ils font par référence aux «autres». À son époque, Hughes voyait à Drummondville des canadiens français encore dominés par les «institutions de l’industrialisme et du capitalisme extrêmes anglo-saxons», mais toutefois de plus en plus enclins à «prendre leur place» dans une société en voie de changement et propice à l’éclosion d’une culture qui leur permettra de renverser la vapeur. Il note par exemple que «les canadiens français font leur première expérience d’une nouvelle structure sociale telle que l’industrie… mais qu’une expérience plus longue va consi-dérablement atténuer le caractère [traditionnel] de la société canadienne-française» avec l’éclosion d’une culture moderne leur permettant d’atténuer la supériorité anglophone dans l’in-dustrie comme dans la société. Bref, ils pourront être et agir sur un pied d’égalité avec leurs vis-à-vis anglophones.

Sans conteste, Rencontre de deux mondes mérite d’être lu et relu. Pour découvrir non seulement, avec peut-être une touche de nostalgie, ce qu’était la ville de Drummondville en 1937, au moment où Hughes amorce son enquête sur le terrain, mais aussi une étude sociologique fine et nuancée capable de nous faire comprendre la société québécoise d’hier et d’aujourd’hui. Si, comme le voulait la règle en sociologie et en anthropologie, Hughes rend anonyme la localité objet de son enquête en la nommant cantonville, à la lecture, les Drummondvillois n’au-

13. Lire l’ouvrage passionnant de Danic Parenteau, Précis républicain à l’usage des Québécois, Montréal, Fides, 2014.

drummondville au temps d’everett c. hughes 21

ront aucune peine à reconnaître leur ville et les Québécois dans leur ensemble n’auront aucune difficulté à constater que son ouvrage envisage leur société avec son «cortège de difficultés», mais également les possibilités d’y remédier s’ils se font un devoir de rester fidèles à ce qu’ils ont été et à ce qu’ils sont devenus.

22 rencontre de deux mondes

table des matières 427

table des matières

note sur la présente édition 7

Drummondville au temps d’everett c. Hughes, présentation de Jacques Hamel (2014) 9

Présentation de Jean-charles Falardeau (1972) 23

Préface de l’édition de 1963 29

Avant-propos 35

PreMIère PArtIe Le FonD De Scène

chapitre premier • Le Québec, terre de contrastes 45

chapitre 2 • La société rurale 50

chapitre 3 • La population rurale 63

chapitre 4 • L’industrie et les villes 77

DeuxIèMe PArtIe une VILLe InDuStrIeLLe, cAntonVILLe

chapitre 5 • La ville d’hier et celle d’aujourd’hui 91

chapitre 6 • Les gens de cantonville 108

428 rencontre de deux mondes

chapitre 7 • canadiens français et anglais dans la hiérarchie de l’industrie 117

chapitre 8 • canadiens français et anglais dans les occupations en dehors de l’industrie 148

chapitre 9 • Institutions civiques 180

chapitre 10 • Paroisses catholiques 194

chapitre 11 • Écoles catholiques 218

chapitre 12 • Églises et écoles protestantes 234

chapitre 13 • Associations volontaires 245

chapitre 14 • cérémonies religieuses et patriotiques 281

chapitre 15 • contacts sociaux 314

chapitre 16 • Survivances d’économie rurale à la ville 330

chapitre 17 • Sous-produits de vie urbaine: modes, littérature populaire et loisirs 358

troISIèMe PArtIe LA MÉtroPoLe

chapitre 18 • Montréal 387

chapitre 19 • À la recherche d’un bouc émissaire 402

Appendice A 415

Appendice B 417

Liste des cartes, diagrammes, graphiques et tableaux 421

crédits et remerciements

Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du canada par l’entremise du Fonds du livre du canada (FLc) pour leurs activités d’édition et remercient le conseil des arts du canada pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SoDec et bénéficient du programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

La réédition de ce livre a été rendue possible grâce au soutien de la Ville de Drummondville, dans le cadre des activités soulignant son 200e anniversaire, et de la Faculté des arts et des sciences de l’université de Montréal.

couverture: collection Magella Bureau / Drummondville Power House avec vue partielle sur Drummondville / Auteur inconnu, vers 1920

Photographie de l’auteur: university of chicago Photographic Archive, [apf digital item number, e.g., apf12345], Special collections research center, university of chicago Library

mise en pages et typographie: les éditions du boréal

achevé d’imprimer en septembre 2014sur les presses de marquis imprimeur

à montmagny (québec).

276 Lors de sa parution en anglais, en 1943, la mono-graphie d’Everett C. Hughes consacrée à Drum-mondville a connu un retentissant succès aux États-Unis, tout comme sa version française parue au Québec en 1948. Elle a marqué d’une pierre blanche l’étude des mutations de la culture cana-dienne-française et constitue un classique parmi les textes issus de la prestigieuse École de Chicago.

Rencontre de deux mondes mérite d’être lu et relu. Pour découvrir non seulement, avec peut-être une touche de nostalgie, ce qu’était Drummondville en 1937, au moment où Hughes amorce son enquête sur le terrain, mais aussi une étude socio-logique fine et nuancée qui nous permet de comprendre la société québécoise d’hier et d’au-jourd’hui.

Présentation de Jacques Hamel

Everett Cherrington Hughes (1897-1983) est l’un des prin-cipaux représentants de la pensée sociologique de l’École de Chicago. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notam-ment sur le travail, désormais considérés comme des clas-siques. Il a enseigné à l’Université McGill de 1927 à 1938, où il s’est étroitement intéressé à la société canadienne- française de l’époque.

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Everett C. HughesRencontRe de deux mondesLa crise d’industrialisation du Canada français

Un classique de notre littérature sociologique.Jean-Charles Falardeau

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