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Extrait de la publication

Extrait de la publication… · autres, profiter de la vie qu’on lui fait miroiter, ... je vous écris cette lettre, que plus tard je mettrai au propre, pour que celles et ceux

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Lettre d’espoir au mondeque j’ai quitté

Flammarion

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© Flammarion, 2011.ISBN : 978-2-0812-6235-5

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V ous écrire quelques mots de mon lointainexil, comme on jette une bouteille dansles courants marins, est une chose déri-

soire, je le sais bien – tant d’écueils l’attendent –,mais elle est la dernière que je puisse accomplir,après soixante années de dérisions bien plusgrandes encore, qui ont fini, d’apprentissages vainsen utopies vaincues, d’espérances humaines enexpériences des hommes, par constituer ce qu’onpeut appeler une vie.

Alors voilà.Je vais mourir loin de cette bonne vieille

France, loin de cette Europe des banques et desoligarchies, de cette Piste aux étoiles dont vousne vouliez pas, où les dames et messieurs jon-glent avec les discours, nous font des numérosqui n’ont rien de loyal. Ce que je vousdemande, c’est de lire cette lettre jusqu’à la der-nière ligne, de ne pas me juger, mais de jaugerles causes ainsi que leurs méfaits à la lumière

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de ce que vous vivez, en connaissance de votresituation, de vos propres angoisses et de vosexpériences, ces causes qui m’ont poussé à partiret à changer de vie de façon radicale, à troquerle confort rêvé d’une mort à crédit pour uneexistence de misère, celle des exilés, des sans-nom, sans-papiers, des peuples en faillite.

Je n’ai jamais été plus courageux qu’un autre,ni même plus audacieux, seulement plusinconscient sur le plan matériel, dans la gestionde mon quotidien, et plus lucide aussi, mainte-nant que je n’ai plus rien, sur la vacuité inson-dable de ce carrousel enchanté, de ce parcd’attractions piégé, où tous les managers, oùtous les financiers conspirent à nous mettre à laroue, parfois même à la rue, à nous bercer dansla nacelle dont ils sont les propriétaires.

Certes, j’ai été comme vous un citoyen normal,si tant est que la chose ait du sens dans un mondedevenu inculte, où la normalité est un mytheadministratif, travaillant plus que de raison poursauver une situation, un toit, une famille, uneimage de moi-même qui n’était pas la bonne,attendant la dernière minute pour remplir madéclaration, guettant la météo pour savoircomment m’habiller, râlant sur l’injusticelorsqu’elle me concernait, m’apitoyant sur lesmalheurs des autres qu’on voit à la télé, m’indi-gnant de l’indignité de ceux qui prétendent gou-verner autre chose que leurs intérêts, riant aux

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guignolades des gentils bouffons adoubés, satis-faits de leur part de marché, prenant tous lespetits bonheurs pour en faire une histoire si sem-blable à la vôtre, angoissant à mi-mois sur lamoitié restante, allant voir mes banquières pourm’arranger le coup et parler d’avenir devant unformulaire magique, un de plus, donnant de lacouleur à mes rêves, les mêmes que les vôtres, duconcret à tous mes projets, les mêmes que ceuxdu citoyen lambda quand il veut, comme lesautres, profiter de la vie qu’on lui fait miroiter,qu’on lui fait croire possible, qu’on s’acharne àlui vendre.

Certes, j’ai eu un appartement confortable,une voiture, un téléphone portable, desmeubles, un placard de costumes, des rangéesde cravates, des piles de chemises, des régimentsde pulls, des tiroirs de chaussettes, des sous-vêtements sympas, j’ai même pris un ultimecrédit pour m’offrir la dernière Sony, avec sonécran plat, aussi plat que ma vie, qui se délitaitchaque jour derrière des ordinateurs dernier cri.Certes, une part de moi-même aimait jouer àça, à la vie ordinaire, avec ses petits arrange-ments et ses aveuglements, conditionnée partoutes les tentations de la consommation sévère,nominative, intrusive, impérative…

Offrez-vous le meilleur de… Votre projet de réno-vation… Votre besoin de trésorerie… Ouvrez un

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Simuler, oui, simuler ! On ne saurait trouverproposition plus claire.

Aujourd’hui, j’ai choisi de ne plus me mentir,de quitter cette vie simulée. Assis par terre sousun auvent de tôle à l’autre bout du monde, avecce souffle humain pour unique richesse – maismon Dieu, qu’elle est grande, et elle n’a pas deprix ! –, dans l’un de ces villages saisonniers pul-lulant dans les bras du Mékong, l’un de ceslieux dont vous n’entendrez jamais parler dansvos informations, sur vos plateaux de divertisse-ments, car on y meurt de fatigue en silence, depalu ou de cancer chimique, ou noyé simple-ment, sans cri, sans larmes, avec fatalité, sansintérêt pour vous, même si quelques crevettes,d’une façon ou d’une autre, finiront sur vostables en queues décortiquées, en sauces odo-rantes, pour repas exotiques au label équitable– et tellement distingués que j’en vomis déjà –,je vous écris cette lettre, que plus tard je mettraiau propre, pour que celles et ceux d’entre vous

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qui ont encore une âme et veulent bien réfléchirun instant aux rouages de notre machine infer-nale, puissent comprendre pourquoi moi, unhomme ordinaire, un sexagénaire respectable,sans casier judiciaire, sans fortune personnelle, etqui me débrouillais plutôt bien dans l’existence,je suis parti un beau jour, laissant tout derrièremoi, dans l’espoir d’une vie nouvelle, d’une exis-tence enfin souveraine, humaine, débarrassée,quel qu’en soit le prix à payer, des contraintesmatérielles aliénantes, sclérosantes, imposées parles créanciers, les financiers encartés, banquiersvoyous et autres organismes – des filiales la plu-part du temps –, débitant sur les comptes aurouge savamment programmé, encouragé par desdécouverts progressifs, automatiques, aux agiosautorisés, démesurés, qui poussent à s’enchaînerà de nouveaux crédits comme on rallonge la laissed’un chien en lui resserrant son collier, toutes lesfadaises consommatrices que l’on a cru vitales àforce d’incitations, de racolages, de harcèlements,et que nos revenus ne nous permettaient pas.

Sur ce chemin de croix dans des petites cases,avec nos initiales au bas de chaque page, mêmeles plus illisibles, pas un seul bon samaritain,pas un seul professionnel à visage humain pourvous ouvrir les yeux dans votre solitude et vousaider à vous rétablir avant l’irrémédiable.

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Qu’importe, n’est-ce pas ? Du moment queles intermédiaires empochent des bonus, dumoment que l’État encaisse les bénéfices de nosdifficultés, de nos souffrances qui, trimestreaprès trimestre, augmenteront le minuscule sen-timent de croissance nationale, le PIB par habi-tant – cet habitant moyen, virtuel, sans qualitéde vie ! –, et regonfleront le moral des ménages,de ces pauvres ménages endettés – certainstremblants à l’idée du chômage, de la sépara-tion, acceptant toutes les compromissions,toutes les humiliations, toutes les oboles sala-riales pour des corvées tordues ; d’autres à larue, ayant sauté le pas, franchi le cap d’insolva-bilité, d’autres encore au bord du suicide, aveccette idée en tête chaque jour –, dont on secontrefiche en dehors des bons chiffres et desbonnes statistiques qui font la bonne santéfinancière d’un pays, sa fiabilité, et lui permetsurtout, bien sûr, sous l’œil borgne des agencesde notation, de s’endetter lui-même à boncompte – AAA ! – pour sauver comme nous sesbelles apparences, le train de vie de ses oli-garques, de ses grands serviteurs, de ses grandesfamilles, ses masques et ses trompe-l’œil pourinvestisseurs exotiques. Qu’importe, n’est-cepas ? Ces dettes nationales, cette bulle colossalequi apporte aux plus riches l’oxygène de ce jour,

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d’autres s’en chargeront, d’autres les rembourse-ront plus tard : les enfants et petits-enfants desménages, qui seront en ménage eux aussi, endet-tés à leur tour d’un argent qu’ils n’auront pas vu,forcément, et qui voudront encore profiter de lavie, de ce qu’il en restera, de ce que les marchandsde rêves empoisonnés – filles et fils d’actionnaires,de grands patrons et d’anciens gouvernants donton aura oublié les prénoms : le premier Lagar-dère, Dassault, Servier, Pasqua, Bolloré, Baroin,Bouygues ou Wendel, c’était quoi déjà, tous cesgrands autodécorés d’une légionellose inces-tueuse ? – continueront à vouloir leur en vendre,encore et encore, et qu’ils pourront rembourserpar petites mensualités, quand toute liberté indivi-duelle sera morte sous le poids d’obligationslégales qui ne leur laisseront aucune chance.

Les riches seront plus vieux, plus cyniques ettoujours plus riches, plus méprisants à l’égard despauvres, qui seront plus nombreux, plus jeunes ettoujours plus pauvres, et à qui une indignationraisonnable, respectable, à l’ancienne, si leurs cer-veaux disponibles ne sont pas trop moisis par lacollaboration à leur perte, ne pourra plus suffireà donner du sens à leur vie. Le désespoir et l’exas-pération, comme en Tunisie, en Égypte, commedans toutes les révolutions des jeunesses oppri-mées, exploitées, renverseront les murs au lieu deles taguer.

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Mais pour moi, entrant dans une vieillessecondamnée à la pauvreté, prisonnier de tous lescollets dans lesquels on m’avait poussé, dans les-quels aussi j’avais mis le pied par faiblesse et faci-lité, prisonnier de tous les formulaires avec masignature – parfois méconnaissable, tant j’étaisen état d’ivresse, comateux, devant des prêteuseset prêteurs feignant de ne rien voir, indifférentsaux risques, intéressés à ma seule agonie quileur faisait du chiffre, ravis de leurs nouveauxcontrats me piégeant plus fort, plus long-temps –, captif de tous les contentieux passés,en cours ou à venir, des avis d’impayés en pilesau pied du lit, où je dormais tout habillé,exsangue, des coups de fil matinaux de mes res-ponsables de comptes moralisatrices, commer-ciales incompétentes maquillées en banquières,et faisant tournoyer d’aguicheuses solutionsmiracles, racoleuses, packagées par des spécia-listes, comme autant de pommes à croquer, deslettres recommandées de toutes les couleurs queje n’ouvrais même plus, que je rangeais par tailledans un coin de cuisine, des semonces d’huis-siers sur lesquelles je prenais des notes, gri-bouillais un bout de projet, le début d’une idée,pour moi, oui, qui ne pouvais plus respirer, quine dessoûlais plus tant j’étais à bout de forces,croulant sous les angoisses et pensant au suicideà chaque verre descendu, qui ne savais plus ce

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que je faisais ni ce qu’il fallait faire, qui tombaisdans les cabinets où je me pissais dessus avantde filer à la banque me faire ligoter d’un nou-veau crédit, camisole renouvelable, pour redres-ser la barque, pour financer des projets d’avenir– Ah ! Ah ! Ah ! –, tout maintien en activité, lemuseau à fleur d’eau, si j’ose dire, pour resterredevable, dans le camp des pigeons solvables,multimajorés, me jetant sous le travail quand jepouvais donner le change, relevait purementet simplement de l’acharnement thérapeutique,de la non-assistance à personne en danger.

Je ne manque pas de témoins, ni même demédecins, pour dire mon état d’alors, ce seraitune ligne de défense s’il devait m’arriver mal-heur, si j’étais contraint à survivre et à rendredes comptes aux charlatans ubuesques d’un sys-tème pitoyable, à la danse macabre de mes assas-sins. Ce pourrait être aussi, un jour, un belangle d’attaque…

Quand je repense à cette période sombre demon existence, bien plus sombre que celled’aujourd’hui où la liberté et la luciditém’accompagnent dans ma misère, j’ai l’impres-sion qu’elle n’est pas réelle, que c’est un autrequi l’a vécue, traversée, un type ordinaire, unFrançais moyen qui a essayé de faire commetout le monde, de se débrouiller pour boucler

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les fins de mois, qui s’est engouffré sans malicedans les pièges à crédits qu’on lui avait tendus,ceux-là mêmes qui, à grande échelle, font vivreles écuries bancaires, leurs propriétaires, leursjockeys, leurs écuyers, leurs vétérinaires obscurset leurs bookmakers, et leur permettent de spé-culer sans le moindre scrupule – elles n’en ontjamais eu et n’en auront jamais, pourquoi enauraient-elles ? Elles sont le fer de lance desexterminations ! –, d’aller porter la ruine surd’autres champs de courses, sur d’autres conti-nents, et dans tous les secteurs, et la mort, pour-quoi pas, si elle est bien roulée, si elle négocieses contrats en dollars sans trop laisser de tracessur les jolis cols blancs des industriels en trou-peaux dans la soute à bagages des avionsofficiels.

Aujourd’hui, je ne veux plus me taire, non pourplaider mon cas dont le sort est scellé – la vie queje connais et la mort qui s’avance me conviennentd’ailleurs tout à fait, tel était mon destin, et j’enrends grâce à Dieu ! –, mais pour aider celles etceux qui n’ont ni ma force ni ma chance, et necommencent qu’à peine à mettre le pied dans lepiège, à se sentir en difficulté, en fébrilité le matin,en danger de rupture le soir, menacés de faussessolutions et de conduites extrêmes que ni leur

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nature, ni leur culture, ni leur foi, ne leur permet-tront d’assumer, de comprendre, de vivre avecsérénité.

Notre vie est unique, n’en déplaise aux statis-ticiens, aux sondeurs, aux prévisionnistes, auxjongleurs de tendances, de graphiques et decamemberts, dont on a vu la pertinence, avecleurs petits cartons dans les bras – calculette,sandwich, recettes pour gagner plus et beaucoupplus vite, lettre de licenciement et photos demaman – sur les trottoirs de Lehman Brotherset autres trafiquants notoires, hagards, débous-solés, ne sachant même plus où ils ont garé le4×4 ou la Porsche qu’il leur faudra revendre autiers de sa valeur.

Notre vie est unique, et elle nous appartienttout entière, il ne faut pas la perdre pour sauverdes valeurs qui ne sont pas les nôtres et des mursqu’on bâtit sur les rêves des autres, les leurres dontils nous abreuvent, il ne faut pas la vendre à desmarchands de vide et de mort, à des dealers deconsommations compulsives, sans répit excitées,et de satisfactions immédiates qui ne suffirontjamais à nous faire connaître le Bonheur.

Mon histoire, elle est simple. Elle est celled’un homme, un provincial, qui gagnait norma-lement sa vie dans une profession libérale, quiavait même une réputation dans sa spécialité,

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qui aimait l’insouciance de cette existence oùl’argent, d’une manière ou d’une autre, finissaittoujours par rentrer et par boucher les trous,toujours autorisés à des taux qui m’importaientpeu, par combler les excès des mois précédents,excès qui ne me semblaient en rien excessifsdans le contexte autiste qui était le mien. Je neme posais aucune question existentielle majeure,je vivais, c’est tout, dépensant, sans m’en rendrecompte, un peu plus d’argent chaque mois quemon travail ne m’en rapportait : vêtementsde qualité, restaurants sympathiques, nouvellestechnologies, factures téléphoniques, forfaitsillimités mais toujours dépassés, invitations ami-cales à des tablées joyeuses, petits hôtels discretspour rencontres imprévues, objets originaux,coups de cœur esthétiques, occasions à ne pasrater, brocantes, grands magasins, accessoiresexcentriques, meubles design, bonnes bouteillesentre amis, ou verres en solitaire dans quelquesbars de charme, quelques plantes exotiques, etbien sûr, bien sûr : remboursements mensuelsde mes premiers crédits, celui de la voiture, puisdu home cinéma, celui des beaux ordinateursApple, ceux de la Fnac, et les deux des deuxbanques (il y en aura trois ou quatre par la suite,et dans chacune d’entre elles), auxquels il fallaitajouter les frais courants – nourritures du frigo,provisions du congélateur, chauffage, électricité,

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essence, déplacements à Paris, impôts sans sub-terfuges, sans déductions pour riches (les nicheset leurs petits calculs permettant de léser légale-ment les services publics me rendaient claustro-phobe) –, plus le loyer, d’abord, avant quej’achète un appartement, le remplaçant ainsi parune traite similaire, ou à peine supérieure, avecle sentiment d’avoir un toit à moi et de vivremon rêve.

Las ! Rien ne peut être à soi quand il fauts’endetter pour pouvoir l’obtenir, et s’endetterencore pour vouloir le garder, ça et les nouvelleschoses qu’on aura pu acheter avec les reliquatsde prêts, les réserves de trésorerie – appellationhonteuse –, que les dealers de crédits jouent ànous faire goûter, dès lors que l’on possède,qu’ils savent où nous trouver. Rien ne peut êtreà soi, rien ne peut être vrai, dans ces décorsdésarmants de béton et de carton-pâte que nousconstruisons à crédit, à l’orée de la misère dumonde, angoissant chaque mois de ne pouvoirles rembourser, ces décors encombrés d’acces-soires et de costumes d’époque que l’on joue àaccumuler dans les placards, sur les tables et surles étagères, à planter sur les balcons, déterrerchez les antiquaires, à montrer avec fierté àd’autres figurants, tout cet environnement fictif,consensuel, toute cette intimité sociale, et cesmerveilleux instruments de communication,

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toutes ces fonctions modernes, polluantes, donton aura appris à se servir avec une fierté vaine, àdevenir dépendants, fidèles abonnés d’un sys-tème qui nous aliène, nous les humains, qui nousdéshumanise pour son seul profit, d’une machi-nerie capitaliste dont le spectacle, à moins derefuser d’en être, ne s’arrêtera jamais avant lacatastrophe finale, l’extinction de l’espèce, latombée prochaine du rideau.

J’ai vécu comme tant d’autres, et commevous aujourd’hui peut-être, dans cette illusionde la propriété ou de la possession – de l’appro-priation psychologique des produits, commedisent les spécialistes –, ce mirage des biens per-sonnels couverts par des assurances sans limites,alors que j’étais locataire du monde quim’entourait, des fleurs que je voyais pousser, deshabits que je portais sur moi, des moyens quime transportaient, des aliments que j’avalais, dela chaleur les mois d’hiver et des boissonsfraîches en été, des télécommandes valorisantes,du temps à mon poignet, et jusqu’au lit danslequel je dormais, de plus en plus mal je doisdire. La nuit, souvent, je me réveillais en trem-blant, le tee-shirt trempé de sueur, je faisais descalculs, avec cette lucidité que seule la nuit saitnous apporter, mais qui se dissipe au matin,

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nurseries, ses trafics de larves et de reproduc-teurs, ses cuves de grossissement intensif où l’onengraisse la crevette à pattes blanches de toutesles saloperies du monde – farines animales chi-noises hormonées, détritus organiques polluésaux pesticides, granulés innommables chargésd’antibiotiques… –, avant de la mettre en bar-quettes voguant joyeusement, sous étiquette decomplaisance, vers les appétits insatiablesd’Occidentaux bien élevés.

Je ne veux plus penser, cauchemarder, à unehumanité absurde, monstrueuse, qui demainserait faite de mollusques dégénérés et de crevettesmolles – 9 milliards d’insolvables, corvéables àjamais, asservis par des criminels et des fous auxfallacieuses raisons d’État.

J’ai peur, oui, j’ai peur.Et cette peur, croyez-moi, elle est tout aussi

grande que mon dernier espoir.

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Mise en pages par Meta-systems59100 Roubaix

N° d’édition : L.01EHBN000440.N001Dépôt légal : mai 2011

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