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1 « Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre. » Níkos Kazantzáki (1883-1957) J’ai eu ma période grecque, c’était en 1976 : voyage de noces en 4L via la Yougoslavie de Tito, le golfe de Kotor, Thessalonique, les Météores, Delphes, Athènes, puis la Crète et le Péloponnèse, de camping en camping, en dévorant L’Eté grec de Jacques Lacarrière. Pourquoi n’ai-je pas alors découvert Kazantzaki ? Je l’aurais sans nul doute découvert si j’étais retourné là-bas, et l’envie ne manquait pas, mais les multiples contraintes de la vie en ont décidé autrement : il a fallu attendre près de quarante ans pour que je foule à nouveau l’île de Minos, et ouvre enfin Alexis Zorba. Entre-temps les romans de Kazantzaki étaient devenus introuvables, relégués dans les réserves des bibliothèques… Comment devient-on Kazantzaki ? Il faut pour cela naître dans une île-continent perdue au milieu des flots et opprimée depuis des siècles, et, une fois libérée, la quitter comme Ulysse pour voyager de pays en pays, d’ami en ami, de femme en femme, de pourquoi en pourquoi, il faut travailler sans relâche, écrire à perdre haleine, tout sacrifier pour bâtir l’Oeuvre, en tressant tour à tour des couronnes aux illusions perdues. « Au cours de ma vie, mes plus grands bienfaiteurs ont été les voyages et les rêves ; parmi les hommes très peu, vivants ou morts, m’ont aidé dans ma lutte. Si je voulais pourtant distinguer ceux qui ont laissé dans mon âme les empreintes les plus profondes, je nommerais peut-être Homère, Bouddha, Nietzsche, Bergson et Zorba ». Il oublie Dante et Don Quichotte, Lénine et le Christ, mais un Lénine et un Christ vus avec le regard crétois. Hélas, les monothéistes de tous poils prétendent au monopole du sentiment religieux, ils n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux, et que l’on s’approprie le message des Maîtres sans respecter les dogmes. Comme Kazantzaki je suis polythéiste : dans mon panthéon intérieur prennent place d’autres géants, Rabelais et Montaigne, Beethoven et Mahler, Rimbaud et Galois, Hermann Hesse et André Gide, Victor Hugo et Nikos Kazantzaki. L’auteur de la Lettre au Greco est l’un des grands témoins, des grands moralistes, du XXème siècle : un chercheur d’absolu. Je suis heureux de le découvrir si tard : au seuil de la vieillesse, il m’aide à vivre, et je n’ai qu’un regret : ne pas en avoir parlé en classe. Pierre-Jean Hormière, juin 2015

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« Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre. »

Níkos Kazantzáki (1883-1957)

J’ai eu ma période grecque, c’était en 1976 : voyage de noces en 4L via la Yougoslavie de Tito, le golfe de Kotor, Thessalonique, les Météores, Delphes, Athènes, puis la Crète et le Péloponnèse, de camping en camping, en dévorant L’Eté grec de Jacques Lacarrière. Pourquoi n’ai-je pas alors découvert Kazantzaki ? Je l’aurais sans nul doute découvert si j’étais retourné là-bas, et l’envie ne manquait pas, mais les multiples contraintes de la vie en ont décidé autrement : il a fallu attendre près de quarante ans pour que je foule à nouveau l’île de Minos, et ouvre enfin Alexis Zorba. Entre-temps les romans de Kazantzaki étaient devenus introuvables, relégués dans les réserves des bibliothèques… Comment devient-on Kazantzaki ? Il faut pour cela naître dans une île-continent perdue au milieu des flots et opprimée depuis des siècles, et, une fois libérée, la quitter comme Ulysse pour voyager de pays en pays, d’ami en ami, de femme en femme, de pourquoi en pourquoi, il faut travailler sans relâche, écrire à perdre haleine, tout sacrifier pour bâtir l’Oeuvre, en tressant tour à tour des couronnes aux illusions perdues. « Au cours de ma vie, mes plus grands bienfaiteurs ont été les voyages et les rêves ; parmi les hommes très peu, vivants ou morts, m’ont aidé dans ma lutte. Si je voulais pourtant distinguer ceux qui ont laissé dans mon âme les empreintes les plus profondes, je nommerais peut-être Homère, Bouddha, Nietzsche, Bergson et Zorba ». Il oublie Dante et Don Quichotte, Lénine et le Christ, mais un Lénine et un Christ vus avec le regard crétois. Hélas, les monothéistes de tous poils prétendent au monopole du sentiment religieux, ils n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux, et que l’on s’approprie le message des Maîtres sans respecter les dogmes. Comme Kazantzaki je suis polythéiste : dans mon panthéon intérieur prennent place d’autres géants, Rabelais et Montaigne, Beethoven et Mahler, Rimbaud et Galois, Hermann Hesse et André Gide, Victor Hugo et Nikos Kazantzaki. L’auteur de la Lettre au Greco est l’un des grands témoins, des grands moralistes, du XXème siècle : un chercheur d’absolu. Je suis heureux de le découvrir si tard : au seuil de la vieillesse, il m’aide à vivre, et je n’ai qu’un regret : ne pas en avoir parlé en classe. Pierre-Jean Hormière, juin 2015

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à la mémoire d’Annie

Prolégomènes crétois

1204. Décidée en 1198 par Innocent III, la quatrième croisade est détournée et aboutit au sac de Constantinople et à la destruction de l’Empire byzantin. En quelques années les Vénitiens se rendent maîtres de la Crète, et installent leur domination pour quatre siècles. Dix mille colons s’établissent dans l’île.

1541. Naissance à Candie de Domínikos Theotokópoulos, dit El Greco, peintre, sculpteur et architecte. Il est formé à l’art des iconographies byzantines avant de rejoindre l’Italie, puis l’Espagne. Considéré comme le peintre fondateur de l’École espagnole du XVIe siècle, il meurt à Tolède en 1614.

1645-1669. Conquête de la Crète par l’Empire ottoman. En août 1645, les Turcs prennent La Canée, en novembre 1646 Rethymnon. Le siège de Candie (Héraklion) commence en mai 1648 et dure 22 ans. Le nombre de morts est évalué à 30.000 du côté des chrétiens, 137.000 du côté des Turcs ; 25.000 janissaires sont tués. En 1669, la Crète devient province turque. La domination ottomane est émaillée d’insurrections : 1692, 1742, 1770.

1821-1830. La Grèce se soulève contre l’occupant ottoman. « La Grèce paiera jusqu’à nos jours et elle paie en ce moment même où j’écris de n’avoir pu se libérer entièrement elle-même des Turcs. Car désormais installés dans la place, les Puissances ne la quitteront plus. La fameuse question d’Orient pose ici sa première interrogation et elle continue de le faire », notait Jacques Lacarrière en 1976. En 2015, rien n’a changé ! La Crète prend part à la guerre d’indépendance, mais, en 1830, elle ne fait pas partie du nouvel État grec. Le protocole de Londres du 7 février accorde l’île au pacha d’Egypte Méhémet Ali (1769-1849), pour services rendus à l’Empire ottoman lors de la guerre d’indépendance dans le Péloponnèse.

1840. Une flotte austro-anglaise contraint Méhémet Ali à renoncer à ses prétentions sur la Syrie. La Syrie et la Crête retournent sous l’autorité du sultan.

1864. Naissance d’Elefthérios Venizélos à Mourniès, près de La Canée, en Crète.

1866-1869. Révolte crétoise (« la grande révolte »). Souvent considérée comme l’apogée de la lutte contre les Ottomans, elle est marquée par le massacre du monastère d’Arkadi en novembre 1866 : plusieurs centaines de rebelles, de femmes et d’enfants, préfèrent mourir plutôt que de se rendre, et font sauter la réserve de poudre du monastère.

1878. Nouvelle révolte. À la mi-mars, les rebelles contrôlent toute l’île, à l’exception des places-fortes, où se réfugient les Turcs. Défaite de la Turquie face à la Russie. En juillet, les grandes puissances imposent un cessez-le-feu, promettant d’évoquer le sort de la Crète lors du Traité de Berlin, mais elles n’imposent que le retour aux concessions de 1866. Insatisfaits, les Crétois poursuivent la lutte armée, mais les difficultés de ravitaillement créent des dissensions entre chefs de clans. L’Empire ottoman, satisfait de savoir écartée l’idée d’union de la Crète à la Grèce, fait des concessions. En octobre, le pacte de Halepa met fin à l’insurrection, et fait de la Crète une province semi-autonome avec des privilèges spécifiques.

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1883-1902 : Une jeunesse crétoise

1883. Níkos Kazantzákis (en grec Νίκος Καζαντζάκης), ou Kazantzaki1, naît dans le faubourg vénitien Mégalo Kastro d’Héraklion, l’ancienne Candie (Crète) le 18 février (calendrier julien). Il est l’aîné des quatre enfants de Mikhalis Kazantzaki (1856-1932), commerçant et propriétaire terrien, originaire de Varvari, village viticole situé à une douzaine de km au sud de Knossos, et de Maria Christodoulaki (1862-1932). « Je me penche au fond de moi-même et je frissonne. Les ancêtres du côté de mon père : sur mer, des corsaires sanguinaires ; sur terre, des chefs de guerre, ne craignant ni Dieu ni les hommes. Du côté de ma mère : de bons paysans sombres qui, penchés toute la journée sur la terre, pleins de confiance, semaient, attendaient avec assurance le soleil et la pluie, moissonnaient, puis s’asseyaient le soir sur le banc de pierre de leur maison, croisaient les bras et plaçaient leur confiance en Dieu. » 2 Le père de Mikhalis a pris les armes en 1878, et gagné les montagnes ; les Turcs l’ont pris et égorgé à la porte du monastère de Savathiana. Le père de ce père était un pirate à longue tresse qui s’élançait de l’îlot de Gramvoussa à l’abordage des goélettes chrétiennes voguant vers Jérusalem ou des caïques musulmans en route vers La Mecque.

1884. 28 mars, naissance d’Ángelos Sikelianós, à Leucade. 11 août, naissance de Panaït Istrati, à Braila, petit port roumain situé sur le Danube. 6 octobre, naissance de sa sœur Anastasie ; elle épousera plus tard Michalis Saklambanis.

1886. Naissance de sa première épouse Galatée Alexiou, à Héraklion, dans une famille très cultivée qui joua un grand rôle dans l’éveil de la vie intellectuelle de la ville. Son père, Stylianos Alexiou, étudia la civilisation minoenne et la littérature crétoise du Moyen Age.

1887. Naissance de sa sœur Hélène ; elle épousera plus tard Aristide Théodossiadès.

1889. Nouveaux troubles. En octobre, le sultan annule les avantages accordés par le traité de Berlin. La famille Kazantzakis se réfugie pendant six mois au Pirée. Ce soulèvement inspirera plus tard La Liberté ou la mort.

1890. Un frère, Georges, naît dans un hangar, lors des troubles, mais il meurt au bout de 40 jours.

De 1890 à 1896. Etudes élémentaires à Héraklion. Le 11 mai 1896, des Grecs de La Canée et des alentours sont massacrés. Des incidents similaires ont lieu à Héraklion. Ces événements poussent les puissances européennes à intervenir et à obliger la Porte à faire de nouvelles concessions. À La Canée, les consuls des grandes puissances fournissent une Constitution aux représentants chrétiens de Crète. Les principaux points en sont : la nomination par le sultan, pour cinq ans, et sur accord des grandes puissances d’un gouverneur chrétien ; le nombre d’emplois réservés aux chrétiens doit être le double de ceux réservés aux musulmans ; la gendarmerie crétoise doit être réorganisée et dirigée par des officiers européens ; une pleine indépendance économique et judiciaire est garantie à l’île sous la protection des grandes puissances. Par ailleurs, l’année 1896 voit se dérouler les premiers Jeux olympiques modernes.

1897-1899. Après avoir mis sa famille à l’abri sur l’île de Naxos, Mikhalis revient en Crète prendre les armes. Demi-pensionnaire à l’Ecole commerciale française de la Sainte-Croix, Nikos apprend le français et l’italien, et découvre la culture occidentale à travers la littérature française. « Je sentais peser sur mes épaules toute la Crète ; et si je ne savais

1 Il supprima le « s » de son nom, pourtant traditionnel dans tous les noms crétois, car il trouvait que la langue grecque comportait trop de sifflantes. Peut-être aimait-il aussi que son nom associât en un seul terme le chaudron (kazan) et le foyer (tzaki), lieu privilégié du dit et des ballades (mantinades) commémoratives des hauts faits de sa lignée. 2 Lettre au Greco, p. 18.

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pas bien ma leçon, si je ne comprenais pas un problème de mathématiques, si je n’étais pas premier à la composition, la Crète était déshonorée »3.

1898. A l’issue de la dernière révolte, et de la défaite grecque de 1897 contre les turcs, le prince Georges de Grèce (1869-1957), deuxième fils du roi Georges Ier, est nommé Haut-commissaire en Crète le 21 décembre. La Crète devient province autonome de l’Empire ottoman.

1899-1902. Rentré de Naxos en janvier 1899, Nikos entre aussitôt au Gymnase d’Héraklion, dans l’atmosphère de liesse qui suit l’arrivée du prince Georges. « Les deux plus grands jours de ma vie ont été ceux-ci : le jour où le prince Georges a débarqué en Crète et, bien des années plus tard, le jour où la Révolution a fêté ses dix ans à Moscou. En ces deux jours j’ai senti que les cloisons peuvent s’effondrer − les corps, les esprits, les âmes − et que les hommes peuvent retourner, après de terribles et sanglantes tribulations, à l’unité divine originelle » 4. C’est le temps de l’amitié, avec deux lycéens, et avec Galatée Alexiou qui deviendra son épouse. Durant l’été 1901, il apprend l’anglais avec une Irlandaise de passage, Kathleen Forde, qui l’initie à l’amour.

1900. Prenant à la lettre les récits homériques, Henri Schliemann a ressuscité Ulysse à Ithaque (1868), Priam à Troie (1870), Agamemnon et Ménélas à Mycènes (1874-76), mettant à jour la civilisation mycénienne. L’Iliade mentionnant que sept cités crétoises avaient pris part à la guerre contre Troie, menée par Idoménée sous les ordres d’Agamemnon, Minos Kalokairinos fouille le site de Cnossos en 1878. L’ethnologue anglais Arthur Evans (1851-1941) visite ses collections en 1894. En mars 1900, avec l’aide du Cretan Exploration Fund, il commence des fouilles à Cnossos. De 1900 à 1902, en trois campagnes de fouilles de trois mois aussi enthousiastes que brouillonnes, il dégage les 20.000 mètres carrés de ce qu’il considère comme le palais de Minos. Simultanément, de 1900 à 1909, un grand ensemble d’allure palatiale est dégagé par les italiens à Phaistos. La civilisation minoenne est mise à jour.

1901. 17 novembre, naissance à Athènes de Ioannis Kakridis . Fils du latiniste Théophane Kakridès, il fera ses études à Athènes, Leipzig, Berlin et Vienne, et deviendra l’un des principaux hellénistes grecs. De 1924 à 1931, il rédigera un Dictionnaire historique de la langue grecque.

1902-1922 : d’Athènes à Paris, l’apprentissage des Lettres.

1902. Le 20 septembre, Kazantzaki arrive à Athènes pour s’inscrire à la faculté de Droit. « Les cours de la faculté de droit ne répondaient pas du tout aux besoins de mon âme, ni même aux curiosités de mon esprit »5. « Le Parthénon m’est apparu comme un nombre pair, comme le 2 et le 4. Le nombre pair va contre mon cœur, je ne veux pas de lui ; il tient trop fermement sur ses pieds, il est commodément arrangé, il n’a aucun désir anxieux de se déplacer, il est conservateur, satisfait, sans inquiétude ; tous les problèmes, il les a résolus, tous ses désirs il en a fait des réalités, il s’est calmé. Mais le nombre impair est le nombre de mon cœur. Il ne s’est pas du tout installé ; ce

3 Lettre au Greco, p. 92. 4 Lettre au Greco, p. 99. 5 Lettre au Greco, p. 128.

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monde, comme il est, ne lui plaît pas, il veut le changer, le compléter : le pousser plus loin ; il est debout sur un pied, l’autre pied est en l’air, prêt, et veut partir ; pour aller où ? Au nombre pair suivant, pour s’arrêter un instant, respirer et s’élancer de nouveau. »6 Nikos Kazantzaki en 1902

Il passe ses étés en Crète. Il dit avoir rencontré l’abbé Mugnier (1853-1944) sur les ruines de Cnossos, et lui prête ces réflexions : « Chaque race et chaque époque donne à Dieu un masque qui lui est propre ; mais derrière tous les masques, à toutes les époques et dans toutes les races, se trouve toujours le même Dieu. (…) Nous autres, nous avons la croix comme emblème sacré, tes ancêtres les plus lointains avaient la hache double ; mais derrière la croix et la hache double, j’aperçois et j’adore, écartant les symboles éphémères, le même Dieu. » 7

1903. Naissance d’Eléni Samiou, qui deviendra sa seconde épouse.

1906. Kazantzaki fait son entrée dans les lettres néo-helléniques avec l’essai Le Mal du siècle, qu’il signe du pseudonyme Karma Nirvami. Il publie son premier livre, Le lys et le Serpent, inspiré par sa brève liaison avec l’irlandaise. Le 9 décembre, il obtient le diplôme de docteur en droit, mention très bien. Le 12 décembre, suite à la révolte de Thérissos animée par Venizélos, le prince Georges renonce à son mandat, mais la marche vers l’union de la Crète avec la Grèce se poursuit.

1907. Sa pièce Le jour se lève reçoit le premier prix au Concours dramatique du Pentélique (université d’Athènes). Elle est jouée en juillet par la troupe du théâtre Athénée. Kazantzaki quitte Héraklion et arrive à Paris le 1 octobre. Il loge au Quartier latin, et suit les cours d’Henri Bergson, qui traite, cette année-là, du thème « Formation et valeur des idées générales ».

Henri Bergson (1859-1941) Frédéric Nietzsche (1844-1900)

Un jour, une jeune fille lui tend un livre d’un auteur inconnu : Nietzsche. « Cet instant a été l’un des plus décisifs de ma vie. C’est là, dans la Bibliothèque Sainte-Geneviève que, par l’intermédiaire d’une étudiante inconnue, ma destinée m’avait tendu une embuscade ; c’est là que m’attendait, ardent, grand guerrier couvert de sang, l’Antéchrist. Au début il m’a épouvanté ; rien ne lui manquait : l’impudence et la présomption, un esprit indompté, la rage de la destruction, le sarcasme, le cynisme, le rire impie, toutes les

6 Lettre au Greco, p. 132. 7 Lettre au Greco, p. 146.

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griffes, les dents et les ailes de Lucifer. Mais sa colère et son orgueil m’avaient emporté, le danger m’avait enivré, et je me plongeais dans son œuvre avec passion et épouvante, comme si j’entrais dans une jungle bruissante pleine de fauves affamés et d’orchidées à l’odeur entêtante. » 8

1908. Kazantzaki demeure à Paris jusqu’à la fin juin. Il y écrit Les Âmes brisées, roman qui paraîtra en feuilleton dans Noumas du 30 août 1909 au 7 février 1910. De juillet à novembre, séjour en Crète. Il rentre en France à la fin du mois et s’installe de nouveau au Quartier latin.

1909. Il passe le mois de mars à Florence et à Rome, et regagne la Grèce fin avril. Il publie sa thèse d’assistant universitaire : Frédéric Nietzsche dans la philosophie du droit et de la cité, ainsi qu’une tragédie en un acte, Comédie. Il écrit La Vie impératrice et Le Théantrope. 3 mars, naissance à Réthymnon de Pandélis Prévélakis, écrivain, poète et dramaturge, qui deviendra son ami le plus proche.

1910. Il s’installe à Athènes avec sa compagne, Galatée Alexiou, qui a publié une nouvelle un an plus tôt. Sa tragédie Le Maître-maçon reçoit le premier prix dans un concours dramatique. Il refuse un poste de secrétaire au ministère de l’Instruction, et gagne sa vie en traduisant de nombreux ouvrages philosophiques et scientifiques : La théorie de l’émotion de William James (1911), Œuvres de Platon (1912), La Naissance de la tragédie et Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche (1912, 1913), Le Trésor des limbes (Maeterlinck), Le Rire de Bergson, De l’origine des espèces de Darwin (1915).

1911. De juin à mi-octobre, Nikos et Galatée se rendent au village de Krassi, près d’Héraklion. Tandis que Nikos disparaît des jours entiers dans la nature ou dans ses papiers, Galatée reçoit ses proches venus de la ville. Le 11 octobre, ils se marient à Héraklion ; l’ami d’enfance et condisciple Georges Fanourakis est témoin. Mariage de la carpe et du lapin : « Lui, ascète, froid, perdu dans ses visions abstraites, mystique, persuadé que le monde trouvera le salut dans des principes religieux ; elle, très femme, terrestre, enflammée, esprit clair et carré, croyant dans le seul principe matérialiste de la vie », écrira l’éditeur des Lettres à Galatée. Le jeune couple regagne Athènes.

1912. Kazantzaki publie un long essai sur Bergson. Le couple passe le mois de juillet à Krassi avec le médecin Avgéris et le poète Varnalis. Du 8 octobre 1912 au 30 mai 1913, la Première guerre balkanique met aux prises l’Empire ottoman et la Ligue balkanique, formée de la Serbie, de la Grèce, de la Bulgarie et du Monténégro. L’Empire ottoman est défait. Kazantzaki s’engage comme volontaire, et est attaché au bureau particulier du Premier ministre Eleuthérios Venizélos.

1913. Le 18 mars, le roi Georges Ier est assassiné dans les rues de Thessalonique, ville tout juste rattachée à la Grèce. Du 16 juin au 18 juillet, la Deuxième guerre balkanique met aux prises la Bulgarie avec une coalition formée de la Grèce, la Serbie, le Monténégro, la Roumanie et l’Empire ottoman. Défaite de la Bulgarie. Au traité de Bucarest, le sultan Mehmed V renonce à ses droits sur la Crète. Le 1er décembre, le drapeau grec est hissé sur la forteresse de La Canée (devenue capitale) en présence du nouveau roi Constantin Ier et de Venizélos.

8 Lettre au Gréco, p. 305.

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1914. Le 11 novembre, Kazantzakis rencontre le flamboyant poète Angelos Sikélianos, restaurateur des jeux de Delphes, dans les bureaux de l’Association pour l’éducation. « Ils se reconnaissent immédiatement comme frères », écrira Prévélákis. Ils partent aussitôt pour Salonique et font un séjour au Mont Athos, du 14 novembre au 24 décembre, en tenant un journal.

Angelos Sikélianos (1884-1951)

En chemin ils rencontrent un certain Zorba, qui voulait devenir moine après la mort de son épouse. « Il m’examina du haut en bas puis me demanda d’un air engageant : " Vous devriez me prendre avec vous, je sais très bien faire les soupes ". J’acceptai sa compagnie. Arrivés au mont Athos, on nous permit de nous installer dans un monastère abandonné. J’avais très faim et je priai Zorba de nous faire une soupe. A la façon dont il s’y prit pour couper les légumes, je compris immédiatement qu’en réalité il n’avait jamais fait de soupe. Je le regardai s’affairer et tandis que je mettais le couvert, je lui demandai avec beaucoup de sérieux : " Est-ce une fourchette ou une cuiller qu’il faut mettre ? − Ne soyez pas si pressé ! Je ne sais pas moi-même si ce sera un pilaf ou une soupe ! " J’attendis donc, et enfin la voix bruyante de Zorba commanda : " Mettez des cuillers, c’est une soupe. " »

1915. Kazantzaki et Sikélianos voyagent à travers toute la Grèce « pour se renforcer et retrouver la conscience de leur terre et de leur lignée » : Athènes, Daphni, Eleusis, le couvent byzantin de Kaissariani, excursions en Attique et surtout dans le Péloponnèse. Les deux amis partagent le même nationalisme aristocratique. En mars, de Sparte, ils adressent un télégramme de « respectueuse salutation » à Venizélos au moment où celui-ci entre en conflit avec Constantin Ier : Venizélos soutient l’Entente, le roi est favorable à l’Allemagne de son beau-frère Guillaume II. Kazantzaki écrit les tragédies Christ et Ulysse. Il séjourne à Sykia, chez Sikélianos, du 10 au 25 août. Il lit Tagore, Claudel, Maurras, Barrès, D’Annunzio, Tolstoï.

1916. A Prastova, dans le Magne, au sud du Péloponnèse (près de Kalamata), Kazantzaki met en exploitation une mine de lignite, avec comme contremaître Georges Zorba (c. 1867-1941), qui deviendra plus tard le héros de son roman Alexis Zorba. Les affaires sont prospères au début ; tous les jours des caïques partent de Tsikolina pour le Pirée. La situation politique s’aggrave. Du 6 octobre 1916 au 26 juin 1917, la Grèce est coupée en trois : au nord, à Thessalonique, un gouvernement de défense nationale dirigé par Venizélos (Thessalie, Epire) ; au sud, le gouvernement royaliste avec pour capitale Athènes ; entre les deux, une zone neutre contrôlée par les forces alliées pour éviter la guerre civile. C’est le schisme national.

1917. Galatée rejoint Nikos quelque temps dans le Magne. Peu à peu celui-ci abandonne à Zorba toutes les responsabilités. Il avouera plus tard : « L’entreprise de lignite est allée à tous les diables. Zorba et moi avions fait tout ce que nous pouvions pour arriver, à force de rires, de jeux et de discussions, à la catastrophe. » 9. L’épopée donquichottesque se poursuit avec Sikélianos : séjours à Spetsès et à Epidaure. Le 12 juin, le second fils de Constantin Ier, Alexandre, est choisi pour remplacer son père et son frère aîné sur le trône, jugés trop germanophiles par les Alliés. Il est cantonné dans un rôle de souverain fantoche par Venizélos, qui lui interdit tout contact avec sa famille.

9 Lettre au Gréco, p. 448.

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Fin septembre, Kazantzaki quitte la Grèce pour la Suisse en passant par l’Italie. Il est attendu à Zürich par un de ses bons amis crétois, Yannis Stavridakis, consul de Grèce.

1918. A Zürich, Kazantzaki se lie avec une jeune étudiante grecque, Elli Lambridi. Il la reverra en 1927, ils correspondront et resteront en contact jusqu’au bout. Pèlerinage sur les traces de Nietzsche : Silvaplana, Sils-Maria, Engadine..

1919. En mars, séjour à Spetsès avec Sikélianos. Les deux amis, aux tempéraments opposés, se séparent. Kazantzaki écrira plus tard : « Moi âpre, avare de paroles, dans ma dure écorce populaire, plein de questions, d’angoisses métaphysiques, le brillant de la façade ne me trompait jamais, je devinais le crâne derrière le beau visage ; sans aucune ingénuité, sans aucune assurance, je n’étais pas né prince, je m’efforçais de le devenir. Lui, enjoué, grandiose, sûr de lui, avait un corps racé, la conviction simpliste et fortifiante d’être immortel ; il était sûr d’être né prince et n’avait par besoin de souffrir ou de faire des efforts pour le devenir, ni même de désirer le sommet, puisqu’il se trouvait déjà, il en était sûr, au sommet. »10 Nommé le 8 mai par Venizélos directeur général du nouveau ministère de l’Aide au réfugiés, Kazantzaki quitte Athènes à la mi-juin pour diriger la mission chargée de rapatrier les Grecs du Caucase chassés par la révolution russe et persécutés par les kurdes. Il invite Zorba à le rejoindre au Caucase ; leurs chemins se sépareront au retour, Zorba trouvant femme en Serbie. L’ami Yannis Stavridakis, du ministère des Affaires étrangères, accompagne les membres de la mission. Le 11 août, il part de Batoum sur le bateau Kiraly, pour présenter un rapport à Venizélos, qui participe à la conférence de Paris dans le camp des vainqueurs. Il est à Paris le 21 août. « Collaboration avec Venizélos : froide, brutale, hostile ». Il repart en Thrace et en Macédoine, car il faut organiser l’installation des 150.000 réfugiés. « J’étais assis à la proue, sur un rouleau de cordages, et autour de moi s’étaient rassemblés hommes et femmes, les uns venant de Kars, d’autres de Sokhoum, d’autres pourchassés depuis Taïgan. Le récit de leurs peines ne finissait plus, chacun avait hâte de les dire à l’autre, pour être soulagé. J’écoutais et admirais secrètement la résistance de la race grecque ; car tandis qu’ils se lamentaient sur leurs parents qu’ils avaient perdus, sur leurs maisons qui avaient brûlé, sur la faim et les épouvantes qu’ils avaient subies, brusquement l’un d’eux lançait une grosse plaisanterie, toute la détresse disparaissait et les têtes se relevaient, très hautes. » 11

1920. Le 20 janvier, le journal Athinaïki accuse la mission de détournement d’argent, mais la campagne de presse s’enlise. Stavridakis meurt de pneumonie à Tiflis. Du 7 août au 7 octobre, il écrit une tragédie en Crète, au monastère de Vrondissi, avant de visiter la région en compagnie de l’higoumène. En dépit de la victoire militaire et diplomatique, Venizélos perd les élections du 14 novembre, après trois années de pouvoir. Un référendum rappelle Constantin Ier, Venizélos s’exile à Nice et se retire quelque temps de la vie politique. Kazantzaki démissionne. Du 21 novembre au 20 décembre, il est à Paris. Sur le chemin du retour, il s’arrête à Dresde, Leipzig, Iéna, Weimar, Nuremberg, Munich.

1921. Le 24 janvier, il est à Vienne, le 30 à Venise. En juillet, il organise avec son beau-frère une nouvelle exploration de la Crète.

10 Lettre au Greco, p. 182. 11 Lettre au Gréco, p. 431.

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1922-1925 : De Berlin à Moscou.

1922. Il signe un contrat avec l’éditeur Dimitrakos, d’Athènes, par lequel il s’engage à écrire une série de livres d’histoire pour l’enseignement secondaire. Il part pour Vienne, où de mai à août, il ébauche la tragédie Bouddha et son essai philosophique Ascèse, et s’intéresse à la psychanalyse. Quittant Vienne pour Berlin, où il arrive le 1 septembre et passera 29 mois, il lie amitié avec le sociologue Démosthène Danyilidis et le romancier Thrassos Castanakis. Il touche du doigt la misère, les souffrances et l’exaspération du peuple allemand. Le 2 octobre, au Congrès pour la réforme de l’enseignement, il rencontre une jeune fille d’origine juive, Rachel Minc ; l’éclat de ses yeux illuminera plus d’une de ses pages. Il publie sa tragédie Ulysse dans la revue d’Alexandrie Nea Zoï.

1923. A Berlin, il poursuit la rédaction de Bouddha, et termine Ascèse (Askitiki), petit livre au lyrisme impétueux, au ton nietzschéen, qui est « la graine d’où a fleuri toute son œuvre ». « Je le sais maintenant. Je n’espère rien, je ne crains rien, je me suis libéré de l’esprit et du cœur, je suis monté plus haut, je suis libre. C’est cela que je veux. Je ne veux rien d’autre. J’ai recherché la liberté. » Le 1 mai, il participe à la grande manifestation communiste. Il visite l’Allemagne, Dornburg, où résida Goethe, Naumburg, patrie de Nietzsche, et Pustchow sur la Baltique. Galatée l’a rejoint en septembre, mais ils ne font que cohabiter. La défaite militaire grecque en Asie mineure face à l’armée de Mustapha Kemal aboutit à une grave crise sociale, économique et politique qui balaie le trône fin 1923. Cette défaite ébranle le sentiment nationaliste de Kazantzaki.

1924. De janvier à fin avril, voyage en Italie : il rencontre le poète futuriste Marinetti, le biographe de saint François Johannes Joergensen, et la comtesse Pucci. De retour à Athènes, il rencontre Eleni (Hélène) Samios, jeune fille éprise de littérature, qui deviendra la compagne de sa vie ; du 18 au 28 août, ils séjournent à Lenda, au sud de la Crète. Il commence à travailler sur son Odyssée, et finit l’année en Crète.

1925-1929 : Ulysse au pays des Soviets.

1925. Il termine à Héraklion, les six premières rhapsodies de son Odyssée, vaste épopée et principale œuvre de sa carrière d’écrivain. Après un voyage dans les Cyclades du 9 août au 17 septembre, où il traduit un roman de Tagore, il part le 13 octobre pour l’Union soviétique comme envoyé spécial du journal athénien Eleutheros Logos (Propos libre).

1926. De retour en Grèce, il divorce le 24 avril12 et repart aussitôt en Palestine et à Chypre. Voyages en Espagne (août-septembre), et en Italie (octobre), où il interviewe Primo de Rivera et Mussolini pour le journal Eleutheros Typos. « La ressemblance la plus profonde entre fascisme et bolchevisme est la suivante : tous les deux exécutent un devoir supérieur. Sans le vouloir, sans le savoir, ils sont tous deux de fidèles collaborateurs. Il y a trois

12 « J’ai fait le calcul et j’ai ramassé par-ci par-là comme des guenilles les mois que tu as passés chez nous pendant les quatorze ans de notre vie commune. Eh bien, sais-tu combien de temps nous avons passé ensemble ? En tout et pour tout quatre ans ! », lui avait écrit Galatée. Galatée Alexiou (1886-1962) poursuivra son œuvre avec deux nouveaux compagnons, Pétros Psiloritis, puis Marc Avgéris, cultivant tous les genres littéraires : poésie, conte, nouvelle, roman, théâtre, livre d’enfants. Ses meilleures œuvres, écrites dans les années 1920-40, s’inspirent du réalisme socialiste. En 1957, elle évoquera sa vie commune avec Kazantzaki dans Hommes et Surhommes.

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hommes aujourd’hui au monde qui ont le droit de façonner les hommes à leur image : Lénine, Gandhi, Mussolini ». Un lycéen de 17 ans, qui vient de finir ses études secondaires au lycée de Réthymnon, et qui a lu quelques pages des Voyages, vient par deux fois rencontrer Kazantzaki rue Ermou, à Athènes, sans succès, lui écrit et finit par le rencontrer en novembre : Pandélis Prévélakis devient aussitôt l’ami le plus intime de Kazantzaki.

1927. Janvier et février, Egypte, où il rencontre le poète Constantin Cavafis (1863-1933), « une parmi les dernières fleurs d’une civilisation », puis il part au Sinaï. Le 19 mai, il s’installe à Egine, chez son ami Paul Chanos. Du 20 mai au 18 septembre, il achève les 18 derniers chants de son Odyssée dont le nombre de vers devait atteindre 33333. La revue Anaghenissi publie Ascèse. Il rédige un grand nombre d’articles pour le Dictionnaire encyclopédique Eleutheroudakis. D’octobre à décembre, deuxième voyage en Union soviétique, cette fois comme invité du gouvernement pour le 10ème anniversaire de la Révolution. Il y rencontre le « Gorki des Balkans », Panaït Istrati, écrivain roumain de langue française. « Son visage maigre et sillonné de rides m’a plu dès le premier instant avec son expression de vainqueur torturé». Ils rendent visite à Gorki, qui les déçoit, et parcourent le Caucase. Le 22 décembre, ils s’embarquent à Odessa pour le Pirée. La tragédie Nicéphore Phocas est publiée et accueillie dans l’enthousiasme, ainsi qu’un livre de voyages, Espagne, Italie, Egypte, Sinaï.

1928. Il publie dans le journal Proïa ses impressions de voyage en Russie. Dans le Saint-Sépulcre de la nouvelle Jérusalem, Lénine, « c’est encore un Christ, un Christ rouge »13. Le 19 avril, il repart en Union soviétique pour rejoindre Istrati. Ils se retrouvent à Kiev le 24. Pendant qu’Istrati obtient à Moscou l’autorisation de voyager gratuitement sur tout le territoire, Kazantzaki écrit des scénarios de films : Le Mouchoir rouge (sur la révolution grecque de 1821), Lénine. En juin, ils passent quelques jours à Léningrad, où il rencontrent Victor Serge. Le 17 juillet, Kazantzaki, Istrati et sa compagne Bilili Baud-Bovy vont en train à Mourmansk. En août ils sont de retour à Moscou où Héléne Samiou les rejoint. Ils partent le 28 pour Nijni-Novgorod, la Volga, Astrakan, Stalingrad, Caspienne, Tiflis, l’Arménie et la mer Noire. Kazantzaki envoie des articles à différents journaux européens, qu’Istrati se contente de cosigner. A leur retour à Léningrad en décembre, ils apprennent les poursuites engagées contre Victor Serge et sa famille. Tandis qu’Istrati bouleversé se démène, Kazantzaki est à peine ému ; c’est la rupture. Panaït Istrati (1884-1935) Il retouche Ascèse et ajoute un dernier chapitre, Silence, marqué par le pessimisme héroïque : « Silence, voilà ce que cela signifie : chacun, une fois son service terminé avec tous ses travaux, atteint le point culminant de l’effort. Au-delà de chacun de ses travaux, il ne lutte pas, il ne crie pas ; il mûrit tout entier silencieusement, inexorablement, éternellement avec l’Univers ». A Athènes sont publiés Ulysse, Ce que j’ai vu en Russie et Christ.

1929. A Berlin du 20 avril au 9 mai, Kazantzaki rencontre éditeurs et directeurs de journaux, et fait une causerie sur la Russie.

13 Lettre au Gréco, p. 391.

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Le 10 mai, il s’installe avec Hélène à Gottesgab, en Tchécoslovaquie (auj. Bozi Dar), dans une maison forestière isolée de Bohême sudète, où il écrit, directement en français, Toda Raba et Kapetan Elia (qu’il détruira). Retour à Héraklion en novembre. Il remanie son Odyssée, et publie l’Histoire de la littérature russe (2 volumes).

1930. Nice. De juin à octobre, il y traduit du français une vingtaine de livres pour enfants, notamment des Jules Verne : Le Tour du Monde en 80 jours, Michel Strogoff, Une ville flottante, Robur le Conquérant. Il projette de rédiger un Dictionnaire français-grec. En novembre, il s’installe sous la pluie à Héraklion, et revient à Egine en décembre.

1931-1939 : Les Canti, Odyssée, Madrid, Egine, Chine, Japon, Londres.

1931. Il réside à Egine jusqu’en juin, où il poursuit ses traductions et rédige d’arrache-pied son Dictionnaire. En juin, il habite Meudon, visite l’Exposition coloniale, et médite sur les civilisations primitives. En juillet, il regagne son ancienne maison de Gottesgab, où Hélène le rejoint en septembre : troisième version d’Odyssée. Toda Raba est publié à Paris et en Hollande.

1932. En février, son éditeur l’informe qu’il renonce à publier le Dictionnaire. Kazantzaki écrit d’un trait plusieurs scénarios de films, mais ne réussit pas à les placer. De juin à septembre, Hélène et lui s’installent à Boulogne-sur-Seine ; il traduit en 45 jours la Divine Comédie de Dante, et compose en novembre le premier de ses 21 Canti, consacré à Dante : 181 vers en tercets de 11 syllabes Parti seul pour Madrid, il loge chez son ami Timotéo Pérez Rubio, retrouve son ami Juan Ramon Jimenez, rencontre Benavente, Valle-Inclan et Garcia Lorca « débordant de jeunesse et de vie », rédige une Anthologie de la Poésie espagnole, et adapte en français sa tragédie Nicéphore Phocas. Cette année, très éprouvante, est marquée par la mort de sa mère, en mars, et celle de son père, en décembre. « Je n’avais jamais regardé mon père avec tendresse. La frayeur qu’il me causait était si grande que tout le reste, amour, respect, familiarité, tout disparaissait. Sa parole était pesante, et plus pesant encore son silence (…) Quand, trois jours après, je suis retourné dans la petite maison du bord de mer, j’ai éprouvé un soulagement inavouable, impie. Je n’avais plus ce poids qui pesait sur moi, cette ombre. » 14

1933. A Madrid, jusqu’en mars. A Paris du 26 mars au 6 avril, il rédige le second de ses Canti : Le Greco. A Egine, à partir du 12 avril, il termine sa traduction de la Divine Comédie, qui sera publiée à Athènes l’année suivante, et reprend, pour la quatrième fois, son Odyssée. Il publie dans la presse ses impressions d’Espagne, et poursuit l’écriture des Canti : Gengis Khan, Psichari, Sainte Thérèse.

1934. Egine. Pour subvenir à ses besoins, Kazantzaki écrit trois livres pour l’enseignement primaire. Composition de nouveaux Canti : Lénine, Don Quichotte, A soi, Mahomet, Nietzsche, Bouddha, Moïse, Le Tercet, Hélène.

1935. Du 20 février au 6 mai, il s’embarque sur un cargo, et voyage jusqu’en Chine et au Japon : Ceylan, Singapour, Hong-Kong, Shangaï, Kobé, Ozaka, Nara, Tokyo, Pékin. Ses souvenirs d’Extrême-Orient sont publiés du 9 juin au 18 octobre dans le journal Acropolis. Le 16 avril, Panaït Istrati meurt de tuberculose à Bucarest ; il avait ouvert les yeux sur la bureaucratie stalinienne, et le PCF ne le lui avait pas pardonné. Peu après, Hélène Samios rédige en français un témoignage important sur le voyage de plus de 7000 km fait en URSS

14 Lettre au Gréco, p. 477, 478.

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par Istrati, Kazantzaki et leurs compagnes, La Véritable tragédie de Panaït Istrati. Ce livre, resté longtemps inédit, n’a été publié en France qu’en 2013. Kazantzaki se consacre à la cinquième version d’Odyssée et achète, début juillet, un terrain à Egine, à l’endroit le plus sec et le plus désert, au nord de l’île, pour y construire son « cocon ».

1936. Il écrit en six semaines, en français, Le Jardin des Rochers, traduit en douze jours le premier Faust de Goethe, et poursuit ses Canti : Shakespeare, Leonardo, Toda-Raba, Hideyoshi. 18 mars, mort d’Elefthérios Venizélos, en exil, à Paris. En octobre, Kazantzaki part en bateau pour l’Espagne, comme envoyé spécial du journal Kathimérini ; en chemin, il fait le point sur son évolution : « Jusqu’en 1923, je traversais ému et ardent le nationalisme. L’ombre que je sentais à mes côtés : Dragoumis15. De 1923 à 1933, je traversais avec la même flamme et la même émotion les rangs de la gauche (jamais communiste, comme vous savez ; je n’ai jamais eu cette gale intellectuelle). L’ombre que je sentais à mes côtés, pâle, était celle d’Istrati. Maintenant, je passe par le troisième stade − sera-t-il le dernier ? − et je l’appelle liberté. Aucune ombre, sinon la mienne, allongée, noire, sombre et qui monte. Je suis délivré du rouge et des autres couleurs, j’ai cessé d’identifier le sort de mon âme − ma rédemption − au sort de n’importe quelle idée. Je sais que les idées sont inférieures à une âme créatrice. Je deviens de plus en plus amoral, anidéal, pas au sens négatif, mais au sens positif et profond de ces termes qui ne sont négatifs que pour les âmes stériles, froides et insensibles. » 16 A Salamanque, Franco l’autorise à circuler librement. Il rencontre Miguel de Unamuno, avant de visiter Tolède en ruine, où il apprend la mort de Garcia Lorca. « J’aurais voulu partir ; je m’oblige à rester. A voir. A ne pas perdre une goutte d’horreur ».

1937. La maison d’Egine est achevée sur le terrain acquis deux ans plus tôt. Sixième version d’Odyssée. Il termine les trois derniers des 21 Canti : Alexandre le Grand, Le Christ, Grand-père - Père - Petit-fils. Voyage dans le Péloponnèse (Sparte, Mistra, Monemvassia, Argos) du 4 au 19 septembre. Il écrit la tragédie Mélissa.

1938. En janvier, Mélissa est présentée au Théâtre royal, mais ne sera jouée qu’en 1962. De mai à décembre, ultime version d’Odyssée puis publication, dans une édition limitée à 325 exemplaires, pesant 7 kilos ! Cette épopée, commencée en 1924, contient 33333 vers de 17 syllabes. « Les vers de dix-sept pieds tumultueux, marins, roulaient à la suite l’un de l’autre et s’étalaient sur le papier. Je vivais, immobile, les épreuves et les exploits d’Ulysse. Il avait appareillé pour le grand voyage, le voyage sans retour : sa petite île, sa petite femme insignifiante, son fils naïf et plein de bonne volonté ne lui suffisaient plus. »17 Publication des Voyages Japon-Chine.

1939. De juillet à novembre, Kazantzaki se rend en Angleterre à l’invitation du British Council. Demeurant à Stratford-on-Avon, dans la maison de la fille de Shakespeare, il

15 Íon Dragoúmis (1878-1920), diplomate, homme politique et écrivain nationaliste, assassiné à Athènes par des vénizélistes. Disciple littéraire et politique de Maurice Barrès, il fit passer ses idées politiques dans des ouvrages qui connurent un immense succès, comme Le Sang des martyrs et des héros paru en 1907 ou Samothrace paru en 1909. Il écrivait en démotique dont il avait choisi la cause. 16 Lettre à Prévélakis du 12 octobre 1936, écrite sur le bateau qui le mène en Espagne.. 17 Lettre au Gréco, p. 482.

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compose sa tragédie Julien l’Apostat : « Je suis à ce point déçu que je n’ai plus de problèmes, et le seul dieu qui reste droit en moi est le dieu du contact ». Retour à Egine.

1940-1946 : La guerre mondiale, la guerre civile, Zorba.

1940. Rédaction des Voyages en Angleterre. En avril, il fait un tour dans les montagnes de Crète, d’ouest en est, en compagnie de Marina Papayoannou. « Un jour à midi, comme je passais au pied du Psiloriti, j’ai entendu au-dessus de moi, très haut, une voix sauvage : − Hé, toi là-bas, attends un peu ! Attends un peu, j’ai quelque chose à te demander. J’ai levé la tête et aperçu un homme qui sortait de derrière un rocher et se mettait à dégringoler vers moi. Il descendait à grandes enjambées de rocher en rocher, les pierres roulaient sous ses pieds, un grondement s’élevait ; la montagne tout entière semblait dégringoler avec lui. Je voyais à présent nettement que c’était un vieux berger d’une taille immense. Je me suis arrêté pour l’attendre. Que peut-il bien me vouloir, pensais-je, pourquoi tant de passion ? Il s’est approché, s’est arrêté sur un rocher ; sa poitrine velue, découverte, fumait. − Hé, compère, me dit-il tout essoufflé, qu’est-ce qu’elle devient la Norvège ? Il avait entendu dire qu’un pays risquait de tomber dans la servitude, il ne savait pas très bien ce que c’était que la Norvège, où elle se trouvait, ni quels hommes vivaient pas là-bas ; il ne comprenait clairement qu’une chose : que la liberté était en danger. − Ça va mieux pour elle, grand-père, lui répondis-je, ne te fais pas de mauvais sang ; ça va mieux. − Dieu soit loué pour elle, gronda le vieux berger en faisant un signe de croix. − Tu veux une cigarette ? − Pour quoi faire une cigarette ? Je n’ai besoin de rien. Que la Norvège continue à aller bien, ça me suffit. »18 28 octobre : l’Italie de Mussolini, qui a annexé l’Albanie en 1939, entre en guerre contre la Grèce. L’armée grecque de Metaxas attend de pied ferme les agresseurs. A l’offensive italienne et à la contre-offensive grecque succède une terrible guerre de position en montagne, en plein hiver. Une nouvelle offensive italienne s’enlise dans la boue et le sang.

1941. Egine. 30 janvier, mort du dictateur Ioannis Metaxas. 6 avril : l’Allemagne nazie envahit la Yougoslavie et la Grèce pour porter secours aux troupes italiennes. Belgrade tombe le 12 avril, l’armée yougoslave est détruite le 17. Le gouvernement yougoslave et le roi Pierre II s’envolent pour la Grèce à bord d’avions anglais, avant de gagner Londres. L’armée grecque est débordée. Le chef du gouvernement, Koryzis, se suicide le 18 avril. La Grèce capitule le 21. Le 23, le roi Georges II et le gouvernement d’Emmanuel Tsouderos fuient Athènes et se réfugient en Crète. Le 27, les Allemands entrent à Athènes ; un ezvone drapé de bleu et blanc se jette du haut de l’Acropole. 32000 soldats du Commonwealth fuient depuis les plages de l’Attique et du Péloponnèse pour organiser un nouveau front de résistance en Crète. La bataille de Crète oppose les troupes britanniques et alliées aux parachutistes allemands pendant 10 jours, du 20 mai au 1 juin 1941. Les pertes grecques s’élèvent à 1500 tués et environ 3000 blessés, l’armée de terre britannique a perdu 16583 hommes, la Royal Navy 2011 marins,

18 Lettre au Gréco, p. 455.

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les Allemands 3714 tués ou disparus, et environ 2500 blessés, les italiens comptent plusieurs centaines de tués ou blessés, surtout des marins. Kazantzaki achève la tragédie Bouddha et révise sa traduction de la Divine Comédie. En août, il prépare le schéma d’un roman sur Zorba, et l’abandonne par la suite. La famine de l’hiver 41-42 fait des dizaines de morts à Egine. Nikos et Hélène Kazantzaki souffrent de la faim ; ils sont aidés par un ami directeur de prison et reçoivent de temps en temps des provisions de Crète.

1942. A la mi-février, Kazantzaki obtient un premier laisser-passer pour Athènes, où il revoit Prévélakis, chez qui il renoue avec Sikélianos après vingt années de séparation ; tous deux se retrouvent à Egine de mai à fin octobre. Il prépare le schéma d’un roman intitulé les Mémoires du Christ, qui deviendra La Dernière Tentation. Il fait la connaissance de Ioannis Kakridis, professeur de grec ancien à la faculté de Salonique et grand démotiste. Il traduisent ensemble en démotique L’Iliade d’Homère.

1943. Egine. Il commence la trilogie de Prométhée et s’attaque à la traduction de L’Odyssée d’Homère. Il apprend vers cette époque la mort de Zorba, et reprend l’écriture de La vie d’Alexis Zorba. Il la termine en moins d’un mois, le 19 mai. « A la maison m’attendait une lettre dans une enveloppe de deuil. Un timbre de Serbie, j’ai compris. Je la regardais dans ma main qui tremblait. Pourquoi l’ouvrir ? (…) Les souvenirs évanouis ont repris vie, les joies et les tristesses englouties remontaient, avec nos discussions et nos rires jaillissants. Toutes les journées que nous avions vécues ensemble repassaient devant moi, blanches, joyeuses, pleines de roucoulements, comme des colombes. Les souvenirs sont remontés un étage plus haut que la vérité, deux étages plus haut que le mensonge. Zorba se métamorphosait peu à peu et devenait une légende. La nuit j’hésitais à me coucher pour dormir ; je sentais dans mon sommeil la semence qui travaillait. Au milieu de la sainte paix de la nuit, je l’entendais ronger, comme un ver à soie : ronger les feuilles, le plus profond de mon cœur et chercher à en faire de la soie. » 19 Ce chef d’œuvre de littérature païenne sera traduit en 27 langues et lu dans 40 pays.

1944. Kazantzaki revoit les documents pour la composition d’une nouvelle épopée, Akritas, du nom du héros byzantin, qui doit faire pendant à Odyssée et embrasser toute l’historicité de la race grecque. Il achève deux nouvelles tragédies, Capodistria et Constantin Paléologue.

1945. Venu s’installer à Athènes, il assiste aux massacres et aux déchirements de la guerre civile. Avec l’appui d’un petit nombre d’intellectuels, il crée l’Union socialiste ouvrière, afin de chercher à unifier les progressistes et de lutter contre l’intolérance. Plus de 100 membres des différents partis socialistes se rassemblent le 20 mai et élisent un Comité dont il est élu président. Ils soutiennent le gouvernement de Kyriakos Varvaressos attaqué par la réaction. Le 15 juin, sa candidature à l’Académie d’Athènes échoue de deux voix. Le 1 juin, il se rend en mission officielle en Crète pour enquêter sur les dommages et les atrocités subis pendant la guerre : « Je voulais voir les villages que les barbares avaient brûlés et détruits, les femmes et les hommes qu’ils avaient vêtus de deuil. Je m’attendais à entendre des pleurs, à voir des mains qui se tendaient et appelaient au secours. J’ai vu des âmes insoumises, inflexibles, des corps à moitié nus, affamés et intraitables. » La mission dure 40 jours. C’est son dernier voyage sur la terre natale.

19 Lettre au Gréco, p. 459 et 462.

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Le 11 novembre, il épouse Hélène Samios, sa fidèle compagne depuis 1926 ; Angelos et Anna Sikélianos sont témoins. De novembre 45 à janvier 46, il participe au gouvernement Sofoulis comme ministre sans portefeuille. Il démissionne au bout de 47 jours, ayant atteint son but : l’unification des partis socialistes.

1946. Le Théâtre royal d’Athènes donne en première représentation la tragédie de Kazantzaki, Capodistria. Le 28 mars, Sikélianos envoie à Kazantzaki un exemplaire de sa tragédie Le Christ à Rome avec cette dédicace : « A mon Nikos, Son Frère ». Le 27 mai, la Société des Gens de lettres de Grèce présente à l’Académie suédoise la double candidature de Kazantzaki et de Sikélianos pour le prix Nobel de littérature, mais celui-ci est attribué à Hermann Hesse. De juillet à septembre, retour en Angleterre à l’invitation du British Council ; Kazantzaki lance un appel aux intellectuels pour la création d’une Internationale de l’Esprit. Il rencontre Stephen Spender, David Garnett, Walter de La Mare, le sculpteur Henry Moore, etc. Invité en octobre par le gouvernement français, il se rend à Paris, et réside 19 place de la Madeleine. Il décide de se fixer en France et de poursuivre à l’étranger sa carrière d’écrivain. A Athènes sont publiés La vie et les Manières d’Alexis Zorba et Capodistria.

1947. Kazantzaki est nommé conseiller littéraire à l’Unesco. Zorba est publié à Paris. Il traduit en français Julien l’Apostat, qui est joué lors d’un concours de jeunes troupes.

1948-1957 : Exil à Antibes, grands romans, derniers voyages, maladie.

1948. Le 25 mars, il quitte l’Unesco, soulagé de retrouver sa liberté. Le 2 juin, il s’établit à Antibes, dans une petite maison de la commune libre des Safranier, où il résidera jusqu’à la fin de sa vie. Il écrit la tragédie Sodome et Gomorrhe et, du 7 juillet au 7 septembre, Le Christ recrucifié, son deuxième grand roman après Alexis Zorba.

Maison de Kazantzaki, Antibes, rue du Bas Castellet

En septembre, cure thermale à Vichy ; premières atteintes de la maladie.

1949. En avril, le couple Kazantzaki s’installe villa Manolita, à Antibes.

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Il écrit le roman Les Frères ennemis : « La liberté n’a pas de but. Et on ne la rencontre pas sur la terre. Sur la terre, on ne rencontre que le combat pour la liberté. Nous combattons pour l’inaccessible ». Il y dit adieu aux grandes idées : « Choisis de te rendre à un gros hérisson, je veux dire à une grande idée. Ce n’est pas le choix qui manque : patrie, religion, science, art, gloire, communisme, fascisme, égalité, fraternité… Vous avez de la chance, vous les jeunes, vous arrivez juste à point pour les soldes », écrit l’oncle Vélissarios20 . Il écrit les tragédies Kouros et Christophe Colomb (ou La Pomme d’or), et commence à écrire le roman Capétan Michalis.

1950. De janvier à mai, il poursuit la rédaction du Capétan Michalis (La Liberté ou la mort), qui raconte sur un mode épique la révolte crétoise de 1889. Du 5 au 22 septembre, il voyage en Espagne avec sa femme et des amis. Le Christ recrucifié est édité à Stockholm. Il commence la rédaction de La Dernière Tentation.

1951. Il se consacre, de janvier à juillet, à la composition de La Dernière Tentation. Ascèse est publié dans sa version française. 19 juin, mort d’Angélos Sikélianos, à Athènes. « Et mon ami lui aussi remonte de terre, beau comme il était alors, dans la fleur de sa jeunesse, avec son rire homérique, son œil d’aigle, tout bleu, et sa poitrine remplie de poèmes ! » 21 En août, voyage à Florence, Sienne, Venise, Pise. Retour à Antibes mi-septembre. Le Saint-François de Joergensen est édité en Grèce dans la traduction de Kazantzaki.

1952. Les romans de Kazantzaki connaissent un grand succès dans de nombreux pays. Nombreuses propositions de traduction, correspondances avec les éditeurs. Fatigue. Il séjourne seul près de Salzbourg, puis part en Italie avec Hélène (Ravenne, Rimini, Assise, Arezzo, Sienne), puis en Hollande.

1953. Au début de l’année, Kazantzaki passe un mois et demi à l’hôpital Bichat, à Paris, pour soigner son œil droit ; on détecte une anomalie sérieuse dans la fonction lymphatique. Zorba est publié en Allemagne et en Angleterre. De retour à Antibes, il termine, avec la collaboration du professeur Kakridis, la traduction de L’Iliade. Il poursuit et achève la rédaction du Pauvre d’Assise. Il est persécuté par l’Eglise grecque pour quelques pages du Capétan Michalis et pour La Dernière Tentation encore inédite en Grèce. Le quotidien Hestia le taxe d’athéisme et de communisme. Plusieurs de ses ouvrages sont publiés dans divers pays d’Europe.

1954. En avril, le pape met à l’Index La Dernière Tentation. En réponse, Kazantzaki télégraphie à la commission de l’Index cette phrase de Tertullien : « Ad tuum, Domine, tribunal appello » (J’en appelle, Seigneur, à ton tribunal). En juin, le couple Kazantzaki s’installe au 8 rue du Bas-Castelet à Antibes. Odyssée est traduite en anglais, Le Capétan Michalis conquiert l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne et la Hollande. Alexis Zorba reçoit le Prix du meilleur livre étranger paru en France. La pièce Sodome et Gomorrhe est présentée à Mannheim par le Nationaltheater. Kazantzaki va se faire soigner à la clinique universitaire de Fribourg-en-Brisgau, où on diagnostique une leucémie lymphoïde bénigne. L’éditeur Diphros, d’Athènes, entreprend la publication de ses œuvres complètes.

20 Les Frères ennemis, Omnibus, p. 838. 21 Lettre au Greco, p. 223.

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« Mon but quand j’écris n’est pas la beauté, c’est la rédemption » 22

1955. Protestant contre les calomnies de l’Eglise, l’opinion publique et plusieurs journaux (Ta Néa, Ethnikos Kyrix, Eleuthéria, Avgi) prennent la défense de Kazantzaki. Le conseil municipal d’Héraklion donne son nom à une rue, bientôt imité par ceux de La Canée, du Pirée, d’Athènes et de Salonique. En juillet, il visite l’Italie et la Suisse. A Lugano, il entame Lettre au Gréco23, son testament spirituel, ses Mémoires d’Outre-tombe. La première version est prête à la fin de l’année. « Première rédaction ; il y en aura trois », porte le manuscrit, conforme à sa méthode habituelle : « Je rassemble mes outils : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher, l’esprit. Le soir est tombé, la journée de travail s’achève, je retourne chez moi comme la taupe dans la terre. Non que je sois las de travailler, je ne suis pas las, mais le soleil se couche. (…) J’étends la main, je saisis le verrou de la terre, pour ouvrir la porte et m’en aller, mais j’hésite encore un peu sur le seuil lumineux. Il est difficile, très difficile d’arracher mes yeux, mes oreilles, mes entrailles, des pierres et des herbes du monde. On dit : je suis rassasié, calme, je ne veux plus rien, j’ai réalisé mon dessein et je m’en vais. Mais le cœur s’approche aux pierres et aux herbes, résiste, supplie : − Attends encore ! »24 Nikos et Hélène rentrent par Zürich et l’Alsace, où ils sont reçus le 11 août par Albert Schweitzer. La traduction en démotique de L’Iliade est publiée à Athènes. En octobre, Kazantzaki reçoit à Antibes son nouvel éditeur grec, Jean Goudélis, qui promet d’éditer La Dernière Tentation. Pour se prémunir contre des poursuites, on fait savoir aux autorités grecques que l’auteur est le voisin et l’ami de la princesse Marie Bonaparte 25.

1956. Le 24 juin, Kazantzaki et Kakridis commencent à traduire L’Odyssée, après le succès de L’Iliade. Kakridis achèvera seul cette entreprise après la mort de Kazantzaki. Le 28 juin, il reçoit à Vienne le Prix international de la Paix, puis séjourne un mois en Slovénie, et regagne la France fin août. Sous le titre Celui qui doit mourir, Jules Dassin adapte au cinéma Le Christ recrucifié, avec Mélina Mercouri et Pierre Vaneck ; Hélène va en Crète assister au tournage. En septembre, Kazantzaki reprend en France sa Lettre au Greco. Deux mois plus tard, la seconde version est achevée. La troisième ne verra pas le jour. Combattu par les bien-pensants de l’establishment grec, Kazantzaki se voit à nouveau refuser le prix Nobel de littérature, qui est attribué à son vieil ami Juan Ramon Jimenez. Le Capétan Michalis est édité à Paris (sous le titre La liberté ou la mort), à Oxford, Lisbonne, Ljubljana, Le Pauvre d’Assise à Hambourg, Stockholm, Copenhague.

1957. En mars, Kazantzaki subit des soins à Fribourg. De retour à Antibes, il corrige son ancien Voyage au Moyen-Orient pour l’édition française qui paraît sous le titre : Du mont Sinaï à l’île de Vénus.

22 Lettre au Gréco, p. 454. 23 La traduction littérale du titre grec serait plutôt : Rapport au Greco, ou mieux : Compte rendu au Greco, au sens militaire du terme. 24 Lettre au Gréco, p. 11 et 12. 25 Marie Bonaparte (1882-1962), arrière-petite-fille de Lucien Bonaparte, puis, par son mariage en 1907 avec Georges de Grèce (1869-1957), princesse de Grèce et de Danemark, fut une pionnière de la psychanalyse en France. C’est en raison de ses liens avec le psychologue Gustave Le Bon et surtout avec Sigmund Freud, dont elle fut l’une des premières traductrices en français, qu’elle a laissé une trace dans l’histoire.

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Le 4 mai, le film de Jules Dassin Celui qui doit mourir est projeté au festival de Cannes, en présence de Kazantzaki ; gros succès. La maison Plon, chargée de l’édition des œuvres complètes, organise en l’honneur de l’écrivain une réception à Paris. Invités par le gouvernement chinois, Nikos et Hélène partent le 5 juin pour la Chine ; à Berne, ils retrouvent leurs amis Chryssos et Nelly Evelpidès qui vont les accompagner. Prague, Moscou, Léningrad où ils écoutent Richter jouer Schubert et Liszt, Pékin le 19 juin, où ils sont reçus par le président Chou-en-Lai. A Canton le 17 juillet, le couple se fait vacciner pour pouvoir passer au Japon. Hong-Kong, Tokyo, Kyoto, Nara... Le voyage est interrompu le 6 août : souffrant d’un oedème au bras provoqué par le vaccin, Kazantzaki est dirigé sur Copenhague. Le 28, son état de santé ayant empiré, il regagne la clinique de Fribourg. Atteint de grippe asiatique, il s’épuise rapidement. Le 17 octobre, ultime déception, le prix Nobel est attribué à Albert Camus, qu’il félicite.

Nikos Kazantzaki meurt à Fribourg-en-Brisgau le 26 octobre, à 10 h 30 du soir, à l’âge de 74 ans. Le cercueil arrive par la route à Eleusis, le 3 novembre. Refusé par l’église, il est déposé à la morgue. Transporté par avion le 4 à Héraklion, il est exposé dans la cathédrale. Le 5, à 11 h du matin, les funérailles réunissent une foule immense dans les rues de l’ancienne Candie. Kazantzaki est enterré sur les murailles vénitiennes, dans le bastion Martinengo. Sur sa tombe sera gravée cette épitaphe, tirée d’Ascèse : Je n’espère rien, Je ne crains rien, Je suis libre.

1958. Publication des Lettres à Galatée à Athènes.

1963. Parution des Frères ennemis à Athènes.

1964. Le film Zorba le Grec est réalisé par Michael Cacoyannis, avec Anthony Quinn, Alan Bates, Irène Papas, et un célèbre sirtaki composé par Mikis Theodorakis. Il est tourné à Stavros, dans la péninsule d’Akrotiri, au nord de La Canée, et sort le 14 décembre. Plusieurs comédies musicales tirées d’Alexis Zorba ont été jouées dans des théâtres à travers le monde, avant et après le film de Cacoyannis.

1965. La traduction en démotique de L’Odyssée, achevée par le professeur Kakridis, est publiée à Athènes.

1968. Hélène publie chez Plon Le Dissident, Nikos Kazantzaki vu à travers ses lettres, ses carnets, ses textes inédits, livre aussitôt traduit en de nombreuses langues.

1986. 15 mars, mort à Athènes de l’écrivain et dramaturge Pandélís Prevelákis, à 77 ans. Ses œuvres principales ont pour cadre la Crète : La Chronique d’une Cité (1937), et les deux trilogies Le Crétois (1948-1950) et Chemins de la création (1959-1966). Il a consacré trois livres au Gréco, et publié Recueil des 400 lettres à Prévélakis.

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1988. La dernière tentation du Christ, film réalisé par Martin Scorcese, fait scandale comme le roman.

1992. 22 mars, mort de Ioannis Kakridis , à Athènes, à 90 ans.

2004. 18 février, mort d’Hélène Samios-Kazantzaki à Athènes où elle vivait depuis 1989, après s’être installée à Genève. Elle est inhumée aux côtés de son mari.

_________ Sources et références Nikos Kazantzaki : Lettre au Gréco, bilan d’une vie (Plon, 1961), trad. Michel Saunier

Nikos Kazantzaki : Romans (Omnibus, 1996), présentés par Bernard Gestin

Nikos Kazantzaki : Ascèse (Aux forges de Vulcain, 2014), trad. Jacqueline Razgonnikov

Les romans de Kazantzaki sont en cours de réédition, dans des traductions nouvelles

Panayotis Moullas : Nikos Kazantzaki (Encyclopedia universalis)

Colette Janiaud-Lust : Nikos Kazantzaki, sa vie, son œuvre (François Maspéro, 1970)

Paul Faure : La vie quotidienne en Crète au temps de Minos (Poche, 1973)

Jacques Lacarrière : l’Eté grec (Plon, 1976)

Dominique Lormier : La guerre italo-grecque 1940-1941 (Calmann-Lévy, 2008)

Wikipedia contient des articles très complets sur l’histoire mouvementée de la Crète et de la Grèce : Histoire de la Crète, Révoltes crétoises de 1866, 1878, 1889, 1897-1898, Première et Deuxième guerres balkaniques, Georges de Grèce, Marie Bonaparte, Elefthérios Vénizélos, Ion Dragoumis, Georges Ier, Constantin Ier, Alexandre Ier, Georges II, etc. Nikos Kazantzakis, Georges Zorbas, Angélos Sikélianos, Panaït Istrati.

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