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Extrait de la publication…compliquées dans la vie réelle que dans la fiction roma-nesque. Mon père avait un dieu c'étaitla République. Ambassadeur de la IIIe encore dans tout

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Pour M.

à qui je dois tant

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Bah Tout compte fait, qu'aurai-je été ?Le vagabond quipasse sous une ombrelle trouée

Mao Tsé-toung(à Edgar Snow).

La connaissance très rudimentaire que Snow avait de lalangue chinoise et qui n'inclut sans doute jamais l'art de lacontrepèterie ne s'était certes pas améliorée après un intervallede quelque trente années passées loin de la Chine il n'y a doncrien d'étonnant à ce qu'il n'ait pas su reconnaître dans cemoine sous un parapluie évoqué par le Président un calembourarchiconnu. L'expression par homophonie (Wu fa wu t'ien)appelle plutôt le sens je n'ai ni foi ni loi.

Simon Leys.

La formule de Mao Tsé-toung que Snow traduit par Levagabond qui passe sous une ombrelle trouée et SimonLeys par je n'ai ni foi ni loi signifierait plutôt je necrains rien ni personne sous le ciel et sur la terre niDieu ni maître je suis un homme libre.

(Conversations avec Han Suyin et avec des sinologues.)

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0 saisons ô châteaux

Quelle âme est sans défaut 1

Arthur Rimbaud.

Mon foyer n'attend plus de dieux qui soient ses hôtes.J'augure d'aujourd'hui ce que sera demain,Sachant ce que fut vivre et combien vivre est vainQuand on n'est rien de plus qu'un homme, entre les autres.

Henri de Régnier.

Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires,que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes etqui les vaut tous et que vaut n'importe qui.

Jean-Paul Sartre.

Alles ist einfach, aber das Einfache ist schwierig.

Clausewitz.

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LA PIÈCE D'EAU

Longtemps, je me suis demandé quoi faire. Je flottaisdans l'incertitude et dans l'indécision. J'imaginais unevie entière sans signification et une mort inutile. Malgréles charmes pour moi réels de la paresse et de l'in-souciance, mourir sans avoir rien fait me remplissaitd'angoisses. La Gloire de l'Empire et Au plaisir de Dieum'introduisirent enfin, assez tard à mes yeux, ou peut-être assez tôt, dans des cercles plus ou moins enchantés.J'écrivais. Quel bonheur L'Académie française, ladirection du Figaro, une relative notoriété se refermèrentsur moi. Ah bravo. On me félicitait énormément. De

vieilles dames et de jeunes garçons me demandaientd'écrire mon nom sur la première page de mes livres.Bravo. Encore bravo. J'avançais sous les pluies de fleursdont rêvait mon enfance. Whoopee

Ouais. Toutes les roses ont leurs épines, tous leshonneurs ont leurs périls. Je me pavanais quel ennuiEt qui sait quelles déroutes sous ces acclamations ?Beaucoup, qui me voulaient du bien, me croyaient enfinsauvé. Sauvé de quoi ? De moi-même sans doute.Quelque chose, en secret, me murmurait pourtant quej'étais peut-être perdu. Le vertige me prenait. Perdu ?

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Sauvé ? Je n'en avais pas fini de m'interroger sur ma vieet sur ce monde plein de pièges où elle se déroulait.

J'ai raconté ailleurs, en mêlant la fiction à la réalité,les tours de pièce d'eau que, dans un univers évanoui,plein de châteaux et de gardes-chasse, je m'appliquais,enfant, en compagnie d'un père admiré et aimé qui s'in-quiétait de mon avenir. Lorsque le soir s'annonçait,nous partions tous les deux nous promener ensembleautour de l'étang où se reflétaient les grands arbres etmon père me demandait, avec douceur et sévérité, ceque je comptais faire de ma vie. Ce que je comptais fairede. Seigneur Seigneur Les deux bêtes fantastiquesdu salut et de l'échec rôdaient déjà autour de moi pourse disputer mon destin. Le spectacle de leurs ballets m'atoujours fasciné je les rêvais avant de les vivre. Voilàque je les ai vécus. Le rideau va tomber. Mon Dieu, jeme tordais les mains Que vais-je faire de ma vie ? MonDieu, je me tords les mains Qu'ai-je donc fait de mavie ?

Vivre est une expérience et une épreuve dont il s'agit,pour chacun, de se tirer le mieux possible c'est cequ'on appelle le bonheur, c'est ce qu'on appelle le salut.Il y a naturellement beaucoup de chemins vers lebonheur et le salut vers le malheur aussi, et vers

l'échec. Il n'est même pas tout à fait exclu que lebonheur soit un échec et que l'échec soit un salut. Vingtsiècles de christianisme, depuis le Christ lui-mêmejusqu'à Kierkegaard ou à Dostoïevski, n'ont sans doutepas d'autre sens. Ecrire, en tout cas, n'est qu'un cheminparmi beaucoup d'autres et peut-être un des plusincertains. Le salut, plus qu'ailleurs, s'y confond avecl'échec, le bonheur avec le malheur. Par hasard, pardistraction, par erreur peut-être, par paresse à coup sûr,

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je m'étais mis à le suivre. Que je m'arrête ici un peu etqu'à travers les reflets et les brumes qui montent de lapièce d'eau, je regarde où il m'a mené.

Ecrire consiste évidemment d'abord à mettre un peude soi-même dans le spectacle du monde. Personne nevoit jamais les choses qu'avec ses propres yeux. Soustous les masques de l'imagination, je n ai, comme toutun chacun, et que Dieu me pardonne et mes lecteursavec lui, jamais parlé que de moi. Mais des autres enmême temps, et de vous, et de notre passé à tous et denotre commun avenir. Tout le long, déjà, des tours depièce d'eau en compagnie de mon père, ce passé et cetavenir ne me quittaient jamais il y avait mon père et il yavait moi, il y avait les ombres, également menaçantes,du succès et de l'échec, il y avait surtout, présents àchaque pas, à chaque mot, tous les fantômes du passé etde l'avenir. J'avais un passéassuré voilà un terribleatout. Mais l'avenir, dont j'attendais tout, me faisaitvaguement peur. Il était absent malgré sa présence, et ilétait flou. Ce qui était difficile, c'était le passage d'unpassé écrasant et toujours omniprésent à un avenir trèspressant, mais dont je ne savais rien. Peu d'enfancesauront été aussi peu habitées que la mienne par le génie,il va sans dire, mais aussi par le talent. Pas de tragédie encinq actes, pas le moindre cahier d'écolier plein depensées fulgurantes, pas de poèmes à ma mère. Unedrôle d'attente au cœur, je me contentais d'être heureux.Un peu médiocre. Très heureux. Avec l'angoisse, endessous, que je finissais par oublier. Il me reste de cetemps-là et de cette résignation désolante et exquise ungoût très fort pour le bonheur dans une époquecouverte de cendres, il fait augurer assez mal de mondestin d'éternité.

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Aujourd'hui encore, et parce que je me souviens demes tours de pièce d'eau, il me semble distinguer àtravers tous les débuts dans la vie quelque chose de terri-fiant. Comme il est dur de naître Comme il est dur

d'entrer dans ce monde d'adversité Vers quel avenir deténèbres ou de fulgurations nous dirigeons-nous tous ?Le rêve de la poésie et sans doute plus encore de la scien-ce au siècle dernier mais est-ce que toute science n'estpas d'abord poésie ? était un rêve de progrès. Un destraits décisifs de l'âge où nous vivons est le soupçon jetésur l'idée de progrès. Le drame de l'avenir, jadis, étaitqu'il n'en finissait jamais de ressembler au passé: Letriomphe du xixe siècle et peut-être son illusion aété de projeter sur le futur toutes les promesses dubonheur. Le drame aujourd'hui de l'avenir est qu'il neressemble plus à rien de tout ce que nous avait offert lepassé. Le voici sans cesse à réinventer à nouveau quellechance Mais désormais à tâtons et assez souvent dans le

désespoir. L'espérance a fini par rejoindre la résignationau royaume des vieilles lunes. Personne ne croit plusaveuglément à ces lendemains de soleil réclamés avecfureur. Toute notre vie, en ce siècle d'ivresse, nous nous

serons tous avancés avec impatience et effroi vers unavenir inconnu. Et moi aussi, dans le soir en train de

tomber sur la pièce d'eau, je m'avançais avec impatienceet effroi vers mon avenir inconnu. Par un merveilleux

paradoxe, le premier rôle dans cet avenir qui n'existaitpas encore était tenu par le passé.

La famille imaginaire que par quels secrets fantas-mes ? je me suis inventée dans Au plaisir de Dieu étaitde type féodal, farouchement conservatrice et franche-ment réactionnaire. Ma famille authentique, dont jeparlais avec plus de vérité dans Au revoir et merci, était

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résolument libérale. Les choses sont toujours autrementcompliquées dans la vie réelle que dans la fiction roma-nesque. Mon père avait un dieu c'était la République.Ambassadeur de la IIIe encore dans tout son éclat, il

était, comme son père préfet de Gambetta, puis diplo-mate en Russie, en Grèce/ au Portugal, comme ungrand-père saint-simonien, ce qu'il était convenu d'ap-peler, dans le langage politique un peu ridicule de l'épo-que, un républicain de progrès. Il inclinait du côté ducatholicisme social, du Sillon, de la démocratie populaire

qui désignait en ce temps-là non les régimes commu-nistes mais la démocratie chrétienne. Il détestait la

philosophie quej'ai beaucoup aimée, tout ce qui étaitobscur, compliqué et abstrait. La métaphysique l'en-nuyait. Il y avait en lui quelque chose dfc naturel et desimple jusqu'à la naïveté. Il était plus chrétien quecatholique, l'Action française lui faisait horreur et ilpréférait l'histoire politique et parlementaire à la littéra-ture et à l'art qu'il ignorait volontiers et dont il seméfiait.

Ce démocrate, ce libéral, qui se serait volontiers cher-ché des ancêtres et des modèles du côté du duc de

Broglie et de l'orléanisme, était, en même temps, unmondain. Le mot a pris aujourd'hui une résonancepresque déplaisante. Mon père assumait avec une suprê-me élégance ses obligations de mondain ou peut-êtreplutôt d'homme du monde. Ah comme il est difficilede dépeindre et de cerner à peu près convenablementceux qu'on a pourtant connus et aimés C'est que,toujours semblable à elle-même, la vie est en mêmetemps d'une richesse si inépuisable qu'elle impose àchaque mot une nuance plus exacte et une correction.Le mot de mondain ou d'homme du monde suggère la légè-

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reté, une vie de plaisir superficielle, peut-être une ombrede cynisme. De tout cela, en vérité, mon père, qui aimaitpourtant le monde, était l'exact contraire. Le monde étaitpour lui, diplomate de tradition, une sorte, très délicieu-se, de devoir d'état. Diplomate et mondain, mon pèreétait d'abord un moraliste et un janséniste. Il était, toutà la fois, un homme de coeur et de société, un homme dedevoir et de tendresse. Débrouillez-vous comme vous

voudrez avec ces contradictions mon père était unjanséniste qui adorait les bals. Il dansait, l'âme très pure.

Je me demande quelquefois ce qu'il reste encore enmoi de cet amour mêlé de la vertu et du monde. Plus

cynique, moins austère, moins aimable et moins rigou-reux, j'ai, plus que lui, un faible pour les mots, pour lalittérature, pour l'ironie qu'il détestait, pour l'humourqu'il ne cultivait guère. Je me suis longtemps imaginéplus moderne que lui. Maintenant que le temps passe etque sont passées mes années, je me vois le rejoindre, àune vitesse prodigieuse, dans les abîmes d'un passérejeté au loin par l'avenir.

Depuis les tours de pièce d'eau, le passé et l'avenirm'ont toujours fait rêver et souvent délirer. Leurs rela-tions, leur antagonisme, le poids qu'ils exercent l'un surl'autre n'ont jamais cessé de me fasciner. J'ai toujoursvoulu parler du souvenir, de l'espérance, de la traditionet de la révolution. Avec une ombre d'ironie et de lyris-me démodé ou avec un penchant risqué pour l'épopée,La Gloire de l'Empire et Au plaisir de Dieu sont des rêveriessur un passé menacé et fasciné par l'avenir. Si une formede mysticisme et j'en suis très éloigné devait jamaisme tenter, j'inclinerais volontiers du côté de ces visionsqui ramassent en un éclair et en une illumination la tota-lité des temps. Je crois profondément à la présence des

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morts et à la présence du futur. Je n'y crois pas, bienentendu, sous la forme assez grossière de je ne sais quel-les manifestations. Je crois des choses très simples et, envérité, très évidentes que les morts survivent en nous,que les hommes ne périssent pas tout entiers tant qued'autres hommes pensent à eux et que l'histoire de l'ave-nir serait sans forme ni sens si elle ne surgissait d'unpassé qui la commande et l'explique.

Cette solidarité et cette lutte entre le passé et l'avenir,il me semble les avoir éprouvées tout au long de ma vie.Adoré par mon père qui unissait si étrangement unamour sincère du progrès et de la démocratie à un véri-table culte pour la tradition, le passé pesait très lourdsur moi. Dans l'impatience et parfois dans la crainte, jele fuyais vers l'avenir. Quand on refuse de mourir, il fautaimer l'avenir. Je le redoutais et je l'aimais. Lacondamnation du passé, si extraordinairement à lamode depuis le milieu de ce siècle, je ne m'y associaiscertes pas. Mais, par amour de la vie et de ses métamor-phoses, je me défiais en même temps de je ne sais quelrefus de l'avenir, au goût de ruines et de poussière. Lalittérature, la philosophie, l'histoire, je les voyais s'op-poser avec assez d'évidence à toutes les idées reçues surl'immobilité du temps et sur la permanence des valeursj'ai fait de ce combat un des thèmes centraux d'Au plaisirde Dieu. Peut-être oserais-je dire que ce que j'ai essayéd'entreprendre au rond-point des Champs-Elysées, dèsmon arrivée à la tête du Figaro, allait aussi dans le mêmesens. Le Figaro était une vieille institution en train deployer peu à peu sous le poids accumulé des traditions etdes routines. Il s'agissait de le tourner vers l'avenir sansrompre avec le passé. Ai-je réussi ?Je n'en sais rien. T'aiessayé.

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Mondain avec une vénération pour la rigueur, très gaimais toujours sérieux, mon père, plutôt par simplicitéque par habileté, avait concilié à miracle son goût pourles généalogies et ses convictions démocratiques. Peut-

être, de son temps, était-ce encore facile ? Il détestait lesfaiseurs, les snobs, les aventuriers, la violence, le fascis-

me il aimait la vertu, la république et le devoir. Si j'aiété élevé dans un culte, ce n'était pas celui d'une monar-chie à l'égard de laquelle nous avions toujours pris nosdistances, ni celui d'une religion que mon père prati-quait avec une régularité un peu lointaine, déjà peupléede Voltaire et d'Anatole France. Non. C'était dans le

culte du devoir.

A quoi ressemblait-il, ce devoir ? Il était imprégné duchristianisme le plus large, de la dévotion pour la tradi-tion, de la vertu républicaine, et surtout, surtout, d'unsens farouche de l'État. S'il fallait résumer d'un mot,

d'un seul, ce qui dominait notre existence dans ledeuxième quart de ce siècle, c'était l'État. On ne plaisan-tait pas chez nous avec le service de l'État. Mon père lepoussait, chose incroyable, jusqu'à une vraie tendressepour les impôts. Il incarnait à merveille, sous sa gaieténaturelle, cette vertu ombrageuse que Montesquieu assi-gnait pour fondement à la république. Vous voudrezbien vous souvenir que ces années 25 ou 30 étaient cellesde Chanel ou du surréalisme, celles de Gide et de l'auto,

celles où montaient le marxisme et la psychanalyse, lesannées folles de l'entre-deux-guerres et de la criseéconomique. Parce que nous servions l'État, toutes ceslumières dans le ciel et tous ces feux d'artifice ne bril-

laient guère pour nous. Mon père avait horreur del'aventure et desparadoxes, et il se méfiait de tout ce quiscintillait. La vitesse, l'argent, la passion, l'avant-garde,

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les audaces sexuelles ou vestimentaires lui déplaisaientégalement. Il s'en tenait au bon sens et au bon ton, àl'absence de nationalisme, à un patriotisme éclairé, à desidées de centre-gauche et à un moralisme idéaliste. Endépit de son attachement à des modes d'existence, quis'enfonçaient déjà dans le souvenir, il était heureux deservir l'État sous ses formes républicaine et démocrati-que, dans ses espérances de progrès qu'il vénérait àl'égal des grands exemples du passé.

Ce serait pourtant une erreur d'imaginer mon pèresous les espèces hybrides d'un radical-socialiste mâtinéde snobisme. J'imagine que, dans un siècle ou deux, lestypes de la société française au début du xxe siècle appa-raîtront aux historiens sous des aspects étonnammentschématiques. Est-ce que nous ne ressuscitons pas nous-mêmes le passé sous des couleurs très inexactes, etsouvent jusqu'au ridicule ? Mon père tenait du chrétien,de l'homme du monde, du haut fonctionnaire, du

gentilhomme. Il n'appartenait pourtant ni au particatholique, ni au cercle des viveurs, ni à la franc-maçonnerie radicale, ni lui qui était si attaché au passéet à la tradition à l'aristocratie traditionnelle. Il détes-

tait le snobisme comme il détestait le fascisme, il détes-tait la révolution comme il détestait la violence. Cet

homme si raffiné était en vérité un cœur pur, une âmetrès simple. Avec des traits spécifiques tout faits de tolé-rance et d'honneur, avec son caractère très doux, son

horreur de la dictature, son admiration pour Briand, sesconvictions européennes qui n'entraient jamais enconflit avec sa vénération pour l'État, il se situait auconfluent de quelques-uns des courants et sans doutepas les plus brillants, mais peut-être les plus estimables

du début de ce siècle et de la fin de l'autre.

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Les deux clés de mon père, en fin de compte, étaient larigueur et le bonheur. Et c'était dans la rigueur qu'iltrouvait son bonheur. J'ai hérité plutôt de son goût pourle bonheur que de son goût pour la rigueur. Je suissouvent en retard et mon sens de la morale c'est une

litote n'est sûrement pas sans faille. Mon père étaittoujours exact et le devoir était sa loi. Il disait qu'il étaitparfois difficile de savoir où se situait le devoir, maisqu'une fois repéré, déniché, déterminé, il n'y avaitjamais aucune difficulté à le suivre jusqu'au bout, et àl'accomplir sans faiblesse. C'était très vrai dans son cas.Avec toute sa douceur, son affabilité, sa courtoisie

légendaire, mon père était inébranlable. Il avait desprincipes. Il ne s'en écartait jamais. Je l'ai souvent vu,car il adorait la discussion, peser le pour et le contre etjauger des arguments. Je ne l'ai jamais vu, au grandjamais, dévier si peu que ce fût de ses sacrés principes.Le comble est que, chrétien, homme du monde, adver-saire déclaré de toute métaphysique, mon père était enmême temps un rationaliste presque farouche. Il était, jevous assure, un des êtres les moins complexes et les plustransparents qu'il m'ait été donné de rencontrer. Voilàque je m'étonne pourtant déjà de ses contradictions.

A la mort de ma grand-mère je veux dire de la mèrede ma mère nous soumettant naturellement aux rites

et aux usages de notre milieu et de notre temps, nousavions fait graver, pour les distribuer à la famille et auxamis, des mémentos de la défunte un de ces souvenirs

pieux dont parlait merveilleusement, dans un livrerécent, Marguerite Yourcenar. Sur le petit cartonoblong, dont la partie supérieure était occupée par unephotographie que nous avions pris soin de choisir nitrop ancienne ni trop récente, figurait une phrase, assez

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