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Extrait de la publication…Jack Kerouac est mort en 1969, à l’âge de quarante-sept ans. Extrait de la publication I TREMBLANT ET CHASTE Le taxi m’emporte avec Tristessa, je

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Jack Kerouac

TristessaTraduit de l’américainpar Catherine David

Gallimard

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Titre original :

© Jack Kerouac, 1960.© 1982, Éditions Stock et Catherine David,

pour la traduction française.

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Jack Kerouac est né en 1922 à Lowell, Massachusetts, dansune famille d’origine canadienne-française.

Étudiant à Columbia, marin durant la Seconde Guerre mon-diale, il rencontre à New York, en 1944, William Burroughs etAllen Ginsberg, avec lesquels il mène une vie de bohème àGreenwich Village. Nuits sans sommeil, alcool et drogues, sexeet homosexualité, délires poétiques et jazz bop ou cool, vaga-bondages sans argent à travers les États-Unis, de New York à SanFrancisco, de Denver à La Nouvelle-Orléans, et jusqu’à Mexico,vie collective trépidante ou quête solitaire aux lisières de la folieou de la sagesse, révolte mystique et recherche du satori sontquelques-unes des caractéristiques de ce mode de vie qui est undéfi à l’Amérique conformiste et bien-pensante.

Après son premier livre, The Town and the City, qui paraît en1950, il met au point une technique nouvelle, très spontanée, àlaquelle on a donné le nom de « littérature de l’instant » et quiaboutira à la publication de Sur la route en 1957, centré sur lepersonnage obscur et fascinant de Dean Moriarty (NealCassady). Il est alors considéré comme le chef de file de la beatgeneration. Après un voyage à Tanger, Paris et Londres, il s’ins-talle avec sa mère à Long Island puis en Floride, et publie, entreautres, Les Souterrains, Les clochards célestes, Le vagabond solitaire,Anges de la Désolation et Big Sur.

Jack Kerouac est mort en 1969, à l’âge de quarante-septans.

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I

TREMBLANT ET CHASTE

Le taxi m’emporte avec Tristessa, je suis saoulet j’ai une grosse bouteille de bourbon Juarezdans mon sac à fric-frac de cheminot, celuiqu’on m’avait reproché de traîner avec moi auxchemins de fer, en 1952 — je suis à Mexico,c’est samedi soir et il pleut, dans un dédale demystères, de vieilles venelles sans nom, danscette même rue où j’ai marché parmi des foulesde sombres Indiens perdus, drapés dans desponchos tristes à pleurer où j’ai cru voir étince-ler des couteaux — rêves lugubres, aussi tra-giques que celui du Vieux Train de Nuit, monpère est calé sur ses cuisses énormes dans uncompartiment fumeurs et dehors un cheminotbalance sa lampe, rouge, blanc, il avance péni-blement sur les interminables rails de la vie,dans la brume et la tristesse — mais me voici àprésent sur ce plateau du Mexique, sous la lunede Citlapool l’autre nuit j’ai trébuché sur le toit,tout endormi, en allant aux gogues de pierrevénérable où l’eau suinte goutte à goutte — et

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Tristessa plane, plus belle que jamais, elle rentrechez elle, contente, pour se coucher bourrée demorphine.La nuit d’avant, j’ai lutté avec elle paisible-

ment, dans la pluie et dans le noir, nous étionsassis dans un bar ouvert la nuit, on mangeaitdu pain et de la soupe, on buvait du punchDelaware, et j’en suis reparti avec la vision de Tris-tessa dans mon lit, dans mes bras, ma belleIndienne, mon Aztèque, avec ses joues d’amou-reuse si étranges, ses paupières à la Billy Holiday,sa merveilleuse voix mélancolique à la LuiseRainer, cette actrice de Vienne au visage si tristequi faisait pleurer les Ukrainiens aux alentoursde 1910.La peau de ses pommettes magnifiques a la

forme douce d’une poire, ses paupières sontlongues et tristes, elle a l’expression résignée dela Vierge Marie, un teint de café et de pêche, desyeux insondables, dédaigneux, athées, pleins desilence et de douleur. « Je suis malade », elle nousrépète ça sans arrêt à Bull et à moi— Dans le taxiqui m’emporte à travers Mexico, j’ai les cheveuxdans tous les sens, je suis fou, et nous passonsdevant le Ciné-Mexico dans un flot de voitures etd’eau et je n’arrête pas de boire tandis que Tris-tessa interminablement répète que la veille,quand je l’ai mise dans un taxi, le chauffeur aessayé de se la faire et qu’elle lui a donné un coupde poing, l’homme qui nous conduit ce soirl’écoute sans ouvrir la bouche — Nous allons

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chez elle pour nous défoncer— Tristessa m’a ditque ce serait le foutoir chez elle, avec sa sœursaoule et malade et El Indio qui reste debout,majestueux, une seringue demorphine enfoncéedans son grand bras sombre, les yeux brillants quivous regardent fixement dans le blanc des yeux,ou bien attendant l’illumination en chanton-nant : «Mmmm… une aiguille aztèque dans machair en feu » avec le même regard que ce groschat qui m’avait montré le trou de son cul, àCuliao, quand j’étais venu au Mexique une autrefois, à la recherche d’autres visions — Le bou-chon de ma bouteille est un drôle de truc mexi-cain, j’ai des angoisses à l’idée qu’il va sauter etque tout mon barda va être inondé de bourbon.Le taxi se traîne lentement dans la fièvre du

samedi soir sous la bruine, on se croirait à HongKong, voilà le quartier des putes, nous descen-dons du taxi juste derrière les marchands delégumes et les bouis-bouis où l’on vend des hari-cots, des tortillas et des tacos, avec leurs bancs debois fixés aux murs — C’est le quartier pouilleuxde Rome.Trois pesos trente-trois pour la course, j’en

donne dix au chauffeur et lui dis de m’en rendreseis, il ne discute pas et je me demande si Tristessane trouve pas que j’en rajoute avec mes largessesd’ivrogne — Mais on est pressé et on fonce surles trottoirs glissants où se reflètent les néons et laflamme des bougies des petits vendeurs des ruesassis par terre devant des noix étalées sur une

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serviette — vite, on tourne dans la ruelle puanteoù se trouve la pauvre maison de Tristessa, unbâtiment sans étage — On passe sous des robi-nets gui fuient, entre des seaux et des petits gar-çons en baissant la tête sous le linge qui sèche, onarrive devant une porte en fer ouverte, on entredans la cuisine où la pluie traverse les planchesdu toit— ça dégouline dans un coin sur un tas decaca de poule — Miracle, voilà le petit chat rosequi pisse sur des piles de gombo et de grain— Lachambre est entièrement dévastée, comme si desfous étaient passés par là, des journaux déchiréspar les poulets qui ont picoré du riz et des boutsde sandwiches traînent sur le plancher — Sur lelit, la « sœur » de Tristessa, la malade, est blottiedans un édredon rose — c’est aussi tragique quela nuit où l’on a tiré sur Eddie dans la rue deRussie et où il pleuvait—

Tristessa est assise sur le bord du lit et ajusteses bas de nylon, les tire maladroitement par lestalons, elle penche son grand visage triste auxlèvres plissées par l’effort, et moi je la regardequi tourne fébrilement ses pieds en dedans touten contemplant ses chaussures.Qu’elle est belle, je me demande ce que

diraient mes amis, ceux de New York et ceux deSan Francisco, et ce qui se passera à Nola quandvous la verrez traverser Canal Street sous un soleilde plomb, elle porte des lunettes noires, sa

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démarche est lascive, elle essaie tout le tempsde nouer son kimono sur son manteau léger,comme s’il était fait pour ça, elle se donne unmalde chien pour tirer dessus et elle marche dans larue en disant : « Le voilà, le taxi — eh vous là-bas— nous y sommes— je vous rapporte le flip. »Elle dit flip au lieu de fric, commema vieille tantede Saint-Laurent, Canadienne française : « C’estpas à ton flip que j’en veux, c’est à ton amoul »— L’amoul c’est l’amour — Tristessa, elle planetout le temps, se rend malade, prend dixgrammes de morphine par mois — elle marchedans les rues de la ville en trébuchant sans arrêtet pourtant elle est si belle qu’on se retourne surson passage pour la regarder — Ses yeuxrayonnent, brillent, et sa joue est toute mouilléedans la brume, sa chevelure d’Indienne noire etfraîche et lisse à deux queues de cheval rouléesdans le dos (la vraie tradition indienne, celle descathédrales) — Ses chaussures neuves sont biencirées, elle les regarde tout le temps, mais ses bastombent et elle tire dessus encore et encore entordant nerveusement ses pieds — Imaginez unebelle fille comme ça à New York avec une grandejupe new look à fleurs et un pull Dior en cache-mire rose collant, ses lèvres, ses yeux, tout commeici, feraient le reste, alors qu’elle est vouée à deshabits de deuil pour Indienne pauvre — Pareilleà celles que l’on devine dans l’obscurité épaissedes entrées d’immeubles, on dirait seulement destrous d’ombre et non des femmes, mais si on y

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regarde à deux fois, alors on reconnaît la mujercourageuse et noble, mère, femme, la Vierge duMexique — Dans un coin de la chambre de Tris-tessa, il y a une énorme icône.Son icône est accrochée au mur qui donne sur

la cuisine dans le coin à droite quand on regardecette cuisine de cauchemar avec, se glissantentre les planches du toit (souvenir d’une explo-sion), son ruissellement tranquille — La SainteVierge a le regard fixe dans ses voiles bleus, sestuniques et ses atours à la Damema, El Indio luifait ses dévotions chaque fois qu’il va chercher sacamelote. En principe El Indio vend des « souve-nirs » — mais je ne l’ai jamais rencontré avec descrucifix à San Juan Letran ni à Redondas ni nullepart ailleurs — Devant la Vierge il y a un cierge,une de ces bougies bon marché qui durent dessemaines, comme les moulins à prière tibétains,acheté par la dévouée Amida — Je souris à cetteicône adorable—Autour d’elle, il y a les photos des morts

— Avant de parler d’eux, Tristessa joint toujoursles mains avec une expression mystique, ellecroit comme les Aztèques au caractère sacré dela mort et de l’âme — C’est pourquoi elle gardeune photo de mon vieux copain Dave mortd’hypertension à cinquante-cinq ans — Sonvisage vaguement gréco-indien nous fait face, laphoto est pâle et floue. Je n’arrive pas à distin-guer ses traits au milieu de toute cette neige. Ildoit être au Paradis, les mains jointes en V, dans

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l’extase d’un Nirvana éternel. C’est pour ça queTristessa joint les mains quand elle prie, elle ditaussi : « J’aime Dave », et c’est vrai qu’elle l’aaimé, son ancien amant — Il était alors un vieuxmonsieur épris d’une jeune fille. À seize ans,elle se droguait déjà. Il l’avait trouvée dans larue et, comme il était lui aussi un drogué perdu,il avait fait des pieds et des mains pour ren-contrer des camés riches, et lui avait appris àvivre — une fois par an, ils grimpaient dans lamontagne en faisant à genoux une partie duvoyage jusqu’au sanctuaire de Chalmas plein debéquilles abandonnées par les pèlerins, il y avaitdes milliers de nattes dans la brume et ils dor-maient à la belle étoile enroulés dans des imper-méables ou des couvertures — affamés, pleinsde santé, ils retournaient pieusement allumerencore des cierges à la Mère de Dieu et recom-mençaient à battre le pavé pour trouver de lamorphine —

Je reste assis pour admirer cette majestueusepatronne des amoureux.

Impossible de décrire le sentiment d’horreurqui émane de ces lézardes au plafond, ou lesombre halo nocturne qui enserre la ville perduedans le vert qui s’étend au-dessus des toits de tor-chis qui sont comme les Grandes Roues dupoème de Blake — À perte de vue la vallée aunord d’Actopan est brouillée par la pluie — de

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jolies filles se hâtent dans les flaques des cani-veaux — Les voitures éclaboussent les chiens, leschiens aboient — Ça continue à suinter goutte àgoutte sur le carrelage de la cuisine, horreur, etla porte (métallique) est luisante d’humidité— Le chien souffre, il hurle sur le lit— C’est unepetite femelle chihuahua, douze pouces de long,avec de jolies petites pattes aux orteils et auxgriffes tout noirs, elle est si « racée », si délicatequ’elle piaille de douleur dès qu’on la touche— «Hiiii ! » Tout ce qu’on peut faire avec elle,c’est claquer doucement les doigts devant sonmuseau, alors elle pose sa petite truffe froide ethumide (et noire comme le mufle d’un taureau)sur vos ongles et votre pouce. Mignonne petitechienne — Tristessa prétend qu’elle pleureparce qu’elle est en chaleur — Le coq crie sousle lit.Pendant tout ce temps, à l’abri sous les res-

sorts du sommier, ce coq était en méditation, ilscrutait l’ombre paisible, en écoutant le bruitque faisaient au-dessus de lui les humains dorés,et maintenant il hurle : « Rrheu ? », il interromptune demi-douzaine de conversations qui bruis-saient comme du papier qu’on déchire — Lapoule se met à glousser.Elle se balade entre nos pieds, en picorant

légèrement le sol — Elle aime les gens. Ellevoudrait venir vers moi pour se frotter à monpantalon, mais je ne l’encourage pas, en fait, jene l’ai pas encore remarquée, et c’est comme

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un rêve, le père, furieux, immense dans l’établesauvage de Nova Scotia dans le vent de la tor-nade, un raz de marée va engloutir la ville et lespinèdes de la campagne qui s’étend vers leNord — Donc, il y avait Tristessa, Cruz sur le lit,El Indio, le coq, le pigeon sur la cheminée (onne l’entend jamais sauf quelquefois un batte-ment d’ailes, il s’exerce), le chat, la poule, etcette pauvre petite femelle exaspérante, espa-gnole et noire avec ses piaillements.Le compte-gouttes d’El Indio est plein à ras

bord, il presse l’aiguille, elle est émoussée, ilforce, elle ne pénètre pas la peau, il appuie deplus en plus fort et y arrive mais au lieu de gri-macer de douleur, il attend la bouche ouverte,toujours debout, en pleine extase tandis que leliquide descend — « Rendez-moi un service,monsieur Gazookus », dit Old Bull Gaines fai-sant irruption dans ma rêverie, « venez avec moichez Tristessa — je suis à court — » mais je suissur le point d’éclater, je ne veux plus voir cetteville de Mexico où l’on patauge dans la pluie etles flaques, je ne me plains pas, ça m’est égal,tout ce qui m’intéresse c’est de rentrer me cou-cher, mourir.C’est la somme délirante de rêves de ce monde

maudit pourri de procès, d’escroqueries et decontrats légaux. Et de corruptions, des bonbonspour les enfants, des bonbons pour les enfants. Jeme redis sans cesse : « La morphine c’est contrela douleur, et le reste n’est que reste. Ce qui est,

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je suis qui je suis, l’Adoration de Tathagata,Sugata, Bouddha, celui dont la Sagesse et laCompassion sont parfaites, lui qui accomplit,dans le passé, le présent et le futur, tous les motsdu mystère. »— Voilà pourquoi j’ai apporté mon whisky,

pour boire, déchirer le rideau noir — En mêmetemps je suis un comédien dans la ville la nuit— Tourmenté par l’ennui, par ce calme sinistre,il fait son numéro, il boit, il jure, il explose : «Oùje vais faire ça » — Je cale la chaise au pied du lit,je m’installe entre le chaton et la Vierge. Le cha-ton, la gata en espagnol, petit Tathagata de lanuit, rose et or, trois semaines de vie, museaurose, fou, visage fou, yeux verts, lion doré avecdes moustaches comme des forceps— Je passe ledoigt sur son petit crâne et voilà qu’elle ron-ronne, la petite mécanique ronronneuse est enaction pour un bout de temps, et elle inspecte lachambre, elle a l’air contente, elle se demande ceque nous pouvons bien faire — Je pense : « Sespensées sont dorées » — Tristessa aime les œufs,sinon elle n’aurait pas admis la présence d’uncoq dans cette maison de femmes, est-ce que jesais comment on fait les œufs ? À droite, lescierges flamboient devant le mur d’argile.

C’est infiniment pire que ce rêve où je déam-bule désespéré et seul à Mexico le long d’appar-tements blancs et vides, ou bien celui où

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l’escalier de marbre d’un hôtel me terrifie— C’est la nuit et il pleut sur Mexico, je suis enplein dans le quartier des truands, El Indio est unvoleur connu, Tristessa elle-même a un passé depickpocket, mais je me contente de toucher durevers de la main la petite bosse de la poche demon jean où j’ai plié mon argent à la manière desmarins — Et dans celle de ma chemise, il y a destravellers, en principe on ne peut pas les voler— Je me souviens de ce gang de Mexicains quim’avaient barré le chemin dans une ruelle, ilsavaient crevé ma sacoche, pris ce qu’ils voulaientet ils m’avaient emmené boire un verre — Ceciest pire que tout ce qui a jamais été prédit surcette terre, je suis conscient des ruses innom-brables que la pensée invente pour faire de l’hor-reur un écran qui masquerait son avènement puret parfait et aussi qu’il n’y a ni écran ni horreur,rien que l’Éternité vraie et parfaitement vide et saclarté blanche infiniment — Je sais que tout vapour le mieux, mais j’en veux la preuve et lesBouddhas et les Vierge Marie sont là qui me rap-pellent le rôle solennel de la foi dans ce mondeimbécile et cruel où nous naviguons sur ce qu’onappelle la vie au milieu d’un océan d’angoisses,tas de viande destinés aux cimetières — en cemoment même mon père et mon frère sontallongés côte à côte dans la boue du Nord et ilparaît que je suis plus malin qu’eux— ne pas mehâter de mourir. Je jette un coup d’œil sur lesautres, ils bavardent, ils ont bien vu que dans

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mon coin j’étais perdu dans mes pensées, mais ilssont plongés dans leurs propres angoisses inson-dables (et imaginaires à cent pour cent) — Ilspapotent en espagnol, je ne comprends que desbribes de cette mâle conversation — Tristessa,une phrase sur deux, lance un « chinga », unjuron de marin — elle est méprisante, elle serreles dents, et je me demande avec inquiétude :« Est-ce que tu connais les femmes aussi bien quetu le crois ? » — Le coq s’en fiche, il se contentede péter.

Je sors mon whisky et mon Canada Dry, je lesouvre et je m’en verse une tasse — et une pourCruz, elle vient de sauter du lit pour vomir parterre dans la cuisine, et maintenant elle veutrecommencer, elle a passé sa journée dans unecantine pour femmes dans le quartier des putesprès de Panama Street et de Rayon Street, sordideavec ses chiens crevés dans le caniveau et ses men-diants sur le trottoir, tête nue ils vous regardentavec désespoir — Cruz, petite Indienne avec unmenton fuyant et des yeux clairs, pieds nus sur destalons aiguilles, sa robe déchirée, quelle bande dedingues, un flic américain n’hésiterait pas s’il lesvoyait passer dans la rue à discuter en titubantcomme des incarnations de la misère— Cruz boitencore une tasse. Personne n’a fait attention, ElIndio tient son compte-gouttes d’une main, il aun petit bout de papier dans l’autre, il s’engueule

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avec Tristessa, la nuque raide, tout rouge, et elleest déchaînée, elle a une flamme qui danse dansles yeux, prête à se battre— La bonne vieille Cruzpousse un grognement et retourne se blottir dansson lit, le lit unique, sous la couverture, elle cacheson visage luisant et son pansement, la petitechienne noire aboie après elle et le chat, ellegémit quelque chose, saoule et malade, et ElIndio n’arrête pas de réclamer de la morphine àTristessa— je videma tasse d’un coup.À côté on entend une petite fille qui pousse de

petits cris suppliants, sa maman l’a fait pleurer,de quoi faire fondre un cœur de père — Descamions et des cars passent en grondant fortdans la rue, ils sont pleins à craquer de gens quivont à Tacuyaba et à Rastro ou qui font le tour dela ville — dans ces rues boueuses où il va falloirque je marche pour rentrer chez moi à deuxheures du matin sans faire attention aux ornièrespleines d’eau, j’aurai le regard perdu le long desclôtures solitaires dans la lueur sinistre des réver-bères sous la pluie— Le fin du fond de l’horreur,l’énergie qu’il faut pour serrer les dents et avan-cer seul dans la pluie sur des routes désertes aumilieu de la nuit sans espoir de trouver un litchaud — J’ai la tête lourde rien que d’y penser.Tristessa dit : « Comment va Jack — ? — » Elledemande toujours : « Pourquoi es-tu si triste ?—Muy dolorosa », comme si elle voulait dire : « Tues plein de douleur », la douleur c’est dolor — etje lui réponds invariablement : « Je suis triste

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parce que toute la vida es dolorosa », dans l’espoirde lui enseigner la première des Quatre GrandesVérités — D’ailleurs, quoi de plus vrai ? De sesyeux mauves et lourds elle acquiesce en hochantla tête, « Ah ! », elle comprend le ton de ma voixavec sa sagesse indienne, mais son hochement detête me rend méfiant, l’arête de son nez luidonne un air méchant et comploteur, je l’ima-gine en marchande de houri hari dans les bas-fonds de Kshitigarbha sans espoir de salut—Quand elle ressemble à un méchant Indien deHuckleberry Finn qui prépare ma perte — ElIndio, toujours debout, nous observe de ses yeuxbleu sombre tristes, son profil aigu dur clair, ilm’écoute sombrement dire que Toute Vie estTriste, acquiesce, rien à ajouter ni pour moi nipour personne.

Tristessa est penchée au-dessus de la cuiller oùla morphine chauffe à la flamme d’une allumette.Elle est maigre et bizarre, on voit ses molletsminuscules, dans son accoutrement incroyable,une sorte de kimono, elle est agenouillée commepour prier au-dessus du lit à faire bouillir sa droguesur la chaise encombrée de cendres, d’épingles àcheveux, de bouts de coton, de toutes sortesd’objets bizarres, faux cils, bâtons de rouge àlèvres, mouches, pommades mexicaines — toutun étalage de camelote qui, si quelqu’un l’avait faittomber par terre, n’aurait pas ajouté grand-choseau foutoir ambiant, rien qu’un peu de confusion— « J’ai tant couru pour trouver Tarzan », je pense

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Sur Jack Kerouac

Dans la collection Folio biographies

KEROUAC, par Yves Buin

Aux Éditions Denoël

LES ANGES VAGABONDS (Folio no 457)

ANGES DE LA DÉSOLATION

BOOK OF BLUES , édition bilingue

UNDERWOOD MEMORIES

Aux Éditions de La Table Ronde

AVANT LA ROUTE

LE LIVRE DES HAÏKU

LIVRE DES ESQUISSES (1952-1954)

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Tristessa Jack Kerouac

Cette édition électronique du livre Tristessa de Jack Kerouac

a été réalisée le 15 octobre 2013 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070451791 - Numéro d’édition : 249821).

Code Sodis : N54800 - ISBN : 9782072485190 Numéro d’édition : 249823.

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