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MÉMOIRES DU FILIPIN

MON PÈRE N'EST PAS MORT

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DU MÊME AUTEUR

vzr

L'AMANT DES HONNÊTES FEMMES

CHATEAUBRIAND, OU L'OBSESSION DE LA PURETÉ

L'HOMME ET LA BÊTE

Chez d'autres éditeurs

Romans Essais

LA FISSURE (Bloud et Gay)

PATRICE OU l'indifférent (Grasset)

L'ÉPERVIER (Grasset)

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L'ENFER de Dante avec Simone Martin-Chauffier

(Editions de la Pléiade)

LA PAIX d'Aristophane (Edition des Bibliophiles duPalais)

En préparation

COMME SI DE RIEN n'était.

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LOUIS 31ARTIN-CIIAUFFIER

MÉMOIRES DU FILIPIN

Mon Père

n'est pas mortroman

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GALLIMARD

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L'édition originale de cet ouvrage a été tirée à

cinquante-trois exemplaires sur vélin pur fit

Lafuma-Navarre, dont cinquante numérotés de

1 à 50, et trois, hors commerce, marqués de A à C.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous les pays y compris la Russie.

Copyright by Librairie Gallimard, 1950.

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à LOLETTE.

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Je lisais dans la chambre de ma mère, dont lafenêtre ouvrait sur la ville basse. Des maisons

grises et pauvres descendaient vers la petite rivière,salie et empuantie par une tannerie voisine puisremontaient une pente sans élan, couronnée parle mur du cimetière d'où émergeait un unique etmaigre cyprès à double cime, qui marquait à peuprès la place où deux fossoyeurs paresseux lam-paient des coups de cidre en creusant la tombede mon père.

La laideur et l'ennui qui pesaient sur ce tristedécor étaient encore épaissis par la torpeur d'unéclatant après-midi d'été, figé, privé de toutenuance, de tout secret, de toute fuite par la lumièred'un soleil étranger au pays qui rendait touteschoses muettes et méconnaissables.

Du fauteuil bas où j'étais étendu, ce spectacledésolant, à demi caché par le rebord de la fenêtre,se trouvait compensé par une vaste étendue deciel où les nuages, glissant heureusement versl'ouest, m'emportaient avec eux vers la mer. Jen'avais pas même besoin de les suivre en songedans leur course. Comme si la coupe du ciel eût

été un miroir, elle offrait à mes yeux l'image reflé-

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tée du golfe, tel qu'il devait être à cette heure-là,calme, brillant et bleu, semé de ces mêmes îleslumineuses que je voyais, au-dessus de moi, sedéplacer lentement en changeant de forme commesi, sur une barque à voiles rouges, je tournais sanshâte autour d'elles, au gré de la brise et des cou-rants.

La plus grande de ces îles nuageuses était Saint-Mervor, que j'avais quittée avec mon père et mamère, un mois plus tôt, le jour de la mobilisation.Je ne pouvais l'aborder maintenant, car je n'yvoulais revenir que quand je serais prêt à retrouverla présence de mon père et à dépasser la douleurque j'allais bientôt ressentir de sa mort. Ce jour-là, il était encore trop tôt pour souffrir. Le corpsqui se défaisait, à quelques pas de moi, dans lesalon paré en chambre mortuaire, cette chair froide,cette outre vide, ces restes attardés, l'appareil desfunérailles autour de ce simulacre lui prêtait unetelle importance, de telles dimensions qu'elles mebouchaient la vue de celui que j'avais perdu,m'empêchaient à la fois de réaliser qu'il était partiet de me le rappeler, vivant.

Depuis le moment où, la veille au soir, en reve-nant de l'hôpital que venaient d'animer les pre-miers blessés, j'avais trouvé ma mère en larmeset mon père dans le coma, jusqu'au surlendemain,quand, au retour du cimetière, je rentrerais, avantde la quitter pour toujours, dans la maison sacca-gée, sentant le cierge fumant et la fleur pourrie,mais délivrée enfin de son cadavre, il me fallaitvivre dans les feintes et les artifices du protocole

des décès. La souffrance était trop naturelle pourêtre admise dans cet apparat. L'eussé-je dès lorséprouvée, que j'aurais craint de paraître la jouer.Mais je ne souffrais pas.

J'avais passé toute la nuit à veiller sans émotion

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l'agonisant, à tenter ces soins inutiles que recom-mandait le médecin, gêné dans l'exercice de saprofession par le fait que le malade était, non unclient, mais un confrère. Ce que j'éprouvais alorsétait plutôt un sentiment d'ennui, l'impatience devoir se prolonger une lutte pénible dont le terme,étant fatal, aurait dû se précipiter. Si l'on avaitconservé quelque espoir de sauver mon père, l'ef-fort incertain pour l'arracher à la mort aurait prisun sens, avivé par l'angoisse et le risque. Mais toutétait vain, j'avais fait assez de médecine pour neme point faire illusion.

En réalité, j'avais reçu le coup de la mort quandma mère, qui me guettait, s'était précipitée au-devant de moi pour m'apprendre le malheur, avecdes ménagements qu'avaient démentis, avant mêmequ'elle ouvrît la bouche, la pâleur de son visage,son air égaré et le tremblement de son corps. Elleétait plus émue encore de me porter ce coup quede l'avoir, la première, reçu.

Déjà, quand j'entrai dans la chambre où râlaitsur le lit un moribond privé de conscience, la sépa-ration était faite. Je n'étais pas résigné au mal-heur, je ne le sentais pas. Sa révélation suspendaiten moi le pouvoir de souffrir, en laissant intactsla conscience et tous les sentiments qui n'ont rienà voir avec la douleur. Avant de partir pour l'hô-pital, trois heures plus tôt, j'étais allé embrassermon père qui, fatigué, s'était étendu sur son lit,comme il faisait souvent. En retrouvant, à la mêmeplace et sous ses traits, un mourant, j'avais l'im-pression d'une substitution de personne ou, plusexactement, d'un départ incomplet. Durant toutela nuit, je n'eus plus qu'un désir de le savoir,enfin, définitif. Ce corps presque déserté, ce restede vie qui n'en finissait pas de s'éteindre, la pièceobscure et chaude où tournait la mort sans se

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poser, l'air morne, abattu par la tristesse, la fati-gue et l'ennui des parents aussitôt accourus, toutcela composait unensemble anormal, et surtoutimpersonnel et faux, car ce n'est pas mon père, lapensée de mon père qui le créait, c'était son ago-nie toute l'attention se trouvait détournée de lui

sur ses derniers instants.

Jusqu'à l'aube, je guettai avec impatience ledernier soupir de mon père. C'est parce que je

l'aimais que je trouvais interminable ce dernieracte, qui n'était pas un de ses actes, qui était pareilà tant d'autres dénouements, et dont lui-même étaitabsent bien pis,,qui s'interposait entre lui et moiet, risquait de gêner, comme un écran qui fermela mémoire, la reprise, le développement, la nais-sance plutôt de notre intimité. J'imaginais le sou-lagement que j'éprouverais à voir enfin la morts'emparer de lui, puisqu'il ne s'agissait plus dedouter, mais d'attendre. Et si vive était cetteimage, si tentant ce terme qui tardait, que j'allaisjusqu'à craindre qu'un miracle ne se produisît,que mon père ne ressuscitât, et que tout ne fût àrecommencer, qu'il n'eût à mourir une secondefois. Quand mon grand-oncle le chanoine lui donnaen pleurant les derniers sacrements, ce que l'onni'avait dit des effets de l'extrême-onction me fit

redouter une guérison qui n'eût été qu'un sursis.Jesavais depuis deux mois que mon père était

condamné. Il me l'avait dit lui-même un jour que,contre son habitude, il sentait le besoin de s'épan-cher. Après une.crise très grave qui lui avait ôtétout espoir de guérir et que, cette fois, l'on n'avaitpas pu me cacher, il paraissait avoir recouvré lasanté. Il était tout heureux de ce répit qui luipermettait de reprendre sa clientèle et de nouslaisser vivre encore un peu, ma mère et moi, sanssoucis matériels. A la vérité, le repos eût prolongé

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d'un an peut-être son séjour parmi nous, mais iln'avait pas envie de s'attarder et de périr enfin,non de maladie, mais d'ennui.

Il m'avait emmené dans sa voiture, un après-midi qu'il allait à la campagne visiter un malade.Et ce n'est pas l'angoisse de mourir, ni le chagrinde nous laisser dans l'embarras, ni la tristesse,peut-être, d'être privé de nous, qui lui arrachal'aveu que ses jours étaient comptés, et comptésau plus juste. Il avait le caractère trop naturelle-ment sombre pour que de telles pensées pussent lefaire sortir de son habituelle réserve. C'est au con-

traire le beau temps, le plaisir de cette apparenteguérison qui tout au moins trompait son corps,l'amusement de l'espèce de supercherie àlaquelle il était sûrement sensible qu'il y a àaller soigner un malade quand on est soi-mêmeperdu, qui, en le mettant dans un état de gaietéet de délivrance insolites, le poussèrent par sur.prise à s'ouvrir à moi.

Peut-être, depuis le temps que cette pensée l'ha-bitait, ne lui attachait-il plus la même valeur, sanssonger que, pour moi, elle était toute nouvelle.Ou bien encore voulait-il se soulager de son secretle jour où ce secret lui paraissait plus léger, parcequ'il imaginait que, ce jour-là, il me faudrait d'au-tant moins de courage pour le supporter qu'il leconfiait avec plus d'insouciance. Tant d'insouciancemême que j'aurais pu penser qu'il n'y croyait plus,tout médecin qu'il était, et qu'il me le livraitcomme à quelqu'un qu'on aime la menace d'undanger devenu incertain, pour être tout à fait ras.suré en me voyant manifester plus d'incrédulitéque de douleur.

Comme mon père évitait les effusions, les éclats,et même simplement l'expression d'un sentimentun peu fort tout ce qui l'aurait livré il par-

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lait d'autant plus légèrement que ce qu'il disaitl'engageait davantage. Rien ne ressembla moins àune scène pathétique que la façon dont il m'appritet dont j'accueillis la nouvelle de sa mort pro-chaine. Puisqu'il me l'annonçait comme une infor-mation à laquelle il ne fallait pas accorder tropd'importance et de réalité, c'est ainsi que je lareçus, non pour entrer dans son jeu, mais faute depouvoir faire autrement, protester que ce n'étaitpas vrai, qu'il ne s'était jamais mieux porté, oupousser des cris et sangloter. L'épanchement n'étaitpas notre fait et, si nous nous aimions, nous nousgardions si bien d'en rien laisser paraître qu'ilnous arrivait d'en douter.

Ce jour-là, pas plus qu'auparavant, je ne susquel pouvait être le sentiment qu'éprouvait monpère pour moi il continua d'ignorer le mien, etle changement que sa révélation y avait apporté.Sa figure se modifia à mes yeux il avait commencéde mourir, et tout fut transformé.

Vers le milieu de juillet, nous partîmes tous lestrois pour Saint-Mervor. Mes grands-parents pos-sédaient là une vieille maison, bâtie par un cor-saire du temps de Louis XIII. Ils s'y installaientau début du printemps, regagnaient la ville avecl'automne. Cette année-là, ils n'étaient pas venus,parce que leur fille cadette, infirme, avait besoinde suivre un traitement. La maison nous apparte-nait.

Mon père y menait la même vie que les autresétés il goûtait peut-être fortement l'ironie deprendre des vacances comme à l'accoutumée, maisje n'en suis pas sûr. Il était trop détaché de lavie, ou plutôt trop peu attaché, trop peu relié à

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la vie pour que la certitude de la quitter bientôtl'intéressât beaucoup. Il se levait vers cinq heures,allait faire un tour dans la campagne, et rentraitse coucher. A midi, il déjeunait avec nous, remon-tait pour faire la sieste, et ne quittait sa chambrequ'à l'heure de retrouver de vieux messieurs, pres-que tous retraités et beaucoup plus âgés que lui,avec lesquels il jouait au bridge jusqu'au dîner.Il se couchait tôt, ne dormait guère, lisait enfumant sa pipe. Une vie de célibataire.

J'aurais peut-être admiré cette indifférencedevant le destin si je n'avais été son fils. Maisj'étais son fils et, en même temps qu'elle m'éclai-rait sur lui, je ne m'y laissais pas prendre. Jeconnaissais son secret, non pas l'essentiel mais dé-sormais le plus important il allait mourir. Il pa-raissait ne plus se souvenir de me l'avoir confié, ilpouvait croire que je l'avais oublié. Rien n'étaitchangé dans nos rapports, non plus que dans seshabitudes. Mais cette continuité même me faisait

comprendre qu'il avait toujours été absent de sesfaçons de vivre, qu'il pouvait les maintenir sansmontrer par là une grande force d'âme et que sesvraies relations avec le destin, c'est dans sa cham-bre qu'il les établissait, où il passait des heures,le matin, l'après-midi et la nuit, sans dormir, oùil continuait de m'échapper.

Je n'essayais pas de surprendre, avant qu'elles'évanouît, la vraie figure de mon père moinsencore d'établir avec lui des liens humains de pèreà fils. J'étais résigné à le voir disparaître sans quel'affection que nous devions éprouver l'un pourl'autre se fût manifestée. Mais si mes rapportsapparents avec lui ne s'étaient pas plus modifiésque les siens avec le monde, je ne voyais plus nilui-même ni le monde avec les mêmes yeux.

Il avait commencé de mourir. Il n'était plus

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pour moi l'homme silencieux, intelligent et som-bre que jusqu'alors j'avais tant admiré de loin,sans oser le lui dire, mais un être diminué et fra-gile que je sentais plus éloigné de moi que jamais,car j'osais moins encore qu'autrefois lui laisser voirmon sentiment, de peur de lui faire comprendreque je redoutais de le perdre. Cette réserve mu-tuelle, bien loin de nous rapprocher par la ressem-blance qu'elle rendait sensible entre nous, nousécartait davantage encore car une telle ressem-blance pressentie nous pesait à tous deux. Monpère, qui avait tant de raisons de croire qu'il avaitmanqué sa vie, souffrait de me voir si pareil àlui. Il m'eût voulu tout autre je ne pouvais êtreautrement. Et je souffrais, moi aussi, de me voirsi pareil à lui, puisqu'il avait manqué sa vie.

Il voyait en moi renaître toutes les velléités qu'ilavait étouffées et les soins qu'il avait dû appor-ter à s'en rendre maître étaient à ses yeux la consé-cration de la défaite. Il avait renoncé à toutes ses

prétentions parce qu'il s'estimait incapable de lessoutenir et qu'il ne voulait pas d'une réussite mé-diocre. Je ne sais si une pareille humilité étaitfondée peut-être y fallait-il reconnaître plus deparesse que de clairvoyance et fuyait-il autant l'ef-fort qu'il dominait la vanité. On retrouve plusfacilement en un fils les faiblesses de son proprecaractère que les ressources de son esprit. Il repor-tait à mon compte ce qu'il aurait pu se reprochersans les excuses qu'il avait. Il était né pauvre, et,aux yeux du monde, sa situation était une réussite,si elle était un échec en regard de ce qu'il rêvait.Il avait eu des ambitions littéraires dont j'ignoresi elles n'avaient pas été seulement le fruit de seslectures. Mais il lui fallait d'abord obtenir un

diplôme de médecin pour satisfaire la vanité deses parents et les payer de tous leurs sacrifices.

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Quand il fut installé à R. la commodité, la mono-tonie, l'encrassement de la vie provinciale atté-nuèrent l'exigence d'une vocation peut-être illu-soire mais ne diminuèrent pas son regret. Sansqu'il fît rien pour la satisfaire, elle gâcha sa tran-quillité.

D'où sa méfiance et son chagrin. S'il eût pudiscerner chez son fils les prémices d'un éclatantgénie, peut-être eût-il pris goût à la vie, mainte-nant que la sienne se trouvait établie. Il eût étéla première ébauche, sacrifiée, du génie qui s'an-nonce et se forme dans le père pour s'épanouirdans le fils. Une telle justification lui manquaitpour que s'établissent des rapports naturels entrelui et le monde réduit qui formait son cadreavec elle, il eût supporté sa condition en tirant enmon nom une traite sur l'avenir.

Mais il se croyait bien trop lucide à mon égardpour conserver des illusions. Et ces velléités qu'ilsentait tournoyer en moi lui paraissaient ressem-bler beaucoup plus aux complaisances d'un carac-tère indolent qu'aux grondements du génie. Ilm'en voulait d'être sa réplique, et plus manquéeencore, puisque je reculais même devant l'effortde m'assurer au moins une situation établie et son-

geais à abandonner la médecine pour courir je nesavais moi-même quelle aventure. Ainsi lui reti-rais-je la dernière possibilité de se découvrir uneraison d'être. Et le remords de m'avoir laissé deve-

nir un raté, fils de raté, sans qu'il eût jamais rienfait pour corriger cette hérédité misérable dont ilétait le germe, le sévère jugement qui servaitd'alibi à sa faiblesse ou de prétexte à son indiffé-rence prenaient à mon endroit la forme du mépris.

Dans ces derniers jours de sa vie, le sentimentque cette défaite était irrémédiable l'inclinait sansdoute à accepter la mort, à la souhaiter, à s'aban.

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donner à elle au premier signe qu'elle ferait.Certes, ce sentiment était fort peu raisonnable, carce qui lui donnait l'impression de l'irrémédiablen'était pas ma propre défaite je n'avais pasvingt ans mais le fait qu'il allait mourir leportait à penser que je ne changerais plus et queje serais toujours pareil à l'image qu'il emporte-rait de moi, puisqu'il n'en connaîtrait plus d'autre.

Rien de tous ces sentiments n'était expriménon plus ma sollicitude et ma pitié que son amer-tume et sa lassitude. Ils vivaient en nous sans se

montrer mais la qualité du silence dont ils s'en-veloppaient ne nous laissait rien ignorer de leurintensité. Peut-être. Peut-être aussi mon père est-ilmort sans savoir que je l'aimais, comme il est mortsans m'avoir montré son affection. Nos rapportsn'étaient pas d'homme à homme ou de père à fils,d'êtres vivants enfin mais de nature, d'attrait, derépulsion, d'affinités ils ne comportaient pas d'ef-fusion ni de tendresse, ils étaient à peine person-nels, élémentaires plutôt, comme pourraient l'êtreceux de la majeure et de la mineure d'un syllo-gisme, hantées l'une et l'autre par la conséquence,et effrayées par elle, qui les révèle l'une à l'autreet à toutes deux leur lien.

Ce silence où nous nous enfermions, ce défautd'intimité ne créaient pas cependant une atmo-sphère irrespirable. L'échange ne nous manquaitpas. Je n'avais rien à dire à mon père la gêneserait née d'un besoin refoulé de lui faire quelqueconfidence. Je ne pensais pas souvent non plus àsa récente fragilité, à son prochain départ. Letemps était trop beau et j'aimais trop Saint-Mervor et ses loisirs pour en altérer le charme parde sombres prévisions. Quand je me laissais allerà imaginer sa mort, ce n'était jamais par surprise,mais par goût, quand j'avais besoin, à certaines

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