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Faisons un rêve : Éloge du fantasme en politiqueexcerpts.numilog.com/books/9782715806610.pdf · 2018-06-01 · Bizot et Patrice van Eersel, (Grasset). La Brigade Alsace-Lorraine,

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Faisons

rêve éloge du fantasme en politique,

DES MÊMES AUTEURS

Politiques Follies, en collaboration avec Frédéric Bon, (édition Actuel, 1978), hors commerce.

De Michel-Antoine Burnier

Les Existentialistes et la politique, (Gallimard). Les Nouveaux Intellectuels, en collaboration avec Frédéric Bon (Le Seuil). Si Mai avait gagné, en collaboration avec Frédéric Bon, (J.-J. Pauvert). La Chute du Général, (J.-C. Lattès). La France sauvage, en collaboration avec Bernard Kouch- ner, (J.-C. Lattès). Classe ouvrière et révolution, en collaboration avec Frédéric Bon, (Le Seuil). Les Voraces, tragédie en cinq actes et en vers, en collabora- tion avec Frédéric Bon et Bernard Kouchner, (Balland). Qu'elle ose paraître ce qu'elle est, en collaboration avec Frédéric Bon, in Les Présupposés du socialisme d'Édouard Bernstein, (Le Seuil). Les Complots de la liberté, en collaboration avec Patrick Rambaud, (Grasset). 1848, en collaboration avec Patrick Rambaud, (Grasset). Le Roland Barthes sans peine, en collaboration avec Patrick Rambaud, (Balland). Histoire du socialisme, (Jannink). La Farce des choses, en collaboration avec Patrick Ram- baud, (Balland). Le Testament de Sartre, (Orban). Que le meilleur perde, en collaboration avec Frédéric Bon, (Balland).

De Léon Mercadet

Au Parti des socialistes, en collaboration avec Jean-François Bizot et Patrice van Eersel, (Grasset). La Brigade Alsace-Lorraine, (Grasset).

MICHEL-ANTOINE BURNIER LÉON MERCADET

F a i s o n s

r ê v e éloge du fantasme en politique

BALLAND

© Éditions Balland, 1987.

A la mémoire de Frédéric Bon, avec qui nous aurions tant aimé écrire ce livre.

Nous remercions Maryannick Deslandes, Ruth Elkrief et Judith Waintraub qui nous ont accompagnés

dans ce monde étrange.

«Veux-tu?... Faisons un rêve... et vivons-le!... - Ça va être un scandale... tout le monde le

saura... »

Sacha Guitry, Faisons un rêve, (Comédie en quatre actes représentée

pour la première fois le 3 octobre 1916.)

Merci, Sacha Guitry, nous vous empruntons le titre de votre pièce, juste le temps de faire un tour dans notre vie politique.

AVERTISSEMENT

Il n'est qu'une situation où un homme politique applique son programme. Où il l'applique vraiment, sans concession ni partage. Alors ses idées triomphent comme jamais, ses adversaires s'écartent, ses alliés le servent, ses conseillers ne se trompent pas.

«Je vais enfin donner toute ma mesure!» se dit-il.

Ce moment unique, nous vous le révélons. C'est quand, bien au chaud entre ses draps, l'homme politique dort, et qu'il rêve.

Par bonheur, ces rêves et ces fantasmes ne se réalisent jamais.

Le contraire serait fort regrettable, comme on peut le constater dans les huit histoires qui suivent.

JACQUES CHIRAC

FACE À LUI-MÊME

Compte rendu d'une conversation téléphoni- que enregistrée par les Renseignements Géné- raux le 3 novembre 199..., quatre mois avant les élections législatives.

« Je ne me posais pas de problème d'image à ce moment-là. » (Page 33.)

DCRG

5 section Heure : 3 h 52 Durée : 1 h 09

Opérateur N° 8874

Jour : 3 novembre

Source : King Kong Correspondant appelé : 022 Régis.

Jacques Chirac: Allô, ici le Président, passez- moi le Premier ministre.

Voix d'homme endormi: Mes respects, Mon- sieur le Président. Mais à cette heure-ci, Mon- sieur le Premier ministre dort.

Jacques Chirac : Ça m'est égal, je ne dors pas, moi. Réveillez-le!

Voix d'homme réveillé: Tou t de suite, Mon- sieur le Président.

Voix de femme endormie: Qu'est-ce que c'est? vous êtes fou?

Voix d'homme réveillé: C'est le Président de la

République, madame.

Voix de femme endormie: Encore!...

Jacques Chirac: Allô Lise? Lise Toubon: Jacques, c'est vous? Jacques Chirac: Excusez-moi, j'ai absolument

besoin de parler à Jacques. Lise Toubon : Bon, je le réveille. Vous savez, il

est tellement fatigué... Jacques Chirac: Moi aussi... Moi aussi. Lise Toubon : Jacques, c'est Jacques...

Blanc : dix-sept secondes. Grognements.

Jacques Toubon: Euh... euh, allô? Jacques Chirac: Allô, je te réveille? Jacques Toubon : Non non. Jacques Chirac: Je n'arrive pas à dormir. Jacques Toubon: Vous n'arrivez pas à dormir ?

C'est bien la première fois. Jacques Chirac : D'habitude, dès que je ferme

les yeux, je m'endors. Il suffit que je ferme les yeux, et hop! Là, rien à faire. J'ai essayé, je ferme les yeux, mais je reste réveillé... je sais, c'est con... Mais j'ai un problème... ça me tourne dans la tête depuis hier matin... Mesmer.

Jacques Toubon : Mesmer ? Jacques Chirac: Oui, Mesmer. C'est comme

Debré et Couve... il est trop vieux. Il ne peut pas se représenter aux législatives de 91. Mais tu comprends, j'ai toujours été loyal... ça me fait de

la peine... Mesmer, après tout, je l'aime bien. D'ailleurs tu me connais, j'aime tout le monde. Mais il ne peut pas.

Jacques Toubon : Vous avez raison, il ne peut pas. Jacques Chirac : Il faut lui dire... et je n'ai pas

envie de lui dire. Pas toujours moi! Il faut que tu lui parles, toi! Demain.

Jacques Toubon : Arrêtez. Il n'y a que vous qui puissiez le faire.

Jacques Chirac: Non non, pitié! Jacques Toubon : Si c'est moi qui lui parle, ça

sera pire... il débarquera dans votre bureau deux heures après pour savoir si le coup vient de vous. Vous êtes le chef, vous n'y pouvez rien... vous n'y échapperez pas, Jacques, vous l'aurez sur le dos de toute façon... vous perdrez trois quarts d'heure et vous m'aurez fait perdre trois quarts d'heure à moi aussi. Je suis bien ennuyé... mais je ne vois pas comment vous pouvez y échapper.

Jacques Chirac : Pourquoi tout tombe toujours sur moi? Je ne peux plus supporter ça... je n'ai pas le temps.

Jacques Toubon: Moi non plus, je n'ai pas le temps.

Jacques Chirac: Déconne pas, Jacques... regarde ce que tu m'as refilé depuis trois mois : la grève à la SNCF, les aiguilleurs du ciel, les manifs d'étudiants...

Jacques Toubon : Les étudiants, c'était il y a six mois.

L'intrépide garçon faillit vingt fois être emporté par les lames. (Page 210.)

A l'aube du 9 mars 1988, les nuages, se con- fondant avec la mer, limitaient à quelques bras- ses la portée de la vue.

Sur cette mer démontée, dont les lames défer- laient en projetant des lueurs livides, un léger bâtiment fuyait presque à sec de voile 1

C'était un sloop de vingt-deux mètres, taillé pour les longues courses et qui avait été récem- ment révisé. Il avait reçu un gréement allégé, un nouvel accastillage, et surtout des voiles neuves, plus creuses et plus performantes.

Ce sloop se nommait le Michel-Michèle, et vainement eût-on cherché à lire ce nom sur son tableau arrière, qu'un accident - coup de mer ou collision - avait en partie arraché au-dessous du couronnement.

1. Nous empruntons pour une large part à Jules Verne cette belle description de tempête. On la trouve dans les premières pages de Deux ans de vacances.

Il était cinq heures du matin. Sous cette latitude, au commencement du mois de mars, les nuits sont longues encore. Les premières blan- cheurs du jour ne devaient apparaître que vers sept heures. Mais les dangers qui menaçaient le Michel-Michèle seraient-ils moins grands lorsque le soleil éclairerait l'espace ? Le frêle bâtiment ne resterait-il pas toujours à la merci des lames? Assurément, l'apaisement de la houle, l'accalmie de la rafale, pouvaient seuls le sauver du plus affreux des naufrages.

A l'arrière du Michel-Michèle, Michel Rocard tenait la roue du gouvernail, réunissant toutes ses forces pour parer aux embardées qui risquaient de jeter le bateau en travers. Rude besogne, car la roue, tournant malgré lui, aurait pu le lancer par-dessus le bastingage.

Mais n'y avait-il pas un capitaine pour com- mander ce navire ? Pas un marin pour donner la main aux manœuvres? Pas un timonier pour gouverner au milieu de cette tempête ? - Non!... pas un!

Deux jours auparavant, François Mitterrand avait annoncé qu'il ne se représenterait pas à l'élection présidentielle. Et Michel Rocard, qui sentait fondre sur lui le poids de la magistrature suprême, avait décidé de descendre en lui-même, de se retremper en se lançant au cœur de l'océan. Il aimait trop les bateaux et la mer pour ne pas trouver dans la houle le souffle d'une

inspiration ultime, et il était parti méditer loin de tous, au large, sur son voilier triomphant.

Il s'embarqua le 8 mars par une mer paisible. Le soir il s'endormit, bercé par la pensée de ses stratégies futures, rêvant de retrouver la boussole et de fixer le cap, porté par les vents de l'évidence et la marée des faits .

Une nuit noire enveloppait le Michel-Michèle, et le sloop, pris en dessous par un courant de reflux, se mit à fuir vers la haute mer.

Lorsque Michel Rocard se réveilla, le vent soufflait en foudre, comme disent les marins, et cette expression n'est que très juste, puisque le Michel-Michèle risquait d'être foudroyé à tout instant par les coups de rafale. La bourrasque se déchaînait furieusement. Le sloop naviguait comme s'il eût été plongé tout entier dans un milieu liquide. Des cris aigus de pétrels déchi- raient les airs. De leur apparition, pouvait-on conclure que la terre fût proche ? Non, car on les rencontre souvent à plusieurs centaines de lieues des côtes. D'ailleurs, impuissants à lutter contre le courant aérien, ces oiseaux des tempêtes le suivaient comme le navire, dont aucune force humaine n'aurait pu enrayer la vitesse.

Il était alors sept heures du matin. Prenant soin de se tenir fermement aux haubans pour éviter d'être emporté, Michel Rocard se fraya un

1. Mots en italique : authentique, discours des Arcs, 5 septembre 1986.

chemin jusqu'au cockpit. Là, il mit la radio de bord dans l'intention de prendre la météo. La radio grésilla. Audible malgré le sifflement des nuées en furie et les cris des pétrels, une voix faussement tranquille s'éleva, relevée en fin de chaque phrase d'un accent plus aigu qui se voulait grave.

A sa stupéfaction, Michel Rocard reconnut la diction de Jean-Pierre Chevènement.

« Évidemment, disait la voix, j'observe que François Mitterrand eût été le meilleur des candi- dats socialistes pour 1988. Il ne se représente pas. Je pense que c'est son droit. Je constate que le Parti socialiste doit désigner un nouveau candidat, un candidat nouveau. »

Là, une voix de speaker : « Costume fil à fil beige, cravate violette, dans sa mairie de Belfort, Jean-Pierre Chevènement a ensuite dressé le por- trait-robot du candidat idéal. »

« Le candidat socialiste idéal, reprit la voix faussement tranquille de Jean-Pierre Chevène- ment, est né en 1939 à Belfort. Je dis 1939, année qui marque, qu'on le veuille ou non, l'entrée du monde dans une ère tragique qui va accoucher la France moderne. Et je dis Belfort, ville dont le symbole est le lion, ville frontière, gardienne du territoire de la Nation. Ce candidat idéal a rejoint le courant socialiste autour de 1964, à une époque où l'on ne s'y bousculait pas. C'est un gage de

conviction. Il a fondé le nouveau Parti socialiste à Épinay en 1971 et, par la suite, il a élargi son expérience en étant tour à tour dans la majorité et dans l'opposition à l'intérieur de son parti. Pour avoir rédigé la plupart de ses programmes succes- sifs, il en maîtrise pleinement la ligne politique. Il a un sens aigu du patriotisme, de l'école et de l'orthographe. Après avoir dirigé un grand minis- tère économique dès 1981, la Recherche par exem- ple, il a donné toute sa mesure dans un ministère comme l'Éducation nationale. Il n'ignore rien de l'autorité présidentielle, parce qu'il sait qu'un ministre doit « fermer sa gueule ». En outre, il doit avoir rassemblé autour de lui un petit groupe d'amis sûrs et républicains.

« C'est en toute objectivité, continua la voix, que mes camarades et moi-même avons dressé ce portrait-robot. Il se trouve, et je l'observe, que j 'y correspond assez bien. »

La tempête redoublait de violence. Le mât tenait bon encore, mais il fallait prévoir le moment où, largué de ses haubans, il s'abattrait sur le pont. A l'avant, les lambeaux du petit foc battaient avec des détonations comparables à celles d'une arme à feu. Pour toute voilure, il ne restait plus que le grand spi qui menaçait de se déchirer. Si cela arrivait, le sloop ne pourrait plus être maintenu dans le lit du vent, les lames l'aborderaient par le travers, il chavirerait, il

coulerait à pic, et son passager disparaîtrait avec lui dans l'abîme.

En un instant, Michel Rocard se porta hardi- ment à l'avant du navire. Tout en moulinant les winches, il parvint à larguer la drisse qui s'abattit avec fracas. Puis il détacha au couteau les lambeaux du foc, non sans que l'intrépide garçon eût failli vingt fois être emporté par les lames.

Il était alors huit heures du matin. La radio grésilla une fois encore. Michel Rocard en tourna désespérément le bouton, afin de se brancher sur un bulletin météorologique. Malgré ses efforts, il n'entendit qu'une voix qu'il con- naissait bien, qu'il connaissait trop. Une voix haut placée qui tentait malgré sa légèreté de se donner une tonalité responsable.

C'était la voix de Charles Hernu.

« Comme tous les vieux compagnons de François Mitterrand, disait la voix, je considère que le Président serait le meilleur des candidats socialis- tes et je retirerais immédiatement ma candidature si François Mitterrand revenait sur une décision que je regrette tout en la déplorant. »

La voix d'un speaker poursuivit : « Dans son bureau de la mairie de Villeurbanne, entre deux rangées de défenses d'éléphants, assis sur une espèce de trône, costume noir, pochette à pois, chemise à rayures bleues et blanches, Charles Hernu a en- suite dressé le portrait-robot du candidat idéal. »

« D'un certain âge, reprit la voix d'Hernu, fils de gendarme, il inspire confiance par son regard profond et sa barbe soigneusement taillée. Compa- gnon de Pierre Mendès France puis de François Mitterrand, il doit être à la fois chrétien et franc-maçon, républicain et socialiste, et maire d'une belle ville de la banlieue lyonnaise. Il a occupé un grand poste ministériel dès 1981, et ne l'aura quitté que pour manifester sa solidarité à l'armée française. Ma popularité est le résultat effectif de ce phénomène. C'est pourquoi tout natu- rellement, mesdames et messieurs, citoyennes et citoyens, je demande à l'armée, aux gendarmes, aux socialistes, au pays tout entier, de soutenir ma candidature à la Présidence de la République. Ici, on n'est pas en Amérique du Sud. Je ne suis pas un apprenti dictateur 1 »

L'ouragan redoubla de fureur. Les cris aigus des grands cormorans déchiraient les airs. Cependant, il n'y avait pas la moindre île qui se signalât au large, nul continent qui apparût à l'ouest. Un littoral, quel qu'il fût, avec ses bas-fonds, ses brisants, c'eût été le salut.

Aussi Michel Rocard cherchait-il à voir quel- que feu sur lequel il eût pu mettre le cap...

1. Malheureusement, les deux dernières phrases, ainsi que quelques autres qui les précèdent, sont authentiques. On les trouve dans une interview accordée par Charles Hernu à L'Express du 6 décembre 1985, et dans Le Figaro du 26 novembre de la même année.

Aucune lueur ne se montrait au milieu de ce maelstrôm. Le jour s'était levé, mais l'épaisseur des nuages le rendait aussi sombre, s'il était possible, que la nuit la plus noire, à peine traversé çà et là par des éclairs livides, qui illuminaient pour un bref instant la surface déchaînée de l'océan.

Tout d'un coup, vers neuf heures du matin, le grésillement de la radio domina les sifflements de la rafale.

C'était une voix ralentie qui se voulait posée. En dépit des parasites, Michel Rocard crut dis- tinguer le vocabulaire familier de Laurent Fabius.

« Cela va de soi, disait Laurent Fabius, Fran- çois Mitterrand était le meilleur présidentiable que nous puissions avoir. Mais puisqu'il a décidé de se retirer de la course - et croyez que je le déplore – je tracerai ici le portrait-robot du candidat idéal.

« Celui-ci, poursuivit la voix tandis que des paquets de mer s'abattaient avec violence sur l'arrière du malheureux navire, celui-ci devra à la fois moderniser et rassembler.

« Moderniser, car le candidat socialiste devra être né après la guerre, à Paris, qui est tout simplement la capitale de la France et le symbole de notre pays. Il devra avoir exercé ses talents dans un grand ministère, l'Industrie et la Recherche par

exemple, puis au sommet du gouvernement. Je l'imagine assez bien comme un ancien Premier ministre, un jeune Premier ministre que François Mitterrand aurait donné à la France.

« Je le dis très simplement: ce portrait corres- pond trait pour trait à l'homme d'État que je suis, et que je suis grâce à François Mitterrand. Sans aucune vanité, je demande aux socialistes, aux Français de prendre leurs responsabilités en votant pour moi. »

A ces mots les éléments redoublèrent de rage. Sous sa voilure extrêmement réduite, le sloop put garder la direction qu'il suivait depuis si longtemps déjà. Rien qu'avec sa coque, il donnait assez de prise au vent pour filer avec la rapidité d'un torpilleur. Ce qui importait surtout, c'était qu'il pût se dérober aux lames, en fuyant plus rapidement qu'elles, afin de ne pas recevoir quelques mauvais coups de mer.

Dans ces conditions, Michel Rocard fit preuve d'une adresse remarquable. Bien résolu à garder le plus de toile possible, afin de maintenir le Michel-Michèle vent arrière tant que durerait la bourrasque, il parvint à abattre dans la survente et à wincher pour tout ramener près de l'axe. Les cris aigus des goélands traversaient les airs au- dessus de l'abîme.

Il pouvait être dix heures du matin, quand la voix de la radio déchira une nouvelle fois

l'espace. Ce ton profond, cette conviction toni- truante, Michel Rocard en devina aussitôt le propriétaire.

«Il n'y avait pas de meilleur candidat des socialistes que François Mitterrand, disait Pierre Mauroy - car c'était lui - mais je m'incline devant sa décision et ce retrait qui me navre. Camarades, ne nous laissons pas aller à la divi- sion. Je veux tracer ici le portrait-robot de celui qui saura nous rendre l'unité et la foi dans l'avenir.

« Il faudra tenir compte de ses mérites personnels et de ses aptitudes à gouverner, oui, camarades, j'insiste sur ce point qui me paraît essentiel... »

La radio n'avait pas achevé cette phrase que plusieurs tonnes d'eau embarquaient par-dessus le couronnement.

Michel Rocard avait disparu dans cette masse liquide qui balaya le Michel-Michèle, entraînant une partie du spi, le zodiac et plusieurs winches.

« A moi!... A moi! » s'écria Michel Rocard, dès qu'il fut en état de parler.

«Homme d'âge mûr, poursuivait Pierre Mau- roy à la radio, formé au contact de la jeunesse, et de la jeunesse socialiste au premier chef, de la jeunesse ouvrière du Nord, du Nord ou d'ailleurs, - c'est pour prendre un exemple, camarades, que je parle du Nord ouvrier, l'une des sources les plus fécondes de notre socialisme... »

Mais personne, pas une voile à l'horizon, aucun navire en vue dans ces parages océaniens, où se croisent cependant par centaines les navi- res du commerce transatlantique. A l'instant d'être englouti, Michel Rocard avait eu la pré- sence d'esprit d'agripper une drisse, ce qui per- mit à l'intrépide jeune homme de résister à l'énorme lame.

« Et c'est en toute modestie, conclut Pierre Mauroy, que j'affirme - et ce n'est pas vous, camarades, qui me démentirez - que je suis à votre disposition pour solliciter votre confiance, car il est essentiel que le Parti sorte renforcé de la mise en œuvre des procédures de désignation ».

Michel Rocard opéra un rétablissement, et, titubant, trouva encore la force de regagner la barre. Après cette chaude alerte, il sentait bien que, si l'accalmie tardait à se faire, sa situation serait désespérée.

Sur ces entrefaites, les éléments rugirent avec une brutalité accrue. Dans son ciré en lambeaux qui témoignait de l'âpreté de cette lutte inégale, Michel Rocard courait de bâbord sur tribord, parant au plus pressé. Songez qu'il remplaçait à lui seul tout un équipage, et l'on eût dit qu'il

1. La dernière partie de cette phrase est authentique, comme quelques expressions qui la précèdent. On trouve cela dans une déclaration de Pierre Mauroy au château de Grammont, près de Montpellier, le 30 août 1986.

possédait huit mains, tant il se démultipliait, tirant une drisse ici, colmatant une voie d'eau dans la cale, tout en moulinant les winches avec l'énergie du désespoir, tandis que des paquets d'écume embarquaient par le capot ouvert, que les cris aigus des albatros déchiraient les airs et que la tornade redoublait de fureur.

Il était environ onze heures du matin. La radio grésilla une nouvelle fois. Dans ce ton satisfait entrecoupé de sourires épanouis que portaient les ondes sonores elles-mêmes hors de toute image, Michel Rocard distingua immédiatement la voix de Pierre Beregovoy :

« Oui, disait le sourire épanoui, François Mit- terrand est le meilleur des... »

Par malheur, à ce mot l'émission fut brouillée par un coup de tonnerre et Michel Rocard ne sut jamais la suite de cette phrase. Il ne comprit pas davantage les suivantes, car, du poste dévoré par une friture que nourrissait l'orage, ne sortaient plus que les bribes d'un discours désarticulé :

« Criic... crouic... le portrait-robot du candidat... crouic... ancien ministre des Finances... crouic... crouic... qui a su rétablir les équilibres de la Sécurité sociale et qui... crouic... crac! crac!... confiance aux Français... crouic... je suis ce... crac! »

Un énorme ébranlement qui secoua alors le navire, de la quille à la pointe du mât, ne permit

pas à Michel Rocard d'entendre la fin de la déclaration de Pierre Beregovoy.

Avait-il touché? Une lame plus forte que les autres s'était-elle abattue sur le couronnement? L'océan déchaîné n'allait-il pas finir par triom- pher du Michel-Michèle et de son courageux capitaine ?

Épuisé, à demi renversé sur le poste de com- mandement, Michel Rocard entendit encore le bulletin suivant. C'était Jacques Delors, inter- viewé depuis Bruxelles :

« Si François Mitterrand, comme il l'a déclaré, n'est pas candidat, ce que je regrette profondément, j'ai le devoir de dire que le candidat socialiste devra avoir les nerfs solides, l'expérience d'un grand ministère, une compétence internationale. Un homme marqué par le syndicalisme, un homme de convivialité et de partage. Or, chacun sait que je partage toujours et que je convie souvent, comme je vous convie, chers camarades, à me donner vos suffrages dans cette situation si dramatique, si angoissante pour notre Parti et pour moi-même. Il va de soi que si je suis élu, je démissionnerai immédiatement à la première atteinte que le gou- vernement, le Parlement ou la réalité porterait à ma fonction. »

A ce moment, le cyclone redoubla de fureur, emportant avec lui une troupe de pélicans égarés dont les cris aigus déchirèrent les airs, et le

Michel-Michèle bondit vers l'avant avec une vitesse formidable.

« Dans un bref communiqué, nasilla la radio, M. Jospin déclare qu'il s'agit pour lui d'assumer pleinement sa fonction, et qu'en tant que premier responsable du Parti socialiste il présente sa candi- dature à la présidence de la République afin de maintenir - je cite - l'unité de l'organisation fondée par François Mitterrand au congrès d'Épi- nay. »

Dans un sursaut d'énergie, Michel Rocard reprit sa place au gouvernail et s'y amarra, afin de résister aux lames monstrueuses qui se dres- saient au vent du sloop. Contrairement à ce qu'il avait cru, la vitesse avait quelque peu diminué depuis qu'il ne restait plus rien du grand spi - ce qui constituait un nouveau danger. En effet, les lames, courant plus vite que lui, pouvaient désor- mais le rattraper et le précipiter dans le gouffre. Mais qu'y faire?

Pour la dernière fois, sur le coup de midi, il entendit la voix du speaker :

« Tandis que dans la France inquiète se multi- plient candidatures et conférences de presse, tapi au cœur de l'Élysée, François Mitterrand reste silen- cieux. Parmi les nouveaux candidats, nous enregis- trons les noms de Roger-Gérard Schwartzenberg, Olivier Stirn, Pierre Juquin, Jacques Séguéla,

Jack Lang, Roger Garaudy, Robert Fabre, Edith Cresson, Michel Delebarre, Jean Poperen, Michel Pezet, Edmonde Charles-Roux, Georgina Dufoix, Gisèle Halimiy Edwige Avice, Jeanne Bourin... »

Michel Rocard regardait ce chaos de flots échevelés. Jamais le Michel-Michèle ne résisterait une heure de plus aux paquets de mer qui finiraient par défoncer les capots.

C'est alors qu'à travers la déchirure des bru- mes, il crut apercevoir les contours d'une côte vers l'Est. Ne se trompait-il pas?

Une terre ? Oui, une terre! Il n'y avait plus à douter cette fois. Une terre

se dessinait à cinq ou six milles sous le vent, dans un large segment de l'horizon. Avec la direction qu'il suivait, et dont la bourrasque ne lui permet- tait pas de s'écarter, le Michel-Michèle ne pouvait manquer d'y être jeté en moins de quelques minutes.

Il contempla cette terre nouvelle d'un air songeur : île, ou continent ?

Ile ou continent, Michel Rocard ne devait jamais le savoir, car il s'éveilla à cet instant précis. Chevènement, Hernu, Fabius, les cormo- rans et les pétrels, tout cela n'était qu'un mauvais

rêve. Il ouvrit les yeux, la chambre était calme. Sur la carpette entre deux dossiers traînait Le Monde de la veille, qui titrait en très gros :

M. MITTERRAND BRIGUE UN DEUXIÈME MANDAT

M. ROCARD SE MAINTIENT

« Ouf, dit Michel Rocard, j'aime mieux ça! » Et il se leva.

Cet ouvrage a été réalisé sur Système Cameron

par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT Mesnil-sur-l'Estrée

pour le compte des Éditions Balland le 15 octobre 1987

Imprimé en France Dépôt légal : octobre 1987

N° d'impression : 7866

ISBN 2.7158.0661.2 F 2 6727

Michel-Antoine Burnier Léon Mercadet

Faisons un rêve éloge du fantasme en politique

Jacques Chirac face à lui-même - Le triom- phe de Georges Marchais - Quo vadit ou La vengeance de Raimondus Barre - Les fiches du président Léotard - Tapie rachète Montand - La divine surprise de Monsieur Le Pen - Le cauchemar de François Mitterrand - Rocard des tempêtes.

Huit illustrations hors texte de Cabu

Michel-Antoine Burnier, né en 1942, rédacteur en chef d'Actuel, est l'auteur d'essais, de romans historiques et de parodies. En collaboration avec Frédéric Bon, il a publié l'an dernier Que le meilleur perde.

Léon Mercadet, né en 1950, journaliste scientifique à Actuel, est l'auteur de Au parti des socialistes (avec Jean- François Bizot et Patrice van Eersel), et d'un récit historique, La Brigade Alsace-Lorraine.

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