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Courrier de l'environnement de l'INRA n°37, août 1999 37 figures de l'animalité par Anne Cauquelin 160, rue Saint-Martin, 75003 Paris On le sait, l'homme n'est plus le centre du monde. Nous avons conscience de ce décentrement depuis que l'espace sidéral s'est ouvert aux explorations concrètes, rejoignant ainsi la fiction ou les modèles spéculatifs. D'autres mondes, parallèles ou non, accompagnent notre mince périple, miniaturisant nos ambitions, rendant quasi ridicules nos efforts pour penser l'Être et libérant une quantité d'interrogations au sujet de notre statut d'humain, de notre langage, de notre place dans la densité pleine des vivants de toutes sortes. De là un regard plus attentif aux plantes, aux animaux, aux espèces différentes de nous. Les animaux déclenchent un intérêt nouveau, presque fraternel dans la mesure où ils sont embarqués avec nous sur ce vaisseau terrestre dont nous prévoyons le naufrage. Cela confère à la notion d'« autre » une dimension singulière : il n'y a guère, « l'autre de l'homme » était bien l'animal ; pas de doute, l'ange et la bête représentaient les deux pôles entre lesquels l'homme naviguait dangereusement. Fables, mythes et métamorphoses : l'homme-animal Entre l'ange et la bête, l'espace littéraire se couvre d'êtres étranges, mi-partie angéliques, mi-partie démoniaques : on aura reconnu la lutte entre l'instinct de chair, animal, et forcément destiné à la destruction, et le désir tout spirituel de l'ange : l'immortalité. On penserait, par exemple au Moyen Âge, à ces bestiaires et loups garous, là où on a si peur, tant horreur de la sauvagerie, que pour l'amadouer on noue des pactes, célèbre des noces. Au fond des bois obscurs, les sorcières se livrent à des sabbats honteux, mangent les enfants des hommes et font et défont des sorts. Il y a là la Bête apocalyptique et sa cohorte, accompagnées des sinistres bûchers. C'est par le désir charnel que l'animal s'introduit dans l'âme (et le corps) pure des vierges, les corrompt et les transforme en leurs contraires hideux. En remontant un peu plus avant dans l'histoire - occidentale tout au moins - et sur un ton plus calme, comme enjoué, paré de grâces alexandrines, on évoquerait Ovide et ses Métamorphoses. Dieux, hommes et animaux s'y mélangent au gré des intrigues amoureuses sur fond de rut universel. Ces récits sont empruntés aux Grecs, que nous voyons si mesurés, si olympiens, à travers l'image du philosophe et du logos, que nous en oublions la cruauté qui préside à leurs contes les plus lointains. Nous pensons à Apollon, à sa lyre et à l'harmonie de son chant, et oublions son inverse, son concurrent et frère à la fois : Dionysos. Nous oublions le roi Pentée, puni pour avoir ignoré, moqué et emprisonné Dionysos, et déchiré par les Bacchantes, les servantes du Dieu. Ces mêmes Bacchantes dévorant les panthères toutes crues, leurs sœurs, au cours d'orgies désordonnées. Dionysos lui-même, dépecé et jeté à l'océan, puis recueilli entier par magie et devenu l'ordonnateur de ces violences et carnages, d'une prestigieuse bestialité. Article établi à partir d'une contribution donnée au recueil L'environnement en perspective, les représentations de l'environnement, comparaison internationale réalisé par le Laboratoire d'anthropologie des institutions et des organisations sociales (LAIOS) de la Maison des sciences de l'homme (1998).

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Courrier de l'environnement de l'INRA n°37, août 1999 37

figures de l'animalité

par Anne Cauquelin160, rue Saint-Martin, 75003 Paris

On le sait, l'homme n'est plus le centre du monde. Nous avons conscience de ce décentrement depuisque l'espace sidéral s'est ouvert aux explorations concrètes, rejoignant ainsi la fiction ou les modèlesspéculatifs. D'autres mondes, parallèles ou non, accompagnent notre mince périple, miniaturisant nosambitions, rendant quasi ridicules nos efforts pour penser l'Être et libérant une quantitéd'interrogations au sujet de notre statut d'humain, de notre langage, de notre place dans la densitépleine des vivants de toutes sortes. De là un regard plus attentif aux plantes, aux animaux, aux espècesdifférentes de nous. Les animaux déclenchent un intérêt nouveau, presque fraternel dans la mesure oùils sont embarqués avec nous sur ce vaisseau terrestre dont nous prévoyons le naufrage. Cela confère àla notion d'« autre » une dimension singulière : il n'y a guère, « l'autre de l'homme » était bienl'animal ; pas de doute, l'ange et la bête représentaient les deux pôles entre lesquels l'homme naviguaitdangereusement.

Fables, mythes et métamorphoses : l'homme-animal

Entre l'ange et la bête, l'espace littéraire se couvre d'êtres étranges, mi-partie angéliques, mi-partiedémoniaques : on aura reconnu la lutte entre l'instinct de chair, animal, et forcément destiné à ladestruction, et le désir tout spirituel de l'ange : l'immortalité.On penserait, par exemple au Moyen Âge, à ces bestiaires et loups garous, là où on a si peur, tanthorreur de la sauvagerie, que pour l'amadouer on noue des pactes, célèbre des noces. Au fond des boisobscurs, les sorcières se livrent à des sabbats honteux, mangent les enfants des hommes et font etdéfont des sorts. Il y a là la Bête apocalyptique et sa cohorte, accompagnées des sinistres bûchers.C'est par le désir charnel que l'animal s'introduit dans l'âme (et le corps) pure des vierges, les corromptet les transforme en leurs contraires hideux.En remontant un peu plus avant dans l'histoire - occidentale tout au moins - et sur un ton plus calme,comme enjoué, paré de grâces alexandrines, on évoquerait Ovide et ses Métamorphoses. Dieux,hommes et animaux s'y mélangent au gré des intrigues amoureuses sur fond de rut universel. Cesrécits sont empruntés aux Grecs, que nous voyons si mesurés, si olympiens, à travers l'image duphilosophe et du logos, que nous en oublions la cruauté qui préside à leurs contes les plus lointains.Nous pensons à Apollon, à sa lyre et à l'harmonie de son chant, et oublions son inverse, son concurrentet frère à la fois : Dionysos. Nous oublions le roi Pentée, puni pour avoir ignoré, moqué et emprisonnéDionysos, et déchiré par les Bacchantes, les servantes du Dieu. Ces mêmes Bacchantes dévorant lespanthères toutes crues, leurs sœurs, au cours d'orgies désordonnées. Dionysos lui-même, dépecé et jetéà l'océan, puis recueilli entier par magie et devenu l'ordonnateur de ces violences et carnages, d'uneprestigieuse bestialité.

Article établi à partir d'une contribution donnée au recueil L'environnement en perspective, les représentations del'environnement, comparaison internationale réalisé par le Laboratoire d'anthropologie des institutions et des

organisations sociales (LAIOS) de la Maison des sciences de l'homme (1998).

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Nous retenons Dédale, l'architecte, l'inventeur, pour son labyrinthe et oublions qu'il construisit un vraifaux taureau pour les amours de la reine Pasiphaé ; nous oublions les Cyclopes centaures, satyres,nymphes, les cochons d'Ulysse chez Circé, puis Actéon, transformé en cerf, Narcisse en fleur,Philémon et Baucis, en arbres. Tout un monde.En forme de fictions, de mythes, ces images nous disent que l'humain côtoie vraiment de très prèsl'animal en lui, au point qu'il peut - accident ou coup des dieux - changer d'espèce, accueillir unevariation dans sa figure.Il est constant en effet que, s'il s'agit de changer, c'est la figure de l'animal (quelquefois seulement dela plante) qui est choisie, comme si au dehors de l'homme, dans son proche environnement, la seulefigurabilité ou la plus souvent évoquée serait pour lui celle de l'animalité.D'autre part, elles nous disent, ces images, que le principe d'identité veut que le changement dusemblable au semblable entraîne quelque différence : l'homme pour se sentir homme doit différer unpeu (mais pas trop) des animaux qui sont son genre. En plus ou en moins. Par excès ou défaut, ajoutou retranchement.Puis, il y a aussi cela qui parfume toute l'histoire mythologique grecque : les caprices divins n'excluentpas l'humour, ni ne perturbent en vérité le bon fonctionnement de la nature, laquelle persiste, insiste, ettriomphe des embuscades.Quelquefois seulement, ce drôle de continent de l'entre-deux qu'est l'animalité pour l'homme peut biennous rendre mélancolique. Rien n'est triste comme Io et toutes les amantes prises et délaissées parZeus. La métamorphose en animal est la forme que prend la punition pour avoir trop aimé et s'en êtrelaissé conter. Forme même du désir qui répond au désir et lui aussi, le désir, se dit sur le mode del'animalité.Il faut considérer dès lors l'animalité et ses « figures » comme une enveloppe continue, unemmaillotage dans lequel nous somme pris, nourris, bercés. L'animalité est notre « lieu », nous yrésidons, entourés de cette rumeur animale, avec ses fonds troubles, plein d'échos.Nous abritons en nous une multitude confuse d'animaux divers. Le langage quotidien nous le rappelleabondamment : que penser en effet de celui qui devient « rouge comme une écrevisse », qui « fait l'ânepour avoir du son », qui est avec son voisin « comme chien et chat », qui a un « regard de lynx » et,« malin comme un singe », pleure des « larmes de crocodile » et « réchauffe un serpent dans son sein »mais vous garde « un chien de sa chienne » tout en restant « sobre comme un chameau » ? Ne recèle-t-il pas en lui tout un bestiaire familier et dont les images sont bien souvent contraires ?

L'animal d'Aristote : mi science-mi fable

Si maintenant nous quittons la fable qui dit son nom pour d'autres fables, celles-ci scientifiques, nousallons trouver aussi cet environnement animal et cet animal en nous, ses fonctions, ses rêves, soninlassable vie, nous allons le trouver, dis-je, dans l'œuvre d'un philosophe de l'Antiquité.Il s'agit d'Aristote. Le philosophe, si connu pour sa logique, est assez méconnu dans la partiebiologique de son œuvre. Pourtant, ses analyses menées avec soin et passion dans le souci d'êtreproche de la réalité diverse, sont une mine d'enseignements. Elles ne manquent ni d'à-propos ni depertinence pour aujourd'hui ; parfaitement contemporaines, elles peuvent nous fournir quelques pistesde recherche.

Il y aurait, pour parler des animaux d'Aristote, deux façons de procéder.

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La première, la plus courante, est de se moquer de ses descriptions et explications - finalistes à laBernardin de Saint Pierre -, de comparer ce que nous savons aujourd'hui avec ce qu'il disait hier, et des'en esbaudir.La seconde est de considérer la méthode qui a servi d'ossature à son bestiaire, d'en prendreconnaissance sans oublier le riche imaginaire qui préside à cette construction.Car il y a, chez Aristote, le double aspect :- d'une construction rigoureusement topographique, qui situe et répartit un ensemble disparate selondes lignes qu'il précise : une taxinomie ;- d'une reconstruction, dans laquelle le sujet de l'analyse est plié aux principes explicatifs duphilosophe, de telle sorte que l'image finale de l'animal étudié en est plutôt fantastique - ce qui nousfait aujourd'hui rire, jetant alors souvent toute la théorie aristotélicienne en vrac, pour non conformité àla réalité, telle que nous la saisissons. Cependant cette réalité d'aujourd'hui n'est pas intangible, et ilfaut admettre qu'elle a été précédée de bien d'autres, tout aussi réelles pour le public des époquessuccessives. Ainsi les « animaux » d'Aristote, leurs parties, leur génération et leur corruption ont ils étéà la source des descriptions anatomiques des médecins, des soins proposés, et de tout l'imaginaire descorps, pendant des siècles.Ces deux aspects ne doivent donc pas être dissociés : ils sont complémentaires. En effet, l'organisationdistribuée des vivants fait apparaître de grands clivages, mais ces clivages sont mis en péril quandsurvient un détail aberrant qui ne peut entrer dans l'une ou l'autre des classifications déjà en place.L'honnêteté commande alors d'inventer une position « figurale » entre les lignes de force desclassements. L'incongru se fait alors une place au soleil, si je peux m'exprimer ainsi.Le cas de l'autruche est à cet égard significatif de la méthode aristotélicienne : ce bipède est un oiseau,puisqu'il a des ailes, mais c'est peut-être un quadrupède, car ses paupières inférieures ne recouvrent passes yeux dans le sommeil, comme il est d'usage chez l'oiseau ; au contraire, c'est la paupière supérieurequi se baisse, comme chez les quadrupèdes. De plus, « elle a des cils aux paupières supérieures, le tourde sa tête et le haut de son cou sont nus et ces cils ressemblent à des poils » et puis ce bipède ailé esttrop lourd, il ne peut voler1.Qu'en faire alors et où le mettre ? A l'intersection entre deux genres, comme les phoques et leschauves-souris ? Les phoques appartiennent au genre des poissons et à celui des animaux terrestres, leschauves-souris à celui des oiseaux et aux animaux terrestres. « Considérant leur appartenance auxanimaux terrestres, les phoques ont des pieds, mais des nageoires si on les voit comme poissons. Demême les chauves-souris, si l'on y voit des volatiles ont deux pieds, mais, comparées aux autresquadrupèdes, elles n'en n'ont pas, et elles ne possèdent ni queue ni croupion : elles n'ont pas de queuecar elles appartiennent au genre des volatiles, pas de croupion, par ce qu'elles appartiennent à celui desanimaux terrestres2 ».La particularité commande ; et déjà on voit poindre une caractéristique des études sur la vie animale :la diversité du foisonnement vital interdit l'approche uniquement spéculative et ses classificationsrigides ; elle exige qu'on « fasse du terrain », qu'on porte attention aux moindres détails. C'est ainsiqu'Aristote renonce aux dichotomies tranchées, mais en même temps, gardant la tête froide, se refuse àdécrire l'hétérogénéité au cas par cas. Cette hétérogénéité doit trouver un ordre, présenter uneharmonie, se soumettre à une loi supérieure. Celle de la finalité de la nature. Car la nature veut sa fin,son telos, elle veut achever ce qu'elle entreprend, et non errer à l'infini3.

1 Aristote, Parties des animaux, IV, XIV, 697 b.2 Aristote, Partie des animaux, IV, XIV, 697 a.3 Aristote, Génération des animaux, 1,1.

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Mais quel ordre alors est capable d'embrasser la totalité dans ses divers aspects, sinon l'ordrecirculaire, enveloppant ? Ordre qui vise son propre commencement et non un point situé dans l'infinidu temps. Ordre qui tient sa circularité du cosmos et du mouvement parfait des astres, tandis que lemouvement local (sublunaire) est linéaire, accidenté, imparfait.La nature, comme Dieu, projette sur les créatures un mouvement en forme de cercle, qui vientheureusement faire contrepoids aux désordres de la ligne. La nature s'enveloppe elle-même en tantqu'elle contient tous les objets naturels qu'elle est capable de produire. C'est, en dernière analyse, cetteenveloppe qui est la cause finale, la dernière cause, et en même temps l'agent de ces vivants disparatesque la nature comprend comme ses parties. C'est ainsi que, malgré certaines aberrations comme lapaupière tombante de l'autruche, une certaine harmonie se laisse voir ; et si la touche ou la tachedésordonnée du détail entre dans la composition du tableau, c'est au titre d'une nuance, d'un ajout, d'ungommage, d'une rature, dans l'ordinaire de l'œuvre.

L'enveloppe du monde, ou « environnement »

L'enveloppe, periekhen, est donc la clef de ce monde des vivants qui entoure et définit l'hommecomme une de ses parties. L'enveloppe des vivants est un lieu, au sens aristotélicien : « le lieu est ladernière enveloppe fixe la plus proche d'un corps... » Le lieu est quelque chose de l'être qu'ilenveloppe et qu'il définit tout en étant défini par lui. Chaque corps a son lieu, qui lui est propre, où ilest chez lui. Oikeia, dans sa maison. Chaque élément a son lieu, il est dans son élément (ainsitraduisons-nous oikeion). Je pense qu'il n'est pas utile d'insister sur la correspondance entre enveloppeet environnement, entre oiko-nomos et économie, entre oiko-logos et écologie... L'économie étantsimplement la loi ou la règle que doit suivre une maisonnée pour être florissante. A titre d'exemple : lamaison {oikeia) comprend non seulement le lieu, le bâtiment, mais aussi la santé et le bien-être desoccupants... De plus, chaque outil ou instrument devra être à sa place, dans son lieu propre, (oikeiontopos !). Telle est la règle (nomos) de la maison : oiko-nomos : économie4.Quant à l'écologie, c'est bien évidemment le discours de raison concernant les lieux propres, la maison,ce que nous nommons « habitat ».Économie, écologie, lieu propre et enveloppe sont les concepts qui permettent de parler des êtresvivants, de leur mœurs, de leur adaptation, de leurs formes, et de rendre compte de leur diversité.De même qu'aucune chose ne peut être sans enveloppe, c'est-à-dire sans lieu, « l'environnement »,dirions-nous, est indispensable pour connaître ce qui est environné (quoique environnement soit unterme bien faible par rapport à enveloppe) ; en effet, sur le plan de la nature perçue et décrite, le cielenveloppe la terre, le ciel lui même est enveloppé par sa limite au-delà de laquelle il n'y a rien ; surterre le climat enveloppe les êtres, et dans ce climat-enveloppe se trouvent les conditionsinteragissantes de leurs déterminations, non seulement actuelles mais en puissance.Tandis que sur le plan, cette fois, du discours d'Aristote ou de tout discours concernant animaux,plantes et lieux, toutes les parties de ce discours doivent être enveloppées et s'envelopper elles-mêmes.Nous pourrions dire qu'elles interagissent, à la façon dont interagissent les éléments et les lieux, lesêtres et leurs conditions d'existence.De ce que nous ne pouvons lire la biologie d'Aristote sans avoir recours à son enveloppe d'ouvrages (laphysique, pour le lieu, le « de l'âme » pour ce qui est du moteur, la marche des animaux pour ce qui estde la translation, la métaphysique pour ce qui est du rapport des causes, la politique et leséconomiques pour ce qui est de l'action productive et de la juste répartition des biens) nous pouvons

4 Les Économiques, 1, 6.

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conclure que la figure animale et les questions qu'elle soulève ne se peuvent traiter isolément de tousces champs, et doivent au contraire fournir un lien entre eux.Cette disposition de l'œuvre aristotélicienne qui rend difficile d'en suivre le développement etl'explication linéaire est bien faible pour en rendre compte. C'est pourquoi je tenterai de dresser, plutôtqu'un inventaire - qui devrait prendre en charge non seulement les productions normales mais aussi les« monstres » ou erreurs de la nature, les ambiguïtés et recouvrements - une sorte de générique commecelui que l'on voit au commencement ou à la fin) d'un film. Le générique - qui n'est ni genèse nigénéalogie et échappe à la chronologie pour se placer sur le plan de l'organisation logique - montrel'action des divers agents qui interviennent sur la production. Ces agents-principes s'enveloppentmutuellement, se renvoient les uns aux autres et finissent par composer la diversité des espèces quenous connaissons.Ce sont :

1. Au titre des principes de la nature composante (ou phusis)Les 4 principes matériels : terre, eau, feu et air sont liés aux deux paires de contraires : chaud/froid,sec/humide en tant que principes thermo- et hydrométriques. Leur composition entre eux produit lestempéraments mais aussi détermine la proportion de chair et de sang à l'intérieur du corps et danschaque organe.Le cerveau, par exemple, est soumis au principe du froid/humide ; c'est pourquoi quand il s'échauffe, àcause du vin dont les vapeurs montent jusqu'aux veines étroites et ténues du cerveau, il doit se refroidirpour revenir a son état normal, et cette transformation du chaud en froid, qu'Aristote appelle « contre-coup », produit le sommeil5.

2. Au titre des principes logiques d'organisation- l'analogie (qui est une proportion croisée et non pas seulement une vague ressemblance) ;- les couples d'opposition marchant deux par deux (exemple ci-dessus : chaud froid/sec humide) ;- la distinction du genre et de 1' espèce ;- la différence du plus ou du moins ;- le rapport de la partie au tout.

3. Au titre des divisions qui répartissent les êtres- une division physiologique : sanguin/non sanguin ;- une division par supports de locomotion : air, eau, terre ;- une division suivant la composition des parties du corps : homéomères (de mêmetexture)/anhoméomères (de textures différentes).4. Au titre des fonctions du corps- digestion (distinctions suivant le principe du chaud et du froid) : la « coction » complète ouincomplète différencie le masculin (chaud) du féminin (froid). Si les femmes ont leurs menstrues, c'estque le principe froid qui les anime ne chauffe pas assez complètement la nourriture : la coction estincomplète et le résidu non cuit s'écoule en menstrues6. « Les deux vaisseaux, la grande veine etl'aorte, s'emplissent d'une surabondance de nourriture qui, comme la nature féminine est trop froidepour en assurer la coction, passe à travers de très fins vaisseaux jusqu'à l'utérus ; mais comme celui-ciest trop petit pour recevoir cet excès, il se produit un écoulement » ;- reproduction (disposition selon les organes) ;

5 L'explication de ce processus se trouve dans le volume des Parva naturalia, au chapitre De somno et vigilia, I I I .6 Génération des animaux, I I , 4.

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- locomotion (selon le milieu-support et la disposition anatomique). Il faut tenir compte en effet du« sol », de l'appui, pour comprendre la locomotion. Ainsi l'autruche, trop lourde, ne peut-elle voler,elle courra, donc ; quant au crabe, il marche de travers, en oblique, pour plusieurs raisons, mais surtoutparce que ses yeux sont sur le côté de son corps, et « ce sont les yeux qui dirigent la marche versl'avant ». L'avant du crabe est donc son côté. L'homme, lui, a une démarche composée, balancée etrythmée à cause de la symétrie de ses deux supports, les membres inférieurs, qui ne peuvent quitterleur appui simultanément. D'autre part, « sauter à cloche-pied se fait toujours sur le pied gauche » carc'est la droite qui est le départ du mouvement, elle meut l'ensemble du corps, et le pied gauche assureseulement la stabilité. La droite est supérieure à la gauche, comme le devant à l'arrière et le haut aubas. Ici encore la paire d'opposés : gauche/droite, et avant/arrière est motif d'explication7.

5. Au titre des conditions : les lieux propresConvenance des êtres à leur terrain de vie : l'âne indien a de gros sabots, épais, car il vit sur un terrainrocailleux, mais le stock de matière cornée disponible ne permet pas qu'il ait deux cornes, aussi bienn'en n'aura-t-il qu'une seule, au milieu du front8. L'éléphant habite le fond des marais où il piétine,sortant sa trompe de l'eau pour respirer. Sinon à quoi servirait sa trompe ? Comme les pêcheurs sous-marins, utilisant un roseau pour respirer sous l'eau, l'éléphant est bien un animal marin (d'eau douce),sa trompe lui servant de roseau respiratoire9.

Notion d'habitabilité, liée aux concepts d'habitude et habitus (exis) habileté, habilitation ou disposition,et donc virtualité (les dispositions sont en attente d'être exercées). C'est ici que la notion de lieu propreprend tout son sens : le lieu propre du crabe est la plage et non l'eau, car il ne nage pas ; celui de l'âneest le rocher, celui de l'éléphant le marais, celui de l'homme : la ville. La polis, où toutes sesvirtualités, tant physiques que mentales, peuvent trouver à s'exprimer. L'homme est bien d'abord unanimal, mais son lieu propre, sa véritable enveloppe, sa véritable maison (oikeia) est la polis, d'où lacélèbre formule : « l'homme est un animal politique ».

6. Réalisation : la nature(scénario, casting, décors et gestion)

Des erreurs et de quelques monstres

Le lieu du corps est ainsi son enveloppe ; il représente le lien unissant toutes les parties qui encomposent la forme et la matière. Dans ce lieu se trouve rassemblés les principes des figures animales,dont l'homme. Aussi bien comprendra-t-on que des déterminations aussi nombreuses, un tel concoursde principes puissent donner naissance à des figures connexes, mi homme-mi animal ; soit quequelque chose ait été mal connecté, oublié ou au contraire surajouté.Non seulement l'animal est partout autour de l'homme, l'enveloppant de ses virtualités, mais encore illui est quelquefois lié plus intimement encore dans les figures de monstres. Certes, nous dit Aristotecomme aussi bien, après lui, Ambroise Paré ou Paracelse, il s'agit là d'erreur de la nature, trop presséeou occupée ailleurs, ou encore ne disposant pas de stocks en quantité suffisante pour pourvoir auxnécessités (Ambroise Paré comptera 13 causes qui peuvent engendrer des monstres'0). Bien qu'elle nes'épuise jamais dans sa générosité bien gérée, qu'elle soit économe et bonne ménagère, la nature estquelquefois prise au dépourvu. Entre le trop et le pas assez se trouve une zone de « curiosités »généralement peu viables - la nature effaçant ses fautes à mesure.

7 Marche des animaux, 4. 705 b.8 Voici une explication « logique » de la licorne, ou unicome, et non point fantaisiste et mythique comme souvent...9 Parties des animaux.10 Amboise Paré. Des monstres et des prodiges. Chapitre 1.

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« Quand les mouvements se relâchent et que la matière n'est pas dominée, c'est essentiellement lecaractère général qui est produit, c'est-à-dire l'animal. [...] le produit n'a plus d'apparence humainemais seulement animale. » Car « la monstruosité est une espèce de mutilation ». Certes, ces produitssont « contraires à la nature considérée dans son cours ordinaire, mais non pas à la nature considéréecomme éternelle et soumise à la nécessité » ; ou encore ces produits ne sont pas vraiment contrenature, mais leur monstruosité se rapporte à une sorte de défaillance « quand la nature formellen'arrive pas à dominer la nature matérielle »".

Je crois que nous pourrions méditer ici sur les conditions et circonstances qui sont nécessaires à un« produit » pour avoir une apparence « ordinaire », et ce qui manque à un autre pour être acceptable.Ici aussi, l'enveloppe porte ses effets, car c'est bien le lieu qui manque à sa place pour toutemonstruosité existante, ce lieu qui est forme, nature formelle, contraignant la matière à se modeler, luiimposant son empreinte. Quand le lieu - l'enveloppe - manque ou est faible, la nature est réduite à soncaractère général qui est vide de signification comme de forme.Appliquées soit aux questions du paysage - curieusement, en effet le paysage manque souvent de lieuet la recherche environnementale n'est pas encore assez consciente du rôle de l'enveloppe dans cecas -, soit à la forme humaine/verras animalité, l'environnement déterminant la figuralité de l'unecomme de l'autre - soit encore appliquées à tout discours spéculatif à qui manquerait son lieu propre etdevenant alors par là même inefficace -, les propositions aristotéliciennes ne sauraient manquer devirtus m

11 Aristote. Génération des animaux, IV, 4. 770 b.