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Contribution au Forum de la Régulation 2009 1 Forum de la régulation – Paris, 1 er et 2 décembre 2009 THÉORIE ET RÉALITÉ DES SORTIES DE CRISE, CRÉDIBILITÉ ET LÉGITIMITÉ DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE - UNE COMPARAISON ARGENTINE / BRÉSIL 1 Jaime Marques-Pereira UPJV-CRIISEA [email protected] Les débats économiques qu’ont suscités les crises financières du tournant du millénaire dans les économies dites émergentes ont mobilisé une défense nouvelle du libéralisme. On s’interroge, dans ce texte, sur la production du sens à l’œuvre dans ce tournant de la théorie économique, plus particulièrement sur sa responsabilité dans la crise monétaire argentine et dans ce qui n’aura été au Brésil qu’une crise de change. On éclaire ainsi les conceptions de la monnaie qui prévalent dans les sorties de crise. Dans un premier point, on précise ce sens caché de la monnaie qui en fait une comptabilité sociale instituant une communauté politique. On explicite, dans un second point, la convergence des crises du compte comme crise de confiance en la monnaie dans l’histoire récente des deux pays. Pour finir, on expose l’usage alternatif de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie dans la recherche d’une mise en cohérence de la comptabilité monétaire des revenus et de la communauté politique. L’irréalisme d’une politique monétaire apolitique sous une forme ou une autre a permis de sortir de la crise mais le conflit distributif n’est pas réglé en Argentine alors qu’il paraît l’être au Brésil. La conception de la monnaie : un problème de compte Depuis une vingtaine d’années, la pensée économique néoclassique cherche à préciser comment les institutions peuvent améliorer le fonctionnement des marchés pour le rendre plus conforme au modèle théorique qui en formalise l’efficacité. L’idéal de la concurrence pure et parfaite a tout d’abord justifié le retrait de l’Etat. A présent, les effets erratiques manifestes de la libéralisation conduisent à estimer que le développement institutionnel est une condition de ses effets positifs. Le rôle de l’Etat est alors redéfini. En promouvant l’idée d’un Etat market friendly qui organiserait la coordination selon une logique non plus administrative mais contractuelle, la thèse d’une « bonne » gouvernance de l’action publique en conçoit l’efficacité à l’image et comme condition de celle des marchés. Le postulat d’une efficacité des incitations contractuelles, assimilable à celle d’un marché des droits de propriété, fait ainsi de l’efficacité du marché le modèle de celle de l’Etat (Stiglitz, 1999). Cette représentation de l’économie est nouvelle dans sa conception du système de prix. Celle-ci ne rend plus seulement compte de leur « vérité » objective (la loi de l’offre et de la demande) ; elle la définit directement en termes normatifs. Cette vérité est celle d’une règle. Au regard d’autres disciplines de la science sociale, la vérité que l’économiste néoclassique déduit d’un principe de rationalité constitue une justification située de la différenciation des individus dans l’échange marchand. L’économiste le sait et ceux qui considèrent la question de la méthode et de l’objet soulignent la philosophie politique qui sous-tend l’utilitarisme. Dans le langage de l’économie, ce caractère situé de la justification repose aujourd’hui le marché comme instance de coordination, tel que le figure le modèle de l’équilibre général, en faisant dépendre les optima possibles des institutions. Se termine ainsi l’interlude de la macroéconomie de synthèse entre Keynes et Walras qui avait 1 Ce texte a été publié dans Baumann et al. (2008), « L’argent des anthropologues, la monnaie des économistes ». Il a été écrit pour fixer les faits stylisés, politiques et symboliques, par lesquels s’ordonne la véridicité des choix de politique économique dans deux crises monétaires – d’hyperinflation et de déflation. Deux ans après son écriture, certains points sont maintenant démentis. Notamment, le fait que cette phase d’expansion qui dure jusqu’à 2008/09 a donné lieu à une progression du salaire moyen qui accompagne la productivité. On ne sait toutefois si cela traduit un compromis institutionnel ou l’effet d’accords implicites dans les grandes firmes (voir annexe 1)

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Contribution au Forum de la Régulation 2009

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Forum de la régulation – Paris, 1er et 2 décembre 2009

THÉORIE ET RÉALITÉ DES SORTIES DE CRISE,

CRÉDIBILITÉ ET LÉGITIMITÉ DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE - UNE COMPARAISON ARGENTINE / BRÉSIL1

Jaime Marques-Pereira UPJV-CRIISEA

[email protected]

Les débats économiques qu’ont suscités les crises financières du tournant du millénaire dans les

économies dites émergentes ont mobilisé une défense nouvelle du libéralisme. On s’interroge, dans ce texte, sur la production du sens à l’œuvre dans ce tournant de la théorie économique, plus particulièrement sur sa responsabilité dans la crise monétaire argentine et dans ce qui n’aura été au Brésil qu’une crise de change. On éclaire ainsi les conceptions de la monnaie qui prévalent dans les sorties de crise. Dans un premier point, on précise ce sens caché de la monnaie qui en fait une comptabilité sociale instituant une communauté politique. On explicite, dans un second point, la convergence des crises du compte comme crise de confiance en la monnaie dans l’histoire récente des deux pays. Pour finir, on expose l’usage alternatif de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie dans la recherche d’une mise en cohérence de la comptabilité monétaire des revenus et de la communauté politique. L’irréalisme d’une politique monétaire apolitique sous une forme ou une autre a permis de sortir de la crise mais le conflit distributif n’est pas réglé en Argentine alors qu’il paraît l’être au Brésil.

La conception de la monnaie : un problème de compte

Depuis une vingtaine d’années, la pensée économique néoclassique cherche à préciser comment les institutions peuvent améliorer le fonctionnement des marchés pour le rendre plus conforme au modèle théorique qui en formalise l’efficacité. L’idéal de la concurrence pure et parfaite a tout d’abord justifié le retrait de l’Etat. A présent, les effets erratiques manifestes de la libéralisation conduisent à estimer que le développement institutionnel est une condition de ses effets positifs. Le rôle de l’Etat est alors redéfini. En promouvant l’idée d’un Etat market friendly qui organiserait la coordination selon une logique non plus administrative mais contractuelle, la thèse d’une « bonne » gouvernance de l’action publique en conçoit l’efficacité à l’image et comme condition de celle des marchés.

Le postulat d’une efficacité des incitations contractuelles, assimilable à celle d’un marché des droits de propriété, fait ainsi de l’efficacité du marché le modèle de celle de l’Etat (Stiglitz, 1999). Cette représentation de l’économie est nouvelle dans sa conception du système de prix. Celle-ci ne rend plus seulement compte de leur « vérité » objective (la loi de l’offre et de la demande) ; elle la définit directement en termes normatifs. Cette vérité est celle d’une règle.

Au regard d’autres disciplines de la science sociale, la vérité que l’économiste néoclassique déduit d’un principe de rationalité constitue une justification située de la différenciation des individus dans l’échange marchand. L’économiste le sait et ceux qui considèrent la question de la méthode et de l’objet soulignent la philosophie politique qui sous-tend l’utilitarisme. Dans le langage de l’économie, ce caractère situé de la justification repose aujourd’hui le marché comme instance de coordination, tel que le figure le modèle de l’équilibre général, en faisant dépendre les optima possibles des institutions.

Se termine ainsi l’interlude de la macroéconomie de synthèse entre Keynes et Walras qui avait 1 Ce texte a été publié dans Baumann et al. (2008), « L’argent des anthropologues, la monnaie des économistes ». Il a été écrit pour fixer les faits stylisés, politiques et symboliques, par lesquels s’ordonne la véridicité des choix de politique économique dans deux crises monétaires – d’hyperinflation et de déflation. Deux ans après son écriture, certains points sont maintenant démentis. Notamment, le fait que cette phase d’expansion qui dure jusqu’à 2008/09 a donné lieu à une progression du salaire moyen qui accompagne la productivité. On ne sait toutefois si cela traduit un compromis institutionnel ou l’effet d’accords implicites dans les grandes firmes (voir annexe 1)

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justifié les politiques faisant de l’Etat le centre de coordination. La banalisation du concept de gouvernance consacre l’hégémonie intellectuelle de ce qui s’affiche comme new political economy en assignant aux institutions et aux règles la fonction de réaliser l’accord unanime entre échangistes que permettrait un vecteur de prix d’équilibre. La reconnaissance du caractère incomplet des échanges pour réaliser cet optimum refonde la macroéconomie sur une conception du choix individuel qui élargit la microéconomie à la conception des règles.

La microéconomie n’est donc plus seulement la science des choix individuels mais également celle des choix collectifs qui garantissent l’efficacité des premiers et leur équité. L’application des outils d’analyse de l’utilité individuelle s’étend ainsi de l’équilibre des marchés à l’organisation de l’entreprise, aux règles de fonctionnement des marchés et, plus largement, à la conception du rôle de l’Etat et de la justice. Les fondements mêmes de la démocratie sont redéfinis à l’aune des critères de l’efficacité économique.

Cette « révolution » théorique est, du point de vue de l’histoire de la pensée, une restauration néoclassique. Quelle que soit l’interprétation qui en est faite, son pouvoir de conviction participe à la vaste transformation de l’économie politique par la libéralisation,. Ce qui est restauré de la théorie antérieure à Keynes est l’hypothèse de la flexibilité du travail comme condition du plein emploi, ce que démontre Milton Friedman en posant l’anticipation comme un calcul rationnel. Le message principal est la restauration de l’idée de la valeur objective comme fondement de l’équilibre, donc, d’en revenir au postulat que la monnaie ne doit pas « compter » dans l’ajustement des prix et des quantités.

Les imperfections de marché peuvent toutefois justifier dans ce cadre analytique un maniement de l’offre de monnaie susceptible d’effets positifs. Dans ses deux versions dont les promoteurs se sont désignés de nouveaux classiques et nouveaux keynésiens, cette herméneutique nouvelle du système de prix est une représentation de la société qui prétend neutraliser la monnaie. Qu’elle y arrive ou non est discutable mais force est de constater que le débat politique contemporain est axé sur le rapport entre politique monétaire et les réformes structurelles de l’organisation des marchés ; au premier chef, le marché du travail et de la protection sociale.

Ce texte vise à préciser sur deux cas particuliers, qui paraissent exemplaires par ce qu’ils ont de commun et de différent sur le plan des doctrines, l’importance que recouvre l’analyse de la crédibilité de la politique monétaire dans cette révision « institutionnaliste » du modèle de l’équilibre. La question est à la fois technique et idéologique. Le rapport entre science et savoir économique2 fixe la capacité des Etats d’armer une grammaire des croyances collectives qui conforme une vision utilitariste de la souveraineté politique et monétaire. Cette vision se décline en deux versions de la crédibilité, l’une qui l’associe à la réputation de rigueur - quel qu’en soit le coût social, et l’autre qui la définit en fonction du cycle.

On analyse ici le rapport entre science et savoir économique à l’œuvre dans l’impensé de la théorie ; c’est-à-dire, ce dont il ne faut pas débattre. Cet impensé est l’unité de compte comme objet du conflit distributif qu’arbitre la politique monétaire. Mettre à jour l’impensé de la théorie revient dès lors à préciser les rapports sociaux que voilent les prix dits réels. Dans la tradition ouverte par Marx et Keynes, ce voile est une idéologie ou une erreur. Les prix sont directement monétaires. Leur ajustement n’est pas toutefois qu’une régulation de marché, comme ils semblent le penser avec Ricardo, mais un combat de règles sur le compte des valeurs relatives. L’enjeu distributif de l’adoption d’une unité de compte ou d’un système de compte impose un accord incorporé aux pratiques de paiement. L’organisation des marchés repose sur cet accord qui est une condition logique de l’échange marchand (Orléan, 2006). Cet accord est une représentation, dans le double sens du terme : en idée, celle que construit la théorie, et en organisation des intérêts collectifs que structurent le système de prix que permet la politique monétaire.

L’analyse porte sur l’Amérique latine et plus particulièrement sur deux pays où la libéralisation fut 2 On peut remarquer que cette question est fort peu traitée en dépit du développement d’une sociologie du champ de pouvoir des économistes. Le rapport entre science et savoir est au mieux une donnée (les titres de noblesses) de la reconnaissance de l’autorité. Dans une critique de l’économie politique (ancienne et nouvelle), ce couple soulève par ailleurs la question du savoir dans l’exercice même du pouvoir, comme l’observe Roig (2007) au travers de la reconstitution de la genèse de l’impossible monnaie, conçue par Cavallo. Cette problématique rejoint d’une part la préoccupation du débat sur une autre synthèse, Marx et Keynes, d’autre part, l’analyse de la symbolisation en anthropologie (Marques-Pereira, 2007).

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le moyen de venir à bout de l’inflation par un ancrage du change. Cette particularité de l’Argentine et du Brésil en fait deux cas où la répartition des revenus qu’induit la libéralisation économique implique une histoire de désordres monétaires extrêmes.

Le principal vecteur de la répartition est ici un endettement public débouchant sur des crises financières. Ce qu’il faut appeler une politique de la dette organise la mesure des revenus et de la richesse. L’accent, mis aujourd’hui sur les institutions et les règles, replace la dénonciation de la rente proportionnée par l´endettement public dans le débat entre orthodoxie et hétérodoxie, propre à la théorie néoclassique. Ce clivage délimite aujourd’hui la conception des alternatives de sorties de crises discutées par les économistes qui comptent dans le débat politique. Pour les uns, il s’agit de parachever les réformes structurelles, particulièrement en matière fiscale. Pour les autres, à cette même argumentation s’ajoute la thèse que la politique monétaire et les réformes structurelles doivent donner à l’Etat des marges de manœuvre anticyclique (Marques-Pereira, 2006). Le débat économique sur la sortie des crises financières a ainsi enfermé le débat politique dans la vision des institutions et de la monnaie qui sous-tend la macroéconomie néoclassique contemporaine.

Définir les réformes structurelles comme conditions institutionnelles de la crédibilité de la politique monétaire redéfinit la souveraineté. La convertibilité externe de la dette publique est un exercice de souveraineté monétaire qui suppose une nouvelle définition de la souveraineté politique. La dette publique est la clé de voûte d’un compte bi-monétaire des valeurs du capital et du travail. La confiance en la monnaie nationale dépend dès lors de l’équilibre externe. Ce qui importe dans la stabilité est le système de compte qu’implique le régime de change. Depuis l’épuisement de l’ancien modèle de développement par substitution des importations le bouclage de la balance des paiements a impliqué, dans les deux pays, l’émission d’une dette publique qui s’avère insoutenable de façon chronique. Dans les années 80, elle conduit à une crise inflationniste dont la résolution s’est soldée par une crise déflationniste à la fin des années 903.

En longue perspective, l’analyse de la sortie de la crise est moins optimiste que l’analyse gouvernementale. La possibilité d’une croissance soutenable se pose faces à deux aléas complémentaires. D’une part, l’adéquation de la légitimité de la politique monétaire aux conditions institutionnelles de sa crédibilité, lesquelles sont le point d’orgue de l’ensemble de l’action gouvernementale. D’autre part, la mesure différenciée de la valeur du capital et du travail limite la croissance. La différence entre les deux pays doit être, en ce sens, relativisée. Elle ne traduit que la spécificité, propre à chaque cas, de l’utilité politique respective de l’hétérodoxie et de l’orthodoxie de la doctrine.

Le niveau et la stabilité de la croissance continuent de se jouer dans le savoir monétaire. La différence entre les deux sorties de crise quant au régime de change concerne le compromis sur la mesure des valeurs relatives. Les faits suivants fondent cette hypothèse.

- Le Brésil a du sauvegarder sa réputation en appliquant à la lettre les préceptes nouveaux classiques alors que l’Argentine a renégocié sa dette mise en défaut sans accepter les termes du FMI.

- Le régime monétaire favorable aux créanciers freine la croissance au Brésil, à l’inverse, de l’Argentine où elle est poussée en freinant la valorisation du change suivant la hausse de l’excédent commercial. Le bas taux d’intérêt impose, en Argentine, un contrôle politique des prix et salaires.

- Ce sont là deux modes de développement qui se distinguent par la place de la

3 Le mot déflation n’est pas utilisé ici dans son sens conventionnel de baisse des prix mais de restriction des moyens de paiements qu’implique l’ancrage du change quand se dégrade les conditions de financement externe à la fin des années 90. La restriction monétaire se fait par le moyen de la hausse des taux d’intérêts dans le cas du Brésil ou elle est une conséquence mécanique du régime de convertibilité (proportionnalité de la base monétaire et du solde net de devises) dans le cas argentin. Cette restriction continue de perdurer dans la sortie de crise au Brésil malgré les forts excédents commerciaux, à la différence de l’Argentine dont la restructuration de la dette a permis une baisse des taux d’intérêt, rendue plus aisée par le fait que la hausse des prix suivant la dévaluation est contrecarrée par la très forte dépression qu’avait impliqué la crise monétaire.

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demande domestique dans la dynamique de croissance. Rien ne dit encore, toutefois, que le dynamisme qu’elle a démontré dans la sortie de crise argentine se perpétue. La reprise part de salaires réduits par quatre années de crise. Les défauts de marché mis en avant par les nouveaux keynésiens justifient la gestion du cycle qui augmente le potentiel de croissance. La politique dite du change élevé et prévisible a fait de la substitution d’importations un moteur de l’emploi mais l’évolution des salaires et des investissements sont désormais les déterminants du maintien de la progression de la demande domestique.

Cette conclusion repose dans une perspective postkeynésienne la question structuraliste des années 50/60 sur le blocage du marché interne par la concentration du revenu (Salama, 2005). Sur le terrain politique, c’est-à-dire dans un débat où il est question de justice des prix, la question des inégalités ne peut être perçue à un niveau macroéconomique sans que soit débattue la mesure différenciée des valeurs du capital et du travail. La modélisation du frein à la croissance par la détermination du taux d’intérêt sur le taux de profit et sur le taux de salaire met à jour les limites et l’instabilité de la croissance.

C’est là l’histoire d’un conflit de compte, généré par la dollarisation des années 80 et auquel l’ancrage du change dans les années 90 donne une solution institutionnelle. Les réformes structurelles ne résolvent pas, que le régime de change soit flexible ou administré, la vulnérabilité externe structurelle héritée de l’ancien modèle de développement.

La question est à la fois anthropologique et macroéconomique. Une lecture anthropologique de la théorie néoclassique discerne comment l’identité entre crédibilité et légitimité de la politique monétaire qu’elle postule peut ou non se vérifier. La véridiction informe l’enjeu distributif du financement et de la stabilité de la croissance comme question de souveraineté politique en matière monétaire. Cette hypothèse analyse la cohérente entre les états d’existence de la monnaie qui fondent des formes propres de la confiance en la fiabilité de ses usages comme signe, règle et marchandise.

• Une confiance méthodique dans les échanges contre monnaie de biens, titres et travail, l’unité de compte est incorporée aux pratiques routinières des paiements.

• Une confiance hiérarchique en l’autorité d’émission qui traduit un état institué de la monnaie dans ses instruments.

• Une confiance éthique en l’intégrité sociale et morale de la mesure de la valeur.

Les usages du régime monétaire sont, d’une part, proprement monétaires – compter et payer ; d’autre part, non monétaires. Ils sont en effet également économiques – la circulation de la monnaie renouvelle les dettes, donc le crédit à l’économie ; politiques – le système de compte organise les intérêts divergents ; et idéologiques – la communauté politique doit être une communauté monétaire.

Cette grille d’analyse montre que les sorties de crise se jouent sur une cohérence entre régimes de souveraineté monétaire et de souveraineté politique qui fasse se correspondre la communauté éthique et la communauté de compte de la Nation4.

Pour qu’il en soit ainsi dans le cas qui nous occupe, la banque centrale doit rendre crédible et légitime un système de paiements reposant sur une dualité monétaire qu’institue trois arrangements politiques : le contrôle des prix, le régime de change et les réformes structurelles. Les droits monétaires que constituent les revenus sont ainsi liés aux droits sociaux qui régulent le marché du travail. La mesure 4 La comparaison historique des crises monétaires conduit Théret (2007b) à en faire une morphologie qui distingue des crises interne ou externe au système de paiement, selon qu’il s’agit de l’usage monétaire ou non de la monnaie. Les premières se différencient selon la fragmentation/centralisation du système de compte ; les secondes selon qu’elles sont endogènes ou non au régime monétaire. Dans les crises d’inflation et de désinflation au Brésil et en Argentine, on a simultanément une crise interne des paiements (la limite de l’inflation et de la pénurie de moyens de paiement) qui se transforme en crise externe endogène au régime monétaire et dans laquelle la souveraineté est redéfinie, sur le plan monétaire et politique (voir annexe 2 le repérage de ces traits dans la grille de morphologie des crises examinées dans l’ouvrage « la monnaie révélée par ses crises »).

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de la valeur procède de la souveraineté monétaire par la justification de la justice des règles de la répartition d’une communauté de paiement qui valide ainsi une communauté politique.

La dollarisation est aujourd’hui dissimulée. La mesure des valeurs relatives du capital et du travail n’en demeure pas moins différente. L’apparence d’unicité du système de compte n’est qu’une fiction. La règle monétaire actuelle permet un niveau de valorisation des actifs (financiers et/ou productifs), mesurée en monnaie externe, alors que les revenus directs et indirects du travail sont fixés en monnaie nationale par les règles de concurrence qu’ont institué les réformes structurelles. Le mark up des prix et/ou le taux d’intérêt couvrent ainsi le risque de change et fixent les revenus du capital en fonction d’un arbitrage entre cible d’inflation et degré de surévaluation du taux de change. Cet arbitrage rend soutenable la dette publique en faisant de la réduction du coût du travail une variable fondamentale de la compétitivité et donc de l’ajustement entre besoins et capacités de financement externe, ce qui se révèle problématique de façon récurrente.

Comme toute autre, cette forme de cohérence entre souveraineté monétaire et souveraineté politique est affaire de croyances. Plus précisément dans ce cas, de celles dont dépend tant la crédibilité de la politique monétaire que la légitimité de la répartition des revenus qui en résulte. C’est là le non dit de la théorie monétaire conventionnelle. Cette performance est une représentation du monde qui le transforme. Elle est donc de nature symbolique : il s’agit de comprendre comment paraît crédible et légitime et devient ainsi réalité le monde d’anticipations rationnelles que postule la théorie. Pour le dire dans les termes de son propre énoncé, comment la connaissance du modèle « vrai » de l’économie – l’équilibre général tenu s’imposerait à tous comme optimum de bien-être collectif et rendrait ainsi la réalité conforme à son modèle où la monnaie est neutre et où l’action collective permet de pallier les failles de la concurrence.

Cette mise en conformité n’allait pas de soi, ni sur un plan intellectuel, ni sur celui des pratiques sociales. Sa difficulté n’est pas exclusive (ou si particulière aux économies latino-américaines mais elle y revêt un caractère plus extrême tenant à la plus grande acuité du conflit distributif. La nouvelle régulation monétaire du conflit distributif qu’a mise en œuvre le basculement néolibéral est un phénomène général d’une nouvelle grande transformation du capitalisme. L’intérêt du point de vue anthropologique est de préciser comment sa conception est le moyen de sa mise en œuvre. Le sens nouveau qu’a pris le clivage entre orthodoxie et hétérodoxie signale la plasticité de la théorie aux contingences politiques de cette grande transformation.

La plasticité politique de la théorie est le fil conducteur d’une histoire de désordres monétaires. Celle-ci révèle la difficulté d’une véridiction de la rationalité utilitariste qui en réactualise la narration comme mythe fondateur de l’ordre social consacrant un principe de gouvernementalité, pour reprendre les termes de Foucault (2004). La grammaire de cette véridiction s’est formulée dans l’inflexion néoclassique de la critique des structuralistes aux monétaristes qui, dans les années 80, reformule l’interprétation de l’inflation5. Ce qui devient le néo-structuralisme défend, comme les nouveaux keynésiens, une politique monétaire active. Cette doctrine inspire la conduite de la désinflation brésilienne des années 90 et elle permet de justifier, à présent, les vertus de la dévaluation compétitive en Argentine.

La convergence des crises récurrentes du régime monétaire et du système de paiement

La méfiance en la solidité du système de paiements est en fait latente depuis que l’endettement externe est devenu, dans les années 70, le moyen de dépasser la contrainte externe sur laquelle buttait la poursuite de l’accumulation du capital. Cette méfiance se manifeste par une « importation » de la monnaie externe6. Dans la haute inflation des années 80, l’adoption de la devise prend la forme d’une dollarisation explicite de la réserve de valeur (qu’il s’agisse d’émission de dettes en dollars, d’indexation, ou de quelle

5 Voir Marques-Pereira (2006) pour une analyse plus détaillée de l’évolution de sens du clivage orthodoxie/hétérodoxie et Marques-Pereira (s.d.) sur les coalitions politiques qu’ont armées les changements des règles monétaires en Argentine 6 La vision nouvelle classique de la création monétaire précise un point important : la création monétaire est endogène à l’inverse de Friedman mais le prix de la monnaie interne est déterminé par celui de la base monétaire – monnaie externe.

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forme que ce soit de couverture financière du risque de change). L’inflation résultant de la reformulation constante des contrats est une quasi-dollarisation de la formation des prix relatifs des revenus du capital qui aligne la rentabilité des actifs libellée en monnaie nationale sur celle des actifs produisant des biens d’exportation, libellée en monnaie étrangère (Belluzo et Almeida, 2002 ).7

• Le taux de change : une dualité monétaire

La dollarisation ne se réduit pas, en ce sens (pas plus alors qu’aujourd’hui) à celle des dépôts ou de l’émission de dettes qui n’en sont que des indices. Leur variation à la hausse (ou à la baisse) ne fait que traduire le degré de méfiance (ou de confiance) en la permanence des formes institutionnelles de la dualité monétaire qui régule le système de prix relatifs. Lorsque les prix sont stabilisés dans les années 90 grâce à l’ancrage du change, s’institutionnalise de façon implicite la dollarisation du compte et des paiements qui se développait auparavant à mesure que s’accélérait l’inflation au rythme de la hausse du coût et du volume d’émission de dette publique, outre le raccourcissement de son échéance. La rupture du système de paiements, que finissent par provoquer l’une et l’autre règle de monnayage des dettes, est un effondrement des confiances méthodique et hiérarchique, sanctionné par le refus du FMI (ou sa menace) du refinancement de ses propres créances non honorées, assorti d’un jugement négatif sur l’effectivité des engagements stipulés dans les lettres d’intention. Le pilier international de l’autorité monétaire rompt ainsi la confiance hiérarchique dont dépend la convertibilité de la richesse libellée en monnaie nationale. Autant la haute inflation que la désinflation débouchent sur une remise en cause de la confiance méthodique et de la confiance hiérarchique en la monnaie nationale qui atteint simultanément la communauté de paiements et la communauté politique. C’est alors la confiance éthique qui fait défaut ou qui se retrouve sérieusement ébranlée.

Dans la crise du régime de haute inflation, la nouvelle économie politique néoclassique s’impose comme référence cognitive des décideurs public et commence alors le travail de véridiction des conditions éthiques qui doivent – en théorie – garantir les propriétés techniques des prix relatifs devant les rapprocher de leur modèle « vrai ». C’est un processus long.

La règle monétaire inflationniste s’est définie dans un contexte politique marqué par l’effondrement des régimes militaires. Celui-ci manifeste la contradiction entre la conception de la souveraineté monétaire et celle de la souveraineté politique qui sapera plus tard les politiques hétérodoxes. Le départ des militaires signalait déjà l’impossible cohérence entre une restauration de la démocratie qui soit une garantie d’universalisation de la couverture par l’Etat des risques sociaux et une règle de monnayage des prix qui fait payer le service de la dette à ceux qui les subissent et en fait profiter ceux qui ont le pouvoir de les fixer. Dix ans plus tard, l’échec des politiques hétérodoxes a alors convaincu les élites politiques de la pertinence de la doctrine monétariste, révisée par ses nouvelles versions orthodoxe et hétérodoxe. Les usages fonctionnels spécifiques (économiques et politiques), que chacune d’elles permet de concevoir vont refonder sur la confiance éthique sur une conception utilitariste de la démocratie, laquelle peut signifier un rôle plus ou moins important assigné à l’Etat.

• L’unité du système de compte

Tout au long de la période considérée, l’unité d’un système de compte est demeurée problématique depuis que la confiance méthodique en la monnaie nationale est focalisée sur la convertibilité externe. L’état incorporé de la monnaie en une unité de compte fait dépendre la routine des paiements internes (l’ancrage nominal de l’ensemble des valeurs) de la balance des paiements externes, donc d’une routine financière dont le point de mire devient le service de la dette publique, son encours et l’échéance des nouvelles émissions. Leur anticipation est centrée sur l’évolution du taux d’intérêt directeur et du risque de change que celui-ci doit couvrir. 7 A l’opposé de cette conception keynésienne de la richesse, l’analyse néo-structuraliste est connue pour sa théorie de l’inflation inertielle expliquant les paliers de haute inflation comme un intégration ex ante du conflit entre salaires et profits désirés. Seul un choc nominal peut forcer les agents à accepter une désindexation de l’économie, la seule réduction du déficit budgétaire est inefficace. L’inflation par le conflit distributif est ainsi une faille du marché et non plus un problème de répartition et croissance.

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C’est là un mélange de décisions privées et publiques. Parmi les premières, les plus déterminantes concernent l’acceptation ou non des prix d’offre et des clauses contractuelles des bons du Trésor qui sont la référence des décisions d’offre et de prix pour ceux qui disposent d’un pouvoir de marché. Les décisions publiques doivent ajuster le besoin de financement externe aux capacités de financement externe. Guider les anticipations privées pour faciliter cet ajustement est une opération plus complexe qu’un simple jeu stratégique des deux agents représentatifs (le public et l’autorité monétaire) qu’imagine la modélisation néoclassique de la crédibilité. Il s’agit de nouer un ensemble de compromis institutionnalisés qui déterminent la valeur externe de la monnaie nationale et les prix relatifs (donc la distribution des revenus) que le marché des changes doit permettre d’établir pour réaliser l’ajustement en question. C’est là le problème monétaire structurel que ne sont pas parvenus à résoudre les changements de règle monétaire qu’a inspirés l’évolution des doctrines (ayant conduit aux deux crises qu’on vient de caractériser).

Le problème des prix relatifs assurant la convertibilité des revenus du capital définit le parallélisme de la séquence des crises argentine et brésilienne qui témoigne, au-delà de leurs différences, d’une difficulté commune à légitimer la règle de monnayage des prix. Cette difficulté remonte à la forme financière que prend la contrainte externe dans les années 70. La baisse du taux de profit (liée à l’insuffisance d’économies d’échelle qui donne lieu au diagnostic de tendance à la stagnation des premiers structuralistes) fut compensée par la baisse du taux de salaire (et/ou la différenciation croissante de l’échelle des salaires) et par l’endettement externe qui permet de subsidier l’investissement et la consommation de la classe moyenne. Au problème des limites de la progression la demande domestique, s’ajoutait celui d’un déficit de la balance commerciale qu’on cherchait à limiter par la dévaluation compétitive et que permettait de financer l’endettement externe. Le taux de change et le taux d’inflation sont devenus les variables déterminantes d’une répartition qui est, dans les années 70, bénéfique à la croissance. Elle l’aura été tant qu’avait duré le refinancement facile de la dette externe (Salama, 2005).

Cette répartition se réalise par la fragmentation du système monétaire (dollarisation et/ou indexation des actifs financiers) qu’imposait une hausse des prix qui dégénèrera en régime de haute inflation quand l’obligation de régler le service de la dette externe sur les ressources internes accélère la dévaluation et implique sa transformation en une dette publique interne dont le coût croissant finira par impliquer l’hyperinflation.

Quand avait été prise par la Fed, en 1979, la décision d’appliquer les moyens de contrôle des prix que théoriseront ensuite les nouveaux classiques, la monnaie devient le seul moyen institutionnel d’un ajustement qui ne peut plus compter sur le refinancement de la dette externe. Dans des pays tels que l’Argentine et le Brésil, l’explosion des conflits sociaux ne permet pas d’envisager un pacte de stabilité qui institutionnalise, comme ce fut le cas au Mexique, la perte substantielle de pouvoir d’achat des revenus directs et indirects du travail qu’a générée l’explosion du service de la dette externe et la maxi-dévaluation qui permit de l’honorer (Marques-Pereira et Théret, 2001). Le régime de haute inflation des années 80 prend source dans la dévaluation compétitive (et l’élasticité insuffisante de l’offre mise à jour par les anciens structuralistes) mais il est par ailleurs l’expression d’une gestion du conflit distributif permettant de neutraliser les revendications salariales. Les ressources symboliques de la monnaie permettront, là où ces pactes n’existaient pas au préalable, de réguler par l’inflation le conflit distributif le temps que la stabilité des prix apparaisse dans la crise monétaire comme le bien public le plus fondamental.

L’institutionnalisation de taux de conversion entre unités de compte différentes des valeurs relatives des actifs, des biens, et du travail assure une répartition de l’excédent économique qui accroît les premières et préserve les secondes quand il s’agit de biens oligopolistiques, ceci au détriment des revenus du travail, plus précisément du travail informel et des preneurs de prix ; les salariés organisés s’avérant capables de récupérer leur pouvoir d’achat, malgré sa volatilité. Le voile monétaire permet d’annuler les effets distributifs potentiels de la restauration de la démocratie.

L’opacité de l’opération a toutefois une durée limitée. La politisation des indexeurs de prix déchire le voile quand la dévaluation finit dans l’hyperinflation8. L’analyse des « money doctors » du conflit

8 L’inflation finit par être contrecarrée par les hausses nominales de salaires outre le caractère anthropophage du taux d’intérêt de la dette. On peut noter que la hausse du taux d’informalité et de la volatilité des revenus du travail, du

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distributif qui inspire cet ajustement se voulait hétérodoxe. Le contrôle administratif des prix est un diagnostic qui récuse d’assimiler l’inflation à un déficit public qu’il faudrait tenir pour responsable d’un excès de demande dans une interprétation monétariste. L’hétérodoxie tiendra cependant la politisation de la monnaie pour responsable des déséquilibres et l’échec du blocage des prix signe le ralliement des décideurs publics à l’orthodoxie9. Au Brésil, ce seront les mêmes économistes qui fixeront le nouveau principe de monnayage, conçu pour bouleverser l’ensemble des institutions.

• Le jeu des formes de la confiance

Dans les deux pays, l’ancrage du change met en place de nouveaux états objectivés de la monnaie en tirant parti des outils théoriques nouveaux classiques. La connaissance du modèle « vrai » de l’économie est consacrée par le consensus de Washington qui donne la recette d’un nouvel état institutionnalisé de la monnaie : la stabilité des prix que permettent les rigueurs monétaire et budgétaire, assorties des réformes structurelles assurant l’efficacité de l’allocation des ressources par l’autorégulation des marchés. Rien n’était dit sur les régimes de change. Le débat sur sa fixité ou sa flexibilité ne fut pas tranché et les choix seront faits en fonction de facteurs contingents de nature politique.

La confiance hiérarchique en la monnaie est rétablie par la reconnaissance des nouvelles valeurs de gouvernement universelles qu’a inventées la théorie des choix publics et qui refondent l’idée de la souveraineté politique. Les économistes latino-américains s’appuient sur la doctrine nouvelle classique pour redéfinir également la souveraineté monétaire. L’ancrage du change permet la recentralisation du système de compte mais cette règle monétaire se révélera une mauvaise règle quant à sa fonctionnalité économique. La restauration de la confiance éthique qui fonde la légitimité de l’exercice monétaire de la souveraineté politique prend des formes méthodiques et hiérarchiques propres. La désinflation, par son effet richesse et son effet demande donne lieu à un retour de la croissance qui permet d’abord la poursuite des gains financiers et des profits d’entreprises, voire des revenus du travail en proportion de la disparition de l’impôt inflationniste.

Ce scénario se vérifie au Brésil le temps que se concrétisent les effets de la substitution capital / travail et des formes d’organisation de la production qu’entraîne le nouveau régime de concurrence. En Argentine, les réformes structurelles du marché du travail et de la protection sociale peuvent être d’emblée mises en œuvre grâce au corporatisme syndical du parti au pouvoir et la désinflation ne donne pas lieu à la déconcentration éphémère des revenus qu’on a pu observer au Brésil. Par contre, les forts taux de croissance que permet l’expansion du crédit grâce à la loi de convertibilité légitime l’internationalisation des valeurs politiques, comme en témoigne la réélection de Carlos Menem.

La différence entre la forme extrême ou souple de l’ancrage du change traduit les usages politiques différenciés que permettent les versions orthodoxe ou hétérodoxe de la règle monétaire. Ce qu’elles ont en commun s’avère déterminant dans un cas comme dans l’autre : la désinflation se transforme en déflation quand il s’avère que le besoin de financement externe généré par le déficit commercial et les rapatriements des profits ou le paiement des royalties est insoutenable sans la réduction des importations qu’imposeront les marchés financiers.

Divergences théoriques et usages contingents des propriétés de la monnaie

Ce que l’on pourrait prendre, sur la base de l’individualisme méthodologique, pour un apprentissage des règles – la « catallaxie » de Hayek - n’est pas qu’une connaissance spontanée résultant de la mise en concurrence des monnaies. La résolution du conflit distributif est bien d’ordre monétaire mais le problème est celui de fixer les règles d’un régime monétaire qui soient incontestées. Ce n’est pas là un ordre spontané résultant des échanges entre individus. Cet ordre est le fruit d’un travail

fait qu’elle est plus forte que celles de la part des non déclarés – donc, la stratégie des firmes, précède le changement de politique économique (Marques Pereira, 2004) 9 La new political economy devient alors centrale dans le débat d’une macroéconomie populiste dont la confrontation des cas nationaux analysés par les structuralistes de renom élargit la théorie du cycle politique discutée au départ en Argentine. Voir Dornbusch et Sachs, 1991 Ce livre est édité au Brésil par Bresser-Pereira, 1991.

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d’ingénierie sociale de l’économiste permettant, primo, de faire croire à une dépolitisation de la monnaie et, deuxio, de fixer des règles de change. Celles-ci définissent l’armature du système de compte et de contrats. La détérioration de leur capacité conjointe à faire fonctionner un système de paiements fragmenté conduit, dans les années 90, à sa recentralisation qui restaure l’unicité de la monnaie nationale. La règle de stabilisation des prix reporte alors la résolution des conflits distributifs sur les règles de concurrence, les droits sociaux et enfin, sur la règle budgétaire. Ces reports ne se sont pas opérés en même temps dans les deux pays. Ces différences sont celles des contextes politiques qui expliquent par ailleurs les usages alternatifs des conceptions alternatives de policy mix dans la théorie néoclassique.

Au Brésil, le moment de redéfinir dans les institutions la régulation du coût du travail fut retardé par la force de contestation du Parti des Travailleurs durant le plan Real. La réforme de la législation du travail ne put être complétée et celle du système de retraites ne fut mise en œuvre qu’à la suite de l’élection à la présidence de son leader charismatique. En Argentine, les réformes furent réalisées d’une traite grâce à la légitimité que leur donnait une croissance plus forte et moins éphémère que permet le régime de caisse d’émission. La restauration par la fixité du change des confiances méthodique et hiérarchique en la monnaie parut inébranlable en Argentine mais elles n’ont pas résisté à la violente remise en cause de la doctrine monétaire (nouvelle classique) quand il est devenu manifeste que la rigueur monétaire était la principale responsable du service de la dette publique (Damill, Frenkel et Juvenal, 2004). La violence de la crise sociale qui a résulté de la récession financière fut d’autant plus brutale que son passé dramatique avait pu être refoulé par l’ensemble du corps social dans le bouleversement des valeurs associées à la loi de convertibilité (Blaum, 2003). Le déficit de légitimité frappant l’exercice de la souveraineté monétaire a ainsi provoqué une crise de la souveraineté politique qui explose avec fureur, à la différence du Brésil où les confiances méthodique et hiérarchique n’ont été que menacées par la remise en cause de l’ancrage du change en 1998 et la perspective de l’élection de Lula en 2000.

Les sorties de crises sont malgré tout semblables. Dans un cas comme dans l’autre, le voile monétaire a été changé. La crédibilité de la dette publique garantit maintenant la liquidité financière en devises. Qui plus est, la légitimité des réformes structurelles semble, à présent, acquise. On peut cependant s’interroger si la confiance éthique en la monnaie est également assurée.

Cette reconstruction des communautés de paiement débute avec la création de nouvelles monnaies par les plans Austral et Cruzado. On tente alors d’éviter le coût social inutile et la restriction erratique de l’absorption qu’a impliquée l’approche monétaire de la balance des paiements du FMI. Le succès initial est de courte durée et la désindexation ne sera finalement acceptée qu’après l’hyperinflation provoquée par le retour à l’orthodoxie monétariste. Dans l’un et l’autre pays, la tentative d’une restauration de la souveraineté monétaire compatible avec le règlement de la dette sociale échoue et les élites politiques en prennent acte. Elles conforment les règles de monnayage aux nouvelles valeurs en proclamant le consensus de Washington. La sociologie politique éclaire comment cela fut rendu possible.

La stabilité de la monnaie est devenue le bien public primordial et place l’Etat dans une situation que les politologues qualifient de machiavélique dans le mesure où elle lui permet d’imposer les pertes de rente publique ou de rente d’oligopole qu’est sensée signifier la libéralisation (Malloy et Conaghan, 1994). Cette hypothèse explique le paradoxe orthodoxe des réquisits politiques de la libéralisation économique. Celle-ci exigerait, dans un premier temps, un pouvoir capable d’isoler les décideurs publics des groupes de pression, cette forme d’autoritarisme cédant ensuite la place à une légitimité démocratique qu’apporterait les bénéfices que tireront la majorité des électeurs du retour de la croissance économique (Haggard et Kauffman, 1992).

Le paradoxe orthodoxe est non seulement démenti par la séquence inverse du cycle économique et de son effet politique (la libéralisation a favorisé au départ la croissance qui la légitime et la déflation l’a rendue illégitime) mais aussi par les rentes nouvelles, rendues possibles par la privatisation et la régulation de la concurrence (Palermo, 2004). C’est en fait la possibilité de renégocier les captures de rente comme moyen de nouer les coalitions politiques qui a légitimé les réformes structurelles qu’impliquait l’absorption de la monnaie allogène.

Dans un pays comme dans l’autre, cette dénationalisation de l’espace monétaire met sous tension le pacte fédéral. L’endettement des entités de la fédération sera stoppé plus facilement au Brésil en les forçant à renoncer à leur pouvoir d’émission monétaire en échange de la prise en charge de leur

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dette que la stabilisation a conduit au défaut. Cette menace met en péril la désinflation, ce qui en fait un motif de vote. Les gouverneurs des entités fédérées n’ont alors d’autre choix que d’entériner le nouveau pacte fédéral que sanctionne la loi de responsabilité fiscale (Sola, 1998). En Argentine, cette exigence du FMI sera au cœur de la crise. La rupture monétaire du pacte fédéral en fut une des principales manifestations au travers de l’explosion des monnaies parallèles, bons d’achat mutualisés ou reconnaissances de dette publique des entités fédérées circulant comme monnaies qui instituent un marché interne de change entre monnaies parallèles (Théret et Zanabria, 2006).

Les bouleversements politiques qui ont accompagné la remise en cause des ancrages de change semblent avoir restauré la légitimité de l’exercice monétaire de la souveraineté politique mise à mal par la crise déflationniste du système de paiements. Les fondements de la confiance éthique qui confèrent à la règle monétaire sa légitimité sont institués. La cohérence entre les trois formes de la confiance est, pour l’instant, alimentée par une conjoncture externe favorable. La confiance éthique a été restaurée, dans un pays comme dans l’autre, par une réappropriation nationale des normes de politique économique et sociale défendues par le FMI ou de leur redéfinition hétérodoxe. Faut-il en conclure que la crise de souveraineté monétaire et politique ait été résolue ?

Les réformes structurelles en matière de régulation du marché du travail et de protection sociale ont été rendues acceptables par les opportunités politiques générées par la crise monétaire de l’hyperinflation et il faut bien faire l’hypothèse qu’elles se consolident à présent dans la refondation politique de la Nation à laquelle donne lieu ce qui fut en Argentine une crise de la souveraineté politique dont le déclenchement monétaire était prévisible après la dévaluation du real et qui fut à peine au Brésil une redéfinition pactisée inattendue. La refondation politique de la Nation rétablit des monnaies nationales. Au vu de la stabilité du change et de l’inflation, il est manifeste que les confiances hiérarchique et méthodique ne sont plus contestées. On ne peut dire, pour autant, qu’elles soient consolidées. La confiance hiérarchique se restaure dans les dernières sorties de crise quand se complète le nouvel ordre constitutionnel formaté par la doctrine économique. Il faut rappeler que ce sont là des questions politiques qui avaient motivé les coups d’Etat militaires des années 60/70 et qui expliquent autant les différences de régime de change dans les années 90 que celles qui prévalent aujourd’hui en la matière.

La transformation de la crise monétaire en une crise de souveraineté politique en Argentine fut un drame qui n’est sans doute comparable qu’aux effets de la dette de guerre infligée à l’Allemagne. Au Brésil, la refondation a fait craindre un scénario à l’argentine, lequel n’eut finalement pas lieu tant sa mise en scène fut soigneusement orchestrée. La crise fut évitée par la conversion de la voix du peuple à une orthodoxie d’autant plus radicale que la voix en question avait vraiment mauvaise réputation.

L’hypothèse faisant état pour l’Argentine d’une revanche de l’oligarchie sur le péronisme réalisée par la politique économique (Basualdo, 2001) paraît plus pertinente que celle du paradoxe orthodoxe même si elle n’éclaire pas plus ce qui rend cette politique économique acceptable par ceux qui en sont les perdants et en fait aujourd’hui le moyen de réhabilitation du péronisme. L’objectif de la revanche est atteint maintenant que la légitimité du pouvoir n’est plus celle d’un accord de classes mais une question de droits de l’homme et de droit à l’assistance ou d’obligation de la monnayer contre un revenu de citoyenneté.

La volonté de rendre la valorisation du capital de moins en moins dépendante d’une classe ouvrière, et de la condamner à devenir un surnuméraire grossissant une armée de réserve remonte à la stratégie monétariste des gouvernements militaires qui déplace le pouvoir économique de l’industrie à la finance (Shvartzer, 2004). Les crises des années 80 témoignent de la difficulté de construire un ordre social qui lui corresponde. La confiance hiérarchique et la confiance éthique seront restaurées par le plan de convertibilité mais cela aura exigé la destruction préalable de la monnaie nationale et forcé le Président qui en fut responsable à remettre le pouvoir avant son terme. Face à l’exemple brésilien, l’Argentine a payé un prix démesuré de l’utilisation politique de la théorie nouvelle classique. La culture monétariste qui sort renforcée de l’échec de l’ajustement hétérodoxe des années 80, conduit à concevoir le renoncement à tout usage discrétionnaire de la politique monétaire comme seule arme capable de faire accepter la privatisation et d’imposer la baisse des salaires réels autrement que par l’inflation. La résonance politique des principes nouveaux classiques explique sans doute plus la transformation de l’Argentine en vedette mondiale des réformes néo-libérales que la mémoire de trois épisodes d’hyperinflation. L’ironie de l’histoire sera finalement que l’ampleur de la crise monétaire résultant de la

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rigueur nouvelle classique et de son plus grand coût social lègue aux successeurs une marge de manœuvre à nouveau machiavélique. L’éthique des nouveaux keynésiens se révèle alors plus utile pour obtenir une restructuration avantageuse de la dette publique mise en défaut.

A l’inverse, la volonté brésilienne dans les années 90 de préserver des marges de manœuvre a évité la crise bancaire et ne s’est véritablement heurtée qu’à une crise du régime de change. La protection du risque de système relevait moins, contrairement à ce que disait le FMI, de la régulation des ratios d’endettement bancaire que d’une volonté de régulation conjoncturelle. L’ensemble des dettes n’est pas dollarisé comme en Argentine et les sorties de capitaux qui ont spéculé sur la dévaluation du real en 1998 ou sur l’élection de Lula en 2001 n’ont pas généré comme en Argentine une panique bancaire où la confiance en la monnaie s’effondre dans ses trois dimensions. La crise de la confiance hiérarchique en Argentine est déclenchée par le lâchage du FMI convaincu de l’inutilité de son sauvetage. La panique bancaire n’a pas été qu’une crise de la confiance méthodique ; c’est la confiance éthique qui explose dans la rue emportant trois présidents avant que la classe politique ne s’accorde entre dollarisation officielle et pesification10. Au Brésil, le soutien du FMI ne fit pas défaut et il résout la crise de la confiance méthodique. Sa réitération au cours de la campagne électorale présageant une victoire de Lula témoigne de la crise de la confiance hiérarchique qu’a généré non pas seulement le coût social de la dévaluation mais donc également la contradiction entre le système de monnayage et les valeurs de la société civile. Le PT sera l’acteur qui inscrit dans les institutions la confiance éthique cohérente avec les valeurs sociales de la monnaie allogène.

En régime de change flexible, la crédibilité de l’ancrage nominal de la richesse repose plus encore sur la flexibilité salariale, vu l’appréciation de la monnaie nationale qu’entraîne l’excédent commercial qui garantit la solvabilité de la dette publique en étant couplée à un excédent budgétaire. L’adhésion gouvernementale à la thèse « fiscaliste » du FMI a rallumé au Brésil le débat sur les statuts d’indépendance de la Banque centrale. L’effet de réputation nouveau classique a du convaincre les dirigeants du Parti des Travailleurs. Encore une fois, les coalitions politiques qu’ont générées cette reconversion également machiavélique ont permis de parfaire les réformes structurelles (la loi de la responsabilité fiscale, le système des retraites, et la réforme fiscale) que le Gouvernement Cardoso n’était pas parvenu à négocier. Une redéfinition inattendue de la confiance éthique a évité l’effondrement de la confiance hiérarchique qui déclencha en Argentine une crise de la souveraineté si totale que l’on ne savait plus jusqu’où exploserait la société elle-même. Il faut toutefois s’interroger à quel point la mise au banc des accusés du FMI et la volonté affichée d’hétérodoxie qui prévaut aujourd’hui en Argentine modifie radicalement le régime de souveraineté.

La politique économique argentine de sortie de la crise a été consensuelle, à défaut de générer un coalition autour d’un compromis distributif. Tout semble se passer comme si la greffe des valeurs libérales du dollar, déjà absorbée par le corps social argentin, n’était contestable que sur le plan de l’éthique. Transparence financière et justice sociale réduite à une assistance aux pauvres qui accroisse leur employabilité deviennent les maîtres mots, ce qui passe par le procès des corrupteurs. Au Brésil, en revanche, l’adoption des règles monétaires les plus contraignantes par le Parti des Travailleurs donne à douter que ses dirigeants n’aient vendu leur âme du fait qu’ils n’ont, eux-mêmes, jamais douté des mécanismes corruptifs du marketing politique et des soutiens parlementaires. Il semble que cela n’était plus nécessaire en Argentine. La crise de souveraineté que déclenche la rupture totale trois formes de la confiance est résorbée par l’usage de l’éthique mise en avant par les nouveaux keynésiens. Les captures de rente sont évitables, non par le conservatisme du banquier central réputé insensible au coût social, mais par la transparence des règles. Pour restaurer la légitimité de l’autorité monétaire, il fallait arbitrer pour les pauvres et les débiteurs au détriment des créanciers ayant profité de l’aléa moral. Cet ajustement de la politique économique n’a certes pas préservé les opportunités de gains financiers qu’exige le service de la dette au Brésil mais il ne modifie pas toutefois l’héritage institutionnel de Menem en ce qui concerne les salaires ou des revenus de l’informel vis-à-vis des profits (Lo Vuolo, 2004 et 2006b).

Vu la déstabilisation des finances publiques qu’impliquaient les ancrages de change, la rupture de

10 Sans rentrer dans les détails, il faut mentionner l’enquête parlementaire sur la légitimité du dernier emprunt au FMI qui fournit les devises d’une fuite de capital qui déclenche la panique bancaire. La responsabilité de la crise est un critère public de l’offre de nouveaux titres en pesos intégrant la décote de 70% et qui sont indexés au PIB. Ces titres sont aujourd’hui recommandés par les agences de notation après cinq années de forte croissance.

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la crédibilité était inévitable. La crise brésilienne autant que l’argentine, même si la déflation ne conduit pas à la rupture du système de paiement, combine les deux dimensions de la crise de la souveraineté politique que provoque la perte de la confiance éthique. D’une part, comme morale sociale, ce qui était le fond de commerce du PT et que manifestent les émeutes de la faim en Argentine ; d’autre part, comme symbolique contestée de ce que Théret appelle la communauté historique de compte, ce qui est là précisément l’objet de l’appropriation médiatisée de la doctrine nouvelle classique du FMI dans le cas du PT et de la résonance politique de sa critique par les nouveaux keynésiens en Argentine. La montée affolante des taux d’intérêts que déclenche la crise des paiement traduit bien la confrontation de deux arbitraires monétaires qui dévalorise le système de paiement indigène relativement aux actifs en monnaie allogène. La crise endogène du régime monétaire s’exprime par la difficulté à faire approuver par le Parlement la règle budgétaire et la réforme de la sécurité sociale. La remise en cause de l’ancrage du change est ici également grosse d’une crise de souveraineté politique dont témoigne la deuxième crise de change provoquée par la peur financière de la victoire de Lula. Sa conversion miraculeuse aux thèses du FMI l’a vite résolue.

La crédibilité du peso et du real repose aujourd’hui sur la règle monétaire de discrétion contrainte par la règle de l’excédent budgétaire11. La dimension anticyclique en ces temps d’abondance de réserves de change qu’autorise le contexte extrêmement favorable du commerce extérieur semble pour le moins ambivalente. L’action anticyclique est de réduire l’absorption domestique au niveau qui assure le service de la dette et le contrôle de l’inflation. La différence entre l’Argentine et le Brésil en termes de croissance économique à l’heure actuelle n’est pas révélatrice de sa tendance à long terme. La moindre appréciation de la monnaie argentine grâce à l’intervention sur le marché des changes et le choix de cibles d’inflation implicites plus élevées préserve le potentiel de substitution des importations qu’ont généré la dévaluation et la « pesification » asymétrique. Ces mesures ainsi que la restructuration de la dette signifient un arbitrage par la règle monétaire du conflit entre créanciers et débiteurs, favorable aux seconds, ce qui a permis la forte relance de l’activité. L’hypothèse d’un nouveau régime d’accumulation, centré sur une valorisation productive du capital, suppose celle d’une progression prévisible de la demande externe et domestique qui motive une relance soutenue de l’investissement. Une telle analyse dépasse le cadre de ce travail mais on peut constater dès à présent que la rentabilité productive (et la compétitivité) se restaure tant en Argentine (Zuazúa, 2005) qu’au Brésil sur la base d’une baisse des salaires réels (Bruno, 2006).

Pour conclure, l’avenir de l’irréalisme ?

L’accomplissement des réformes structurelles par des gouvernements de gauche ne lève pas les limites à la croissance qu’impliquent la répartition de ses fruits même si les valeurs morales et monétaires sont mises en cohérence par un exercice monétaire de la souveraineté politique qui stabilise les anticipations de la fixation des prix relatifs et de la distribution des revenus qui en résulte. La crédibilité de la règle d’émission monétaire et de la règle de change est confortée dans les contrats de travail (surtout par la possibilité de ne pas en établir) et de couverture de risques, mais leurs effets sur l’économie que la théorie dominante appelle « réelle » ne sont pas ceux qu’elle attend comme le montrent les faits stylisés suivants :

1. La désinflation s’est convertie en une déflation des moyens de paiement dont la gravité variable différencie les gestions suivant les préceptes nouveaux classiques et néo-structuralistes. La flexibilité du change avec excédent budgétaire, qui prévaut à présent, ne devrait pas plus résoudre la contrainte de la balance des paiements sur le long terme, ce qui ne se pose pas encore dans la conjoncture externe actuelle.

2. L’insuffisance de l’investissement impliquant une tendance à la stagnation par-delà le cycle qui a prévalu jusqu’à présent est, rappelons-le, un héritage de l’industrialisation

11 Le terme désigne le consensus sur lequel débouche l’opposition entre règles d’émission et son réglage discrétionnaire (Bernanke et Mishkin, 1997. La défense de la politique anticyclique se justifie pour palier l’incomplétude des marchés.

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par substitution des importations que n’ont pu renverser dans les années 70 l’endettement externe et le déficit budgétaire. La finalité de ce dernier a changé avec la crise de la dette externe du début des années 80. Il préserve alors la rentabilité du capital par les dépenses publiques et par la couverture de l’effet de la dévaluation sur la dette privée externe. Il l’aligne, en outre, sur la rentabilité de l’actif rare, la devise de l’exportateur. Il devient ensuite, en régime de change fixe, la contrepartie du déficit du compte courant et permet alors d’augmenter la rentabilité productive. Dans les biens exposés à la concurrence, l’augmentation de l’efficacité marginale du capital par la productivité et surtout la flexibilité accrue du travail explique la compatibilité retrouvée dans les années 90 entre l’accroissement des profits et de la rente financière.

Cette compatibilité s’est réalisée au prix de l’accroissement insoutenable de la dette publique. L’analyse du triptyque dette confiance souveraineté repose la question de cet équilibre du partage des revenus comme un problème de stabilité d’une interaction vertueuse entre les trois formes de confiance. La question de la stabilité des nouveaux régimes d’accumulation que conforment la sortie des crises de déflation est alors celle de la capacité macroéconomique de la règle monétaire d’assurer durablement la solvabilité de la dette publique dont dépend la confiance hiérarchique et la confiance méthodique en la monnaie nationale, c’est-à-dire sa capacité d’assurer une convertibilité externe des revenus du capital libellés en monnaie nationale, ce qui implique une flexibilité à la baisse du taux de salaire qui devra compenser celle du profit d’entreprise et des gains financiers si se dégradent les conditions favorables du commerce extérieur. En Argentine, le risque est également endogène. Le dynamisme de la demande domestique a été le principal composant de la croissance et l’accord sur les prix et le salaires que pourra ou non imposer le gouvernement détermine le taux d’inflation et dès lors l’achat de devises par la Banque centrale qui évite l’appréciation du change et, donc, la concurrence des produits importés sur la demande domestique.

La problématique postkeynésienne permet de formaliser la tendance à la stagnation par delà les fluctuations, qu’implique cette équation de l’accumulation (Salama, 2005 ; Bruno, 2006). L’effet demande de la valorisation devient fondamental et il signifie que la stabilité n’est pas assurée par le fait que la rentabilité devienne dépendante, pour un taux de salaire d’équilibre, de la consommation des rentiers et donc de la part qui leur revient dans la répartition. La formation de profits sans accumulation est assujettie à la volatilité du rapport entre la finance et la production (Cordonnier, 2003), laquelle est, dans les cas qui nous occupe, d’autant plus forte qu’elle enregistre la solvabilité en monnaie allogène de la dette publique et donc du solde (conjoncturel) du commerce extérieur.

Au-delà des incertitudes macroéconomiques que mettent à jour l’analyse postkeynésienne, peut-on considérer que soient désormais établies les conditions éthiques qui garantissent les propriétés techniques du système de prix qui remettent en place le voile monétaire ? Les années 90 sont, de ce point de vue, une période d’apprentissage de la connaissance du modèle « vrai » de l’économie. Apprentissage qui s’est avéré chaotique. La stabilité monétaire générée par l’ancrage du change et la concurrence était illusoire. L’apprentissage des économistes permet un affinement de la règle monétaire en conceptualisant une discrétion contrainte sur laquelle se noue un consensus politique de se conformer au modèle « vrai ». Reste à savoir, indépendamment des versions orthodoxe ou hétérodoxe du modèle, si la bonne conjoncture internationale n’est pas la principale responsable de la sortie de crise d’une recentralisation d’un système de monnayage qui institutionnalise sous une nouvelle forme dissimulée la dualité d’unités de compte des revenus du capital et du travail. C’est le problème des usages fonctionnels de la monnaie dont il faut mesurer si leurs nouvelles formes augmentent la résilience aux aléas externes alors qu’ils ont précipité la transformation de crise interne en crise externe jusqu’à présent.

Le pari, non pas d’une croissance stable, mais celui d’une fluctuation moins traumatique sera-t-il gagné ? La réponse dépasse le cadre de ce texte. Elle exige de rendre compte du pouvoir de conviction de la théorie économique qui relie aujourd’hui la confiance méthodique dans les règles de monnayage à la confiance éthique qu’elle doit inspirer. La souveraineté de la monnaie engage ici son institutionnalisation par des règles qui définissent les valeurs morales et l’espace monétaire comme communauté politique. L’intérêt de la comparaison entre l’Argentine et le Brésil est d’éclairer ce pouvoir symbolique de la monnaie qui permet la véridiction de la narration contemporaine du mythe de sa neutralité distributive instituant le consensus néolibéral. Statuer sur sa stabilité exige, outre une analyse de la nouvelle détermination macroéconomique du cycle que signifie la modification du régime monétaire,

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une analyse anthropologique de la performance symbolique des discours savants qui détaille dans les croyances des acteurs sociaux comment ce qui se dit de la crédibilité d’une règle monétaire en la justifiant par l’éthique de la transparence financière et la justice sociale (d’une augmentation des capacités des pauvres, pour reprendre les termes aujourd’hui galvaudés d’Amartya Sen) parvient à convaincre le corps social de la légitimité de la distribution des revenus ou, au minimum, de l’impossibilité d’en concevoir une autre. Sans doute, faut-il conclure que cette légitimité par défaut est une forme de performance symbolique de l’irréalisme des hypothèses néoclassiques qui peut perdurer malgré le démenti de la réalité macroéconomique tant que sa théorie n’offre au débat politique qu’une herméneutique de la neutralité distributive de la monnaie. La question de savoir si cette performance symbolique aura réussit à exorciser l’héritage historique de la conflictualité sociale n’est bien évidemment pas la même pour les deux pays (Marques-Pereira, 2007).

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Annexes

1. La résistance à la crise mondiale

On sait que le Brésil et l’Argentine n’ont subi que de courtes récessions à la suite de la crise mondiale. Elle n’aura en outre que provoqué qu’une tension transitoire sur le marché des changes au Brésil et des bruits sur la solvabilité de la dette publique argentine qui ont été maîtrisés. La restauration d’une confiance financière de court terme et la résistance de la Chine ont suffit à initier un mouvement de reprise de la production.

On ne sait encore évaluer le long terme mais prédomine l’idée que, jusqu’à une remontée des taux d’intérêts nord-américains, il n’y aura pas de péril du côté des paiements externes. Au Brésil, les apports escomptés de revenus pétroliers accroissent la pression à l’appréciation du change. La question oppose pour l’instant un argumentaire des propriétés techniques du système de prix comme contrainte à la productivité et une macroéconomie qui remet d’actualité la politique de demande comme instrument contra-cyclique et moteur de la croissance de long terme. La politique de demande doit être couplée à une politique d’externalité des biens publics.

Ce pari est perçu comme une volonté social-démocrate mais celle-ci n’a pas engagé (jusqu’à présent ?) une redéfinition du régime monétaire et financier. La menace de désindustrialisation fait cependant débat, lequel est focalisé au Brésil sur le taux d’intérêt. Le compromis distributif reflète une coalition d’intérêts sur le haut niveau du taux d’intérêt. La possibilité de gains financiers et de progression simultanée des profits demeure en place. On observe toutefois, à présent, une progression des salaires accompagnant celle de la productivité mais la reprise de l’investissement demeure timide. On est bien loin d’une dynamique d’accumulation, pourrait-on dire, « néo-fordienne » pour compenser le déficit de croissance qui résultera sans doute d’une moindre demande mondiale. On craint, ici aussi la concurrence chinoise.

Rien n’est donc résolu du côté du conflit distributif. Replacée dans la longue durée des crises monétaires du tournant des années 1980/90 et 1990/2000, la résistance à la crise actuelle n’est pas le gage d’une consolidation d’un compromis distributif institutionnalisé.

On peut interpréter les crises passées comme des grandes crises de souveraineté. Dans la morphologie des crises monétaires étudiées dans Théret, 2008, on fait l’hypothèse de crises externes au système monétaire. Ce sont les formes situées de la monnaie (ses usages fonctionnels) qui se révèlent contradictoires avec les propriétés génériques de la monnaie, le compte et le paiement. La crise monétaire est, en tant qu’interruption des systèmes de paiement, une crise de la souveraineté politique en matière monétaire. La crise du système de compte a été l’objet de solutions qui se sont avérées depuis trente ans contreproductives. On ne sait encore ce qu’il en est des solutions actuelles.

- La gestion inflationniste du conflit distributif a d’abord été le moyen du non respect de normes morales nouvelles de la société civile (contestation de l’inflation par les revendications sociales).

- Ce moyen a détruit le système de compte quand il finit par impliquer la banqueroute de l’Etat à la fin des années 1980.

- Dans la décennie qui suit, se fait la redéfinition de la confiance éthique (radicale et rapide en Argentine ; plus négociée au Brésil). Cela restaure la confiance hiérarchique ; la légitimité de la rigueur du policy mix et des réformes structurelles est alors acquise.

- La règle de change n’a cependant rien résolu. L’ancrage nominal doit être l’acceptation d’un système de compte. La sortie de crise de l’Argentine le donne à voir clairement dans la redéfinition des contrats de dette. Les tensions inflationnistes actuelles démontrent que le compte s’avère encore problématique en Argentine. L’ancrage de change de facto, que signifie dans le nouveau contexte externe la flexibilité du change au Brésil, n’a pas rompu le compromis distributif qui garantit la préférence pour la liquidité financière.

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Cette forme de sortie de crise est observée dans d’autres cas historiques que recense la morphologie de Théret : ce qu’elles ont en commun est une « reconstruction de la communauté éthique et mise en conformité du monnayage avec les valeurs de la société » (p. 61). Cette conformité n’est pas encore réalisée dans aucun des deux pays. Les taux d’intérêts de la dette publique (implicite aux indexeurs, outre les tensions inflationnistes, dans le cas de l’Argentine) témoignent d’une fragmentation des systèmes de compte qui n’est pas résolue.

L’arbitrage en faveur des gains financiers continue de freiner l’investissement de deux côtés du marché. Le bas niveau d’équilibre actuel épargne / investissement dans le séries longues explique la dépendance à l’autofinancement, donc des profits réalisés. L’absence d’offre et de demande de crédit à l’activité a pour contrepartie la part croissante des titres publics dans les actifs financiers.

Les 2 tableaux cinétiques qui suivent signalent un repérage de faits stylisés des interactions d’effets systémiques.

Le premier explore le principe d’autopoièse qui éclaire la monnaie comme fait social total dans le gime actuel. De ce tableau, il ressort que la progression des profits devrait être entamée par la crise et que la croissance à long terme n’est pas assurée sans redistribution et sans nouvelle intermédiation financière.

Le tableau des formes types de crise repère les enchaînements défiance / récupération de la confiance entre ses formes, c'est-à-dire quel problème spécifique de coordination des visions de long, moyen et court termes permet de les distinguer et d’en comprendre le degré de cohérence.

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Formes fonctionnelles de la

monnaie Etats de la monnaie

Compte Le long terme de la nation

Monnayage Le moyen terme de la règle

Paiement Le court terme des transactions

Incorporé

Système (symbolique) de

signes au principe d’une

« foi sociale »

Schème mental

Confiance éthique

Pari social-démocrate mais modèle de développement

indéfini

Libéralisation et politique contra-cyclique

Confiance hiérarchique

Légitimité externe rehaussée par la crise mais légitimité interne

contestée par le parti agricole en Argentine et par un parti « industrialiste » au Brésil.

On table indûment sur une

compétitivité assurée par une monnaie « saine » permettant

l’endettement public

Confiance méthodique

La dette publique est gagée sur les réserves de change,

« Investment Grade » en débat

Mark up des prix, conflictuel en Argentine, relativement inutile

au Brésil

Institutionnalisé

Système

(politique) de sujets en action dans le cadre

d’une souveraineté

Action collective

Restauration d’une négociation corporative salaires / productivité

Elévation du salaire minimum et relative

déconcentration des revenus

Anticipations de long terme, fondées sur l’illusion de gains de compétitivité impliquant la

formation du risque systémique

Compromis distributif possible : communauté d’affaire adossée à une

démocratie par délégation de clientèles

La régulation du marché du travail doit garantir le

maintien des profits à moyen terme

L’horizon se borne au court terme malgré la baisse de la

prime de risque

Optimisme des anticipations, borné au court terme mais

débats nouveaux sur le long terme

Objectivé

Système

(économique) des objets permettant

la circulation - renouvellement

des dettes

Principe de valorisation :

La tendance à l’appréciation du change nominal et le

danger du syndrome rentier sont demeurent sans

résolution

La demande externe tire les revenus d’ensemble

L’ancrage nominal s’objective dans la disponibilité des devises

qui relance les promesses de paiement de dettes et créances

publiques

Tensions inflationnistes en Argentine ; les forces

déflationnistes mondiales sont sans doute sous-estimées

Les entrées de capitaux vont faire oublier la vulnérabilité

externe Le real est utilisé comme

monnaie de réserve

Multiplication des swaps de change. A l’interne, le crédit à la consommation et la dette

publique demeurent fondamentaux.

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2. Formes-types de la crise monétaire : hypothèses contextuelles A1 1989/91 Argentine, B1 1989/94Brésil, A2 Argentine 1998/2002 B2 Brésil 1998 et 2001

Crises interne au système de monnayage (formes

universelles : contradiction entre unicité du compte et multiplicité des dettes)

Petites crises (de légitimité)

Crises externe au système de monnayage (formes situées : réserve de valeur, bien de prestige,

moyen de prélèvement, etc.) Grandes crises (de souveraineté)

Forme de crise F.I.Crise de légitimation de la souveraineté (en matière) monétaire

F.II. Crise de légitimité de la forme d’exercice de la souveraineté (en matière) monétaire A2, B1

F.III. Crise de souveraineté endogène à des régimes monétaires spécifiques A1, B1, A2 (?)

F.IV. Crise de souveraineté exogène au régime monétaire A1, B1, A2

Nature de la crise

Difficulté à stabiliser un régime fragmenté de monnayage Prévalence de la pluralité des moyens de paiements A1, B1, A2

Difficulté à maintenir un contrôle centralisé de l’émission des moyens de paiement Prévalence de l’unicité du système de compte B2

Contradiction entre les propriétés génériques de la monnaie et ses usages non monétaires A1, B1, A2

Confrontation sur un territoire de plusieurs arbitraires monétaires A1, B1, A2

Principale manifestation

Fractionnement du système de paiement par apparition de taux de change instables entre monnaies libellées dans la même unité de compte A1, B1

Manipulation de l’unité de compte par dévalorisation des moyens de paiement A2, B2

Fractionnement du système de compte à partir des instruments de paiements en fonction de leurs qualités différenciées à remplir des usages non monétaires A1, B1

Dévalorisation du système de paiement indigène avec (par) introduction d’une monnaie allogène

Type de défiance

Méthodique en raison d’un défaut de confiance hiérarchique A1, B1

Hiérarchique en raison d’un défaut de défaut de confiance méthodique A2, B2

Ethique (non respect des normes morales de la société civile) A1, B1, A2

Ethique (symbolique contestée de la communauté historique de compte) A2

Enjeux Unification du territoire Construction de la souveraineté monétaire A1, B1

Contrôle du territoire Autorité civile

Unité du territoire de la société civile Contrôle social

Intégrité du territoire « national » Relations avec l’étranger

Conflit structurant

Concurrence libre entre émetteurs de moyens de paiement : conflits de seigneuriage, free-banking A1, B1

Société contre Etat Division Etat / société

Inégalités d’accès à la monnaie (distribution) Division sociale créanciers / débiteurs A1, B1, A2, B2

Conflit culturel entre logiques monétaires Division territoriale nous / eux

Règles concernées

de paiements A1, B1, A2

de monnayage A1, B1, A2, B2

de compte A1, B1, A1

de change A1, B1, A2, B2

Forme de sortie Centralisation et appel à la confiance hiérarchique A1, B1,

Légitimation de l’autorité monétaire par appel à la confiance éthique A1, A2

Reconstruction de la communauté éthique et mise en conformité du monnayage avec les valeurs de la société A1, A2, B2

Absorption de la monnaie allogène ou destruction de la monnaie indigène A1

Cas type décrit dans cet ouvrage

Japon 18ème siècle ; USA 19ème siècle ; Allemagne, 1945-48

Athènes fin 5ème av. J.-C.; Empire romain, 3-4e siècles ; Chine 11ème siècle; Angleterre fin 17ème; France, 1716-20 ; Union soviétique post-NEP; Russie années 1990

Empire Ottoman 17ème siècle ; Rome 218-201 av. J.-C. ; Allemagne 1913-23 ; Russie 1918-24 ; Brésil et Argentine, 1984 - 93

Arkhangelsk, 1918-20 ; Yucuna 20ème siècle ; Lituanie, 1988-94 ; Cuba 1993-2001 ; Argentine 1997-2002

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