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7/30/2019 Francis VIAN: Poésie et Géographie: Les retours des Argonautes, from Persée http://slidepdf.com/reader/full/francis-vian-poesie-et-geographie-les-retours-des-argonautes-from-persee 1/15 Monsieur Francis Vian Poésie et géographie : les Retours des Argonautes In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131e année, N. 1, 1987. pp. 249- 262. Citer ce document / Cite this document : Vian Francis. Poésie et géographie : les Retours des Argonautes. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131e année, N. 1, 1987. pp. 249-262. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1987_num_131_1_14483

Francis VIAN: Poésie et Géographie: Les retours des Argonautes, from Persée

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Monsieur Francis Vian

Poésie et géographie : les Retours des ArgonautesIn: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131e année, N. 1, 1987. pp. 249-

262.

Citer ce document / Cite this document :

Vian Francis. Poésie et géographie : les Retours des Argonautes. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des

Inscriptions et Belles-Lettres, 131e année, N. 1, 1987. pp. 249-262.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1987_num_131_1_14483

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COMMUNICATION

POÉSIE ET GÉOGRAPHIE .' LES RETOURS DES ARGONAUTES,PAR M. FRANCIS VIAN

La Grèce, comme l'Egypte et le Proche-Orient, a toujours étéfascinée par les terres inconnues. Ses poètes et, à leur suite, lesmythographes ont aimé y situer les aventures de Persée et d'Héraclès.e Catalogue des femmes pseudo-hésiodique contient une yyjç7rspi6Soç, un « voyage autour de la terre », dont nous avons conservé

d'importants fragments (fr. 150-154 Merkelbach-West). Eschyle,dans son Prométhée enchaîné, raconte longuement les errances d'Iôqu i la mènent d'Argolide vers un Nord fabuleux avant qu'elle neparvienne en Egypte (v. 640-741, 786-876).

Dans tous ces récits, nul n'a jamais cherché sérieusement à découvrirne réalité derrière la fiction, bien qu'on puisse peut-être inscriresur une carte les tribulations d'Iô.

Il en va tout autrement des deux légendes géographiques majeuresde la Grèce, les Navigations d'Ulysse et celles des Argonautes. Maisleur histoire impose aussitôt une distinction capitale.

La première a été racontée dans Y Odyssée une fois pour toutes :

aucun poète n'osera rivaliser avec Homère. Après lui, les Navigations'Ulysse seront abandonnées aux exégètes. Les uns tâcherontde localiser les escales odysséennes dans la Méditerranée occidentalec'est la thèse habituelle ; d'autres les rejetteront hors du mondehabité, aux confins de l'Océan : ce sont les tenants deYexokéanismos.D'autres enfin voudront découvrir des significations symboliquesderrière le récit homérique.

Au contraire, les aventures argonautiques ont été chantées àmaintes reprises jusqu'à la fin de l'Antiquité, et même au-delà.Chaque poète s'est efforcé de se distinguer de son prédécesseur moinspar souci d'originalité que par désir de tenir compte de mieux enmieux du progrès des connaissances géographiques. Ce souci desréalités est évident pour le voyage de l'aller qu i emprunte une voiemaritime connue : Apollonios de Rhodes est constamment tributairedes historiens locaux dans ses deux premiers chants et Louis Roberta pu montrer par le détail l'exactitude des indications topographiquesdonnées par le poète1. Le retour s'effectue, la plupart du temps, par

1. Voir par exemple les Actes du VIIIe congrès de l'Association GuillaumeBudé (1970), p. 67-87, et A travers l'Asie Mineure (1980), p. 5-106, 147, 166-176, 180-181, 192-194, 215.

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250 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

un itinéraire différent, plus ou moins fantastique. Mais, si le mytheparaît régner sans partage dans la version la plus ancienne, ilrégresse déjà dans les récits qu i ont cours au vie et au ve siècle. Leive siècle marque une troisième étape : c'est le récit d'un explorateur,Pythéas de Marseille, qu i inspire, au moins en partie, un Retour quenous ne connaissons plus que d'une manière fragmentaire ou par untémoin tardif. Au me siècle, Apollonios de Rhodes corrige ses pré

décesseurs en imaginant à l'aide des géographes une navigationtranseuropéenne. Sa version prévaudra désormais, au moinsjusqu'à l'époque des Sévères ; tout au plus subira-t-elle des retouchesdestinées à mieux tenir compte des réalités géographiques.

Sur la première période, il faut se contenter de vraisemblances.On admet depuis Karl Meuli2 que les Navigations d'Ulysse s'ins

pirent d'un périple argonautique antérieur qui fut célèbre : Homèreparle d'Argô « que, partout, vont chantant les aèdes », 'Apyw tcôccti

(xéXouca (Od., 12, 70). D'après les indices fournis par l'Odyssée, ilavait pour théâtre un univers purement mythique. Le fait le mieuxassuré concerne Circé, fille d'Hélios et d'une Océanide. Homère lasitue explicitement dans l'île d'Aiaié, non loin de l'Océan, à l'endroit« où se trouvent les demeures et les chœurs de l'Aurore ainsi que leslevers du Soleil » (Od., 12, 1-4). Généalogie et topographie seconfirment mutuellement : Circé est rejetée aux confins du monde,du côté de l'Océan. Si Strabon (1,2, 10 et 40 ) a raison de reconnaîtreen Aiaié un doublet ou un dérivé d'ocla, on supposera qu'elle habite

une Terre mystérieuse, de même que son frère Aiétès, qui n'est autreque 1' « homme d'Aia ». Sur le trajet du retour, on sait seulementqu'au-delà du pays des Sirènes les navigateurs doivent choisir entredeux passes redoutables : Argô réussit, grâce à Héra, à doubler lesPlanètes, ces îles errantes fatales aux oiseaux et aux navires ;

Ulysse, sur les conseils de Circé, affronte Charybde et Scylla. Natu

rellement Homère ne révèle pas l'emplacement de ces passes et ilfaut se méfier des localisations ultérieures. Mais elles semblent biense trouver dans les régions océaniques, puisqu'elles mènent à l'îledu Soleil. Si celle-ci sera identifiée ensuite à la Sicile, à l'origine, ellea dû se trouver aux confins de l'univers comme l'Aiaé de Circé et ledomaine d'Aiétès. Au milieu du vne siècle, Mimnerme s'en tientencore à la même conception mythique. Aia, la ville d'Aiétès, dit-il,est située « à l'endroit où les rayons du rapide Hélios reposent surleur couche dorée près du bord de l'Océan » (fr. 11 Diehl3, v. 5-7).

C'est vers la même époque que la légende des Argonautescommence à s'insérer dans un univers moins fabuleux. D'après desindices archéologiques d'interprétation, il est vrai, difficile, les Grecs

2. K. Meuli, Odyssée un d Argonautika. Berlin, 1921.

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LES RETOURS DES ARGONAUTES 251

pénètrent alors dans le Pont-Euxin et y fondent des comptoirs. Lestextes poétiques attestent cette pénétration. Le poète épique Eumé-los de Corinthe, qu'on peut dater du vne siècle, présente Aiétès, fils

d'Hélios, comme un roi de Corinthe qu i a dû émigrer non plus dansune mystérieuse Aia, mais en Colchide (fr. 1-3 Kinkel). Hésiode, deson côté, mentionne le Phase (Théog., 340), sans qu'on puisse certifierqu'il savait le localiser et qu'il ne le confondait pas avec le Tanaïs3.Après ce premier ancrage dans la réalité, le trajet du retour va sepréciser et, semble-t-il, se fixer pour deux siècles. D'après les scholiesà Apoll. Rh., 4, 259 et 282 le Catalogue des femmes hésiodique auvie siècle, Pindare au ve siècle, puis Antimaque de Colophon dans saLydé vers le début du ive siècle, s'accordent sur le même itinéraireque nous connaissons bien grâce à la célèbre IVe Pythique composée

en 4624. Le retour s'effectue encore, pour l'essentiel, par une voiemythique, puisque les Argonautes suivent le cours circulaire del'Océan depuis l'est jusqu'au sud ; mais leur trajet se relie au monderéel au départ et à l'arrivée. Ils quittent la Colchide par le Phase,considéré, il est vrai, mythiquement comme un canal reliant le Pont-Euxin à l'Océan. A l'autre bout, parvenus aux confins méridionauxdu monde, ils doivent porter leur navire douze jours durant à traversla Libye — ou, si l'on préfère, le Sahara — jusqu'au moment où ilsaboutissent au lac Triton en Cyrénaïque. Il paraît évident que cetteversion a été imaginée pour la plus grande gloire de Cyrène et qu'elleest donc postérieure à sa fondation vers 630. Pindare en porte un

éclatant témoignage, puisque c'est pour célébrer Arcésilas de Cyrènequ'il a placé les aventures des Argonautes au centre de saIVe Pythique.

Curieusement, l'épisode libyen sera conservé dans les récits ultérieurs, même quand il perd toute justification dramatique. ChezApollonios de Rhodes, les Argonautes arrivent par l'ouest à Corcyreet rien n'aurait dû leur interdire de rentrer directement à Iôlcos,puisque Circé les a purifiés du meurtre d'Apsyrtos et que les Colquesont renoncé à les poursuivre5. Néanmoins le poète invente unetempête qu i va les jeter au fond de la Syrte libyenne et les obligerà porter leur navire dans le désert jusqu'à ce même lac Triton6. Cetexcursus, en principe superflu, s'explique bien de la part d'un poètequ i vit à Alexandrie et qui a eu pour maître Callimaque de Cyrène.

3. Cf. J. Bolton, Aristeas of Proconnesus (1962), p. 56 sq.4. Les deux scholies sont commodément mises en parallèle dans l'édition du

Catalogue des femmes hésiodique de R. Merkelbach et de M. L. West (fr. 241).Pour Antimaque, voir les fr. 64-65 Wyss.

5. Apoll. Rh., 4, 659-752 (épisode de Circé), 982-1222 (escale chez les Phéa-ciens à Drépané /Corcyre).

6. Apoll. Rh., 4, 1225-1249 (tempête et échouage d'Argô), 1380-1392 (portagedu navire).

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252 COMPTES RENDUS DE i/ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Apollonios a d'ailleurs consacré dès le chant II (v. 498-528) unelongue digression à la Nymphe éponyme de Cyrène. On noterasurtout ici comment Apollonios corrige la tradition archaïque.La fantastique traversée d'un continent du sud vers le nord estremplacée par un portage le long des dunes littorales de la Libyeet ce portage est dûment justifié par la présence de hauts-fonds dansla Syrte, qu i interdisent toute navigation. Selon une tendance qu ine fera que se confirmer, le poète s'ingénie à adapter le mythe auxréalités géographiques tout en s'efîorçant d'en conserver les épisodesles plus caractéristiques.

Avant de quitter cette seconde période, il faut signaler unevariante d'autant plus intéressante qu'elle se lisait chez un géographe, Hécatée de Milet. Au lieu de traverser le désert de Libye

en direction du nord, les Argonautes auraient atteint la Méditerranéen suivant le Nil7. Manifestement celui-ci était considérécomme un canal méridional reliant l'Océan à la mer intérieure, demême que le Phase faisait communiquer à l'est le Pont-Euxin avecla mer extérieure. On mentionnera bientôt un troisième canal, lefleuve Tanaïs (l'actuel Don), qu i passait pour relier le Pont ou plutôtle marais Méotis (= mer d'Azov) à l'Océan boréal. Le quatrièmecanal, celui de l'ouest, est naturellement constitué par le détroitdes Colonnes d'Héraclès.

A mesure que les Grecs apprenaient à mieux connaître les terreslointaines, ils ont dû renoncer à cette conception géométrique d'un

monde entouré par un Océan circulaire et traversé par quatre voiesd'eau situées aux quatre points cardinaux. En particulier, si l'onpersistait à penser que le Phase faisait communiquer, directementou par l'intermédiaire de divers affluents, le Pont-Euxin et la Caspienne8, les bons esprits depuis Hérodote (1, 103 s.) refusaient decroire que la Caspienne était un golfe de l'Océan extérieur. Bienque beaucoup paraissent avoir persisté dans l'erreur longtempsaprès, les auteurs d' Argonautiques estimèrent devoir renoncer àl'itinéraire admis par Pindare et d'autres9. Par chance, l'actualitéleur offrit une voie de remplacement. Vers 330, l'explorateur Pythéasde Marseille avait remonté en direction du nord les côtes de l'océanAtlantique depuis Gadeira/Cadix et il avait atteint l'estuaire d'unfleuve — apparemment situé en Pologne — dans lequel il avait crureconnaître le Tanaïs (Strabon, 2, 4, 1). Il relata son périple dans

7. Hécatée de Milet, dans F. Jacoby, FGrHist, 1 F 18 .8. C'est le cas pour Apollonios de Rhodes : cf. 4, 131-135, et ma note dans

l'éd. de la C.U.F., t. 3, p. 151-152.9. A l'époque hellénistique, Ératosthène et Artémidore d'Éphèse polémiquent

contre les tenants du circuit oriental qui avait dû conserver ses partisans : cf.l'éd. d'Apollonios (C.U.F.), t. 3, p. 16, n. 6.

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LES RETOURS DES ARGONAUTES 253

un ouvrage intitulé Ta Ttept xou oaxeavou qu i a dû inspirer aussitôtun récit argonautique, en vers ou en prose10. L'historien contemporain

imée de Tauromenion en rapporte les grandes lignes11. Aprèsavoir conquis la toison, dit-il, les Argonautes, apprenant qu'Aiétèsavait fermé le Bosphore pontique, accomplissent un exploit extraordinaire (uapàSo^ov) et digne de mémoire :

« Ils remontèrent par le fleuve Tanaïs jusqu'à sa source ; aprèsavoir halé leur navire à travers les terres sur une certaine distance,ils naviguèrent de nouveau vers la mer par un autre fleuve qu i sejette dans l'Océan ; et , depuis la région arctique jusqu'au couchant,ils voguèrent en gardant la terre sur leur gauche. Finalement,arrivés à proximité de Gadeira, ils entrèrent dans notre mer. »

La même version est attestée au 11e siècle av. J.-C. par le poètegéographe Skymnos dont il convient de citer aussi le témoignagerapporté par un scholiaste12 :

« Selon Skymnos, les Argonautes ont navigué par le Tanaïs endirection de la grande mer, puis, de là, ils sont parvenus dans notremer. Dans une digression, il dit que les héros, après avoir tiré leurnavire sur la terre ferme, l'ont transporté sur des rondins jusqu'àce qu'ils fussent parvenus à la mer. »

Mis à part ces deux témoins, cette version ne nous est connue quepar un arrangement tardif dont il sera question plus loin. Dès lemilieu du 111e siècle, Apollonios de Rhodes imagine un itinérairedifférent. Il avait au moins deux raisons pour renoncer au péripleocéanique. L'ouvrage de Pythéas de Marseille avait été accueilli enson temps avec une incrédulité sarcastique dont témoigne Strabon.En outre, le périple océanique ne permettait pas d'inclure diversesstations argonautiques connues sur les côtes orientales de l'Adriatique.Or le maître d'Apollonios, Callimaque, en avait parlé dans sesAitia. Le disciple ne pouvait les omettre et il lui a fallu adopter unetout autre voie.

Il vaut la peine de rappeler comment il justifie lui-même dans sonpoème l'itinéraire qu'il assigne à ses héros. Celui-ci, dit-il, aurait été

découvert par Argos, le fils de Phrixos, qu i avait pu consulter enColchide une antique carte. Le texte ne peut être plus explicite ;voici les paroles d'Argos : « Les habitants d'Aia conservent des

10 . Fragments et témoignages réunis par H. J. Mette, Pgtheas von Massalia.Berlin, 1952.

11 . Timée, dans Jacoby, FGrHist, 566 F 85 (= Diod. Sic. 4, 56).12 . Skymnos, fr. 5 Gisinger, dans Real-Encykl., 3 A (1927), s. Skymnos

( = schol. Apoll. Rh. 4, 282-291 b) ; le texte a été amélioré par H. Frânkel,Soten zu den Argonautika des Apollonios Rhodios (1968), p. 475. Skymnos faitde nombreux emprunts à Pythéas.

1987 17

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254 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

documents gravés par leurs pères, des tables (il faudrait dire : descartes sur lesquelles se trouvent toutes les routes et des instructionspour ceux qui veulent faire le tour de la terre et de la mer » (4, 279-281). Suit un exposé en bonne et due forme où Argos décrit le coursde l'Istros/Danube et révèle que le fleuve, parvenu à la frontièreentre la Scythie et la Thrace, se divise en deux bras qui se jettentl'un dans le Pont-Euxin et l'autre dans l'Adriatique. C'est par làque passeront les Argonautes comme l'avait fait déjà l'une des flottescolques lancées à leur poursuite dans les Aitia de Callimaque(fr. 9-1 1 Pfeiffer). Cette géographie est assurément erronée ; mais elleavait la caution de Théopompe, d'Aristote, sans doute aussi d'Hip-parque et d'Ératosthène, et c'est seulement chez Diodore de Sicilequ'on la trouve mise en question, peut-être à la suite de Timée13.

Une fois parvenus dans l'Adriatique, les Argonautes, après avoireffectué un aller-retour inutile en direction du sud — prétexte pourfaire état des stations situées sur l'Adriatique — remontent l'Éridanjusqu'à « des lacs tempétueux qu i s'étendent à l'infini sur le territoire des Celtes » (4, 634-636). Le poète fait alors un nouvel excursusgéographique pour expliquer que de ces lacs divergent trois fleuves :

l'Éridan, c'est-à-dire le Pô, le Thône et un cours d'eau anonyme qu iva se jeter dans l'Océan et qu i est naturellement le Rhin (4, 627-639).Ici encore, les scholies nous informent qu'Apollonios suit en l'arrangeant— il vaudrait mieux dire : en le corrigeant — un traité intituléIlept Xi[iiv<ov, œuvre de Timagétos, un géographe du ive siècle14.

Bref, tout au long de ce nouveau Retour, Apollonios est tributairedes géographes et, si le trajet qu'il imagine nous paraît fantastique,on ne saurait le qualifier de mythique. Il est bien connu que la cartographie ancienne est à deux dimensions : elle néglige les montagneset tient compte exclusivement des mers, du contour des terres habitées et des cours d'eau. Si l'on préfère, on peut dire encore que lesréseaux hydrographiques se confondent avec les voies commercialesqu i suivent les fleuves, mais empruntent évidemment aussi les colspour passer d'un bassin à l'autre15.

Le récit de cette navigation transeuropéenne est d'une remar

quable brièveté. Sion

négligele

long détouren

mer Adriatique, latraversée fluviale de l'Europe n'occupe que quatre-vingt-dix vers.Encore faut-il en retrancher trente vers qui relatent la chute dePhaéthon dans l'Ëridan et l'histoire annexe des Héliades, une

13. Références dans l'éd. d' Apollonios (C.U.F.), t. 3, p. 18 , n. 4.14 . Cf. ibid., p. 17-18.15 . Sur ce s questions, voir R. Dion, Le Danube d'Hérodote, Rev. Phil., 42 ,

1968, p. 17-41 ; 0. Longo, Idrografia erodotea, Quaderni di storia, 24 , juillet-décembre 1986, p. 25 .

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LES RETOURS DES ARGONAUTES 255

digression légendaire soigneusement séparée du reste de lanarration16.

Celle-ci est essentiellement meublée par des précisions topographiques ou ethnographiques. Ces indications sont abondantes pourla traversée des Balkans ; elles deviennent en revanche très pauvresdans la deuxième partie du trajet. Mis à part l'exposé sur le réseauhydrographique de l'Europe occidentale avec ses lacs et ses troisgrands fleuves, on ne relève que les mentions du roc Hercynien, desCeltes et des Ligures (4, 640, 646-647). De toute évidence, l'informationu poète est très lacunaire pour ces terres lointaines : par saconcision et ses silences, Apollonios fait preuve d'une probité qu'onpeut se risquer à qualifier de « scientifique » ; il est manifeste qu'il seconforme scrupuleusement à l'adage de Callimaque, [xyjSsv <xts>c(j.-

apTov àeiSsw. Il y a plus. On parvient sans peine à décompter dansles Argonautiques cent quarante-sept journées qui se sont écouléesdepuis le départ d'Iôlcos jusqu'au retour. Le poème est un véritablecarnet de bord ; mais il comporte une lacune, qu i est évidemmentvolontaire : toute indication chronologique fait défaut pendant latraversée de l'Europe, c'est-à-dire du v. 303 au v. 660 du chant IV .Il est clair que le poète n'avait aucune idée des distances et qu'ils'est refusé à inventer : cet aveu d'ignorance est tout à son honneur17.

La version du Retour retenue par Apollonios s'est imposée aprèslui. C'est celle que Valerius Flaccus se proposait de suivre s'il avaitachevé son épopée, puisqu'il mène ses héros jusqu'aux bouches

orientales de l'Ister. Il s'est trouvé néanmoins des auteurs pourcorriger l'erreur géographique de l'Istros bifide. Pline l'Ancien (3,128) rapporte une version selon laquelle Argô remontait l'Ister,puis son affluent, la Save ; parvenu à Nauportus (un nom prédestiné), le navire aurait été porté à dos d'homme à travers les AlpesJuliennes jusqu'à l'Adriatique, non loin de Tergeste/Trieste. Lasource de Pline est ignorée ; mais on sait que cette version moderniséea été reprise au temps d'Alexandre Sévère par le poète épique Pi-sandre de Laranda, auteur d'une encyclopédie mythologique ensoixante livres18.

Leprincipal témoin de cette version est Zosime (Histoires,

5,29,

16 . Apoll. Rh., 4, 303-337, 595-649 ; digression sur Phaéthon et les Héliades,v. 597-626. Les vers 338-595 sont occupés par le long épisode dramatique dumeurtre d'Apsyrtos (v. 338-491), puis par les diverses escales en Adriatique destinées à mentionner les stations argonautiques de la région et à faire état de satopographie.

17 . On trouvera ce « carnet de route » dans les notices de l'éd. d'Apollonios(C.U.F.), t. 1, p. 18 et 117-118 ; t. 3, p. 12-13. Pour être tout à fait exact, il fautdire que la durée de l'escale à Lemnos n'est pas précisée, non plus que celle de ladernière partie du Retour (4 , 1765 ss.) que le poète écourte intentionnellement.

18 . Le fragment se trouve dans E. Heitsch, Die griechischen Dichterfragmenteder rômische Kaiserzeit, 2 (1964), p. 45, fr. 2.

17 *

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256 COMPTES RENDUS DE i/ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

2-3) qui compile en la circonstance Olympiodore. Le passage estsavamment commenté par F. Paschoud dans l'édition du livre Vde Zosime qu'il vient de publier dans la collection des Universitésde France. Le poète a résolument choisi de traiter l'aventure légendaire à la façon d'un événement historique et de la situer dans uncadre géographique authentique ; il ne recule même pas devantl'anachronisme. Selon lui, les Argonautes, parvenus au terme de leurnavigation fluviale dans les Balkans19, hivernent et fondent la villed'Ëmona. Cette ville, l'actuelle Ljubljana, date en fait de l'époqued'Auguste et a remplacé l'ancienne Nauportus située à dix-huit kmde là. L'été arrivé, les héros charrient leur navire sur une distance dequatre cents stades (près de soixante-douze km), au moyen d'uneméchant et avec l'aide des indigènes, jusqu'à une rivière nommée

Akylis qu i les mène à l'Éridan. D'après une hypothèse qu i paraîtséduisante, cet Akylis serait une invention de Pisandre qui auraitvoulu faire ainsi allusion à la ville d'Aquilée, 'AxuXTjta20. On voit quele Retour des Argonautes s'est désormais débarrassé de tout élémentmythique : il se déroule anachroniquement dans un monde parfaitement réel. On mesure le chemin parcouru depuis les Argonautiquespréhomériques.

Après cette évolution continue, on assiste à un retour en arrière auBas-Empire. Un poète anonyme, appartenant sans doute à un cercleorphique, compose alors des Argonautiques qu i racontent toutel'expédition en 1376 vers. Le récit est mis dans la bouche même

d'Orphée qu i joue un rôle déterminant dans l'action. Cette fictioncomme bien d'autres indices prouvent que le poète a voulu composerune œuvre à tendance archaïsante. De fait, bien qu'il soit le plussouvent tributaire d'Apollonios, il s'en sépare dans le récit du Retourpour revenir à des traditions plus anciennes.

Selon lui, les Argonautes, après avoir conquis la toison, prennent lafuite en remontant le Phase comme chez Pindare (v. 1026-1042).Bientôt cependant, ils rejoignent l'itinéraire de Timée en passantpar le fleuve-canal du Sarangès qu i les mène dans le marais Méotis ;

de là, ils gagnent par voie fluviale l'océan Arctique appelé ici Pontde Cronos et mer Morte (v. 1049-1082). Timée, en géographeconscient du relief, avait admis que les Argonautes avaient dûporter leur navire pour passer du cours supérieur du Tanaïs aufleuve anonyme qu i se jette dans l'Océan. Le poète orphique suppose

19 . Selon Pisandre, le Danube avait été remonté à la rame et avec l'aide duvent. Contrairement à son habitude, Apollonios omet ici cette précision.

20 . Cf. Paschoud, op. cit., p. 215, n. 64 . Sozomène (cf. Paschoud, p. 342-343),qui complète sur ce point Zozime, fait état dans son résumé de l'Éridan et dela mer Tyrrhénienne : les Argonautes de Pisandre parvenaient donc sans douteà la Méditerranée par le même itinéraire que chez Apollonios.

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LES RETOURS DES ARGONAUTES 257

au contraire que le fleuve (dont le nom est omis ou a péri dans unelacune) relie directement le marais Méotis à l'Océan en franchissantles monts Rhipées par un défilé (v. 1078-1081). Ce « Tanaïs » est unfleuve-canal comme le Phase de Pindare ou le Nil d'Hécatée. Pythéasde Marseille se le représentait sans doute de la même manière,puisqu'il croyait avoir atteint l'estuaire nordique du Tanaïs au termede son périple. La même conception transparaît même dans le résuméde Skymnos, puisque le scholiaste qu i le cite précise que le portaged'Argô n'était mentionné que dans une digression. Manifestement,Timée avait déjà rationalisé un récit qu i demeurait encore fortementmarqué par une vision mythique de l'univers.

Comme il est naturel, le poème archaïsant des Argonautiquesorphiques accorde une place importante à la fable en racontant le

périple qu i mène Argô jusqu'aux Colonnes d'Héraclès (v. 1036-1245).Néanmoins, et c'est le seul point qu'il convient de souligner ici, iltient compte aussi de la géographie et fait état de certaines réalités,vues évidemment selon l'optique qu'en avaient les Anciens.

Quand les héros atteignent la mer de Cronos, ils constatent que lanavigation y est impossible, car on ne peut y utiliser ni la voile ni lesrames, ce qu i justifie l'appellation de mer Morte (v. 1082- 1088-1091).L'absence de vent, qu i interdit l'usage de la voile (v. 1102-1104) estconfirmée par la Descriptio Orbis d'Avienus v. 54-60). D'autre part,selon les géographes, cette mer est une mer gelée, Il£7ry)Yuïa@àXaTTa,selon Pythéas, Mare concretum ou pigrum selon les Latins ; Tacite

la déclare impropre à l'emploi de la rame, graue remigantibus21. Lesraisons alléguées diffèrent : l'eau y avait la consistance visqueuse ducorps de la méduse selon Pythéas (cf. Strabon, 2, 4, 1) ; pour d'autres,elle était encombrée d'algues. Les Argonautiques orphiques imaginentune autre explication : la mer comporterait des hauts-fonds, Tsvocyoç(v. 1094), tout comme le golfe de la Syrte selon Apollonios (4, 1237).Les navigateurs sont donc contraints non de porter leur navirecomme ils le font chez Apollonios, mais de le haler depuis le rivage.Par cet arrangement, le poète réussit à combiner l'épisode traditionnelu charroi d'Argô avec une « donnée » géographique admise

dans l'Antiquité.Au terme de ce pénible halage, les Argonautes atteignent enfin lepays d'Hermioneia et le cap anonyme qui sépare le Pont de Cronosde l'Atlantique. C'est là que le vent se lève de nouveau et qu'ils vontpouvoir rembarquer (v. 1128-1154, 1178 ss.). La région méritequ'on s'y arrête. C'est un pays des morts analogue à celui des Cimmé-riens homériques ; mais on s'étonne d'y trouver une ville d'Hermio-

21. Cf. Pythéas, fr. 6 a et 11 b Mette ; Strabon, 1, 4, 2 ; Pline l'Ancien, 4, 94 s.,10 4 (d'après Pythéas, Timée et Hécatée d'Abdère) ; Tacite, Germ., 45 ; Agric, 10.

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neia qu i n'est autre qu'un doublet de la ville d'Argolide Hermioné.Au témoignage de Pausanias (2, 35, 10), cette dernière ville jouit d'unaccès direct aux Enfers comme son homonyme nordique (v. 1140-1142) ; elle a son 'A^epouaia XtpLvv) de même qu'Hermioneia possèdeson Achéron qu i se jette dans un « noir marais », Xi[avy)... xeXaivyj(v . 1130-1133) ; non loin de la ville, coule un cours d'eau nomméChrysorhoas (Paus., 2, 31, 10), terme qu i qualifie l'Achéron dansle poème orphique (v. 1131). Enfin et surtout, les habitants des deuxvilles sont dispensés de payer leur obole à Charon : le v. 1139 desArgonautiques orphiques, gravement corrompu, a été heureusementrestitué par G. Hermann à partir d'un passage de Strabon relatif àHermioné d'Argolide (8, 6, 12). Pourquoi un tel exokéanismosd'Hermioné qui paraît totalement arbitraire ? La raison en est aisée

à trouver. Tacite (Germ., 2) connaît en Germanie le peuple desHerminones, faussement orthographié Hermiones chez PomponiusMêla (3, 32) et chez Pline l'Ancien (4, 100). Or, d'autre part, au moinsdepuis Poseidonios, on identifiait les Cimmériens de la fable auxCimbres ; et c'est chez eux que Pline l'Ancien (2, 167 ; 4, 95) situe lePromunturium Rusbeas qu i n'est autre, selon les modernes, que lapresqu'île du Jutland. Le Jutland sépare la Baltique de la mer duNord et de l'Atlantique de même que le cap anonyme des Argonautiquesrphiques sépare le Pont de Cronos de l'Atlantique. Il est évident que le poète se fonde ici sur des « réalités » géographiques.

On peut en dire autant de l'île ou des îles d'Ierné (le poème emploie

tour à tour le singulier et le pluriel) auxquelles la poutre parlanted'Argô interdit aux navigateurs d'aborder (v. 1166, 1181). Ierné està proprement parler l'Irlande ; mais les îles en question doivent êtreici les îles Britanniques que Pythéas connaissait et qu'il semble avoirdésignées plutôt sous le nom de BpsTTavtxr)22. Après ces îles, lesArgonautes trouvent sur leur route l'île de Déméter à laquelle ilsn'abordent pas non plus, sur l'ordre d'Orphée (v. 1186-1202). Ce n'estsans doute pas un hasard si Artémidore, au témoignage de Strabon(4, 4, 6), connaît une île de Déméter au voisinage de la Bretagne.F. Lasserre, l'éditeur de Strabon dans la Collection des Universités

de France, incline à la situer sur la côte méridionale de la Bretagne ;il me plairait de chercher plutôt à Ouessant l'île dont parlent lesArgonautiques orphiques23. Peu importe d'ailleurs ; mais on noteraen tout cas que le poète en donne une description fort précise qui nedoit pas être purement conventionnelle : dépourvue de port, elle est

22. Cf. l'index de Mette, op . cit. Le nom même d'Ierné est attesté depuis letraité du Ps.-Aristote, De mundo, 3, et la Géographie de Strabon.

23. Ouessant se nomme Ouxisamé chez Pythéas : fr . 6 a Mette ( = Strabon, 1,4,5).

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LES RETOURS DES ARGONAUTES 259

ceinturée par une falaise ; elle est couverte d'une pinède et sanscesse enveloppée de brume.

La fin du périple océanique appelle moins de remarques. L'île deCircé, qu i semble être aussi un véritable continent, appartientpeut-être uniquement au domaine de la fable, à moins qu'on neveuille y reconnaître notre Bretagne. En tout cas, l'appellation deterre Lyncéenne (v. 1208) reste énigmatique. En revanche, onretrouve une géographie bien réelle avec la mention du fleuve Tar-tessos (v. 1242), l'actuel Guadalquivir. C'est de là que Pythéas deMarseille s'était embarqué pour son exploration des côtes atlantiques.Bref, le périple orphique mêle constamment fiction et réalité. Lepoète tardif a eu certainement accès à des sources anciennes qu'il estimpossible de dater, mais qu i témoignent d'une certaine connais

sancees confins nordiques et occidentaux de l'Europe.Les Argonautiques orphiques m'ont amené à faire un retour en

arrière chronologique, puisque leur version du Retour s'apparenteà celle que l'historien Timée résumait près de huit cents ans plustôt. Mais les enseignements qu'on peut en tirer rejoignent les conclusions ui ressortent de la partie antérieure de mon exposé. On saitde mieux en mieux, grâce à des études récentes, que les œuvrespoétiques, outre leur valeur littéraire intrinsèque, sont une sourceprécieuse de renseignements sur les réalités antiques. Cela est vraiplus particulièrement à partir de l'époque hellénistique. La véracitédes poètes en ce domaine s'explique de plusieurs façons. Il leur arrivede rapporter des choses vues ; plus souvent peut-être, ils rapportentdes choses lues ; mais, comme ils sont des poètes savants, ils lespuisent aux meilleures sources possibles. C'est ce que le présentexposé a tenté de montrer, bien que le Retour des Argonautes pûtsembler au premier abord ne relever que du mythe ou de la fantaisie.Dans un tel récit d'aventures, il ne pouvait être question d' « autopsie » pour le narrateur, sauf à propos de l'épisode cyrénéen quej'ai évoqué en passant. Néanmoins, de Pindare à Pisandre deLaranda, et même au-delà, tous les auteurs se sont appliqués à tenircompte des progrès de la géographie et , par là, ils nous enseignent

comment le monde grec a peu à peu développé et rectifié sa connaissance es terres lointaines : leurs poèmes sont aussi des documents.

♦%

M. François Chamoux présente les observations suivantes :

La communication de M. Francis Vian prend appui sur les belleséditions critiques et commentées qu'il a données d'Apollonios deRhodes, de Quintus de Smyrne, des Argonautiques orphiques (actuel-

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260 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

lement sous presse) et enfin de Nonnos. Ces textes, Apollonios misà part, avaient peu retenu l'intérêt des hellénistes français. M. Vian

les a abordés dans l'esprit que préconisait Louis Robert, c'est-à-direen s'interrogeant sur le témoignage qu'ils peuvent apporter nonseulement sur les traditions littéraires ou mythiques, mais aussi surl'époque à laquelle ils ont été rédigés. Il nous montre ainsi que leprogrès des connaissances géographiques n'a pu être ignoré par lespoètes, qu i ont été amenés à en tenir compte, comme malgré eux, enévoquant les itinéraires légendaires des Argonautes aux confinsmystérieux du monde vers le nord et vers l'ouest.

Cette démarche féconde était déjà sensible dans le riche commentaireont F. Vian avait accompagné l'édition d'Apollonios et dansles travaux qui le prolongeaient, comme l'article de la Revue des

études grecques (91, 1978, p. 96 sq.) consacré au site de Cyzique telqu'il apparaît dans les vers 936-941 du chant I. Il est reconnu désormaisque les poètes hellénistiques, Callimaque, Apollonios, Nicandreou les épigrammatistes n'ont pas ignoré les réalités de leur ^temps.J'ai montré autrefois que les Hymnes de Callimaque n'étaient pasles exercices littéraires d'un érudit de cabinet, mais de vrais poèmessacrés, destinés à des cérémonies religieuses bien réelles1. ClaudeMeillier en a apporté depuis la démonstration détaillée2. Dans lesArgonautiques d'Apollonios, le lancement du navire Argo, minutieusement écrit dans les vers 367 et suivants du chant I, est direct

ementnspiré par les opérations que le poète voyait dans les chantiersnavals de son temps3. La description du palais d'Aiétès, au chant III,v. 215 sq., doit s'interpréter par référence aux palais des souverainshellénistiques4. On multiplierait aisément les exemples. Cette poésien'est pas simple jeu de lettrés : ses auteurs, tout savants qu'ilsétaient, gardaient les yeux ouverts sur les réalités concrètes au milieudesquelles ils vivaient.

Parmi les problèmes auxquels a touchés l'exposé si dense deF. Vian, je signalerai quelques points entre beaucoup d'autres. Ilattribue à Timée, inspiré par le périple de Pythéas, une nouvelleversion du passage des Argonautes entre la mer Noire et l'Océan

boréal. Le texte invoqué est celui de Diodore, IV, 56, 3, qu'il a excel-ment traduit et que Jacoby fait figurer parmi les fragments deTimée (F. gr. Hist. 556 F 85). En fait Diodore n'est pas aussi précisdans son attribution de cette version à Timée. Il écrit en effet :

Oùx oklyoi yàp t<ov ts àp^aicdv (yuyypaçéwv xal rcov

1. R ev . des et. grecques, 73 (1960), p. xxxm sq. Cf. La civilisation hellénistique(Paris, 1981), p. 410-413 et 459.

2. Claude Meillier, Callimaque et son temps, Lille, 1979.3. Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1983, p. 35-48.4. La civilisation hellénistique, p. 348-349.

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LES RETOURS DES ARGONAUTES 261

<5v è<m xod Ttjxatoç, cpaal touç 'ApyovaoTaç x.tX. c'est-à-dire« Beaucoup d'historiens anciens ou plus récents, parmi lesquels figure

Timée, disent que les Argonautes... ont accompli un exploit stupéfiantdigne de rester dans la mémoire des hommes. » II est clair queDiodore ne disposait pas comme garant du seul Timée (dont l'ouvrage est postérieur à l'expédition de Pythéas), mais aussi d'historiensntérieurs qu i avaient déjà rapporté cette histoire. Ce n'estaucunement surprenant, puisque les colonies milésiennes de Crimée,Panticapée et Théodosie, ont été fondées dans la première moitié duvie siècle, et que Tanaïs a été installée à l'embouchure du Don avantla fin du vie siècle. Le fleuve Tanaïs était donc déjà connu avantl'époque classique et pouvait dès cette époque jouer un rôle dansl'itinéraire des Argonautes. En revanche l'expédition de Pythéas,

dont Timée a pu s'inspirer, a dû donner à cette version de la légendeune base plus solide en constatant, si Pythéas était entré dans laBaltique, que de grands fleuves, l'Oder, la Vistule, venant du centrede l'Europe, toujours inconnu des Grecs, débouchaient dans les mersnordiques et pouvaient donc avoir été empruntés, au prix d'unportage, par les passagers du navire Argo.

Le même texte de Diodore (IV, 56, 7-8) réfute, comme F. Vianl'a dûment rappelé, l'erreur commise par Apollonios au sujet duDanube qu i serait divisé en deux branches se jetant l'une dans lamer Noire, l'autre dans l'Adriatique. Il est intéressant de voircomment Diodore (dont on a bien tort, trop souvent, de contesterl'esprit critique) explique l'erreur de ses prédécesseurs à ce sujet.Il indique en effet que l'extension de la domination romaine enPannonie et au nord de l'Adriatique a dissipé les ignorances desgéographes : la confusion est due au nom de l'Istrie, qu i fait songerà celui du Danube, Istros, et qu i a fait longtemps croire que l'undes fleuves côtiers de l' Istrie était un émissaire du Danube.

Enfin je voudrais attirer l'attention sur le passage où Apollonios(IV, 279-281) mentionne des cartes ou plutôt des portulans indiquantles routes à suivre pour une circumnavigation. Le terme employépar le poète, xup(3ia<;, est un mot rare, connu surtout par l'usage

qu'on en faisait à Athènes, où l'on appelait xupjîeu; le dispositifd'affichage des lois fondamentales, en particulier de celles de Solon.Il s'agit donc de tablettes. Mais le mot dont use Apollonios pour désigner ce qui était inscrit sur ces tablettes est aussi un mot très rare,Ypoomiç, qu i veut dire proprement « écorchures », c'est-à-dire évidemment ici « gravures, signes gravés en creux ». Ces deux glôssai,rapprochées l'une de l'autre, imposent la conclusion qu'Apolloniossonge à des tablettes de métal, sans doute du bronze, sur lesquellesétaient tracés en creux le dessin des côtes et des fleuves, ainsi quequelques indications destinées à en faciliter l'usage. On ne peut

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262 COMPTES RENDUS DE L* ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

éviter d'évoquer à ce sujet le fameux texte d'Hérodote (V, 49) oùAristagoras de Milet, tout au début du ve siècle, apporte avec lui une

carte de l'empire perse gravée sur un je.~ky.zoc, 7uva£, qu'il montre auroi de Sparte Cléomène pour l'engager à favoriser la révolte del'Ionie. Les portulans des Argonautes devaient être, selon Apollo-nios, semblables à cette carte milésienne, la plus ancienne dontnos sources fassent mention.

Ces remarques montrent assez l'exceptionnelle richesse de lacommunication présentée par M. Francis Vian. Elle devrait susciter,j'en suis sûr, beaucoup d'études novatrices qu i aideront à mieuxcomprendre un large pan des littératures antiques.

MM. Jean Irigoin, Michel Mollat du Jourdin, Jean Pouil-

loux, Jacques Fontaine et Mme de Romilly interviennent aprèscette communication.

LIVRES OFFERTS

M. Robert-Henri Bautier a la parole pour un hommage :

« J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de l'Académie un volume intitulé :

Le procès des Templiers d'Auvergne (1309-1311). Édition de l'interrogatoire dejuin 1309, préparé autrefois (en 1972) par Roger Sève, alors directeur desArchives du Puy-de-Dôme et ensuite pieusement repris et courageusementpoursuivi par sa fille Anne-Marie Chagny-Sève, aujourd'hui directeur desArchives de la Nièvre, en dépit de la lourdeur de ses obligations familiales etprofessionnelles. Celle-ci a accompagné l'édition d'une très importante introductione près de 10 0 pages ainsi que d'appendices et d'index qui facilitent considérablement l'utilisation du volume. L'ouvrage constitue le premier volumed'une nouvelle série de publications de la Section d'histoire médiévale et dephilologie du Comité de s travaux historiques et scientifiques, « Mémoires etdocuments d'histoire médiévale et de philologie » (Paris,

C.T.H.S.,1986,

32 2 pages). Cette collection, comme son nom l'indique, comprendra tant de séditions de sources documentaires que des études trop importantes pour prendreplace dans les revues ou dans les Actes du congrès national des sociétés savantes,mais pas suffisamment étendues pour former un volume particulier de la « Collection e documents inédits sur l'histoire de France ». Elle va donc se substituerau Bulletin philologique et historique dont l'esprit, après un siècle d'existence, nerépondait plus tout à fait aux conditions actuelles de la recherche historique, enraison d'un mélange trop souvent hétérogène d'articles portant sur des époquesou de s matières très diverses, imprimés là parce qu'ils ne s'intégraient pas auxthèmes désormais bien délimités de nos congrès.