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SYLVIE PART AUX PRUNIERS

SYLVIE PART AUX PRUNIERS - Editions Persée

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SYLVIE PART AUX PRUNIERS

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Jérôme Treiber

Sylvie part aux PruniersSur les traces de Thich Nhat Hanh

Roman

Editions Persée

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© Editions Persée, 2015

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À Thay, à Quentin, à Lucile

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« On ne badine pas avec l’amour »

Alfred de Musset

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PREMIÈRE PARTIE

CONDAMNÉS À S’AIMER

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LE CAFÉ DE PARIS

« Plus belle la vie »

Lorsque son père mourut, Sylvie était encore jeune. Trop jeune pour être confrontée à ce choc inouï. Cet ébranlement désintégra et son sternum, et son cœur et son estomac. Toute la machinerie s’arrêta net, jusqu’à ce que son étouffement eût cédé à la raison du corps. Endeuillée, elle restait seule. Seule et immature surtout. Stagnaient dans son esprit des questions qu’elle ne lui avait jamais posées et qui allaient pourrir à présent. Des questions indicibles et à peine décelables qui finissent, tels de nocifs virus, à gangrener les chairs les plus vigoureuses et à agglomérer suffisamment de saletés mentales pour fomenter les pires maladies informelles de l’âme, celles-là mêmes qui génèrent le mal-être, alors que tout semble aller bien.

Ses questions, dont elle ne pouvait se débarrasser, brûlaient parfois sa langue, son palais et ses gencives. Elles poussaient alors son esprit exsangue à se réfugier dans des états dépressifs qu’elle contrôlait mal. Si seulement ce qu’elle n’avait pas exprimé s’était incarné en aphtes ou en abcès ! Elle aurait pu, c’est certain,

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avec une pharmacopée appropriée les détruire. Oui, c’est cela, les détruire ! Et garder l’illusion de la suprématie du visible sur l’invisible, du corps sur l’esprit, de la création sur la créativité. Maintenant qu’elles savaient qu’elles ne pourraient jamais plus être posées, ses interrogations erraient dans son esprit et dans sa bouche comme des fantômes indélogeables, traînant derrière eux leur boulet épouvantablement lourd de regrets et de doutes. Ces questions, Sylvie ne pouvait ni les cracher, ni les avaler pour en finir une bonne fois pour toutes. Du moins, c’est ce qu’elle croyait.

La seule solution eût été pour elle de les extirper de son corps et de son esprit malades. Pour pouvoir les poser à son père, depuis presque vingt ans elle avait attendu les circonstances parfaites. Mais parti une seconde fois, devant qui déposerait-elle ce fardeau de souffrance d’avoir été abandonnée à neuf ans, suite au divorce de ses parents qu’elle appelait, enfant, « la séparation de ceux qu’elle aime le plus au monde » ?

Pour n’importe quelle femme, vingt-sept ans est trop jeune pour perdre son père, le premier homme de sa vie, son premier amour, la seule personne qui sait vous regarder pour ce que vous êtes. Dans sa neuvième année, il avait quitté le foyer sans se justifier. Malgré tout, jeune enfant, elle réussissait à l’imaginer vaquant à ses occupations dans une vie qu’elle lui inventait au fur et à mesure des informations qu’elle comprenait. Maintenant qu’on le disait disparu, définitivement parti, qu’allait-elle fabuler pour lui conserver un semblant d’existence ? Imaginer une vie après la mort ! Une naissance au ciel ! L’humanité n’avait pas su lui léguer une quelconque pensée véritable et satisfaisante. Le néant, le silence et l’absence d’image embrumaient son esprit lorsqu’elle essayait de le penser.

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Toutes ses questions de gamine, sa mère les avait tronquées pour l’unir à ses mauvais ressentiments. Elle l’avait ainsi transfor-mée en une double victime. Victime de ses peurs et de ses incom-préhensions d’enfant abandonnée et, victime aussi de sa haine envers son père. Cette haine irraisonnée et imposée par sa mère, elle avait appris à la construire pour survivre avec elle.

Ce n’est que plus tard, dans sa dix-huitième année, qu’elle entrevit que, peut-être, sa disparition du foyer ne s’était pas pas-sée comme sa mère le lui avait toujours raconté, et qu’il y avait sûrement d’autres explications à cette trahison.

Sa bonne note en philosophie et sa réussite au baccalauréat avec mention « bien » lui avaient donné de l’assurance, mais aussi plus de confiance en ce qu’elle pouvait penser par elle-même. Elles l’avaient, du même coup, propulsée en quelques jours dans le monde des adultes s’autorisant à revendiquer des explications sur ce qu’ils avaient pu subir, enfants. Pour la première fois, de sa propre initiative, elle téléphona à son père et lui annonça fièrement ses résultats. Il fut si ému d’entendre sa voix de jeune femme, qu’il dut faire des efforts considérables pour ne pas lâcher le moindre soupçon de sanglot. Afin de couper court à ses émotions peu viriles, il lui proposa d’aller fêter cet exploit au restaurant.

Sylvie eut l’impression d’avoir à faire à un prétendant juvénile de son lycée. Les hésitations et le souffle saccadé de celui qui bafouillait de l’autre côté de la ville, lui plurent. Elle accepta.

Le soir même, vers 19 h, le bus la laissa au Jardin Albert Premier, côté mer. Elle marcha jusqu’à la gare routière, puis conti-nua à droite par la rue Centrale pour passer devant le bistrot où son père, plusieurs fois, l’avait emmenée manger de la socca le dimanche, quand elle était petite et qu’il en avait la garde. L’odeur

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des pois chiches grillés et des pissaladières raviva soudain sa mémoire. Tous ces effluves culinaires et poivrés lui rappelèrent les tables de multiplications, les vers de La Fontaine et les devinettes des papiers Carambar qu’elle posait à son père tandis qu’ils atten-daient d’être servis. Sylvie sourit. Rien ne semblait avoir changé. À l’intérieur, comme à l’extérieur, les tables, les chaises et même les badauds semblaient figés comme une dinette et des santons, pour l’éternité. Le bistrot dépassé, son cœur se desserra. Ce petit crochet par cette rue marchande, qu’elle avait imaginé agréable, lui laissa, au contraire, un goût amer dans la bouche. Ses souvenirs mêlés aux odeurs de fritures et à l’idée de bientôt revoir son père ralentirent sa marche. Elle eut besoin, plusieurs fois, de déglutir. Un peu plus bas, la vue de l’Église Sainte Réparate ranima son allure. Sur le parvis, un groupe de jeunes gens, assis par terre, chantaient, jouaient de la guitare et buvaient de la bière. Deux chiots, sans laisse et sans collier, sur une couverture effilochée, se chamaillaient joyeusement en se mordillant maladroitement les babines. Sylvie s’arrêta à quelques mètres pour lorgner ce petit tas de vie insouciant qui l’invitait, par son aisance, à tout oublier : son père, son rendez-vous, ses souvenirs, ses espérances et sa détresse. Eux, semblaient ne rien attendre des heures futures. Leur destin se jouait là dans le rythme de l’instant, scandé par leurs instruments et leurs rires. Le temps passait, sans rien emporter de leurs gestes libres ou de leur désinvolture. Une envie passagère de s’asseoir quelques instants à côté, et de tout oublier, la fit hésiter à pour-suivre son chemin. Elle soupira, regarda sa montre, il était 19 h 55.

La Place Rossetti, désormais à l’ombre, cherchait à rafraîchir ses pavés outrageusement brûlés par le soleil de ce début de juillet. Seuls les derniers étages des immeubles s’exposaient encore aux rayons impitoyables, faisant ressortir crûment le jaune des façades et le vert des persiennes. Sur la fontaine centrale, les pattes dans l’eau, des pigeons savouraient la lente agonie de la pesanteur esti-

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vale. Tout autour, surgie de nulle part, une foule assise dégustait la chute inexorable du thermomètre, un verre à la main. Sylvie soupira une seconde fois. Il fallait bien qu’elle y aille à ce ren-dez-vous qu’elle avait si facilement accepté. L’heure approchait avec son lot d’effroi. Elle laissa l’Église et ses va-nu-pieds pour prendre la rue Sainte Réparate et rejoindre la rue de la Préfecture. Elle connaissait bien ce quartier. Elle tourna à droite, abandonnant sur son passage le charme des petites rues bordées de magasins typiquement niçois.

Plus bas, le King Club gardait son store baissé. Sylvie retrouva de la prestance. Elle avait fait ses premières sorties dans ce pub et s’y était enivrée pour la première fois. C’est là aussi qu’elle avait connu son premier amant et s’était émancipée de sa vie étriquée avec sa mère. Aucune nostalgie ne vint troubler son pas. Comme si ce bout d’asphalte lui appartenait, elle passa fièrement, lisant machinalement le nom du groupe qui se produisait ce soir-là. Elle arriva à la Place du Palais de Justice, il était tout juste 20 h. Une cloche invisible du vieux Nice sonna. Elle ne le voyait pas. Lui ferait-il l’affront d’être en retard ? Ou bien, avait-il tant changé en deux ans, qu’elle ne le reconnaissait pas ? Son cœur battait plus fort que ce que l’effort de ce pèlerinage avait exigé. Elle décida d’aller rejoindre l’escalier du Palais pour surplomber tout le monde et précéder l’instant où leurs regards se croiseraient. Elle l’aperçut enfin. Il était juste à l’heure. Il lui semblait qu’il portait les mêmes habits que la dernière fois qu’elle l’avait vu. « Toujours aussi mal ficelé ! » pensa-t-elle en souriant. Elle avait mûri et n’avait plus honte des accoutrements excentriques de celui qu’elle aurait tant aimé, petite, habillé comme tous les autres pères, à la sortie des classes. Il portait un pantalon de toile beige et une simple tunique blanche de style asiatique. Aux pieds, des sandales en cuir.