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BIBEBOOK ELIZABETH GASKELL LISETTE LEIGH

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  • BIBEBOOK

    ELIZABETH GASKELL

    LISETTE LEIGH

  • ELIZABETH GASKELL

    LISETTE LEIGHTraduit par Cornlis de Witt

    1855

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1476-9

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    Sources : Calmann Lvy, 1882 Bibliothque lectronique duQubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • CHAPITRE I

    Q entre dans unemaison le jour deNol, le contrastede ce qui est avec ce qui a t donne au chagrin une amertumenouvelle et ajoute la dsolation le sentiment dun isolementplus complet. Jacques Leighmourut aumomentmme o les cloches loin-taines de lglise de Rochdale appelaient les dles au service du matin,le jour de Nol 1836. Quelques minutes avant sa mort, il ouvrit des yeuxdj voils, et, par un mouvement presque imperceptible des lvres, tsigne sa femme quil avait quelque chose dire. Elle se pencha vers luiet recueillit ces paroles entrecoupes : Je lui pardonne, Anne ; que Dieume pardonne !

    Oh ! mon trsor, mon bien-aim, guris-toi seulement et je te re-mercierai tous les jours de ce que tu viens de dire ! Que Dieu te bnissedu ciel pour ce que tu as dit ! Tu nes pas si agit, peut-tre que oh ! monDieu !

    Il tait mort pendant quelle parlait.

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    Depuis vingt-deux ans, ils taient mari et femme ; pendant dix-neufans leur vie avait t aussi calme et heureuse que pouvaient la rendre unedroiture parfaite dun ct, et une conance et une soumission compltede lautre. On aurait pu encadrer et suspendre chez eux la fameuse rglede Milton pour la vie conjugale ; il tait vraiment linterprte entre Dieuet elle ; et elle aurait eu honte delle-mme si elle avait seulement os sedire quil tait svre ; cependant, autant il tait honnte et droit, autantil tait dur, austre, inexible. Mais depuis trois ans le murmure ntaitjamais sorti du cur de la femme ; elle stait rvolte contre son maricomme un tyran, et sa rvolte cache, morne, avait fait disparatre toutetrace daection et de soumission conjugales, empoisonnant les sourcesdo dcoulaient nagure une tendresse et un respect inpuisables.

    Les dernires paroles de Jacques Leigh lavaient replac sur son trnedans le cur de sa femme, et veill une amre repentance pour toute lafroideur des annes passes. Cest ce sentiment qui lui t refuser toutesles instances de ses ls, qui lengageaient voir les bons voisins qui sar-rtaient en se rendant lglise pour lui orir leur sympathie et leursconsolations. Elle voulait rester avec ce mari mort qui lui avait parl sitendrement la n, aprs avoir gard le silence pendant trois ans ; quisait ? si elle avait t plus douce, moins irrite, moins rserve, peut-treaurait-il cd plus tt et temps !

    Elle se balanait sur sa chaise au pied du lit, entendant peine lespas qui entraient et sortaient dans la chambre au-dessous ; elle souraitdepuis trop longtemps pour laisser violemment clater sa douleur ; lestraces des pleurs taient creuses sur ses joues, et les larmes coulrentincessamment tout le jour. Mais lorsque la longue nuit dhiver vint tomber, lorsque les voisins furent tous rentrs chez eux, elle sapprochadoucement de la fentre et regarda longtemps dun air inquiet les vastesbruyres plonges dans les tnbres. Elle nentendit pas la voix de son lsqui lui parlait derrire la porte, elle ne saperut pas quil entrait et elletressaillit lorsquil la toucha.

    Mre, descends. Nous sommes seuls, Guillaume et moi ; mre ch-rie, nous avons besoin de toi.

    La voix du pauvre garon tremblait et il se mit pleurer. Ce fut vi-demment avec eort que madame Leigh sarracha de la fentre, mais elle

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    obit en soupirant la prire de son ls.Les deux jeunes gens (Guillaume avait tout prs de vingt et un ans,

    mais samre le regardait encore comme un enfant), avaient fait tout ce quitait en leur pouvoir pour rendre la cuisine sduisante aux yeux de leurmre. Jamais, dans le temps pass, avant ses chagrins, elle navait prparun feu plus clair ou un foyer plus propre pour le retour de son mari. Lestasses taient sur la table, la bouilloire tait sur le feu, et la douleur desdeux jeunes gens stait change en une sorte de srnit grave. Ils entou-raient leur mre de toutes les petites attentions quils pouvaient imaginer,mais elle ne paraissait pas y faire grande attention ; elle ne rsistait pas,elle se soumettait tous leurs arrangements, mais rien ne semblait luialler au cur.

    Quand le th fut ni, ce qui navait t quune simple forme, Guillaumedbarrassa la table et sa mre se laissa retomber languissamment sur sachaise.

    Mre, veux-tu que Thomas lise un chapitre ? Il lit mieux que moi,tu sais ?

    Oui, mon garon, dit-elle presque vivement. Lis-moi. Lis-moi lEn-fant prodigue. Oui, oui, mon garon. Merci.

    Thomas chercha le chapitre, et lut de cet accent aigu et monotonehabituel aux coles de village. Sa mre se pencha en avant, les lvres en-trouvertes, les yeux dilats, tout son corps tendu par une attention fbrile.Guillaume restait l, la tte baisse, les yeux xs sur la terre. Il savaitpourquoi ce chapitre avait t choisi, et le souvenir du dshonneur de lafamille lui tait amer. Lorsque la lecture fut nie, il resta immobile dansun sombre silence. Mais le visage de sa mre tait moins triste que toutle reste. Son regard tait vague, comme si elle entrevoyait une vision, etelle nit par attirer la Bible elle, suivant du doigt chaque ligne et lisant voix basse ; elle relut les paroles de douleur et dhumiliation, mais ellesarrta, surtout, sur le tendre accueil fait par le pre lenfant prodiguerepentant.

    Ainsi passa la soire de Nol la ferme dUpclose.La neige tait tombe en abondance sur les sombres bruyres avant le

    jour de lenterrement. Le dme noir et orageux du ciel pesait sur la terreblanchie, au moment o le corps partit de la maison qui lavait reconnu

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    si longtemps pour son autorit suprme. La procession funbre marchaitlentement travers la neige, se dirigeant sur lglise de Milnerow. Tanttelle disparaissait dans un pli de terrain, tantt elle gravissait pniblementles ctes. Aprs la crmonie, on ne sattarda pas auprs du tombeau ; laplupart des voisins qui avaient suivi le corps avaient un long trajet fairepour retourner chez eux, et les larges ocons de neige qui commenaient tomber lentement annonaient une forte tourmente. Un vieil ami ramenaseul la veuve et ses deux ls jusqu leur demeure.

    La ferme dUpclose appartenait aux Leigh depuis de longues gnra-tions, mais ce petit bien les levait peine au-dessus de la classe des jour-naliers. La maison et ses dpendances taient lancienne mode ; troishectares de mauvaises terres les entouraient, mais on navait jamais euassez dargent pour les amliorer ; les Leigh ne pouvaient y compter pourleur subsistance et ils avaient toujours eu lhabitude de faire apprendreun mtier leurs ls, celui de charron ou de forgeron, par exemple.

    Jacques Leigh avait laiss son testament entre les mains du vieillardqui accompagnait sa femme et ses ls au retour de lenterrement. Il le luttout haut. Jacques avait laiss la ferme sa dle pouse, Anne Leigh, savie durant, et aprs elle son ls Guillaume. Les deux mille et quelquescents francs dposs la caisse dpargne devaient saccumuler au bn-ce de Thomas.

    Lorsque la lecture fut nie, Anne Leigh garda un instant le silence,puis elle voulut parler seule Samuel Orme. Ses ls passrent danslarrire- cuisine et de l dans les champs, sans prendre garde aux tour-billons de neige. Les deux frres saimaient tendrement, bien que leur ca-ractre dirt profondment. Guillaume, lan, ressemblait son pre :il tait austre, rserv et dune droiture scrupuleuse. Thomas, qui avaitdix ans de moins, tait doux et dlicat comme une lle, dapparencecomme de caractre. Il stait toujours attach sa mre et redoutait sonpre. Ils marchaient sans parler, car ils navaient coutume de sentretenirque des faits et ne connaissaient gure les expressions plus compliquesqui dpeignent les sentiments.

    Cependant leur mre avait saisi dune main tremblante le bras de Sa-muel Orme.

    Samuel, je louerai la ferme, il faut la louer.

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    Louer la ferme ! o a-t-elle donc la tte ? Oh ! Samuel, dit-elle, lesyeux baigns de larmes, il faut que jaille vivre Manchester, il faut queje loue la ferme.

    Samuel la regarda, rchit, mais garda le silence un instant. Enn, ildit :

    Si ton parti est pris, il ny a rien dire, et il faut te laisser aller. Tuvas tre bien emptre Manchester, mais a te regarde. Pense ! Tu vasavoir acheter des pommes de terre, une chose qui ne test jamais arrivede ta vie. Enn, a ne me regarde pas. a me convient mme assez. NotreJeannette va pouser Thomas Higginbotham et il parlait de chercher unbout de terre pour commencer. Son pre mourra une fois, cest supposer,et alors il prendra la ferme Croft. Mais en attendant

    Alors, tu loueras la ferme, reprit-elle avidement. Oui, oui, il ne demandera pas mieux, je me gure. Mais je ne veux

    pas faire march avec toi aujourdhui, a ne serait pas juste, il faut at-tendre un peu.

    Non, non, je ne peux pas attendre. Arrangeons cela tout de suite. Eh bien ! je vais en parler Guillaume. Je le vois l-bas et je vais

    aller lui en causer.Il sortit donc pour aller retrouver les jeunes gens et entama la conver-

    sation sans autre circonlocution. Guillaume, ta mre veut aller vivre Manchester, et elle parle de

    louer la ferme. Je ne demande pas mieux que de la prendre pour Tho-mas Higginbotham, mais jaime discuter mes marchs, et il ny auraitpas de plaisir aujourdhui se dbattre avec ta mre. Mettons-nous-y nous deux, mon garon, tchons de nous attraper lun lautre, cela nousrchauera par ce temps froid.

    Louer la ferme ! scrirent la fois les deux jeunes gens, innimentsurpris. Aller vivre Manchester !

    Lorsque Samuel Orme saperut que ni Guillaume niThomas navaientencore ou parler du projet, il ne voulut plus sen mler, dit-il, jusqu cequils eussent caus avec leur mre ; elle avait probablement la tte per-due cause de la mort de son mari ; il fallait attendre un jour ou deux etnen parler personne ; il nen dirait mme rien Thomas Higginbotham,de peur quil ne sattacht cette ide. Il valait mieux que les jeunes gens

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    allassent causer avec leur mre. Il leur dit adieu et les quitta.Guillaume avait lair sombre ; mais il nouvrit pas la bouche jusqu

    ce quils fussent auprs de la maison. Alors il dit : Thomas, va ltable et donne manger aux vaches. Jai besoin de

    parler tout seul notre mre.Lorsquil entra dans la cuisine, sa mre tait assise auprs du feu,

    contemplant les tisons. Elle ne lentendit pas venir ; depuis quelque temps,elle avait perdu toute rapidit de perception pour les choses extrieures.

    Mre, demanda-t-il, quest-ce que cest que ce projet daller Man-chester ?

    Oh ! mon garon, dit-elle dune voix suppliante en se retournantvers lui, il faut que jaille chercher ma Lisette. Je ne puis rester ici en re-pos, je pense trop elle. Bien des fois, jai laiss ton pre dans son lit,dormant tranquillement, pour aller la fentre et regarder de toutes mesforces du ct de Manchester ; il me semblait quelquefois que jallais par-tir et marcher travers les bruyres jusqu la ville ; et puis que je rel-verais toutes les ttes baisses, jusqu ce que jaie trouv notre Lisette.Souvent, souvent, quand le vent souait doucement dans le creux de labruyre, je me suis gur (ctait seulement une ide, tu sais bien), queje lentendais mappeler, et que la voix se rapprochait, se rapprochait ; jenissais par croire que je lentendais sangloter la porte et murmurer : Ma mre ! je suis descendue bien des fois tout doucement, jai ouvertla porte et jai regard dans les tnbres, croyant lapercevoir ; et puis jesuis rentre dsole en nentendant rien que le soue du vent. Oh ! neme parle pas de rester ici pendant quelle meurt peut-tre de faim commele pauvre enfant de la parabole.

    Et levant sa voix, elle pleura.Guillaume tait profondment attrist. Deux ans auparavant, il tait

    assez g pour quon lui racontt la honte de la famille, lorsque son preavait vu revenir une lettre quil avait crite sa lle, Manchester, etque sa matresse renvoyait en disant que Lisette avait quitt son service ;et pourquoi. Il avait partag laustre indignation de son pre, tout enle trouvant cependant un peu svre, lorsquil avait dfendu sa pauvrefemme dsole daller chercher sa malheureuse enfant, et lorsquil avaitdclar quelle navait plus de lle, quelle tait morte pour eux dsormais,

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    et que son nom ne devait plus tre prononc, ni auxmarchs, ni aux repas,ni pour la bndiction, ni pour la prire.

    Guillaume avait gard le silence, les lvres serres et les sourcils fron-cs, lorsque les voisins lui avaient rpt combien la mort de la pauvreLisette avait vieilli son pre et sa mre, en disant quils ne se relveraientpas de ce coup-l. Il sentait lui-mme que cet vnement lavait renduvieux avant son temps, et il avait envi Thomas les larmes quil ver-sait sur sa pauvre Lisette, sa gentille, sa bonne petite Lisette. Il pensaitquelquefois elle et nissait par grincer des dents ; il et voulu la fairedisparatre avec son infamie. Sa mre ne lui avait jamais parl delle jus-qu aujourdhui.

    Elle est peut-tre morte, mre, dit-il enn. Bien probablement elleest morte.

    Non, Guillaume, elle nest pas morte, dit madame Leigh. Dieu ne lalaissera pas mourir que je ne laie revue. Tu ne sais pas comme jai pri,comme je prie pour obtenir de revoir encore une fois ce cher visage, pourlui dire que je lui ai pardonn, bien quelle mait bris le cur ; cest vrai,Guillaume. (Ses larmes ltouaient, et elle fut contrainte de sarrter unmoment.) Tu ne sais pas a ou tu ne dirais pas quelle est morte. Dieuest pitoyable, Guillaume, bien plus pitoyable que les hommes ; je nauraisjamais pu parler ton pre comme je lui ai parl lui, et cependant tonpre lui a pardonn la n. La dernire chose quil ait dite : cest quil luipardonnait. Tu ne voudrais pas tre plus dur que ton pre, Guillaume ?nessaie pas de mempcher daller la chercher, car cela ne servirait rien.

    Guillaume resta longtemps immobile avant de parler. Enn il dit : On ne vous en empcherait pas. Je crois quelle est morte, mais cela

    ny fait rien. Elle nest pas morte, dit sa mre voix basse.Mais il ne t pas attention linterruption. Nous irons tous Manchester pour un an, et nous louerons la ferme

    Thomas Higginbotham. Je me procurerai de louvrage chez un forgeron,et Thomas pourra aller pendant ce temps-l une bonne cole, comme ilen parle depuis si longtemps. la n de lanne, vous reviendrez ici, mamre, vous ne vous tourmenterez plus sur le compte de Lisette et vouspenserez comme moi quelle est morte, ce qui, mon ide, serait plus

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    consolant que de la croire vivante.Il baissa la voix en prononant ces derniers, mots. Sa mre hocha la

    tte, mais ne rpondit pas. Il reprit : Voulez-vous que nous conversons de cela, ma mre ? Jy consens, dit-elle. Si je nentends par parler delle pendant un an,

    moi tant Manchester la chercher, jaurai le cur compltement brisavant la n de lanne ; et alors je ne connatrai plus pour elle ni amourni chagrin, car je serai dans le tombeau ; jy consens, Guillaume.

    Eh bien ! puisque vous le voulez, quil en soit ainsi. Je ne dirai pas Thomas pourquoi nous allons Manchester, ma mre, mieux vaut lpar-gner.

    Comme tu voudras, dit-elle lentement, pourvu que nous y allions,cela me sut.

    Avant que les jonquilles sauvages fussent en eur dans les taillis om-brags autour de la ferme dUpclose, les Leigh taient installs Man-chester, sans jardin, sans dpendances, sans brise frache et pure, sansvue sur la bruyre et les collines, sans animaux soigner et surtout sansces souvenirs anciens et chris qui leur manquaient par-dessus tout, bienque ces souvenirs parlassent souvent de leurs douleurs et de ceux quintaient plus.

    Madame Leigh sourait moins que ses ls de ce changement. Sa phy-sionomie tait plus anime quelle ne lavait t depuis bien des mois,parce quelle avait une esprance, quelque triste quelle pt tre ; elle sac-quittait de tous ses devoirs domestiques, tranges et compliqus quilstaient devenus pour elle par les ncessits de la vie des villes. Mais dsque sa maison tait en ordre, le soir, elle mettait son chapeau et se glis-sait dehors, sans quon sen apert, pensait-elle ; mais Guillaume soupi-rait en lentendant fermer la porte extrieure. Elle rentrait souvent aprsminuit, ple et fatigue, presque de lair dune coupable, mais si triste devoir ses esprances dues, que Guillaume navait jamais le cur de luidire tout ce quil pensait de linutilit et de labsurdit de cette recherche.Tous les soirs, cette scne se rptait ; les jours devenaient des semaines,et les semaines des mois. Pendant ce temps, Guillaume remplissait de sonmieux ses devoirs envers sa mre, sans prouver aucune sympathie pourelle. Il passait toutes ses soires sa maison, cause de Thomas, et il re-

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    grettait souvent de ne pas prendre la lecture le mme plaisir que sonfrre car le temps lui paraissait long en attendant leur mre.

    Je nai pas besoin de vous dire comment la mre passait ces longuesheures. Cependant, il faut vous en dire quelque chose. Dans le commen-cement, elle errait droite et gauche sans but dtermin ; enn, ellerassembla toutes ses facults sur cette unique entreprise, et se mit avecune patience infatigable arpenter les rues les moins frquentes pour serendre tous les soirs dans une nouvelle partie de la ville, examinant avecune supplication muette les visages des passants, apercevant parfois unetournure qui lui rappelait un instant sa lle, et alors suivant cette femmeavec une persvrance indomptable, jusqu ce que la lumire dune bou-tique ou dun rverbre vnt lui montrer un visage froid et inconnu quintait pas celui de sa lle. Une fois ou deux, un passant charitable, frappde son air malheureux et suppliant, lui orit son aide ou demanda cequelle cherchait. Lorsquon lui adressait la parole, elle disait seulement : Connaissez-vous une pauvre lle qui sappelle Lisette Leigh ? et lors-quon rpondait ngativement, elle secouait la tte et reprenait sa course.Je suppose quon la croyait folle. Mais elle ne parlait jamais la premire.Parfois elle se reposait quelques minutes sur les marches dune porte ;quelquefois, bien rarement, elle mettait sa tte dans ses mains et pleurait,mais elle ne pouvait se permettre de perdre ainsi le temps et loccasion ;au moment o elle tait aveugle par les larmes, celle quelle avait perduepouvait passer inaperue.

    Un soir, aumoment o les jours dautomne vont dcroissant, Guillaumerencontra un vieillard qui, sans tre absolument ivre, ne pouvait se di-riger en droite ligne sur le trottoir, et dont les petits garons du voisi-nage se moquaient en consquence. En souvenir de son pre, Guillaumeprouvait pour la vieillesse une grande considration, mme lorsquelletait dgrade et bien loigne des vertus austres qui ennoblissaient sonpre ; il reconduisit donc le vieillard chez lui, tout en paraissant ajouterfoi ses assertions rptes, quil ne buvait que de leau. En approchantde sa demeure, ltranger cherchait regagner un peu de fermet dallure,comme sil y avait l quelquun dont il craignait de blesser les sentimentsou au respect duquel il tenait encore dans son tat de demi-ivresse. Lamaison tait dune propret exquise, mme lextrieur ; le seuil, la fe-

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    ntre, les rideaux indiquaient la prsence lintrieur dun esprit de pu-ret. Guillaume fut rcompens de ses attentions par le regard reconnais-sant dune jeune lle de vingt ans environ, qui rougit ensuite de honte.Elle ne dit pas un mot, elle ne seconda pas linvitation hospitalire querptait le vieillard ; elle paraissait rpugner lide de voir un trangertmoin des eorts que faisait son pre pour cacher dignement son tat,et Guillaume ne put supporter de rester pour la voir mal laise ; seule-ment, lorsque le vieillard, lui secouant la main dune faible treinte, le pria plusieurs reprises de revenir les voir un autre jour, Guillaume cherchales yeux baisss de la jeune lle et sans pouvoir lire ce quils voilaient, ilrpondit timidement :

    Si cela ne dplat personne ici, je viendrai ; merci bien !Mais la jeune lle, laquelle ce discours tait vritablement adress,

    ne rpondit rien, et Guillaume quitta la maison en lapprouvant de navoirrien dit.

    Toute la journe du lendemain, il pensa elle, tout en se reprochantdtre assez fou pour y penser, puis il recommenait de plus belle et pen-sait elle plus que jamais. Il cherchait la dprcier dans son esprit ;il se disait quelle ntait pas jolie, puis il se rpondait avec indignationquelle lui plaisait plus que toutes les beauts du monde. Il se reprochaitdtre si campagnard, davoir la gure si rouge, les paules si larges ; elleavait lair dune dame avec son teint uni, ses cheveux noirs brillants etsa robe si frache. Jolie ou non, elle lattirait irrsistiblement ; il ne pou-vait dompter linstinct qui lui faisait dsirer de la revoir encore une fois,pour lui trouver un dfaut qui dlivrt son cur des mains de ce ge-lier involontaire. Mais il la retrouva pure et modeste comme la veille. Ilrestait l, rpondant tort et travers aux questions de son pre, tandisquelle se retirait de plus en plus lombre du manteau de la chemine,loin de ses regards. Alors, lesprit qui le possdait (car ce nest pas lui, coup sr, qui et pu commettre un pareil acte dimpudence) le t leverpour changer la chandelle de place, sous prtexte de donner plus de lu-mire la jeune lle pour sa couture, mais en ralit an de la mieux voir ;l-dessus, elle ny tint plus et, se levant, elle dit quelle allait coucher sapetite nice ; certainement jamais enfant de deux ans ne donna autant depeine, car Guillaume eut beau attendre encore une heure et demie, elle

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    ne redescendit plus. Il gagna cependant le cur du pre par ses qualitsdauditeur ; il y a des gens qui ne sont pas diciles et qui nont pas laprtention quon fasse attention ce quils disent, pourvu quon les laisseparler sans interruption.

    Guillaume apprit dailleurs quelque chose dans la conversation duvieillard. Autrefois, celui-ci avait fait des aaires de la haute vole, etsa faillite avait t plus considrable que celle daucun autre fruitier desa connaissance, du moins parmi ceux qui ne mlangeaient pas le com-merce du poisson avec celui de la fruiterie. Cette grande faillite tait vi-demment lvnement de sa vie, et il y revenait avec une espce dorgueilsingulier. Il paraissait pour le moment se reposer de ses travaux passs enfait de faillite, et vivre compltement aux frais de sa lle, qui tenait unecole pour les petits enfants. Mais Guillaume ne se rappela et ne comprittous ces dtails quen sortant de la maison. Tout le temps quil tait l,il pensait Suzanne. Une fois quil eut pris pied chez M. Palmer, vouscomprenez bien quil ne tarda pas trouver cent raisons pour y revenirsouvent. Il coutait le pre, il parlait la petite nice, mais il regardaitSuzanne tout en coutant et en parlant. Le pre revenait sans cesse surles dtails de son ancienne opulence ; peut-tre eussent-ils paru douteux Guillaume, si Suzanne net pas t l, jetant, par sa modestie et soncharme, une lueur de simple lgance sur tout ce qui lentourait. Elle nedisait pas grand-chose ; en gnral, elle travaillait assidment, mais tousses mouvements taient si doux, sa voix si basse et si suave, que son si-lence, ses paroles, ses mouvements, son repos semblaient galement lle-ver au-dessus de la porte de Guillaume, dans une sphre inaccessiblede puret et de saintet. Et si elle savait le sombre secret quil cachait,la honte de sa sur que les recherches nocturnes de sa mre parmi lesplus misrables cratures ne lui permettaient pas doublier, Suzanne nereculerait-elle pas avec horreur loin de lui, comme si cette parent invo-lontaire lavait souill ? Voil ce quil craignait, et il rsolut de sarracher cette douce socit avant quil ft trop tard. Il rsista donc la tentationintrieure ; il resta chez lui, il sourit, il soupira. Il sirrita contre sa mrede la patience infatigable quelle mettait chercher une personne quil va-lait mieux, se disait-il, croire morte que vivante. Il lui parla brusquement,mais il reut des rponses si tristes, si suppliantes quil se reprocha am-

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  • Lisette Leigh Chapitre I

    rement son manque dgards ; il perdit de plus en plus tout repos desprit.Cette lutte ne pouvait durer longtemps sans agir sur sa sant, et Thomas,son unique compagnon pendant les longues soires, remarqua avec ton-nement et inquitude la faiblesse croissante et lagitation incessante deson frre ; il prit enn le parti dattirer lattention de sa mre sur lair fa-tigu et les traits hagards de Guillaume. Elle lcouta avec un souvenirsubit des droits de son ls an sa tendresse, et elle saperut bientt delapptit languissant et des soupirs demi tous du pauvre garon.

    Quest-ce que tu as donc, Guillaume ? mon enfant, lui demanda-t-elle en lui voyant contempler le feu dun air indolent.

    Je nai rien, rpondit-il, comme si la question le contrariait. Voudrais-tu retourner la ferme dUpclose ? demanda-t-elle triste-

    ment. Cest le temps des mres ! dit Thomas.Guillaume hocha la tte. Elle le contempla quelque temps comme pour

    comprendre son abattement et en dcouvrir la cause. Guillaume etThomas pourraient sen retourner, dit-elle, mais il faut

    que je reste jusqu ce que je laie retrouve, tu sais bien, dit-elle, en bais-sant la voix.

    Guillaume se retourna vivement et, avec lautorit quil exerait tou-jours sur Thomas, il lui dit daller se coucher.

    LorsqueThomas eut quitt la chambre, Guillaume se prpara parler.

    n

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  • CHAPITRE II

    Mre, dit Guillaume, pourquoi voulez-vous absolument quelle soiten vie ? Si elle tait morte seulement, nous naurions plus besoin de pro-noncer son nom. Nous navons jamais entendu parler delle depuis quemon pre a crit cette lettre. Nous navons pas su si elle lavait reue ounon. Elle avait dj quitt sa place. Bien des femmes meurent en

    Oh ! non, ne dis pas cela, mon garon, ou mon cur va se brisertout fait, dit la mre avec une espce de cri. Puis elle se calma danslespoir de lamener sa propre conviction. Tu ne mas jamais demand,et tu ressembles trop ton pre pour que je te le dise de moi-mme, maisctait pour me trouver prs de lancienne place de Lisette que jai voululoger de ce ct-ci de Manchester, et le lendemain de notre arrive jait chez son ancienne matresse ; jai demand lui dire un mot. Javaisbien envie de lui reprocher la faon dont elle avait renvoy notre pauvreenfant sans nous prvenir dabord ; mais elle tait en deuil, et elle avaitlair si triste que je nai pas eu le cur de la disputer. Mais je lui ai fait

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  • Lisette Leigh Chapitre II

    quelques questions sur notre Lisette. Le matre aurait voulu la renvoyerle jour mme ; mais il est dans lautre monde maintenant ; jespre quil yaura rencontr plus de misricorde quil nen a montr Lisette, et quandla matresse lui a demand sil fallait nous crire, Lisette a secou la tte ;elle a redemand ; alors la pauvre lle sest jete genoux et la suppliede nen rien faire, en disant que cela me briserait le cur (et cest vrai,Guillaume, Dieu le sait), dit la pauvre mre puise par ses eorts pourcontenir son insurmontable douleur ; elle a dit que son pre la maudirait ! Dieu, donne-moi la patience !

    Elle ne put parler pendant quelques minutes, puis elle reprit : Et elle menaait, si on nous crivait, daller se jeter dans le canal

    Tout de mme jai une trace de mon enfant ; sa matresse croit quelle estalle lhpital pour ses couches ; jy suis alle, elle y avait bien t, maison lavait renvoye ds quelle avait t assez forte, en lui disant quelletait assez jeune pour travailler. Mais, mon garon, quel ouvrage aura-t-elle pu trouver avec son enfant garder ?

    Guillaume coutait le rcit de sa mre avec une profonde sympathie,non sans quelque mlange de lancienne honte. Mais en lui ouvrant soncur, la mre avait trouv le chemin de celui du ls, et au bout dunmoment, il dit :

    Mre ! je crois que je ferais mieux de retourner chez nous. Thomaspeut rester avec toi ; je sais que je devrais rester aussi, mais je ne peuxvivre en paix si prs delle sans avoir le dsir de la voir, Suzanne Palmer,je veux dire.

    Est-ce que le vieux M. Palmer, dont tu mas parl, a une lle ? de-manda madame Leigh.

    Oui, et je laime de toute ma force, et cest parce que je laime queje veux quitter Manchester. Voil tout.

    Madame Leigh essaya un instant de comprendre ce discours, mais elleen trouva linterprtation trop dicile.

    Pourquoi ne lui dirais-tu pas que tu laimes ? Tu es un beau garonet sr de trouver de louvrage. Tu auras Upclose ma mort ; et, quant cela, tu pourrais bien lavoir tout de suite, je mentretiendrai bien avecquelques journes ; ce serait une drle de manire de lobtenir que dequitter Manchester.

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  • Lisette Leigh Chapitre II

    Oh ! ma mre, elle est si douce, si bonne, cest une vraie sainte ;le mal na jamais approch delle, et comment pourrais-je lui demanderde mpouser, sachant ce que nous savons sur Lisette, et craignant ce quenous craignons ? Je ne sais mme pas si elle pourrait jamais penser moi ;mais si elle savait lhistoire de ma sur, ce serait un abme entre nous, etelle frmirait la seule pense de le traverser. Tu ne sais pas ce quellevaut, mre ?

    Guillaume ! Guillaume ! si elle est aussi bonne que tu dis, elle apiti des malheureuses comme Lisette. Si elle nen a pas piti, cest unePharisienne, et tu nas pas besoin delle.

    Guillaume secoua la tte ; il soupira, et pour cette fois la conversationen resta l.

    Mais une nouvelle ide surgit dans lesprit de madame Leigh. Elle sedit quelle irait voir Suzanne Palmer, et quelle lui dirait un mot pourGuillaume, en lui apprenant la vrit au sujet de Lisette ; suivant la pitiquelle tmoignerait pour la pauvre pcheresse, elle serait ou non dignede Guillaume. Elle rsolut dy aller le lendemain, sans rien dire personnede son projet. Elle tira donc de larmoire ses habits du dimanche, quellenavait pas eu le cur de dballer depuis quelle tait Manchester, maisquelle voulait mettre cette fois pour faire honneur Guillaume. Elle mitson chapeau la vieille mode, garni de vraie dentelle, le manteau de drapcarlate quelle possdait depuis son mariage, mais qui tait rest dunefracheur parfaite, et elle se mit en marche pour son ambassade secrte.Sans se rappeler comment elle lavait appris, elle savait que les Palmerhabitaient rue de la Couronne ; et demandant modestement son chemin,elle arriva dans la rue quatre heures moins un quart. Elle sarrta pourdemander le numro ; la femme laquelle elle sadressa lui dit que Su-zanne Palmer ne renvoyait ses coliers qu quatre heures, et lengagea sasseoir chez elle en attendant.

    Car, dit-elle en souriant, ceux qui demandent Suzanne Palmer de-mandent une bonne amie nous ; elle est mme un peu notre cousine.Asseyez-vous, madame, asseyez-vous. Je vais essuyer la chaise an quellene salisse pas votre manteau. Mamre portait, autrefois un manteau cla-tant comme celui-l, et cest bien joli quand les champs sont verts.

    Connaissez-vous Suzanne Palmer depuis longtemps ? demandama-

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  • Lisette Leigh Chapitre II

    dame Leigh, enchante de ladmiration quexcitait son manteau. Depuis quelle est venue vivre dans notre rue, ma petite Sara va

    son cole. Et quelle sorte de lle peut-elle tre, car je ne lai jamais vue ? Ah ! pour la gure, je nen sais rien. Il y a si longtemps que je la

    connais que jai oubli ce que jen ai pens au premier abord. Mon maridit quil na jamais vu un sourire comme le sien pour rjouir le cur. Maispeut-tre ce nest pas de sa gure que vous vous proccupez. Ce que jepeux dire de mieux de sa gure, cest quun tranger larrterait dans larue pour lui demander un service. Tous les petits enfants se serrent contreelle tant quils peuvent ; elle en a quelquefois trois ou quatre suspendus la fois son tablier.

    Est-elle re du tout ? Fire ! Allons donc, vous navez jamais vu personne de moins er ;

    son pre est er ; mais elle nest pas re du tout. Vous ne connaissezgure Suzanne Palmer si vous vous imaginez quelle est re. Elle vienttout doucement ici pour faire ce dont on a besoin, un rien peut-tre quetout le monde pourrait faire, mais quoi on ne songe gure pour lesautres. Elle apporte son d et elle raccommode les aaires des enfants,et elle crit toutes les lettres de Betsy Harper sa petite lle, qui est enservice, et elle ne drange jamais personne, ce qui est une grande chose mon ide. Tenez, voil les enfants qui passent, lcole est leve. Vous latrouverez maintenant, madame, prte vous couter et vous aider. Maispersonne de nous ne la contrarie en la drangeant lheure des classes.

    Le cur de la pauvre madame Leigh commenait battre, et elle avaitpresque envie de sen retourner chez elle. leve la campagne, elle taittimide avec les trangers, et cette Suzanne Palmer tait videmment unedame, daprs tout ce quon en disait. Elle frappa donc timidement laporte quon lui indiqua, et lorsquon ouvrit, elle t simplement la rv-rence sans parler. Suzanne tenait sa petite nice dans ses bras, lenfantse pressait tendrement contre son sein, mais elle la posa doucement parterre, et plaa aussitt une chaise dans le meilleur coin de la chambre pourmadame Leigh, ds quelle lui eut dit son nom.

    Ce nest pas Guillaume qui ma demand de venir, ajouta la mredun ton dexcuse ; mais javais envie de vous parler moi-mme.

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  • Lisette Leigh Chapitre II

    Suzanne rougit violemment et se baissa pour relever la petite lle. Aubout dun instant madame Leigh reprit :

    Guillaume croit que vous ne feriez pas de cas de nous, si vous sa-viez tout. Je crois, moi, que vous ne pourrez pas vous empcher de nousplaindre du chagrin que Dieu nous a envoy ; voil pourquoi jai mis monchapeau, et je suis venue sans que mes garons en sachent rien. Tout lemonde parle de votre vertu : on dit que le Seigneur vous a garde daban-donner ses voies ; mais peut-tre que vous navez jamais t tente commetant dautres. Je dis peut-tre trop crment ce que je pense ; mais jai lecur presque bris, et je ne peux pas plucher mes paroles comme lesgens heureux. Eh bien ! je vais vous dire la vrit. Guillaume en a peur,mais je veux tout vous dire Il faut que vous sachiez

    Mais ici la voix manqua la pauvre femme, et elle restait se balancersur sa chaise, son triste regard x sur Suzanne, comme si elle et voulului raconter ainsi la douloureuse histoire que ses lvres tremblantes serefusaient dire. Ces yeux dsols, xes, arrachrent des larmes Su-zanne ; et comme si la sympathie rendait des forces la mre, elle reprit demi-voix :

    Javais une lle autrefois, ce que jaimais le mieux au monde. Sonpre trouvait que je la gtais et quelle se ferait du mal en restant la mai-son ; il voulait lenvoyer chez des trangers pour quelle apprt un peu lavie. Elle tait jeune, elle avait envie de voir le monde, et son pre enten-dit parler dune place Manchester. Je ne veux pas vous fatiguer, maisla pauvre lle sest gare, et la premire chose que nous en ayons ap-prise, a t par une lettre de son pre, que la matresse a renvoye endisant quelle avait quitt sa place, ou pour mieux dire que son matrelavait mise la rue, ds quil avait appris sa situation ; et elle navait pasdix-sept ans !

    Elle fondit en larmes, Suzanne pleurait aussi. La petite lle les regarda,et saisie de leur chagrin, commena gmir et se lamenter. Suzanne laprit doucement dans ses bras, et cachant son visage contre le petit coude lenfant, elle essaya de retenir ses larmes et de chercher consoler lamre. Enn, elle dit :

    O est-elle maintenant ? Je nen sais rien, ma lle ! rpondit madame Leigh, touant ses

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  • Lisette Leigh Chapitre II

    sanglots pour communiquer ce second malheur. Madame Lomax ma ditquelle tait alle

    Quelle madame Lomax ? Celle qui demeure dans la rue Brabazon. Elle ma dit que la pauvre

    enfant tait alle de chez elle lhpital. Je ne veux pas mal parler desmorts ; mais si son pre mavait laisse aller Il navait aucune ideNon, je ne veux pas dire cela, mieux vaut ne rien dire. Il lui a pardonn son lit de mort. Probablement je ne my suis pas bien prise.

    Voulez-vous tenir la petite un moment ? dit Suzanne. Si elle veut bien venir avec moi. Les enfants maimaient autrefois,

    avant que jeusse lair triste, cela leur fait peur, je crois.Mais la petite lle se pressait contre Suzanne, qui lemporta avec elle.

    Madame Leigh resta seule ; elle ne mesurait pas le temps.Suzanne redescendit avec un paquet de vtements denfants entire-

    ment uss. Il faut mcouter, madame Leigh, et ne pas trop vous attacher

    ce que je vais vous dire. Nancy nest pas ma nice, ni ma parente, que jesache. Je travaillais autrefois en journe. Un soir, en revenant la maison,il me sembla quune femme me suivait ; je me retournai pour regarder.Avant que je pusse voir son visage, car elle dtournait la tte, elle moritquelque chose. Je tendis les bras par instinct ; elle y dposa un paquet,puis, avec un sanglot qui malla au cur, elle senfuit. Ctait un petit en-fant. Je regardai tout autour de moi, mais la femme avait disparu commelclair. Il y avait un petit paquet de vtements faits avec les robes de samre, je suppose, car les dessins taient bien grands pour les acheter unpetit enfant. Jai toujours aim les enfants, et je navais pas lesprit bien moi, ce que dit mon pre ; il faisait trs froid, et quand jai vu quil nyavait personne dans la rue (il tait prs de dix heures), je lai emport cheznous et je lai rchau. Mon pre a t trs en colre quand il est rentr ;il ma dit quil la porterait le lendemain lhpital, et il ma bien gronde son sujet. Mais quand le matin fut venu, je ne pouvais plus men sparer.La petite avait dormi toute la nuit dans mes bras, et je savais comment onlve les enfants lhpital. Aussi jai dit mon pre que je renoncerais mes journes, que je resterais la maison et que je tiendrais une colesil me permettait de garder la petite, et au bout de quelque temps il a dit

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  • Lisette Leigh Chapitre II

    que, pourvu que je gagnasse assez pour quil et ce qui lui fallait, il mele permettait ; mais il na jamais aim lenfant. Voyons, ne tremblez passi fort ; je nai pas grand-chose dire de plus ; peut-tre ai-je tort de ledire, mais je travaillais dans la rue Brabazon, la porte ct de madameLomax. Les domestiques des deux maisons taient trs intimes, et je leurai entendu parler de Lisa, comme ils lappelaient, au moment o elle a trenvoye. Je ne sais pas si je lai jamais vue, mais le moment se rappor-terait peu prs lge de lenfant, et je me suis quelquefois gur quela petite tait elle. Voulez-vous regarder les petits vtements qui sontvenus avec elle ? Dieu la bnisse !

    Mais madame Leigh stait trouve mal. La joie, la honte, un lan daf-fection pour le petit enfant lavaient accable, et Suzanne eut quelquepeine la faire revenir elle. Lorsquelle reprit ses sens, elle tait toutimpatience de voir les petits vtements. Au milieu de ce paquet tait unchion de papier dont Suzanne avait oubli de parler et qui tait attachau paquet. Il portait ces mots dune criture ronde :

    Appelez-la Anne. Elle ne pleure pas beaucoup et elle a dj de laconnaissance. Que Dieu la bnisse et me pardonne !

    Lcriture ne donnait aucune lumire ; mais le nom, Anne, tout or-dinaire quil ft, semblait quelque chose de remarquable. Madame Leighreconnut dailleurs au premier coup dil une petite blouse faite dunmorceau dune robe achete par elle et sa lle Rochdale.

    Elle se leva et tendit ses mains au-dessus de la tte incline de Su-zanne comme pour la bnir.

    Dieu vous bnisse et vous tmoigne sa misricorde au besoin,comme vous avez fait ce petit enfant.

    Elle prit dans ses bras la petite lle en faisant un eort pour sourire,et elle lembrassa tendrement plusieurs reprises en rptant : Nancy,Nancy, ma petite Nancy ! Lenfant se laissait faire et nit par la regarder son tour en souriant.

    Elle a ses yeux, dit la mre Suzanne. Je ne crois pas lavoir jamais vue. Je pense quelle doit tre elle

    daprs la robe. Mais o peut-elle tre ? Dieu le sait, dit madame Leigh. Je ne veux pas croire quelle soit

    morte. Je suis sre que non.

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  • Lisette Leigh Chapitre II

    Non, elle nest pas morte. De temps en temps, je trouve un petitpaquet sous la porte, avec cinq ou six francs dedans ; une fois, il y avaitdix francs. Jai cinquante francs en tout qui appartiennent Nancy. Je nytouche jamais, mais jai souvent pens que la pauvre mre se sent prs deDieu quand elle apporte cet argent. Mon pre voulait que le sergent deville la guettt ; mais jai dit que non ; si on la guettait, peut-tre quellene viendrait pas, et ce serait larrter dans une si sainte action, que je nenai pas eu le cur.

    Oh ! si je pouvais la trouver ! je la prendrais dans mes bras, nousnous coucherions ensemble, et nous naurions plus qu mourir.

    Ne dites pas cela, reprit doucement Suzanne ; malgr tout ce quisest pass, elle peut encore revenir au bien. Marie-Madeleine est revenue,vous savez bien.

    Ah ! je nemtais pas trompe sur vous commeGuillaume. Il croyaitque vous ne voudriez pas le regarder si vous saviez lhistoire de Lisette.Mais vous ntes pas une Pharisienne.

    Je suis bien fche quil ait pu me croire si dure, dit Suzanne demi-voix et en rougissant.

    Madame Leigh prit peur, dans son anxit maternelle ; elle craignitdavoir fait tort Guillaume dans lesprit de Suzanne :

    Vous voyez, Guillaume a si haute opinion de vous, son ide, lornest pas assez bon pour mettre sous vos pieds. Il disait que vous ne leregarderiez pas seulement comme il est, sans parler de ce quil est le frrede ma pauvre enfant. Il vous aime tant que cela lui donne pauvre opinionde lui-mme et de tout ce qui lui appartient, comme sil ntait pas dignede vous approcher ; mais cest un brave garon et un bon ls, vous seriezheureuse si vous le preniez. Ainsi, il ne faut pas que ce que jai dit lui fassetort, certes !

    Mais Suzanne baissait la tte et ne rpondait pas. Jusqualors elle nesavait pas que Guillaume penst si srieusement et si tendrement elle, etelle craignait encore que les paroles de madame Leigh ne lui promissenttrop de bonheur pour tre vraies. Dans tous les cas, un instinct de modes-tie lui inspirait une grande rpugnance confesser daucune faon sessentiments personnels un tiers. Elle dtourna donc la conversation etparla de lenfant.

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  • Lisette Leigh Chapitre II

    Je suis sre quil ne pourra pas sempcher daimer Nancy, dit-elle.Jamais il ny a eu un petit bijou aussi gentil ; ne pensez-vous pas quellelui gagnerait le cur sil savait que ctait sa nice, et peut-tre que celalamnerait penser sa sur avec plus de bienveillance ?

    Je nen sais rien, dit madame Leigh, en secouant la tte. Il a quelquechose dans les yeux comme son pre, qui me Il est excellent Mais,voyez-vous, je nai jamais sumy prendre. Un regard svreme fait perdrela tte, et alors je dis dans mon trouble prcisment ce quil ne faudraitpas. Je naimerais rien mieux que demmener Nancy avec moi ; mais Tho-mas croit sa sur morte, et je ne sais pas parler Guillaume comme ilfaut. Je nose pas, voil le fait. Mais il ne faut pas avoir mauvaise ide deGuillaume. Il est si excellent lui-mme quil ne comprend pas commenton peut mal faire, et, par-dessus tout, je suis sre quil vous aime de toutson cur.

    Je ne pourrais pas me sparer de Nancy, dit Suzanne, qui voulaitarrter des rvlations sur laection de Guillaume. Il en viendra bientt laimer, jen suis sre, et je veillerai de prs sur la pauvre mre pourtcher de lattraper la premire fois quelle viendra avec un petit paquetdargent.

    Oui, ma lle, il faut tcher de la retenir, ma Lisette. Je vous aimedj bien pour ce que vous avez fait son enfant ; mais si vous pouvez mela retrouver, je prierai pour vous quand je serai trop prs de mourir pourarticuler des paroles, et tant que je vivrai, je vous servirai tout de suiteaprs elle ; il faudra bien quelle passe la premire, nest-ce pas ? Dieuvous bnisse, ma lle ! Jai le cur bien plus lger quen venant ici. Mesgarons vontmattendre, il faut que je rentre et que je laisse ce petit trsor,ajouta-t-elle en embrassant lenfant. Si je peux en trouver le courage, jedirai Guillaume tout ce qui sest pass entre nous. Il peut venir vousvoir, nest-ce pas ?

    Mon pre sera bien aise de le voir, jen suis sre, rpliqua Suzanne.Le ton de sa rponse satist les inquitudes de madame Leigh ; elle

    navait pas fait de tort Guillaume par ce quelle avait fait, et, embrassantencore la petite, prononant sur Suzanne une nouvelle bndiction, ellereprit le chemin de sa demeure.

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  • Lisette Leigh Chapitre II

    n

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  • CHAPITRE III

    C , Leigh, pour la premire fois depuis bien desmois, resta chez elle.Thomas lui-mme, le studieuxThomas, levala tte de dessus ses livres avec tonnement ; mais il se rappelaque Guillaume ntait pas bien et que lattention de sa mre ayant tappele sur cette circonstance, il tait naturel quelle restt l pour le sur-veiller. Et jamais surveillance ne fut plus tendre et plus vigilante. Le re-gard aectueux de la mre ne semblait pas quitter un instant les traitsgraves et fatigus du ls. Lorsque Thomas alla se coucher, elle se leva et,sapprochant de Guillaume qui contemplait le feu, elle lembrassa au fronten disant :

    Guillaume, mon garon, jai t voir Suzanne Palmer !Elle le sentit tressaillir, mais il garda le silence une minute ou deux ;

    puis il dit : Par quel hasard y es-tu alle, ma mre ? Mais, mon garon, ce ntait pas tonnant que jeusse envie de voir

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  • Lisette Leigh Chapitre III

    une personne laquelle tu pensais. Je neme suis pasmise en avant. Javaismis mes habits des dimanches, et jai fait ce que jai pu pour me conduirecomme tu aurais voulu ; cest--dire, jai tch ; au commencement, jemen suis souvenue, mais aprs, jai tout oubli.

    Elle avait bien envie quil lui demandt pourquoi elle avait tout oubli ;mais il dit seulement :

    Avait-elle bonne mine, ma mre ? Guillaume, je ne lavais jamais vue auparavant ; mais cest une

    bonne et douce crature, et je laime tendrement, comme jen ai motif.Guillaume leva les yeux avec un moment de surprise ; sa mre tait

    habituellement trop timide pour que les trangers lui plussent. Mais aprstout, quy avait-il l dextraordinaire ? Comment voir Suzanne sans lai-mer ? Il ne faisait donc pas de questions, et sa pauvre mre eut prendrecourage et chercher encore une fois amener le sujet qui lui tenait sifort au cur ; comment faire ?

    Guillaume, dit-elle en se dcouvrant dun seul coup, par crainte dene pouvoir amener la conversation o elle voulait. Je lui ai tout dit.

    Ma mre, tu mas perdu ! dit-il en se levant en face delle, et en laregardant dun air svre mais eray.

    Non, mon enfant, naie pas lair si ear ; je ne tai pas perdu,scria-t-elle en lui mettant les deux mains sur les paules et en le regar-dant tendrement. Elle nest pas lle endurcir son cur contre le chagrindune mre. Elle est trop bonne pour cela, mon garon. Ce nest pas ellequi jugera et qui mprisera les pcheurs ; elle connat trop bien son van-gile pour cela. Prends courage, Guillaume, tu le peux, car je lai bien exa-mine ; seulement ce nest pas une femme de dire le secret dune autre.Assied-toi, mon garon, tu es tout ple !

    Il sassit. Sa mre prit un tabouret et sassit ses pieds. Tu lui as parl de Lisette, alors ? dit-il tout bas, dune voix rauque. Oui, je lui ai tout dit, et elle sest mise pleurer de mon grand cha-

    grin et du pch dema pauvre enfant. Et puis tout dun coup sa gure sestillumine ; elle tremblait comme si elle avait une pense heureuse, et sais-tu ce que ctait, Guillaume, mon garon ? Je suis sre que ton cur ren-dra grce devant Dieu et devant ses anges, comme le mien, pour la grandebont de Suzanne. Cette petite Nancy nest pas sa nice, cest lenfant de

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  • Lisette Leigh Chapitre III

    notre Lisette, cest ma petite-lle !Elle ne pouvait plus retenir les larmes qui inondaient son visage, mais

    elle regardait toujours son ls. Savait-elle que ctait lenfant de Lisette ? Je ne comprends pas, dit-

    il en rougissant. Elle le sait maintenant, elle ne le savait pas dabord ; mais elle a

    recueilli cette pauvre petite crature par compassion, devinant seulementque ctait une enfant de la honte ; elle a travaill pour elle, elle la garde,elle la soigne depuis quelle tait toute petite, et elle laime de tout soncur. Guillaume, tu aimeras cette enfant, nest-ce pas ? demanda-t-elledun ton suppliant.

    Il garda un instant le silence, puis il dit : Jessayerai, ma mre. Donne-moi le temps, tout cela me trouble.

    Penser que Suzanne a eu aaire avec une enfant pareille ! Oui, Guillaume, et penser que Suzanne pourra encore avoir aaire

    avec la mre de cette enfant ! Car elle est tendre, elle est pitoyable, elleparle avec espoir de ma pauvre lle, et elle cherchera me la retrouverquand elle viendra, comme elle fait quelquefois, fourrer de largent sousla porte pour son enfant. Pense cela, Guillaume, voil Suzanne, pure etsainte comme les anges du ciel, qui reste comme eux pleine despoir etde misricorde, et qui se rjouira comme eux du repentir de mon enfant.Guillaume, mon garon, je nai plus peur de toi, maintenant ; il faut queje parle et que tu coutes. Je suis ta mre et jai le droit de te commander,parce que je sais que jai raison et que Dieu est avec moi. Sil conduit lapauvre gare la porte de Suzanne, et que ce bon ange nous la ramneici pleurant et se repentant, tu ne lui diras pas un seul mot de reproche surson pch. Mais tu useras de tendresse et de compassion envers celle quitait perdue et qui sera retrouve, si tu veux que la bndiction de Dieurepose sur toi, et pouvoir amener Suzanne chez toi comme ta femme.

    Elle tait l, debout ; ce ntait plus la mre douce, suppliante, sou-mise : ctait un interprte ferme et digne de la volont de Dieu. Sesmanires taient si changes et si solennelles que tout lorgueil et len-ttement de Guillaume cdrent devant elle. Il se leva lentement pen-dant quelle parlait, et baissa la tte par respect pour ses paroles, commepour linjonction solennelle quelles contenaient. Lorsquelle eut ni, il

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  • Lisette Leigh Chapitre III

    dit dune voix si douce quelle en fut presque surprise : Oui, ma mre, je le ferai. Je serai morte peut-tre, mais tu le feras tout de mme ; tu recueille-

    ras chez toi la pcheresse gare, tu banderas ses plaies et tu la ramneras la maison de son Dieu. Mon garon, je ne puis plus parler. Je me senstrop faible.

    Il la mit sur une chaise et courut chercher de leau. Elle ouvrit les yeuxet sourit :

    Dieu te bnisse, Guillaume. Oh ! je suis si heureuse, il me semblequelle est retrouve, tant mon cur est plein de joie.

    Ce soir-l, M. Palmer resta longtemps dehors. Suzanne craignait quilne ft retourn ses anciennes habitudes, quil ne demeurt dans quelquecabaret ; et cette pense loppressait, en dpit de tout le bonheur quellepuisait dans le sentiment que Guillaume laimait. Elle veilla tard, puis ellemonta pour se coucher, laissant tout prpar pour le retour de son pre.Elle regarda la petite lle endormie qui lattendait dans son lit, avec unredoublement de tendresse et des penses pleines de prire. Les petitsbras se serrrent autour de son cou ds quelle fut couche, Nancy avaitle sommeil lger, et elle sentait prs delle celle quelle aimait de toutesles forces de son petit cur denfant ; mais elle tait trop endormie pourarticuler les petits mots quelle commenait dire.

    Bientt Suzanne entendit son pre qui revenait, incertain, chancelant,ttant dabord la fentre, puis la porte, tout en marmottant des parolesincohrentes. La petite innocente qui se pressait prs delle lui semblaitdautant plus pure et plus attachante quand elle pensait tristement sonmalheureux pre. Il demandait une lumire grands cris ; elle avait laissles allumettes et un bougeoir sur le dressoir ; mais craignant, dans ltatdivresse inaccoutume o il se trouvait, quil ne mt le feu quelque part,elle se leva doucement, prit un manteau et descendit pour laider.

    Hlas ! les petits bras quelle avait dtachs de son cou appartenaient une enfant facile veiller. Nancy saperut de labsence de sa chreSuzanne, elle seraya de se trouver dans cette terrible obscurit qui luisemblait sans limites ; elle descendit du lit tout en chemise, et se diri-gea en chancelant vers la porte de lescalier. Il y avait une lumire enbas, Suzanne et la scurit taient l ! elle t un pas vers lescalier, les

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  • Lisette Leigh Chapitre III

    marches taient troites, elle tait tourdie par le sommeil, elle chancela,elle tomba, elle roula, jusquaux pierres du seuil, sur la tte. Suzanne volavers elle, lui prodigua tous les soins les plus tendres, les plus suppliants,mais les paupires blanches restaient baisses sur les yeux bleus, aucunmurmure ne schappait des lvres ples. Les larmes brlantes qui cou-laient sur elle ne la rveillaient pas ; elle restait l raide, froide et lassede sa courte vie, sur les genoux de son amie. Le cur manquait deroi Suzanne. Elle lemporta dans sa chambre et ltendit tendrement surle lit ; elle shabilla prcipitamment de ses mains tremblantes. Son prestait endormi sur un banc prs du feu ; il ntait bon rien et cet tpis encore sil stait rveill.

    Mais Suzanne sortit prcipitamment, vola le long de la rue silencieusejusqu la porte du mdecin le plus voisin. Elle se htait, mais, derrireelle, courait une ombre qui semblait pousse par une terreur subite. Su-zanne sonna violemment, lombre qui la suivait se cacha derrire un mur.Le docteur mit la tte une fentre.

    Une petite lle vient de tomber dun escalier au n 9, rue de la Cou-ronne ; elle est bien malade, elle se meurt, je crois. Je vous en prie, mon-sieur, pour lamour de Dieu, venez vite n 9, rue de la Couronne.

    Jy vais linstant, dit-il, et il referma la fentre. Au nom du Dieu dont vous venez de parler, pour lamour de lui,

    dites-moi, tes-vous Suzanne Palmer ? Est-ce mon enfant qui se meurt ?scria lombre en slancant en avant et en saisissant le bras de la pauvreSuzanne.

    Cest une petite lle de deux ans, je ne sais pas qui elle est, mais jelaime comme si elle mappartenait. Venez avec moi, qui que vous soyez,venez avec moi.

    Toutes deux volaient dans les rues dsertes, silencieuses comme lanuit. Elles entrrent dans la maison, Suzanne saisit la lumire et montadevant. Lautre suivit.

    Elle tait l, les yeux hagards, ct du lit, ne regardant pas Suzanne,mais contemplant avidement le ple visage de la petite. Elle se baissa et,mettant la main sur son propre cur comme pour en comprimer les bat-tements, elle appuya son oreille sur les lvres blanches de sa lle. Quelque ft le rsultat, elle ne dit rien ; mais, rejetant les couvertures que Su-

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  • Lisette Leigh Chapitre III

    zanne avait soigneusement arranges sur la petite crature, elle tta sonct gauche.

    Alors, elle leva les bras au ciel avec un geste de dsespoir : Elle est morte ! elle est morte ! Elle avait lair si farouche, si in-

    sens, si hagard, quun instant Suzanne eut peur. La minute daprs leDieu saint mit du courage dans son cur, ses bras entouraient la pauvrefemme tombe, et ses larmes inondaient son sein. Mais elle fut repousseavec violence :

    Vous lavez tue, vous lavez nglige, vous lavez laisse tombersur lescalier, vous lavez tue.

    Suzanne essuyait les larmes qui laveuglaient, et regardant la mre deses yeux angliques, elle dit tristement :

    Jaurais donn ma vie pour elle. Oh ! son sang est sur moi, scria la malheureuse mre, avec limp-

    tuosit sauvage de quelquun qui na rien aimer, ni personne qui laimepour lui enseigner se contenir.

    Chut ! dit Suzanne en mettant son doigt sur ses lvres. Voil le doc-teur, Dieu permettra peut-tre quelle vive.

    La pauvre mre se retourna brusquement. Le docteur montait lesca-lier. Hlas ! elle ne stait pas trompe, la petite lle ntait plus !

    Lorsquil eut conrm son jugement, la mre eut une attaque de nerfs.Suzanne, toujours dans son profond chagrin, dut soublier elle-mme, ou-blier la petite lle quelle avait tant aime depuis deux ans, et demandaau docteur ce quil fallait faire pour la pauvre crature qui se tordait surle plancher dans lextrmit de son agonie.

    Cest la mre, dit-elle. Pourquoi na-t-elle pasmme soign son enfant ? demanda-t-il avec

    un mouvement de colre.Mais Suzanne dit seulement : La petite couchait avec moi. Cest moi qui lai quitte. Je vais aller prparer une potion calmante ; pendant mon absence,

    il faut la coucher.Suzanne prit du linge dans son armoire et dshabilla doucement le

    corps immobile et sans force. Il ny avait dautre lit dans la maison quecelui de son pre. Elle souleva donc doucement le cadavre de son enfant

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  • Lisette Leigh Chapitre III

    chrie, et elle allait lemporter au rez-de-chausse quand la mre ouvritles yeux, et, voyant ce quelle faisait, elle dit :

    Je ne suis pas digne de la toucher, je suis trop mauvaise ; je vousai parl comme je naurais jamais d faire ; mais je sais comme vous tesbonne, ne pourrais-je pas tenir un peu mon petit enfant dans mes bras ?

    Sa voix formait un si trange contraste avec ce quelle tait avant lat-taque de nerfs, que Suzanne eut peine la reconnatre, tant elle tait de-venue douce et suppliante ; les traits avaient galement perdu leur ex-pression farouche et semblaient calmes comme la mort. Suzanne ne pou-vait parler, mais elle souleva la petite lle et la mit dans les bras de samre ; puis, en les regardant toutes deux, quelque chose triompha de soncourage, et elle tomba genoux en scriant tout haut :

    Dieu ! mon Dieu, aie piti delle, pardonne lui et console-la !Mais la mre souriait toujours ; elle caressait le petit visage, en mur-

    murant de tendres paroles, comme si son enfant tait vivante. Elle devient folle, pensait Suzanne.Mais elle priait, elle priait toujours en pleurant.Le docteur revint avec la potion. La mre la prit sans se douter de la

    nature du remde. Le docteur resta prs delle, et bientt elle sendormit.Alors il se leva doucement et faisant signe Suzanne de le suivre jusqula porte, il lui dit :

    Il faut lui enlever le corps. Elle ne se rveillera pas. Cette potion lafera dormir plusieurs heures. Je reviendrai avant midi. Voil le jour, adieu.

    Suzanne referma la porte sur lui, puis dgageant lenfant des bras de lamre, elle ne put rsister au dsir de pleurer doucement son enfant chrie,en essayant de xer dans son souvenir ce doux petit visage, silencieux etple.

    Puis elle se rappela ce qui restait faire. Tout tait en ordre dans lamaison ; son pre dormait encore profondment sur le banc, en dpit dutumulte de la nuit. Elle sortit, traversa les rues dsertes et silencieusesencore, bien quil ft grand jour, et arriva la demeure des Leigh. MadameLeigh, qui avait conserv ses habitudes de campagne, ouvrait ses volets.Suzanne la prit par le bras, et sans rien dire, entra dans la maison. Alorselle se mit genoux devant madame Leigh stupfaite, et pleura commecela ne lui tait jamais arriv. Le chagrin de la nuit lavait bouleverse, et

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  • Lisette Leigh Chapitre III

    aprs avoir tant souert avec calme, elle ne pouvait trouver la force deparler, maintenant que la premire angoisse tait passe.

    Ma pauvre lle ! Qui est-ce qui ta gon le cur au point de tefaire pleurer ainsi ? Dis-moi, je ten prie. Non, pleure, pauvre enfant, si tune peux pas parler encore. Cela te soulagera et ensuite tu pourras parler.

    Nancy est morte ! dit Suzanne. Je lai quitte pour aller trouver monpre, elle a roul dans lescalier et na plus respir. Oh ! voil mon chagrin,mais jai autre chose vous dire. Sa mre est venue, elle est chez nous ;venez voir si cest votre Lisette ?

    Madame Leigh ne put rpondre ; mais, ple et tremblante, elle mit sonchapeau et suivit prcipitamment Suzanne jusqu la rue de la Couronne.

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  • CHAPITRE IV

    E la maison, rue de la Couronne, elles saper-urent que la porte tournait dicilement sur ses gonds. Suzanneregarda instinctivement derrire pour dcouvrir lobstacle, etelle aperut bientt un petit paquet envelopp dans un morceau de jour-nal et contenant videmment de largent. Elle sarrta et le ramassa :

    Voyez, dit-elle tristement, voil ce que la mre apportait pour sonenfant hier au soir.

    Mais madame Leigh ne rpondit pas. Si prs de savoir si elle avaitou non retrouv son enfant perdue, rien ne pouvait larrter ; elle avan-ait dun pas tremblant et le cur troubl. Elle entra dans la chambre coucher silencieuse et sombre. Elle ne t aucune attention au petit ca-davre, auprs duquel Suzanne sarrta. Mais elle alla tout droit au lit, ou-vrit le rideau et vit Lisette, mais non son ancienne Lisette, gaie, frache,innocente. La Lisette quelle avait devant les yeux tait vieille avant letemps, sa beaut avait disparu, des traces profondes de sourance et de

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  • Lisette Leigh Chapitre IV

    misre, hlas ! taient imprimes sur les joues si rondes, si fraches, siunies, lorsque pour la dernire fois elle avait rjoui le regard de sa mre.Jusque dans son sommeil, elle portait les marques de la douleur et dudsespoir qui taient lexpression ordinaire de son visage ; mme dansson sommeil, elle ne savait plus sourire. Mais toutes les traces du pchet du chagrin quelle avait traverss lui attiraient dautant plus srementle cur de sa mre. Elle restait l, la contemplant dun il avide, commesi elle ne pouvait rassasier sa soif de la voir ; enn, elle se pencha et baisala main ple et rude qui pendait sur le couvrepied. Ce mouvement netroubla point le sommeil de Lisette, sa mre navait pas besoin de po-ser si doucement sa main sur le lit. Elle ne donnait aucun signe de vie ;seulement, de temps autre, un profond soupir schappait de ses lvrescomme un sanglot. Madame Leigh sassit prs du lit, et tenant le rideau,elle regardait toujours comme si elle ne pouvait se satisfaire.

    Suzanne et bien voulu rester auprs de sa petite Nancy, mais sontemps et ses penses ne lui appartenaient pas, et, comme toujours, il fal-lait que sa volont ft sacrie celle des autres. Chacun semblait sedcharger sur elle de son fardeau. Son pre tait de mauvaise humeur parsuite de son intemprance de la veille, et il ne se t pas scrupule de luireprocher la mort de la petite Nancy ; puis, lorsquaprs avoir doucementsupport ses remarques pendant quelque temps, elle se mit pleurer, illa blessa plus cruellement encore en essayant de la consoler et en disantque ce ntait pas tant pis que la petite ft morte ; aprs tout, elle ntaitpas eux, et pourquoi en auraient-ils lembarras ? Suzanne se tordait lesmains ; elle sapprocha de son pre et le conjura de se taire. Puis elle eut soccuper de lenqute judiciaire ; elle eut renvoyer ses petits coliers ;enn il fallut dpcher un petit voisin de bonne volont chez GuillaumeLeigh, qui devait, pensait-elle, savoir ce qutait devenue sa mre et tremis au courant des aaires. Elle lui faisait demander de venir lui parlerparce que sa mre tait chez elle. Heureusement son pre sortit pour al-ler jusqu la premire place de acres raconter tout ce quil savait desvnements de la nuit, car Suzanne ne lui avait pas encore parl de cellequi dormait et de celle qui veillait silencieusement dans sa chambre.

    Guillaume vint lheure du dner. Il tait rouge, il avait lair heureux,impatient, agit. Suzanne, calme et ple, vint au-devant de lui, son doux

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  • Lisette Leigh Chapitre IV

    et tendre regard cherchant le sien.Guillaume, dit-elle dune voix basse et ferme, votre sur est l-haut. Ma sur ! dit-il, comme si cette ide lerayait ; et son air joyeux

    devint sombre. Suzanne le vit, le cur lui manqua un peu, mais elle conti-nua aussi calme en apparence que par le pass.

    Ctait la mre de la petite Nancy, comme vous le savez peut-tre.La pauvre petite Nancy sest tue cette nuit en tombant dans lescalier.

    Tout le calme de Suzanne disparut, les motions quelle avait rpri-mes se rent jour en dpit de ses eorts, elle sassit, cacha son visage etpleura amrement. Il oublia tout dans son dsir, son besoin de la conso-ler. Il passa son bras autour delle, se pencha sur elle, mais il ne savait quedire :

    Oh ! Suzanne ! comment pourrais-je vous consoler ! Ne vous dsolezpas, je vous en prie ! Ses paroles ne changeaient pas, mais laccent variaitchaque fois. Enn, elle parut reprendre son empire sur elle-mme, elleessuya ses yeux, et son regard ferme, serein, tranquille, vint retrouvercelui de Guillaume.

    Votre sur tait tout prs de la maison, elle sest approche enmentendant parler au mdecin. Elle dort maintenant et votre mre lagarde. Je tenais vous dire tout cela moi-mme. Voulez-vous voir votremre ?

    Non, dit-il, jaime mieux vous voir seule. Ma mre ma dit quellevous avait tout racont.

    Et, dans sa honte, il baissait les yeux.Mais Suzanne, dans sa puret sainte, ne baissait pas les yeux. Oui, je sais tout, dit-elle, except ce quelle a souert. Pensez cela !Il rpondit voix basse dun ton svre : Elle avait tout mrit, jusquau dernier iota. Aux yeux de Dieu, peut-tre. Cest Lui qui juge, ce nest pas nous.

    Oh ! scria-t-elle avec un lan subit, Guillaume Leigh, javais si bonneopinion de vous, nallez pas me faire croire que vous tes dur et cruel.La vertu nest pas de la vertu si elle nest pas accompagne de douceuret de misricorde. Voil votre mre qui avait presque le cur bris et quise rjouit maintenant parce quelle a retrouv son enfant ; pensez votremre.

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  • Lisette Leigh Chapitre IV

    Je pense elle, rpondit-il. Je me souviens de la promesse que jelui ai faite hier au soir. Il faut me donner du temps ; je ferai bien avecle temps. Je nai pu y penser tranquillement, mais je ferai ce que je doisfaire, ce quil faut, nayez pas peur. Vous mavez parl bien franchement,Suzanne. Vous avez dout de moi ; je vous aime tant que vos paroles mevont au cur. Si javais hsit un moment avant de promettre tout duncoup, cest que, mme par amour pour vous, je ne voulais pas dire ce queje ne sentais pas, et au premier abord je ne sentais pas tout ce que vousauriez voulu ; mais je ne suis ni dur, ni cruel ; si je ltais, je naurais paseu autant de chagrin que jen ai eu.

    Il se leva comme pour partir, et, par le fait, il sentait quil avait besoinde rchir en paix. Mais Suzanne, attriste de ses paroles imprudenteset de leur duret apparente, t un pas ou deux vers lui, sarrta, et puisrougissant violemment, elle dit doucement demi-voix :

    Guillaume ! je vous demande pardon ; je suis bien fche, voulez-vous me pardonner ?

    Elle qui stait toujours tenue lcart, qui avait toujours t si rser-ve, elle parlait maintenant dune voix suppliante. Ses yeux tantt implo-raient, tantt se baissaient vers la terre. Sa douce confusion en disait plusque ses paroles. Guillaume se retourna, tout heureux de se voir sr dtreaim ; il la prit dans ses bras et lembrassa :

    Ma Suzanne ! dit-il.Cependant la mre veillait en haut sur son enfant. Il tait tard dans

    laprs-midi quand elle se rveilla, car le narcotique quelle avait pris taitnergique. Ds quelle ouvrit les yeux, son regard se xa sur sa mre,comme si elle et t fascine. Madame Leigh ne se dtourna pas, ne bou-gea pas. Il lui semblait quen remuant elle dtruirait son empire sur elle-mme ; mais au bout dun instant, Lisette scria dune voix dchirante :

    Ma mre, mre, ne me regarde pas ! Jai fait trop de mal.Et cachant sa gure, elle se voilait avec les couvertures, puis elle resta

    sans mouvement comme si elle tait morte.Madame Leigh sagenouilla prs du lit, et dit de sa voix la plus douce : Lisette, mon enfant, ne dis pas cela. Je suis ta mre, ma chrie, naie

    pas peur de moi. Je taime toujours, Lisette. Jai toujours pens toi. Tonpre ta pardonn avant de mourir.

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  • Lisette Leigh Chapitre IV

    Lisette tressaillit un peu, mais sans rien dire. Lisette, mon enfant, je ferai tout pour toi, je ne vivrai que pour toi ;

    seulement naie pas peur de moi. Quoi que tu sois ou que tu aies pu tre,nous nen parlerons jamais. Nous laisserons le pass derrire nous et nousretournerons la ferme dUpclose. Je ne lai quitte que pour te chercher,mon enfant, et Dieu ta ramene vers moi. Que son nom soit bni ! CeDieu est bon aussi, Lisette. Tu nas pas oubli ta Bible ? Jen suis sre, tulisais si bien. Moi, je ny suis pas habile, mais jai appris des versets qui meconsolaient un peu, et je me les disais bien des fois par jour. Ne te cachepas comme cela, Lisette, cest ta mre qui te parle. Ta petite lle est venuedans mes bras hier. Cest un ange maintenant et elle parlera Dieu pourtoi. Ne sanglote pas si fort, tu la retrouveras dans le ciel, car je suis sreque tu tcheras dy aller, cause de ta petite Nancy. coute, je vais te direles promesses de Dieu ceux qui se repentent ; seulement naie pas peur.

    Madame Leigh joignit les mains et chercha rpter bien nettementtous les passages de misricorde et damour quelle put se rappeler. Elleentendait bien, la respiration oppresse de sa lle, que celle-ci coutait ;mais elle tait si agite et si trouble quelle vit bien quelle ne pouvaitplus parler. Ctait tout ce quelle pouvait faire que de ne pas pleurer touthaut.

    Enn elle entendit la voix de sa lle. O la-t-on mise ? demanda-t-elle. Elle est en bas. Elle a lair si tranquille, si heureux. Savait-elle parler ? mon Dieu, si javais seulement pu entendre sa

    petite voix ! Jen rvais, ma mre. Pourrai-je la revoir encore une fois ? mamre, si je me donne bien de la peine, si Dieu est trs misricordieux, etque jaille au ciel, je ne la reconnatrai pas, je ne reconnatrai pas mon en-fant, elle mvitera comme une trangre, elle cherchera Suzanne Palmeret toi ! oh ! quel malheur ! quel malheur !

    Elle tremblait dans son extrme angoisse. Tout en parlant, elle avaitdcouvert son visage, et elle cherchait lire dans les yeux de madameLeigh ce quelle pensait. Lorsquelle vit ces yeux fatigus remplis delarmes, quelle aperut les lvres tremblantes, elle jeta ses bras autourdu cou de sa mre, et pleura comme cela lui tait arriv souvent dansses chagrins denfant ; mais cette fois, la douleur tait plus amre et plus

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  • Lisette Leigh Chapitre IV

    profonde.Sa mre la serra sur son sein, la consolant comme un enfant, et elle

    reprit un peu de calme.Elles restrent ainsi de longues heures. Enn, Suzanne Palmer monta

    avec une tasse de th pour madame Leigh. Elle regarda la mre donner manger sa lle, qui rsistait, lencourageant par mille ruses ingnieuses.Ni lune ni lautre ne sapercevaient que Suzanne ft l. Le soir, elles sen-dormirent dans les bras lune de lautre, mais Suzanne coucha par terre,auprs delles.

    On emmena le petit corps (sacrice involontaire dont le rappel dansla patrie cleste avait ramen sa pauvre mre gare), on lemporta dansles montagnes quelle navait jamais vues de son vivant. On nosa pas ladposer auprs de son austre grand-pre, dans le cimetire de Milnerow,mais on lensevelit dans un cimetire isol, au sein des bruyres, l o lesquakers dposaient autrefois leurs morts. On lenterra sur le penchantclair par le soleil, o spanouissent les premires eurs du printemps.

    Guillaume et Suzanne habitent la ferme dUpclose. Madame Leigh etLisette vivent dans une petite chaumire cache dans un pli de terrain.Thomas est matre dcole Rochdale, et il aide Guillaume soutenirleur mre. Tout ce que je sais, cest que, si la chaumire est cache dansune valle verdoyante, le moindre signe de douleur sur la montagne syfait entendre ; ces appels de la sourance ou de la maladie rpond unefemme triste et douce, qui sourit rarement, et dont les sourires sont plustristes que ses larmes ; elle sort de sa retraite lorsquun nuage pse sur uneautre demeure. Bien des curs bnissent Lisette Leigh ; mais elle elleimplore toujours son pardon le pardon qui lui permettra de revoir sonenfant. Madame Leigh est paisible et heureuse. Lisette est prcieuse sesyeux comme la pice dargent perdue et retrouve. Suzanne rpand la joieet le soleil autour delle. Ses enfants se lvent et la disent bienheureuse.Lune delles sappelle Nancy. Lisette lamne souvent jusquau cimetirede la montagne, et l, pendant que lenfant fait des guirlandes de margue-rites, Lisette sassied prs dun petit tombeau et pleure amrement.

    n

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  • Table des matires

    I 1II 13III 23IV 31

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  • Une dition

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.