Gassendi_et_la_naissance_de_l-atomisme.pdf

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    Prtres et savants

    Jean-Michel Maldam op

    I. Pierre Gassendi et la naissance de latomisme

    Provenal, Pierre Gassendi est n prs de Digne Champtercier le 22 janvier 1592 et il est mort Paris le 24 octobre 1655. Il fut astronome et mathmaticien ; il fut aussi thologien et philosophe1. La vie et la pense de Gassendi sont exemplaires dun itinraire de pense qui est fondateur de la science moderne dont le premier pas fut fait par Galile2. sa suite, Gassendi a construit sa vie scientifique sur lexprimentation et lobservation astronomique.

    1 Gassendi na pas t honor par les Franais. Un premier effort de rhabilitation a t fait loccasion du tricentenaire de sa mort par un colloque rudit, Tricentenaire de Pierre Gassendi, 1655-1955, Actes du congrs de Digne (4-7 aot 1955) publi par le CNRS, Paris, PUF, 1955. Un autre travail universitaire, loccasion de son anniversaire, reconnat linfluence de Gassendi, Gassendi et lEurope, 1592-1792, Actes du colloque international de Paris Gassendi et sa postrit Sorbonne, 6-10 octobre 1992, sous la direction de Sylvia Murr, Paris, Vrin, 1997. 2 Galileo Galili dit GALILEE (1564-1642), mathmaticien italien, astronome, le premier observer le ciel la lunette, il fut le fondateur dune physique nouvelle avec une approche nouvelle du mouvement. Il finit sa vie moiti aveugle et son uvre majeure publie aprs la condamnation est Discours et dmonstration mathmatiques concernant deux sciences nouvelles sur la mcanique et le mouvement local cet ouvrage fonde la physique classique.

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    Mais il ne sest pas content de faire une thorie scientifique. Gassendi a peru que la naissance de la science moderne bouleversait profondment la vision du monde construite dans les Universits europennes. Il a introduit une rflexion philosophique qui abordait tous les lments de la philosophie classique en Europe. En humaniste, il sest rfr la philosophie antique et, chose originale, au philosophe picure, conscient dentrer en conflit avec la vision du monde dominant alors dans lEglise. Pour cette raison, il a d entrer dans un dbat thologique pour se situer face la tradition chrtienne. Un des aspects qui sera retenu dans cette confrence concerne la naissance de latomisme, notion essentielle pour la connaissance de la nature physique. Ltude de la notion datome permettra aussi de souligner loriginalit de la pense de Gassendi dont on peut dire quil illustre la fondation de la science classique.

    Gassendi est un modle de la formation reue dans le peuple chrtien au XVIIe sicle. Il reprsente bien ce que la formation ecclsiastique donnait comme horizon des enfants issus de milieu modeste. En effet, il est n dans une famille de paysans et il a t form au collge de Digne et luniversit dAix. Cest un humaniste qui connat le latin et le grec, mais aussi lhbreu et mme larabe. Un de ses admirateurs, le fabuliste La Fontaine, a dit de lui quil devrait sappeler Polyphile , puisqu il aimait toute chose . Fils de paysan, Pierre Gassendi tait trs attach son terroir. Il fut vraiment citoyen de la ville de Digne qui il consacra des tudes historiques. Il fut prvt du chapitre de la cathdrale de Digne et refusa ainsi des nominations ecclsiastiques parisiennes. Les gens de Digne lui furent reconnaissants ; de fait Gassendi tait trs aim dans sa ville natale, malgr ses succs parisiens.

    Gassendi est un homme de science dont le dynamisme de la pense tait de chercher la vrit. Il cherche sans cesse avec le souci duniversalit. Il est la fois un homme de bibliothque un grand lecteur mais aussi un homme qui passe ses nuits regarder le ciel toil le ciel de Provence. Il trace ainsi un chemin entre la dimension pratique de la science, lexprience, et la rflexion thorique. Cette rflexion est due son opposition la philosophie dominante, laristotlisme universitaire. Il fera le mme reproche que Pascal aprs lui : cest trahir le matre que de le suivre dans une obissance aveugle. Cest trahir la foi que de se fixer sur des dogmes figs.

    1. tapes de la vie

    La vie de Gassendi est bien connue grce sa correspondance3. Au XVIIe sicle, la correspondance tait le moyen par lequel les savants construisaient leur savoir dans un dbat incessant. Gassendi a eu vive conscience de limportance de cette correspondance, puisquil a pris le soin, la fin de sa vie, de la publier. Les lettres tissent un rseau de travail et de pense qui constitue une communaut scientifique europenne lpoque o la France jouait un rle dominant dans le monde.

    Dans sa correspondance Gassendi se manifeste comme un passeur entre gnrations. La premire gnration est celle des pionniers fondateurs : Galile, Kepler puis celle de ses contemporains, Descartes et enfin les successeurs Cassini, Pascal Cest donc un homme de

    3 Sylvie TAUSSING, Pierre Gassendi (1592-1655). Introduction la vie savante, Turnhout, Belgique, Brepols, 2003. Cet ouvrage de synthse est trs riche dinformation et fort nuanc.

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    communication. Cest un novateur ; aussi il est oblig de se justifier. Son uvre apparat comme une somme de la science de son temps4. On peut distinguer trois tapes dans sa vie.

    1.1. Lastronome provenal (1621-1637)

    La vie scientifique de Gassendi sinscrit dans une filiation copernicienne qui le fait proche de Kepler et de Galile. lcole dun des plus minents disciples de Galile, un provenal, Claude Fabri de Peiresc5, Gassendi se passionne pour lastronomie quil dcouvre Aix o enseignait son an6. La correspondance avec Peiresc atteste une grande amiti et une estime rciproque lorigine dune collaboration scientifique, dont le but est de diffuser les thses de Copernic en lien avec Galile raison de la nouveaut de la mthode dobservation du ciel. La vie scientifique de Gassendi commence par des observations astronomiques. Deux lments mritent dtre retenus : lobservation dun phnomne trs rare en Provence : une aurore borale, dont il donne une explication satisfaisante grce la science nouvelle. Il est noter que cette explication est dordre naturel, lencontre de la mentalit commune qui interprtait ces phnomnes comme des signes clestes, voire surnaturels. Cest laffirmation du pouvoir de la raison dans la libert de lesprit scientifique par rapport au monde religieux.

    Le deuxime vnement fondateur est lobservation par Gassendi en 1631 dun passage de la plante Mercure devant le Soleil. Une telle observation tait prvue par Kepler en 1629, mais elle tait trs difficile observer ; elle ne sexplique bien que dans le systme copernicien. Cest donc une observation cruciale dans le dbat sur le systme du monde. Elle confirme la valeur de luvre de Copernic7. En outre, cette observation a pour effet de montrer que la plante Mercure est une petite plante. Linterprtation oblige reconsidrer la grandeur du monde qui ne peut avoir les dimensions prvues par ses pairs.

    Par cette observation, Gassendi entre dans la cour des grands. Sa correspondance montre quil se tient face Galile et Kepler dans une position dgalit : comme eux il a apport des lments importants pour fonder une astronomie nouvelle.

    Pendant cette priode, Gassendi peroit que les changements en astronomie ne sont pas seulement affaire de description des mouvements des corps clestes. Il sait quil faut renouveler la science dans sa mthode et ses fondements. Il commence donc rflchir en philosophe et il soriente dans une voie trs originale. Il sait quil est entr dans des zones de turbulences doctrinales vis--vis de lopinion majoritaire dans les universits. Il commence la rdaction dun ouvrage : Exercitationes paradoxiae contra Aristotelicos dont le premier livre parat en 1624. Gassendi se situe dans une perspective de novateur ; il ne suffit pas de citer les

    4 Jules ARNOUX, Sage et savant dautrefois dans Tricentenaire de Pierre Gassendi, op. cit., p. 13-17. 5 Claude Fabri de PEIRESC, 1580-1637, rudit, conseiller au parlement de Provence, il fut llve de Galile Padoue et il a eu une activit politique importante en diplomatie franaise (mission en Angleterre). Il fonda un observatoire, un cabinet de curiosit et une mnagerie Il a servi de mcne plusieurs savants dont Gassendi. Il na pas crit de livre ! 6 Peiresc, n en 1580 est lan de Gassendi. Il a t llve de Galile Padoue, et aprs le succs du livre de Galile sur ses observations astronomiques, il installe un observatoire Aix en Provence, o il enseigne. Galile a t tudiant Aix ce moment (1610-1614). Ils se lirent de grande amiti intellectuelle et de coopration scientifique. Ils ragiront ensemble la condamnation de Galile. La mort de Peiresc a t une preuve et Gassendi a crit un ouvrage, la vie de Peiresc, qui est une source pour la connaissance de ce savant, qui fut au Parlement de Provence. 7 Au moment de lobservation, Gassendi sait que Galile est trs contest Rome. Il utilise cette observation dans une lettre Galile pour lencourager dans sa voie.

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    anciens pour trancher un dbat ; il faut entrer dans le chemin de lobservation et de lexprience. Or celle-ci a une implication philosophique. Gassendi prend acte de la ncessit dune nouvelle philosophie de la nature. Il innove en proposant de se rfrer une philosophie o la notion datome joue un rle fondamental8.

    1.2. Un matre Paris (1639-1649)

    Gassendi perd avec la mort de Peiresc un appui pour ses travaux. En effet, son matre et ami tait un homme politique de premier plan en Provence et il pouvait permettre Gassendi de se librer pour ses recherches intellectuelles. Si son statut ecclsiastique lui donne une assise pour vivre correctement, elle ne lui permet pas dassurer une vie de recherche scientifique et ses dplacements Paris.

    La qualit de ses travaux ayant t reconnue, Gassendi est reu Paris par lanimateur de la vie scientifique et intellectuelle de cette ville, Mersenne9. Lors de ses sjours parisiens, dans les cercles savants de la capitale, Gassendi rencontre Descartes avec qui les relations sont fructueuses, mais tendues de fait le savoir de Gassendi lemporte sur celui de Descartes10. Il se lie damiti avec Hobbes11 ; il travaille avec Roberval. Il rencontre Pascal12. En effet leurs sujets et proccupations se rejoignent. Ils sont daccord pour articuler la science et laffirmation de lexistence de Dieu, pour une mcanisation de tous les phnomnes de la nature, pour admettre le systme de Copernic. Ce sjour parisien voit la conscration de Gassendi avec la nomination comme professeur au collge royal ou collge de France (en 1645).

    Gassendi participe aux grandes affaires du temps par des propos toujours remarqus par leur mesure (gallicanisme versus autorit du pape, guerre de Trente ans, menaces turque). Gassendi ne perd pas ses racines provenales ; il rside dans son pays bien souvent et il bnficie de la protection et des subsides du prince de Valois. Dans cette priode Gassendi publie en 1647 un livre trs important, De Vita et moribus Epicuri, o il prsente ce philosophe qui a mauvaise rputation on en fait encore aujourdhui le pre de lathisme. Ce livre est suivi dune analyse des positions philosophiques dans deux volumes qui sont au fondement de ltude de la philosophie. Le premier est Exercitationes13 et Syntagma14. Gassendi est revenu souvent sur ces ouvrages pour les affiner et les prciser. Luvre essentielle est Syntagma publie aprs sa mort.

    8 Bernard ROCHOT, La vraie philosophie de Gassendi , Tricentenaire de Gassendi, op. cit., p. 251-289 ; Olivier Ren BLOCH, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, Matrialisme et Mtaphysique, Archives internationales dhistoire des ides , La Haye, Martinus NijHoff, 1971. 9 Marin MERSENNE, 1588-1648, prtre de lordre des minimes, est au centre de la vie scientifique parisienne. Son cercle (Academia parisiensis) joue le rle qui sera plus tard celui de lAcadmie des sciences ; cest le lieu de rencontre des savants. Il a travaill comme mathmaticien et comme savant soucieux dexprimentation. Il est un grand vulgarisateur du nouveau savoir. 10 Descartes sera plus connu car il publie en Franais, tandis que Gassendi publie en latin et il nest lu que par les spcialistes Aujourdhui encore, il nest pas entirement traduit ! 11 Thomas HOBBES, 1588-1679, philosophe anglais. Prcepteur royal, il est juriste. Il travaille avec Francis Bacon et sinstalle Paris pendant les troubles de guerre civile dans son pays. Il tudie lastronomie et la chimie. Il est connu pour sa philosophie politique dans louvrage le Lviathan. 12 Blaise PASCAL, 1623-1662, mathmaticien (il travaille sur les probabilits), savant (il fait les expriences sur le vide) et gnie prcoce (introduit 16 ans dans le cercle de Mersenne il y publie Le trait des coniques ), homme de lettres ( Lart de persuader ), il est tmoin de la vie spirituelle radicale du jansnisme. 13 Exercitationes Paradoxicae adversus Aristoteleos, trad. fr., Dissertations en forme de paradoxes contre les Aristotliciens, trad. Bernard Rochot, Paris, Vrin, 1959.

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    1.3. Un crivain engag (1650-1655)

    Les dernires annes de la vie de Gassendi sont marques par la tristesse de la perte de ses amis. Dune part, la guerre ravage la Provence et ses concitoyens souffrent des exactions des soldats qui occupent le pays. Gassendi subit les consquences de la politique de ses protecteurs. Malgr ces preuves, il poursuit ses travaux en divers domaines. Philosophie pour prciser la manire dont il use de lhritage dpicure, travaux ecclsiastiques en historien de la Provence en lien avec les Bollandistes, travaux dhistoire des sciences en rdigeant la biographie dastronomes modernes (Brah15, Copernic16, Peurbach17 et Regiomontanus18). Dans ces biographies, il veut montrer lunit de la vie et de luvre et il souligne linteraction entre la thorie et la pratique. Il donne une vision de la science trs prcise en montrant comment la continuit lemporte, raison pour laquelle il ne faut pas se crisper sur des figures emblmatiques (Galile, Kepler), mais parler aussi des petits, car lhistoire de la science nest pas celle des grandes figures, mais aussi celle des plus modestes. Il intervient comme astronome lors de la grande clipse de 1654 qui a t loccasion dune grande panique laquelle il fait face pour rassurer les populations. Il est reconnu comme un matre et de nombreux jeunes gens viennent le consulter. Au plan philosophique, il entre dans un nouveau conflit avec les aristotliciens : la question du vide. Il soppose aux aristotliciens, mais aussi Descartes19. On sait que sur ce point, Pascal apportera largumentation dcisive.

    La dernire partie de la vie est marque par son refus daller au service de Christine de Sude qui linvitait. Il prfra rester en Provence. Ce trait manifeste sa modestie et le primat quil donnait lamiti sur la gloire. Il consacre du temps la rdaction de ses ouvrages ; il reprend ses premiers crits. Ses uvres dites aprs sa mort comportent six volumes deux ditions au XVIIe et au XVIIIe sicle20.

    2. Philosophie de la nature

    Gassendi est astronome. Il aura la chaire de mathmatique et dastronomie au Collge royal. Les problmes concrets de lobservation astronomique ont conduit Gassendi entrer en philosophie ; il le fait trs tt dans les crits propos dune clipse en 1621. Le compte rendu scientifique analyse longuement les instruments et les effets indsirables de lobservation

    14 Syntagma philosophicum, 1658. 15 Tycho BRAHE, 1546-1601, astronome danois qui a vcu Prague. Il a construit un observatoire dans une le de la mer baltique (Uranoville). Cest un trs grand observateur ; il crit des tables pour le mouvement des astres et ses travaux serviront de base Kepler. 16 Nicolas COPERNIC, 1473-1543, polonais form lhumanisme en Italie, astronome et juriste, il renouvelle lastronomie et crit le clbre trait sur les rvolutions des orbes clestes. Il est bien reu par le pape qui linvite publier ses travaux ce quil ne fait pas raison des objections des thologiens catholiques et surtout luthriens. 17 Georges PEURBACH, 1423-1461, astronome et savant, de Vienne, il rencontra Nicolas de Cues. Il est lauteur de divers traits dastronomie. 18 Johann Mller REGIOMONTANUS, 1436-1476, astronome allemand, un grand europen ayant vcu en Italie et en Allemagne. Il a vcu Nuremberg o il mit au point des instruments dobservation pour lastronomie ; il fut archevque de Ratisbonne. Il aida le pape la rnovation du calendrier 19 Ren DESCARTES, 1596-1650, lve des jsuites La Flche, il fut philosophe et mathmaticien. Il fonda une philosophie de lesprit qui bute sur le rapport entre la matire et lesprit. 20 Lyon en 1658 ; Florence 1727 ; la deuxime dition ajoute des textes que Gassendi avaient envoys ses amis en Angleterre mais la premire dition a t reproduite et cest elle qui est habituellement cite. Un disciple, Bernier a crit un Abrg de la philosophie de Gassendi, ditions des philosophes de langue franaise, Paris,

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    indirecte. Cest une exigence mthodologique qui reviendra chaque exprience concernant la lune, le soleil, les toiles ou les comtes. Ainsi Gassendi se prsente comme le philosophe critique soucieux de rendre compte de la modernit scientifique lie lusage des instruments dobservation, usage inaugur par Galile.

    La pense de Gassendi est donc une pense de la rupture. Sur ce point, il est clairant de remarquer son opposition Descartes21. Lun et lautre constatent la faillite du systme ancien encore enseign dans les Universits. Lun et lautre passent par une phase de critique et de doute. Descartes place le doute au principe de sa mthode ; la connaissance sensible est trompeuse en effet la terre tourne et on ne le sent pas. Il faut donc prendre appui sur la pense elle-mme ; et donc prendre comme point inbranlable que je pense et que je pense mme quand je doute. Le fondement est la pense. Pour Gassendi, le fondement de la dmarche doit tre dans les sens, dans le contact physique avec la ralit. La construction intellectuelle vient ensuite et elle peut se tromper. Il y a en ce sens un sensualisme de Gassendi : les sens sont le point de dpart de toute connaissance. Ainsi la philosophie de Gassendi senracine-t-elle dans son travail scientifique. Pour cela, je pense quil faut prendre comme point de dpart un problme significatif : la vision.

    2.1. La vision et la connaissance scientifique

    Gassendi a port son attention sur la vision. La question est nouvellement pose. Dune part, cest en regardant le ciel lcole de Galile que lastronomie a t bouleverse. Dautre part, la mdecine se fait plus proche de lobservation et on sinterroge sur cet organe quest lil. Pendant son sjour en Provence dans les annes 1634-1635 Gassendi soccupe systmatiquement du problme de la vision avec son matre et ami Peiresc. Gassendi dissque les yeux des animaux les plus divers (poisson, chat, oiseau, chevreuil, renard, cheval). Il tudie le mcanisme physiologique et loptique de la vision : rle du cristallin, rle de la rtine. Il en parle comme de l anatomie des yeux et la manire de la vision o se joignent mathmatique et mdecine . Les rsultats sont limits, mme si les observations sont judicieuses22. Mais cest le point de dpart dune rflexion importante qui sera lobjet de sa rflexion philosophique. Il considre la difficult de lobservation des corps clestes ; il sinterroge sur la raison des erreurs des anciens (les aurores borales, les comtes) ; il sinterroge sur le rapport entre la taille relle des astres et leur apparence. Lues aujourdhui les rponses scientifiques ne sont pas satisfaisantes Gassendi lui-mme changera davis au fur et mesure des informations reues de ses correspondants ; mais elles induisent dans la pense de Gassendi des directions pour la pense. La premire direction est la valeur de lexprience23. La seconde est de comprendre que ce qui est vu nest pas lobjet comme tel, mais limage qui est traite par le systme optique humain et que les deux ne sont pas identiques.

    21 Lopposition Descartes est lobjet dun ouvrage Disquisitio metaphysiqce seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii Metaphysicam et responsa, avec ses rponses, 1629. Investigation mtaphysique ou doutes et objections contre la mtaphysique de Ren Descartes. 22 Georges MARTIN-CHARPENEL, Gassendi physiologiste , Tricentenaire de Gassendi, op. cit., p. 205-213. 23 Sur ce point Gassendi sera davantage suivi par les savants anglais que par les franais. Voir Antonia LOLORDO, Pierre Gassendi and the Birth of Early Modern Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.

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    Pour rendre raison du mcanisme de la vision Gassendi trouve des lments dans le systme dpicure. La lumire dont loptique tudie les lois de propagation est corpusculaire. Ce sont des corpuscules qui atteignent la rtine et qui sont ensuite traits par le cerveau. Ces corpuscules lumineux correspondent ce que la philosophie dEpicure appelle des atomes. Le mot na pas le sens quil a pris au XXe sicle24.

    Pour Epicure, les objets du monde sont constitus datomes le mot grec signifie ce qui est inscable. Les atomes compris comme des petites particules qui se meuvent dans le vide. Leur union dans des touts fait les objets dont nous avons lexprience. Quand ces objets disparaissent, il y a dsagrgation des atomes qui peuvent tre repris pour faire autre chose. Cette explication de la matrialit des phnomnes physiques et physiologiques saccorde ensuite avec la perspective de la mcanique qui permet de les dcrire exactement. Ainsi nat une philosophie de la nature : il ny a pas que la lumire qui soit corpusculaire ; tout est constitu de corpuscules qui donnent lieu la sensation et aux qualits sensibles des objets. Ainsi plutt que de dire que la saveur est une proprit des choses, il convient de dire quelle existe partir delle. Gassendi sattaque la question des couleurs. Les couleurs ne sont pas une proprit intrinsque de lobjet, mais leffet de lobjet dans le systme de la vision.

    Gassendi ouvre donc la voie une philosophie de la nature qui emprunte la thorie atomique dEpicure. Il corrige Epicure chez qui il voit des erreurs en matire dastronomie et pour cela il insiste sur la dimension psychologique de la vision.

    Sur ce point, il se diffrencie de Descartes. Celui-ci parle de la connaissance en plaant en vis--vis deux lments : ce qui est vu et ce qui est ; par exemple, pour un astre, il y a limage perue de lastre et lastre lui-mme ; Gassendi affirme quil faut tenir compte de trois lments : limage perue, la ralit mais aussi lapparence objective fonde quil appelle le phnomne. La grandeur est toujours relative et pour lui lusage des instruments doptique accroissent cette relativit. Mais ce nest pas illusion, car on peut raisonner pour sortir des illusions. Une telle philosophie nest pas seulement la transcription des propos dpicure, cest le prolongement dune tradition philosophique qui tait prsente dans la pense europenne depuis le XIVe sicle, le nominalisme.

    2.2. Nominalisme et mcanisme

    Gassendi est confront la nouveaut des observations qui renversent la philosophie dominante dans le monde universitaire. Il constate linsuffisance de la philosophie dAristote25. Il cherche donc trouver de nouveaux concepts qui soient adquats la science nouvelle qui montre sa supriorit. La philosophie dAristote qui est un naturaliste, est centre sur la notion de substance ; le terme qui vient du latin sub stare dsigne ce qui soutient au sens actif de verbe. Il y a donc un sujet rel dont la connaissance permet de dduire les proprits. Une substance est un tre individualis qui existe par lui-mme selon lautonomie qui le distingue des autres ; ce sujet est lobjet de la dfinition et de la connaissance de ce

    24 Voir Bernard PULLMAN, LAtome dans lhistoire de la pense europenne, le temps des sciences , Paris, Fayard, 1995. 25 Gassendi lit Aristote dont le texte grec est connu depuis la Renaissance. Sa raction est lie lenseignement reu lUniversit et donc au manuel crit pour les tudiants, EUSTACHIUS, Summa philosophia quadripartita. Cest l la tradition scolastique des Grands Carmes ; cf. Jean-Robert ARMOGATHE, Lenseignement de Pierre Gassendi au collge royal dAix en Provence et la tradition philosophique des grands carmes , dans Gassendi et lEurope, Paris, Vrin, 1997.

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    quil a de spcifique son essence ou sa forme. La notion de substance est qualifie par des accidents qui peuvent disparatre sans que lidentit du sujet soit change.

    Gassendi emploie le terme substance dans un tout autre sens. Pour lui ce qui se tient au fondement des tres du monde est la matire constitue par des atomes. Ces atomes sont regroups selon un certain agencement. Laccident nest plus ce qui advient une entit, mais ce qui la constitue et lui donne sa qualit : lagencement des atomes est le mode dtre de la matire. Les formes ne sont pas des entits, mais des modes dtermins dexistence de la matire. Elles ne sont pas des essences ternelles comme les ides dans le systme platonicien. Il rsulte que si les affirmations sur la nature nont pas de valeur absolue, il devient possible de faire exister une science de caractre naturaliste (natura sufficit) avec les certitudes de la foi et de la thologie. Il y a donc une manire de considrer latomisme comme un modle mcanique qui rend compte des apparences26.

    Un lment est plus important encore dans la philosophie de Gassendi. La matire est active27.

    Cette conception de la matire comme substrat suppose une nouvelle vision de lespace et du temps qui saccorde avec le triomphe de la mcanique. Gassendi le fait en dialogue avec Galile, puis avec Descartes. La notion de mouvement tait marque jusqualors par la conception aristotlicienne selon laquelle un corps a un lieu propre : le haut pour les corps lgers et le bas pour les corps lourds. La flamme monte vers le ciel tandis que les objets matriels tombent sur le sol. Le mouvement est dit naturel quand il respecte la nature des choses. Cette conception aristotlicienne a t dtruite par Galile qui considre que le mouvement est seulement un dplacement et quil nest pas compris en rfrence avec les notions de lourd ou de lger. Ce sont l des concepts relatifs la position des corps les uns par rapport aux autres. Les expressions de Galile sont assez imparfaites cest un novateur mme si son dernier livre Discours sur les mouvements est une rfrence en la matire. Pour donner une reprsentation correcte du mouvement, il faut en effet changer le concept despace et de temps. La clarification du dbat est faite par Gassendi. Pour Aristote, lespace et le temps sont des accidents de la substance corporelle ; pour Gassendi, au contraire, lespace et le temps sont dfinis de manire indpendante des corps qui y sont. Lespace est ce qui contient les corps ; il faut le penser comme incorporel ; ceci est li la notion de vide selon latomisme dEpicure. Cette notion despace comme contenant pur et indpendant des objets qui sy trouvent est celle de la mcanique classique et de la physique jusquau dbut du XXe sicle. Cest la dfinition que reprendra Newton dans les Principia mathematica Newton pose cette dfinition acquise28

    .

    Le deuxime trait de gnie de Gassendi est de repenser le temps. Il le fait sur le modle de lespace. Le temps est un cours, un flux, indpendant de son contenu. Il passe. Cest un changement dans la physique : le temps tait compris comme la mesure du mouvement ; le temps est compris comme ce qui est expliqu par le mouvement.

    Ces deux notions despace et de temps comme contenu permettent lcriture des quations de la mcanique (cinmatique et dynamique) avec les variables despace et de temps qui se sont imposes pour des gnrations et font la base de lenseignement des sciences de la nature.

    26 Cf. Olivier Ren BLOCH, La Philosophie de Gassendi, op. cit., p. 162. 27 Notons tout de suite que cela ne signifie pas que Gassendi ait t matrialiste au sens moderne du terme, ni quil puisse tre considr comme un des pres du matrialisme. 28 Newton a reu cette dfinition de son matre Barrow qui cite explicitement Gassendi.

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    Cette rvolution conceptuelle peut tre considre comme la naissance de la physique classique. En effet, elle permet dcrire le principe dinertie ; il tait intuitif chez Galile ; Descartes navait pas russi lexprimer clairement ; Gassendi le fait de manire trs claire29. Il dispose en effet dun concept despace et de temps qui sont lun et lautre un milieu infini (au sens de illimit) et continu pour la localisation et la succession ncessaires la reprsentation du mouvement30.

    Lhritage de Gassendi est donc celui de la physique du XVIIe sicle, Pascal, Loke, Boyle, et ensuite celle de Leibniz et de Newton31.

    2.3. La matire et lnergie

    Le concept de vide occupe une place importante dans la physique dpicure. Il est analys par Gassendi. Cest un concept ngatif par exclusion des proprits des corps matriels : rsistance, action et passion le vide est la forme physique de lespace o les atomes peuvent se mouvoir. Cest une abstraction qui nest pas objet dexprience directe. Latome est objet dexprience puisque cest lui qui a les proprits spatiales de grandeur et de figure. Mais il a en outre des proprits dynamiques. Sur ce point, Gassendi se spare de Descartes pour qui les corps matriels sont inertes ; ils nont que lextension et sont purement passifs. Ils doivent recevoir lnergie dun autre limpulsion (ou quantit de mouvement) donne au commencement par le crateur et se conservant au cours du temps.

    Pour Gassendi latome est une capacit daction. Le mouvement provient dun pouvoir intrieur latome. Ainsi se manifeste une nouveaut radicale par rapport la philosophie naturelle de lcole aristotlicienne : il ny a pas de diffrence entre mouvement local et changement : cest une question de degr. La matire est active (materia actuosa, dit Gassendi). Cette conception dynamique de la matire est la source de lunification du savoir scientifique.

    Les premires consquences de cette thorie concernent la chimie qui nest pas encore dgage de la conception de la Renaissance o lalchimie est toute puissante. Lalchimie est cependant une source importante du savoir, car elle est lobjet de nombreuses expriences . Le terme nest pas exact, mais il se rapporte au travail des alchimistes qui sefforcent de faire des mlanges, des prparations et que de ce fait ils ont un contact avec la ralit. Cest sur cet ensemble de rsultats qui sont confus et vains que latomisme promu par Gassendi apporte des lments qui seront utiles ses successeurs pour fonder la chimie au sens strict du terme. La notion dexprience de Gassendi est en effet grosse dune exigence nouvelle : lanalyse. Il

    29 Gassendi a nonc le principe dinertie dans son ouvrage De motu impresso (cours au collge de France). Ce point est reconnu par Koyr, dans tudes galilennes ; il crit que cest une gloire imprissable davoir t le premier publier sinon le premier noncer une formule correcte du principe dinertie . Cf. Olivier Ren BLOCH, La Philosophie de Gassendi, op. cit., p. 220-228. Le principe dinertie dit que lorsquun atome en heurte un autre, il en reoit autant de rpulsion quil a donn dimpulsion et que la somme des impulsions reste toujours la mme, et que le mme mouvement persiste sil seffectue sans rsistance. On a l les principes de la mcanique classique : principe dinertie, principe de conservation du mouvement ou de la force, et dans le cas des chocs principe de lgalit de laction et de la raction. Gassendi les fait driver de la mobilit des atomes. 30 Cette dfinition est celle que reprend Newton qui pose le temps absolu, vrai et mathmatique qui en soi et par sa nature sans relation rien dextrieur, coule uniformment et sappelle dure et lespace absolu, qui par sa nature sans relation rien dextrieur, demeure toujours similaire et immobile Cf. Olivier Ren BLOCH, La Philosophie de Gassendi, op. cit., p. 199. 31 Linfluence de Gassendi sur Pascal et Newton est releve par Koyr dans ses tudes newtoniennes.

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    sagit de mener lexprience ce qui est au fondement des corps, les atomes, et donc de construire des expriences et dobserver ce qui se passe. La chimie est en germe dans cette mthode. Il faut noter que Gassendi introduit entre latome particule ultime et le corps quil tudie un tat intermdiaire de la matire : un agrgat datomes qui sont ensuite repris dans un corps. Mais cet agrgat possde une certaine unit. Gassendi lappelle corpuscule - ce niveau correspond la molcule de la chimie moderne.

    Les observations de Gassendi portent sur ltude des cristaux dont la forme gomtrique rgulire le fascine. Cette tude se prolonge en gologie, o il caractrise les terrains et les roches en fonction de la structure et des rgularits qui apparaissent. Ce ne sont l que des premiers pas. Mais les fondateurs de la chimie qui viendront ensuite noublieront pas de lui rendre hommage. Boyle en tout premier lieu. Dans cette partie de ses tudes, Gassendi polmique contre lsotrisme : les traditions secrtes qui usent des symboles lui paraissent faux. Or ces lments sont trs prsents dans la littrature du temps o lastrologie est fonde sur les relations symboliques entre le ciel et la terre. Pour Gassendi, la mthode scientifique carte toutes ces considrations. Il est sur ce point en accord avec Kepler32.

    De ces trois points, on voit que Gassendi est un crateur. Il est linstrument dune vraie rvolution scientifique. Il introduit en effet une mthode nouvelle fonde sur lobservation. Sil est astronome, il ne se contente pas de cette discipline, car il voit bien que les succs en matire de mcanique cleste ne sont pas cantonns aux corps clestes. Comme Galile, Kepler et Descartes, il voit bien que la science nouvelle invite une refonte complte du savoir scientifique. Dans cette tche, il sappuie sur la tradition anti-essentialiste de lcole nominaliste. Il se distingue cependant de la mthode de Descartes quil trouve trop excessivement mathmatique ; les mathmatiques nont pas la puissance que voudrait Descartes. Elles ne sont quun instrument. Il faut une physique nouvelle o la notion fondamentale est celle datome et une nouvelle conception de la matire. Ce nest pas sans prsenter de grandes difficults. Gassendi les a-t-il affrontes ? Quelles rponses a-t-il donnes ?

    3. Gassendi thologien

    La rfrence picure est source dun certain nombre de difficults. En effet, picure est prsent dans la Tradition philosophique comme le pre de lathisme 33. Une telle rfrence peut-elle tre faite par un prtre, docteur en thologie ? Mme en disant que Gassendi na retenu de la vision du monde dEpicure quun aspect de son enseignement, la question demeure et certains ont plac Gassendi parmi les prodromes de la scularisation et de la lacisation de la pense en faisant de lui un premier matrialiste moderne34. Il est alors fort

    32 KEPLER, 1571-1630, astronome allemand, mathmaticien. Il opre la grande rvolution conceptuelle qui fonde lastronomie nouvelle : en donnant une reprsentation mathmatique du mouvement des plantes. Il les formule par des lois bien connues. 33 Sur le matrialisme, cf. louvrage de Friedrich LANGE, Histoire du matrialisme, 1873, nouvelle traduction Paris, Coda, 2005. Gassendi est prsent comme lauteur matrialiste franais du XVIIe sicle, p. 301-314. 34 Thse soutenue dans lUniversit franaise par Ren PINTARD, Le Libertinage rudit dans la premire moiti du XVIIe sicle, Paris, Boivin, 1943. Cette thse a t critique par Raymond COLLIER, Gassendi et le spiritualisme ou Gassendi tait-il libertin ? , dans Tricentenaire de Pierre Gassendi, op. cit., p. 95-133

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    important dtudier la relation de Gassendi prtre et thologien avec la nouvelle philosophie de la nature.

    3.1. Un chanoine exemplaire

    Gassendi a fait des tudes de thologie ; il a obtenu son doctorat en thologie en 1614 et a t ordonn prtre en 1616 pour le diocse de Digne. Il a t nomm prvt, cest--dire suprieur, du chapitre cathdral en 1624.

    Pendant toute sa vie, Gassendi a t dune fidlit scrupuleuse aux obligations de son tat35. Sa correspondance permet davoir des observations sur sa vie. Il se plaint de labsentisme de ses confrres aux offices canoniaux, ce qui loblige y tre trs actif36. On ne peut lui reprocher dtre un ecclsiastique mondain. Quand il ne prche pas dans lglise, il dessert une communaut de religieuses ferventes, les visitandines. Il y est trs apprci pour sa prdication dont il avoue quelle lui demande un gros effort de prparation. Il est estim pour sa bont37. Dans ses crits, Gassendi cite les autorits traditionnelles en thologie. Il le fait trs sobrement, mais toujours avec pertinence. Il ragit contre les superstitions et les dvotions affectives ce qui est commun dans le monde des lettrs. Sa position lgard des miracles est trs rserve mme sil concde que Dieu peut faire des miracles, il ne fonde pas sa foi sur ces actes qui sortent du cours naturel des vnements. Il est notable que dans les dbats concernant les relations entre la science et la religion, Gassendi est trs attentif placer les rfrences la Bible hors du dbat scientifique. Sur ce point il est trs en accord avec Galile dans la lettre Christine de Lorraine. La Bible est un message de salut (actes et paroles) ; le langage de la Bible est adress la conscience dans un langage pour les simples ; il na pas de pertinence en matire dargumentation scientifique. Il se contente des apparences et laisse place au merveilleux. Il faut entendre la Bible comme message de salut et ne pas lutiliser dans les questions dbattues entre scientifiques. Ceci ne porte nullement atteinte lattitude de Gassendi en matire de lecture biblique. Hlas, on na pas retenu ses prdications dans les uvres compltes !

    Dans les affaires ecclsiastiques de son temps, Gassendi fut un homme de paix. Ainsi, lorsquil tait tout jeune prtre, il eut un enseignement Digne. Or le collge o il enseignait fut confi aux jsuites au dtriment du clerg local. Le changement nest pas sans incidence sur la vie de lglise. En effet, les catholiques de France sont gallicans et se dfient de lautorit romaine ; les jsuites ne le sont pas. Cest donc une affaire politique et religieuse Gassendi nest en rien affect par ce changement ; il poursuit ses travaux sans trouble. De

    35 Raymond Collier cite les tmoignages des amis de Gassendi Aix ; tous honorent un homme fidle ses devoirs ecclsiastiques et soulignent sa bont et sa franchise, Tricentenaire, p. 99-107. 36 Je suis oblig de retourner tantost lglise de peur que loffice y soit tout fait maigre pour labsence de la pluspart de nos confrres, les uns pour affaires, les autres pour desbauche. Moy pauvret je porte le fardeau ayant en effet la prdication, chant la grandmesse. Mais je fay le tout si gayment et le tout si bien receu quil men renvient une satisfaction non pareille (ibid., p. 106). Signalons le contresens de ceux qui veulent faire de Gassendi un libertin ; le mot dbauche signifie dans le franais de lpoque un bon repas. Quand Gassendi emploie ce mot pour lui et ses amis, cela ne signifie en rien un dvergondage immoral. Cest la rencontre amicale des clercs et de savants avec un bon repas. 37 Cette bont apparat dans ses lettres en particulier dans la lettre envoye Galile pour le consoler quand il apprend que son matre vient de perdre la vue dun il. Il le rconforte par des propos dadmiration et dencouragement.

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    mme les querelles politiques concernent le chapitre de Digne ; il est envoy Grenoble pour des procs Tout ceci est rgl trs paisiblement sans prise de parti vhmente pour dfendre les intrts de son pays. De mme, quand une intervention romaine veut faire plier lassemble du clerg de France, il prend la parole un moment dcisif du synode et joue un rle de conciliateur. Mais il nest pas inconditionnel. Linterdiction faite denseigner le systme de Copernic aprs la condamnation de Galile ne lempche nullement denseigner la valeur du systme de Copernic. Il se contente de mentionner le systme de Tycho-Brah qui est un compromis entre hliocentrisme et gocentrisme (systme du monde diffus par les Jsuites). Un homme de paix, mais sans concessions inutiles. Il nest pas affect outre mesure par les mesures ecclsiastiques contre la science. De fait, en priode gallicane, les dcisions romaines ne sont pas prises en compte par les Franais38

    Par contre, Gassendi a eu une vive conscience que la rfrence picure posait de vraies difficults et quil lui fallait se situer par rapport son matre de lAntiquit ; il le fait dans un ouvrage quil reprendra plusieurs reprises39.

    Il y consacre des parties importantes de son uvre ces parties seront rvises en fin de vie, ce qui montre limportance quil leur accordait. Les changements concernent un point essentiel la foi chrtienne : limmortalit de lme.40 Dans les uvres polmiques, contre les aristotliciens et contre Descartes, Gassendi carte lide de limmortalit de lme. Contre les aristotliciens, il rcuse la notion essentialiste de lme. Contre Descartes, Gassendi rcuse le point de dpart : la sparation entre la matire et lesprit. Lme ne peut se connatre elle-mme. Il relve aussi que la conception cartsienne introduit un problme qui est sans solution parce quil est mal pos : laction de limmatriel sur le sensible. Lapproche de Gassendi change. Dans luvre quil crit la fin de sa vie, il tient que si lon ne peut connatre lme directement comme telle, elle peut tre saisie partir de ses effets ; cest ainsi que les actes permettent de conclure en raison que lme est immortelle raison de ses aptitudes labstraction et la rflexion. Cette dmarche ouvre sur les questions propres la thologie.

    3.2. Le Dieu des philosophes et des savants

    Gassendi a crit une grande uvre la fin de sa vie (Syntagma philsophicum)41. Cest un expos de sa pense construit selon lordre universitaire. Une premire tape est consacre la logique ; une deuxime la philosophie naturelle ; la troisime est modestement appele morale, mais cest un expos qui aborde deux grandes questions qui sont dabord la thologie naturelle, puis les questions de lanthropologie.

    38 Linterdiction faite Galile denseigner le systme de Copernic comme vrai (1615), et la condamnation de 1633 sont prsentes en France comme une dcision prises par des cardinaux qui nengage pas lautorit du pape. On argue aujourdhui en ce sens en relevant que le pape na pas contresign la condamnation 39 Cest le sens de son grand travail De vita et moribus Epicuri. Travail quil a commenc ds la construction de son uvre et quil reprendra sans cesse, avant de lintgrer la synthse philosophique qui achve sa vie. Traduction franaise Pierre Gassendi, Vie et murs dpicure, traduction, introduction, annotations de Sylvie Taussing, Paris, Lib. Alive, 2001. 40 Ceci est tudi par Antonia LOLORDO, Faith, Reason and the Immaterial Soul , op. cit., chap. 10, p. 227-252, qui contredit louvrage de Olivier Ren BLOCH, Philosophie de Gassendi, op. cit. 41 Luvre est inacheve, raison du dcs de Gassendi. Dans cet ouvrage, Gassendi reprend et corrige des propos tenus dans des ouvrages antrieurs en particulier la vhmence de ses polmiques contre les aristotliciens et Descartes mais pas contre lsotrisme et les superstitions.

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    3.2.1. picure et lpicurisme

    La dmarche de Gassendi occupe un livre entier de cette uvre de synthse. La dmarche est construite dans une dimension apologtique : montrer que la rfrence Epicure est pertinente en physique et en philosophie naturelle, mais quelle ne lest pas pour ce qui concerne la mtaphysique et en particulier la question de Dieu. Gassendi affronte le systme dEpicure sur les points qui font difficult pour un croyant. La thologie reproche Epicure trois lments. Epicure a mentionn les dieux dans leur pluralit et en ce sens dtre un ngateur du monothisme biblique ; elle lui reproche aussi de dire que la nature des tres divins est corporelle ; elle lui reproche enfin de nier la providence. ces reproches thologiques, lenseignement traditionnel ajoute : nier la cration, affirmer lternit du monde, la pluralit des mondes et surtout accorder une place importante au hasard qui nie toute finalit. On reproche aussi picure son anthropologie : la matrialit de lesprit, la mortalit de lme et la ngation dun rapport desprit esprit. Face ces difficults, Gassendi opre de manire rigoureuse. Il commence par critiquer le vocabulaire ; ensuite, il spare les domaines de la science et de la religion ; il spare galement physique et mtaphysique. Mais surtout, Gassendi entend montrer que les thmes dEpicure peuvent tre reus, mais quils doivent tre prolongs au-del de ce quils signifient dans le systme dEpicure pour tre intgrs dans une philosophie chrtienne.

    Un exemple est significatif dans la partie du trait qui parle de morale. picure fonde sa morale sur la qute du bonheur. Gassendi montre que cette exigence est traditionnelle dans le monde chrtien qui prsente lui aussi une morale du bonheur qui est tendu la vie ternelle, tandis quEpicure se contentait dune exigence intra-mondaine. Gassendi le fait sans concession.

    3.2.2 La thologie naturelle

    La pense de Gassendi propos de Dieu est expose dans un livre o elle est dveloppe en sept chapitres42. Les deux premiers concernent lexistence de Dieu. La distinction entre les deux chapitres est faite selon la division classique en philosophie entre lopinion et la science. La premire atteint une vrit probable en se basant sur des autorits ; la deuxime a valeur de preuve et se base sur la raison43.

    Le premier chapitre propose une dmarche qui relve de lopinion. Gassendi fait un inventaire des opinions des philosophes pour constater que toute grande philosophie reconnat lexistence de Dieu et donc quil est raisonnable davoir une vie religieuse. Cest donc une manire disoler lavis dEpicure et de pouvoir le marginaliser dans la culture savante sur ce point. La mthode dexpos de ce chapitre est fort intressante. Gassendi ne cite jamais un auteur par manire dautorit contrairement la mthode scolastique. Il cite des avis diffrents des philosophes et montre comment ils saccordent sur les questions poses. Lrudition de Gassendi est considrable ; son ouvrage est une mine de rfrence lAntiquit. Les auteurs grecs et latins se suivent ; ainsi peu peu se dgage une opinion qui

    42 Le livre est traduit en franais par Sylvie TAUSSING, t. III : Du principe efficient, cest--dire des causes des choses, Turnhout, Belgique, Brepols, 2006. 43 Tu as donc deux voies, toutes deux gnrales, permettant de parvenir la connaissance de Dieu. La premire peut tre appele la Foi, la seconde la raison , ibid., p. 75. Pour la premire voie, Gassendi emploie le terme anticipation , ce que nous avons traduit par opinion.

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    par le consensus apparat comme la plus probable et la plus en accord avec le sentiment de la raison commune. La mthode est celle de lhumanisme classique.

    Le deuxime chapitre est beaucoup plus important au plan philosophique, car il entend donner une preuve en raison. Il le fait en considrant que lordre du monde (son ordonnancement) renvoie une intelligence fondatrice qui est comprise comme la cause suprme de tout ce qui est44. La nature de lordonnancement invite reconnatre sa transcendance45 et il conclut : Cest pourquoi, puisquil y a dans le monde un ordonnancement, cest dire un ouvrage de raison et de dcision, il est ncessaire quil y ait en dehors du monde quelque chose qui est dot de la dcision et de la raison, et qui a donn au monde son ordonnancement. Ce quelque chose existe de lui-mme, et cela mme est ncessaire, dans la mesure o celui qui a organis le monde a d toujours tre et na pas pu tre fait de manire tre. [] Cest pourquoi il est ncessaire de comprendre que Dieu existe, tout comme il faut ncessairement que lordre du monde se manifeste qui y prte attention.46 L encore lexpos nest pas fond sur une parole dautorit, mais sur la rflexion des philosophes et des savants47. Certes Gassendi noublie pas de citer le clbre texte de Paul dans lptre aux Romains (1, 18) reprenant le livre de la sagesse (13, 1-5). Mais ce nest pas un argument dautorit. Paul est ici un tmoin de la tradition. Il faut juger de sa pense selon lordre des raisons. Nous avons donc l la mthode de la thologie naturelle qui va vers le Dieu des philosophes et des savants . Largumentation de Gassendi repose sur lusage du principe de causalit. Il distingue entre les causes efficientes et les causes finales. Pour lui les causes efficientes sont celles dont use la science ; la finalit relve dune autre instance de jugement. Cest en considrant la finalit que Gassendi pose la question de Dieu dune manire spcifique48 qui ne se mle pas lapproche scientifique. Y a-t-il juxtaposition ? mon sens non ! En effet, Gassendi propose une dfinition de la vie qui suppose la reconnaissance dune finalit interne au vivant partir de ses fonctions : organisation, adaptation, gnration et croissance. La finalit est donc prsente pour dire la vie et ainsi a sa place dans une philosophie de la nature qui devient mtaphysique. Lexistence de Dieu est reprise sur ce mode.

    Ayant ainsi tabli lexistence de Dieu, Gassendi sinterroge sur la valeur du savoir humain propos de Dieu. Il se demande dabord comment lhomme peut percevoir sa nature. Cest l un expos sur le langage thologique qui est construit selon la mthode de lanalogie qui met en rapport des dissemblances au sein dune ressemblance49. Gassendi relve alors qupicure peut tre utile pour purifier le langage religieux50. Gassendi nest pas mystique, mais il sait reconnatre la force de lexpression des mystiques quand il crit : Ce quil me semble quil faille dire, ce nest pas que Dieu est tel que lon ne peut rien envisager de plus grand, mais plutt que Dieu est trop grand pour tre jamais envisag []. Ce qui montre par

    44 Qui affirme lexistence dun ordonnateur a pour argument lordonnancement mme quil observe ; mais celui qui le nie manque dargument (ibi., p. 81). 45 Pour le dire en peu de mots, tout ordonnancement tant un ouvrage de raison et de dcision, ce qui est ordonn doit ncessairement tre distinct de ce dont cest la dcision et la raison , ibid., p. 81. 46 Ibid., p. 82. 47 Sur ce point Galile scarte de Descartes qui fonde la preuve de lexistence de Dieu sur lide de Dieu tre parfait qui il ne manque aucune perfection et donc pas la premire qui est dexister. Gassendi y voit un sophisme. Il prfre partir du rel et de lobservation du monde. Cf. Franois Meyer, Gassendi et Descartes , Tricentenaire de Gassendi, op. cit., p. 224-225.Cest l aussi une reprise de la thmatique de saint Thomas quil ne cite jamais ! 48 Affirmer que le hasard ou la fortune est cause organisatrice, cest renverser le principe [de largumentation en raison] , ibid., p. 80. 49 Op. cit., p. 86. 50 Thme devenu classique dans la thologie chrtienne grce aux travaux du Pre Festugire.

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    consquent que la dmarche dEpicure est dautant plus absurde quen enfermant Dieu dans une forme humaine, il lui a donn une limitation.51 Une telle dmonstration renvoie une anthropologie. Gassendi renverse la position sensualiste qui tait la sienne dans le conflit avec Descartes. La mthode qui permet de conclure limmatrialit de lme est ici reprise : des effets on remonte une cause dont lexistence est assure en raison, mme si on ne peut en faire lexprience.

    Le chapitre suivant tudie comment lesprit humain peut percevoir les attributs de Dieu : sa bont, sa sagesse, son bonheur

    Le chapitre 5 traite de manire spciale de lacte crateur. Gassendi le fait en tant conscient quil scarte de la philosophie atomiste. Il faut tablir [la Providence] contre picure lui-mme dit-il au dbut du chapitre. Cest un rejet du hasard52 : absolument tous les hommes, pourvu quils pensent srieusement, sils ont lesprit sain, sont forcs de reconnatre quun ouvrage si grand, si bien agenc et si lgant fut sans doute construit par dautres mains que celles de la fortune.53 Le monde est uvre de sagesse. Le raisonnement se fait par la ngation : Admettons que cette matire, cest--dire une infinit datomes voletant au hasard, ait exist ; nest-il pas toujours difficile de comprendre comment, dans des espaces ce point tendus et infinis, des atomes en pareille quantit se sont rencontrs de manire pouvoir sur-le-champ senchaner si solidement, se disposer de manire si concerte, sans cause qui les enchane et les dispose ?54

    Le plus important est alors abord : comment ce Dieu crateur agit-il dans le monde ? Une premire tape traite de la providence gnrale ; une seconde de la providence spciale , celle qui concerne lhumanit. La premire est lie lastronomie55. Dans cette partie, Gassendi montre que laction de Dieu loin de faire violence aux cratures leur donne le moyen dagir par elles-mmes selon leurs possibilits ; Gassendi crit : Il sagit de la providence gnrale, et elle permet au cours de la nature quil a mis en place de se conserver continuellement 56. Cette question est marque par la question de laction humaine qui est lobjet du livre suivant quil faut lire en suivant le fil de lexpos.

    51 Op. cit., p. 119. 52 Ibid. p. 143. 53 Ibid., p. 157. 54 Ibid., p. 161 et il est vraiment draisonnable que nous croyions que lordre qui est le produit de tant de diffrentes formes ou caractres du monde a t produit par le rassemblement accidentel de ces lments et sans une dcision certaine , p. 163. 55 Puisque tout homme qui a vraiment regard la disposition de ses parties si immenses, si varies, de si bel aspect ; tout homme qui a contempl la splendeur, la parure, la constance, les rvolutions, les retours, lharmonie des corps clestes ; tout homme qui aura admir dans les rgions infrieures la varit des saisons, les richesses des entrailles de la terre, llgance des plantes, la diversit des animaux, et cela avec les caractristiques de multitude, de symtrie, de liaison, de destination des membres dans chaque chose en particulier ; tout homme qui, dis-je, aura considr cela dun esprit attentif, cet homme ne pourra, sans que sa conscience proteste et lui rsiste ne pas reconnatre quil y a une volont divine dont la sagesse et la Providence ont accompli tout cela. , ibid., p. 190. 56 Il poursuit : Cest pourquoi au spectacle de la foudre ou dun autre effet admirable, il ne faut pas convoquer Dieu sur-le-champ, comme sil tait lui seul la cause sans quintervienne une cause naturelle [] car les causes de la foudre compte au nombre des causes naturelles qui Dieu laisse jouer leur rle et qui il ne fait subir aucune violence susceptible de renverser lordre de la nature , p. 197.

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    3.2.3. Nature et grce

    Le dernier livre du Syntagma philosophicum est consacr une question thologique parmi les plus difficiles57 ; elle est au cur des grandes questions depuis la Rforme et elle lest reste dans le dbat entre les jsuites et les jansnistes : laction de Dieu et la libert humaine. La question est reprise dans le cadre de la cosmologie nouvelle lie au systme dpicure qui rcuse toute finalit et fait du hasard un des matres mots de sa philosophie de la nature. Elle est expose en quatre chapitres.

    Le premier chapitre tudie la libert et le libre arbitre humain. La mthode est celle des chapitres prcdents : une recherche de la dfinition par les rfrences aux auteurs de lAntiquit. La notion de libert est ainsi prcise ; cest la distance de lhomme lgard de ses sensations et de ses perceptions. La notion de libre arbitre se rapporte laction entreprise. Gassendi propose son point de vue. Ltre humain est intelligent et son intelligence lui permet de connatre la valeur des choses. Sa volont se porte sur ce quil voit, mais ce quil voit ne le suscite pas infailliblement un choix58. Il faut un acte spcifique de jugement pour dterminer o est le bien et o est le mal. Cest ainsi que ltre humain est matre de soi.

    Le deuxime chapitre aborde deux points au cur des questions poses par la philosophie atomistique dpicure qui est appele le destin et la fortune , entendons en terme actuels la ncessit et le hasard . Lenracinement dans la cosmologie est patent. Gassendi carte la notion de destin, comme ncessit absolue qui rduit rien la libert humaine et donc vide de son sens, toute morale. Il reconnat que le systme dEpicure tire de labsence de fatalit le rgne du hasard et sur ce point, il rcuse son point de vue. Le hasard nest pas une explication. En effet, faire du hasard une entit souveraine est contradictoire. Les phnomnes ne sont pas pris dans un enchanement ncessaire, mais le dieu hasard agit. Gassendi analyse la notion de hasard. Il y a un emploi interne lexplication scientifique ; il est lgitime car dans la philosophie dpicure, les rencontres entre atomes ne sont pas prvisibles ou prdictibles pour la raison humaine ou le savoir scientifique. Plus encore, il y a donc dans la nature des enchanements de causalits ; il y a une ncessit naturelle ; mais celle-ci nest pas absolue, car le possible est ouvert. Ainsi Gassendi entend-il corriger picure. Il y a place pour une action de lesprit sur la matire ; cest lexprience humaine de la libert. picure rejette la vision de Dmocrite qui voyait dans le mouvement des atomes une ncessit ; il y a une possibilit dinflchir leur mouvement propre59. Latomisme a donc plusieurs visages. Gassendi promeut celui qui permet de faire place la libert et en particulier celle de lhomme et celle de Dieu.

    Le chapitre III traite de la manire de concilier le destin et la libert. La connaissance de Dieu tant absolue et ternelle, Dieu sait ce qui va se passer. Le futur nest pas pour lui un inconnu, comme il lest pour nous60. Mais ce savoir de Dieu ne falsifie pas la ralit. La

    57 Traduction franaise, par Sylvie TAUSSIG, t. IV : De la libert, de la fortune, du destin et de la divination, Turnhout, Belgique, Brepols, 2008. 58 Dans la tradition, on appelle ceci la libert dindiffrence . 59 Le terme latin clinamen est traduit par dclinaison : cest un mouvement qui est li une certaine gravit. Gassendi introduit la notion de gravit qui reste au cur de toute la physique nouvelle comme une difficult son propos, Newton dira : hypothesis non fingo : je ne forge pas dhypothse . Lattitude est donc phnomniste et non essentialiste. 60 Gassendi reprend une image traditionnelle : De mme que deux courriers que le prince a envoys par des routes diffrentes sans quils soient le moins du monde au courant de leurs missions respectives peuvent se rencontrer un certain moment et dans un certain lieu que ni lun ni lautre naura imagins quoique le prince sache que cette rencontre doit se produire, de mme Dieu peut-il tout disposer tout ce qui concerne les hommes

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    connaissance anticipe (praemotio) qui est en Dieu ne change pas la nature des phnomnes. Ainsi prvoir pour Dieu ce nest pas enfermer le droulement naturel des faits car il y a ncessit et ncessit61. Gassendi entre alors dans les questions les plus vivement dbattues entre les catholiques et les rforms, entre les jsuites et les jansnistes Il opte clairement pour la position catholique en rcusant la notion calviniste de prdestination . Gassendi prend pour exemple la question du reniement de Pierre. Gassendi reprend une argumentation classique62. Au moment de renier, Pierre tait libre de faire ou de ne pas le faire. Que Dieu le sache ne rend pas ncessaire le reniement63. Il faut donc considrer le cours du temps : avant la dcision, il y a libert et la connaissance de Dieu ne la fausse pas64 ; cette libert est un don de Dieu. Gassendi rcuse donc la prdestination en relevant quelle a un effet pervers en morale, car si tout arrive selon une dcision suprieure contre laquelle il ny a rien faire et qui adviendra quoiquon fasse il y a une caution pour limmoralit65.

    Gassendi argumente en discutant les textes o saint Paul emploie le terme de prdestination . Il choisit donc la solution humaniste, celle des jsuites contre laugustinisme dfendu par les jansnistes. Il souligne limportance de la libert et de la responsabilit humaine. Une formule revient sous sa plume dans son expos moral : Il dpend de toi . La manire dont Dieu use de la mdiation humaine, imparfaite et faillible,

    sans quils le souponnent, Dieu ne peut pas tre considr comme en ignorant aucune. Cela permet de comprendre que le terme de fortune, comme nous lavons expliqu, dsigne deux choses, savoir le concours [concursus] des causes et lignorance dans laquelle nous sommes de lvnement avant quil se produise, la fortune dans sa deuxime acception peut tre admise si on la rapporte aux hommes et non pas Dieu, et que dans sa premire acception rien ne fait obstacle ce que nous disions que la fortune ressortit non seulement du destin, mais aussi la divine Providence qui embrasse aussi bien les choses que les hommes ont prvues que celles quils nont pas prvues. , op. cit., p. 98. 61 On sait que les thologiens rpondent la difficult en distinguant une double ncessit, lune absolue, lautre de supposition. Car par exemple, il est absolument ncessaire que deus fois deux soient quatre ou que la journe dhier soit passe, alors quil ny a aucune ncessit ce que tu jettes les fondement de la maison ou que tu quittes la ville ; si tu supposes cependant que tu doives construire une maison ou que tu doives tre la campagne, il est alors ncessaire que tu jettes les fondements ou que tu quittes la ville, et cest, dis-je, une ncessit de supposition. Or parce que cette distinction rend manifeste que, si la ncessit absolue interdit que telle action nait pas lieu, en revanche la ncessit de supposition ne linterdit pas (car celui qui jette les fondements pourrait dans labsolu ne pas les jeter et celui qui quitte la ville pourrait ne pas la quitter) . (op. cit., p.102). 62 Ce qui, soit dit en passant, nuance sa rupture avec lenseignement quil a reu, puisque largumentation est celle de la thologie classique qui repose sur la discussion par Aristote du paradoxe de Dioscore. Gassendi rejoint Aristote quand il crit : Il faut rfuter la consquence [], savoir que ce qui est vrai doit ncessairement arriver, moins que cette ncessit soit une ncessit de supposition, qui donc nempche pas que cela puisse arriver librement ou de faon contingente , op. cit., p. 118. 63 Quand on dit quil est ncessaire que Pierre ait reni, on comprend cette ncessit non pas en tant quil ny aurait eu auparavant quelque chose dans Pierre lui-mme qui laurait pouss agir, mais seulement quil relve de la ralit chronologique [tempus] que, de mme que le temps a pass et quil ne peut pas ne pas tre pass, de mme la chose qui est faite dans le temps, quelle que soit la manire dont elle a t faite, ne peut pas ne pas avoir t faite au moment o elle la t. De l quand on dit quil fut ncessaire que Pierre renie, on nentend pas non plus par l quil y aurait eu une cause antrieure raison de laquelle Pierre aurait t contraint de renier, mais on veut seulement dire quil est ncessaire quil ait reni ou tout au plus que cela fut ncessaire, dun point de vue qui se situe aprs que la chose a t accomplie, puisque, de cette manire, la ncessit se rapporte entirement au pass , ibid., p. 102. 64 Quant Dieu, qui est omniscient, il prvoit certes que Pierre reniera, mais la prvision du reniement suit la prvision de la dtermination libre, et il prvoit seulement que Pierre reniera parce quil prvoit que Pierre se dterminera librement renier. De l vient quon a lhabitude de dire que, si Pierre va renier, ce nest pas parce que Dieu la prvu, mais que Dieu la prvu parce que Pierre va renier. Assurment toute connaissance est quelque chose dextrieur la chose connue, et la chose tient ce quelle est non pas de la connaissance quon en a, mais delle-mme ou de sa cause , ibid, p. 103. 65 Gassendi dnonce le sophisme du raisonnement paresseux , op. cit., p. 105

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    nest pas une preuve de son indiffrence. Gassendi crit ce propos : Si Dieu utilise des ministres, ce nest pas parce quil craint de perdre sa dignit, de dmontrer son impuissance ou de rvler son indigence, mais parce quil a jug que cela convenait ltat des choses quil a voulu donner au monde66 .

    Le chapitre IV traite de la divination. Dans ces pages, Gassendi se montre critique lgard des pratiques de la religion populaire quil nhsite pas traiter de superstition. Dans ces pages, il rejoint picure qui a dnonc limmoralit des discours mythologiques sur les actes des dieux et desses du panthon grco-latin. Il renoue avec la rigueur du strict monothisme. Il donne ces dveloppements un tour personnel en montrant comment la science dans son effort dexplication fait reculer la crdulit qui sempare de signes clestes comme de messages divins, alors quils sexpliquent parfaitement en astronomie67. Cependant il faut noter son apologie de Socrate qui tait trop intelligent pour tre rationaliste. Il y avait en effet chez Socrate un instinct pour discerner le vrai qui relve de lintuition et de la conviction personnelle. Cest l une ouverture sur la foi. Mais le livre sachve abruptement sur ce point.

    Comme la raison de linachvement de la rdaction de louvrage est la mort de Gassendi, on est face une nigme sur sa pense proprement thologique. Ce qui est sr cest que Gassendi sest tenu distance des querelles qui opposaient les coles thologiques (jsuites contre dominicains, jansnistes contre jsuites). Jinterprte en disant que pour Gassendi, homme de science, ces querelles semblaient inutiles et vaines.

    Conclusion

    En conclusion, il faut relever que Gassendi est un des fondateurs de la science classique articule la mcanique. Il nest pas un des grands, au mme niveau que Galile et Kepler. Mais il a jou un rle rel pour sa fondation68. Gassendi a le mrite davoir t le premier introduire la notion datome dans le discours scientifique. Or nous savons que toute nouveaut scientifique commence par des rvolutions conceptuelles. Mais cet atomisme est bien imparfait aux yeux de la science actuelle.

    Du point de vue qui intresse notre rflexion sur les rapports entre science et spiritualit, le trait caractristique de Gassendi est bien louverture desprit. Cest un novateur conscient de limportance de la science qui ouvre une tape nouvelle. La dmarche est celle dun chercheur et il fait montre dune grande audace en osant prendre chez les Anciens un

    66 Op. cit., p. 135. 67 Il ne vaut pas la peine que nous perdions ici notre temps rejeter la divination scientifique [artificialis], vu que nos rfutations abondantes contre lastrologie permettent dtablir elles seules que, si lart qui tient la premire place parmi tous les arts divinatoires est vain et futile, toutes les autres ne doivent pas ltre moins , op. cit., p. 146. 68 Alexandre KOYRE, Gassendi et la science de son temps , Tricentenaire de Gassendi, op. cit., p. 173-189. Koyr a t la fois svre et accueillant pour juger de la valeur scientifique de Gassendi. Les Anglais sont plus accueillants que les Franais qui ont vu en Descartes le seul fondateur de la science classique. Voltaire en est lcho quand il raille en crivant ces vers o il oppose Gassendi et Descartes (qualifi de breton !) : Lincertain Gassendi, ce bon prtre de Digne ne pouvait du Breton souffrir laudace insigne, et proposait Dieu des atomes crochus, quoique passs de mode, et ds longtemps dchus ; mais il ne disait rien sur lessence suprme . On sait que latomisme est devenu le fondement de la physique et de la chimie !

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    auteur dconsidr au plan thologique, picure. Il se situe rsolument face lui. La question se pose alors de savoir si cette tentative a abouti. Pour cela il faut clairer le point suivant : quelle est la manire dont il a articul science et thologie chrtienne ?

    Pour certains, Gassendi aurait fait une juxtaposition69. Il aurait introduit une philosophie matrialiste incompatible avec la foi chrtienne et aurait continu une vie religieuse selon les critres du temps ; cette vie religieuse aurait t sincre mais place dans lordre de laffectivit. Pour dautres, dans une perspective plus critique, Gassendi aurait t dans limposture. Il aurait eu une philosophie matrialiste systmatique et sa pratique religieuse naurait t que convenance mondaine dans le contexte de lpoque. Gassendi aurait t un libertin, au sens de ce terme au XVIIe sicle70. Nous avons t attentifs voir quil nen tait rien. Gassendi est un homme de foi relle et sincre. Il voit clairement que la nouvelle physique oblige un changement radical de la philosophie de la nature. Il sattache donc ouvrir des voies nouvelles.

    Il trouve dans latomisme une voie pour fonder la nouvelle philosophie de la nature. Il ladopte par souci de rigueur philosophique. Mais il est bien conscient de la hardiesse de son projet puisque latomisme est li la philosophie dpicure qui est rejete par la tradition. Il sefforce donc de comprendre son systme et de montrer comment il peut tre repris dans une perspective nouvelle.

    Son uvre est une philosophie de la nature. Elle se prolonge dans une thologie naturelle. Celle-ci est une expression raisonne de la foi.

    Il me semble que la dmarche est celle dune attitude qui exclut tous les extrmes. Pas de superstition ! La pratique religieuse doit tre emplie de raison et de mesure. Pas de fidisme ensuite ! Le fidisme est exclu par le souci dune rflexion critique sur la connaissance et la valeur du travail intellectuel. La lecture nave des critures ne saurait contredire le travail de la raison.

    Gassendi nest pas matrialiste71 ; il met en uvre une philosophie qui respecte lautonomie des cratures vis--vis du Crateur. Il est aussi conscient que la tradition ne doit pas tre une entrave la recherche, mais doit tre, au contraire, une incitation faire un travail nouveau. Il faut le faire dans la paix et la srnit. Cest une manire de vivre la spiritualit chrtienne que dunir des chemins de qute de vrit. Je lui donne la parole : Alors que le but offert la vraie Philosophie tait de connatre la vrit, et, en jouissant de sa connaissance, de mener une vie honnte et heureuse, ces gens-l [les disciples dAristote] ont introduit une autre fin, qui est dtre habile la dispute. Ils ont fait de la Philosophie non une cole de vertu, mais une ppinire darguties propres favoriser les querelles. Cest pourquoi lon demande celui qui sadonne la Philosophie non pas quel point il est honnte et franc, mais quel point il est bon Disputeur. [] Lauthentique recherche du vrai qui est la vraie

    69 Cest la conclusion de la thse de Olivier Ren BLOCH, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, Matrialisme et Mtaphysique, Archives internationales dhistoire des ides , La Haye, Martinus NijHoff, 1971. Cest la grande tude la plus rcente en franais. 70 Dans louvrage de Friedrich LANGE, Histoire du matrialisme, 1873, nouvelle traduction Paris, Coda, 2005,. Gassendi est prsent comme lauteur matrialiste franais du XVIIe sicle. 71 Cette thse a t soutenue dans lUniversit franaise par Ren PINTARD, Le Libertinage rudit dans la premire moiti du XVIIe sicle, Paris, Boivin, 1943. Cette thse est reprise aujourdhui par Michel Onfray. Cette thse a t critique par Raymond COLLIER, Gassendi et le spiritualisme ou Gassendi tait-il libertin ? , dans Tricentenaire de Pierre Gassendi, op. cit., p. 95-133.

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    Philosophie est chose calme et paisible ; elle peut se comparer au Nil, qui, si son cours est calme, est aussi le plus utile des fleuves72 .

    Plan de la Confrence

    I. Pierre Gassendi et la naissance de latomisme .............................................................................................. 1

    1. tapes de la vie ............................................................................................................................................... 2 1.1. Lastronome provenal (1621-1637) ...................................................................................................... 3 1.2. Un matre Paris (1639-1649) ................................................................................................................ 4 1.3. Un crivain engag (1650-1655) ............................................................................................................. 5

    2. Philosophie de la nature ................................................................................................................................. 5 2.1. La vision et la connaissance scientifique ................................................................................................ 6 2.2. Nominalisme et mcanisme ................................................................................................................... 7 2.3. La matire et lnergie ............................................................................................................................ 9

    3. Gassendi thologien ..................................................................................................................................... 10 3.1. Un chanoine exemplaire ....................................................................................................................... 11 3.2. Le Dieu des philosophes et des savants ............................................................................................... 12 3.2.1. picure et lpicurisme ...................................................................................................................... 13 3.2.2 La thologie naturelle ......................................................................................................................... 13 3.2.3. Nature et grce .................................................................................................................................. 16

    Conclusion ........................................................................................................................................................ 18

    Edition et mise en page : www.domuni.org

    72 Exercitationes, Liv. 1, diss. 2-4, art. 4, trad. fr., p. 26.