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INTRODUCTION LE ROMANTISME ET LA CONSCIENCE DE SOl t.\ u.-p(D Parmi toutes les variétés d'aspect offertes par le roman- tisme, il en est une qui paralt plus importante que toutes les autres. Nous voulons parler du phénomene de la conscience de soi, ou de la faculte introspective. La raison de cet état de chose, c'est que le romantisme est une époque de crise. Jamais J'expérience du moi n'a paru dans 1 esprit meme de ceux qui en furent les sujets, un mystere aussi attirant, une réalité aussi c0mplexe et aussi difficilement analysable. Jamais non plus le développement des formes littéraires et des systemes philosophiques ne s'est rattaché aussi étroitcment a l'acte meme de la conscience. Tous les grands écrivains et penseurs du romantisme (en France comme par- tout ailleurs en Europe) ont fait dépendre le déroulement de leur pensée de l'acte initial par lequel l'etre se découvre a lui-meme introspectivement. En étudiant chez eux le phénomene premier de la conscience de soi, nous sommes naturellement amenés a considérer tous les autres , et a les considérer dans l'ordre meme ou ils se sont manifestés a par- tir de ce phénomene initial. Car le point de départ unique de tous les romantiques quelle que soit la diversité de leurs points d'arrivée, c'est invariablement I'acte de conscience. Ce serait pourtant une grosse erreur de croire que cet acte apparalt seulement dans la littérature et dans la philosophie a 1 époque romantique. 11 y a. si J'on peut dire. une histoire de la conscience. longue et compliquée, qui a été racontée par Léon Brunschvicg dans son livre sur Le de la consc ie1rce dans la philosophie occidentale. 1

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INTRODUCTION

LE ROMANTISME ET LA CONSCIENCE DE SOl

t.\ u.-p(D

Parmi toutes les variétés d'aspect offertes par le roman­tisme, il en est une qui paralt plus importante que toutes les autres. Nous voulons parler du phénomene de la conscience de soi, ou de la faculte introspective. La raison de cet état de chose, c'est que le romantisme est une époque de crise. Jamais J'expérience du moi n'a paru dans 1 esprit meme de ceux qui en furent les sujets, un mystere aussi attirant, une réalité aussi c0mplexe et aussi difficilement analysable. Jamais non plus le développement des formes littéraires et des systemes philosophiques ne s'est rattaché aussi étroitcment a l'acte meme de la conscience. Tous les grands écrivains et penseurs du romantisme (en France comme par­tout ailleurs en Europe) ont fait dépendre le déroulement de leur pensée de l'acte initial par lequel l'etre se découvre a lui-meme introspectivement. En étudiant chez eux le phénomene premier de la conscience de soi, nous sommes naturellement amenés a considérer tous les autres, et a les considérer dans l'ordre meme ou ils se sont manifestés a par­tir de ce phénomene initial. Car le point de départ unique de tous les romantiques quelle que soit la diversité de leurs points d'arrivée, c'est invariablement I'acte de conscience.

Ce serait pourtant une grosse erreur de croire que cet acte apparalt seulement dans la littérature et dans la philosophie a 1 époque romantique. 11 y a. si J'on peut dire. une histoire de la conscience. longue et compliquée, qui a été racontée par Léon Brunschvicg dans son livre sur Le progrc~s de la conscie1rce dans la philosophie occidentale.

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Rien ne nous est plus tam!lier que I'adage de Socrate Connais-toi toi· m eme. Toutefois la connaissance de soi a Iaquelle toute la philosophie ancienne, depuis Socrate jusqu'a Plotin, nous convie, n 'est nullement 1 acte de con­science. C'est une connaissance de l'adéquation qui existe en­tre notre pensée et l'objet sur Jeque! elle s'exerce, la recon­naissance du fait qu'entre notre esprit et l'intelli~ibilité du monde externe se distingue un rapport. En atte1gnant en nous les príncipes de notre intelligence. nous atteignons du meme coup les príncipes qui définissent l'essence des choses. Se connaitre, c'est connaí'tre l'univers. Cependant, en tachant d 'atteindre ainsi dans son identification avec !'esprit l'essence de l'univers. la pensée pai'enne tendait a mécon­naí'tre, ou, tout au moins, a négliger, le fait concret, im­médiat, contingent et néanmoins évident, de notre propre existence. Quasi les seuls textes de l'antiquité qui expriment ce sentiment de I'existence de !'ame, sont ceux ou les sto'iques décrivent la lassitude de certaines vies individuelles. J'acedia ou le taedium vitae. Mais ils ne la décrivent pas pour y montrer le reflet d'une pensée capable de s'abstraire de

N'univers et de prendre conscience d'elle-meme dans sa 1 so@ude intérieure. lis n'y voient qu'une fatigue de !'esprit, .._ une malaOiequi empeche I'homme de remplir sereinement

son role de contemplateur et de témoin des essences univer­selles. Pour ainsi d1re jamais Cicéron, Séneque, Epictete ou Marc-Aurele ne soupcyonnent que l'homme n'a pas seulement pour fonction de saisir des vérités générales et d'y conformer son existence, mais encore qu'il a en propre cette existence comme une réalité interne découverte par un acte tout différent de celui par Jeque! !'esprit reconnaí't les propriétés d'un triangle ou l'identité de deux sommes.

C'est avec le christianisme que la connaissance de soi devient la connaissance d'une existence et non plus d'une essence. L'on se rappelle les fameux passages du De Trinitate et des C01~(essions. ou Saint-Augustin distingue la science intime de soi. par laquelle nous savons que nous som­mes, de la science, telle que la concyoivent Plotin et le néo­platonisme, par laquelle les hypostases se pensent et, en se pensant, pensent l'univers. Les ames chrétiennes ne sont pas des intelligences qui sont supposées approfondir ab­straitement leurs intuitions, ce sont des ames préoccupées de leur salut. Elles ont pour devoir fondamental de saisir l'ac­tion de Dieu sur elles-memes. et de découvrir comment leur

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déficience propre est constamment réparée et surmontée par la grace divine. « Se passe-t-il un instant, écrit Saint Au~ustin, queje ne ressente quelque effet de la miséricorde divme ? Je périrais sans ces se si Die u ne me soutenait. » A vec une telle phrase l'authentique sentiment du moi fait son en­trée dans la pensée introspective et dans la littérature. n y entre par la porte de l'expérience religieuse et de la théologie. Cest paree queje crois en un Dieu non seulement créateur de l'univers et de l'etre en général, mais créateur aussi de mon etre en particulier, queje me découvre subissant l'effet de cet acte créateur, Iittéralement tiré de la non-existence par la grace. La conscience de l'existence est, des le début, liée dans la pensée chrétienne a la conscience de la dépendance de notre etre propre a l'égard de l'acte surnaturel qui le crée. Bien plus, cet acte créateur n'est pas seulement percyu par la conscience comme l'acte origine! qui a permis a I'etre créé de commencer a vivre ; mais il est reconnu aussi comme I'acte par Jeque! nous recevons achaque instant, de nouveau, le meme don de vie. En chaque moment Dieu nous crée, et si en chaque moment Dieu ne nous recréait pas , nous retomberions dans le néant et cesserions d'exister. Chaque moment d'existence est done un moment ou le chrétien recyoit l'etre, et ou il se découvre comme recevant l'etre. Chaque moment est un laps de temps ou, par une opération surnaturelle, il se voit sauvé de la non-existence et recevant avec la vie la conscience de vivre.

Ainsi, des le début du christianisme, la conscience de soi s'est trouvée liée de la facyon la plus étroite a ce que les théologiens appellent la théorie de la création continuée. Dieu me crée d'instant en instant, et je me découvre créé d'instant en instant. La conscience de mon existence est en premier lieu la conscience du don qui m'est fait de !'existen ce, et ce don m 'est continué dans tous les instants de ma vie, et meme par deJa la mort. De meme, ma conscience morale, ma bonne conscience, est. avant tout. la conscience d'une grace créatrice de mes vertus. Sans la grace continuée, je ne pourrais pas plus mener une bonne vie, que, sans la g;ace naturelle de l'existence, je ne pourrais me maintenir en v1e.

Cette caractéristique fondamentale de la conscience chrétienne n'apparaí't jamais si nettement que chez les grands réformateurs du seizieme siecle.

Ce qui frappe , avant tout, chez Luther,2 c'est le sentiment

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de la transformation accomplie, pour ainsi dire instantanément dans le moi, par la grace. La régénération de l'etre s'accompagne d'une conscience de la nouveauté absolue de l'existence régénérée, nouveauté si absolue qu'il est impossible de lui trouver aucun précédent. La joie luthérienne, la joie du régénéré, est la conscience exubérante d'etre devenu un etre radicalement nouveau qui naít a lui­meme dans un moment incomparable a tous les moments de 1' ancienne existence. Le vieil homme disparatt. le monde extérieur s'efface, il n'y a plus qu'un moment vierge dans une solitude qu'illumine la grace- D'autre part. chez Calvin. ce qui apparaít en premier lieu, c'est la conscience de J'homme non encare régénéré. de I'etre déchu et coupable, de I'etre qui par lui-meme n'a aucun príncipe de vie, et qui, de lui-meme, retombe sans cesse dans le double néant du non-etre et du péché : ~ Il faut que nous commencions toujours par ce bout-la, dit Calvin, de connaítre quelle est notre faiblesse ... »3 Et ailleurs: ~ Jeme vois continuellement m 'écouler ; il ne se passe aucun moment que je ne me per~oive sur le point d'etre englouti. Mais puisque Dieu soutient ses élus, en sorte qu'ils ne sont jamais submergés, je erais fermement que je demeurerai en dépit des orages innombrables. »4 - La conscience de soi chez les Réformateurs, est done une conscience double. C'est en premier lieu le sentiment immédiat de l'incapacité ou se trouve l'homme de se créer lui-meme, la conscience d'un etre qui de lui-meme ne peut se maintenir dans I'etre ; mais c'est aussi le sentiment non moins immédiat et non moins intérieur de l'acte surnaturel par Jeque! cet etre qui tombe dans le non-etre est aussitot sauvé du non-etre et régénéré par l'oeuvre d'une puissance incompréhensible mais dont il expérimente en lut-meme indubitablement les effets. « La signification profonde de la Réforme, dit le grand historien de la philosophie Guido de Ruggiero, n'est pas dans les concepts et dans les dogmes, mais dans la conscience ... De cette réalité immédiate. de cette certitude premiere sortira la philosophie moderne. a la recherche de la vérité, c'est-a-dire de son adéquation intellectuelle. Nous ne réussirons jamais a comprendre J'audace du Cogito cartésien et du Bewusstsein kantien. sans cette expérience vitale de la Réforme . • 5

Expérience vitale, qui , essentiellement, est une expérience intérieure, une expérience non seulement subie mais pen;ue intuitivement par l'etre quien est le sujet. De ce point de vue,

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l'expér!ence de Luther et de Calvin l'expérience des Réfor­mateurs. ne differe pas de J'expérience de Pétrarque, de Marsille Ficin , de Ptc de la Mtrandole, d'Erasme ou de Paracelse. c'est-a-dire de l'expérience des grands humanistes de la Renaissance. Si Pie de la Mirandole, par exemple, place le microcosme de !'ame au centre du macrocosme, du grand monde, ce n'est pas comme un objet au milieu d'autres objets. Le centre de la pensée humaine est un centre de convergen ce. un point d 'irradiation et de concentration, ou tout se retrouve et devient pensable. ou tout devient par J'acte de pensée la substance meme du moi. L'homme de la Renaissance n'a pas seulement la certitude que par l'activité de son propre esprit il peut s'annexer le monde. il a encare la conviction que par cet acte il peut faire entrer le monde dans l'enceinte meme de sa pensée et se constituer ainsi en un moi universel. Son propre moi lui devient cher. non seulement paree que c'est son propre moi, sa possession la plus intime, mais aussi paree que littéralement il peut tout y mettre. En se saisissant lui-meme il possede le reflet infini d'un monde infini. La conscience de soi devient la conscience de l'univers tel qu 'il se trouve reflété par le moi. Jouir de soi, c'est jo u ir de ce qui. universellement. inépuisablement. se manifeste dans le moi et par le moi. Telle est. par dessus tout. la conscience chez Montaigne.

Lorsqu 'a u début des Essais. dans un passage célebre. Mon­taigne s'adresse au lecteur pour lui dire : « C'est moi queje peins • 6

• il a conscience de l'immense richesse d 'un su jet qui est précisément celui de la conscience. « C'est moi que je peins ~ ne peut signifier autre chose que : ~ C'est moi queje pense. je pense un moi qui pense. • Montaigne n 'est pas seulement un etre extraordinairement conscient de son propre etre. il est aussi conscient de sa propre conscience. Et d'abord cette expérience. la plus intime de toutes. apparalt comme une source inépuisable de jouissances. Personne n'a plus joui de lui-meme que Montaigne : ~ Chacun regarde devant soi ; moi. je regarde dedans moi: je n'ai affaire qu'a moi. je me considere sans cesse. je me controle. je me goOte. Les autres vont toujours ailleurs. s'ils y pensent bien. ils vont toujours avant ; moi je me roule en moi-meme. • 7 Le con­trole de soi dont parle ici Montaigne, n'est nullement le con­trole sto'ique. Ce n'est ni un e contrainte. ni un frein. C'en est plutot exactement l'inverse. Le controle de soi est pour Mon­taigne une mise en role de soi. c'est-a-dire un e absorption

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continuelle Rar !'esprit de tout ce qut passe dans !'esprit Controler, e est done goOter ; c'est éprouver une jouissance a sentir précisément la multiplicité de ses jouissances. C'est aussi faire correspondre exactement le sentiment de l'ex­périence vécue avec cette expérience vécue elle-meme. Alors que tous les autres etres, dit Montaigne, vont toujours ailleurs et avant, c'est-a-dire établissent une distance spatiale ou tem~orelle entre ce qu'ils éprouvent et le sen­ttment de ce qu ils éJ?rouvent, moi j'établis entre ces deux termes une synchrontsation parfaite. Mon moi et le sen­timent de mon moi ne font qu'un, paree que !'un et l'autre frappent en meme temps la meme note, éprouvent en meme temps le meme sentiment. Et ce meme temps est toujours le temps et le moment du présent.

Pour reprendre ici l'expression de Léon Brunschvicg. il n'y a pas d'étape plus importante dans le progres de la con­sctence que celle qui se trouve accomplie dans les Essais de Montaigne. Montaigne est le premier qui ait vu que la perfection de l'acte de conscience requiert la co"incidence, voire meme l'identité totale du sujet qui pense et de l'objet pensé, du moi comme sujet de sa propre expérience et du moi comme objet de celle-ci. Et Montaigne aussi, le premier, a vu que cette co"incidence n 'était réalisable que si le moi

lsujet et le moi objet de l'expérience n'étaient ni autre part, ni en avant, ni en arriere, ni daos le passé, ni daos )'avenir, ni au dehors, mais absolument en dedans et absolument dans le moment présent. L'on ne peut avoir de parfaite expérience de soi-meme, si l'on ne se saisit par un acte immédiat . . te! qu'on est et la ou l'on est dans le moment présent. Je n'ai pas vraiment conscience de moi-méme si je pense a ce que j'ai été ou si je me souviens de ce queje souhaitais d'etre. Je n'ai conscience de moi que si j'ai une conscience présente d'un moi situé exclusivement daos le moment présent.

Toutefois du méme coup aussi, Montaigne a découvert toutes les difficultés. les limitations et les déceptions de l'acte de conscience. car se saisir dans le présent, c'est ne saisir de soi que le présent. C'est se goOter sans doute. non pas tel. certes. qu'on est au total dans )'ensemble de son existence, mais parcelle par parcelle dans ce qui est révélé de nous par chaque petit moment présent. Bien plus, y a-t-il un moment présent. du moins y a-t-il un moment présent fixe, certain, détachable. isolable ? Je crois me saisir a l'instant ou je pen­se. mais mon acte de conscience est tardif. toujours devaneé

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par un mouvement spontané de pensée qui va de l'avant et qui n'attend pas la réflexion. D'autte part. cette pensée précipitée et fluante, comment l'isoler. comment décider qu'elle est ma seule pensée présente ? Elle émerge si promptement du passé et se trouve si étroitement liée a celui-ci. queje ne sais si ce queje pense est ma pensée présente ou celle ~ui la précede. Et au moment ou je veux la penser, elle est déJa autre, elle s'échappe vers le futur. elle change et se transforme en quelque chose que je ne pense pas encore. Avoir conscience de soi. ce n 'est plus alors avoir conscience de ce que l'on est, mais avoir conscience de ce qu'on n'est plus ou pas encore, avoir conscience d'un mouvement I / mterne qui ne s'arréte jamais, qui ne se détermine jamais. qui ne mérite jamais le nom d'etre. D'ou la fameuse parole de Montaigne, ~ui est au fond une parole de découragement et un constat d échec : ~ Je ne peins pas l'etre. je peins le passage .• a Ce qui revienta aire : «Te preñds conscience nonoe ce que je suis. mais de ce que je deviens. et mon devenir est pure fluence ». Or si l'objet de l'acte de con­science est pure fluence. la conscience que j'en ai est aussi pure fluence. C'est la connaissance fluente d'un objet fluent. A peine avais-je cru me posséder queje me vois échapper, et comme objet, et comme sujet, a moi-méme. La grande maxime de Montaigne : Que sais-je ? devient ainsi un Que sais-je de moi-meme ? un Y a-t-il une science de moi-meme ? 11 n 'y a pas de réponse. si non celle, toujours démentie. offerte successtvement par « J'infinie diversité des visa~es ll de moi­meme que J'infinité des iñ<:>mentS' succesSi'k presente tour a tour. Et meme si ces visages sont par hasard semblables les uns aux autres. s'il v a identité entre les différentes versions de moi-meme queje· découvre les unes a la suite des autres. je n'ai aucun moyen de m'en rendre compte. car je ne puis me rendre compte de moi-méme que par l'tmmédiateté de l'acte de conscience. il n'est jamais valable que pour le moment ou il opere et quant a l'unique visage de moi-méme que je présente dans ce moment particulier. 11 y a bien la mémoire, mais la mémoire n 'est pas la conscience. C'est une faculté précaire. suspecte. sujette a toutes sortes d'infidélités et de défaillances. Montaigne ne veut avoir ríen a faire avec sa propre mémoire. I1 ne veut jamais ajouter foi ni préter attention a ce qu ' il se souvient d'avoir été. 11 se condamne a étre quelqu'un qui recommence toujours une existence instantanée. et qm. par conséquent. a toujours conscience de

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perdre instantanément ce qu'il a conscience d'etre tnstantanément. - Comme dit Léon Brunschvicg, ~ celui qui a l'ambition de se connaí'tre (Montaigne). devra done renoncer a la prétention de se ··econnaí'tre ... 11 est inévitable que chaque prise de conscience nous fasse apparaí'tre autre a nos propres yeux. »

Ayant une conscience toujours autre d'un moi toujours autre, Montaigne finalement réduit la conscience a ce qu'il appelle jugement. c'est-a-dire une prise de conscience de soi éphémere. faite a la volée. au passage. Prise et déprise. action sans cesse recommencée et sans cesse terminée, qui s'exerce sur un etre lui-meme toujours recommen<¡:ant et

11 disparaissant : ~ Je m 'échappe tous les jours. et je me dé­'1 robe a moi. »

Rien de moins fixe done, rien de plus trouble et in­saisissable que I'acte de conscience chez Montaigne. Et c'est pourtant sur cet acte que. quelques générations plus tard. un esprit non moins profond et non moins grand que Montaigne tentera d 'établir toute la philosophie et meme l'immense construction des sciences de la nature. Cet esprit. c'est Descartes. Lorsque dans sa premiere Méditation Descartes reprend le Cogito augustinien pour en faire le príncipe premier de sa démarche intellectuelle. l'acte de conscience lui apparalt. non plus comme quelque chose de trouble et d'incertain, ainsi qu'il se révele chez Montaigne. mais au contraire comme la chose la plus claire et la plus certaine qui soit au monde. Le Cogito cartésien est done l'inverse meme du Cogito de Montaigne. Il est absolue clarté. et il est aussi. non pas simplement comme chez Montaigne une connaissance du mouvement transitif de I'etre. mais une connaissance de cet etre meme dans sa réalité substantielle: ~ Je suis. j'existe. cela est certain. » - ~ Je suis une substance qui pense. » ~es deux phrases. volontairement si breves, évoquent par !'extreme condensation du temps mis a les formuler, !'extreme condensation de durée qui est le temps instantané du jugement cartésien d'existence. Néanmoins. dans Ieur brieveté. elles embrassent et déterminent une sphere d'idées ou tout l'essentiel de la vie intérieure se trouve enclos. A chaque moment. il m 'est permis de me détacher de tous les autres moments de mon existence. comme en chaque point de mon itinéraire spirituel il m 'est permis de do u ter de toutes mes connaissances acquises. de tout le champ de relations que j'ai pu établir avec le monde extérieur. Dans ce

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moment que j'isole et que j'arrete, comme un Josué qui arrete le soleil, je suis capable d'éliminer de mon esprit tout ce qui se relie au passé comme au futur, et toutes mes attaches a tous les points de l'espace. Me dépouillant de tous liens mentaux, de toutes croyances, de toutes habitudes de pen:;cr, Jt:: wutes tdées et m eme de tous sentiments, dans la mesure ou mes sentiments par l'intermédiaire de mon corps me révelent confusément 1 existence du monde extérieur et de mes rapports changeants avec celui-ci, je me découvre dans un moment sans durée et dans un point sans étendue, dans un moment et un point absolument dénués de toutes caractéristiques historiques ou géographiques, autour desquels je fais le vide, auxquels plus ríen d'antécédent ni de conséquent, ni d'extérieur, ne se rapporte. Ce moment seul existe. Ce point seul existe. Mais dans ce moment et dans ce point qui seuls existent. moi aussi j'existe, et ce moi est une pensée qui se pense, et qui, en se pensant, se révele a elle­meme sa substance ou au moins l'attribut essentiel de sa substance, qui est précisément la pensée.

Ainsi la découverte de Descartes apparalt comme le con­trepied meme de la découverte de Montaigne. Alors que ce dernier ne découvrait par l'acte de conscience que le mouvement transitif de la vie mentale, jamais l'etre, mais seulement le passage du néant a I'etre, et de l'etre au néant, Descartes, au contraire, établit par I'acte de conscience un moment de pensée sans origine, sans mouvement temporel et sans mouvement spatial, un point fixe de !'esprit qui contient la pensée et qui contient I'etre. Comme I'a dit Lachieze-Rav'0

~ le Cogito n'est pas la conclusion d'un syllogisme dont I'á majeure serait : tout ce qui pense est. Ce n'est nullement, non plus. une opération ret1exive dans laquelle la conscience dirait : « Je pense », et l'etre : ~ j'ai été ». Ici la conscience et I'etre sont absolument simultanés. Aucun décalage de temps n'est possible. car le doute hyperbolique ayant aboli provisoirement la possibilité d'un passé-ou d'un futur, il n'y a pas de temps, il n'y a que le présent meme ; présent ou I'acte par Iequel je suis et I'acte par lequel je me découvre comme étant. se révelent comme une seule et meme chose qui est a la fois mon etre et ma pensée. - Au­cun raisonnement non plus n'est concevable, paree que tout raisonnement est discursif et. partant. temporel, coro­me aucun doute n'est imaginable. paree que sans penser je ne pourrais etre, sans etre je ne pourrais penser. Par mon

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acte mon moi se prouve. Je suis immédiatement de moi­meme et pour moi-meme ma complete et completement distincte évidence. Bien plus encore, cet acte par Jeque! jeme perc;ois parfaitement je ruis le répéter et ne puis meme pas m 'empecher de le répéter. en chaquc momento u je pense, et il n'est aucun moment ou je ne pense. Ma vie est done une succession ininterrompue de moments ou je me découvre tout entier, immédiatement. dans mon etre qui est ma pen­sée. Quoi queje pense, jeme pense toujours moi-meme, et en me pensant je me possede pleinement. évidemment, sub­stantiellement.

Dans cette possession triomphale de l'etre par la con-science, il saute aux yeux que Descartes se montre aussi dif-

/ férent que possible de Montaigne. Point de • moment de 1 passage ». point de saisie fugitive et douteuse de !'esprit dans son ondoyance meme. Mais au contraire la fixation par !'esprit d'un moment indépendant de tous les autres moments du temps, et la détermination par !'esprit du caractere substantiel de l'etre. tel qu'il se révele précisément dans ce moment ; de sorte qu'en se connaissant ainsi lui­meme, !'esprit se découvre avec assurance et fermeté, avec clarté et distinction, comme se suffisant a lui -meme, sans nul asservissement a toutes les causes extérieures et intérieures dont on aurait pu supposer qu'il fOt l'effet : • J'ai mieux aimé appuyer mon raisonnement. dit Descartes. sur l'existence de moi-meme. laquelle ne dépend d'aücune suite de causes, et qui m'est si connue que rien ne peut etre davantage. ~ - La conscience humaine, avec Descartes, se présente done comme une faculté qut n'est pas sans ressembler a la pensée divine. puisqu'elle semble se manifester instantanément par un acte de suffisance parfaite. L'assurance qu'elle donne a celui qui l'exerce est trréfragable, la lumiere qui l'illuminc cst sans ombre. elle est le fondement, retrouvé en chaque moment. de toute vie de 1' esprit.

Descartes n 'est pas le seul écnvam de son temps chez qui se manifeste avec cette netteté la conscience de soi. Nous en voyons un exemple analogue dans l'expérience de soi que nous trouvons chez la presque totalité des grands personnages de Corneille. Chacun d'entre eux exprime avec la mem~ vigueu~ une a.ffirmation de soi-meme qui a pour cause dtrecte et tmmédtate. non seulement le sen timent de soi mais le désir d 'etre tel qu'on est et qu'on souhaite d'etre:

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Je sais ce queje suis et ce queje dois faire Et prends pour seul objet ma gloire a satisfaire.11

Je sais ce queje suis et ce que jc me dois.12

Voila quelle je suis et quelle je veux etre.0

Telle est J'affirmation de soi qui jaillit chaque fois sur les levres du héros cornélien. Ici la conscience de soi-meme co·in­cide avec ce qui dans le moi est la partie la plus active, la plus ferme, et, partant, la plus reconnaissable de ce moi, la volon­té. La conscience de soi cornélienne, a la différence de la con­science de soi cartésienne, n'est pas, avant tout, rationnelle, elle est essentiellement volontaire. Elle correspond a la double ass~rtic~ : je suis ce queje veux. je veux ce queje suis. Mais comme la conscience cartésienne, elle est une connaissance positive, si nette et si claire qu'elle a aussi quelque chose d'indubitable. U se retrouve chez Corneille un des traits caractéristiques de la pensée cartésienne : faire de soi-meme, par l'acte de conscience de soi, le fondement de toute vérité et de tout ordre. Nous sommes ici au coeur du dassicisme rationaliste. Tout y est suspendu a la réponse donnée a une question préalable a toute autre : la question Qui suis-je? point de départ du Cogito.

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Le rationaliste classique est celui quien interrogeant son for intérieur trouve une réponse décisive a la question qu'il se pose. Aucun doute n 'est possible, aucune obscurité ne vient ternir la clarté essentielle qui en émane. La réponse car­tésienne (je suis un etre qui pense). ou cornélienne (je suis ce queje veux) n 'impliquent aucune hésitation. aucun trouble de la pensée. Et c'est de cette lumiere initiale que toutes les autres connaissances vont dépendre.

Nous sommes done iei au creur méme de ce que nous ap­pelons le classicisme. Et pourtant c'est en plein classicisme. en plein rationalisme classique. que se manifeste une ten­dance directement contraire. un irrationnel. Et cela, des l'abord, chez )e fondateur meme du rationaJisme cJasSÍ9_Ue, c'est-a-dire Descartes. Le Cogito ('artésien est loin d'etre épuisé en effet par l'aspect affirmatif que nous venons de relever chez luí . A coté de sa tact de lumiere il a sa tace d'ombre. La conscience de soi chez Descartes n'a pas seulement un caractere tres net de suffisancc, mats aussi. contradictoirement. d'insuffisance. Suffisance, puisque pour apparaltre comme une assertion vraie, ma proposition : Je suis un etre qui pense. n'a nul besoin de s'appuyer sur l'existence du monde extérieur. sur le soutien de la mémoire ou sur la prescience du futur. Elle est saisie. immédiate et parfaite, par celui qui pense. au moment méme ou il pense. Rien ne manque done a cette certitude. hormis cependant la perception immédiate de la cause qui me fait exister. Oui. je découvre dans l'activité de ma pensée. que j'existe. Mais je

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ne découvre pas ce qui me fait exister. J'ai beau penser, je ne puis percevoir en moi-meme les raisons de mon existence. 11 faut 9-ue je les trouve ailleurs que dans ma pensée. et il faut du meme coup queje reconnaisse cette existence comme non nécessaire. Le Cogito cartésien aboutit done a la recon­naissance du caractere contingent du moi qui pense.Je ne trom·e pasen moi-meme ma raison d'etre. Mon existence ne contient pasen elle-meme sa propre justification. Je ne saisis pasen moi l'auto-explication de mon existence.

L 'on sait comment. a partir de cette découverte. procede toute la philosophie post-cartésienne. Nous n 'avons pas a le rapP.eler. Qu'il nous suffise de souligner l'aspect semi­ténebreux et dubitatif que prend des le départ cette philosophie, puisqu'elle fait dépendre tout son dévelop­pement d'un fait intérieur aussi mystérieux et insatisfaisant que cclui de la contingence. Le Je suis, Je pense, se transforme en une question a laquelle il est difficile de clairement répondre: O'ou viens-je? Qui me fait etre ?.Nous sentons tout de suite que nous sommes ici dans un climat de pensée qui nous éloigne du cartésianisme. Ce n'est plus De\cartcs quise pose ces question<,, ce sera un contemporain ct un succcsseur. c'est-a-dire Pa'>cal.

• lgnorant ce queje suis et ce queje dois faire .. . • 14 La prise de conscience pascalienne est liée non pas a une con­naissance mais a une ignorance. Ignorance fondamentale. puisqu'elle est relative a la nature mcme de l'etre qu'on est. Mais a cette ignorance ontologique se joint. pour l'aggraver, une ignorance 9.-!!'on .eourrait appeler topologique. Si l'etre pascalien ne satt qui ti est. c'est d'abord paree qu'il ne sait pas ou il est : « ... J'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une lle déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaltre ou il est, et sans moyen d'en sortir. »15

Pour savoir qui nous sommes. selon Pascal, nous devrions savoir ou nous sommcs. quand nous sommes. pourquoi ou par qui nous sommes. Mais nous l'ignorons. C'est qu'il y a entre nous et l'infini qui nous entoure un manque de propor­tion évident. Nous sommes pour nous-mémes dec; inconnus, paree que nous nous découvrons jetés clans un monde in­connu. • Le silence de ces espaces inftnis m'effraie • 11 m'ef­fraie paree qu'il est silence. paree que le monde muet neme permet pas d'établir entre lui et moi un rapport. Je n'ai pas conscience claire de moi-méme. paree que .Je n 'ai pas une in-

cP

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tuition claire du lieu ou je me découvre situé. Mon effroi n'est done pas exclusivement relatif a l'étrangeté de ce qui m'environne. 11 est relatif a mon étrangeté propre. J'ai peur, paree que le mysfere de l'existence du monde attire mon at­tention sur le mystere qui entoure mes origines.

A la place de la conscience cartésienne. c'est-a-dire de la conscience claire. apparaí't une conscience non-claire, c'est­a-dire l'absence de familiarité que nous avons avec l'etre ob­scur que nous sommes a nos propres yeux. Cela se montre a l'évidence dans tout le théatre racinien, ou le héros ou l'héro·ine. a la différence des personnages cornéliens, ne se montrent jamais tels qu'ils sont, installés nettement dans leurs caractéristiques propres. certains que leur etre co·incide avec Jeur vouloir. Au contraire. chez Racine, sans cesse les personnages s'interrogent sur leurs passions. reculent avec angoisse devant les révélations apportées par !'examen qu'ils font d'eux-memes, effrayés qu'ils sont a l'idée de se découvrir sous un aspect insolite. voire monstrueux :

Je craim ele me connaí'tre en l'état oú je '>Ui\.16

lnc;enc;ée. oú <>ui<>-ie et qu'ai-ie elit? 1i

J'ignore qui je c;uiL. Un oracle eiTr~l\ant Me elit que c;anc; périr ie neme pui<. eonnaitre.lB

La meme crainte. la meme confusion germent dans une autre conscience de la meme époque, ce11e de la Princesse de Cleves. faisant son examen de ronscience et se découvrant si altérée par la passion qu'e11e nc se reconnaí't plus :

Maelame ele Clevec; demcura <>eule ... Elle re~arela a\'eC étonne· ment la prodigieuse elifterence ele l'état oú elle était le <.oir. el'avec celui oú elle c;e trouvait alor<. ... Elle ne '>e reconnai<.'>ait pluc; elle· mcme. 19

Différence mystérieuse et troublante qui éclate entre celui ou ce11e que nous croyions etre et celui qui. au fond de nous. menace de se révéler a nous comme notre etre vrai.

Cette psychologie de la conscience de soi au dix-ser.tieme siecle est rigoureusem'ent fidele a l'enseigncment de 1 Eglise a l'époque.

Ntcole écrit:

Nous <,avons que nous '>Omme'> mic;érable-.. c;ouillé'>. corrompus. incapables de tout bien. capab le'> de tOU'> le'> maux et de tous leo, crimcs. Nous ignorom ce que nou-. son11nc-. de\ ant Dieu et de quel oeil it nous regarde! 20

LE H0:\1.\~TIS:\IE :! :i

Malebranche ne parle pas autrement :

Nous ne connaissons 1 ame que par consc1ence. ct c'est pour cela ) \ que la connaissance que nous en avon'> e'>t imparfaitc. : nous ne <;avom de notre ame que ce que nous c;entons c;e passer en nous.21

Cette connaissance imparfaite que nous avons de nous­memes, Malebranche l'appelle encare « connaissance par le sentiment intérieur ». Elle nous permet d 'apprendre ce que nous pensons, ce que nous sentons, ce que nous désirons, mais elle ne nous fait pas connaílre ce que nous sommes, la nature profonde de notre vie intérieure, J'idée que Dieu a de nous . Ainsi apparaíl, d'abord chez Malebranche, ensuite chez Locke et tous les penseurs du dix-huitieme siecle, une distinction que Descartes ne faisait pas entre l'idée claire qu'il nous est interdit d 'avoir de nous-memes, et le sentiment intérieur, obscur, incomplet, qui est la se u le conscience que nous puissions avoir de nous.

Un exemple s'en trouve dans l'ceuvre de Marivaux. La jeune Marianne se découvre daos les sentiments que lui

inspire la vie tumultueuse et troublante de la vi11e de Paris:

Je nc sauraic; vous dire ce queje sentis en voyant cette grande ville. ct son fracas. et son peuple et ses rues. C'était pour moi I'Empire de la Lune : je n "éfai'> plw, a moi. je ne me ressouvenais plus de rien : j'allais. j'ouvrais les yeux. j'étai-. étonnéc. et voila !out.

Ce que Marianne pe rr;oit et ce dont elle nous fait part ici. n 'est pas seulement l'aspect présenté par une grande vil! e, avec ce qu'il peut avoir de varié et de bruyant. Le regard n'est pas tourné vers J'extérieur. 11 consiste en une aper­ception nuancée des diverses expériences sensibles éprouvées par la jeune filie au contact du monde du dehors. L'éton­nement ressenti par elle n 'est pas un événement purement externe, c,est une maniere de sentir, une far;on confuse mais intense de traduire les sensations que le dehors lui com­munique . C'est une maniere d'etre et de se sentir etre. Te! est l'état affectif et mental ou se trouve le personnage de Marianne et qui se trouve encore renforcé par la remarque suivante que Marivaux lui fait faire :

Jeme retrouvai pourtant dan'> la longueur du chcmin. et alors jc jou1s de toute ma surprise : je <,enti'> me<; mouvcment'i. je fus char­mée ele me trouvcr la. jc re'>plral un air qui réjouit mes csprits 22

• Je sentís mes mouvements. • On voit comme chez

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l'écrivain du dix-huitieme siecle la conscience de soi devient chose mobile et complexe. 11 ne s'agit plus, comme chez Descartes, de commencer par isoler une idée claire et distinc­te de soi-m@me. I1 s'agit au contraire de commencer (dans le trouble, dans l'étonnement peut-8tre) par sentir, et ensuite de se servir de sa sensation pour se sentir 8tre. c'est-a-dire pour éprouver le sentiment de l'existence.

• Dieu, note Montesquieu, nous a donné l'existence et (ce qui est bien plus) le senttment de notre existence. »23

L'existence, pure et directe manifestation de 1'8tre, peut 8tre détaillée et enrichie par le sentiment de l'existence.

C'est ce qu'est tenté de penser un écrivain venu un peu trop tardivement pour pouvoir etre considéré comme un en­fant du dix-huitieme siecle, mais qui exprime les jouissances. les découvertes et les expériences faites par les esprits de ce siecle, comme s'il était leur exact contemporain.

Cet écrivain, c'est Stendhal. Tout chez Jui commence par la sensation. L'@tre stendhalien est admirablement représen­té par la Sanseverina, cette ame, dit Stendhal, qui « se livre tout entiere a l'impression du moment »24

Mais l'impresston du moment n'est peut-8tre si vive que paree qu'a son jaillissement sensible se m81e la perceptton lucide de celui ou de celle quien est le sujet. La sensation, en d'autres termes, s'acheve et culmine dans la conscience per­ceptive.

« La sensibilité, écrit Stendhal a sa sreur Pauline, est cette faculté, ce pouvoir, cet effet de notre organisation, ou, si vous voulez, cette propriété de notre etre en vertu de laqu..:lle nous recevons des impressions de beaucoup d'especes, et nous en avons la conscience. » 25

11 y a done la ~ensation et i1 y a la conscience de la sen­sation. Cette derniere est le sentiment du moi qui s'ajoute a ce que nous éprouvons pour nous faire mieux sentir que nous 1 'éprouvons.

En un mot, chacun « se détaille sa propre maniere de sen­tir »26 • Le sentiment de soi permet de mieux distinguer les nuances de l'expérience vécue et, probablement aussi, d'en accentuer l'intensité. La lucidité avec laquelle nous nous per­cevons en train de sentir, peut tourner amsi a notre avanta~e et accrottre considérablement notre sentir et notre plaistr. Toutefois l'inverse ne serait-il pas également vrai? Se ,sentir consciemment en train d 'éprouver une sensation par­ticuliere, n'implique-t-il pas le risque d 'expérimenter une

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diminution de la spontanéité du sentir, au moment ou a la sensation pure succede la pensée réflexive ? Passer de l'ex­périence trouble de la sensation a la connaissance détaillée de celle-ci, telle qu'elle nous est révélée par la conscience per­ceptive, n 'est-ce pas échanger la révélation immédiate de ce que nous éprouvons, contre un jugement intellectuel trop sec pour qu'y subsiste encore dans sa fralcheur le délicieux sen­timent de notre existence ? Stendhal, ainsi, craint et cultive a la fois la conscience perceptive. Comme la plupart des écrivains du dix-huitieme siecle, i1 passe de la sensation a la perception et de la perception a la sensation, c'est-a-dire qu'il oscille de la conscience obscure a la conscience claire. et vice versa.

De plus , une autre cause d'embarras est l'usure m8me, l'usure inévitable que subit a l'usage quelque sentiment que ce soit qu'on éprouve. Tout le dix-hUttieme siecle est d'ac­cord sur ce point. Cherchant passionnément a sentir, il découvre avec inquiétude et regret la déficience progressive du sentir dans l'ame humaine.

Ce phénomene est tres profondément analysé par un des collaborateurs de l' Encyclopédie. Charles-Georges Le Roy. auteur de l'article Homme de cette célebre publication:

Nous ne sommes présents a nous-mémes que par des sensations immédiates. ou des idées, et le bonheur que nous éprouvons nécessairement n 'est point saos un vif sentiment de J'existence ; malheureusement la continuité affaiblit toutes nos sensations. Ce que nous avons regardé longtemps, devient pour nous comme les ol>jets qui s'éloignent. dont nous n'apercevons plus qu 'une image con fu se et mal terminée. Le beso in d 'exister vivement est augmen1é saos cesse par cet affaiblissement de nos sensations ... Nous sommes done forces pour étre heureux. ou de changer continuellement d 'objet. o u d outrer les sensations d u m eme gen re. De la vient une inconstance naturelle. qui ne permet pas a nos vreux de s'arréter. ou une progression de désirs qui toujours anéantis par la jouissan­ce, s'élancent jusque daos l'infim ... Les liqueurs fortes nous plaisent principalement. paree que la chafeur qu'elles com­muniquent au sang produit des 1dées vives. et semble doubler J'existence : on pourrait en conclure que le plaisir ne consiste gue daos le sentiment de J'existence portéjusqu'a un certain degré.77

Comme nous sommes loin ici du Cogito cartésien et de la conscience claire et distincte se manifestant dans un moment exceptionnel de lucidité ! Dans la dialectique du désir tracée par Le Roy (et adoptée d'une fa~on ou de J'autre par tout le dix-huiti<!me siecle). i1 y a d'abord affirmée la dépendance du sentiment de l'existence a l'égard des sensations qui le font

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naltre ou le galvanisent. Mais le pouvoir excitateur des sen­sations a tendance a rapidement décroltre. Sa diminution entralne celle du sentiment de I'existence qui l'accompagne et qui dépend de lui. L'homme est perpétuellement menacé dans le sentiment qu'il a de lui-meme et dans le bonheur qu 'il en tire, par la déperdition et la disparition de ces sour­ces de vie. Quand ce phénomene a lieu, l'homme glisse peu a peu a la léthargie, c'est-<1-dire a l'incapacité de se sentir lui­meme. L'apathie le guette. Voici ce qu'en dit Condillac:

Quelquefois notre conscience, c'est-11-dire le sentiment de ce qui se passe en nous, partagée entre un ~rand nombre de perceP.tions qUJ agissent sur nous avec une force a peu pn!s égale. est si faible qu,'il ne nous reste aucun souvenir de ce que no~s avons éprouyé. A peme sentons-nous pour lors que nous ex1stons ; des JOurs s'écouleraient comme des moments sans que nous en fissions la dif­férence, et nous éprouverions des milliers de fois la meme per­ception. sans remarquer que nous l'avons déja eue.28

Un tres grand nombre de sensations semblables qui mutuellement s'émoussent, s'annulent ou se paralysent, aboutit au meme résultat qu'une absence totale de sen­sations, c'est-a-dire a l'inertie. Le climat ou l'on vit peut, luí aussi, accentuer cette diminution du sentir. Voici comment le poete Saint-Lambert décrit l'hiver, époque saisonniere de l'assoupissement :

Les temps humides et sans chaleur de la fin de l'automne et de l'hiver affa1blissent dans les hommes la vivacité des perceptions. la rapidité des idées, l'activité de !'ame et des sens. Les hommes sen­tent moins vivement leur existence ... 29

Bref, l'homme du dix-huitieme siecle se trouve placé dans l'alternative suivante : ou bien laisser s'affaiblir ses sen­sations et, par conséquent. le sentiment de son existence ; ou bien renforcer sensations et sentiments, tikher de réveiller le sens interne de soi-meme. Tout se passe done au dix­huitieme siecle comme si le bonheur de l'homme et, par suite, la conscience de lui -meme, dépendaient essen­tiellement du renouvellement ou de l'intensification des sen­sations. sans lesquels il n'y a pas de bon fonctionnement du sentiment de l'ex1stence. De toutes fa~ons il est porté a a vi ver ou a multiplier les sensations qui ont un si heureux effet sur le sentiment du moi. Au lieu de nous trouver en présence d'une vision nette et lumineuse de nous-memes, qui tendrait a etre invariable ou a se réitérer avec le meme degré de clarté

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en chaque moment de notre vie, nous sommes en présence d'un mouvement inquiet de l'esprit toujours forcé, pour ne pas voir tarir la source a laquelle il s'abreuve, d'accélérer le passage des sensations ou des idées en lui-meme. de peur que leur ralentissement et finalement leur immobilisation ne le laissent dépouillé de toutes ressources. contraint meme au bout du compte de renoncer a avoir c¡uelque vie mentale que ce soit. Ríen n'est done plus aux anttpodes de la conscience de soi cartésienne que le sentiment de l'existence sensualiste et préromantique. 11 peut conduire a une vie de l'esprit toujours instable, toujours aux aguets d'une expérience nouvelle et au regret d'un plaisir passé et conséquemment perdu ; i1 peut conduire aussi, ce qui est plus grave, a la pratique de moyens artificiels ou exceptionnels, pour rendre par la vivacité de la sensation, toute l'tntensité nécessaire au sentiment de l'existence. Derriere la conscience de soi papillonnante d'un Casanova, essayant de tout obtenir de la variété des plaisirs, il y a la conscience de soi violente et cruelle d'un Sade, trouvant dans la douleur d'autrui le sentiment le plus vif de son existence propre. Ainsi l'on passe du classicisme au romantisme, comme de la conscience de soi purement intellectuelle a la conscience sensible. Tout le développement du dix-huitieme srnc1e e~ Une V'al'Íation sur le theme des deux conciences.

Parmi les mille procédés qui nous servent a développer en nous le sentiment de l'existence. il n'en est pas de plus im­portant que celui par lequel nous établissons une relatiQn ex­tensive avec le monde extérieur. Le moi le plus conscient dé luí-meme sera souvent celui qui réussira a étendre infiniment sa conscience de soi au dehors. Retrouver ainsi son moi, non pas dans la solitude cartésienne d'un Cogito. mais dans un univers avec lequel notre moi. parfois immensément élargi. tend a se confondre, est un des moyens les plus souvent pratiqués par l'esprit pour revaloriser sa conscience, et lui donner par sa diffusion l'intensité souhaitable.

S'étendant démesurément, le moi conscient sort de ses limites et devient un moi CQS_mique. Tl se sent vivre dans l'univers entier. Telle est l'expérience de soi qu'exprime souvent Diderot : ~ Mon ami, écrit-il a Falconet, ne rétrécissons pas notre existence. ne circonscrivons point la sphere de nos jouissances ... Nous sommes l'univers entier. Vrai ou faux, j'aime ce systeme qui m'identifie avec tout ce qui m 'est cher. •30

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Etendre sa pensée jusqu'a l'univers entier. ce n 'est done pas prendre conscience de l'univers comme d'un objet ex­térieur, auquella pensée a distance s'applique. C'est faire en sorte que le moi sentant se ~en;oive lui-meme en tant que moi sentant sur tous les pomts de l'étendue externe avec laquelle i1 co'incide. Ce qui importe ici n'est pas tant la portée de la vue que la propriété d'etre consciemment présent sur la totalité de la vaste surface embrassée. Bref. on le voit. l'ex­tension de la conscience est en raison directe du degré d'énergie avec laquelle le moi se projette au dehors. Chez Diderot. bien souvent.le sentiment du moi et le sentiment du monde ne font qu'un. C'est a un moi universel que la con­science atteint et c'est de luí qu'ellejouit.

11 en va de meme, parfois, dans certaines méditations ou reveries de Rousseau, dans lesquelles l'extension de la pensée dote celle-ci de dimensions cosmiques. Mais le plus souvent,

' la reverie de Rousseau n 'est pas extensive et ne dépend pas d'une intensification galvani~ue de la pensée. On pourrait presque dire le contraire. A u lteu de s'abandonner (comme il le fatt cependant quelquefois) a une exaltation et a une dilatation hyperboliques du moi, la conscience chez Rousseau tend plus souvent a diminuer ou a adoucir la ten­sion qui la travaille. Prendre conscience de soi, sans doute, mais avec une conscience faible. une conscience mínimum. Jamais avec Rousseau nous n'avons été aussi loin de la con­science extraordinairement lucide et sans ombre, qui, nous l'avons vu. avait été celle de Descartes. L'on se rappelle le texte célebre ou la conscience rousselienne aP.paraí't comme un phénomene léger, aussi proche que posstble de la non­existence, juste au sortir d'un évanouissement : « Cette premiere sensation fut un moment délicieux. Je ne me sen­tais encore que par la. Je naissais dans cet instant a la vie, et il me semblait queje remplissais de ma légere existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier a u moment présent, je neme souvenais de rien ; je n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m'arriver. Je ne savais ni qui i'étais ni ou i'étais. ~ 31

L'on voit que la tonscren-re-lte ~m ~érimentée par Rousseau n'implique nullement conscience de la personne que l'on est. Cette conscience de la personne serait encore la fixation de !'esprit sur une qualité seconde, et ne serait pas sans comporter le risque de négliger l'etre primitif. seul authentique. 11 semble en effet que pour Rousseau l'etre

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essentiel, le moi premier et encore impersonnel constitue une réalité originelle intérieure, d 'ordinaire profondément enfouie sous toutes sortes de caractéristiques acquises. Pour l'atteindre, pour se réincarner en lui, la conscience doit bénéficier de conditions particulierement favorables , d 'un retrait invisible a l'intérieur de soi-meme, d 'un oubli de tout ce qu'il y a chez les hommes de superficie! et d 'affecté, et enfin d'une capacité de relachement, d'abandon au seul sentiment de l'existence, ou ríen ne subsiste plus que l'impression d 'etre une créature na'ive et ignorante, heureuse de ltmiter sa connaissance et sa jouissance a se sentir tout simplement en vie.

Au lieu d'une expansion, nous trouvons done ici une réimplication et une simplification de l'etre. La conscience de soi n'est plus un acte de notre partie pensante. C'est un pur sentiment de i'existe_J1Ce_ ~Urn~eant a _peine _9ans Je derm-sótrimeiT QU nQUS a fait glisser notre reverTe. "Nous en relherons encore l'exemple suivant chez un contemporain de Rousseau, qui. luí aussi, prisait beaucoup la reverie : l'abbé de Lignac :

Ce qui pense en moi se trouve quelquefois réduit au pur sens intime de I'existence : cela nous arrive dans cet état qu'on ap­pelle. en style familier. rever a la Suisse. La fa~on d'etre de !'ame est alors degagéc de toute impression vcnue du dehors. ou relative au dehors. on nc sent ni chaud ni froid : on a les veux ouverts : on ne voit pas ; on n 'entend pas · on est absorbé- par un senti­ment d'inertie qui renferme cependant celui de I'existence actuel­le et numérique. 32

Ainsi chez Lignac comme chez Rousseau. la conscience de soi tend a se borner a n'etre plus qu'un sentiment aussi proche que possible de la totale inertie de \'ame. Se sentir n'est plus prendre connaissance d'une activité pensante qui serait l'attribut le plus notable de notre etre. Au contraire, le sentiment de soi le plus doux et le plus intime serait celui qu'on éprouverait au bord meme de l'inconscience, au moment de sombrer dans le sommeil. Moment de pure détente, ou l'on se livre a des impressions a peine définissables, fugitives, incertaines, qui se succooeront les unes aux aufres, et, en nous modifiant constamment. ne nous laisseront de permanent que le senfimenfd'etre. ))

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III

Mais s'appréhender ainsi presque exclusivement dans une suite d'états indéfinissables. n'est-ce pas renoncer a toute permanence, non seulement a la permanence des choses dans le monde externe, mais a une permanence plus intime en laquelle pourtant la pensée aimerait se reposer?

A la fin du dix-hUttieme siecle. nous voyons l'un des premiers en date parmi les romantiques fran~ais, Maine de

1 Biran s'abandonner comme Rousseau aux sentiments insta­bies que lui inspire une promenade faite au crépuscule :

Je me promenais seul. quelques moments avant le coucher du soleiL; le temps était tres oeau : la fraí'chcur des objets. le charme qu'orrre leur ensemble dans cette brillante époque du printemps qui se fait si bien sentir a l'~me. mais qu'on affaiblit toujours en cncrchant a la décrire ; tout ce qui frappait mes sens portatt a mon creur je ne sais quoi de doux et de triste : les !armes étaient au bord de mes paupieres.

Ici le sentiment du moi dépend précairement du contact que celui-éla avec un certain paysage ; mc.is ce paysage est changeant, dans un Ínstanfil sera altéré. La fragilité des sen­sations qu'il communique entralne inévitablement celle du moi qui dépend d'elles pour se révéler a lui-meme. D'ou l'élément de tristesse quise mele che1 Biran a la douceur de l'heure qu'il savoure: et, en meme temps. le vain souhait de rendre, s'ille peut, cet état continu:

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Combien de sentiments ravissants se sont succédé ! Si je IJOuvais rendre cet état permanent que manquerait-il a mon l:ionheur ? J'aurais trouvé sur cette terre les joies á u Ciel. Mais une heure de ce doux calme va etre suivie de l'agttation ordinaire de ma vie: il n'est pas fait pour un mortel.

Et Maine de Biran de conclure en constatant le caractere discontinu, impermanent, inessentiel de son existence :

Ainsi. cette malheureuse existence n'est gu'une suite de mo­ments hétérogenes qui n'ont aucune stabihté. lis vont tlottant fuyant rapidement , sans qu'il soit jamais en notre pouvoir de les fixer. Tout influe sur nous. et nous changeons sans <;esse avec ce qui nous environne. 33

Comme on le voit, la premiere sorte de sentiment intérieur que découvre en lui-meme Maine de Biran, ne differe enrien de certains états d'ame expérimentés et décrits par Mon- 1 J taigne. Biran, lui aussi, commence par ne percevoir et ne peindre que le passage. Mais a la différence de Montaigne, l'auteur romantique ne peut se résigner a cette fluence, ni faire du sentiment de l'existence le reflet toujours changeant des fluctuations incessantes auxquelles !'ame est sujette. C'est pourquoi, renon~ant a identifier la conscience avec la perception des modifications affectives qu 'elle éprouve, il va se mettre en devoir de trouver ailleurs la permanence in­térieure qui lui est refusée. La vraie conscience de soi. va-t-il dire, est celle qui s'appuie sur le coté volontaire et actif de l'etre. Prendre conscience de soi. ce n 'est pas concentrer son attention sur les chang-ements émotionnels qui alterent perpétuellement la partte passive de nous-memes ; c'est, comme chez Corneille, nous saisir dans l'exercice de notre vouloir.

D'ou chez Biran l'identification de la conscience de soi avec le sentiment intime que I'on a de son propre effort :

Nous savons de nous primitivement quelque chose de plus que ce que nous en voyons par une vue extérieure, et, indépendamment de ce que la ratson ajoute a la connaissance intérieure, cette connaissance ou ce sentiment interne immédiat nous révele le fonds méme de notre etre permanent et identique. J'ai reconnu le premier cet organe interméáiaire par Jeque! notre intérieur est connu a un sens tout interne et trouve le chemin de la pensée c'est-a-dire en est l'objet propre et immédiat. Ce sens est celui de l'effort, de l'activité et du voulotr. 34

Si notre vie affective est toujours variable et transitive, notre vie volontaire au contraire est constante. La saisir en

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elle-meme, dans son activité, c'est trouver véritablement le point fixe de notre existence. Par le sentiment de I'effort nous accédons non seulement a notre etre vrai, mais a la seule partie permanente de notre etre. Le sentiment de l'existence devient (un peu comme chez Bergson plus tard) la perception d'une durée interne basée sur la permanence de nQtre_ 'LO.Uloir. 11 est vrai cependant que cet état durabiP qui est le notre, n'occupe en nous qu'une place limitée t:ntre deux fa~ons de sentir, l'une et l'autre aussi peu permanentes que possible, et que nous subissons la plupart du temps sans que nous puiss10ns jamais les considérer véritablement ~m me notres : d 'une part les mouvements incessamment 1 volatiles de notre vie affective ; d'autres part les irruptions

intermittentes et imprévisibles de la grace divine en nous . Ainsi se scinde en deux, et meme en trois, la vie de la con­

science selon Maine de Biran. Elle a pour effet l'opposition de deux durées : d 'une part la fluidité continuellement changeante des impulsions venues de Dieu ou du fin fond de notre vie sensible ; et de l'autre coté, la fixité perpétuelle d'un vouloir qui a l'intérieur de sa sphere particuliere est soustrait a toutes les influences, et qui limite la conscience de soi a la perception d'un effort toujours dirigé vers son objet.

Le sentiment du moi est done lié chez Maine de Biran a l'expérience de la permanence. 11 en est ainsi, fréquemment, chez un autre préromantique, Etienne Pivert de Senancour. C'est en certains moments exceptionnels que la conscience de soi atteint chez lui son maximum de lucidité. Or ces moments sont presque invariablement associés pour lui a la permanence des grands monts :

Je ne saurais vous donner une idée juste de ce monde nouveau. ni exprimer la l?ermanence des monts aans une Iangue des plaines. Les heures m y semblaient a la fois et plus tranquilfes et plus fécon­des. et comme si le roulement des astres eOt été ralenti dans le calme universel , je trouvais dans la Ienteur et l'énergie de ma pen­sée une succession que rien ne précipitait et qui P.Ourtant devam;ait son cours habituel. Quand je voulus estimer sa Clurée. je vis que le soleil ne l'avait pas suivie ; et je jugeai que le sentiment de l'extsten­ce est réellement plus pesant et plus stérile dans I'agitation des terres humaines. Je vis que malgré la lenteur des mouvements ap­parents, c'est dans les montagnes. sur leurs cimes paisibles. que la pensée, moins pressée. est plus véritablement active. L'homme des vallées consume. sans en jouir. sa durée inquiete et irritable ; sem­blable a ces insectes toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et que d'autres. aussi faibles. mais plus tra~quilles. laissent derriere eux dans leur marche directe et tOUJOurs soutenue.JS

LE H0\1.\:'\TIS\IE ;¡;¡

La permanence dont il s'agit ici, et qui semble etre la caractéristique principale de celui qui associe la fixité des monts et la Ienteur du mouvement des astres au sentiment intime de sa propre existence, ressemble a la constance avec Iaquelle s'exerce chez l'etre biranien le sentiment continu de l'effort. Dans un cas comme dans l'autre, la perception de notre vie intérieure n 'apparaíl pas, du moins dans les textes que nous avons cités. comme située dans un moment sans durée. centre d 'un Cogito instantané. qu'il faudrait sans cesse renouveler pour retrouver les memes conditions de la pensée. Au c~ntraire, chez Senancour comme chez Biran, le sentiment de l'existence est lié a la perception d'une activité de !'esprit durable, a une prise de conscience quise prolonge parallelement a l'éneq~ie de la pensée. De plus, chez Senan­cour, cette lenteur acttve du mouvement de l'ame se trouve mise analogiquement en rapport avec une espece particuliere de paysage, qui, plus qu'aucun autre, tend a demeurer sans \ changement, le paysage. des grands monts. De la sorte, l'ex- \ tériorité de la na tu re devient t'image visible du sentiment. in­time. En contemptant les monK Senancour prend coñscience de lui-metne, et la durée apparemment éternelle des montagnes et du ciellui donne un équivalent physique de la sereine continuité d'esprit qui. dans ces heures ex~eptionnelles. lui semble devoir etre le príncipe de sa vie. L'homme per~oit alors sa propre existence, non comme une simple procession de moments dissociés, mais comme la maintenance dans le temps d'une meme pensée passion­nément désireuse de rester fidele a son idéal.

Ainsi. chacun a leur fa~on, Rousseau. Biran, Senancour cherchent a échapper au sentiment de la fuite du temps, qui, si souvent chez leurs contemporains. se trouve lié au sen­timent de l'existence actuelle. Tous les trois tachent de ralen­tir le courant d'une vie qui, en raison de la succession rapide des expériences vécues, semble constamment s'accélérer et accroítre l'instabilité qui est dans sa nature. Les roman­tiques sont souvent ceux qui éprouvent au plus haut degré le sentiment de la fuite du temps. indissociable de celui de J'existence, et qui par suite cherchent le plus continuellement a compenser cette fuite par la constance avec laquelle ils tachent d'aviver leurs souvenirs ou leurs projets familiers et d 'agrandir ainsi la sphere de Ieur existence en y introduisant la conscience du passé et parfois aussi du futur. Si d'une part le mouvement prospectit de l'existence entralne toux ceux

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qui y sont sujets vers la dissolution et vers la mort, il y a souvent aussi chez eux un mouvement contraire qui conduit la pensée vers des profondeurs rétrospectives, ou il est possible de prendre conscience de soi-meme, non pas seulement te! qu'on devient saos cesse, mais te! qu'on était. Alors le sentiment du moi se révele comme tout autre chose qu'une aperception isolée et discontinue de chaque moment de \'leo Le temps vécu, l'existence déja accomplie n'apparais­sent plus comme une durée parachevée, comme un état antérieur, depuis plus ou moins longtemps révoluo Le moi qui se remémore redevient dans une certaine mesure posses­seur de la quasi totalité de la durée vécueo Avoir conscience de soi, c'est avoir conscience d'un monde temporel qui, sans cesser d'etre présent, s'allonge en arriere, a une distance franchissable, et dont par conséquent J'évanouissement des jours et l'anéantissement des moments ne nous ont pas privéso C'est ce qu'on trouve en particulier chez les poetes qui batissent volontiers une sorte de monument ou de mau­solée mental, ou leur passé reste préservéo 11 n'en est pas de meilleur exemple que Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-Tombeo 11 n'y s'agit pas de partir a la recherche d'un temps perdu ; il y importe. au contraire, de faire de la tota­lité de sa vie une sorte d'éditice ouvert a celui qui a le culte de soi-meme, et qui. passant d'époque en époque comme on passe de salle en salle. parcourt ainsi la suite plus ou moins continue de ses passéso

Sur ce passage d'époque en époque. a J'intérieur de sa vie, Chateaubriand écrit ceci :

Chacun de nouso en fouillant a diverses profondeurs dans sa mémoirco retrouve une autre couehe de mortso doautres sentiments éteintso d'autres chimeres quoinutilement il allaiteo comme celles d'Hereulanum. a la mamelle de J'Espéranceo36

Ailleurs il écrit encore :

Nos ans et nos souvenirs sont étendus en couches régul ieres et QaralJeleSo a différentes profondeur\ de notre \ÍCo déposés par les nots du temps qui passe suecessivement sur nouso37

De !'une a l'autre de ces profondeurs notre regard interne descend, s'arretant sur un palier pour contempler de ce point la perspective du palier suivant qui se découvre plus bas ; prenant ainsi possession de l'entiereté de son existence non par une prise de conscience unique rnais par une série

LE H0:\1.\~TIS:\IE ;¡;)

d'aper<;us de l'un a l'autre desquels la pensée s'enfonce en découvrant par coups de sonde successifs J'ensemble de son territoireo « L'homme, dit encore Chateaubriand, ne peut éveiller une douleur sans en réveiller une autreo »38 o 11 ne peut prendre conscience d'un épisode de sa vie passée saos se trouver renvoyé a une autre époque de ce11e-cio L'existence entiere apparalt processionnellement disposée le long d'une ligne qu'interrompent de loin en loin des hiatuso Mais celui qui prend conscience de ce spectacle. est le meme sujet, qu'il se place en un point de vue ou en un autreo C'est toujours le meme Chateaubriand qui reconnalt la similarité de ses passés étagéso

Grace a la multiplicité des objets de vision, la conscience de soi devient une activité spirituelle plus riche et plus variéeo La conscience n'est plus aussi simple, e11e tend a grouper des fi~ures, ou a unir a la personne de celui qui prend con­sctence, des formes humaines de plus en plus nombreuseso Se voir dans tous les temps, c'est revoir pres de soi, en relation avec soi, des etres appartenant a des moments du temps par­fois tres différentso C'est la ce que Victor Hugo appelle « la P.ente de la ~n!verie ,» 39

, pente glissante et rapide pui~"tJti'éiTé ameñe rapidement celui qui s'y engage, d'une époque a l'autre, et met ainsi toutes les époques en rapport avec le moi reveur et conscient, quoique confusément. Dans cette-esp~c-e ae-~órare de la pensée, bien des figures dif­férentes peuvent apparaltre, mais elles apparaissent a un seul sujet qui se découvre ainsi dans ses rapports avec mille objets différentso Néanmoins a la variéte du spectacle correspond l'unité du regard contemP.lateuro Ou plutot ce regard se révele comme celui d'un etre a qui appartiennent a la fois la <l.!:!alité de regardant et celle qe regardéo Sur tout le champ de Thlsfoire, ef ineme en de<;a oti au deJa, la con­science de soi s'élargit démesurément, jusqu'a devenir une conscience universe1leo C'est le cas. par exemple, de Pierre­Simon Ballanche, dans la Vision d'Hébal ou daos Orphée ; • U me semblait, écrivait-il daos !'une de ses oeuvres, que j'étais confondu et ablmé dans le sentiment d'une existence universe11e dont je faisais partieo • <10 o C'est la aussi l'ex­périence des Saint-Simonienso Par le don universel de sympathie il devient possibleo selon eux, non seulement d 'aimer tous les etres, mais de se trouver soi-meme présent et aimant daos la conscience de tous ceux-cio Une sorte de conscience totale, revée par George Sand, devient le siege des

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consciences particulieres. Parfois le poids de toutes ce\les-ci constitue une poussée obscurc qut, d'apres Hugo, peut influencer, jusqu'au vertige, jusqu'a la folie, telle pensée individuelle. Les consciences non seulement s'amalgament mais s'enchevetrent. « Je crus quelques temps, écrit Edgar Quinet, que ma personnalité allait etre absorbée dans la conscience universelle du genre humain. • 41

Yoila done la conscience individuelle menacée d'étre engloutie par une conscience collective. A la conscience du moi personnel tend a se substituer dans certains cas une con­science commune ou totale. Cette substitution peut entralner de graves dangers. Car la conscience individuelle, en raison de son individualité meme, a une originalité qui constitue souvent ce qu'elle a de plus précieux. Céder la place a une conscience commune, c'est souvent devenir ~régaire ou é\émentaire. C'est ramener la conscience de SOl a J'obscur sentiment de solidarité qui anime une foule. ou échanger sa pensée propre pour une opinion universellement partagée. Si tout un courant de nature sociale et socialiste attire ainsi les consciences particulieres dans l'ample sein de la conscience totale, il y a des tendances contraires. il y a le refus opposé par certaines consciences individuelles a l'exigence du sacrifice de soi formulée par les groupes sociaux. A coté du romantisme socialiste persiste a s'affirmer un romantisme personnel, pour qui la conscience de soi reste intangible. Le plus be\ exemple en est peut-étre Vigny. En retrait. se tenant a part. protégeant son originalité propre non par une opposition ouverte et bruyante. mais par le secret. le culte de l'intériorité et un immense dédain pour la conscience des masses. Vigny n'a cessé. dans son Journal d'un poete et ail\eurs. de cultiver avec tout le sérieux et le soin possibles la

l conscience de lui-meme : ~ Ma pensée, note-t-i\. sent au milieu du monde la solitude s'étendre autour d'elle. •• 42

Peut-etre en effet la conscience n'est-elle jamais si riche de pensée et si nette. que lorsqu'elle se distingue des autres consciences. La conscience vignienne se soustrait silencieuse­ment a toutes les pesées. Et si la pureté consiste dans l'ab­sence d'alliage. de compromissions ou d'acceptations faci\es. la conscience vignienne est bien la plus pure. Elle garde tou­jours ses distances.

A ce propos rappelons encore 1' a e te de conscience de soi réalisé un peu anterieurement. tout au long de son Joumal. par Benjamín Constant. Chez ce dernier. entre le moi

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conscient et le moi qui est l'objet de cette prise de conscience. le meme décalage a lieu. la meme distance est observée. que chez Yigny. Néanmoins. contrairement a ce qu'on trouve chez l'auteur de Stello. le moi perc;u n'apparalt le plus souvent ici que comme un pur objet extérieur. sur qui l'at­tention du sujet ironiquement se lixe.

11 reste encore a dire quelques mots d'une conscience de soi aussi secrete et aussi profonde que celle de Yigny, mais qui. a la différence de celle-ci. ne se sépare jamais de ses ob­jets et ne prend pas ses distances. Nous voulons parler de la conscience de soi. telle qu'elle se découvre dans les écrits de Maurice de Guérin. Comme Vigny, Guérin est celui qui pour réaliser son acte de conscience commence par se retirer au fond de Jui-meme. carla connaissance de soi ne se révele que dans les profondeurs. Profondeurs non pourtant totales et qui équivaudraient au royaume de J'inconscient. Ríen de moins freudien que la recherche opérée par Guérin, car pour luí entre la surface et le fond de J'etre il n 'y a pas de coupure ni d'opposition. mais une grande voie intérieure qui nous ramene a nos origines. I1 ne s'agit que de la suivre et de nous enfoncer ainsi graduellement dans notre intimité 2roprc jusqu ·a ce que nous atteignions a ce point vivant et fécond qui a été et qui continue d'étre le germe de nous-memes.

Faisons une derniere citation. Elle est tirée d'un écrit de Guérin intitulé Méditation sur la mort de Marie. Ce qu'elle exprime. c'est la lente prise de conscience rétrograde de Jui­meme. que Guérin accomplit en méditant sur la mort d'un etre cher. Tout commence par une pause. un rassemblement de l'etre. puis \'esprit s'ébranle et s'engase sur un chemin souterrain. La mort. la mort d'autrut mais aussi sa survivance finale. lui inspirent le désir de remonter jusqu'aux sources de la vie:

Oc toute grotte d'anachorcte part un <>cnticr qui <>'é\'anouit dall\ Ice, ombre-. le<> pht'> <;ecrcte., de la forct. Tcl e'>t le chemin oú ic rcntre: il plonge dan\ l'ob.,curité ct le \ilencc de\ rctraite<; le<; plu., dérobée\ ... Tañdi<; que l'élémcnt pc\ant ct gro\<.icr de la douleur .,·échappe par le<; larmc'> ct tou-. le\ <.igne<> d'artliction qui éclatcnt d'abord. la partic purc. -.pirituclle ct ' \'raimcnt de duréc <>e retire dam le fond de rame. <;an\ hruit. \<111\ émotion de\ <.e~our \ <.éjourncr imq_u'a la fin. recueillie et ,¡gilantc. De cet ·~11e gou\'erne <>ecretement la pell\ée et la ,(e tout cntiere. Par une fHii<.\ance qui agit a\'CC précaution et dan., le m,qere elle entre-

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prend la tran<;formation ele l'ame. Placée au centre ele la ~uh<;tance -,piriluc llc. au poinl vif el féconel d'oú <,'(•lanccnl le<; pen-.ée'> . le-. goOI'i el les capricc\. 01'1 le<; idée'i. le-. pa\\1011\ le\ habilude\. le\ amour<; pour certaine\ apparenCC<; du hcau Ct du Hai plon­genl leur<; longue<; racinc-.. efle peul di<;pn<.er de loute la \ ie inlé­rieure par (e<; origi ne<; ... 4 3

Sous I'égide de I'ombre de Marie. la pensée de Guérin se recueille, se retire, retourne a son état germ inal.mesure toute la profondeur d'épanouissement dont est susceptible sa vie spirituelle. Elle prend ainsi conscience d'clle-meme. Elle se saisit non dans l'actualité immédiate. mai s bien en de~a de celle-ci, des l'époque ou se préparait ce qui. par la suite au cours des temps. est devenu I'accomplissement de son activité intérieure.Ainsi elle atteint la source : elle I'atteint d'abord dans le point ou elle jailli . puis dans toutes les promesses de fructification que son développement a laissé entrevoir. En sorte que la (JrlSe de conscience dont il s'agit ici, est différente aussi bten du Cogito cartésien, coupé délibérément de ses origines. que du sentiment vif de I'ex istence actuclle. dont superficiellement se contentent les gens du dix-huitieme siecle. Dans ces deux cas l'acte de conscience est instantané. 11 est la saisie instantanée d 'un état d'esprit oud'ame lui -meme instantané. Mais dans l'acte de conscience ~uérinien. ce qui se frouve vécu par la pensée . c'est notre duree d'etre. s'ag randissant a partir d'un moment premier de création intérieure, jusqu'a ce que tout ce qui s'y trouvait virtuellement cont~nu s'y montre enftn pleinement réalisé. Pour que cet achevement ait Iieu. il faut que le temps intervienne et préside au développement de notre ame. C'est cette conscience de nous-memes. en tant qu 'etres temporels peu a peu engendrés par notre propre durée. que la pensée de Guérin réussit a exprimer.

LE H0\1.\~TIS\IE :l!l

Références :

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2. Guido de Ru&gien' . Storia della Tilo'>olia. Parte te rza. Ba ri . 1930. t.I. p.221.

3. Cahin . Ogera omnia. Corp. Refonn .. 1.33. p.J49.

4. I d .. t.8. p.J21. S. Guido de Ruggicro.

Sloria della fílo.,ofia. Parte lerza. Bari 1930. t.l. p.243.

6. Montaig ne : Es'>ais. Au lecteur

7. Id .. 1.11. chap. XVII. 8. Id .. 1.111. chap.JI. 9. /e/ .. 1.11. chap. XVII .

1 O. Pi erre Lachieze-Ray: L'idéalisme kantien, Alean. 1931. chap.I. Qa~!.im.

11. Corneille. Sophonishe. lll. S.

12. Corneille, Don Sanche. 1.1.

13. Corneillc. Théodore. 11. 2.

14. Pa!.cal. Pensées. éd. Brunschvicq. 229.

IS. Id .. 693. 16. Racinc. Andromaque.

11.1. 17. Racine. Phedre. IV . 6.

18. 19.

Racinc. Iphigénie. 11. l. Mmc de La F ayelle. La Princesse de Cl<~l'es. p. l 34.

20. Nicolc. Le-. imaginaircs. Mon\ lhqJ. t.2.j>.211

21. Malebranche. Recher­che de la véri té. l. Il l. 2e part., chap. 7. 4.

22. Ma rivaux, Vie de Ma­rianne, Oeuvres. t. 6. p. 270.

23. Montesquteu. Mes pen­sées. éd de la Plétade. IJ. 11 37.

24. Stendhal, Chartreuse de Parme, chap. VI.

25. Stendhal1 L:ettre a Pau­line, ler Janvier 1805.

26. Stendhal, Salon de 1824. Divan, p. 22.

27. Le Rov. Lettres philo­sophigües. Paris, 1802. ¡J. 174.

28. Condillac. Traité des sensations. Part. IV. chap. 7, 4.

29. Saint-Lambert. Les sai­s~S4. Oeuvres. 1823.

30. f>iderot. Lettre a Fal­conet. 29 d écemb re 1766.

31. Rousseau, Reveries, se­conde promenade. _

32. Abbé de Lignac. Elé­ments de métaj)hy­sique. París. 175J. 2e let1re.

33. Maine de Biran , Jour­nal intime, éd. H. Gou­hier. t. 3. p. 3.

34. 1 d .. t. l. p.4:,. 35. Senan cour. Obermann.

éd. Michaul. Droz. t. l. ¡J.45.

36. Chateaubriand. Mémoi ­res d'Oulre-Tombe. t.4. p.331

37. Td .. 1.4. p.308. 38. i d. t.2. p.586. 39. Feuilles d'automne. 40. Ballanchc. Oeuvres.

1833. 1.6. p.2 12. 41. E.Quinel. Introduction

a la philosophie de l'h i~toire. Oeuvres. éd. Pagnerre. t.2. p.381.

42. Vignv. Journal d'un ¡Joele. p.360.

43. Guérin. Oeu vres. éd. Bernard d ' Harcourt. 1.1. p.246.

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AMI EL

~ Mon seul goílt et mon seul talent persistant, écrit Amiel dans son Journal, c'est la conscience de moi-meme, c'est l'observation intérieure et la sagacité psychologique. »1

D'apres l'aveu meme du sujet on serait tenté de conclure que la pensée amielienne est tout entiere orientée vers le dedans, absorbée dans l'étude exclusive du moi qui en détermine les limites. Amiel serait un pur introspectif, et son Journal n'aurait d'autre fin que de le faire mieux se connaltre lui-meme a lui-meme, et de mieux le distinguer d'un monde extérieur ignoré ou rejeté par !'esprit. Telle est en somme la légende que l'immense Journal d'Amiel a fait naltre : celle d'un homme qui éviterait, tout au long de son existence, de s'occuper des autres, et qui confinerait son intéret a sa personne propre. Bref, Amiel ne serait, somme toute, qu'un égo"iste intelligent.

Cette légende n 'est pas absolument fausse. Elle a été accréditée par les meilleurs critiques : ~ Amiel, écrivait déja Bourget dans ses Essais de psychologie contemporaine, finit par ne plus s'inquiéter que de ses propres états d'ame, et, somme toute, a ne voir que lui dans le monde, lui, avec ses hésitations et ses langueurs.lui. avec ses efforts incertains et ses insuffisances, mais lui uniquement et lui toujours. Son long journal... est !'interminable monologue d'un Narcisse psychologique, infatigab1emenf" penché sur sa propre conscience. pour y discerner sa changeante image. •2

Bourget n'a pas tort d'insister sur le narcissisme égo·iste de l'auteur du plus assidílment tenu des journaux intimes. 11 a

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meme raison de montrer qu'Amiel est un égo'iste d'une espece supérieure, puisqu'il ne se contente point de jouir simplement de lui-meme et que son absorption en son moi est mfiniment intensifiée par la conscience réfléchie qu'il en a. 11 y a la, daos un seos, une véritable obsession, une concentration et un rétrécissement extraordinaires de J"intéret. et une dévotion a l'étude des plus intimes variations de l'etre interne, qui est la plus exclusive qui soit. Mais d 'abord cette dévotion est le contraire d 'une prédilection avcugle, c'est tout a l'opposé une propension exceptionnellement lucide. La conscience de soi peut-elle encare etre appelée une activité égo'istc lorsqu'elle en arrive a un degré d'intelligence tel qu'elle ne per~oit plus le moi qu'elle étudie daos la matérialité ou la sensualité de ses caractéristiques physiques, mais au contraire comme un objet purement intelligtble, saisi daos sa réalité spirituelle ? Cet effort d'intellectualisation ou de spiritualisation de soi­meme est meme si grand chez Amiel, qu'il réduit le moi a l'idée abstraite que la conscience peut sen former, en sorte que la conscience de soi y devient le plus souvent une conscience ~ au carré •. ou. comme le dit Amiel lui-meme. ~ une conscience de la conscience •3

.

D'autre part, une telle consciet'lce n'existe pas sous la forme d'une intériorité radicale. d'une perception de soi­meme au sein d ' un monde purement interne, daos l'absence et daos l'ignorance voulue des réalités externes. Le propre de la pensée amielienne est. au contraire, de se dilater, de s'étendre, de sortir de sa situation ponctuelle pour projeter dans l'espace extérieur ses points de contact et son rayonnement investigateur. Chez Amiel, cela se marque un peu a toutes les époques de sa vie. mais surtout daos sa jeunesse, et par conséquent daos la premiere partie du Journal. Parlant de cette époque, A miel en écrit ceci : « Alors je dilatais mon etre, je me sentais progressif. joyeux. conquérant. » 4 - On pourrait done facilement concevoir la prise perpétuelle de conscience de soi chez Amie!. comme l'enregistrement continu des conquetes faites par l'esprit daos sa progression au dehors. ~ Loin de réduirc sa vie au mínimum, au point mathématique, i1 faut la dilater. l'épancher, la grandir. la communiquer en tout sens. ~ 5 - On serait tenté d'interpréter un tel texte comme un programme d'expansion, d'une expansion inces~amment poursuivie et dont le Journal ferait quotidiennement le constat. Certes ce

.\:\IIEL .J:J

ne serait pas faux, a condition cependant de ne jamais considérer ce mouvement acquisiteur universel comme l'effet d 'une énergie conquérante au service d'une volonté de puissance. Ríen de moins acquisiteur, en ce seos, que la dilatation amielienne. Voici , par exemple, de quelle fa~on Amiel lui-meme s'exprime a l'égard des accapareurs d 'espace et de pouvoir :

A clix heures et demic du soir. \OU\ le ciel étoilé. une troupe de camP.agnards embossé., pres des fcnetrc\ de" MaJan. aYec de la lumu!rc. hurlaient des chano;onnette<; dé\agréahle<;. Pourquoi ce croa\semcnt goguenard de note\ volontaircment fauo;<;es et de paro]e<; dérisoireo;. égaie-t-il ce\ gen\ '? Pourquoi cette oo;ten­lation effrontée du laid. pourquoi cette grimace grinc;ante de l'antipoésie est-elle leur maniere iic o;e di la ter et de <;'épanouir dam la grande nuit solitaire et tranquille '! Pourquoi ? Par un secret el triste imtinct. Par le be\oin de \e \Cntir dam toute o;a 'P.écialité d'individu. de s'affirmt>r. de se po<,<;édcr cxclusivemcn . égo'J<;­Iement. idolatrement. en oppo'>ant \On moi a tout le reo;te ... s ,

On voit ici clairement ce qui distingue l'égoi'ste Amiel de l'égo·iste ordinaire. 11 ne cherche nullement a manifester son individualité, a s'affirmer dans et contre le monde extérieur. A la différence de l'égoi.ste. il évite de s'opposer aux etres avec !esquels il se met en rapport. Ces rapports sont non d'opposition, mais au contraire de sympathie. 11 est vrai que daos le Journal on peut trouver parfois des notations telles que celles-ci, datée du 19 février 1869 : • C'est par J'opposition aux autres queje prends le mieux conscience de mes vues et possession de mon etre. •7 Néanmoins. et cela est particulierement révélateur. a la page suivante. cette notation est completement démentie : « Ce queje disais hier, écrit le 20 février Amiel. est imparfait. La sympathie m 'est bien plus inspiratrice que la contradiction. »8

Mouvement de l'esprit qui naturellement s'épand, qui ~~ part du centre pour mesurer son étendue •9 , la pensée d'Amiel envahit aussitot l'espace qui sépare l'objet de sa quete de son intériorité initiale : « La contraction est chez moi une monstruosité. un pli dO a mon histoire extérieure ; mon besoin fondamental c'est au contraire l'expansion. l'union. la communication. l'échange. •10

On pourrait encare concevoir cet échange comme un double mouvement ou a l'ardeur de la personnalité expansive répond la chaleur d'accueil qu'elle trouve en autrui. Ceci impliquerait non I'opposition mais la

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-1--l E:'\THE ~101 ET ~101

confrontation de deux personnalités s 'ouvrant J'une a J'autre. Te! n'est pas cependant le mouvement centrifuge de la pensée amielienne. Si elle sort d'elle-meme, si elle émerge de son point d'origine, ce n'est pas pour pour se transporter avec toutes ses caractéristiques individuelles au dehors. A l'inverse. pour elle. s'intéresser a autrui a pour contre-partie un désinteressement complet a l'égard de l'individu qu'on est soi-meme :

J'ai mi~ un point d'honneur a ce désintére~~ement complet de l'ame qui ne ~e propo~e ni la fortune. ni le bonheur. ni la gloire. ni aucun but déftni et particulier. et qui ~e contente de ' erendre conscience de la vic humaine dam tou~ les mode~ de ~on etre. de faire du bien a tous ceux qui lui demanden! encouragement. consolation. lumiere. sympath1e. appui. de se faire tout a tou~. 11

On voit que l'acte de conscience n'a nullement chez Amiel, pour objet initial sa personne propre. 11 embrasse au contraire l'universalité des etres. 11 est le mouvement de !'esprit par lequel le moi se détourne de lui-meme pour s'identifier avec ce qui est. Oubliant délibérément sa qualité particuliere de sujet de ce qu'il pense, Amiel se consacre a tous les objets extérieurs qu'tl pense, et se considere de ce fait comme un etre essentiellement objectif: ~ A vingt-cinq ans, écrit-il. j'étais un objectif. c'est-a-dire un talent expansif et impersonnel, qui trouvait sa joie a se confondre avec son rayonnement, a s'oublier lui-meme dans les choses. » 12

L'objectivité est done aux yeux d' Amiella caractéristique essentielle de la pensée sympathisante. Celle-ci s'efface en tant que sujet pour faire place a la perception de la totalité environnante. Se désintéressant du moi restreint qui est l'objet faYori d 'une conscience limitée a elle-meme, la pensée ici devient universelle. La sympathie, c'est-a-dire une curiosité insatiable et sans limite, luí permet non pas de considérer les etres du dehors comme des réalités externes. mais au contraire de les saisir intérieurement comme s'ils faisaient d'emblée partie de la conscience elle-meme et que celle-ci se percevait en appréhendant a l'intérieur de soi la totalité du dehors. Avoir conscience de l'univers, c'est done avoir conscience de soi-meme comme le point vivant et conscient a partir duquell'univers devient objet intérieur de la conscience. L'univers intériorisé se révele a la pensée comme un pur état de celle-ci. Ríen done d'étonnant si. selon une parole célebre d' Amiel. les paysages qu'il contemple lui

A MIEL 4;)

apparaissent comme des « états de l'ame » lJ • 11 n'y a pas une reverie, pas une contemplation d' Amiel - ces mots sont chez luí synonymes - qui ne se présente comme un acte de l'esprit par Jeque) celui-ci prend conscience non de lui-meme, mais de I'ensemble de pensées, de reves, de sentiments et d'images que spontanément par le pouvoir magique de la sympathie ii découvre au fond de son esprit comme un paysage intérieur avec Jeque) il s'identifie et qui, a ses yeux est I'équivalent au dedans du paysage du dehors.

De ces paysages intériorisés on peut trouver des exemples admirables dans le Journal. Ríen de plus frappant que le transfert par Jeque) la perception premiere d'un paysage externe, saisi d'abord dans son extériorité, fait imperceptiblement place, au cours de la « contemplation amielienne », a une transposition toute mentale de ce paysage, se métamorphosant en un cosmos purement revé. En voici un tres bel échantillon, tiré du Journal :

Admirable matinée de printemps. chaude. vaporeuse. ouatée. ou l'on sentait croltre les plantes au chant amoureux des oiseaux. Arrivé sur la Treille a 8 h .. jeme crus dans la terre chaude de Krew. Une brume blonde. traversée par un soleil voilé. et par une haleine tiMe. enveloppait la terrasse de ses caresses et de sa douce lumiere. On ne voyait pas au-dela des arbres du Bastion. Effet de berceau : éveil d'un nouveau-né. Mystere tendre. Les troncs d'arbre mouillés fumaient comme drs chevaux de course. Jeme promenais en lisant la table des Oeuvres completes de Quinet : toutes les cinq minutes je levais les yeux et la fantasmagorie avait changé. Nous allons vers la clarté et la forme. A u bout de trois quarts d'heure. les montagnes avaient reparu. le ciel était bleu. des nuages moelleux et arrondis remontaient de la plaine vers l'azur. la pénombre vaporeuse et la lumiere blonde fatsaient place a une atmosphere ltmpide. Aux vagues sensations du nouveau-né succédaient les perceptions correctes et mordantes de l'enfant courant au jardín- Au fond de l'univers est une symphonie a milliers de variantes. mais le theme de la journée. de l'année. de la plante, de la planete. de l'histoire est toujours le meme. c'est le theme de la vie. l'hvmne de l'existence cyclique. de l'éclosion. de l'épanouissement et á u dernier sommeil. Il n'y a qu'une poésie. qu'une cié. qu'un sens a ces myriades de sxmooles. L'histoire d'une ame. c'est l'histoire de la création : 1 histoire de la création c'est aussi l'histoire d'une ame. avec la biographie de Dieu. Nous pouvons tout comprendre. paree que touf n 'est pour l'homme que l'embleme de sa destinée et la glose de son etre. n n'v a qu'une chose réelle. qu'une chose nécessaire : et l'identiticatioñ de notre moi avec cette chose unique. avec ce rvthme. cette pensée. cette .POésie. cette tendresse et cette ame de toute chose. l'effusion parfatte. le mariage mystique. la communion avec Dieu. est la joie poursuivie par tous les contemplateurs venus des quatre vents d u ciel. 'Evwcrc; de Plotin. Nirwana. etc. 14

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Daos ce beau et long passage, comme daos tous les textes contemplatifs d'Amiel, ce qui importe essentiellement c'est le double glissement de la pensée d 'une vision délimitée et particuliere a une expérience cosmique, et de l'extériorité a l' intériorité. La conscience de soi se trouve ici atteinte a la suite de l'opération par laquelle !'esprit participe en quelque sorte simultanément a la genese du monde extérieur et a la naissance de son etre propre : genese et naissance quise con­fondent irrésistiblement, qui se révelent comme étant de meme nature.

11 en va de meme pour tous les moments d'extase con­templative chez Amiel. Ils sont a la fois le truchement gr~ce auquel !'esprit prend conscience du monde extérieur. et le moyen par Jeque! il se saisit lui-meme daos la profondeur de sa nature. saos qu' il y ait de différence entre cette saisie du cosmos et la saisie de soi par soi. Le journal d 'A miel contient ainsi toute une collection d'expériences extatiques qui sont en meme temps des actes de conscience de soi et des ef­fusions du moi daos la totalité cosmique. Amiel en garde précieusement le registre et parfois les énumere pour mieux se les rappeler dans leur multiplicié :

Ne retrouverai -je pas quelques-unes de ces reveries prodigieuses. comme j'en ai eu quelquefois a l'aube. un jour de mon adolescence. assis dans les ruines du chateau de Faucigny. sous le soleil de midi. une fois dans la montagne. au-dessus áe Lavev. couché au pied d'un arbre et visité par 1rois papillons .... reveries grandioses. im ­mortelleo,, cosmogomgues. ou f'on porte le monde dan!. son sein. ou l'on touche aux étoiles. ou l'on possede l'infini ? ... La création entiere m'était soumise. vivant en moi. 1s

En présence d'un tel état de !'~me est-il encare possible de parler de subjectivité et d'objectivité comme de deux modes distincts et opposés de la pensée ? • L'~me, dit justement Amiel en des termes que ni Schelling, ni Novalis n'auraient reniés, !'ame est l'univers retourné en dedans. comme l'uni­vers est une ame retournée au dehors. ~ 16 La conscience de soi et la conscience du monde ne se présentent done pas comme deux alternatives mutuellement exclusives. Elles s'averent comme étant une seule et meme chose. Ou plutot elles ne sont jamais des choses. Réalités mentales ~ui se manifestent simultanément au fond de !'esprit et daos 1 éten­due externe, elles procedent de meme fa~on. Toute con­science du moi est conscience du monde, et réciproquement.

On en arrive done a concevoir un acte de conscience qui

..... - \

.UIIEL 4i

serait a la fois universel et relatif au moi qui l'accomplit. Daos l'immensité spatiale c'est moi-meme que je per~ois. C'est mon histoire qui par le progres de la vie cosmique s'ac­complit. Vivre avec l'univers, c'est vivre avec moi-meme, ex­périmenter cosmiquement ma propre vie. Or cela ne peut etre réalisé que daos une symbiose totale de notre existence personnelle et de l'existence universelle, qui n'est pas in­terdite a notre esprit:

Vivrc avcc l'univcrs dans la mcme vie svrnpathique que l'enfant avec sa mere. sentir vibrer en soi les ondes· de la lumicre et du !.on. la vic planétaire ou les <.iccles évanouis de l'histoirc. reconnaltre sa parenfé ou conpnguinit.é :l\·ec l'infu'>oi~e phosphoresce!ll. .. et ave<; le nuagc co<,mJgue.. C est une cxtens10n de notre cx1stence qu1 pcut paraltre faóuleuse ... Si nous pouviom nous maintenir dan<. la consc1ence permanente de cette harmonie des mondes dans laquelle nou<> \Ommes une note. nous serions des ctieux. 11

Vivre ainsi en sympathie avec l'univers , ce n'est pas sortir de soi, c'est étendre le moi jusqu'a des dimensions cosmiques, ou, inversément, c'est transférer l'univers a l'intérieur de soi-meme pour en faire un simple développement de sa propre pensée. Daos un cas comme dans l'autre. en raison de son extensivité, la conscience de soi devient une expérience spatiale. L'espace du dehorc; se con lond avec 1 espace du dedans pour devenir le champ entit~rement déroulé de la conscience.

Espace intérieur qui pcut apparaí'tre a celui qui en tatt l'experience comme une étendue presque démesurée, en chacun des points de la~uelle !'esprit de celui qui la con~oit est présent. Cela peut s imaginer sous la forme d'une con­tinuité spatiale uniforme, ou ríen ne se distingue de ríen, ou tout se confond daos la meme substantialité et la meme présence spirituelle. Mais il est possible aussi a la conscience de concevoir son monde (a la fois extérieur et intérieur) sous l'aspect d'une multiplicité innombrable de points, en chacun desquels notre pensée, et par conséquent notre moi, tour a tour se situent. Cette multtplicité intérieure et extérieure est souvent décrite par Amiel :

Quel immense mélange d'impressions de toute espece. et que de vies. d'individualités. de sphcres d'existence ont passé devant moi aujourd'hui. A quoi sert cette alchimie ? A muTtiplier les points viva!ltS de J'am~, a. phosphsriser la monade, a rallumer le sentlment de la v1e umversene.

Existons du plus de manieres possibles. prenons conscience de tous les modes et de toutes les formes de notre verbe ... 19

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La conscience cosmique de soi-mcme arrive ainsi a un quantitatisme illimité. a une énumération infinie de l'espace intérieur. Par la elle n'est pas seulement une conscience spatiale, mais une conscience 11umérique. Tout un espace nombré est le champ qu'elle parcourt et remplit.

Mais elle est aussi, et non moins essentiellement. une prise de conscience de la d urée.

Chez l'etre amielien il y a une conscience aigue de la fuite d u temps. de l'écoulement perpétuel des e tres et des eh oses. Et par la la pensée d'Amiel est profondément marquée par l'expérience de la succession et de la labilité des événements intérieurs et extérieurs. Mais par le meme mouvement elle prend aussi conscience que cer écoulement, cette fuite de minute en minute et de seconde en seconde, s'accomplit dans une sorte d'espace temporel qui ne cesse d'etre ce qu'il est. cependant que les parties qui le composent, se succedent inlassablement les unes aux autres. 11 y a done chez Amiel. en meme temps que le sens de la transitivité du temps. celui d'une certaine permanence. Ceci se marque d 'abord. au niveau le plus humble et sous la forme la plus directement matérielle. dans l'homogénéité et la continuité thématique qui s'établit daos le Journal entre tous les différents moments d'une meme existence . • L'avantage précieux de ce journal écrit Amiel. c'cst de favoriser la continuité de la conscience. » A Gdice a la notation quotidienne daos ce journal des différents événements de la vie mentale, grace. plus encore, a la reprise perpétuelle d'une meme tache qui consiste a faire le bilao journalier des variations de la pensee, Amiel y introduit un príncipe de constance qui contraste avec le caractere essentiellement fugace des notes couchées au jour le jour. Tout se passe done dans l'activité journaliere d'Amiel comme s'il s'y manifestait deux sortes de temps. paralleles et cependant dissemblables : d'un coté. le temps constitué par le détilé inintcrrompu des événements sen­sibles ; et de l'autre, un temps non fugace. non changeant, toujours identique a lui-meme. formé par la récurrence per­sistante avec laquelle l'auteur s'acquitte de sa tache. Amiel éprouve au plus haut degré cette continuité dans le change­ment. il ne cesse en enregistrant fidelement tout ce qui se passe en lui. d'assister perpéruellemcnt a la succession de ses états les plus éphémere!>. de sorte yue chez lui l'acti­vité enregistreuse semble appartenir a une forme de durée aussi différente que possible de la durée des pensées enre­gistrées :

.DIIEL ·HI

J'a<;\Í\te ama propre lanterne ma!{iquc . maic., k roi qui regarde ne <>'identitie pa<, a\'CC le <;pectacle. ' Je <,lJÍ<, a 1110Í· ll1Cll1C J'e~pacc immobile dan<; lequel tournent mon c.,oleil et me\ étoiles.

Amicl assiste. mais sans y participer. a u mouvement de sa vie mentale. Ailleurs. pour décrire ce dédoublement. il emplvyt:ta ie meme terme qui suggcre a la fois la présence de l'etre a l'événement qui IUI arrive ct la non-participation a son accomplissement :

J'a,i,te. pour ain'>i dire. au tourbillon intérieur qu'on appelle la \'Íe indi\'lduelle : j'ai perception et con'>cience de cette méta­mor(?ho·,e constante. de cette mue irré·,i'>tible de l'exi,tence qui ,e fan en moi.22

En moi ou autou. de moi. ou peut-etre simultanément dans l'une et l'autre de ces deux sphcres. se poursuit une métamorphose irrésistible. en laquelle je suis entraí'né et qui constitue mon mode de vie aussi bien que celui de tout ce qui m 'environne ; mais eette métamorphose laissc entierement intacte. non changeante. toujours semblablc a elle-meme. la pensée quise fait témoin de cette tluidité ontologique. Ayant au plus haut degré le sens de J'évancscence personnelle et universelle qui constitue sa vraie nature et la temporalité générale des etres et des choses. Amiel. a la différence, par excmplc. de Montaigne. per~oit eette temporalité non comme s'il y était plongé. mais comme s'il était situé lui­memc en dehors de son cours. Ainsi il se compare a un arbre plaeé au bord d'un tleuve. et qui. immobile. penché sur le t1ot. le regarde fuir. L'acte de eonscience d'Amiel ne se contente done pas de faire apparaí'tre le role individue! et eosmique d'un temps qui, comme la durée bergsonienne, se eonfond avec le changement lui-meme. I1 per~oit le temps sans etre lui-meme un acte temporel.

Le 16 décembre 1847. a Berlín. commcn~;ant ce journal ou trente-cinq ans durant il ne cessera de notcr tout ce que le temps lui apportera ou lui dérobera. Amiel écrit:

Je 'ienc., de faire repac.,c.,er deqtnt le\ ve u x de m a con<>cience toute ma vie antérieure : enfance. collcgc. famillc. adolc<>crnce. \Oyagc. ieu\. tendancec.,. peinec.,, plai\ir.lc hon et le mauvai.; ___ 2

3

Des cette époque. Amicl commence done a récapituler les aspects de sa vie. 11 les s itue en face de lui. il les place a distance sous son regard. C'est l'cn<;cmble de leurs variations ct différenciations qui lui paraí't <;ignifieati\'e. non pas

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seulcment les événemcnb dan-. lcur succession et leur remplacement : mais leur récurrence. kur interaction et la continuité de leur devenir. lis forment historiquement un tout. mcme si celui-t:i nc ::..:: livre que par parties. Telle est la méthode hégélienne qu'Amiel appliquc \Olontiers. d 'abord a la compréhension de sa propre existence. ensuite au de,·enir général des choses et des ctrco,. La comcience se détache du mou\ement temporel qu'elle contemple. mais c'est cependant sous la forme de cctte temporalité que se présente le mouvement de tout ce qui devient. Conscience done historique. et peut-ctre méme dtalectique : • Cest la conscience de la pensée qut '>e fait graducllcment a travers les age'>. les races. les humanitéo,. Tellc est la doctrine de Hegel. ··

24

Doctrine qui aux yeux d'Amiel cst particulierement '>éduisante. paree qu'cllc satisfait :.1 ses deux cxigcnccs: ccllc de vivre l'évolution d'un objet selon sa courbc et selon son cours : mais aussi celle de se soustrairc a '>On cours. de voir les changements temporels commc partics intégrantes d'un processus extra-temporel. Un jour Amiel se souvient brusquement d'un inciden! de son cnfance. enseveli depuis longtemps dans l'oubli : • Notrc conscicnce. s'exclame-t-il. est done comme un (j, re dont les fcuillets tournés par la vie. c;e comrent et se masquent succe.,-.i,ement. •25 Mais Amiel ne peut se contenrer d'une telle con<,cience. limitée a la connaissance de J'actuel ct n'ayant d'autre contenu que ce que le temps n'a pas fait encore périr. 11 songe :1 de certains moments privilégiés qui surgisscnt de loin en Ioin au cours d'une existence. par exemple au moment de J'agonie. ou. dit -il. dans un acre de lucidité suprcmc lec, fcuillets de notre vie cessent peut-t~tre de se rccouvrir. ct toutc notre vie déja vécuc se présente a nous a la fois. Ce qui frappe done Amiel­comme saint Augustin et combicn d'autres grands esprits -c'cst la possibilité d'avoir une conscicncc simultanée de tous les événemcnts et de toutcs les pensées pourtant suceessives d'unc cxistence enticre. Ainsi scrait donnéc a !'esprit la posscssion complete de ce qui d'habitude nc lui est perceptible que de fac;on fragmcnraire ct discontinue. • ll y aurait. dans cecas. ajoute Amiel. analogic a\ec l'arri,ée du touristc a )a cime d'un grand mont d'ou \C déploie de,·ant Jui toute la contiguration d'une contréc apen;uc auparavant par échappéec, et par morceaux. , 76 Et re\ant de cer état de conscience total ou l'e<;prit panicnt L'nfin a '>ai<;ir comme un

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ensemble le long développement mental qui avait été le sien au cours de la durée. Amiel de s'écrier : « Planer sur sa propre histoire. en deviner le sens dans le concert universel et dans le plan divin. c'est le commencement de la félicité. •27

Ríen n'est moins hégélien sans doute que le mouvement fina! de la réf1t:xion qui tente ici de substituer le simultané au successif. Mais n'y a-t-il pas quelque chose d'un peu hégélien tout de meme a faire préeéder le simultané par l'expérience d'un devenir. d'abord vécu de momcnt en moment dans ses différentes parties. puis saisi a posteriori dans l'unité, finale­ment réalisée. de tout son développement passé ? Comme dans la pensée de Hegel. il y a ici dépassement de l'etre par la pnse de conscience que I'intelligence fait de celui-ci. S'il y a d'un coté une série d'événements successifs dont l'imbri­cation constitue un phénomene proprement historique, il y a aussi ou enfin une compréhension générale de ce phéno­mene qui n'a plus ríen d'historique. La conscience de soi se hausse au-dessus du temps et se place dans une sorte d'éter­nité:

Le temps doit apprendre a se \Oir comme un mouvement de l'éternité. comme une ondulation de J'océan de J'etre. L'etre qui •,'apcrc;oit <>ous la catégorie du temr.s. peuttJrendre conscience de la \Uostancc de ce temps~ laquelle est l'éternitc.2B

Par deJa son hegelianisme, Amiel aboutit done a une maniere de spinozisme. 11 ne s'agit pas pour lui de substituer au temps l'éternité, mais de prendre conscience de ce temps, de telle fac;on qu'il apparaisse dans sa vraie nature qui est peut-etre éternelle. Tout se ramene tinalement a l'acte par lcquel on parvient a se percevoir et a percevoir le monde sub specie aetemi ; ~ Notre moi immortel. notre conscience intime s'apen;oit rarement dans son éternité et dans sa simplicité. •• 29 Rarement. sans doute. En de certains moments exceptionnels, oui. cependant : ~ Ces moments sont les entrevues divines. ou l'on prend conscience de son immortalité, ou I'on reconnaí't que l'éternité n'est pas tro~ pour étudier les pensées de l'Eternel et de ses oeuvres, et ou l'on adore dans la stupeur de I'extase et l'humilité ardente de l'amour. •30

Conscience supra-temporelle de l'existence intérieure. mais qui ne peut toutefois se réaliser que si. préalablement. ('esprit prend connaissance de toute sa durée antérieure et de la durée générale de J'etre. Le tout ne peut etre atteint et

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compris que par une prise de conscience de !'ensemble. Ainsi J'expansion amielienne. le mouvement par Jeque) la pensée s'épanche naturellement dans l'étendue externe et interne, dans le développemPnt h!ctorique de l'etre pensant et de tous les etres. n'a pas d'autre but que d'arriver a cet acte de l'esprit par lequel il semble qu 'on prenne possession d'une totalité : ~ Je veux avoir la conscience de toute chose, J'intelligence de toute chose ... Mon bien-etre. et je l'ai retrouvé aujourd'hui. c'est de se ntir vivre en moi l'univers .... de vivre de la vi e universelle ... • 31 - ~ Etre la conscience de tout et de moi-meme •32 • tel est bien le terme de la pensée amielienne. C'est un terme qui implique et comprend non pas seulement l'idée d 'un cosmos, la synthese de la vie universelle . mais la saisie de celle-ci a l'intérieur de la pensée en tant que substance meme de cette pensée:

Ta poursuite constante c'cs t la totalité spiritucllc. la conscience de l'hommc complet.33

Mon goOt est I'omni-compétence ... Comprendre et reproduire en moi la vte universelle. comme un Protée qU1 se possede ... 34

Ma nature a besoin d'universalité ... Elle asQire a se faire tout a tous. a l'omni-compétence et a l'ubiquité ... Elle tend a l'omni­con~.cicn<;e qui Ín:'P,r~ue la possession ae J'unité dans I'expérience de 1 mfime ótverstte.

Reconquérir l'omniprésence de l'esprit. l'ubiquité de l'ame comme prcmiere forme de la liberté. comme affranchissement des limites de l'espace (et de la durée) ... 36

Le mouvement d'expansion de la pensée amielienne tend done a se transformer en un acte d'omniconscience. C'est la totalité de la vie universelle et de la vie personnelle, de l'espace et de la durée, qui apparalt comme étant l'objet final de la prise de conscience de lui-meme par l'esprit.

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Je me ~ ui~ contenté ele re~pirer le., tl cur ... ú ma port éc el ele récl uit c lout e\ me'> amhition~ a un ccrclc é1roit. cl" un ramn au~.,¡ pre' que pr.s~ihle ele la grandcur téro. /\u licu de la conqucle el ele fa elilalaiHln. j"ai ao;piré a l'ahdicalion el Ú la relraÍie.37

Ríen de plus frappant chez Amiel que cette différencc soudaine d'amplitudc dans les oscill ations de la pensée. Madame Suza nne Ptister a consacré a ces vari ations un excellent peti t livre. Je Tres tot dans l'c xistcnce. mai s aussi a quasi toutes les époques de son existence. A miel manifeste le désir de renverser le mouvement d'expansion et d 'omni­présence auquel nous avons vu qu'il s 'abandonnait si volontiers. Lui qui cherchait a ouvrir aussi largement que possible sa pensée. s 'efforce parfois a uss i tout a coup de rétrécir autant qu'il peut le champ ou son activité s'exerce. Ce rctrait intermittent ma is fréqucnt es t particulierement marqué dans les écrits qui datcnt d e sa jeuncssc.

Oans une lettre a un ami. datée du 26 septcmbrc 184 7. il s'explique a ce sujet :

¡\ me'> U re 9,_Ue le~ rC\ e\ erép U'>CUiaire~ ele l'aelolc\cence IÍllll place au jour de 1 age plu'> mOr. ¡e \llÍ'> \e rétrécir graeluellemenl me., pro[>Ortion<. : te.., forme\ gigante\ql,le'> ~ou~ la ' bn11.11e. clu. !natin. devtennent ele plu<. en ph1~ hunHttne~. moele\le\. tn~tgnthante\. quand l"aube fait place :"t l'aurore. et l"aurore au \olcll. Ou. en lan gage moin'> nébuleux. en ap¡Jrenant ú me connaltre el ú comparer. je rentre dan\ ma eoqull e.39

11 est caractéri stique que le mouveme nt de rcpl i de la pensée chez Amiel corresponde a un e concc ntration de cellc-

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ci sur sa vie intérieure. La contraction est une intériorisation. Rentrer dans sa coquille a pour effet d'apprendre a se connaí'tre, et la connaissance de soi ainsi pratiquée devient de plus en plus distincte de la connaissance du cosmos:

Jadis j"ai senti palpiter en moi la ,¡e urli\er'>elle. la pen'>ée de mon 'iiccle. la conscience de l"histoire contemporaine : j'ai \·écu objectivement plongé dam toute<, le' grande'> cho'>e'>. l"art. la scrence. le mou,ement multiple de l"humanité. j'ai existé par la \en<,ation. l"inspiration, J"inteJiigence. par la rai<,on el !'esprit. Maintenant je sui'> confiné dan.,~ le cercle le plu'> étroit. dan'> le papotage du coeur dialoguant a\·cc lui mcmc ... Mon ro\'aume C'>t réduit aunecoquilledc noix.40 o

On peut aisément comprendre les raisons qui ont porté Amiel a rétrécir son aire. L'amplitude meme de son champ de pen~ée l'empechait d'en délimiter les contours. Puis il y avatt quelque chose d'épuisant dans I'obligation qu'il s'imposait d'égaler par l'exercice de I'in1elligence une réalité trop vaste pour qu'il pOt la saisir dan~ son ensemble. Toute I'activité de I'esprit risquait de se trouver exclusivement ab~orbée par la contemplation d 'une réalité cosmique démesurée, qui dépassait infiniment les conceptions qu on pouvait s'en former. Engagée dans cette tache immense. la pensée se trouvait paralysée par la grandeur de son dessein. incapable de ríen entreprendre d'autre:

Jc chcrche perpétuellement a a,·oir comcicnce de tout. c'cst-a­dire a P.énétrer. anah·ser. juger. l'nm¡'rcndre. Mai., je pom'>e la qualité jw.qu'au défaut. ca'r elle para ''e en moi la production : 111CillC la IJJume et la parolc qui \0111 me' \Cllh in\truments. j'arri\e a nc pi U\ C'> man ier. a force de le\ rcgar~ler 1110U\ oir.41

Ainsi J'exces meme du travail de compréhension et d'extension spirituelle a un effet funeste sur la pensée d'Amiel. Fasciné par la totalité du réel. prenant ou essayant de prendre personnellement conscience de J'univers qui J'environne et au centre duque) il se découvre. ilne peut plus se distraire de sa tache pour en détacher ou en isoler sous forme d'études particulieres le~ différentes analyse~ qu'il fait de certains aspects de cet ensemble. 11 ne veut plus connaltre que le tout ou rien. La conscience de la réalité uni,·erselle a pour résultat de le réduire au ~ilence. Enrierement rempli par son objet total. l'esprit ne peut plu~ se contenrer de n'en considérer que certains cotés parmi d'autres. Bref. une pensée qui s'efforce de devenir universelle. devient a la lettre

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inexprimable. Elle ne differe plus d'une sorte de reve.infini. qui ne saurait etre détaillé et dont rien de précis par conséquent ne saurait etre di t.

D'autre part, et ce qui est plus grave, I'omniscience réelle ou revée ne saurait demeurer en possession permanente de son objet. Loin de s'égaler a celui-ci, la pensée du reveur ne peut qu'assister. saos y participer, au mouvement par Iequel, en se déployant infiniment, l'objet échappe a qui veut le cerner. La plénitude de ce monde n 'est pas statique. Elle apparaí't sous la forme d'un constant développement, par quoi elle se dérobe a qui en veut faire le tour. Connaí'tre, ce n'est pas posséder, s'installer au coeur de la vérité, ni meme l'accompagner tout au long de son progn!s. C'est ·tout simpiement consta ter le déplacement d 'un objet, par Jeque! celui-ci se situe toujours plus loin dans la distance. La vérité n'est pas inconnaissable, mais elle est fuyante et meme, a proprement parler, insaisissable. Elle recule a mesure que la pensée avance, et plus !'aire de la connaissance est vaste, plus l'hiatus s'agrandit. Et ce qui est vrai pous le cosmos ou pour l'espace externe, l'est également pour la connaissance de soi, ou l'espace intérieur. 11 n'y a pas de connaissance de soi comme d'un objet immobile. L'etre que I'on est se révele comme une entité essentiellement variable. métamorpho­sable. labile et t1uide, toujours difterente de ce qu'elle pa­raissait etre. Elle glisse sans treve d'une forme a une autre. Comment trouver une unité a ce Protée, comment accorder une stabilité a l'ombre fuyante qu'on est meme a ses propres yeux?

Le monde m'apparaít comme une fanta!>magoric colorée el ma \'ie indi\"iduellc comme un rcve. Je scm que touf ec;t nuirlc. fugitif et nou~ échappe. et que j'échappe a moi-meme.~2

Soigne ton individualité fugitivc ct évanouissalltC. car elle tend a t 'échapper. et tu n 'es rien sans elle.43

Echappant a la conscience qu'il veut prendre de lui-memc, l'etre amielien n'a plus d'etre. plus de formes fixes et recon­naissables, plu~ d'unité. II est un objet qui sans cesse s'évanouit pour reparaí'tre différent et méconnaissable ; ou bien quise dissout sous le regard en la multitude changeante des parties qui le composent. Chaque forme particuliere semble devoir erre pen;ue par un acte de conscience distinct et isolé. de sorte qu'il n'est plus possible pour l'esprit de s'appréhender autrement que sous des aspects successifs et

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détachés les uns des autres. Avoir conscience de soi, c'est avoir une plural~té discont~nue d ·~t~ts. ~e conscience, entre lesquels il n'y a nt rapport dtrect. nt stmthtude.

Je me sens couler comme l'eau du torrent, fuir comme le sable de la cle¡>sydre. vieillir. disparaílre. mourir tous les jours. Je sens marcher le temps dans mon creur. Je suis une cascad e dont eh a­que goutte aurait conscience de sa chute dans f'espace et chaque globule d'écume le sentiment de sa fin prochaine.44

Réflexion merveilleusement juste, une des plus profondes qu'on puisse trouver dans le journal d'Amiel, et qui résume avec une précision saisissante l'état de morcellement, pire encore, celui d'émiettement de l'etre, auquel aboutit chez Amiel le reve de totalisation générale de la connaissance qui fut le sien. Emiettement de l'etre perc;u. dissous en une multitude de fragments microscopiques, mais émiettement aussi du sujet percevant, condamné non seulement a se proposer des objets sans nombre, mais a se réinventer sans cesse comme conscience toujours différente d'objets eux­memes aussi tous différents. Telle est l'impression que donne le plus souvent la pensée d'Amiel. Multtple, fragmentaire, infiniment divisée sur tout le champ de I'espace qu'elle embrasse, a cha9ue instant interrompue et recommencée. séparée d'elle-meme par des hiatus qui font de chaque moment une entité indépendante. On son~e au temps cartésien, constitué lui aussi d'instants sépares les uns des autres. Mais ici combien l'existence de chaque moment particulier reste précaire et fragile. comme l'étendue universelle apparaí't soudain déchirée par milles )acunes ! L'extension indéfinie de l'etre aboutit a une dispersion :

Ma personnalité se diffond. s'évapore dans cette fournaise de l'activifé universelle. Je ne sais plus ce queje veux et ce gue je dois vouloir. Je m'émiette. me gazéifie. tout a l'inverse de Gretlíe qui revenait aussi aisément a sa totalité que les globules du vif argent se ressaisissent a u contact. L'attraction d u dehors éveille si energi~uement en moi la force expansive que je me dilate sans limite. -11 faut m'isoler pour me rassembler. L instinct me dis­perse. il faut la volonté pour me condenser. 45

A l'élargissement indéfini de I'etre. s'égalant a la totalité des choses, succooe un effort de rassemblement et de con­centration. La conscience de soi cesse d 'etre une conscience cosmique. Elle recherche au contraire une réalité intérieure de plus en plus condensée et aussi différente que possible de

A MIEL ;)/

l'étendue générale de l'espace comme de la multiplicité des moments du temps :

Retire-toi souvent dans le demier sanctuaire de ton intime con­science, rentre dans ta ponctualité d'atome pour t'affranchir de l'espace. du temps. de la matiere. des tentations de la disper-

. 46 ston ...

Dans ce retour de la conscience vers le centre du moi l'on peut trouver quelque chose de comparable au mouvement de repli de l'introspection biranienne, se détournant elle aussi des espaces extérieurs et des explorations périphériques, pour se confiner dans l'enceinte la plus exigue possible. Le JOUrnal d' A miel, comme son auteur lui-meme le constate, ressemble parfois étrangement au journal tenu par son grand prédécesseur, Maine de Biran :

Jeme rabats sur le domaine intime. jeme réduis au petit cercle de Maine de Biran. qui. jadis. me paraissait si bomé et si chétif. Par discrétion. découragement. stotcisme. jeme suis embastionné dans le microcosme. comme demiere réalité inviolable et inamissible.47

C'est done comme dans le plus étroit des refuges que la conscience de soi, craignant les vertiges que causent les trop vastes spéculations de I'esprit, se renferme, espérant mieux se saisir dans la concentration et la solitude. En dec;a de la vie externe ou l'on court le risque de se perdre. en dec;a aussi des métamorphoses et des évaporations auxquelles sont soumises toutes vies mentales, il y a ce qu 'Amiel appelle • une derniere réalité inviolable et inamissible ~.que daos le secret, dans l'isolement et a l'abri, il est possible encore d 'ap­préhender. C'est la réalité du moi perc;ue par l'acte de con­science. Sans doute cette prise de conscience de soi chez Amiel n'est pas absolument identique a celle que recom­mande et pratique son prédécesseur Biran. Certes, pour I'un comme pour l'autre, elle tend a s'identifier au seul mouvement de la pensée, dans Jeque! celle-ci se perc;oit dans sa pure activité. Mais chez Biran cette essentielle saisie de soi-meme ne fait qu'un avec le sentiment de l'effort qu'éprouve le penseur en se pensant lui-meme. La con­science de soi dépend d 'un acte avant tout volontaire. C'est sur ce point, évidemment qu' A miel différe radicalement de Biran. En dépit des exhortations répétées qu'Amiel s'adresse a lui-meme pour mieux développer en luí la volonté, il n'y a

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.)H E~THE .MOl ET ~fOI

pas d'etre moins proprement volontaire que luí, et, par con­séquent, m?ins dtsposé, ~ans I_es !'flOments ou i_l est le plu~ lui-meme, a accorder le role pnnctpal dans sa vte mentale a l'activité volontaire. Mais d'autre part, a !'instar de Biran. il n'y a pas d'etre qui ait autant besoin de se maintenir con­tinument dans un état d'intimité profonde avec lui-meme. Quand !'esprit abandonne toutes ses conqyetes, se retire de toutes les zones périphériques de sa vie soctale et meme roen­tale, il lui reste encore a reconnaítre comme sien tout un monde ~ui se situe a la fois dans l'exiguité et dans la profon­deur. e est son monde propre, son microcosme, l'univers particulier de sa propre conscience.

A MIEL 59

111

Je me suis recueilli , revisé, ramassé, concentré1

massé en moi­meme. et cela est bien nécessaire contre la disperswn et la distrac­tion qu'amenent les jours et les détails. ~

Une premiere forme de retrait ou de repli chez Amiel est le recueillement. A !'extreme opposé de la dispersion dans l'universel, il y a chez lui une sorte de regroupement, de rassemblement de l'etre. qui peut etre délibéré, mais qui le plus souvent est l'effet de conditions non voulues, parfois meme fortuites ou purement atmosphériques, auxquelles Amiel se soumet, non pour s'y absorber ou s'y disperser, mais au contraire pour y trouver l'occasion d'une plus facile ou plus heureuse prise de contact avec lui-meme. JI en va ainsi pour lui, par exemple, des effets du brouillard:

Le brouillard a certainement sa poésie, sa gr1ice intime, son char­me reveur. 11 fait pour le jour ce que la lampe fait pour la nuit ; il pousse !'esprit au recuei!Tement, il replie !'ame sur elle-meme. Le soleil nous répand dans la nature. nous disperse et nous dissipe ; la brume nous rassemble et nous concentre ... 49

Rassemblement, concentration de soi qui n'est nullement obtenue (a la différence de ce quise passe chez Biran) par un acte volontaire. mais par une obéissance passive a J'in­vitation de se renfermer en soi suggérée au méditatifsolitaire par l'isolement passager ou le plonge le brouillard. Brouillard ou pluie. Tout temps pluvieux per~u a partir de l'intimité du logis ou l'on est a l'abri, convie le con­templateur a se recueillir en lui-meme. 11 n'en est pas de

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(i() E~THE ~101 ET MOl

meilleur exemple que ce passage du journal, écrit par un jour de pluie, quelque parten Hollande :

Temps pluvieux. Grisaille générale. Heures favorables au recueilfement et a la méditation. J'aime ces journées ou l'on reprend lahgue avec soi-meme et ou l'on rentre dans sa vie in­térieure. Elles ont un aspect paisible, elles tintent en bémol et chan­tent en mineur. Le sol est comme tapissé de velours, et les heures y glissent en pantoutles de soie. sans faire le moindre bruit en passant. On retourne alors sa fourrure en dedans. et l'ime se dorlote dans son intimité. On n'est que pensée. mais l'on se sent etre. jusqu'au centre. Les sensations elles-memes se transformen! en revcries. C'est un état d 'ame étrange ; il ressemble aux silences dans le culte. qui sont non ras les moments vides de la dévotion. mais les moments pleins. e qui le sont. paree qu'au lieu d'etre polarisée. d ispersée. localisée dans une impress10n _l)articuliere. l'ime est alors dans sa totalité et en a la conscience. Elle goOte sa propre su bstance. 50

La totalité dont il s'agit ici n'est plus une totalité immense, universelle, c'est une totalité intime et centrale. L'on voit que dans un te! passage, si attentif qu'il soit, comme un Verlaine ou un Rodenbach, aux sentiments en grisaille que la pluie fait naítre en lui, Amiel ne s'abandonne pas a toute cette indétermination va poreuse avec Iaquelle il est invité pourtant a se confondre. Au contraire, la pluie ici comme tantot le brouillard, !'incite a prendre conscience de lui­meme. Mais cette conscience n'est pas une forme explicite et raisonnée de l'intelligence. C'est plutot, selon l'expression de Malebranche, un ~ sentiment de l'existence ~ qu'un acte proprement intellectuel.

La pluie et le brouillard sont done deux facteurs de sen­timent. Ainsi en est-il encare des heures nocturnes. Amiel est sensible a l'environnement de la nuit. 11 l'est plus encare a la conscience qu'il a de lui-meme, lorsqu'il se détend sous l'in­tluence de la nuit qui vient. C'est surtout tard, le soir, qu'il ~ se recueille ~ en se consacrant sans réserve a son journal :

Le recueillement, quelle bénédiction ! C'est la rosée du soir. apres une journée brOlante. On retrait seul. inguiet : mais le jour­nal vous sourit comme un ami. On se dédouóle et la solitude a disparu. - Je viens de passer une heure le front dans mes mains. a reprendre possession de moi-meme. a me défaire de toute préoc­cupation. tension et polarisation spéciales. a revenir a mon naturel. ama centralité. J'osctlle entre la dtspersion et la conscience .. 51

Parlant du journal , Amiel en dit encare ceci : « L'heure ou je lui rends visite est l'heure du recueillement. »52

< • •

.\MIEL 61

La tenue du journal est done aux yeux de son auteur une pratique de !'esprit. grace a laquelle il se remet, pour ainsi dire a volonté, dans cet état de recueillement qui est pour lui ce qu'est pour les contemplatifs religieux la pratique de la priere. Il y trouve la permanence d 'une vie semi-mystique, le retour constant a un équilibre de !'ame, la continuité d'une es pece de chant intérieur qui exprime la sérénité :

Le journal nous remet en équilibre. C'est une sorte de sommeil consC'Ient o u cessant d 'agir. de vouloir, de nous tendre. nous ren­trons dans l'ordre universel et nous cherchons la paix. Nous échap­pons ainsi au fini. Le recueillement est comme un bain de l'ime dans la contemplation, et le journal n'est que le recueillement. la plumea la main. 53

Il s'ensuit que le recueillement est un état non d'in­tellection pure, mais caractérisé par une sorte de lucidité «nocturne », par un ~ sommeil conscient ». C'est un état qui perdure ou qui tend plutot a ramener !'esprit dans une paix durable. Enfin , plus encare qu'un état de pensée, c'est la réitération d 'une paro le, puisque la pensée de l'etre Hecueilli » s'inscrit a mesure sur te papier et qu'elle aboutit ainsi de fac;on répétée a une expression qui est une espece d'effusion. Et s'il est vrai que la plupart des poemes écrits en vers par Amiel sont regrettablement médiocres, il est im­possible de porter le meme jugement sur cette poésie en prose diffuse quise manifeste presque a tout bout de champ dans son journal et qui est le refrain récurrent d'une conscience sans cesse occupée a recréer par la parole intérieure une expression d'elle-meme. Aussi n'y a-t-i! rien d 'étonnant si Amiel compare ce chant presque ininterrompu a 1' effusion d 'une lyre éolienne :

Ces effusions sans témoin et sans objet qui sont celles du Jour­nal . sont l'entretien de la pensée avec elle-meme. les arpeges in­volontaires mais non pas inconscients de cette lyre éolienne que nous portons en nous. Ces vibrations n 'exécutent aucun morceau. n 'éputsent aucun theme. n 'achevent aucune mélodie. ne réalisent aucun programme. mais elles traduisent la vie dans son intimité. El.les expnment non un vouloir. mais une sensibilité. une con­sctence.54

Ici le mot sensibilité et le mot conscience expriment des réalités mentales presque équivalentes. Nous sommes aussi loin que possible non seulement de la conscience purement intellectuelle de Descartes. mais encore de la conscience

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ti2 E~TRE ~101 ET ~101

volontaire, telle qu'elle est entendue par Maine de Biran. Nous voici au contraire tres proches du •sentiment de soi ~. te! que l'entendent les malebranchiens et les rousseauistes.

Parfois ce sentiment de soi amielien se confond avec la perception de soi la plus humble, la plus viscérale peut-etre, avec un simple sentiment organique de bien-etre:

Le bien-etre c'est done le sentiment de l'existence non contrariée. ou le dedans et le dehors n'avertissent pas de leur présence par une opposition quelconque. ou la nacelle vogue sans bruit sur le fleuve du temps.ss

Sentiment done de quiétude, de repos, de détente interne, obtenu (comme dans la barque de Jean-Jacques, bercée doucement sur le lac de Bienne) gr~ce a un ralentissement du cours de la durée. Et comme chez Jean-Jacques ce ralen­tissement a pour conséquence non pas seulement la sen­sation d'un bonheur physique, d'une immobilisation délicieuse de l'etre, mais un approtondissement de la connaissance de celui-ci, s'ouvrant en quelque sorte a lui­meme dans la conscience heureuse de ce qu'il éprouve. Ne sen t-on pasen effet une inflexion d 'esprit et de parole, digne de Rousseau, dans ce passage d'une lettre écrite en 1846 par A miel a son ami Jules Vuy :

JI v a un charme indéfinissable a se sentir vivre quand tout repose ; on se devient transparenta soi-meme. le tumulte de la vie extérieure et de la pensée s'apaise. et a travers ses vagues qui s 'aplanissent et gui se taisent, on aper~oit transparaítre le fond patsible et silencteux du creur. C'est l'heure du recueillement in­térieur.56

Dans ce passage le recueillement apparalt: comme un apaisemént. Si d'un coté l'áme se retire du mouvement d'ex­pansion dans Jeque! elle se diffusait, pour se porter vers un centre exigu et immobile, d'autre part aussi elle se détache du tumulte et de l'agitation externes pour atteindre a une zone de silence intérieur qui est pour elle, avant tout, un repos, mais un repos lucide. C'est alors que le recueillement se révele a celui qui l'éprouve comme un glissement presque insensible vers les profondeurs. Mais il se peut ausst que le sentiment éprouvé, loin d'etre un ralentissement ou un alanguissement de l'etre, marque un tempo différent et presque contraire, le sentiment d'une vigilance retrouvée. Ces moments de ~ réveil •. sans etre nombreux, peuvent etre relevés de loin en loin. surtout dans les premiers cahiers du

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A MIEL 63

journal d'Amiel. On y trouve une expérier.:::e de l'etre intime qui fait quelque peu penser aux satsies vigoureuses de soi­meme qut, chez un Rimbaud, voire chez un Gide, préludent a une renaissance de l'activité vitale, a un élan.

Par exemple dans le texte suivant:

Matin · L'élastique vigueur de la santé m'est revenue, Dieu en soit loué. L'haleine exhilarante de la vie. du renouveau. de la jeu­nesse me scmble avoir été souffiée dans mes narines. Le ressort de !'are, l'alacrité de l'oiseau, la luxuriance du _printemps. me sem­blent a peine rendre ce sentiment intime de fraicheur et de force, de gaieté et d'élan q_ui déborde en nous quand notre bon génie nous sourit et que le Pere de la vic veut nous fairc plaisir. 57

Dans un tel texte, le recueillement n'apparalt: plus comme un mouvement en liaison avec le retrait vespéral dt> la lumiere ou son voilage par la pluie ou le brouillard. 11 marque au contraire un éveil matutinal, une ardeur prospec­tive. qui, quoique assez rare chez I'Amiel de la maturité, se retrouve fréquemment a l'époque de sa jeunesse. Cer.endant de tous les mouvements tntérieurs que le recuetllement déclenche ou suscite, celui qui se rencontre le plus souvent, n'exprime ni un retrait ni un élan en avant. JI semblerait plutot que ce dont ici l'ame prend conscience. soit le sen­timent d'une activité sourde et discrete, mais continue, com­parable a une rumeur. mais étouffée, encore qu'en tendant l'oreille il soit possible d'en percevoir la résonance comme un mouvement régulier semblable a un battement de coeur ou a la pulsation des tempes. Ce murmure prolongé ne cesse de se faire entendre tout au long des seize mille pa~es du journal. C'est qu'en réalité l'activité dont elle est 1 índice ne fait qu'un avec l'activité de la conscience. toujours présente a elle-meme dans le moindre recueillement, et chaque jour, presque chaque heure ou chaque instant est celui du recueillement pour qui consacre sa vie a la rédaction infinie d'un journal intime:

Cicl blcu. solcil. temps doux. Éprouvé la joic du recucillement ct de la songerie plume en main ... A qui et a quoi servent ces pa­ges ? ... (Elles) me servent a vivre : c'est le colloquc de l'áme avec elle-meme ; c'~st _le mouvement P.éristaltiquc óe la conscience ... La personne n extste et ne grandlt que par ce retour sur elle· meme. qui ressemble a une rumination moralc.58

Rumination, mouvement péristaltique. l'activité de la pen­sée consciente se réduit done ici a un mínimum. mais si elle

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(i..J E.\TTHE ~101 ET MOl

le fait, c'est pour garder toujours le meme pouvoir en exer­cice et la meme allure. S'abstenant de toute intention ou de toute visée, se libérant de tout objet déterminé, la pensée ici se contente de permettre au penseur de se sentir vivre, de se sentir revant sa vie. Jamais peut-etre la conscience de soi ne s'est autant simplifiée. et en se simplifiant, ne s'est mieux identifiée avec une pure reverie : « Je ne SUIS qu 'un reveur, qu'un miroir, CJ,U'une conscience, qu'une pensée pure »59, note Amiel. L on voit que pour luí ces termes sont strictement équivalents. Une reverie toujours consciente d 'elle-meme, voila ce qu'est souvent la pensée amielienne. On la dirait vagabonde, indéterminée, incapable de se maintenir longtemps sur un objet particulier. Mais c'est qu'il n'y a bientot plus pour elle d'objets particuliers, que tous ceux-ci, un a un, silencieusement. s'évanouissent, atin que le reve puisse ~ donner le champ a la conscience »60 •

Champ libre, vidé de toute notion, mats aussi de toute image concrete, afin que ne demeure plus que la présence presque générale, presque impersonnelle, de {'esprit a lui-meme :

J'avais bien appliqué a la revcrie des buts divers. mais elle fit mille dival@tions circonvoisines et n'atteignit aucun but particulier. Toutefois. ce vagabondage de !'esprit n 'est P. as sans utilité : il détend comme la promenade a !'aventure. il réjouit et délasse. c'est une sorte de reprise de possession de tout le moi par lui -mcme. 61

Au lieu de s'installer au sein de la totalité macrocosmique qu'elle cherchait par son premier mouvement a atteindre, la reverie amielienne atteint de plus en plus souvent sa pléni­tude en se situant dans une sphere aussi peu étendue que possible, mais qui. grace a cette concentration, retrouve une viS'ueur originelle : ~ Dans l'inaction attentive et recueilhe, notre ame efface ses plis, se détend, se déroule, renaí't doucement comme J'herbe foulée du chemin, et, comme la feuille meurtrie de la plante, répare ses dommages, redevient neuve, spontanée, vraie. originale. »62 Sans doute daos l'abandon de tout objet particulier, daos son refus implicite de se fixer sur un but ou une visée fixée avec précision. la reverie risque d'apparaí'tre comme quelque chose d'insubstantiel qui ne laisserait a ]'esprit d'autre fa-culté que celle d'apercevoir l'évanouissement universel des phénomenes ; mais cet évanouissement des phénomenes ne sert qu'a mieux faire prendre conscience a !'esprit de soi-meme comme percevant

A~tlEL 65

cet évanouissement ; en sorte que la pensée du reveur est comparable a ~ un arc-en-ciel doué de conscience » 63

, qui survtvrait a l'évaporation du monde environnant, en ayant encare pour s'éclairer sa luminosité propre.

« Revenir a sa centralité, se recueillir », c'est done revenir a sci-:nemt:, mais c'est aussi, en meme temps, comme le dit Amiel, « rentrer en Dieu » 64 • Il est vrai que le Dieu amielien peut se réclamer des confessions les plus diverses, qui vont du protestantisme au bouddhisme. Mais quelque forme ou quelg_ue absence de forme qu'il puisse offrir, il est toujours un Dteu intérieur vers lequel la pensée se tourne, comme si elle cherchait au centre d'elle-meme une force divine qui aurait pour effet de transformer la reverie en priere. Dans aucune pensée chrétienne peut-etre, a supposer qu'on puisse considérer la pensée d' A miel comme authentiquement et in­tégralement chrétienne, on ne peut trouver une expression de la priere qui soit moins soumise aux formulations rituelles ou Iiturgiques. qui soit aussi plus entierement libérée de tout intéret égo'iste et de toute faveur a obtenir. La priere est ici purement contemplative. elle n'est nullement différente du reve et ne fait qu'un avec J'état d'ame de celui qui la prononce en lui-meme. Priere identique. disions-nous, a la pensée reveuse. mais en insistant sur le fait que comme toute pensée reveuse. la pensée d'un Amiel en priere est une fois de plus prise de conscience de soi-meme a travers la prise de conscience de ce dont elle reve. Tout se passe comme si dans cette reverie religieuse, le reveur co-incidait par J'acte de conscience avec la vie intérieure du Dieu dont il revait.

Lisons. a ce propos, les lignes suivantes écrites par Amiel un jour a cinq heures du matin dans son journal :

La veille matinale. c'est le calme. la méditation. la concentration. !'ame dans sa simplicité ct son rccueillcment ... J'entends mon coeur et ma montre marquer la fuite des secondes. et dans le lointain résonne le bruit sourd des tl éaux des batteurs de grange. C'est l'heure ou J'ame écoute. l'heure de la priere et des haufes pensées. J'heure de J'intini et de J'éternel. et c'est avec une parfaite sagesse psychologique que la voix du muezzin. les cloches de tous les couvents et les appels divers de tous les cultes inviten!. a cette heure matinale. J'homme a s'élever a Dieu. A ce moment. la voix de la conscience parle seule. plus tard d'autres voix s'éveillent a leur tour. ss

Dans cette reverie pieuse se distinguent. a tout le moins pour un temps. une demande et une réponse. un appel et la réplique qui lui est donnée. un échange d'incitations et de

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liti ENTHE \101 ET MOl

prieres prononcées en retour ; et c'est sur un fond de silen::e. d'un silence souligné par le tic tac de la montre et le bruit régulier des fléaux. que se consomme cette union d'une con­science réceptrice et rl'ur'!e conscience dona trice. d 'un ~tre en priere et d'une activité surnaturelle. qui fait la réussite de ce moment. Ici l'áme. rentrant en elle. « écoute la voix de l'im­muable. vit par sa partie éternelle. échappe au mouvement. éprouve la paix. » Mais ce qu'il y a peut-~tre de plus im­portant dans cette « élévation • n'est pas le dialogue qui s'y engage. l'alternance de l'appel et de la réponse. C'est que. gráce a l'appel qui la touche et qui !'incite a répondre. la conscience de soi renonce, définiti\ ement pent-~tre. a son égo'isme. a l'étroitesse insupportable de sa centralité. a sa fixation sur un moi-objet qui menace d'absorber facheusement toute l'attention de !'esprit. A l'inverse il sem­ble que l'on assiste a une dépersonnalisation et a une sim­plification de la conscience. « Journée de recueillement, note un jour (le 3 juillet 1853) Amiel. j'avais besoin de simplifier. d'entendre en moi la voix profonde. •

Entendre en soi la voix profonde. Cest précisément a cette époque (20 avril 1852) qu'Amiel lisant la grande étude de Baudelaire sur Poe. se découvre avec ce dernier certains « points d'attache • ; en particulier. écrit-il. « cette ardente et intense contemplation intérieure qui réduit le monde phénoménal a u reve et rend le reve réel •.

Ceci date de la jeunesse d'Amiel. Mais en 1880 encore, c'est-a-dire a peine une année avant sa mort. Amiel exprime tout ce que tui fait éprouver la ~ contemplation intérieure, • et cela daos un texte si beau et si riche qu'il convient de le citer presque en entier:

Sentimcnt de repos. meme de quiétudc. Silencc dans la maison et au dehors. Feu tranquille. Bien-etre. Le portrait de ma mere semble me sourire. Je ne suis pas confus mais heureux de cette matinée de paix. Quel que soit le charme des émotions. je ne sais pas s'il égale la suavité áe ces heures de muet recueillement. ou l'on entrevoit les douceurs contemplatives du paradis. Le désir et la era in te. la tristesse et le souci n 'existent plus. On se sent exister sous une forme pure. dans le mode éttiéré de l'etre. savoir la conscience de soi. ..

On ne sait avec quels mots rendre cette situation morale. car nos langues ne connaissent que les vibrations particulieres et localisées de la vie. elles sont impropres a exprimer cette concentration immobile. cette quiétude divinc. cet état de l'océan au repos qui retlete le ciel et se possede dans sa propre profondeur. 66

A MIEL 6i

L'état semi-extatique oii le reveur se trouve ici plongé, est plus différent qu'il ne le croit de l'extase panthéiste ou boud­dhique. Il annule, certes, la perception de la personnalité. mais non le caractere intensément. uniquement subjectif, de l'~tre qui en est le sujet. Moi qui r~ve, moi qui me constitue ccmmc le sie~e vivant oii s'accomplit la « concentration im­mobile » que j'éprouve. je me perc;ois « existant sous une for­me pure », dégagé de toute préoccupation égo'iste, me con­tentant d'~tre d'un bout a l'autre de moi-meme le simple récipient de ce qu'il m'est donné d'expérimenter. Ainsi mon Moi ne m'apparaít plus a moi-m~me comme un objet con­templé par mon Je. mais comme ce Je lui-m~me. J'ai con­science de moi non comme d'un objet externe sur Jeque! ma pensée se porte, mais comme d'une activité intérieure, purement spirituelle, qui, quels que soient ses objets, se présente toujours a el1e-m~me comme le lieu central ou elle repose. ou elle s'étend, ou elle se rec;oit et s'active, ou elle se reconnaít identique a elle-meme et saos limite, daos sa profondeur. La vraie conscience de soi est la reconnaissance constante de cette présence de soi-meme a soi-meme, qui n'a jamais besoin de fixer au dehors son effort de com­préhension. A la différence de ce qu'on trouve chez Sartre et daos presque toute la pensée contemporaine. on ne se trouve jamais en présence chez Amiel d'une conscience vide. ll y a chez lui. du moins en ses moments privilégiés, une plénitude intérieure qui ne peut apparaítre a celui meme qui la possecte, que lorsque, portant les yeux non sur lui, mais en lui, pour mieux se comprendre il est amené a renoncer a l'etre individue! qu'il prétendait etre, et a se contenter d'etre non plus une personne mais une conscience.

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1\H ENTRE :\101 ET MOl

IV

L'activité de l'etre est done. nous J'avons vu. pour Amiel. une activité essentiellement consciente. La vie humaine. au moins dans ce qu'elle a de mental. se présente a nous comme composée. avant tout. d 'éléments situés sur le plan de la con­science. Et pourtant ne devons-nous pas reconnaltre en nous-memes. jusque dans la partie de nous-memes qui nous semble la plus exclusivement lucide. des entités ou des forces que nous pouvons difficilement considérer comme faisant de plcin droit partie de la spherc de notre conscience ? On dirait qu 'au-dessous de celle-ci s'étend une zone ou une série de zones composées des objets meme qui. a un moment donné jadis. avaient eu une place dans le domaine de notre conscience. mais qui. ayant perdu leur actualité ou leur efficacité sur nous-memes. sont devenus sans pouvoir et sans action. et n'existent plus que sous la forme d'unc série de couches superposées. comme un monde étcint et ténébreux étendant ses stries dans une région obscure que recouvre et qu'ignore la partie consciente de hotre etre:

La vic de !"esprit ressemblerait-elle f\ ccllc des vieux saules ou des impérissables baobabs ? La couche vivante de la conscience se c;uperposerait-ellc f\ des centaines ct f\ des milliers de couchcs mortes ? 67

Une premiere hypothese fait done imaginer a Amiel un in­conscient séparé du conscient d'abord par sa position in­férieure. par la relégation. par l'oubli. mais aussi. ce qui est plus grave. par le retrait non seulement de la conscience qui

A~IIEL 6\l

l'éclairait, mais encore de la vie. L'inconscient serait notre etre déja mort, la partie défunte de notre etre, celle dont nous cessons d'avoir conscience et dont nous renonc;ons a garder vivante J'image dans les champs de notre esprit. Mais cette hypothese est trop facile. Elle suppose que notre conscience n'est qu'une vie mentale périphérique. qui se poursuit a la surface de nous-memes. enterrant en quelque sorte au fond de nous les idées et les expériences qui avaient été notres en d'autres jours. Un inconscient dépouillé de tous pouvoirs dormirait a jamais enfoui dans notre terreau mental.

Mais un inconscient toujours actif et actuel n'est-il pas possible?

Amiel en a déja une idée Iorsqu'il reconnalt en lui-meme, ou distin~ue en dehors de luí. par exemple chez les animaux. une activtté spontanée, iostinctive. profondément différente de I'inertie totale a laquelle il tentait de réduire les forces de l'inconscient. Activité qui ne saurait etre confondue avec la conscience de soi, productrice chez les etres humains, de l'action libre. Le fait est qu'Amiel est obli~é de reconnaltre. a tout le moins par intervalles, en lui-meme. des périodes d'existence active mais ~ sans conscience et sans clarté ~ . Pour en faire le constat il lui suffit de se remettre a Jire son cher journal et d'y découvrir plus ou moins souvent des in­terruptions.dessilences. des hiatus de toutes sortes. qui l'in­duisent a croire que d'un moment a l'autre le flux de la vie consciente peut se trouver chez lui suspcndu et remplacé par quelque chose de différent. de non-conscient ou d'a peine conscient: « les )acunes du journal intime sont les déchirures o u les épaississements de la conscience... La sensation. devenue maítresse, nous ravale a u dcgré de l'animalité. ~68

Ainsi Amiel attribue aux poussées intermittentes de l'animalité en lui-meme les périodes d'interruption ou d'assoupissement d'une vie qui se voulait uniquement roen­tale comme le journal qui en tenait le registre. Dans une étude consacrée expressément comme celle-ci au theme de la consctence de soi. il ne convient peut-etre pas de faire une part directe a ce qui s'en trouve implicitement exclu, c'est-a-. dire le theme de la sexualité. 11 faut cependant reconnaí'tre que, pour Amiel. les obsessions sexuelles. en elles-memes sourdes. aveugles. inconscientes. avaient indirectement une considérable influence sur le conscicnt. « Quand sa raison est en suspens •. A miel voit parfois sa volonté déterminée par « un mouvement obscur du désir ou de la passion. une

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j() ENTRE MOl ET MOl

curiosité, une espérance, une ambition, bref une impulsion sourde et aveugle, un mobile inconscient »69

• Amiel recon­nait done l'existence en lui et l'action sur sa vie consciente d'une force non-consciente, mais néanmoins si puissante que notre etre conscient s'en trouve profondément marqué. ~ 11 s'ensuit, écrit-il, que notre destinée (notre destinée d'etres conscients) dépend de notre nature inférieure, et que nous sommes les esclaves des puissances ténébreuses de notre etre. »70

Toutes nos activités inconscientes ne sont pas nécessairement sexuelles. Mais toutes. a un plus ou moins grand degré, sont oniriques. Amiel s'est profondément intéressé a ses reves, et, de fac;:on plus jungienne que freudienne, il a reconnu en eux non pas une manifestation de son etre individue), mais ~ l'idée d'une imagination affranchie des limites de la personnalité, et meme d'une pensée qui n'est plus consciente »71

• - ~ L'homme qui reve. écrit-il, n'est plus que le lieu de phénomenes variés dont il est le spectateur malgré lui ; il est pasgif et impersonnel. »72

La passivité et J'irripersonnalité sont done les carac­téristiques en nous de la vie animale comme de la . vie onirique. Ceci n 'est pas pour affaiblir la portée, aux yeux d'Amtel, de ces activités inconscientes ou semi-conscientes. car, comme nous le verrons par la suite. si Amiel attache une importance supreme a la vte spirituelle, il y découvre aussi volontiers des aspects essentiellement anonymes et im­personnels. L'anonymat et l'impersonnalité ne sont done pas l'apanage exclusif de la vie inconsciente. 11 en résulte done que pour Amiell'inconscient et le conscient ne sont pas des fac;:ons d'etre radicalement dissemblables. Parfois il les imagine comme imbriquées l'une dans l'autres: ~ Le milieu de notre conscience est inconscient, écrit-il, comme le noyau du soleil est obscur. »73 Ainsi a l'intérieur de nous-memes, et meme de la partie la plus lumineuse de nous-memes. pourrions-nous rencontrer, si nous avions la patience et la force de remonter jusqu'a ce centre,~ un fond ténébreux »74

Par deJa ou en dec;:a de la zone éclairée par notre conscience. notre etre profond continue de s'étendre. ignoré de nous mais en nous. ~ Nous n 'avons conscience que de la moindre partie de notre etre. •75

- « La région des phénomenes conscients et volontaires n'est qu'une partie de notre vie intérieure. • Et Amiel d'ajouter : • Notre sphere n'est transparente que par le coté tourné vers le ciel. a peine par un quart de son volume .• 76

AMI EL i 1

11 y a done une vie inconsciente de l'etre. Amiel en fait par­fois la base essentielle, génitrice, maternelle, de notre vie consciente. Aussi Thibaudet n'avait-il pas tort d'écrire a son sujet : « Nous sentons en lui un homme en communication avec la vie profonde, avec les nappes de l'inconscient, beaucoup ~lus qu'un observateur des hommes et surtout des femmes . • 7

Toutefois nous aurions tort de considérer l'existence ob­scure en Amiel des • nappes de l'inconscient • comme le fait véritablement principal de la vie intérieure. L'inconscient n'est a ses yeux chose si importante que paree q_ue - dif­ficilement et imparfaitement sans doute - le consctent peut établir avec lui des relations. Nous sommes des etres doubles. ~ La conscience a sa rotation comme la planete, son c()té d'ombre ou apparaissent les étoiles. la pensée de l'infini, la contemplation; son coté lumineux ou tout brille ... »

78

Or. s'ii en est ainsi. il n'y a pas présence simultanée et séparée de deux mondes mentaux hostiles. exclusifs et fermés. 11 y a communication de l'un a l'autre. II y a une prise de conscience. meme de l'inconscient. Ou plutot on peut imaginer. comme le fait encore Amiel. deux fac;:ons différentes d'avoir conscicncc. deux sortes particulieres (mais non antithétiques) de conscience: la conscience diurne et la conscience nocturne (division qu'Amiel trouve chez les romantiques a!lemands. nommément chez Kerner et chez les magnétiseurs) 79

• II n'y aurait pas d'inconscient total ; il y aurait a coté ou au-dessous de la conscience claire, une conscience obscure. qui, de fac;:on trouble et incertaine, mais en nous révélant des vérités que nous ne pourrions percevoir autrcment, nous laissera it entrevoir quelque chose de notre vie profonde. C'est une connaissancc qu'en raison de la lumiere voilée qui J'éclaire a demi. nous pouvons appeler lunaire.

11 y a de tres beaux clairs-de-lune. de loin en loin . dans le journal :

Révé longtemps au clair de lun e qui noie ma chambre de ses ravons pleins de mvstere confu'>. L ctat d'ame ou nous plonge ccitc lumiere fantastique est tellement crépusculaire lui-meme. que J'analvse v tatonne et balbutie ... Ce rayon lunaire est comme une sonde-lurñineuse jetée dans le puits de notre 'ie intérieure et qui nou\ en laisst;, cn trcvoir les pr_ofondc)Jr~ ignorées. 11 nous montre a nous-mernes et nous falt sentir non pas tant nos laideur'>. nos tort<; et nos fautes que no\ tric;tesse<o.80

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í2 ENTRE MOl ET MOl

Ainsi la conscience nocturne a pour objet et pour utilité de nous révéler a nous-memes, non dans notre existence telle qu'elle nous apparaít au grand jour de la conscience claire, mais qans notre vie profonde, marquée, comme le dit Amiel, par la tristesse. - Mais de quelle tristesse s'agit-il ? Non de la tristesse de nos déceptions, liées a notre vie active, mais de notre douleur initiale, qui est douleur d'exister. Il semble, en effet, que dans la lumiere de cette conscience, ce qui émerge a demi de l'obscurité, c'est notre etre premier, notre etre origine!, te! qu'il prenait (et prend encore) conscience de lui­meme, au moment ou pour la premiere fois il se découvre a ses propres yeux. 11 s'agit ici d'une connaissance de soi primitive, si lointaine et pourtant si présente, qu'elle ap­paraít comme ayant survécu a tous les changements et retouches apportés par nous-memes a nous-memes, au cours des temps ou nous avons vécu. De tous les écrivains fran9a~s du dix-neuvit!me siecle, il n'en est pas (sauf peut-etre Maurice de Guérin) aussi doué qu' A miel pour projeter sur l'etre origine) qu'il avait été une Jumiere rétrospective, qui le saisit non pas seulement te) qu'objectivement iJ était, mais tel qu'en premier lieu, a l'aube de J'existence, il se sentait etre. Amiel ne doute pas de la réalité de ses inductions les plus profondes et les plus intimes. « Pour moi, écrit-il, il est évident que le coté nocturne de la conscience, que la partie occulte de la psychologie, que la vie mystique de J'ame est d'une réalité aussi certaine que J'autre aspect de J'existence humaine. C'est la que sont les origines et les clefs. »81 -Les clefs, c'est-a-dire les actes par lesquels !'esprit procede a la connaissance de ses origines. Tels sont, chez Amiel, d'une fa9on des plus inattendues, ce que nous pouvons appeler les manifestations d'un Cogito. Cogito qui, a l'inverse de celui de Descartes, ne se réalise pas dans la pleine Jumiere de J'actualité et de la rationalité, mais qui se manifeste au contraire comme conscience crépusculaire de celui qui. au moment ou il se pense, retrouve en soi, confusément, le sentiment de Jui-meme qu'il avait éprouvé a J'état naissant : Je suis ce que j'ai commencé par me sentir etre. Je me découvre encore a présent tel que j'étais en germe, mais déja conscient. De la sorte dans le Cogito amielien, deux Cogito se chevauchent ; l'un appartenant au présent, J'autre au passé le plus reculé. Amiel véritablement assiste actuellement a l'apparition infiniment reculée dans le temps, de sa propre existence:

~

A MIEL í3

J'ass iste a un mvstcre. et il est rare qu'on assiste aux origines. qu· on percoive l'instant de la conception dans son sein.82

Le moment oú une pensée arrive a notre conscience est une phase avancée de son d eveloppement ; c'est son éclosion ; toute sa période foetale et embryonnatre l'a précédée. Et dans ces phases antérieures. ou bien nous l'ignorons. ou bien elle ne se révele a nous que sous une forme anormale, comme reve, pressentiment. distraction. aperception somnambulique. etc. Toutes ces formes sont des pensées avant terme ... Notre esprit est tout plein de germes a tous les degrés de formation ... 83

A tous les stages de notre croissance, par le reve, par la connaissance somnambulique, par des réminiscences ou des prémonitions si profondes qu'elles nous détachent en­tierement de notre monde actuel, nous sommes done repor­tés a une aperception de nous-memes ou nous ne prenons plus conscience de notre etre développé, mais au contraire, d'une fa9on d'etre et de se sentir etre antérieure, que J'on ne peut appeler autrement qu'enveloppée. 11 y a deux con­sciences de soi. mais se rapportant au meme ~ soi », tantot embryonnaire et enveloppe dans sa propre réalité mentale initiale, tantot a l'inverse développé dans la multiplicité de ses parties. L'affaire essentielle de notre conscience, par dela tous les développements, est de nous reporter, en nous réim­pliquant, a notre état origine! d'enveloppement:

11 est une faculté que tres peu d'hommc<> connaissent et guc presque personne n'excrce ; Je l'appcllcrai la faculté de rétm­plication. - Pouvoir se simpliftcr graa uellement et sans limites : pouvoir revi\Te récllcment les formes évanouies de la conscicncc et de l'cxistcncc : - par excmplc. se dépouiller de son époquc ct rcbrous~er en soi sa race jusqu'a rcdcvcnir ~on ancctrc : - bien plus. se dégagcr de son individualité jusqu'a se '>Cnti r positi\·cmcnt un autrc :bien mieux . se défaire de son organisation actucllc. en oubliant ct éteign;:mt de proche en proci1c ses di\·crs, scm. ct rentrant svmpathtguement. par une sortc de rcsnrptton mervcillcuse. dan s J'etat psvchique antéricur a la VUC ct O J'ou·t·c:­plus cncore. redcsccndre aans cet enveloppemcnt jusgu'a l'état elémentaire d'animal el memc de plante. - et plus pro!ondémcnt encore. par une simplification cr01ssantc. se réduire a l'état de germe. de point. d'existence latente : c'est-a-dirc. s'affranchir de respace. du temps . du corps et de la vic. en rcplongeant de ccrclc en ccrcle jusqu'aux ténebres de son etrc primitif. c'i1 rééprou\·ant. par d'infinies métamorphoses. l'émotion ac sa proprc gcncsc ct en se rctirant et se condensant en soi jusgu'a la vi1iualtté efes limbcs: -faculté précicusc et trop rare.aPnvilcgc suprcmc de l'intclligcncc.

jeunesse spirituelle a volonté! ~

Dans toute la masse des écrits d'Amiel il n'est peut-etre

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i-t ENTRE ~101 ET MOl

pas de texte plus élaboré, plus fouillé, dont la densité soit aussi grande. C'est qu'en l'écrivant (pour ses Grains de mm Amiel devait avoir le sentiment d'exprimer ce qu'il y avait en lui de plus rare, sa faculté de se connaítre dans sa genese et dans sa profondeur. La conscience de soi amielienne est, comme la connaissance de soi pascalienne ou malebran­chienne, une connaissance obscure, mais ce n'est pas une connaissance incomplete ou superficielle, qui ne peut at­teindre dans !'ame (comme seule peut le faire la con­naissance divine) sa vérité la plus secrete, son essence propre. Ici, au contraire, la connaissance de soi obscure s'avere com­me une connaissance profonde, une connaissance qui. en suivant le trajet qui est le sien, traverse et pénetre toute la durée historique d'une existence, pour atteindre en de~Ya ce que l'homme se sent etre dans sa race, dans ses origines physiques et mentales, dans son état germinal. ll y a la un admirable exemple de connaissance nocturne et ~énétique de soi-meme dont on peut trouver l'écho dans certams textes dujournal, comme, entre autres, celui-ci:

Songé hier au tiMe berceau magnétique et a l'inexprimable bien-etre qu'il fait serpenter dans fes vemes. D'ou vient cela ? Sans doute de l'équilibre parfait qu'il établit dans tout l'individu : et comme il y a satisfaction pléniere de tous les besoins connus et inconnus. apaisement de tout désir. il s'ensuit ce calme délicieux que traduit le sommeil mais un sommeil qui se possede et s aperc;oit lui-meme. sommeil friand et gui ressemble a une action de gr~ces rendue en reve. sommeil fécond qui rappelle l'état paradisiaque de Brahma. couvant en soi le monde. sommeil de l'activité qui est la conscience de la vie meme. Je ne sais trop comment rendre ces sensations indéftnissables qui tiennent a la duplication de l'etre. percevant ses impressions par autrui. et pour ainsi dire extatiquement. Je suppose que la nourrice éprouve quelque chose d analogue pendan! l'allaitement. et le fumeur d'opium ~ndant son ktef. Ces états mystérieux et crépusculaires de la sensibilité se ¡Jretent mal a l'analyse. paree que leur essence est juc;tement de 1luidifier les fonctJOns de ramener a l'état d'indivision de l'etre. a peu prcs a l'état fcctal. Or .-,¡ la réimplication permet de renfrcr dans Ce'> '>Ítuation"> chaotiguc\. clk n'est possible elle-meme que dans la tranquillité complete de la contemplation. 85

Dans la réimplication la conscience de soi projette done directement ou indirectement la lumiere non seulement sur l'etre qu'on est mais encore sur l'etre qu'on avait commencé par etre. l'etre en germe. Ce retour a la source. si carac­téristique qu'il soit de l'activité mentale amielienne, ne lut est cependant pas particulier. Le pouvoir de se reporter a sa

AMI EL 75

propre genese {per9ue parfois en relation avec la genese cosmique) ne luí appartient pas exclusivement. On peut le trouver par exemple chez les romantiques allemands inspirés par Herder, et, plus encore, par Novalis. I1 existe sous des formes d 'une grande beauté dans la prose de Guérin.

Comme ce dernier, par la réimplication de soi et du monde dans leur état initial, Amiel arrive a une connaissance « noc­turne • de lui-meme. toute imprégnée de poésie :

Eveillé en pleine nuit vers cinq heures. j'ai éprouvé beaucoup de sensations étranges. 11 me semblait etre dans les ateliers secrets de !'ame. et regarder la vie. a peu pres comme les enterres. s'ils avaient conscience. verraient les arbres du cimetiere. c'est-a-dire par les racines.86

V u le monde par l'envers, par le coté des racines.87

Le coté des racines est done le coté nocturne, le coté encore ténébreux, pré-auroral, de I'existence. La nuit précede et en~endre le jour. La conscience de soi est devancée par ce qu on peut appeler une pré-conscience. Dans les demi­ténebres de cette pré-'Conscience, l'etre encore plongé dans l'état fretal, pressent son destin.

La vi e nocturne de la pensée est done lo in d 'etre entiere­ment négative. Elle contient par anticipation le germe de ce qu'elle deviendra. C'est ce que laisse entendre Amiel dans un texte de Grains de mil, qui fait songer aux grands hymnes nocturnes de Novalis :

La Nuit est la mere du monde. Tout ce qui est 'iOrt d'elle et c;es flanes contiennent les germes de tout ce qui sera. Au-dessous de l'univers visible et mamfeste. ou les etres réels accom¡Jlissent. dam la joie ou la douleur. le drame éclatant de leurs destinées. s'agite confusément un autre univers. que n'éclaire et ne réchauffe aucun soleil. Cette région funebre et souterraine. ce rovaume de l'attente et des soupirs. ce sont les limbes de la nature. ei ce stage dans les limbcs. noviciat imposé a tout ce qui veut naí'tre. c'est la période fcetale de chaque etre. Ainsi le premier berceau de toute existence est la nuit.BB

Retour done de la penséc consciente a ce q_u'elle était avant d'etre pleinement consciente. La réimplicatJOn est l'ac­te par Jeque!, en se ré-enveloppant, !'esprit remonte ou redescend (ces termes sont id équivalents) jusqu'a J'état mental q_ui avait été le sien dans son plus profond passé, avant sa Jeunesse et son enfance, avant meme sa venue au jour, dans la nuit originelle. ll est curieux. chez Amiel, que cette opération de !'esprit. dont il y a des traces dans des tex-

'

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/ti E~TRE MOl ET MOl

tes datés d'une époque ou il avait a peine atteint la maturité, se manifeste chez lui de plus en plus souvent au temps de la vieillesse. ~ Tu retournes vers l'état enveloppé ~ . écrit-il en s'adressant a lui-meme, unan avant sa mort, « tu retournes a la nuit, au silence, a l'impuissance, a I'état fretal et ger­minal ~ . Et il ajoute : « La vieillesse est un reploiement. . a9

La vieillesse est un reploiement mais c'est un reploiement qui nous ramene a notre point de départ. La mort nous fait déboucher dans un état antécédent meme a notre naissance. Les maladies et les infirmités peuvent avoir sur nous la meme action. Amiel expérimente sur lui-meme avec une attention profonde toutes les diminutions et limitations qui affectent son etre physique.

Par exemple, il se sent devenir aphasique

Deux cercles concentrique-. ~ont perdu~ pour le moi : le cercle des mots acquis. celui de la dextérité linguale. Le moi se retire d'enceinte en enceinte. mai-; il n·e~t pa~ encore annulé.90

Bien plus, ce repli du moi sur Jui-meme devient un motif d 'espérance. A force de se replier l'etre pourra revenir a un état analogue a J'état pré-natal :

La maladie pcut nous ramcner a J"état du nou,·eau-né : La mort nous ramene a la conccption. Nou'> rcntron<; dan'> l"oeuf .. 91

La conscience nocturne, si sombre qu'elle puisse devenir, peut raviver en nous un espoir. Elle nous entraí'ne dans un cycle de vieillissements mais aussi de rajeunissements. Elle nous permet en nous réimpliquant, d'avoir conscience de notre pré-conscience. La conscience la plus actuelle peut retrouver au fond d'elle-meme le premier sentiment de soi que toutes les expériences de la vie diurne semblaient avoir enfoui dans le passé sans retour.

..

A MIEL 11

V

La réimplication de nous-memes renouvelle en nous une espérance. Mais qu'arrive-t-il si nous ne sommes pas susceptibles d'espérer. si le mouvement meme par Jeque) la conscience se détache de l'actualité pour redevenir conscience de J'etre que nous avons été, nous fait renoncer a toute action. a toute orientation du présent vers le futur, et remplace done en nous le sentiment naturel de J'espoir par son contraire, une désespérance?

C'est précisément !'aventure qui semble etre arrivée a Amiel. En se rattachant par la pensée a son etre origine!, il s'est du meme coup. et pre:;que sans le vouloir, disjoint du monde o u il vivait. de 1' actualité a laquelle il participait. et de !'avenir vers Jeque) il aurait dO tendre. Dans la rétrospection reveuse qui, par deJa toutes les expériences, le ramenait a ses sources les plus lointaines. il n'y avait aucune place pour le passé proche, pour les conjonctures présentes ou imminentes, il n'y avait place littéralement pour rien que ces sources memes. Sans espérance quant au futur. sans souvenirs quant au temps révolu, Amiel n'avait d'autre possibilité que la suivante : prendre conscience aussi nettement que cela tui était donné. de J'immense distance qui le séparait. lui témoin, de lui sujet de ses expériences. Entre J'acte par lequel il portait le regard sur ses objets et ces objets eux-memes. un hiatus se creusait qui lcur otait toute familiarité a ses yeux. Cette aliénation touchait tout ce dont il avait conscience. et était par conséquent générale. Mais l'aliénation la plus grave était celle qu'il constatait entre lui-

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i8 E!'lTRE MOl ET MOl

meme, en tant que su jet pensant, et ses propres pensées : ~ Je me regarde chaque matin au miroir avec des yeux étrangers, surpris de me retrouver la. »92

- « Les soucis, souffrances, espérances, ravissements, ambitions passions des hommes me touchent comme l'eau touche le cygne. sans le mouiller. Jeme sens étranger, suspendu en l'air; c'est bien la ce queje revais instinctivement. voir vivre sans vivre. »93

Voir vivre sans vivre ; prendre conscience sans que cette conscience reconnaisse les liens qui devraient !'unir a ce dont elle a conscience. Amiel de plus en plus se per~oit comme en dehors de lui-meme. Cela est vrai d abord relativement a son corps, qui, par moments, luí semble ne plus luí appartenir:

Déja en 1846, il y a trente ans. j'ai pendant deux semaines. sentí mon corps hors de mon vrai moi, je le regardais avec curiosité, comme une chose étran$.ere, et le bruit de mes pas sur le plancher me faisait retourner la tete. 94

... Je reve tout éveillé, je vis en reve. je reve que je vis. Mais n'agissant pas. ne voulanf rien. j'existe en dehors de moi-meme. je neme sens pas etre.9s

Dans un tel état d'esprit, il n'est plus question de se sentir l'etre qu'on est, d'adhérer par l'acte de conscience a la réalité du moi dont on est conscient. Si l'on sent la proximité de son propre moi, c'est comme celle d'une présence étrangere avec laquelle, loin de co·incider, on n'établit d 'autres relations que celles qu'on a avec les objets du dehors. « Le moi se détache enfin de moi-meme, ma conscience s'isole de ma per­sonne .. . •96 Situation paradoxale, puisque cette personne, c'est notre personne propre, et que nous la percevons comme la personne d 'un autre : « Je me regarde passer moi-meme, comme autre chose. » 97 Non seulement notre personne nous est devenue étrangere, mais nous sommes réd uits a etre une pensée qui en constatant les modifications qui l'affectent, se considere elle-meme comme exempte de toute modification, comme pure pensée enregistreuse. D'ou la comparaison bizarre qu' A miel fáit de lui-meme avec « un végétal doué de conscience », qui, ajoute-t-il, «se sent vivre a travers son assoupissement lucide »98

• J'ai bien une sorte de vie, se dit en substance Amiel, mais c'est une vie sans réactions af­fectives, quise contente de consigner ce qui lui arrive avec la plus totafe absence d'humeur. Ríen n'est remarquable dans J'immense journal d 'Amiel comme la minutie monotone avec

1 .,

A MIEL i9

laquelle, la plupart du temps, il fait le compte de ses ex­périences quotidiennes. Si singulieres que se manifestent ses tmaginations ou ses pensées, si surprenant que devrait lui paraí't:re en lui-meme l'escamotage des idées les unes par les autres. si alarmantes ou énigmatiques enfin que puissent etre a ses propres yeux les découvertes qu'il ne cesse de faire dans son monde intérieur, Amiel leur alloue une place dans ses notations quotidiennes avec la meme attention détachée, avec la meme objectivité. que s'il ne tenajt aucun compte du fait que ces événements le concernent. En dépit de tous les passa~es tres nombreux d u journal, ou J'auteur sort de son apathte apparente et ressent alors comme sien ce qu 'il sent, le ton général du journal tend a etre celui adopté par un homm•! qui consacrerait sa vie a noter ce qui arrive a un autre homme, et a un homme, en plus, pour Jeque! il n'éprouve aucun sentiment particulier. Le détachement d'Amiel a l'égard de lui-meme cst, bien entendu, schizoi'dique. Il trahit une certaine et parfois grave incapacité de ressentir avec intensité ses propres émotions. Mais il y a encare autre chose: la tendance a n'accorder a ce ~u'on éprouve qu'une froide attention, comme s'il ne s agissait pas de nous-memes. C'est ce qu 'Amiel appelle souvent son objectivité. Ii tire une certaine fierté du fait qu'il ne cesse de poursuivre une étude désintéressée de lui-meme. Cette objectivité Jui est rendue facile par le fait qu'en lui la partie observatrice se démarque toujours inexorablement des expériences qu'elle observe, si subjectives cependant qu'en elles-memes celles-ci puissent etre. D'ou de la part de l'observateur une tendance a n'attacher jamais a ce qu'il per~oit qu'une attention a la fois appliquée et distraite. « La conscience de la conscience. écrit Amiel. risque de rendre peu consciencieux. »99

D'un cóté done il y a une conscience presque somnolente, parfois distraite, de l':autre, nous l'avons vu. un cortege inin­terrompu de phénomenes qui, paree qu'ils sont détachés de celui qui les étudie, luí apparaissent comme in­terchangeables. métamorphosables et meme fantasma­goriques. Cette dualité incite Amiel a se comparer a un « somnambule de la conscience •100

• c'est-a-dire. explique-t­i!, a un etre qui sans humeur d'aucune sorte percevratt ses propres démarches mentales. A miel n 'est pas seulement pour lui-meme « un végétal doué de conscience •. il est aussi, selon son dire, « une plante qui sentirait tomber ses feuilles • 101

• Done tout le contraire d'une sensitive. puisqu'il va de soi qu'une telle plante limiterait son activité in-

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HO E~TRE :\101 ET MOl

tellectuelle a faire le constat impersonnel de sa défoliation. Di re gu'il s'agit la d 'un sentiment purement négatif, d 'une

incapacité de sentir ne suffirait pas pour exprimer la totalité de ce détachement. Ici la conscience s'affirme comme seul absolu, comme seule entité permanente et agissante daos l'etre. Par son inaltérabilité elle s'oppose autant qu'elle peut le faire au caractere essentiellement évanescent et phénoménal de l'existence personnelle. Plus la conscience permane, et plus le dehors de cette conscience, c'est-a-dire tous les objets qu'elle se donne et, avant tout, le moi lui­meme, doivent lui apparaitre comme radicalement insubstantiels, done insignifiants :

La vie n'est que le reve d'une ombrc: je l'ai senti de nouveau ce so ir avec intensité. Je ne m 'aper~ois moi-mcme gue comme une apparence fugitive. comme l'impalpablc arc-en·cicl qui tlotte un instant sur la brume. dans cette formidable cascadc i:le l'etre qui tombe sans relache dans l'abime des jours. Tout me parait done chimere, vapeur. fantome et néant. y_ compris mon propre individu. Jeme retrouve en pleine phénoménologie. 102

En se regardant luÍ-meme, Amiel ne distingue plus un etre vivant ni réel :

Je m'aper~ois moi-memc comme les fantomes a l'aube déja diaphane. inconsistant. vaporcux. illusoire. 103

Amiel a ses propres yeux perd ainsi toute substantialité. 11 n'est plus qu'un fantome entrevu a l'heure meme ou les fan­tomes se dissolvent. D'une part, s'affirme la fixité d'une con­science s' obstinant a accomplir son role strict de conscience ; de l'autre, il y a l'inconsistance d'une réalité fantomatique qui s'évanouit a l'instant juste ou elle pourrait etre per~ue:

Je sens que tout ce qui esta moi se détache de moi. et que la mue en moi enleve jusqu'a la chair. jusqu'aux membres. avcc la plus grande facilité ... Le centre seul reste fixc ; tout le reste. emporté par ra force centrifuge fait partie du non-moi. du tourbillon extérieur. de ce qui est fugttif, phénoménique. indifférent. Je n'aurai pas de peine a sortir aépouillé et nu de ce monde. car mon fune se aépouille des cette vie. Curieuse disposition. C'est la critique se cri1iquant elle-meme. de sorte qu' il ne reste de permanent que la perception de soi. et que rien d'autre ne s'affirme et ne dure. • / eh bin ich. ' voila le theme ... HH

La vie mentale se compase d'une série de formes condam­nées chacune a céder Ja place a celles qui vont SUÍvre, et 9ui s'effacent tour a tour devant un moi spectateur. occupe a

A:\tiEL 81

noter impersonnellement leur disparition. Tout se passe com­me si la dénudation perpétuelle de I'ame était une « sorte de mort anticipée », a laquelle l'ame serait sujette et dont elle aurait conscience : 105

Voil:l nuinze :m:; queje reve tout éveillé et regarde passer ma vie comme la fantasmagone des nuages du soir. comme les images colorées de la lanterne magique. La réalité s'évapore pour moi dans une sorte de vapeur d'optUm. Tout mon passé danse comme une simple flamme de punch devant le reg,ard de ma conscience. Je l'aper~ois comme un mourant ou un noye.106

11 est curieux de consta ter qu' Amiel expérimente lui aussi ce que les psychc!ogues appellent d'habttude la vision des mourants. Mais chez ceux-ci, par exemple ceux qui se noient, ceux qui tombent du haut d'une falaise, c'est d'une vision panoramique qu' il s'agit, l'imminence de la mort don­nant a la conscience la force de faire réapparaitre dans !'esprit, sous la forme d'une vision simultanée, la pluralité successive des événements d'une vie <I.ui tend a se présenter comme un ensemble pour mieux réstster a la destruction. Menacé par la perspective toute prochaine de sa propre mort. le mourant se renforce en quel~ue sorte, en évoquant, pour se défendre, un grand nombre d ima~es de sa vie. I1 en va tout autrement chez le mourant, tel qu Amiel le dépeint, et tel qu'il s'imagine etre lui-meme. La conscience de sa mort prochaine aboutit chez luí non a une réaffirmation de l'etre, mais a u contraire a un renoncement :

Le renoncement par désespérancc a une douceur mélancoligue. ll regarde la vie comme on la \'Oit du li t de mort. quand on la JUge sans amertume et sa ns regrcts.10 7

~< A quoi sert la contemplation de la Mort ? >> : tel avait été le sujet d'une these qu'a l'époque de sa jeunesse Amiel songeait a préparer a Berlín 108 • La contemplation de la mort sert non a se cramponner désespérément a la vie, mais au contraire a lui dire adieu, a prendre conscience du fait qu'elle nous quitte. 11 ne s'agit pas de s'arc-bouter, de s'ap­puyer sur soi, de puiser daos ses ressources intérieures, pour mieux résister aux puissances destructrices ; il s 'agit, a u con­traire. daos le vide produit par la dissolution de ce qui avait constitué notre vie, de se reportera cela seul qui ~emble sur­vivre a ce naufrage. c'est-a-dire la conscience que nous avons de nous-memes :

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li2 E;";THE ~101 ET ~101

Le soliloque mtérieur est toutc la rcssourcc du condamné a mort dont l'cxécut ion se retarde. JI se rasscmhlc dan\ ~on for intérieur. TI ne ravonnc plus. il psvchologise. 11 n'agit plus. il contemP.le ... Il renon·ce au P.ublic et ~e repiTe sur lui-mcme. Comme le hevre. il revicnt mourir a son it'te. ct ce glte c'cst \a conscicncc. c;a penséc. Tant qu 'il peut ten ir la plurne ct qu 'on lui lai c;~c un moment de solitude. il se recueille devant cet écho de lui-meme. et converse avec son Dieu.

Ces lignes ont été écrites par Amiel dans son journal. lorsqu'il se savait condamné par la maladie. quelques semaines avant qu'il ne mourat. Le condamné a mort. c'est lui-meme. Mais le geste dernier que dans cette qualité il s'applique a faire, ne consiste pasa récapituler sa vie. a en prendre une vue panoramique ; il consiste a profiter de l'occasion pour l'oublier, pour la reléguer dans la catégorie des objets superflus. de telle fa<;on que se dégage le seul objet non superflu de la conscience. qui est la conscience ellc-meme. C est dans J'évanouissement de tout ce qui avait été ma vie, que ma conscience m 'apparalt a mot-meme, allégée de tout le reste et libérée pour une espece de survie.

D'ou chez Amiel, non seulement dans la maladie, la vieillesse et la mort. mais a peu pres a toutes les époques de son existence, une obstination étrange et révélatrice a se con­sidérer. selon ses propres termes. comme • n 'étant plus qu'une pensée qui a conscience de sa prochaine dispari­tion •

110

• Une de ses comparaisons favorites est celle qu'il fait entre lui-meme et Charles-Quint « entrant doucement dans le ccrcueil de son vivant »

111 • Pire encore. comme Poe. Amiel

s'imagine volontiers sous la forme et'frayante d'un mort vivant. d'un etre qui. meme apres sa mort. continue de vivre par le seul truchement de la conscience. « Je me suis souvent regardé d'outre-tombe, écrit-il. C'est le privilege des re­veurs. • 112

« Je me sens si détaché, écrit-il ailleurs, si dégagé de ma propre personne. que je m'aper¡;ois comme un autre in­dividu. comme un mort. »113

Or, dans cette étrange situation. s'il y a un etre contemplé qui est mort et dont (comme il en va pour Charles-Quint) on célebre les obseques. il y a le témoin du mort supposé. dont toute la vie consiste a prendre conscience de celui dont les obseques sont célébrées. Si la conscience de soi aboutit a une conscience de la mort. le sujet conscient n'en est pas moins en vie. On dirait que dans cette situation funebre. toute vie est abolie, hormis au centre meme de la pensée. qui, par

A~fiEL 83

contraste, paralt d'autant plus vivante que ses objets sont morts. Quand Amiel dit: « Je m'aper¡;ois comme un mort •. i1 semble impliquer qu'il esta la fois mort et vivant, mort en tant qu'objet per~u. vivant en tant que pensée percevante.

La vie s'est done réfugiée a l'extreme pointe de la con­scicn\..t:. Eiie survtt a tous les objets qu'elle s'est donnés. La conscience devient d'autant plus précieuse qu'autour d'elle toute forme d'existence semble avoir été mortellement frap­pée.

Mais on peut imaginer un degré de plus dans l'élimination universelle de la vie. Celui qui contemple la mort, peut se présenter a ses propres yeux comme ayant le regard d'un mort.

Dans certains textes Amiel se compare a une momie, c'est­a-dire a une forme humaine a la fois préservée de la mort et pourtant vouée a n'etre qu'un cadavre : ~ Je suis devenu, écrit-il. une momie contemplative (c'est-a-dire toujours douée de conscience ), vivante encore puisqu'elle se sent elle­meme, mais qui se sent vennoudre et dissoudre lente­ment. » 114

Dissolution l~nte, immobilisation indéfinie du cadavre conscient. qui apparalt. quand iJ n'y a plus aucun symptome de vie, comme une forme derniere et plus désespérante qu'aucune autre, de non-\ie. La, la situation créée par la schizo'idie, se trouve encore aggravée par rapport aux cas précédents. carla mortalisation de l'etre et du monde semble etre devenue universelle. Ni les objets, quels qu'ils soient, de la conscience, ni la conscience elle-meme, ne se trouvent épargnés. Tout semble tendre a une unification générale des différents aspects de l'etre dans la meme non-existence :

Ríen he me semble plus vivre en moi. ni hors de moi. Cest le vide, l'oubli. le néant. J'assiste comme une momie a la marche du temps, et la joie se retire de moi comme la lumiere des vallées apres le soleil couchant. 115

Je ne suis rien et j'ai conscience de ce néant. 116

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H-l ENTHE ~101 ET MOl

VI

Que d'enveloppes successivement usée~ .. . ! Me déRouillant de toutes ces incarnations de plus en plus vagues. je me su is laborieusement rapproché du rien . de ce fameux zéro . d'ou Oken (encore un nutre romantigue allemand) fait sortir la nature. et oú Je t'ai'> rentrer mon exiguite.m

Par une série de dépouillements successifs le moi conscient se rapproche toujours davantage de la non-existence. et par conséquent aussi de la non-conscience. 11 devient égal a zéro.

N'y a-t-il pas moyen cependant de préserver quelque positivité dans cetteannulation de l'etre ? La personne m­dividuelle, comme tout le reste. pcut etre réduite a l'état de zéro, condamnée a l'anéantissement. engloutie dans la fan­tasmagorie. Mais d'abord. si I'etre humain n'cst rien, il est un ríen qui pense la totalité universelle ; il est « le zéro prenant conscience de l'infini.O == oo ",8

Ensuite. aux yeux d'Amiel. si la personne consciente est frappée elle aussi. commc tout ce qui l'entoure. d'an­nulation. il n'en va pas de meme pour la conscience déper­sonnalisée. La personne du contemplateur étant réduite a rien. le pouvoir contemplatif. laissé a lui-meme pour ainsi di re dans le vide. ne cesse cependant d 'etre présent et fonc­tionnant. La conscience. devenue subitement impersonnelle. subsiste en elle-meme. sans etre associée a aucun agent humain.

Toute une série de te](tes d'Amiel décrivent cette déper­sonnalisation de la conscience de soi:

A MIEL 85

Ni J'extase. ni la pamoison. ni J'ivresse. ni J'étourdissement ne m'ont encore arracfté a la conscience de moi-meme. ne m'ont vaincu. anéanti. absorbé : j'ignore la transhumanation. et je ne connais que l'impersonnalisation. 119

Jc ne suis plus que la conscience de moi-mcme. une personne im­personnelle. un je ne sai-. quoi de sensitif qu• assiste au aéroulement de sa destinée. comme un souvera in découronné qui regarde l'histoire de son ancicn royaume. 120

Mon instinct de généralisation. de dé'>a¡)propriation me suit jusgue sous les caresses d'une femmc aiman e : jc me vois comme un echantillon. comme un e oc~~sion. C<~mme un sujet d'expériencc . donnant ou recevant une JOte. ma1s avant tout en prenant conscience ... Tout se psvchologjse en moi : c'est-a-dire que mon moi est purement repr€sentatil. c'est un miroir impersonneJ· de~ émotions humaines :se désintéressant d'elle-mcme pour toujour\. ma \·ie n'est qu'un prétexte a étude ... 121

L'on voit que chez A miel. si la conscience de soi est prívée de tout caractere personnel, elle n'en reste pas moírs « une personne ímpersonnelle », c'est-a-dire. comme íl convient essentíellement a une conscíence agíssante. un sujct. un « je » et non pas un « íl », un pouvoír quí s'cxerce sur les objets. sans etre luí-meme objet :

Je me suis apparu comme boite a phénomenes. comme lieu de vision et de perception . comme pcrsonnc impersonnelle. comme sujet sans inóividualité déterminée ... 122

Personne dépersonnalísée. sujet qui se tíent a part de tous les objets avec lesquels íl a une attache. profondément dif­férente par son actívité pensante de tout ce dont elle a sím­plement la pensée. la conscíence ne se confond avec ríen, ne s' ídentífie avec ríen, elle n'ex iste au fond que dans un isolement radical : « Je ne suis qu'entreposé provisoirement dans ma vie apparente. et toute matiere se sépare graduel­lement de ma conscience profonde. dont J'énergie critique réduit toujours plus son bagage et revient a J'état ponctuel du sujet isolé de tout objet. ~~123 - « La monade centrale s'isole de toutes les monades subordonnées pour les contempler. »

124

- Rien ne se rattache done a la conscience. Oemeurant immo­bilc. a part. toujours semblable a elle-meme. elle voit avec inditlérence les objets dont elle s'occupe . disparaltre tour a tour dans la distance : « Tout échappe a ma conscience. sau f elle-meme. •125

Oans un monde ou chaque objet et meme chaque caractéristique objective du sujet se hatent de s'effacer, elle

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86 ENTRE .\101 ET MOl

seule reste intacte et semblable a elle-m@me. C'est qu'elle est centrale, et que ses objets, si elle en a, se voient renvoyés a la périphérie : ~ Le centre seul reste fixe ; tout le reste, emporté par la force centrifuge, fait partie du non-moi, du tourbillon extérieur. ~ 126 - « Pure conscience de soi, centre immobile de notre perpétuelle mobilité. »127 Ne dirait-on pas du Valéry ? En .un mot, tout se passe chez Amiel comme si la conscience était l'unique force active, qui &ans diminuer d'intensité, changerait, a tour de role, d'objets. En raison de son isolement, de son indépendance, de son absence de liens avec le monde extérieur, on peut la comparer a une monade, pourvu qu'on ne la confonde pas avec la monade leibni­zienne, toujours marquée par des caractéristiques indivi­duelles. Comme nous l'avons vu, la conscience chez Amiel en est totalement dépourvue. Mais comme la monade de Leibniz, la conscience chez Amiel est un microcosme qui retlete et contient le macrocosme. En revanche, elle est aussi saos fenetre. Elle est enclose en elle-meme, soustraite a toutes intluences, différente par sa nature de tout ce qui pourrait se trouver avec elle en rapport. Bref, libérée de ses objets, se saisissant en elle-meme, la conscience est parfaitement elle-meme. Elle se suffit. Elle est complete. toute entiere d'une meme composition et sans aucun alliage. En d'autres termes, semblable a la sphere de Parménide, la conscience est simple et Rure: « Ma monade. écrit Amiel, nue, amorphe, atone, se mairhient a J'état d'esprit pur, de simple conscien­ce. Elle excrete et expulse tous les éléments étrangers et hétérogenes ... »

128• Et ailleurs : « 11 y a une certaine félicité

a se sentir intelligence pure ... On n'existe que par la pensée, a J'état désintéressé et impersonnel. »129

On voit que la pureté et la simplicité, attributs essentiels de la conscience, dépendent de sa généralisation, c'est-a-dire du fait que, pensée subjective et cependant générale, elle présente le moi pensant comme une activité qui échappe a toutes les caractéristiques concretes de l'individualité. Moi qui pense et qui me pense, je ne suis plus H.F.Amiel , Genevois, célibataire, professeur, soumis a toutes les particularités de ma vie affective et de ma vie sociale. Je suis la conscience humaine prise en général, la conscience inhérente a la pensée de tout etre humain, qui s'exprime exactement telle qu'elle est, gui malgré les variations infinies de sa pensée áppliquée n'extste qu'en elle-m@me, persistant saos fin a perpetuer son fonctionnement. Le journal d'Amiel

A MIEL 87

n 'est pas le journal de tel ou tel homme particulier , qui par ses modalités se distinguerait de tous les autres. Il est le journal que tout h0mme auraif pu tenir, J'reuvre 9ue t0ute créature humaine aurait pu réaliser, si elle avait decidé une fois pour toutes de né jamais se présenter a elle-meme que dans les circonstances les plus universellement applicables. Dans le journal d'Amiel, ce n'est pas Amiel, c'est l'etre humain qui se pense et qui fait du meme coup apparaílre ce qui est le propre de tout etre humain :

C'est bien la que tend mon instinct contemplatif. 11 \OUdrait supprimer en soi l'individualité qui est une étroilesse et une geóle. et n'étre plus que simple consciencc lucidc. que pur esorit débarrassé des redevances insupportablcs du róle inoivióuel. oo

Ainsi les seize mille huit cents pages du journal d' Amiel n'ont pas d'autre fin que d'affranchir son auteur de l'obligation d'@tre lui-meme, de le soustraire a la nécessité de ne pas etre une autre personne que celle qu'il est. Elles atteignent par conséquent a une généralité qui les rend comr.arables a celles qu'on trouve dans d'autres écrits plus tardtfs. ou un Mallarmé, un Valéry. ont voulu eux aussi situer Jeur conscience dans l'impersonnalité. Chez eux comme chez Amiel, la pensée est mise au carré ; elle n'est plus pensée de te! homme, pensée provoquée par telle ou telle conjoncture, elle est « une pensée de la pensée et une conscience de la conscience • 01

• - « La conscience de la conscience. dit Amiel dans Grains de mil. est le terme de l'analyse. ~ 132

Ceci devrait done etre le terme de notre analyse et notre conclusion.. obligée, si une derniere éventualité ne se présentait pour la conscience, et si elle ne choisissait fréquemment d 'opter pour celle-ci comme supreme expérience. Nous avions dit que l'activité pensante d Amiel le poussait a se métamorphoser ftnalement en conscience pure, en d'autres termes, en pur sujet, conscience sans objet. Or une telle conscience tend a s'affirmer comme conscience exclusivement intellectuelle : Je penseque je me pense. Je ne suis quema pensée quise pense. Certes, une telle attitude de J'esr.rit peut s'affirmer aux yeux de celui qui !'adopte (ainsi qu'tl en va chez un Descartes ou un Maflarmé) comme le point culminant de son activité. comme la base ou ia fin triomphale de toute vie spirituelle ; mais elle peut apparaítre aussi, a d'autres moments et dans d'autres perspectives, comme le contraire d'un triomphe, comme la defaite et

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88 E~THE MOl ET ~101

l'anéantissement de tout ce qu'il y a de plus humain dans l'homme. « La pensée. tournée trop longtemps sur elle­meme, écrit Amiel, produit le marasme de la volonté. La conscience de soi, trop dominante. a pour chatiment l'impuissance. »

133 - ~ La conscience de soi, dit-il ailleurs

dans des termes fort semblables, opere la castration de la volonté ... ~ 04 • 11 arrive parfois a Amiel de le reconnaltre, ce n'est pas l'activité pensante, c'est le vouloir, ~ le vouloir énergique 9ui nous donne le sentiment de l'existence ~ '35 •

Se senttr, e est se sentir voulant. Pour Biran telle avait été la solution du probleme de la conscience : je me saisis dans mon vouloir. C'est le role, au contraire, d'Amiel d'avoir accepté le plus souvent, mais non sans hésitations fréquentes, la solution exactement inverse: je neme saisis qu'en faisant abstraction de toute volonté personnelle, qu'en me pensant et en ne me voulant pas.

Reste alors une derniere possibilité pour la conscience. Certes, co·incider par son propre esprit avec la pensée pure est un acte admirable ; dégager de ses concrétisations in­dividuelles le moi général qui est sujet de l'acte de con­science, est le point culminant de tout mouvement de la pen­sée. 11 n'y a pas moyen d'aller au deJa. Mais ce lieu final est aussi restreint que possible. 11 se ramene au cercle le plus étroit, dans l'élimination de toute réalité adventice et dans l'identité seule de soi avec soi. N'y a-t-il pas moyen alors de renverser la direction de l'acte de conscience, de faire sortir le moi de cette équivalence qui menace d'etre atrocement aride. Le moi n'est pas irrémédiablement enfermé dans une insoutenable confrontation avec lui-meme. Se sentir ne con­siste pas nécessairement a se présenter a ses propres yeux tel qu'on est. mais a se reconnaltre susceptible d'etre tout ce qu'on peut etre: « Mon moi, dit Amiel, n'est que la nue con­science, c'est-a-dire la perception de mes métamorphoses, non la possession d'un ensemble de formes. de facultés et de résultats. Mon dénuement est virtual ité pure. ~ 136

Je ne suis done pas seulement ce queJe suis. je suis encore - virtuellement - tout ce qu'il m'est donné d'etre. J'ai COt;J­

science de mes infinies possibilités. Possibilités d'autant plus grandes que mon etre actuel s'avere plus pres d'etre nul. Etre nul , c'est etre libre de devenir tout ce qu'il est loisible de devenir. Celui qui prend conscience de lui-meme, prend con­science, non de l'etre qu'il est, mais du nombre illimité d'etres entre lesquels il lui est permis d'etre. 11 peut se multiplier indéfintment par la pensée.

AMI EL 8~

Il en va ainsi de tout etre et de toute conscience :

Toute ame possede a l'état indiscernable l'ébauche ou la ¡:>ossibilité de tous les états humains. Avec un peu d'attention et de fínesse elle peut done faire écho a tout. et retrouvcr. en linéaments furtifs. ou du moins en virtualités dormantes les joiec; et les douleurs. les maladies. les vertus ct les vices. les facultés et les décadences que la réalité nous montrc en grand et en foule autour de nous.137

En explorant et démelant J'écheveau de tendances qui ~isent enchevetrées au fond de lui-meme, le contemplateur y tait naltre la multitude d'etres vivants en germe dans l'intériorité de son etre. Sa conscience reconnaft toutes ses possibilités. 11 convient done de la faire profiter de cette faculté proprement infinie:

Existons du plus de manieres possibles. prenons conscience de tous les modes et de toutes les formes de notre verbe. c'est a quoi peut servir la vie et l'étude. Avoir produit ceci ou cela m'est égal : mon aspiration secrete serait plutót d'avoir senti vibrer en mo• toutes les virtualités humaines.1:rn

La dialectique de la conscience aboutit done chez Amiel, non, comme on aurait pu le craindre, a une fixation in­tolérable de l'esprit sur ce qu'il y a de plus abstrait et de plus général dans J'activité pensante, mais a une libre utilisation de celle-ci pour prendre tour a tour imaginairement toutes les fa9ons d'etre et de se penser qu'il lui est donné de développer. Un etre inépuisablement disponible se dispose a devenir mentalement tout ce qu'il lui est permis de devenir. Tout se termine par la conscience que la vie de l'esprit consiste dans la liberté qui lui est accordée de prendre toutes les formes possibles. Avoir conscience de soi, c'est avoir conscience d'etre non une unité déterminée, mais une vaste pluralité d'etres différents. meme contradictoires. entre lesquels il n'est pas nécessaire de détlnitivement choisir. C'est dans le sentiment de sa liberté que la conscience de soi se reconnalt le plus completement. Avoir conscience de soi, c'est se sentir libre d'etre presque n'importe que! « soi ~ • Liberté intérieure. conscience de la conscience. • 139

Je redeviens simple monade contenant en possibilité bien des choses. mais n'étant rien qu'une ame sans attributs. un esprits anonymc rentré dans les limbes de la virtualité générale. 1<40

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HO ENTRE MOl ET MOJ

Arrivés a la fin de notre étude sur la conscience humaine chez Amiel, nous pouvons reconnaítre que I'itinéraire que nous avons suivi, si capricieux qu' il pOt etre, n'a jamais cessé d'etre caractérisé par une préoccupation unique, celle qu'a­vait Amiel de suivre la conscience dans toutes ses démar­ches. 11 en est de meme de son journal et de tous ses écrits intimes, qui, loin d'etre simplement une collection d'im­pressions journalieres différentes, cherchent inlassable­ment a faire la synthese de ce dont l'auteur est tour a tour conscient : • Au fond , écrit Amiel, si je puis encare m'éle­ver a une synthese de moi-meme, la seule chose positive

ou je puisse construire quelque chose de durable c'est l'Etude de la conscience humatne et de ses Métamorpho­ses ,141

L'étude de la conscience humaine fait done l'unité du journal et de la pensée toute entiere de son auteur. Unité qui semblait d'abord co"incider avec la totalité du réel, puisque la conscience amielienne commen~ait par se manifester comme une conscience conquérante et expansive, s'efforc;:ant d'an­nexer par la compréhension et la sympathie la multiplicité des objets externes asa subjectivité absorbante. Mais bientot la conscience de soi chez Amiel est forcée d'emprunter un chemin beaucoup plus étroit. Par degrés elle se retire, se rétrécit, pour devenir finalement la conscience d'un moi si nu, st pauvre. si rigoureusement abstrait, qu'aucune issue ni aucun développement ultérieur ne semble possible. Et pour­tant l'unité de la conscience n'est pas encore atteinte. Un dernier degré reste a franchir; celui qui consiste a se prendre non plus comme un etre particulier, ni comme une con­science générale, mais comme le siege des infinies possibilités d'etre qu'il est loisible a toute conscience de devenir. La conquete derniere est celle de toutes les latences qui sont dans la nature de l'homme, et dont tout homme peut prendre conscience en se regardant en soi-meme :

Ou est l'unité de ta vie et de ton ceuvre? S'il' en a une. elle est latente. Peut-etre réside-t -elle dam l'inclinatioñ a prendre COn'i­cience de Ja nature humaine. a comprendre \eS variations et \e\ richesse.,_142

Richesses infiniment variées dont il est permis de saisir toute l'abondance de ressources qu'elles procurent, lorsque le regard de !'esprit se tourne non vers le monde externe. mais vers l'intériorité du moi:

A MIEL \))

Au fond. ta vie (et ton reuvre au-,si. pourrait ajouter Amiel) a été sans but extérieur : son activité est tout entiere dans la conscience d'elle-meme. 143

Cette activité cependant n'est complete que lorsqu'elle dépasse le stade de la spéculation et de la recherche interne. pour se donner une expression. Or, cette expression, Amiel l'a réalisée a la perfection dans son journal. Tous ses autres écrits sont maladroits, inadéquats ou inutiles. Le journal seul, pris dans sa totalité, accomplit pleinement sa fin. Il ex­prime tout ce qu'il y avait a exprimer sur la vie mentale d'un homme, selon la structure meme qui est celle que prend chez l'homme toute .vie mentale je veux dire la forme de la réitération. Comme la pensée est faite de séries intellectuelles et affectives qui se succedent au prix de mille redites, la parole monologuée (qui, depuis Augustin, est celle du jour­nal intime) est faite de séries verbales qui ne s'interrompent jamais que pour recommencer de plus belle. et qui pour­suivent sans cesse avec une monotonie significative leurs jeux alternés. Le style d' Amiel capte et reproduit avec fidélité ce développement parallele de la pensée et de la parole :

J'ai bien le s~ntiment qt(il n"y a qu"une e~pr~ssion juste. mai<> pour la trouver Je veux chotstr entre tout ce ~u• lut ressemble et par coméquent mon instinct fait joucr les séries verbales. afin de découvrir la nuance qui traduit le plu'> exactement l'idée. C'est meme mon idée queje tourne et rctourne en tout sens. afin de la mieux connaltre. d 'en prendre conscicnce. 144

La parole est done une e'>pece de réitération investigatrice et tatonnante qui a pour fin de permettre á !'esprit de prendre plus pleinement conscience de ce qu'il pense. Pour ce qui regarde le journal d'Amiel, il n'y a dans aucune littérature aucune oeuvre ou se rencontrent plus de répétitions. Le journal amielien est hanté par les paraJes récidivées et par les themes obsédants. C'est ce qut fait le caractere étrangement hypnotique de ce discours de seize mille huit cents pages. Amiel le savait, qui écrivait ceci:

La joie de la réitération se retrouve aux deux bouts de l'cxistence che.t fe vieillard et che7 le petit enfant. On sent alors musicalement. et chaque reprise du tneme est un enchantement nouveau : pourquoi ? paree qu'alors ce '>Ont moins les choses qu 'on dégustc que la vie elle-meme. et que la réitération rappelant le moi a u moi fui donne la conscience de l"etre.l-45

Chez Amiel, jusqu'au langage lui-meme. tout tend a dégager, a enrichir et a approfondir la conscience de soi.

r '

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VII

HENRI MICHAUX

I

Bien pire que sur terre, ici, le supplice des faibles ... 1

~ 11 ne se surestime pas. 11 a pris d'un coup pour toujours J'idée implacable de son insuffisance. •2

Personne n'est moins dupe de lui-meme que celui qui commence par avoir une idée nette de sa faiblesse fondamentale. Moi qui pense. jeme trouve si faible que c'est tout juste si j'ose penser queje suis. Je suis sans doute. mais je ne suis pas assez. j'arrive a grand'peine a etre. Sur ce point capital il n'y a pas de danger queje m'abuse. Le sentiment premier que j'éprouve est celui d'une carence si grande qu'elle en devient palpable:

J'ai ~cpt ou huit sens. Un d'cux: celui du manque. Jc le touche et le palpe commc on palpe du bo1s.3

Ce qu'Henri Michaux pen;oit done en lui lorsqu'il s'interroge et prend conscience de lui-meme. c'est sa faiblesse Of'ltologique. Pour se faire exister il se découvre dépourvu de toute ressource. Cette expérience toutefois n'a rien d'exceptionnel. De fac;on évidente ou dissimulée. elle se trouve au coeur de tous les Cogito. a commencer par celui de Descartes. • Je pense. done je suis •. cela veut dire : • Je pense que je ne suis pas par moi-meme. je pense que si j'existe. c;a ne dépend pas de moi. • Done je suis faible ! Ma faiblesse. c'est d 'etre une créature évidemment contingente.

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226 E:\!THE \101 ET \101

a qui l'existence n'est donnée que de fa~on irréguliere et P.arcimonieuse. Je re~~ is !:. ·,ie au compte-goutte. Saos doute. ti m 'est donné d 'etre. mais le moindre etre possible. Tout commence a la fois par un don et par un refus. par un don chichement mesuré dont il faut bien que je me contente : comme si l'etre donateur. pour des raisons daos lesquelles il serait difficile d'entrer, avait décidé daos ce cas particulier (mais peut-etre aussi daos tous les autres cas) de ne pas accorder a u donataire son plein quota d 'etre. De quoi respirer. oui ! de quoi exister. oui encore, mais tout juste et saos garantie ! de quoi etre fort, bien portant. heureux, égal aux conditions requises par l'existence ? non, certainement non ! De sorte que le donataire se trouve recevoir une existence des plus précaires , ou ni la vigueur ni le bonheur n'entrent en ligne de compte. Bref. il est difficile d'imaginer, autour d'un berceau, marraines moins généreuses. On dirait l'histoire d'un infortuné qui. des sa naissance. pourquoi ? est-ce paree qu'il est laid ou qu'il crie trop ? - se trouverait privé de la plupart des dons considérés comme mdispensables aux enfants des hommcs.

Privé et conscient de cette privation. Telle est peut-etre. résumée de fa~on tres sommaire.

l'ébauche d'une pensée religieuse chez Henri Michaux. Le rapport entre Dieu et l'homme est plus négatif que positif. 11 temoigne de l' insuftisance de la créature. D'un coté. il y a la plénitude d'un etre inconcevable. perdu daos sa transcendance ; de l'autre. i1 y a des créatures si faibles qu'elles ne peuvent répondre a l'éloignement infini de l'etre infini que • par la conscience de leur manque infini. de leurs péchés. Elles vivent infinement en défaut •4

Des lors la perception de la faiblesse humaine se change encelle d'une faute morale. Si je suis faible. c'est queje suis coupable. Comme tant d'autres faibles. Henri Michaux est un scrupuleux. 11 lui faut rapporter a lui-meme la cause d'une privation dont il subit directement les effets. Le voici soumis des le premier moment ou il prend conscience de lui­meme. a toutes les conséquences ri~oureuses d'une faute originelle : « Ainsi la notion du Paradts perdu et de la chute de l'homme lui étaient parfaitement nécessaires. •5

- Cette chute, comme tous les événements qui ont lieu daos l'univers de Michaux, doit etre prise strictement a la lettre et etre éprouvée comme un mouvement physique. Dans le monde de Michaux. comme daos celui de Hugo. on tombe

IIE;\lHI \tiCH.\l' X 22i

constamment. Tout se passe comme si. a u sortir du Paradis. Adam avait été poussé si rudemem dehors et en bas qu'il en avait perdu l'équilibre et ne pouvait plus retrouver son aplu111o : « Toute ma vie. je sera t ainsi. tombant. Je tombe de la campa~ne daos la ville, je tombe du college daos un bureau. d un bureau sur un steamer qui va droit a Rio. je to mbe d'un métier sur un autre et je tombe de mes dix-neuf ans sur mes vingt ans. et enfin je suis toujours pret a tomber d'un ballon. •6 Un jour. personne ne sera plus la ~ pour me retenir par la m:lnt::he •. En attendant. mon existence est une série de chutes qui s'engendrent les unes les autres. C'est meme la la définttion du temps. de mon temps : je vis de chute en chute. je roule dans de successifs ablmes.

D'ailleurs il n'y a pas que moi qui tombe. • Je glisse- tout glisse. • 7 J'habite un pays o u « le terrain tout entier doit céder et bientot n 'etre plus, entralnant ses aveugles habitants •8 Cette descente générale daos le gouffre, sous l'action de ma terreur, est cependant vécue par moi comme une expérience personnelle. Tout tombe. mais c'est moi que je vais tombant, c'est moi queje sens tomber. Terreur qui s'exprime chez Michaux dans une série de textes qui tiennent a la fois du cri d'effroi, de l'appel a l'aide et de la priere. Mais c'est une priere consciente de son inefficacité et un appel quise perd dans la solitude:

Et j'ai peur. peur. guand la moe11e e11e-mémc '>C mct a trcmhlcr. h! j'ai peur.j'ai peur

Je n 'y suis pl~s. je n ·y suis prc'>quc plu'>. Oh. mon amt. Je m'accrochc a ton SOU\enir. Ata haute stature. Je m'accroche mais je tombc Jeme lache. 9

11 n ·va plus que ce q ui glissc Rieñ n'arretcplus. et cela contin uc ct &lis\c autour de m01 glisse ct en moi glis<>c. 1

La chute n'est done pas seulement un incidenr extérieur ; elle est intérieure a l'etre qui tombe. Je tombe, mais je tombe en moi-meme, daos l'espace du dedans. Ma chute n'est rien d'autre que l'action par laquelle, en tombant, je me démontre a moi-meme ma faiblesse. Tomber, c'est se sentir devenir de plus en plus faible, c'est pour ainsi dire se sentir rapetisser. Cette réduction de stature peut s'exécuter a

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22H E~THE \101 ET \101

grande vitesse, ou bien avec une lenteur plus pénible encore, puisqu'elle me donn~ le krnps de percevoir a mesure le progres de ma décadence. Tombant avec lenteur. je me dégonfle. je m 'affaisse. témoignant ainsi de l'absence de structure ferme qui me caracténse. Je suis comme une masse gélatineuse qui fuirait en coulées molles. ~ Tu t'en vas. ma vie .... tu me désertes ainsi. • 11 Une distance se creuse entre moi-meme et moi-meme. J'assiste. consterné et passif. a cette scission intime. Je commence a me perdre de vue. L'etre que j'étais s'en va, et je me seos « plus que triste : dépossédé et sans visage • 12

• Telle est l'expérience qu'on a dans certaines salles trop vastes. « On entre. aussitot on est perdu. On n'est plus qu'une souris. • 13

- « Perdu daos un endroit lointain (ou meme pas) sans nom. saos identité. • 14

A l'extrémité de la faiblesse il y a encore un etre vivant. mais i1 n'y a plus une personne. Une sorte de dépouillement se fait de toutes les caractéristiques individuelles. On est n'importe qui . ramené a la neutralité et a l'anonymat. En certains cas, chez Valéry par exemple. la conscience humaine peut etre conc;ue comme déga~ée de ce qui d'ordinaire la lie a un moi particulier. Alors e; élevant jusqu'a une intelligence purement impersonnelle. elle exerce dans les limites de son champ d'investigation un pouvoir cognitif entierement abstrait. qu'aucun sujct pcrsonnel ne possede ni nc dirige. Rien 9ui ressemble moins a l'impersonnalité a laquelle arrive l'etre infiniment faible. tel que le dépeint Michaux. Autant la conscience détachée. selon Valérv. s'avere transcendante aux objets qu'elle se donne. autánt chez Michaux la conscience se reconnaí't dépassée par ce qui l'entoure. Elle est conscience d 'un etre ~ ramené au-dessous de toute mesure • 15

• « franchement revenu a zéro » 16 • En

d'autres termes. ce qui apparaí't ici comme le contre-pied de l'impersonnalité supérieure de la pensée valérienne, c'est une impersonnalité inférieure. la conscience de la plus grande pénurie spirituelle. La peut-etre se trouve une des plus grandes richesses de la poésie de Michaux. Elle est infinement riche paree qu'elle est inftniment pauvre. paree qu'elle atteint au sentlment authentique de la parfaite humilité. De chute en chute. de faiblesse en faiblesse. l'etre décrit par Michaux roule tout en bas de la pente. 11 n'est retenu par rien. 11 est dans la totalité du monde qu'il embrasse. le point le plus vil. le point de honte. et ille sait. Le sentiment de sa misere intérieure. la persuasion qu'il n'y a en

IIE~HI \IICII.\l 'X 22fl

lui aucune force susceptible de le maintenir a quel9ue degré honorable de l'échelle des etres. la conception meme d'un Créateur situé trop haut pour avoir avcc ses créatures d'autre rapport que leur maintien capricieux dans l'existence. tout cela engendre chez Michaux un état d'esprit cxactement semblable a celui qu'il est possible de trouver chez les etres dont la piété a été la plus pessimiste ct qui ont porté le jugement le plus sévere sur J'indi~ence essentielle de l'homme. c·est-a-dire les Jansénistes. C est che7 Barcos. chez Duguet. chez le Pere Quesnel. parfoil> aussi chez Nicole. qu'on peut trouver la meme conviction de la nullité intrinséque de l'etre qu'on cst. Avoir conscience et avoir honte. c'est la meme chosc. La honte. phénomenc dont le champ d'application est universel. aboutit a soi. pointe vers soi : " Honteux de ce qui J'entourc. de tout ce qui l'entoure. de tout ce qui depuis sa venuc au monde l'a entouré. honteux de lui-meme. de n'etrc que ce qu'il est. .. ·• 17 Michaux se livre au "sentiment chrétien fondamental. J'humilité "18

• Celle-ci dépasse toute mesure :

Réduit ú une humilité de cata\lrnphe. :'t un ni,ellement parfait t·omme apré~ une inten'>e trnuillc.

Ramené au-c!C\\OU\ ele toute me\UtT :'t mon ranc réel. au ranc inf.ttne queje ne '>ai'> quclle ictée-amhition m':l\ait fait clé.,erter. ·

\néanti quant ú la hauteur. quant :'t l'e\lime. 1q

Cn co">e a allrell\ement peur de\ humiliation\. Qui n'a pa' étl: Poil de Carotte '!

11 ' a dam le\ traité\ d'anatomie une partie qu'nn appelle le ho ntelL\ interne · . un mu\elc. ie crol\ ... Le ·· hnntctt\ interne · ce mnt me p<Hlr\uit. 21

Déchu. nivelé. • revenu á zéro ,n . l'etre selon Michaux n'en garde pas moins le pouvoir de se pereevoir, et. en se pcrccvant. d'avoir hontc.

C'est que la honte est bien de tous les sentiments le plus \Ubjectif qui soit. J'ai beau ctre réduit a rien , revenu a zéro. ce rien et ce zéro sont bien moi. - un moi dont précisément j'ai honte. Je suis un rien et un ;;éro honteux d'eux-memes. La honte est ce qui m'afflige. Pas moyen de me tromper sur ce point. Si impersonnel que je puisse ctre. je ne pub échapper a cette qualification qui s'applique ama personne et qui '>e fo nd pour a insi dire avec mon existence. J'exi'>te.

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230 E~TRE ~101 ET ~101

mais je suis honteux d'exister. J'existe. mais j'existe a ma honte . Tout semble done indiquer que l'existence et la honte d 'exister m 'ont été conférées ensemble. par le m eme don avare et funeste dont il a été parlé tout a l'heure. Je suis la honte d u Créateur. comme je suis la honte de mes parents. Honte qui venant de haut retombe sur ma tete. Alors quand je prends conscience de la cause véritablement trans­cendante de J'état ou je suis. je ne m'en sens pas moins coupable ni moins honteux pour cela. Etant ce que je suis. d'ou que provienne celui queje suis. je suis sans excuse. Ma honte me confronte partout. Elle s'étend a tout ce qui me concerne. Elle déborde sur le monde. Je souffre d'une honte généralisée. Mon devoir (ou est-ce mon destin. ma marotte. ma sottise. mon acte de charité héro'ique ?) est d'absorber toutes les hontes environnantes et de les fondre avec la mien­ne. Si mon péché est originel. il est aussi universel. J'ai honte de tout et j"ai honte pour tout le monde. Cette extension ex­traordinaire du sentiment d'humiliation chez Henri Mi­chaux. est indiquée. - simplement indiquée. - par une série de textes. 11 en résulte que l'etre conscient d'exister dans la faiblesse et dans la honte. loin de protester contre la si­tuation qui lui est faite. l'accepte sans le moindre mur­mure. Accepter la honte. c'est accepter toutes les hontes. c'est assumer le caractere monsrrueusemenr humiliant de la créarion rout entiere. • J'ai le .senriment de l'insuftisance. vous voye7. de la mienne. de celle des autres aussi. • 23 Pas le moindre soup~on d'orgueil ici . C'est l'attirude du men­diant qui • par une mélodie pauue ••. • exprime sans mot dire sa misere et toute la misere autour •24 . En • assumant son ratagc .. 25 Michaux en quelquc '>Orte prenda son compte le • ratage .. de toute la création. La honte est un sentiment qu'on éprouve dans la solitude. mais par lequel on acquiert une solidarité a\·ec l'uni\ers. On ne fait pas bande a part. on tient pour sien le sort de tous le'> autres : • et toutes les plaintes passerent en son r,ein : les plaintes de l'un. les plaintes de l'autre et le'> souftles du désir qui sont de\·enus des plaintes. •26

- • D'une fa~on ou de l'autre. il lui faut etre \·aincu. Chacun a un Christ qui \eille en soi. • 27

IIE:-.IHI ~liCI-1:\.l'X 2:~1

Un tel texte nous garantit le caractere religieux du sentiment de solidarité dans la honte. Mais est-ce solidarité avec l'univers ou solidarité avec le créateur de l'univers ? Et s'il y a acceptation résignée de la situation générale qui lui est faite, est-ce paree qu'en dépit de sa faiblesse et de la honte d'etre celui qu'il est. le faible honteux garde une lueur d'espoir ? ou n'est-ce pas le contraire. et si le faible ici s'associe a l'acte de création. n'est-ce pas justement paree que cet acte étant raté. il faut supposer qu'il cessera bientot d'opérer et que le tout sera rendu au rien? S'associer a I'acte de création. c'est peut-etre tinalement s'associer a quelque chose qui se défait, plutot qu'a quelquc chose qui se fait. Chacun l'expérimente en soi-meme. L'homme • ne reve que de dégringoler dans la faiblessc la plus entiere et de s'y exonérer de ses dernieres forces et en quelque sorte de lui­meme . ... 11 n'aspire qu'a • perdre davantage son je • 28

• -

• 11 est pressé de se défaire du peu de forces qui lui restent. 11 est ivre de néant- pas d'amour. • 29

Ou peut-etre simplement. quelle que \Oit la direction dans laquelle s'engage le monde. le mieux encore ne serait-il pas de ne pas se rebiffer. de ne pas aller a contre-courant ? Plus d'une fois. ce qui revient dans l'oeuvre de Michaux. c'est une \Olo~té d'abandon total : • Nc plu'> a\Oir a porter la charge ,.JO: • on a cédé .,a place ~~ 31 : • 11 convient de \avoir rcnoncer •. 31

Ou dans les vers admirable\ du Repos dans le malheur:

• Le Malhcur. mon grand lahourcur. Le Malhcur. a\\coi\-toi .. .

Mon grand théátrc. mon havrc. mon ctn.: ~ M a cave d'or.

Mon avenir. ma vraic mere. mon hori;on. Dam ta lumierc. dam ton amplcur. clan'> mon horrcur.

Je m'abandonnc. 31 ..

Jc m 'abandonne a qui ? A Dieu ? a u monde ? a ma honteuse faiblesse? a la méchanceté des autres? Mais est-il nécessaire de se poser la question ? L'important. si I'on .,·abandonne. c'est de le fairc sans protestation. sans préserver en soi un centre occulte de résistance. Point d'abandon sans une docilc plasticité. Se servir de sa faibte .. se

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232 E:'-:TRE \101 ET .\101

pour mieux céder. Telle est la solution . la premiere (non pas la seule). adoptée par l'etre qui se découvre dans la honte. Etre sans forme . sans aretes. sans caractéristiques aucunes. comme l'eau. • comme si l'on formait constamment en soi un visage fluide. idéalement plastique et malléable • 34

comme si ron n'était plus qu'un etre essentiellement • fluidique •35

• obéissant a toutes les impulsions. Renonc;ant a soi. I'etre infiniment faible que représente

Michaux, s'offre aux assauts du dedans et du dehors. 11 est • ouvert abominablement de toutes parts - 36

. Face aux images qui déboulent. aux coups qui vont pleuvoir. • il esta découvert • 37 • Absolument vulnérable. Telle est la solution initiale du probleme de l'e tre faible. Ce n'est peut-etre pas la bonne. Mats ven a-t-il une bonne? L'abandon de soi aboutit a l'envahisseínent. a la prise de possession. a I'oppression. • lmpuissance, puissance des a u tres. " 38

. La violence de ceux-ci déterminera une réaction.

IIEJ'\HI \IICIIAliX 233

11

• Le schizophrene. écrit Michaux. est seul, sans frontieres défendables. ,. 39 - Le schizophrene. le schizo'ide. tout esprit surpris dans un espace ouvert. l'esprit de Michaux lui-meme.

Ici apparaít aux yeux de J'etre convaincu de sa propre faiblesse le caractere périlleux de sa situation dans le monde. Faible. il est vulnérable. Vulnérable par rapport a tout ce qui l'entoure. Il est une sorte de trou d'air qui attire sur lui les plus \'Íolents courants. Rien ne le protege. Cette absence de sécurité est meme un des aspects les plus caractéristiques de l'espace. L'espace est le milieu ou chacun se trOU\'e exposé. commc l'était sur J'eau le berceau de Mo'ise. • L'homme partout menacé d'infini fait tout ce qu'il peut pour etre a l'abri . .. •o Mais précisément J'exposition dans laquelle il est conrraint d'exister le pri\'e d'abri. Dans l'espacc I'hom me est li\'ré sans défense a la foule de ses ennemis. L'espace rassemble la totalité des agresseur<,. Espace done lui-meme hos til e : " Une grande Présence m 'est traltressc. écrit Michaux. feignant de me protégcr. me SUI'\'Cillant a distance. m'épiant. cherchanr une ou\'erture. un mom cnt faible. »

41

Rien de plus important dans la conception du monde chez Michaux. que ce caractere d'emblée hostile. présenté par J'espace. lnitialement nous décou\'rions I'homme selon Michaux dans sa faiblesse. dans la solitude ou ('enferme sa co nsc ience pleine de honte. dans l'horreur de n'etre soutenu par perc;onne ni par rien. Maintenant nous le \'Oyons placé au cent re d\111 uni\·e rs es<,entiellemenr mal\'eillant. a la hargne duquel il se troll\·e abandonné. Et le rruchement par lequel

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2:l4 ENTRE ~101 ET ~101

cette méchanceté cosmique se manifeste, c'est l'espace. Espace qui, d'un coté. est l'extériorité environnante, convergeant de toutes parts sur un point central:« !'invisible avalanche qui sans cesse roule vers le centre •42

• Espace qui. de l'autre coté. se révele comme le lieu meme, le lieu intérieur ou l'agression se place : sorte de no man 's land. qui, comme toutes les régions ravagées par la guerre, est une ré~ion de désolation et de dévoration : « Mon vide. dit Mtchaux, est un grand mangeur. grand broyeur. grand annihilateur. • 43 Queje le regarde done comme convergeant sur moi ou béant en moi. l'espace s'avere partout etre un sujet de peur et d'horreur. « L'espace. mais vous ne pouvez concevoir cet horrible en dedans - en dehors qu'est le vrai espace. • 44

Comment done se défendre contre l'espace ? ~ L'homme -son etre essentiel -. n'est qu'un point. C'est ce seul point que la Mort avale. ll doit done veiller a ne pas etre encerclé. ~ 45

Mais cela est plus vite dit que fait. Quand I'encerclement est a l'échelle cosmique. quand l'envahissement est total et central, comment s'y soustraire ? Ou fuir. ou se réfugier. ou dresser un front face a l'espace. face aux hordes qu'il fomente et lance sur nous ? L'invasion de l'etre prend l'aspect d'une irruption. d'une inondation violente de !'esprit.

Cette prise de possession peut se présenter sous la forme d'un envahissement de la pensée par une multitude de formes animales. troupeau de betes furieuses suscité par les imaginations de la fievre :

Qui a dit les animaux farouches? Curieux au contraire. Comme ils viennent voir des qu'il~ vous savent cloué au lit. lis vous assaillent. ils n'ont de centre qu'en vous.

Meme les choses ne·trouvent leur centre qu'en vous. Accrochées. elles attendaient de pouvoir trouver en vous leur centre et l'im­mense force d'immobtlité leur vient a point contre le pauvre mala­de. toujours tressaillant et <,ur le qui -vive. 46

Quels que soient d'ailleurs les rcmous qui travaillent cettc foule d'objets s'accumulant et de • lan·es gesticulantes •47

c'est avant tout par un effet de masse qu'ils font pression sur la victime centrale. réduite aux abois. Un espace encombré de corps, un faisceau de pcsées. se dispose autour d'un point de sensibilité souffrante et consciente, qui. comprimé d'une part par les masses environnantes. voit se diffuser d'autre part sa souffrance et l'aperception de celle-ci dans le volume entier de l'espace. qu'ainsi il senc;ibilisc. En c;orte que ce

HE.:\THI ~IICHAl 'X 235

contact entre le monde accablant et la pensée accablée apparaí't comme une saisie douloureuse de l'immensité externe. te! un boulanger qui serait « accablé par la montagne mom•ante, montante, croulante de la pate, une pate qui cherche le plafond et le crevera • 48 • L'etre submergé par la masse qu'il a lui-meme appelée a l'existence. s'apparalt comme « traqué par cet envahisseur gonflant •. 49

Premier malheur, premiere conscience du malheur chez Michaux. Livré a l'espace, il se trouve victime de la force d'appesantissement qui s'exerce dans l'espace. Voluminosité pesan te, a la fois physique et mentale. dont un des aspects les plus saisissants chez le poete est l'obstruction des voies respiratoires, le commencement d'asphyxie. l'asthme, voire le rhume de cerveau. Michaux plus pathétiquement que quiconque, a décrit l'affliction de l'etre prostré sous la pression atmosphérique :

Ce poids subit en lui est invincible. c'est '>On malheur. la source de tous ses malheurs. A base d'asthmc et d'aérophagie. une oppres'>ion semblable a un cotfre sur sa poitrinc. comprime le cocur. dcscend jusqu'aux reins ... Les os du crane sont serrés a éclatcr : supreme dérision. un rhume ridiculc mais formidable \Íent tapager sur le tout et tendrc ~C'> hrume'>. so

Une autre représentation na·ive. issue de la meme angoisse. est celle du wagon de marchandises ou l'on se trouve enfermé avec une troupe d'éléphants 51 • Michaux se dépeint encore dans le role d'un saltimbanque, homme­serpent. brusquement interrompu dans son numéro de cirque. • attiré par le poids d'invisibles halteres, écrasé par la compression d'on ne sait que! rouleau • 52 •

Cette derniere image est particul ierement significative. Le poete est un acrobate a 9ui les conditions exceptionnelles dans lesquelles il est oblige d'opérer son acte, font manquer celui-ci. Le voici étendu sur le sol. broyé par sa chute. L'hostilité de l'espace a done pour conséquences directes non seulement l'affaissement et l'envahissement de l'etre, mais encorc l'interruption brutale de ses activités. Son élan se rompt. son corps se brise. Cette dislocation est é~alement perceptible dans le courant de ses pensées. Certams reves '>Ont ainsi brusquement discontinués:

Caracterc de'> rC\C'> : le-. re'c'> \ont di<,loqué'>. cntrecoupb. che' auchant le'> un'> '>Ur le'> aut re\ 53

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236 E~THE ~101 ET ~101

Cela se manifeste de fa~on plus saisissante encore dans l'action qu'ont sur la vie mentale certains hallucinogenes:

Pri'>. non dans l'humain. mai~ dan<> un frénétique agitateur mécanique. dans un malaxeur-brovcur-émietteur. traité comme métal dans une usine. comme eau danc; une turbine. comme vent dans une soufnerie .. . Dépa~sé horc; de toute proportion par le phénomene disloquant. 54

D'ou la constatation suivante :

La sorte de camp retranché qu'occupc l'hommc ct dan~ lcquel il manoeuvre ses idées '>e disloque dam la mc~calinc. 5

5

Ainsi done dans certains états d 'esprit exceptionnels. artificiellement déterminés , la dislocation de l'etre se trouve portée a son comble. Alors le chaos intérieur s'accentue, chaque opération mentale s'accomplit dans un désordre foncter. Dans les plus Iégeres distensions de J'esprit se per~oit J'amorce d'un travatl d'érosion et de fragmentation. Cela se voit dans les états de fatigue :

Une fatigue. c'est le bloc • moi • qui \'ciTrite. Comprenez-le bien. On arrive a1mi a se perdrc !'ame par bribe\ et morceaux. 56

De meme. J'ankylose nous prive parfois de la libre disposition de certaines parties de notre corps. Notre reve devient une conscience d'amputé:

Rhe : consciencc partielle. fra~mcntaire ct intermittcnte de'> membres. d'organes interne'> ou de la pea u.

Rcve: un srand morceau d'homme qui dort ct un petit morccau qui C\1 éveilleY

Dans ces situations cependant. il n'y a encore qu'occlusion partielle et toute temporaire. La conscience de nous-memes se maintient en nous. principe de notre continuité.

Or il n'en va plus de meme dans une série d'autres expériences ou c'est J'identité de J'etre qui est mise e n cause. ou il n'y a plus littéralemen t qu'une conscience en mor­ceaux.

Quelque chose de cela se m ontre déja dans les cas ou. pour une raison ou pour J'autre. o;e substituent au moi actuel un ou plusieurs moi plus anciens:

De quel and!tre inconnu ai-jc \Uil i la pente '! De quel groupe. de quelle moyenn<' d'ancctre\ '!le 1ariai\ comtamment. jele\ fai\ai~

IIE!\'HI ~IICII .\l'X 237

cot.Irir: ou eu.\ n.wi. Certain-. ;1\aient :i peine le temp'> de clignoter. pu l\ di\paraic;\aient. ..

On e\t né de t rop de M ere\ ... En lamheau. disper'>é. 58

Cette dispersion détache le présent du passé. celui queje '>Ui~ de tout un cortege de • qui-je-fus •.

Dans le monde de Michaux J'homme devient une entité composite imparfaite et fragile en voie de désagrégation. sorte de totalité quise détotalise et qui ne laisse bientót plus <,ubsister d'elle-meme que des fragments.

EITondrement done de J'etre : éparpillement de celui-ci dan.., k tcmp'> ct dan<, l'c'>pacc. En chaque moment et en chaq uc licu glt une parcclle ele lui-meme. Partout il abandonne des " miette'> de je "59

• Dans cette double dispersion de soi. c'est l'émiettement temporel qui paraí't l'épreuve la plus insupportable. Cela commence par une véritable scission de )'esprit. Celui-ci s'aperc;oit coupé en dcux. divisé entre une pensée qui se mble fuir dans la distance. e t une conscience qui con..,ta te cet éloignement. Un écart se révele. qui va grandissant. On le voit avec une ne tteté toute particuliere dans le décala~e qui se creuse entre la rapidité de certaines cogitatiom et la lenteur relati,·e Je !a parole:

J'étai'> une parolc qui tentait d';l\ancer ú '·' 'iiL''>'>C de la pen\ée. so

:\ 1ee chaque nml\dlc arrii L'l' de 1ocabk., ll' prenai\ un nou1Tau retare! ct un \Urcrolt cl'éloignelllcnt. G•

La parole . .,¡ 'ite qu'ellc \nit. n'c\t pa\ :lla 'ite\\e de la pcnséc.s2

Vainement !'esprit tente de synchroniser les deux mouvements. de supprimer le vide qui s'affirme entre les deux parties d u moi :

11 aliait lentemcnt. le plm lentcment 1)0~\iblc pour que son ame pll t é1 en tuellemen t rat traper \On eorp~. s)

Or J'on ne rattrapc p1s son corps. L'on ne pcut non plus forcer !'esprit a ralentir son allure. Pas plus qu'on ne peut portcr le corps ou la parole a un degré de vitesse qui leur permettrait de rattraper la pensée allaot de J'avant.

La parole écrite est soum ise aux memes limitations que la parole ora le :

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2as E:"-1TRE ~101 ET ~101

Un écart apparaí't entre ce qu'il ~e mct <.1 écrire et ce qu'il a dan~ la tete. 64

Ecart qui réapparaí't perpétuellement dans l'oeuvre de Michaux, signe de l'impossibilité pour cette oeuvre de suffire aux exigences de la pensée que pourtant elle exprime. Partout Michaux reconnaí't son tmpui ssance a faire marcher de pair conception et élocution. Aussi fait-il songer a Laurence Sterne, dont le chef d'reuvrc, Tristram Shandy, a' ,tit pour de~setn de montrcr l'ett·c humain sans cesse débordé par ce qu'il pense. constammcnt devaneé et comme taché par ses propres idées.

11 en va exactement de meme chez Michaux. Seulement celui-ci est un Sterne a l'humour plus noir. a la pensée plus nerveusement précipitée. a lagrimace plus douloureusement tord ue .

Parfois la pensée est représcntéc sous la forme d'un bolide laissant véritablement !'esprit sur place. L'extreme rapidité de l'un et la quasi immobilité de l'autre se trouvent représentées coup sur coup :

Te mila qui file comme un ohm. Vite\~e que l'octl ne peut ~ui,re. Qu'arri\Cra-t-il '! Qu'jl ~e rompra en Cen t 1110rCCaUX a l'arriYée. a coup sílr et damle sang? Oh non. il n'e\t mcmt: pa<> parti.&5

Dans ce texte. avec une promptitude qui tient de l'escamotage. !'esprit est successivement la prote d'une folie de vitesse. puis d 'une brusque paralysie. 11 est tour a tour ce quise projette dans l'espace et ce qui ne bouge pas d'un pas: alternativement acteur et spectateur dans !'aventure qui est la sicnnc. Entre ces deux fac;ons de vivre l'écart s'accentue. le contraste devient de plus en plus visible. Souvent chez Michaux il y a un etre-témoin anxieusement occupé a mesurer l'espace grandissant qui le sépare de cet autre lui­meme disparaissant dans la distance.

Déja dans le premier relevé qu 'il eOt fait de ses expériences avec les excitants. Michaux avait décrit soigneusement cette progressive disparition de la penséc :

... Se fractionnant á ce jeu de miroir auquel elle e~t .,¡ inhabituée. ~a \Olonté rompuc qui nc ticnt plu~ le coup. doit céder e ncore. encorc. cncore. laisser éclater \a maí'tri\e et \e ranger a n'etrc plLt\ qu'un témoin. un témoin de témoin. écho \am ce\\e reculé d une SCCne tenant en quelque\ ~CCOnde\. qui ~'éloigne á une dte\\e foudrO\·ante ...

Con1me le monde ·;éloigne . ., 'éloigne . .,·él01gne! 66

HENRI ~11\.IIACX 239

Par un retournement surprenant de la vie spirituelle, l'espace, qui tout a l'heure apparaissait comme une associa tion de forces convergen tes, se mon tre maintenant comme le lieu des divergences. C'est qu'il y a au moins deux sortes d'espace: un espace rentrant et un espace fuyant. ll y a aussi rieux especes de temps. De !'une a l'autre la pensée se porte par embrayage ou débrayage, en passant d'un ac­celerato a un diminuendo ou vice versa. Ce brusque changement de rythme semblc a Michaux particulierement insupportable :

Je devais apprendre moi-mcme !'horrible. trépidante expérience que c'est de changer de tempo. de le perdre c;ubitcment. d'en trouver un autre a la place. inconnu. terriblement vi te. 67

Bref. ríen de plus pénible pour Micheux que certaines variations du cours de la pensée en raison de l'accroisse­ment de la vitesse. Insoutenable est l'accélération de la vie de !'esprit. On dit que les etres qui font une chute mortelle ou qui se noient. passent en revue. en un éclair. toute leur existence. Cette hypermnésie a été souvenr étudiée par les p'>~chologues. depuis De Quincey jusqu'a Bergson. Or. pour la plupart de ceux qui en ont parlé ce phénomene se pré­sente comme une vision simultanée des épisodes successifs de l'existence. C'est une vue panoramique instantanée, tola simul, projetée sur l'écran de l'espace mental. Or, chez Michaux. a l'imerse. l'expérience des mourants appa­raí't comme une multiplication de la durée. Au lieu d'etre abolie. la perception de la succcssivité est démesurément augmentée :

Dan~ ccrtaines émotiom. 5ous un choe. dan'> un e chute. pendant u.ne noyade. on peut voir el ro111e all11n' pac;<,er une partte de ~a \'le. 68

Je m'imagine IOUte chose aJa \'ite<,<,e que pa\\Cill pour po<;<;éder lespersonnes sur le point de se nover. 69

Toujours ces idées a la mitraill'eu<,e. en écho dépa\\Cnt J'attente. Jamais on n\· est préparé ... Le<, péhonne'> '>llr le point de '>C no,·er présentent e"ette rap1dité de la pen<,éc qui lcur fait parcourir a'immenses panoramas. prcsque leur \iC en ticre.70

La perception globale de l'existence n 'est done pas ici spatialisée. Elle garde son caractere temporel. Le panorama n'est pas déployé. il est simplement parcouru par la pensée emballée. Cest ce mouvement essenriellement transitif qui constitue le plus souvent J'activité mentale de Michaux :

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2-lO E~THE ~101 ET ~101

le courant intérieur qui traverse toute vie, mais qui le plus souvent ne devient perceptible que lorsque quelque cause. externe ou interne. en précipite le flux:

Oh quelle étrange cho~c au début . ce courant qui \C réYcle. cet inattendu liquide. ce pas!.age porteur. en '>Oi. toujour\ et qui était. 71 ·

Reconnaissons que ce quise révele ici a Michaux , ce n'est pas une particularité de la vie mentale du poete. un trait de sa personne ; mais. au contraire. accentué hors de toutes proportions normales, le mouvemenr profond de la vie inté­rieure, tel qu'il s'accomplit plus ou moins invisiblement chez tous les hommes. Ceux-ci ne se confondent pas avec cette pensée qui se hate en eux. lis la subissent. ils lui offrent passage. Michaux se garde d'identifier l'individu lui-meme avec ce courant anonyme :

• Fluide~. fluidcs tout ce qui passc

pa'>se san\ ~ · arrétcr paS'>C ... • 72

D'ou vient ce qui passe ? Ou va-t-il ? Quelles sont sa fin et so n origine. Michaux n 'e n sait rien. Il ne cherche ni a stopper, ni a s'approprier ce mouvement impersonnel qui le traverse sans etre tui. Cependant il en a conscience. Conscience d'un etre qui veut etre toujours sujet de ce qu'il éprouve. témoin de ce qui tui arrive : comme si meme lors­qu'il était réduit a l'état le plus mi sérable ou le plus passif. devenu simple lieu de passage. !'esprit tirair une sorte de grandeur du fait de se percevoir comme le siege des événe­ments qui s'accomplissaient en tui.

Evénements interrompus. hachés. se succédant sans relache, formant une ligne. mais bri sée. un mouvement sans répit. mais a saccades. sans cesse coincé et sans cesse repris :

Une foulc apparaí't. de point'>. d'image\. de perite'> forme-. qui trc'>. tres. m!s nte pas'>cnt. cireulation tl·op 'iYc d'un tcmp;, qu1 a une foule de moments qui tilcnt prodigieu'>ement. 7

3

Noble. grandiosc. impcccable. chaque imtant se fórme . .,·ache,·e. '> effondre. '>e rcfait en un nou,el imtant qui <>e fait. '>C forme. qui s'accomplit. qui <,'effondre et \e refait en un n<IU\cl instant. etc ... 74

HENHI ~IICHAl lX 241

.. ~ Extreme accélération. une accélération en fleches des rassages d 'ima_ges. des passages d 'idées. des passagcs d 'envies. acs passages d'tmpulsions. On est haché de ces passages. 75

L'esprit voit ses pensées comme des particules apparaissant et disparaissant a des vitesses prodigicuses.'16

Bien entendu, tous ces textes décrivent un état mental créé artificiellement par un excitant. le plus souvent la mescaline. Mais l'usage de celle-ci ne fait que précipiter, et révéler en le précipitant. un mouvement vital qui se retrouve jusque dans l'existence normale. Admirable saisie par le poete du • tleuve d'instan.ts • 77 a m u !tiples remous et courants, qui est en lui comme en chacun de nous. Mais chez lui. - est-ce sous l'influence des drogues, ou paree que des l'abord, spontanément. les péripéties de la vie de !'esprit s'y affirment avec une violence inusitée, - le courant de la vi e intérieure a quelque e hose d 'impétueux qui le fait jaillir et en meme temps le rompt. On dirait que chez Michaux la déclivité de la pensée est particulierement abrupte, produisant un effet de pente rapide et de chute, en sorte que le flot des pensées, devenu aisément torrentueux. tend a se fracasser contre les obstacles. Telle est ce que Michaux appellc • la cascade qui n'a pas de terminai<;on •78 :

Les yeux fermés. nswnnaircment. jc rcga~dais se précipite~ tumultueusement une sorte de torren! vertical... torrent qu1 paraissait et re mon temps ... 79

Jc coule sable du sablier de mon temps précjpjtamment s'effondrant préc1pttamment comme torrent de montagnt:. so

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242 E~TRE ~101 ET ~tOI

III

L'écoulement du temps a done chez Michaux quelque chose de plus impatient. une sorte de hate plus sauvage et plus brutale que chez n'importe quel autre esprit ; non qu'il soit dans l'essence de sa pensée de réagir violemment contre la violence étrangere qui, faisant irruption dans son esprit, en profite pour le bousculer. Nul doute que Michaux ne soit mieux désigné pour subir que pour agir. et pour ctre victime que pour etre bourreau. Aussi dans le grand mouvement tumultueux qui se trouve décrit par lui. le poir'lt important c'est que lui-meme apparaisse, des le l?remier moment et par la suite continuellement. comme le sujet d'un assaut incessamment renouvelé. Jamais encore n'avait été dévoilé sous une forme a la fois aussi tragique et aussi grotesque le caractere agressif de la réalité teml?orelle. Si l'espace est essentiellement le théatre ou se sttuent les agressions, le temps. lui. est formé de moments qui sont des actes réitérés d'agression. Tout au long de la durée ceux-ci visent une meme victime. Victime qui est le poete lui-meme ou son protagoniste, mais qui, d'une fa~on plus générale, est toute vie humaine. soumise universellement a la meme persécution. Comme le personnage dessiné par Charlie Chaplin dans l'impérissable suite de films que l'on connaí't. comme la figure typique du clown dans les jeux du cirque. l'etí·e dépeint par Michaux est livré moment apres moment a toutes les formes d'assaut qu'attire sur tui sa faiblesse initiale. 11 est l'etre voué a etre bafoué. roué de coups. passé au laminoir. écartelé. I1 est celui qui essuie tous les affronts

HE~RI ~IICHAPX 243

et endure tous les supplices, conscient de représenter ainsi en sa personne l'image pitoyable du souffre-douleur. Mais il y a encore pour lui un affront dernier a subir, un supplice plus définitif que les autres. Si violents que pussent etre les assauts de l'ennemi, ils laissaient subsister encore la victime. Le pire c'est lorsque la victime est en passe d'etre totalement éliminée. C'est ce que nous voyons s'accomplir. par exemple, dans le fameux poeme de Michaux : « Et gfo et glu et déglutit sa bru. • L'agressé y devient littéralement la pature de l'agresseur. 11 est englouti pat tui. 81

Que veut dire cette absorption tinale de la victime ? Peut-etre nous trouvons-nous en présence de la relation a la fois la plus intime et la plus équivoque, car la victime et son agresseur y atteignent a une érrange union. Dans l'engloutissement de !'un par l'autre disparaí't toute distinction entre eux. Y a-t-il encore un dévorant et un dévoré, ou bien n'y a-t-il plus qu'un seul et meme etre, un dévorant-dévoré ? Simultanément mangeur et mangé, me grossissant d'un coté, m'anéantissant de l'autre. jeme sens absorbé par moi-meme, nourri et détruit par ma propre substance. Un líen monstrueusement étroit m 'unit a ce qui me supprime. Chose horrible et fascinante, je suis la cause et le lieu de mon propre engloutissement.

Cette peur et obsession de l'autophagie se retrouve partout dans l'oeuvre de Michaux. C'est par exemple la fable de J'araignée royale « détruisant son entourage par digestion ~ 82

• C'est le symbole répugnant de la diarrhée, réalisant l'absorption et l'évacuation de celui qui s'y trouve sujet: « En moins d'une heure la catastrophe ignoble a tout emporté, vidant 1 'homme comme on fait d 'un poulet. »83

Dans d'autres endroits , par un procédé d 'auto-destruction non moins évident, l'on voit les différents moments d'une meme vie rentrer les uns dans les autres par un processus de résorption annihilatrice. Le temps Jui aussi est chose qui se digere. 11 dévore a mesure les moments qui le composent, comme Saturne dévorait ses propres enfants :

Ce fut un moment : el tous les autres moments s\ · enfournerent. s'y envaginerent !'un apres l'autre. au fur et a mesure qu'ils arrivaient. et je fus roule dedan s. de plus en plus enfoui. sans fin. ~ans fin .84

La réimplication du temps (et de celui qui J'a vécu) aboutit done a la suppression de l'un et de l'autre. Tout doit se terminer par le retour au zéro :

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"

2H E~TRE :\101 ET ~101

Vous verrcz d'ailleurs comment tout cela finira. Le\ <.ons rentreront dans l'orRue et !'avenir <,'envaginera dam le passé comme il a toujours fait. 85

Parfois chez le malheureux menacé d'anéantissement. cette perspective suscite une sorte d'horreur extasiée. Le plus souvent, elle déchaí'ne en luí la peur, elle Jui fait pousser un cri d'appel.

Voici un de ces appels au secours qui jalonnent les poemes de Michaux :

Au secours ! au \ecour!> ! Les míen'> .,·¡1 m 'en restcnt. au s<;cour~. vite. vite. qui que vous soye7 qui puissiez quelquc chosc. \'!te ! vtte !

lis sont la ! tout proches. lis sont sur moi. Je vais etre englouti.86

L'appel au secours. chez Michaux. se répercute. pour ainsi dire. d'a:uvre en ceuvre. 11 ne cesse jamais de retentir. A vrai dire, d'ailleurs, le secours imploré ne vient jamais. ~ Je n 'ai jamais été aidé ~ 87

• constate Michaux. A ~ui done s'adresse l'appel ? A personne. • Je ne sais qui j appelle. ~ 88 Appellancé dans le vague. dans le vide. quise perd dans J'anonymat. ou, ce qui revient au meme. appel qui est entendu par la personne seule qui le lance. ~ Jeme hurle au secours. ~ 89 De la meme fac;on done que I'etre s'imagine dévoré par lui-meme. il se figure dépendallt d'un sauveur qui ne le sauve pas et qui est encare lut-meme. S'il y a auto-destruction. il va aussi auto-désertion. On ne saurait par conséquent concevoir de cercle plus étroit que celui a J'intérieur duque! gravite Ja pen5.ée de J'etre flUÍ appelle a J'aide. 11 esta la fois tcrrorisé et fasciné par le mouvement de sa propre pensée : mouvement reptilien. semblable a celui par Jeque! le boa cngloutisseur relerme ses anneaux sur sa proie. Tel est le véritable ~ supplice des faibles »

90• auquel

maintes fois fait allusion Michaux. « Terreurs affolantes. mé­taphysiques ·•91

• - « Oh peur ! maí'tre atroce ! »92 Maí'tre qui impose sa loi a toute la pensée du poete et contre qui pour­tant réagit toute cette pensée. Car il n'y a personne qui plus entierement que Michaux ait vécu sous le régime de la peur. ct qui. néanmoins. J'acceptant comme un fait fondamental de sa vie. en fassc un véritable champ d'expérience et de ré­sistance.

llENHI ~IICH.-\l'X 2-15

IV

Cependant sous la menace, la pression, la terreur, que peut l'etre menacé ? Fuir est la solution premiere. Mais fuir suppose l'existence d'un espace externe, et ici l'espace est précisément l'ennemi qu'il faut fuir. Ou done trouver une issue ? ~ S'il avait trouvé une porte de sortie. dit Michaux de lui-meme, il ne serait plus la. on peut en etre sOr. ~ 93

Or Michaux, bon gré mal gre. est toujours la, cloué a la place qui luí est assignée dans un univers auguel il ne peut se dérober. « Et je me disais : sortirai-je ? sortlrai-je ? ou bien ne sortirai-je jamais ? jamais ? ,, 94

I1 y a chez Michaux une envíe désespérée de s'évader. Partir, n'importe ou, a l'aveugle, sans bagages. a la recherche d'un autre monde. • Le foetus se veut dehors ~ 95.

écrit-il crúment. Et ailleurs : ~ Je voudrais quoi que ce soit. mais vi te. Je voudrais m 'en aller. Je voudrais etre débarrassé de tout cela. Je voudrais repartir a zéro. Je voudrais en sortir. ~ 96 Dans ce voeu de sortie et de substitution il y a le désir de remplacer ce qui est par une nouvelle formule d'etre:

~ Un jour a vingt ans, écrit Michaux en parlant de lui­meme, il luí vint une brusque illumination. 11 se rendit compte, enfin. de son anti-vie et qu'il fallait essayer l'autre bout. • 97

Mais y a-t-il un autre bout ? Partir, c'est fuir l'espace. mais pour le retrouver partout. Espace du dedans, espace du dehors. de tout coté s'étend le meme dangereux espace. Comment se soustraire a · son empire ? Comment se rendre insaisissable ? Un recours reste qui consiste, non a changer

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246 ENTRE ~101 ET .\'101

le monde, mais a se changer soi-meme. Fuite non plus dans respace mais dans la pluralité infinie des formes qu'il contient. Peut-etre que l'ennemi universel ne pourra nous atteindre, pourvu que nous ne demeurions jamais prisonniers du meme aspect que nous offrons et que nous glissions perpétuellement d'une forme d'etre a une autre. Dans l'oeuvre de Michaux il y a un grouillement extraordinaire de formes apparaissantes et disparaissantes. Bon nombre d'entre elles représentent les multiples aspects d 'un univers menac;ant. Mats a u caractere protéen de l'etre poursuivant s'ajoute le caractere non moins protéen de l'etre poursuivi. L'oeuvre de Michaux est pour une grande part la description d'une folle poursuite hétéroclite ou poursuivis et poursuivants se retrouvent sans cesse a la chasse les uns des autres sous des apparences changeantes. C'est une substitution ininterrompue de formes :

Dans le monde des animaux. tout est tram.formation. Pour dire la chose d'un mot. ils ne songent gu'a cela. Dites-moi. qu'v a-t-ilde plus protéiforme que le cheval ? 98 -

Si le poete persiste, comme il le fait, a passer sans cesse élastiquement d'une forme a l'autre » 99

• ce n'est pas par besoin de mouvement. par joie de vivre. C'est. comme nous l'avons vu. par faiblesse. par peur. La métamorphose est un moyen de se cacher ; elle a valeur de fuite. ~ Celui qui est mou, dit Michaux, est sans limites. ll a toutes les formes. » 100 • La mollesse travaille done en faveur de l'etre résistant. Mou, il se soustrait mieux a la pression qui s'exerce sur lui. 11 fuit sous le doigt comme toutes les matieres cireuses ou huileuses. A !'instar du peuple des Chougnous se transformer en « masse gélatineuse »

101 • se

donner un ~ cOrJ?S de ouate » 102, offrir « un visage fJuide,

idéalement plastlque et malléable » 103 , voila qui témoigne chez Michaux de sa profonde volonté de ne pas se laisser prendre. D'ou encore, pendant de longues années. son refus de se laisser photographier. Qui sait. une photo est peut-etre une fixation dangereuse de soi devant l'autre. L'on risque d'y etre pris pour cible. Mieux vaut ne pas offrir de prise. Tous les refus de participer chez Michaux trahissent le meme état de profonde méfiance.

En fin de compte pourtant, peut-etre vaut-il mieux ne pas bouger, ne pas se decouvrir. « Soyons prudent, dit le poete. Tenons-nous cois. • 104

• Et si. d'un coté. il y a un Michaux

HENRl ~IICHAUX 2-!7

voya~eur, fuyant les lieux ou il se trouve, partant pour broutller les pistes, il y a d 'autre part un Michaux terré e hez soi. qui considere tous les endroits environnants du meme oeil plein de circonspection. « Les pays. on ne saurait assez s'en méfier. »105

Se méfier des lieux ou l'on se rend. Se méfier aussi du lieu ou l'on est. Se méfier de tout et de tous. 11 y a chez Michaux une volonté continuellement réaffirmée de ne pas participer, de ne pas accepter de vivre au milieu des autres, de ne pas accepter le monde et de ne pas y batir sa maison. N'importe ou il est, il adopte immédiatement une position de défense. Le geste essenttel est celui du refus. Un refus si net qu'il éqUtvaut a un rejet. Je repousse les avances du dehors, quelles qu'elles soient, paree que le dehors est mon ennemi et qu'il menace toujours le dedans. De toutes les attitudes prises par Michaux pour se soustraire a la nocivité universelle, il n'en est pas de plus grave. L'etre menacé se ramasse sur lui-meme. il se donne le plus petit volume possible. a fin d 'offrir le moins de surface aux coups.

Déja cela se voit dans l'espece d'occlusion ou d'oblitération de soi par laquelle !'esprit. chez Michaux, tend a se dérober a ce qui le tourmente. Oublier l'existence du mal, clore sa pensée a ce qui pourrait l'assombrir, interdire a ses sens d'enregistrer un spectacle insoutenable, telle est la démarche adoptée par Michaux pour abolir. ne serait-ce que par un simple acte de dénégation, la présence de ce qui le fait souffrir. Un exemple: il souffre d'un mal d'oreilles. « Jeme concentre, dit-il , j'efface la souffrance de l'otite. • 106 Cette suppression par une omission volontaire, c'est ce que souvent Mtchaux voudrait faire pour la création toute entiere. Car elle est insupportable comme un mal d'oreilles. Michaux reve de passer sur le monde « la grande éponge » 107

Mais plus radical encare que I'oubli, meme volontaire. est le ramas-,ement ~ur '>Oi. lci le refus dcvicnt véritablement tangible. Cest du concentré ! Nombrcux sont les textes ou Michaux exprime ce refus explicite par le symbole de la boule:

Jc \Uis parfoi<. .,¡ profondément engagé en moi-meme en un e houle unique et deme que. a\'>is sur une cllaise. a pas deux metres de la lampe posée sur ma table de travail. c'cst a grand'peine ct aprc<, un long temp<> que. les veux cependant grands ouverts. j'arrivc a lancer jusqu':l e lle un regard. ~ .~ne émotion étrange me .. aisJt a ce témoignagc du cerclc qui

m tsolc.

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2-l8 ENTRE ~101 ET ~fOI

11 me semble qu ' un obus ou la foudre meme n'arriverait pasa m'atteindre . tant j'ai de matelas de toutes parts appliqués sur moi. 1o8

Parlant de lui-meme a la troisieme personne, il emploie la meme métaphore :

Jus_qu 'au seuil de l'adolescence il fom1ait une boule hermétique et suffisante. un univers dense et pe~onnel et trouble ou n'entrai t rien. ni parents. ni affections. ni aucun objet. .. (JI) s'en tenait a son minimum. 109

La concentration devient done une minimisation, une réduction au moindre volume. 11 faut ~ ramasser en soi, dit un des personnages de Michaux, quel~ue chose de si petit que, meme mort on le tienne encore. ~ 11 Dieu lui-meme est une boule 111

S'imaginant, apres sa mort. non dispersé daos l'univers. mais au contraire contracté sur lui-meme, survivant en dépit de la mort et du monde grace a cette réimplication posthume, Michaux se décrit de la fac;on suivante :

Je fus transporté apres ma mort. .. dans J'immensité du vide éthérique. Loin de me l aisser abattre par cette immense ouverture en tous sens a perte de vue. en ciel étoilé. je me rassemblai et rasse¡;nblai tout ce que j 'avais été et ce que j avais été sur le point d'ctre. et enfin tout ce que au calendrier secret de moi-meme. je m 'étais propasé de devenir. et serrant le tout. mes qualités aussi. en fin mes vtces. dernier rempart. je m'en fis cara pace. 11

2

On le voit, a l'espace ouvert définitivement hostile Michaux oppose l'espace fermé, interne. son espace a lui. A la différence du premier, l'espace fermé offrira la protection d'une matiere non perméable. Nous nous trouvons ici en présence d 'une conception de la réalité aussi éloignée que possible de celle décrite g,uelques pages plus haut. Daos tous les exemples cités jusqu'tci, Michaux tentait d 'échapper a la vindicte de la matiere adverse par la docile plasticité de sa substance a lui. Ici . il veut s'y dérober par une matérialisation contraire . celle réalisée par le durcissement protecteur. Menacé jusque dan~ ses retranchements. Mi­chaux se veut dur. Cette dureté peut etre toute externe. sorte de croute a l'abri de laquelle l'etre. intérieurement. préserve en quelque sorte son élasticité initi ale. Te\ est l'appareil défensif du era be ou du homard. M·ais mieux vaut encore. - c'est plus prudent. - ~e donner une dureté en profondeur : • Je deviens dur comme du bé ton. • 113

.- • Je

HENHI ~11CHAl 'X 249

m. oppose a toute intrusion. Je me fais bloc. ~ 114

Le durcissement de soi est done essentiellement un acte de résistance. Mais il est tout passif. Par dela cette pétrification défensive, il reste encare a Michaux d'autres ressources non utilisées jusqu'alors. Te! est le dernier point - et le plus surprenant - que nous ayons a considérer. Jusq_u'a présent Michaux nous est constamment apparu comme vtctime de sa propre faiblesse. S' il est éternellement brutalisé, c'est que sa débtlité native attire sur lui l'hostilité générale. Michaux n'oppose alors a la méchanceté du monde externe que l'end urance, la patience, la résignation. vertus pratiquees par les faibles. Or voici que se révele en lui , a de certains moments exceptionnels, avec une soudaineté et une hargne déconcertantes. une puissance de réaction positive qui. chez lui. e<;t la rcssource supreme. la force de contre-attaque toujou rs obscurément tapie au fond de la nature des faibles.

Cette force se manifeste en premier lieu sous l'aspect de la haine. Michaux est le souffre-douleur quise retourne contre ses persécuteurs, le mouton qui devient enragé, le hérisson dardant soudain ses picots. Par intermittence mais violemment, des tendances colériques se font jour chez Michaux : ~ j'ai besoin de haine et d'envie. ~ 115

- • J'écris ... a la suite d'une colere .• 116

-. J'eus l'inspiration de diriger ma fureur. ~ 117

Hainc contestatai re qui. a son apogée. devient universelle. Elle\ ise la totalité ambiante. c'est-a-dire non pas seulement la ci\·ilisation mais le dest in :

Une force ext raordinaire s'est levée en moi. ... la haine contre la destinée. 118

Orla haine n'est pas un sentiment passif. Pourvu qu'elle s 'allie a la force et qu'elle trouve devant elle un pomt de mire. elle se projette a l'extérieur. A l'attaque répond la contre-attaque. Les roles sont renversés : ~ Je fonce a mon tour. » 119

- « Je contre, je contre. » 120 11 n'est plus question ici de se rouler en boule, de se réduire a un mínimum. Michaux porte la guerre au deJa de ses frontieres, déploie ses forces. jette daos l'espace périphérique sa présence et son action. A l'opposé du rétrécissement de l'etre perc;u dans sa faiblesse et opprimé par l'espace ambiant, on trouve chez Michaux un gonflement volontaire de l'etre. sorte de grossissement de soi comparable a la fameuse transformarían de la grenouill e en boeuf. Cela peut se faire

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250 ENTRE ~101 ET ~101

sous l 'empire de la colt~re comme sous l'influence de l'amour : « L'amour, c'est une occupation de !'es pace t

121 . écrit Michaux. Cela peut avoir lieu encorc sous l'action de la souffrance, puissance multipliante et diffusive, qui semble donner a la conscience une étrange ubiquité :

A force de souffrir je perdis les limites de mon corps et me démesurai irrésistiblement. 122

Mais de toutes les expansions la plus évidente, surtout quand elle est hyperactivée par lec; excitants, c'est celle de la vie de J'esprit. Toute une série de textes chez Michaux se rapportent a cette prodigieuse dilatation de la pensée :

La nuit passée. j'ai pris de l'éther. Quclle projection ! Et quclle graL~?ehur! . , . E A •• 1 h .1 et er arnve a toute v1tesse. n meme temps gu 1 approc e. 1 agrandit et démesure son homme. son homme qu1 est m01. et dans J'Espace le prolonge et le prolonge sans avarice. sans comparaison aucune.123

11 re~oit un alluvionnement con<;tant. énorme. inconnu . en tous sens. dont il n'aurait jamai'> eu l'idée. d'une ampleur qui le dépasse. d'une importa.nce qui le souleve que rien ne pourrait exprimer. d'une démesure inoui·e ... Expansionen éventail. non pas en éventail. en sphere quise dilate. qu1 plus se dilate .. quise difate au maximum. el pourtant. aprcs. c;a se dilate encore et il doit toujours davantage se magnifier. se donner une plénitude pluc; grande. s'offrir a u soc invis1ble gui laboure son etre en vue d une nouvelle. d 'une nouvelle immensément grande ouverture. 124

lci J'étendue quise trouve prog1essivement occupée par la pensée dilatée. semble ne plus rien avoir de commun avec l'espace hostile envahissant, décrit au début. L'ouverture n'est plus une dangereuse expo~ition aux couP.s de J'ennemi, c'est un lieu d'accueil ou la pensée se diffuse hbrement. Jadis refoulé sur lui-meme par J'espace. le poete retourne son role, part a la conquete de cet espace. en fait la propriété de son moi amplitié. ~ Depuis plus de dix ans, je fa1s surtout de J'occupation progressive •. notre Michaux. 11 poursuit une aventure qui. dit-il. ~ J'immcnsitie ~ 126 . Et encore dans un de ses derniers livres : • Je devenais capable de ressentir de plus en plus d'espace ... »127

Ressentir de plus en plus d'espace ! Saos doute cette diffusion de !'esprit réalisée a une échelle vertigineuse. peut se faire dans la ten sion. dan-, J'angoisse. dans la souffrance.

HENHI ~11CHAl 1 X 251

dans J'impossibilité pour I' esprit d'assimiler tant de gran­de ur. Et alors. comme avant. comme toujours. J'espace devient le lieu de la dispersion. de J'écartelement de soi dans tout le champ de l'étendue. Mais il arrive aussi a Michaux d'éprouver J'espace sous une forme directement contraire. 11 n·e~t plus alors le lieu de la désunion. mais celui de J'unité et de la totalité - unité et totalité dans lesquelles. avec un frisson de bonheur. la pensée se fond et se perd. consciente de ne plus faire qu'un avec cette réalité universelle : « état -.a ns a lternance comme sans mélange. ou la conscience. dit Michaux. dans une totalité inou·ie. regne sans antagonisme aucun • 128

Ainsi aboutit étrangement a une réconciliation tinale avec J'cspace cette pensée qui sembl ait ne devoir jamais cesser d'expérimenter sur elle-meme I'antagonisme du monde '>patial.

Références :

J. Face aux verrous. p. 169.

2. Plume. p. liS. 3. Ecuador. p. 99. 4. Misérable miracle. p.

107. S. Plume, p. 111. 6. Ouije tus. p. 28. 7. Comuiissance par les

gouffres. p. 77. 8. La 'vie dans les plis. p.

102. 9. Ecuador. p. 1 SS.

10. Connaissance par les gouffres, p. 77.

11. La iiuit remue, p. 92. 12. Passages, p. 149. 13. Un barbare aux Indes.

p. 25. 14. L 'espace du dedans. p.

256. 15. Id. 16. Passages, p. 76. 17. Róbert Bréchon. Mi­

chaux. P.· 16. 18. Un barbare aux lndes.

p. 256. 19. L 'espace du dedans. p.

255.

20.

21. 22. 23. 24. 25. 26.

27. 28. 29.

30. 31. 32. 33. 34. 35. 36.

37.

38. 39.

40.

Un barbare en Asie. p. 193. La nuit remue. p. 114. Passages. p. 76. Bréchon. p. 204. Passages. p. 125. Bréchon. p. 205. Epreuves. exorcismes. p. 31. La nuit remue. p. 65. Id. Portrait d'homme · Me­sure, 1 S avril 1936. p. 101. ld. Plume. p. 43. Passages. p. 221. Plume. p. 83. Pussuges,_p. 89. Id .. pp. 9Zet 123 .. Epreuves. exorCismes. p. 134. Connaissance par les gou[(res. p. 192. Plurne. p. 57. Les grandes épreuves. p. 148. L 'inJini turbulent. p. 18.

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HENRI SOSCO

AJean Onimus

L'éveil de J'etre humain. la reprisc de soi-meme au sortir d'un évanouissement. tels llu'ils se trouvent décrits par Bo'>CO comme par Rousseau, font apparaltre le lent surgissement de la conscience auparavant endormie ou paralysée. D'une sorte de creux. ou de vide, ou de mort provisoire, l'etre émerge et confusément éprouve le sentiment de son existence. Les phénomenes qui précedent et préparent ce réveil ont, chez Bosco. un caractere ncttement physiologique. Il y a, chez lui. un éveil du corps qui devanee perceptiblement l'éveil de !'esprit :

Cependant je reprenai!> 'ie. Mon coeur \e desserrait. JI retrouvait un battement plu-. naturel c t sa pulsation longuc. douce. faite a mon sang qui e!>t ¡Jaisible et facilement dilaté. Mes poumons s'épanouis!>alent el J'air v pénétrait par goulées régulieres. sans froisser le., millier'> de veinules irntables ou le '>ang aftluait avec patience. Une lente e t progressive animation s'épandait a travers mon corps et. pénétrant plus loin encore. éveillait J'ctre assoupi de mon ame a rexistcnce. J'éprouvais J'impres!>ion étrange que mes faculté~. une a une. cherchaient en tatonnant leur place habituelle dans cette conque encore creu~e et t~op sonore. Mes sens se recherchaient au centre meme de ma ne.1

Ce qui se distingue en premier lieu daos cette reprise de la conscience. n'est done pas le surgissement de la conscience elle-meme, mais le recommencement d'une activité qui est exclusivement ou presque exclusivement corporelle. Le coeur se desserre. Sa pulsation se fait longue et douce. Les poumons se gonflent et. aspirant mieux J'air.

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256 E~TRE ~101 ET ~101

s 'épanouissent. La vi e sanguine se dilate. Cette an imation nouvelle dont l'afflux se répand peu a peu dans l'organisme, ne semble pas avoir en soi son príncipe. obéir a une activité sui generis. réaliser d'abord dans le corps et ensuite dans l'espnt une reprise de soi par soi. L'animation se propage a partir d'un centre de vie, mais n'est pas déterminée directement par celui-ci. Si le personna?e dont il est question ici. émerge de la non-existence, ce n est pas par son acte, mais par l'intervention de quelque cause qui agit du dehors. Une force causale dont il dépend profondément, mais avec Jaquel il ne se confond pas , s'exerce sur lui pour créer les symptomes quise manitestent en lui. Sortir du sommeil. sortir d'un évanouissement. sortir de tout état ou l'on a perdu conscience de soi, c'est renaltre . mais c'est renaltre essentiellement par le truchement d'un mystérieux autrui. Quelle est done cette puissance, sinon créatrice, au moins fondamentalement animatrice, qui se révele sur le seuil de la vie physique comme de la vie mentale, et dont l'influence préside a la renaissance de l'etre qu'elle moditie?

Pour se juger capable de répondre a cette question. il faut peut-etre un long examen de soi et de ce qui agit sur soi. Mais des l'abord celui qui sort de son évanouissement pour reprendre conscience de soi-meme, sait qu'une force opere sur lui et en lui, il ne saurait l'ignorer ou en minimiser l'action, tant elle est évidente. Cette force animatrice ne vient pas d'en haut mais d'en bas. Elle est de meme nature que celle qui anime les plantes. les animaux et toutes les créatures terrestres. Elle a un caractere universel. On peut lui donner un nom. C'est la force meme de la terre. Elle se découvre partout autour de nous et en nous, et peut-etre surtout quand on se croit seul. on l'éprouve qui pese sur nous, et qui nous tient dans sa dépendance.

Solitude ou l'on n 'est plus seul, ou l'on est deux, puisqu'on se découvre lié a u pouvotr de la terre :

Solitude ou mon coeur enfi n n"était plus seul. puisque par tous mes sens j"y percevais la substance vitale de la terre . .rv reprenais force et amour de J'étre. j"y puisais les puissa nces.2 ·

Dans cette activité tellurique deux aspects se découvrent : d'une part l'aspect objecttf, qui se présente lorsqu'on considere la terreen elle-meme, lorsqu'on la pen;oit engagée dans son acte essentiel qui consiste a monter. a projeter ses

HENRI BOSCO 25i

forces du centre a la surface, a faire sentir par le soulevement de son reliefl 'opération de sa puissance; et d'autre part il y a aussi, venant du fond meme de la terre dans l'ame et la conscience de celui qui la subit, la révélation d'une expérience intime, le sentiment de participer a cette levée et a ce déploiement de la puissance. La force de la terre se révele extérieurement, objectivement, par le mouvement ascensionnel des montagnes, elle se révele encore plus par la poussée intérieure que l'ame su bit et découvre en elle-meme, lorsqu'elle se sent travaillée par cette énergie. Les deux mouvements peuvent se confondre. L'on peut distinguer le premier dans la description, si souvent reprise par Bosco, d'un montagne comme celle du Lubéron:

Partout apparaissait la pierre. Les poussées du roe. les élans du tuf, les coulees du granit marquaient les grands mouvements de la terre sauvage. On ne voyait plus que ces formidables ruées de cristallisation. a u loin dans ce vallon muré. 3

Elans, coulées, poussées, ruées, tous ces termes, chez Bosco, soulignent le caractere essentiellement dynamique et meme sauvage de la force tellurique. La terre est avant tout une énergie qui se déploie, qui se fait sentir concretement et meme brutalement, au-dela et au-dessus des limites de sa sphere originelle, par le mouvement qu'elle engendre et poursuit jusqu'a la surface du sol. Mais elle est aussi ce qui en engendrant les levées et les accidents du sol, détermine des levées et des accidents de toutes sortes dans l'ame meme de celui qui s'y trouve sujet. Sous l'action de la terre, la surface du sol se souleve, mais je me souleve aussi moi­meme. Et la description qui commence sous la forme d'une « poussée du sol ~. se continue sous l'aspect d'un soule­vement intérieur, d 'un mouvement ascensionnel de l'ame :

... Je sentís sous mespieds le premier mouvement de la terre. Elle montait. Un brusque élan du sol me porta jusque dans le bois de chénes. Cette terre sauvage me soulevait ; d'autres pentes. d'autres tracés s'emparaient de mes pas ... : et de ces mouvements du sol, de ces roes éboulés. de ces chenes noueux aux racines torses. passait en moi comme une noire force souterraine. s

Force d'abord exclusivement souterraine, mais qui semble oeuvrer verticalement, non seulement en se faisant sentir physiquement depuis le centre d'ou elle part jusqu'a la croOte terrestre. mais encore en entralnant dans sa montée le

¡ur

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258 ENTRE MOl ET MOl

sujet conscient qu'elle affecte, en le portant bien au-dessus de son niveau habituel, en se manifestant en lui comme une force qui se sert de lui pour continuer son mouvement d 'escalad e. Cette « pression ascendante » 6 est constante e hez Bosco. Elle constitue ce sens essentiel de la verticalité qui se montre sans cesse dans son oeuvre, parfois en empruntant la direction d'en bas, sous la forme d'une descente dans l'abtme, comme i1 en va du cadavre de Marie-Josépha immergé dans l'océan ; mais qui, le plus souvent, s'affirme par le mouvement contraire, par la montée de l'etre et son émergence a quelque haut niveau. 11 y a done, chez Bosco, comme on l'a tres bien dit, une « vision verticale du monde » 7 • Mais cette vision verticale n'est jamais si nette ni si saisissante que lorsqu'elle se présente comme la perception par le sujet de la puissance qui d'en dessous le porte en haut. Tout monte dans l'oeuvre de Bosco : d'abord la terre, mais encore la nuit, avec laquelle elle se confond, et ces véhicules de la force ascendante qui sont les seves, les sources, les feux, les odeurs et les fumées : agent!>, tous tant qu'ils sont, de la terre elle-meme et participant de son élan.

Considérons-les done tour a tour et, en premier lieu, la nuit. Car la terre est originellement et fondamentalement une réalité nocturne. La nuit qui monte, qui gagne le haut de l'horizon, n'est ríen d'autre que la terre se haussant au­dessus de son territoire propre et remplissant le ciel de la noire épaisseur de sa substance. La terre se manifeste en plein ciel comme nuit :

Ailleurs il semblait que la terre n'eOt en partage que l'obscu­rité. U elle avait la nUJt ; elle possédait la nuit meme, ce qu'on nomme la nuit. ce qui t'est : un etre. Sa réalité nocturne était qu'il devenait inconcevable qu'il y eOt ailleurs de la nuit. On y entrait dans sa substance et. quand on en cherchait !'origine se­crete, on tremblait a pen!>er que peut-etre la nuit n'était que la terre elle-meme exhalan! de ses profondeurs sa propre essence.s

Est-il besoin de souligner le caractere novalisien de cette définition de la nuit par Bosco ? La nuit véritable est la ter­re elle-meme, la terre profonde, s'exhalant au dehors. Pour le romancier fran~ais comme pour le poete allemand, le monde d'en bas et le monde d'en haut correspondent, de sorte que se reproduisent et se retrouvent de chaque coté de la ligne qui les sépare. les formes obscures de la vie qui germent dans les profondeurs de !'un et qui s'illuminent dans les espaces de l'autre .

HENRI BOSCO 259

Le monde d 'en haut. le monde de la lumiere, reproduit done le monde d'en bas. 11 est redoublé par lui.

De chaque etre vivant dans la lumiere, i1 semble que se forme un double ob!>cur, Ja-bas, qui en répete tous les gestes, tous les sentiments, toutes les pensées, mais avec un COIJ>S, un creur, un esprit tirés de l'ombre. Il existe ici deux mondes contraires et qut cependant se répondent et je sais qu 'a l'appel de celui qui dormait aans la nuit de la terre. celui que j'ai peut-etre réveillé moí-meme au soleil du jour commence a obétr. La puissance est plus qu"on ne pense au coté des téncbres. Et moi que suis­je. quí ne connaís pas ce qui va sortir de ma nuít ? 9

Tout se passe done comme si le jour et ce qu'il éclaire ne formaient pas un monde entierement séparé du monde de la terre et de la nuit. Monde dissemblable mais non radicalement différent, puisque les etres de la nuit ne lais­sent pas d'etre analogues a ceux du jour. Ensemble, en haut comme en bas, dans la lumiere solaire comme dans les té­nebes de la vie souterraine, ils représentent une seule force de vie, la vie qui émane de la terre. En sorte que la nuit, en se levant a la surface, ne semble etre ríen d'autre que l'instrument grace auquel l'existence profonde des choses de la terre devient perceptible meme dans le ciel.

S'il y a d'un coté l'illumination éclatante du soleil en plein jour, il y a d'autre part son analogue, la diffusion tamisée de la lumiere luna1re pendant les heures nocturnes. Aux yeux de Bosco ou de son personnage. le jardín baigné par la tune, se révele dans sa beauté ma~ique comme la plus haute et la plus mystérieuse ima~e d elle-meme qu'a l'extrémité de son mouvement d'ascens10n présente la terre. C'est le cas pour le jardín de Loselée dans Un rameau de la nuit, et il en va de meme pour le jardín nocturne décrit dans Mon compagnon de sonRes:

J'avaís devant moi un jardín. Un jardín qui naissait au milíeu de la nuit. et. a l'est. peu a peu vistble. la planetc qui le faísaít naí'tre ...

On nc voyaít pas un décor immobile. un décor déja mis en place pour émervetller le regard, un regard offrant d'un seul coup loute son étendue nocturne et lumincusc, mais une lente élévation d'arbres encore sombres dont les cimes commen<;aient a prendre la clarté Junaire.

Ce n "était pas la planete invbiblc qui se lcvait sur un jardín. c 'était un jardín qui montait rcligieusemt>nt ver!> la planete ...

Et un peu plus loin, Bosco ajoute a son paysage mouvant et ascendant la touche suivante :

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260 ENTRE MOl ET MOl

Maintenant ayant achevé son ascensionnelle poussée, le jardín s'était immobilisé par miracle en pleine clarté.1o

Nul doute que dans la clarté lunaire la levée graduelle du jardin ne reprenne et n'acheve l'ascensionnelle poussée de la terre profonde vers la surface. On voit que la dynamique de l'éclaira~e est ici inversée. Ce n'est plus le mouvement d'une darte céleste descendant vers le sol, c'est celui de la terre qui, pour s'éclairer, se hausse vers le ciel. On dirait qu'en se soulevant par un immense effort fomenté par la lumiere lunaire. la terre réussit a atteindre le niveau le plus haut possible. Cette élévation a un caractere authentiquement religieux. Une exaltation étrange s'empare de qui est témoin de ce spectacle. 11 en va ainsi pour Pascalet dans le volume intitulé Bargabot :

Puis la !une est venue sur la pointe des peupliers a J'Est. dans une aurore. Le ciel était chaud et. sur la campagne. glissaient des colonnes bra!antes qui avant d'atteindre le mas. tournaient sur !'aire et y prenaient l'odeur du blé. de la pierre et du feu. La puissance de la nuit d'été exaltait la vie. 11

Le terme d'~ exaltation » employé ici ne suggere pas seulement l'état d 'ivresse, de type dionysiaque, o u se trouve jeté l'etre qui est témoin de ce phénomene. il souligne aussi l'action de s'élever que la puissance de la nuit réalise et a laquelle obéissent les etres sur lesquels s'exerce son influence. Si la puissance de la nuit et de la terre exalte la vie, elle exalte et met en branle pareillement les énergies particulieres des choses vivantes qui y plongent leurs racines, elle les propulse de fa~on a les entraí'ner dans le meme mouvement vers la hauteur. Cela se voit entre autres dans la montée des seves et des lymphes, particulierement a l'époque du printemps. C'est avec une minutie attentive que Bosco décrit cet essor qui souleve toute la végétation depuis 1 'extreme pointe des racines enfoncées dans le sol :

Les travaux des champs reprenaient avec cette lenteur ct cette majesté qui animent les actes agricoles. quand les jours légers du printemps annoncent l'éveil de l'année, encore cngourdie sous la puissance de l'hiver, mais qui déja commence a remuer au premier mouvement des seves souterraines. Alors. au bout de leurs racines. les plantes sentent éclater la vie sourde des germes ... Les hommes eux-memes cedent au mouvement ascensionnel. .. 12

Ainsi la montée des seves, des germes et des hommes n'est pas une activité inhérente a leur nature particuliere.

HENRI ROSCO 261

que chaque plante, chaque chose ou chaque etre humain déclenche en quelque sorte en lui-meme par un effort isolé. Tout participe d'un élan collectif qui est l'élan meme de la terre, accompagnée de toutes ses appartenances, s'ébranlant et se gonflant pour venir affleurer sa surface. La vie germinale en sa multiplicité est done bien une manifestation globale de la puissance chtonienne en exercice. Or ce mouvement se trouve per~u et décrit par l'auteur, non pas seulement a son point d'aboutissement qui est la surface, mais a partir de son point d'origine. saisi dans son moment et son lieu initiaux, la ou commence de se révéler le mytere de la croissance. Bosco, ici, rappelle un grand prédécesseur, Maurice de Guérin. Comme chez l'auteur du Centaure. sa phrase embrasse a la fois le point de départ et le point d'arrivee, le lieu ou commence l'ascension. et celui auquel finalement elle conduit ; en sorte que chez Bosco comme chez Guérin, ce n'est pas seulement un aspect momentané et localisé de ce soulevement de l'etre que la conscience présente, mais le mouvement total, épousé dans sa continuité.

Par exemple, dans la phrase suivante. tres guérinienne:

Du bout de lcurs racines innombrablcs jusqu'a la cimc de lcurs branchcs. les seves doucemcnt se leveni. ct J'inquiétudc saisit J'arbre qui sent cette chalcur cnveloppcr son écorcc plus tcndre.1J

Du point de départ au point d'arrivée. de la racine végétale a l'activité final e de l'homme. il n 'y a done pas d'hiatus, mais le prolongement ininterrompu d'un déve­loppement toujours semblable. Comme Guérin encore. c'est en termes relevant de la botanique que Bosco décrit le plus souvent la croissance physique et meme spirituelle de l'homme. Voici en effet comment il s'exprime au sujet d'un ancetre fameux dont la sainteté lui semble avoir germé en pleine terre :

Si j'avais a le comparer a quelque force naturelle. je dirais que cet humble pretre est une sorte de racine. Il s'enfonce la ou il est. il pénetre Iom dans la vie. illa trouble bien moins qu'il n'en capte les forces ... 11 tient a un sol, ]e vieux SO] des ames. lJ V nourrit un arbre avec cette patience des racines fortes du chene. Tout ce qu'il enleve a la terre. il en fait la seve. concrete et spirituelle a la foi s. dont s'épanouira la vie de cette famille aux branches multi­ples qu'agite seulement le vent de la charité. 14

Le progres du saint est done semblable au développement

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262 ENTRE MOl ET MOl

de l'arbre. C'est depuis le lieu profond des racines que se forme le mouvement ascendant qui va s'étendre et se métamorphoser en l'embranchement multiple de l'arbre végétal comme de l'arbre humain. Le mouvement de la terre se ramifie grace au remuement des lymphes et des seves. L'élan germinal est une coulée qui, au lieu de céder aux pentes, remonte vers les hauteurs. Cette direction montante du flux nourricier de la terre ne se retrouve pas seulement dans le mouvement des seves. on le distingue aussi daos le mouvement des sources. lean Onimus a admirablement parlé de leur role daos l'oeuvre de Bosco. 15

Les sources n'y sont pas décrites au moment seulement ou elles surgissent a la surface pour emprunter ensuite les pentes descendantes. Bosco les reve et les présente a partir de leur point de départ. En ce point premier elles se révelent comme des forces latentes, eaux dormantes se recueillant dans leur lieu souterrain originel o • Imaginons, comme le fait souvent Bosco, un lac s'étendant sous terre, enseveli dans l'ombre, et destiné a se révéler plus tard dans les régions externes ou supérieures comme rutsseau, comme fontaine. comme eau jainissante. La source existe initia­lement de fa~on potentielle. C'est a partir de ce lieu et de ce moment ou elle semble encare s'abstenir de remuer, qu'elle va commencer a montera la surface. Eau ainsi captée par le reve dans son berceau premier, avant son épanchement a l'air libre:

Ainsi, devant une source modeste dont J'eau limpide me réjouissait , je ne pouvais pas m'empecher de ~enser a ses origines profondes. A la veine close sous ferre qui 1 alimentait. et á ces aép6ts inconnus qui, au fond de guelque caverne. lui préparaient dans l'ombre une vie accordée pfus tard au jaillissemenf et a la lumiere.n

La présence de l'eau annonce toujours un ~ystere. et. f0~-~lle captée. !impide et calme. dans une vasque étrotte. son apparttton suggere des lacs. des gouffres et ces fleuves obscurs qUJ c~ulent sous la terre. L'horreur sacrée des profondeurs se cache dernere la paix d'une onde pure.18

Derriere la paix d 'une onde pure, ce ~ui se devine et inspire une crainte de nature religieuse, e est la présence acttve de la terre. La seve, la source, et, comme nous le verrons plus loin, le liquide sanguin, ne sont que les formes plus souples. plus ductiles, prises par la terre elle-meme pour dépasser son encroOtement rocheux et se donner une

HENRI BOSCO 263

mobilité qui d'abord est ascensionnelle. Ainsi que le dit Onimus, «si l'eau produit un vertige, c'est qu'elle monte des profondeurs souterraines. L'esprit de la terre, l'esprit des ténebres, est en elle. »

11 est aussi daos le feu. A l'instar de l'eau, le feu est d'abord con~u comme habitant les régions souterraines et comme se haussant ensuite jusqu'a la surface. A la seve et a l'eau de source s'ajoute cet autre liquide, la lave. Le feu, lui aussi, vient de la terre :

Le feu (est) un fils tres mystérieux de la terre. Car ce feu qui nous vient du sol. et qui vit longtemps sous le sol, le feu souterrain. le feu sourd. c'est le meme feu cependant que le feu q ui brO\e dans l'~tre.. . Oui. le fe u nait á u sol. il sort des profondeurs. La terre est chaude ... 19

Cette activité de la puissance ignée passe done des régions souterraines a la surface de la terre, et, comme chez Nerval, se poursuit magnétiquement en plein ciel :

La terre rayonne vers J'astre. et de <;ourdes poussées de fluide innervent son corps passionné de feu.20

Rien done de surprenant si les etres situés a la surface du sol sont susceptibles d'etre grandement affectés par ce dégagement de forces magnétiques. Cela se voit en particulier daos les orages. Selon l'optique du monde bosquien, ceux-ci, tout en étant des phénomenes aériens, tirent leur origine des régions inférieures ou ils ont commencé par lentement couver :

Les émanations qui venaient de la terre a l'appel de ces forces mflgnétiqu~s <;oulevaient en moi . un sang plus obscur qui m échauffatt. 21

Les émanations de la terre se joignent done aux forces aériennes de l'orage et les modifient ou meme les fomentent. Comme le jaillissement des sources, le déchaí'nement des orages est lié au déploiement d'une puissance venue d'en bas. 11 en va de meme pour certaines fumées ou vapeurs qui, bien qu'apparaissant dans le ciel , ont pour origine quelque lieu souterrain. C'est de la terre qu'émanent et que s'élevent maintes fumées :

Du sol montaient des fumées magnétiques. émanations des foyers invisibles . ou se calcinaient les racines des arbres. La tete en était enivrée. 22

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26-l ENTRE MOl ET ~101

La colline était. ce jour-la. merveilleusement belle. La pluie en avait exalté les émanations souterraines. tiré les couleurs l es plus vives. et elle fumait a u soleil. toute tiede de ses vapeurs. 23

Vapeurs et fumées sont done le plus souvent chez Bosco des émanations a l'air libre. du monde souterrain qui leur délegue le soin de rendre visible sa puissance. Vapeurs et fumées. et meme aussi poussieres. Par exemple, dans ces deux passages tirés !'un du Mas Théotime. ct l'autre d'Antonin:

Alors des profondeurs du sol. ou l'argile se cuit a feu couvert jusqu'aux hauteurs du ciel ou montent. aspirées. les molécule~ llamboyantes des poussieres. s'élevc l'édifice 1mmense de l'été.24

Du sol qu'électrisait le passagc et le frottement des nappes de chaleur aux veines cachées de l'argile . s'évaporait. par brOlantes boüffées. l'effluve de cette puissa nce de la terre. Les vapeurs montaient du coeur méme de l'étre cnsevcli. et elles traínaient de longues ténebres. Je les respirais. Leurs émanations me troublaient la tete et l'~mplissa icnt d'une orageuse ivresse.2s

Porteuses done de la puissance de la terre, tratnant derriere elles le voile ténébreux qui leur vient de cette origine. les vapeurs emplissent l'espace . mais elles emplissent aussi la pensée de celui qui est témoin de leur irruption et de leur déploiement. Ainsi. grace a l'intervention des vapeurs. l'extension. a l'air libre. des forces souterraines fait un progres de plus. L'inondation vaporeuse ne se trouve plus contenue dans les limites de l'espace externe, elle gagne la conscience humaine, elle l'emplit. De la sorte, la puissance expansive dont les progres se trouvent décrits ici, n 'apparatt plus simplement comme une force transcendante exer~ant en dehors d'elle un pouvoir qui ne paratt jamais si fort que paree qu ' il reste distinct des objets sur lesquels i1 fait sentir son influence. Sans doute la puissance qui vient de la terre constitue bien une transcendance ; mais c'est une transcendance inversée ou renversée, dont l'action se produit non de haut en bas mais de bas en haut, et qui transmet dans une certaine mesure son pouvoir a ces agents directement actifs a la sur­face, qui sont la nuit. la seve. la source. le feu , l'orage. De plus et surtout, grace en partie a u role joué par ces agents la transcendance - on devrait dire. comme Jean Wahl. la • transascendance • - de la terre. ne se contente pas d'agir de loin et de faire sentir son influence a di~tance. Elle pénetre

HENRI BOSCO 265

a l'intérieur meme des pensées humaines et y exerce un role parfois despotique. Ainsi les fumées. les poussieres. les vapeurs dégagées par la transcendance souterraine, en s'identifiant avec celui qui les respire. se trouvent appréhendées par lui comme un afflux de force, a la fois issu du monde sous-jacent dont elles émanent. et en meme temps comme la manifestation immédiate d 'une réalité divine présente au centre de celui quien subit l'ivresse. Impalpable transmission, ou plutot métamorphose de l'expérience. Ce qui se révélait, a premiere vue. comme un pouvoir lointain avec lequel aucun rapprochement ne pouvait etre établi. s'affirme maintenant comme partie intégrante de notre propre monde mental. Telle est la vertu des fumées. des vapeurs, et surtout des odeurs. L'odeur rend présent ce qui était démesurément reculé, elle fait notre ce qui semblait trop éloigné de nous pour vraiment nous appartenir.

Ce n 'est done pas sans raison que dans une tres bonne étude, Jean-Pierre Cauvin, parlant du role des odeurs dans l'oeuvre de Bosco, en dit ceci : ~ Elles ont une fonction médiatrice, si non médiane, entre la Terre et 1' A ir ... Grace a elles, la Terre n'est plus matiere inerte ou masse indifférente, mais présence sensible et esprit volatil. • 26

ll en est particulierement ainsi. non pour toutes les odeurs, mais pour ceBes surtout qui rendent la Terre proche et immédiatement présente. Par exemple. « l'odeur singuliere des arbres déja travaillés par les mouvements de la seve • 27 • ou, plus intensément encore, la senteur gui se dégage de certaines racines d'arbre ou d'un sol pournssant d'ou s'exhale « la fermentation des couches les ~lus profondes de !'humus •28

• L'odeur qui émane du sol, meme si elle flotte dans l'air. ne se trouve pas affranchie des caractéristiques de son lieu origine!. La ou le sous-sol a quelque chose de magnétique. « aft1eure, avec les sources, dit Bosco. l'odeur inquiétante de la terre • 29 • L'affleure­ment est la jointure de deux mondes. En soulevant le mon­de qu'elle transporte sur ses ailes fragiles, l'odeur met ce­lui-ci, si profond ou si ténébreux qu'il puisse etre, dans un rapport immédiat avec notre monde a nous. Mieux en­care. l'odeur pénetre en nous. et y pénétrant, devient en nous l'cnvovée directe de la ten·e.

On sera(t tenté cependant de considérer cet hote odo­riférant qui nous rend furtivement 'isitc. comme un étran­ger qui viendrait occuper une place toute temporaire a

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266 ENTRE ~101 ET MOl

notre foyer sans s'y voir allouer réellement un role per­manent. L'odeur vient, mais bientot elle se dérobe. Elle n'a pas toujours le temps de fusionner avec nous et de s'installer en nous a la place la plus intime. Or, a coté du parfum, de la source, de la seve, il y a en nous , depuis toujours, faisant étroitement partie de nous-memes, un élément actif qui est a la fois reconnu par nous comme étant essentiellement notre, et qui, d 'autre part, comme le parfum, l'eau de source ou la seve, se révele pourvu d'une affinité essentielle avec le monde souterrain. Cet élément, c'est le sang. ~ Je sens la poussée souterraine, écrit Bosco : l'eau, la seve, et le feu central, et cet esprit du sang jailli je ne sais d 'o u et qui gonfle déja mes vieilles veines. ~30

Le sang se comporte done comme les autres éléments qui affleurent a la surface de notre monde. Lui aussi affleure. Lui aussi procede de bas en haut, et. en circulant dans les veines, souleve le sujet, affiue en lui, le relie a une vie souterraine :

Jc m'ap[Juie contre la muraille (qui c16t un jardin). I1 y court une veine ae chaleur solaire, reste de la tlamme d'été qui depuis ce matin brOlait ces pierres dures. Cette chaleur me vivifie. Je fais corps avec elle et peu a peu elle devient humaine. Elle com­munique a mon sang la vie secrete de sa minérale substance. C'est fa Terre qui vient a moi.Jt

Derriere moi tout Loselée fermentait des chaleurs du jour. Loselée dont je sentais vivre obscurément les bétes. les arbres. les eaux, et méme !'humus noir dont chaque jour en moi les torces réveillées melaient leur racines puissanfes aux racines fragiles de mon sang.32

En de certains cas done, tout ce qui a lieu a la surface de la terre, f'activité des animaux et de la seve des arbres, le mouvement des eaux, la senteur de !'humus se melent a l'action interne du sang et collabore ainsi a la montée dans le corps d 'une force obscure mais enivrante, venue de par dessous cette grande surface. « J'entendais, écrit Bosco, le bruit de mon sang. 11 montait d'une profondeur qui m'était inconnue. ~ 33 La terre monte vers moi ; mon sang aussi monte ; il monte comme la seve, la source, le feu ou l'o­deur ; et sa montée est, en un sens, la plus importante de tou­tes, paree qu'elle semble procéder a partir d'une profondeur plus grande, plus souterraine et plus mystérieuse:

HENRI BOSCO 26i

C'est alors que surgit en moi ce monde intérieur ~ui sommeille sous les banali1és de ma vie mentale ordinaire. et si je ne sais d'ou il monte. il faut bien que ce soit de l'ombre. la ou s'alimente en secret. dans les mysteres de mon sang. cette puissance qui a tous moments P.eut suostituer aux objets concrets qui m'entourent un monde fluide et fascinant qui, parmi les songes qu'il crée. fait aussi de moi une sorte de songe. 34

C'est en effet dans le songe et dans le sommeil, quand insidieusement, par les canaux de notre sang, passe l'afflux de vie, que la ~uissance de la Terre, opérant ici, devient en nous une activtté plus intime, plus vratment notre. Lorsque nous revons, nous nous abandonnons non pas seulement a l'irruption en nous d'une force profonde, mais a la variété des aspects sous lesquels, par le reve, elle fermente dans notre esprit. Rever, c'est sentir se lever en nous toutes les formes imaginaires que la puissance profonde peut prendre. Alors ~ la raison cede a la poussée des images latentes »35

.

11 y a la encore une montée. Mais plus que la montée de la seve ou de l'eau de la source, plus meme que la montée toute physique du sang, l'ascension des images dans !'esprit se trouve etre une montée intérieure, ici purement mentale, et par conséquent plus intimement notre : ~ L'image arrive lentement des ablmes de l'ombre, quitte l'oubli, s'éclaire, illumine un instant la conscience. » 36 Ne peut-on rapprocher ce lent essor de l'image vers la conscience, du mouvement des poissons que tel personnage de Bosco, dans un merveilleux chapitre de I'Antiquaire, contemple de bas en haut. par la vitre d'un aguarium, en train de s'élever vers le plafond de leur vtvier ? Ces poissons, dit Bosco, ~ glissaient vers le haut sans un battement de leurs larges nageoires de bronze doré. Leur corps subissait la poussée obligue d'une paisible force ascensionnelle, et ces calmes etres montaient, a travers des bancs migrateurs de poissons minuscules, sans troubler les eaux. » Nul doute que dans cet aquarium les créatures qui du fond viennent plafonner a la surface, ne représentent le flux des images qui, dans certains reves, semblent se détacher de quelque région obscure de notre esprit, pour émerger tour a tour ou toutes ensemble a un plus haut niveau de notre vie consciente : ~ De toutes parts, ajoute Bosco en décrivant cette scene symbolique, de toutes parts affiuaient et s'épandaient les images multiples. » 17

Parfois la conscience ainsi envahie ~arces formes venues d'en bas. se demande confusément sil s'agit avec elles du

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268 ENTHE ~101 ET MOl

surgissement dans l'esprit de quelque fantaisie irréelle, ou si les images qu'elle voit émerrcr appartlenncnt réellement a quelque époque du plus profond passé relégué depuis longtemps dans les cavernt:!. de la mémoire. Les souvenirs peuvent etre si lointains et si indécis qu'on ne saurait localiser leur point de provenance et qu'on est forcé de se demander s'ils sont bien d'authentiques fruits de la mémoire appartenant a la vie de celui qui avec un certain trouble les voit remonter en lui. Toute l'oeuvre de Bosco est ainsi traversée par l'apparition d'images paramnésiques. C'est le cas. par exemple, pour l'image du bateau Altai·r. tel qu'il était a l'époque de sa splendeur. aux yeux de celui qui le revoit a l'époque de sa déchéance :

Non plus un nüit ni une proue . qui <1\atent disparu du monde. mais leur souvenir dont 1 image. dépoc,ée dan\ le fond d'une mystérieu se et lointaine mémoire. mon!ait de~ régions du sommcil pour recomposer. sous mes veux. les fom1e\ qui ravaient créée. ct gui n'étaient plus dans la hrume qu'une hrume elle· méme. prcte a se dissiper au moindre \ouffle.

Et l'auteur d'ajouter en parlant de ce phénomene :

Que! ~ouvenir ? ... A petnL une poussét. confuse. J'etre anommc ému de son sommeil. trc~ Iom. ou pourtant il scmblait que jc me reconnusse. sans savoir so m que! no m jc m\ rcconnais'>ais. 38

Comme les images eidétique'>. représentécs par des poissons montant a la surface d'un aquarium. les souvenirs profonds obéissent ici a une poussée ascensionnelle. Celle-ci les porte de la ré~ion du sommeil a celle de la demi­conscience ou du reve éveillé. Ainsi se forme dans !'esprit du dormeur quise réveille l' idée d'un monde sous-marin ou souterrain, situé au plus profond de lui-meme que la pensée non pas erronément est tentée d'identitier avec cette région pleine d'humus et d'odeurs. et de puissance fécondante, a laquelle irrationnellement mais intensément il se sent rattaché. • Une mémoire oubliée mats encore vivante » 39

remonte de la nuit vers le jour :

Images de moi-meme . et en moi-mémc de'> rémini'>cence~ de ce qui s'enfonce au deJa de toute mémoirc \i\antc. 40

Parfois en effet la montée des souventrs se fait a partir d'un niveau si bas qu'il ne s'agit plus dans ce cas d'une mémoire individuelle mais d'une mémoire ancestrale.

HENRI HOSCO 269

Phénomene 9ui se manifeste souvent lorsque nous contemplons, a notre foyer. cette autre montée qui est celle des flammes dans l'atre :

e~ feux cntretiennent en nous la chaleur néccssaire a J'arrivée de\ songc'>. et ils ont sur notre mémoire une puis'>ance telle que les vics immémoriales sommeillant au-dela de'> plus vieux souvenirs s'éveillent en nous a leur flamme. et nous révelent les pays les plus profonds de notre ame secrete. Seuls. ils éclairent. en aec;a du lemps qui préside a notre existcnce. les jours antérieurs a nos jours e! les pcnsées inconnaissables dont peut-etre notre pe mee n 'cst souvent que J'ornhre. A contempler ces feux associés a J'hommc par des millénairec, de fcu. on perd le \entiment de la fuite des choses : le temps s'cnfoncc dans rahsence . et les heures nous quittent sans secoussc. Ce qui fut. ce qui e<,t. ce qui sera. devien! en se londant la préc,cnce meme de l'etre : et plus rien dans l'áme enchantée. ne la distingue d'elle·memc. c,auf peut-etre la sensat ion infiniment pure de son existencc.41

Admirable passage. texte exceptionnellement profond, ou ce qui réapparaí't. mais développé et exploré dans toute son ampleur, c'est le sentiment de l'existence que nous avions déja relevé, au début de notre étude, dans un autre texte du meme ouvrage. Sentiment de l'existence. prise de conscience de soi, qui, loin de se faire dans l'instantanéité du Cogito cartésien, dans ce moment ou le philosophe coupe volontairement toutes ses attaches avec le passé et avec la profondeur de l'etre, se manifeste au contraire ici par la possession. au moins momentanée, d'un temps global, fait du passé profond aussi bien que de présent et de futur, sorte de Totum simul auquel !'ame parvient parfois pour un ins­tant, lorsqu'il lui arrive d·unir dans un meme acte de cons­cience le sentiment enfoui en lui-meme, de ses années d'origine. avec le sentiment de son existence actuelle et meme future. Plus encore, ce qui apparaí't dans cet acte de conscience, c'est le sentiment d'un moi qui n'est plus borné aux limites temporelles de sa propre personne, mais qui, en raison des souvenirs ancestraux montant et s'épanouissant en lui-méme, élargit démesurément son champ ou plutot s'approfondit de fac;on exceptionnelle. Or cet approfondissement amene dans la sphere de la conscience de soi, non seulement le passé personnel et fami­lia!. mais encore la conscience des forces élémentaires qui, depuis toujours, ont présidé au développement de la race et de la personne. C'est a ce phénomene que nous assis­tons dans un troisieme passage de Malicroix. ou le héros

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270 ENTRE MOl ET MOl

ressent «la lente ascension » de l'élément liquide qui l'en­toure, non comme une crue ou comme un gonflement des eaux perc;u a l'extérieur, mais comme une poussée qui s'exerce dans le champ de son existence interne:

Cependant je sentais en moi la lente ascension d "une force impel"\onnelle. commc si la puissance et la grandeur fluviales m 'eussent pénétré a leur tour de leur sauvagene jusqu 'á faire de moi une créature tleuve ... J'étais l'eau ; l'eau passatt en moi.~2

Tout se présente done comme si la force ascensionnelle de I'etre élémentaire qui s'appelle terre ou fleuve, en prenant possession de celui qu'elle atteint et envahit, ne s'arretait pas a la surface, mais se donnait une amplitude supplémentaire en emplissant l'intériorité m~me de !'ame. La montée de l'élément aboutit chez l'homme en qui elle a lieu, a une prise de conscience. Alors la pensée apparaí't comme une substance transparente au travers de laquelle se découvre J'énorme développement de vie sous-jacente qui se hausse jusqu'a son niveau:

Mon vide intérieur se remplissait. .. r a, ais parfois la sensation. p,resquc phvsique. d'un autre monde subjacenl et dont la matierc. tiCde et ~oüvante aussi. afflcuratt par-dessous l'étendue morne de m a con<,ctence. ~3

Quelquefois encare cet aftleurement, qui fait se rejoindre deux fac;ons de sentir d 'abord distinctes et nettement distantes !'une de l'autre, permet a !'esprit de mesurer la profondeur a laquelle en lui-meme gisait te! ou te) sentiment JUsqu'alors ignoré et soudain révélé. C'est tout !'ensemble des niveaux étagés composant une meme existence. qui. par J'affleurement, se trouve ainsi révélé :

11 va ainsi. enfoncées loi n dans !'ame. des peurs inconnues. des peurs oubliées. les plu<, anciennes peurs ác notrc sang. Elles monten! de nos profondeur<, a l'improviste.4~

Certaines doul eurs secretes. par le meme mouvement ascensionnel. se révelent a celui qui les avaient en lui:

La c,ouffrance ... 'ient d'cn bas. du fond. D'un potnt noir situé en moi. qui '>emita 'ibrcr. de grandes ondc'> '>C lormerent a\ec une rapidité croic,sante.. . Plu'> ' (allais. plu<> ma '>Ouffrance <>e rapprochait de moi. 45 ·

Le monde souterrain de la vie inconsciente apparalt done comme peuplé d'émotions ténébreuses. sur lesquelles.

HENRI BOSCO 2il

lorsqu'elles s'élevent et se rapprochent de la surface, vient tomber le regard. Cette vte souterraine est faite de sentiments qui « sont a la recherche d'une conscience »-46 Et c'est poussés par le désir de se dévoiler qu'ils s'élevent en nous. 11 y a, de la part des éléments les plus obscurs de !'esprit. qui sont enfouis. loin de la lumiere. en nous-m~mes. un besoin, de parvenir, plus haut, a la clarté. N'en est-il pas ainsi de la petite Hyacinthe ? Dans le vide apparent qu'elle offre au regard, sa pensée monte « comme une bulle d'air détachée des profondeurs d'une eau dormante. A mesure qu'elle monte, la vie ascendante de l'ame leve deux lueurs· d 'or dans les yeux élargis de J'enfant . ~7 •

Le conscient éclaire J'inconscient, qui monte jusqu'a luí. En l'éclairant i1 approfondit indéfiniment la sphere de la conscience de soi. Mais aussi, et ce qui est tout aussi précieux, i1 établit le contact avec rinconscient, i1 J'éléve jusqu'a luí, non pas seulement pour le comprendre, mais aussi pour le toucher. Etre pleinement conscient, c'est rapprocher de soi les « sources de son ame ~ 48. Le personnage humain le plus souvent décrit par Bosco ne se contente pas de rapports a distance avec lut-meme. S'il fait se lever en luí ce qu'il y a de plus lointain, c'est pour l'actualiser en quelque sorte dans sa pensée. L'affleurement devient un contact direct du fond de notre ame avec la surface. Sans ríen perdre de sa profondeur , le monde ténébreux devient notre. C'est ainsi que les dieux souterrains remontent a la lumiere : « lis remontent alors si haut que leurs tetes affleurent et troublent la surface lisse et brillante des eaux .• ~9

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2i2 ENTRE MOl ET )101

Références:

l. Malicroix, p. 136. 2. Bargabot, p. 178. J. Le Trestoulas, p. 186. 4. Le mas Théotime. p.

121. S. L'ane Culotte, p. 46. 6. Un rameau de la nuit,

p. 203. 7. J. C. Godin: Une poéti­

gue du mystere. p. 204. 8. On rameau de la nuit.

p, 287. 9. Un rameau de la nuit.

p. 237. 10. M on compagnon de

songes. p. 20<). 11. Bargabot, p. 221. 12. Le lardin d'Hyacinthe.

pp. S1-1 S2. 13. Un rameau de la nuit.

Q. 248. 14. Saint Jean Bosco, p .

177. IS. J. Onimus. La poétique

de J'eau d'apres l'reU\·re d'Henri Bosco. Cahiers d u Sud, 19S9. p . 91.

16. L'antiquaire , p. 154. 17. Le chemin de Monclar.

18. 19.

20. 21.

22.

23. 24.

Q. 120. Sabinus. p. 182. Le jardín des Trinitai­res. p. 218. L'antiquaire. ;>· 236. Le mas Theotime. p. 268. Un rameau dans la nuit. p. 363. L'épervier. p. 146. Le mas Théotime. p. 191.

2S. 26.

27. 28.

29. 30. 31. 32.

33. 34.

3S. 36.

37.

38.

39.

40. 41. 42. 43. 44. 4S.

46.

47.

48.

49.

Antonin, p. 288. J. P. Ca u vm. Henri Bos­co et la poétique du sa­cré, p. 149. HyacintheJ>. 182. Le mas Théotime, p. liS. H~acinthe. p. 12. L ane Culofte. p. 197. Le récif, p. 19S. Un rameau de la nuit. p. 221. Le récif. p. 164. Mon compagnon de songes. p. 14S. MaTicrotx, p. 179. Le jardín d'Hyacinthe, p. 264. L'antiquaire. pp. 337-338. Un rameau de la nuit. p. 70. Le jardín des Trinitai­res. p. 107. L'épervier. p. 238. Malicroix. pp. 38-39. Malicroix. pp. 4S-46. Hxacinthe. p. 28. L épcrvier ,JJ. 299. Le mas Théotime. p. 312. Entretiens avec J.P. Cauvin. Cau, in. Op. cit. p. 246. Le jardín d'Hvacinthe. p. t.ítS. -Le mas Théotime. p. 240. Le récif. p. 2S9.

1 l

~

POSTFACE

Pour celui qui cherch e a prendre conscience de sa vie intérieure. certains modes de sa pensée apparaissent comme plus riches en substance que d 'autres. le sentiment qu 'il a de sa durée. celui de l'étendue. celui qu ·¡¡a de sa relation avec autrui. voire ceux de la cause et du nombre. Ces différents modes. appelés souvent par les philosophes catégories. varient grandement selon /'humeur ou la tournure d'esprit de celui qui les pratique. Chacun vit. sent el pense selon une temporalité. une spatialité. une relationalité qui fui est particuliere el qui est profondément dU1'érente de celle de toute autre personne. Aussi. le devoir du critique est-il de tenir soigneusem ent compre de cette on'ginalité qui s 'attache d tour acre de conscience. Dis-moi que/le est ta fa<;on de te .figurer le temps. /'espace. de concevoir l'interaction des causes ou des nombres. ou bien encare ta maniere d 'établir des rapports avec le m onde externe. el je te dirai qui tu es. Toute vraie critique consiste en la reconstitution menta/e de la fa<;on d 'étre et de se sentir étre qui est cel/e des auteurs (ou des personnages) avec lesquels la pensée propre du critique, pour un temps souvent tres bre.f. réussit a COÚ1Cider. Ainsi route pensée critique tend a s'ident{fier avec le m oi critiqué. A ce moment privilégié iln :va plus deux pensées distinctes. dont /'une examine et juge l'autre a distance. Lorsque la capacité d'e.f(acement personnel chez le critique el safaculté d'absorption en autmi sont a leur point de perfection. rien ne demeure sinon une pensée unique qui se pense et quise re-pense. une seu/e conscience logée a /'intérieur du cadre

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274 ENTRE MOl ET MOl

11/('11/al mis pour l/11 temps a sa disposition par le critique. Par de/a done tous les modes catégoriels. celui de f"exis­tence dans le temps ou dans f"espace. dans la cause ou dans le nombre, celui encare de la relation avec les choses ou avec les hommes, il y a une catégorie qui contient toutes les autres et qui est supérieure a toutes. la grande activité catégorielle de la conscience de soi. Tout se ramene, temps, espace, relations, causes ou nombres, aux diverses applications qu 'une seu/e et m eme conscience fait de ses activités propres. JI est done légitime qu 'une critique soucieuse de relever et de refiéter toutes les variations catégorielles de /'acle de penser, arrive en fin de compte a ne plus percevoir, est-ce en un auteur, est-ce en une oeuvre, est­ce en lui-meme. lecteur et miroir de ce qu 'iflit, qu 'un champ d'études et de métamorphoses, parcouru par le mouvement interne qu 'engendre solilairement la conscience de soi.

D 'o u l'objet de ce livre. D 'apres les études di verses qui s 'y trouvent réunies, il ressort que la conscience de soi apparafl sous deux aspects qui lenderll a s'opposer. D'un cóté. moi qui me sens, qui me saisis moi-meme plus ou moins confusément dans le senliment primit(f' que j'ai de mon existence,je pen;ois de moi une image incertaine mais le plus souvent attirante, qui se con.fond volontiers avec des états d'áme troubles, les émotions vives mais lransiloires, toul le jeu de f'expérience sensible qui est la mienne. Comme !'a tres bien vu Rousseau. cette expérience interne consiste le plus souvent dans un accord intime entre. d'une part, toute la variété des sensations quise succedent dans mon etre et une certaine présence de moi-meme a moi-meme qui persiste ou resurgil sans cesse au sein du mouvemenl ondoyant des impressions passageres. Je me possede le plus pleinement el peut-etre aussi le plus profondément, dans la relation qui s 'établit occasionnellemenl mais de jQ(;on continuellement récurrente, entre mon etre sensitif el le monde exlerne avec lequel. gráce a mes sens. }e me trouve Pn contact. Ma conscience se réduit a étre f'élat mal #finissable de reverie. d'aspiration, ou de bonheur de vivre, que j'éprouve quand

fue/que circonstance .forluite vient du dehors en favon'ser 'éclosion. A la faveur de que/que événemenl, par.fois de

minime importance et donlje ne comprends pas toujours en moi f'action révélatrice je me découvre exislant. Tout le préromanlisme et le romantisme qui le prolongejusque dans notre époque. sont done bien souvenl suspendus a cette

POSTFACE 2i5

rencontre presque toujours imprévisible, de la sensation pure et du sentiment de soi, rencontre qui a pour effet, au moins temporairement, de nous donner une conscience sommaire, nai've et spontanée de nous-memes, et done de nous rendre heureux.

Toutefois il peut arriver que le sentiment de soi ne procure aucune félicité, mais plutot le contraire. Le premier sentiment dont on ait conscience, peut ne pas etre de contentement, mais d'angoisse, et meme de peur : d'une peur essentielle qui quelquefois semble coexister et se corifondre avec la conscience la plus vive que nous éprouvions de notre étre. Nous en voyons des exemples, dans les temps modernes, chez un Hugo, un Proust, surtout chez un Claudel, se découvrant brusquement dans une ignorance tragique et alarmante de leur propre nature. Ou suis-je ? Qui SUÍS-je ? S 'écrie alors un etre privé de la faculté de se connaítre.

Cette peur encare, nous la distinguons dans le sentiment qui assiege et dévaste l'áme, jadis d'un Maupassant, aujourd'hui d'un Michaux, se percevant livré presque sans d~fense a l'assaut d'une multitud e de forces hostiles. qui le rél·<~lent a lui-méme comme il~/inimenl vulnérable. en s'af/ir­ma/11 comme le príncipe mal(aisant des auaques violentes ou sournoises, dirigées contre lui. Conscience de type nettement primitiviste, mais dijférente de ce/le qu 'on trouve dans les oeuvres de Guérin ou de Bosco. /ci la conscience ne se manifeste que rarement par un sentiment de peur, mais presque toujours par la bouleversante irruption dans /'esprit d 'une présence ven u e d'en has, .force souterraine et ascendante. d'origine chtOIIielllle, qui anH~Ile a la surface d'ohscures richesses. jusque la e1~touies. 11 y a la w1

phénomene d'illumination qui se retrouve chez un Eluard, chez qui le sentiment de soi se montre presque des l'abord dépouil/é de toute opacité et de tout égoisme, devenant conscience de l'autre, conscience de tous les autres, sans ces ser d'étre en meme temps- et, dans un sens, uniquement­conscience de soi.

llv a done des consciences de soi diverses, nuancées par la varihé des lempéraments et des expériences, par la m ultiplicité des fa~ons de sentir et de se sentir qu ·¡¡ est domzé Dux hommes d'éprouver. Toutes ces consciences cependant ont un caractere commun, qui est d'étre des consciences de S.oi plus sensibles qu 'intellectuelles. plus personnelles

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2i6 ENTRE MOl ET ~101

qu 'anonymes. Néanmoins. a coté du sentiment de soi. te/ qu'i/ se dévoile chez les romantiques (et chez certains post­romantiques). il y a une saisie purement intellectuelle de soi­méme, ou le moi dont il s 'agit 11 'est plus nullement un moi sensuel ou égoiste. Alors la conscience de soi apparaft comme f'activité subjective exclusive d'un moi supérieur. détaché de la personne, planant au-dessus d'elle, et parfois méme entierement absorbée, au dépens de tout le reste. par la fonction de penser (el de se penser) a Jaquel/e elle se livre. Telle est la forme la plus rigoureuse, la plus , pure • aussi, que puisse prendre la conscie11ce, par exemple, dans leurs textes les plus poussés, chez un Amiel, un Mal/armé. un Valéry. Parfois aussi i/ peut arriver a ces auteurs de pratiquer alternativement /'une ou f'autre des deux formes de conscience que nous avons dégagées, et de cultiver ainsi tantót le sentiment le plus irrationnel de /'existence, et tantót une forme de conscience de soi aussi abstraite que possible, si impersonnelle qu 'elle en devie11t presque inhumaine. Dans ce dernier cas. la conscience de soi 11 'est plus conscience d'une persarme déterminée. mais le fait d'une activité spirituelle dépersonnaliséP, devenue presque le contraire d'un moi.

Reste en.fin une derniere • catégorie • de conscience de soi a considérer. e 'est la conscience critique. celle o u le lecteur privilégié qui est le critique, rer;oit pour • don • la faculté d'échanger. comme nous venons de le dire, son propre moi contre le moi de /'auteur dans la pensée duque/ il s'absorbe. ll cesse d'avoir conscience de soi, ou plutót ¡¡cede l'usage de son propre moi, comme un lieu vacan t. a un autre moi qui y prendra ou reprendra conscience de /ui-méme. La conscience critique est avatlf tout réceptive. Elle est reprc;.H'III<;e. dans ce lil·re. par Charles Du Bos el Jacque Ril'i<~re.

D "a u tres auteurs, d'autres consciences, une infinité d'entre elles, auraient pu avoir ici leur place. Disons un mol de la raison pour laquelle i/ en est certaines que nous avons délibérément renoncé a considérer. Dans toute la littérature franr;aise du dix-neuvit?me et du vingtieme siecles, il n 'y a pas de conscience de soi plus visible, plus ostentatoire. plus intentionnellement vouée a un culte auto-généré que la conscience de soi chez un Barres ou un Montherlant. Mais ni ce culte ni cette recherche n 'ont la .frafcheur profonde du sentiment primit!f de l'etre e hez un Rousseau. un Guérin o u

POSTFACE 2ii

un Bosco, ni d'autre partla pureté abstraite de la conscience impersonnelle e hez un A miel ou un Valéry. D 'autre part, nous avons aussi évité de parler de la conscience de soi chez un Sartre. La sign(fication de celle-ci consiste en e..ffet non dans la découverte d'une richesse interne, innée ou octroyée, mais a u contraire dans l'assertion que la conscience n 'est qu 'une es pece de trou mental. cornblé fortuitement par des objets de rencontre. L 'intention inverse de ce livre est de montrer, a u contraire, que soit sous sa forme a.ffective, soit sous sa forme intellectuelle, la conscience de soi est un acte posit((l;l une source perpétuelle de richesse intérieure.

Disons un mot pour ./inir de la fausse conscience de soi qu 'on trouve dans certains milieux de critique tout a fait récents. Au moi vivant s'y trouve substitué un príncipe liii~IIÍSIÍCflle opt;ral/1 COI/111/C' 111/C' COI/SCience postiche a /'in­l<;rÍellr de l'a>uvre. Ce príncipe 11 "es/ qu"un simple objet mental, jouant le róle de sujet. sans en étre un. D "ou le manque d'intérét que certains éprouvent pour ce genre de critique. Les consciences ne sont pas des entités étudiées exclusivement dans leur fonctionnement. Ce sont des étres spirituels qui existent d'abord en eux-mémes, tout en exerr;ant ou en n 'exerr;ant pas leur action sur les objets qui dépendent d'eux.