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5 COMPTE RENDUS D'OUVRAGES HOTTOIS.(Gilbert), Simondon et la philosophie de la "Culture Technique" De Boeck Université. Coll. le point philosophique - Bruxelles 1993. Gilbert Simondon fait partie, avec Jacques Ellul, Jean Brun et Leroy Gourhan des grands noms français de la philosophie de la technique. Mais son oeuvre reste mal connue du public voir même difficilement accessible, faute de rééditions. Espérons que le livre que Gilbert Hottois vient de consacrer à Simondon contribuera à la sortie du "purgatoire" de cet auteur dont l'oeuvre puissante et originale se situe en marge des courrants intellectuels qui ont dominé la scène intellectuelle française depuis la dernière guerre. Né en 1924, mort en 1989, Gilbert Simondon a peu publié. Il nous laisse trois livres : - Du mode d'existence des objets techniques Aubier 1958 - L'individu et sa guerre physico biologique PUF 1964 - L'individualisation psychique et collective Aubier 1969. A côté de ces trois livres la bibliographie dressée par Gilbert Hottois à partir de celle établie par Michel Simondon pour les Cahiers Philosophiques n 0 43 fait état de 19 textes publiés (articles, cours et études) et de 19 non publiés. Le livre de Gilbert Hottois est le premier ouvrage consacré au philosophe. Pour reprendre les termes de la présentation du livre, son oeuvre cristallisée tout d'un coup à la fin des années cinquante était à l'époque trop prospective pour la pensée philosophique dominante. Elle s'inquiétait en effet de mettre en communication vivante des composantes de notre civilisation qui tendent à s'ignorer ou à s'opposer radicalement. Elle affrontait le problème crucial de la dissociation culturelle entre les sciences, les techniques, les humanités littéraires et inventait pour le résoudre de nouveaux outils conceptuels. Elle élaborait une authentique "philosophie de la technique" sans concession ni banalisation. Le souci de développer une "culture technique" est au coeur de l'entreprise simondonienne". Pour bien faire comprendre ce projet, G. Hottois l'a resitué dans l'ensemble de la pensée de Simondon, mettant en relation sa philosophie de la technique avec sa philosophie de la vie et avec son ontologie, qui forment un ensemble très cohérent. * * * Gilbert Hottois a très bien réussi cette tâche difficile en choisissant comme angle de lecture le thème de la "culture

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COMPTE RENDUS D'OUVRAGES

HOTTOIS.(Gilbert), Simondon et la philosophie de la "Culture Technique" De Boeck Université. Coll. le p o i n t philosophique - Bruxelles 1993.

Gilbert Simondon fait partie, avec Jacques Ellul, Jean Brun et Leroy Gourhan des grands noms français de la philosophie de la technique. Mais son oeuvre reste mal connue du public voir même difficilement accessible, faute de rééditions. Espérons que le livre que Gilbert Hottois vient de consacrer à Simondon contribuera à la sortie du "purgatoire" de cet auteur dont l'oeuvre puissante et originale se situe en marge des courrants intellectuels qui ont dominé la scène intellectuelle française depuis la dernière guerre. Né en 1924, mort en 1989, Gilbert Simondon a peu publié. Il nous laisse trois livres :

- Du mode d'existence des objets techniques Aubier 1958 - L'individu et sa guerre physico biologique PUF 1964 - L'individualisation psychique et collective Aubier 1969.

A côté de ces trois livres la bibliographie dressée par Gilbert Hottois à partir de celle établie par Michel Simondon pour les Cahiers Philosophiques n0 43 fait état de 19 textes publiés (articles, cours et études) et de 19 non publiés.

Le livre de Gilbert Hottois est le premier ouvrage consacré au philosophe. Pour reprendre les termes de la présentation du livre, son oeuvre cristallisée tout d'un coup à la fin des années cinquante était à l'époque trop prospective pour la pensée philosophique dominante. Elle s'inquiétait en effet de mettre en communication vivante des composantes de notre civilisation qui tendent à s'ignorer ou à s'opposer radicalement. Elle affrontait le problème crucial de la dissociation culturelle entre les sciences, les techniques, les humanités littéraires et inventait pour le résoudre de nouveaux outils conceptuels. Elle élaborait une authentique "philosophie de la technique" sans concession ni banalisation. Le souci de développer une "culture technique" est au coeur de l'entreprise simondonienne". Pour bien faire comprendre ce projet, G. Hottois l'a resitué dans l'ensemble de la pensée de Simondon, mettant en relation sa philosophie de la technique avec sa philosophie de la vie et avec son ontologie, qui forment un ensemble très cohérent.

* * *

Gilbert Hottois a très bien réussi cette tâche difficile en choisissant comme angle de lecture le thème de la "culture

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technoscientifique". Il s'en explique dans un chapitre liminaire où il développe cette problématique indépendament de la pensée simondonnienne. Nous sommes d'emblée avertis : ce livre est plus que l'exposé accadémique d'une pensée philosophique ; il nous fait participer à une confrontation et à la mise à l'épreuve critique d'une pensée par une autre pensée qui ne s'efface pas. Simondon n'y perd rien. On sent d'ailleurs la sympathie d'Hottois pour la démarche de Simondon (un article ultérieur sur RORTY e n témoigne) et il se sent suffisament proche de Simondon pour se permettre de reformuler certaines de ses idées dans une terminologie Hottoisienne (ainsi p. 92 lorsqu'il introduit le concept de "technoscience", que Simondon n'utilise pas). De cette confrontation à la fois critique et respectueuse, l'oeuvre de Simondon émerge dans toute son actualité et sa richesse.

* * *

Hottois montre comment Simondon s'est consacré à une tâche difficile. D'un côté il a voulu penser l'autonomie de la Technique, sa radicale altérité qui fait qu'on ne peut pas la penser sous la catégorie de l'instrumentalité. Pour cela dans le mode d'existence des objets techniques il a développé une technologie générale qui reste à ce jour la meilleure elucidation de l'autonomie des objets techniques et plus généralement des systèmes techniques dont il met en lumière la nature relationnelle, réticulaire, obéissant à des nécessités fonctionnelles propres, étrangères aux considérations psychologiques, économiques, sociales et politiques. Selon les mots d'Hottois "// y a dans l'existence et le devenir objectif technique une dynamique, une concrétude, un mode d'être auxquels les hommes -s'ils sont techniciens et comme tels seulement- contribuent, mais qui présentent, cependant, quelque chose d'absolument résistant à la réduction philosophique anthropologocentrique classique. Cette résistance (...) est, par de nombreux penseurs, ressentie comme inhumaine, anti humaniste." (p. 106)

D'un autre côté, Hottois montre comment et pourquoi Simondon considère qu'au fond la résistance de la technique peut être décrite comme humaniste par excellence. Car c'est précisément "dans le réseau que Simondon entrevoit la possibilité d'une réconciliation de l'humanité, de la nature et de la technique, sous le signe de la nouvelle culture". Nouvelle culture qui doit être "culture technique" : "la pensée philosophique doit réaliser l'intégration de la réalité des techniques à la culture, ce qui n'est possible qu'en dégageant le sens de la des techniques, par la fondation d'une technologie ; alors s'aténuera la disparité qui existe entre la technique" et les autres registres symboliques (religieux,

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scientifiques, esthétique, philosophique) de l'être au monde humain. Ainsi il y a complémentarité entre philosophie et technologie. Selon les mots d'Hottois "la philosophie est là pour nous dire qu'il est possible, bon, et donc nécessaire, d'être technologue, que le sens du devenir est celui d'une coévolution métastable du collectif humain et des technosciences" p. 67. "La technique bien comprise va dans le sens de la liberté et de la raison à condition que sa propre autonomie, sa spécificité irréductible, avec son devenir d'individualisation propre soient reconnus" (p. 106). Ainsi s'annonce un avenir "profondément humain, parce que fait d'autonomie, de solidarité, de synergie universelle" (p. 105).

Toutefois au fur et à mesure que progresse sa présentation, Hottois souligne tout autant que la force et l'exigence radicale de la pensée de Simondon certaines ambiguïtés qui le laissent réservé quant à la compatibilité de fond entre culture humaniste et technique. En effet "on peut se demander dans quelle mesure ces effets positifs viennent bien de la technique elle même et non de sa présentation symbolique telle qu'elle est articulée par G. Simondon" (p. 106), le problème étant pour Hottois de savoir jusqu'à quel point une "culture technique universelle" peut elle réellement symboliser la technique.

Dès lors les quarante dernières pages du livre d'Hottois serrent de plus en plus près la pensée de Simondon et remontent de sa technologie à son ontologie et aux présupposés existentiels d'une démarche qui s'appuie sur l'analogie généralisée (Hottois parle "d'ontologie transductive généralisée") et qui finit par dissoudre les différences radicales qu'elle pose au départ.

Simondon, en effet n'hésitait pas à écrire "// y a en quelque manière identité entre la méthode que j'emploie qui est une méthode analogique, et l'ontologie que je suppose qui est une ontologie de l'opération transductive dans la prise de forme" (cité p. 122). On pense ici à Hegel et au monisme des philosophie émanatistes et hermétistes qui intéressaient beaucoup Simondon, La fascination pour l'unité de l'Etre et de ses manifestations finit par rendre la mal (l'Autre) impensable. Là est une des sources de la technophilie. Hottois rejoint les analyses de Jean Brun lorsqu'il écrit "le fait que le problème de la dissociation a, probablement, constitué pour G. Simondon d'abord un problème existentiel personnel projette sur la question technique-culture, explique le mouvement de sublimation qui traverse le mode d'existence des objets techniques (...) le monde technique réel et ses potentialités propres, sa spécificité irréductible, passe tout à fait à l'arrière plan (...). A mesure que la pensée analogico spéculative s'autonomise et gagne en assurance, la référence au réel, à sa résistance, son indépendance, son altérité, qui avait mis la pensée en branle, se perd" (p, 124). Il en résulte un certain angélisme et un irénisme

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technophiie qui fait que le discours simondonnien contient une ambivalence de fond et un risque radical : "symbolique, il encourage, sans réserves, les technosciences, y compris dans leurs fonctions d'objectivation croissante de l'humain, de telle sorte que le manipulable en l'homme sera de moins en moins exclusivement symbolique".

* * *

Au terme de cette traversée de l'oeuvre de Simondon, ce n'est pas l'idée de culture technique que recuse Hottois. Il le précise au terme du chapitre liminaire "si nous ne croyons pas du tout à la possibilité d'une telle culture, différente à la fois d'un projet encyclopédiste et d'un retour simple à la tradition, nous cesserions de penser à une philosophie de la technique" (p. 31). C'est plutôt sur la convergence entre humanisme et technique qu'il s'interroge "la coévolution réele de l'homme et de la technique est infiniement plus chargée d'inconnues, d'opacités et de virtualités vertigineuses que l'optimisme universaliste, humaniste et technophiie de G. Simondon ne semble vouloir le reconnaître. Mais en se la représentant ainsi il y engage plus sûrement l'humanité, dans la confiance d'une belle aventure, toujours subordonnée à l'idée -l'illusion philosophique ?- qu'il s'agit de l'aventure de la pensée" (p. 135).

* * *

Pour conclure, quelques mots sur la forme. Hottois a choisi de faire un livre court, qui va à l'essentiel, c'est à dire aux idées de Simondon et à leur discussion. Il n'a donc pas restitué en les résumant les descriptions et analyses concrètes qui justifient ces idées et qui occupent une part importante des livres de Simondon. Ce choix semble judicieux et facilite le débat philosophique. Par contre on aurait aimé que les concepts simondonniens, parfois déconcertants (transduction, métastable etc) soient définis dès leur première introduction dans le texte. Je suis également gêné par le procédé qui consiste à renvoyer aux ouvrages discutés par des initiales (MEOT, IG, IPC), plutôt que par le rappel du titre complet. Cela facilite peut être le travail de l'imprimeur mais pas celui du lecteur. Ceci dit le livre est à la fois dense et clair, constament intéressant. Il donne envie de mieux connaître l'oeuvre de Simondon, et de lire les prochains livres d'Hottois,

Daniel CEREZUELLE