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Génération perdue - Chemin de fer · 2009. 10. 4. · à mon amante. – Cela vous étonne ?” demanda-t-elle, d’un ton méprisant. Il fit une mine dégoûtée : “Non, pas

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Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer,

numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.

Ouvrage publié avec le soutien du Conseil régional de Bourgogne

titre original :Abenteuer des Brautpaars

Première publication in Abenteuer, Novellen, Leipzig, Philipp Reclam jun., 1929

© Rowohlt Verlag GmbH, Reinbek bei Hamburg, 1990

© Les éditions du Chemin de fer, 2009 pour l’édition françaisewww.chemindefer.org

ISBN : 978-2-916130-22-4

Klaus Mann

Génération perdue

vu par

Pascale Hémery

traduit de l’allemand par Dominique Laure Miermont

&Inès Lacroix-Pozzi

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A cause du vent, il ne s’était trouvé que trois passagers pour prendre l’avion de Copenhague faisant escale à Lubeck : un négociant un peu sinistre, avec des yeux de poisson, un jeune homme brun à la mine farouche vêtu d’une cape de loden noir, et une grande jeune femme à lunettes d’écaille qui avait l’air d’une Américaine – à première vue on aurait pu la prendre pour le pilote. Sur le champ d’aviation désert, d’un vert grisâtre, elle faisait ses adieux à une amie plantureuse, d’allure sportive, qui portait un élégant manteau de cuir et riait comme un homme en souff lant la fumée d’un cigare. Les deux femmes s’esclaffaient bruyamment et se tapaient sur l’épaule, on aurait dit des officiers au club. – Pendant ce temps, le jeune homme brun prenait fermement congé d’un camarade à l’air buté, vêtu d’un anorak. “Vive Moscou !” s’écrièrent

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les deux garçons – “Good bye !” se lancèrent les jeunes femmes avec enthousiasme. Le pilote les ayant priés d’embarquer, ils mon-tèrent dans la cabine. En bas, la jeune femme plantureuse agitait son cigare en signe d’adieu, le garçon à l’anorak regardait tranquillement la scène. Dans un vacarme épouvantable, l’avion se mit à vibrer de façon inquiétante – et le voilà qui déjà fonçait sur la piste, telle une voiture pourvue d’ailes. A l’intérieur, le jeune homme, effrayé, serrait les dents ; quant à la jeune femme, rien ne pouvait la perturber, elle se mit même à rire, car dehors son amie faisait des gestes fort drôles avec son cigare. Mais malgré ses facéties et ses grands gestes, la femme au cigare rapetissait, rapetissait toujours plus et soudain – ô surprise – elle disparut. Par poussées fortes et puissantes, l’appareil emportait toujours plus haut le négociant, le jeune homme brun et la jeune femme ; le paysage, insensible-ment transformé en carte de géographie, vacillait bizarrement sous eux. En bas, ils reconnurent la ville, toute mignonne et bien nette, on voyait très bien la simplicité de son architecture : places ridicu-lement petites, rues alignées, tramways minuscules. Le jeune homme ouvrit le hublot et tendit avidement la tête au-dehors, comme s’il se sentait déjà mal, la force du vent lui rabattit brutalement les cheveux en arrière. Au milieu du vacarme, le

négociant aux yeux de poisson faisait des gestes menaçants pour que l’on referme la fenêtre, il montrait en gémissant son cou pour faire com-prendre qu’il avait très mal à la gorge. En vain. Rouge de colère, il dut se lever lui-même pour traverser en titubant la coursive et, furieux, fermer le battant. La jeune femme eut un ricanement si méprisant que la rage fit saillir de façon inquiétante la veine de son front. Etrange situation que la leur en cet instant. S’ils regardaient à travers la vitre, ils voyaient surtout la grande aile qui s’étirait, oscillante et impé-rieuse, au-dessus du paysage. En bas, tout petit et d’une extrême netteté : le damier des champs, des prés et des routes qui serpentaient au milieu, les rivières étroites, et les villages qui dressaient puérilement leurs clochers. Tout cela devint lassant avec une rapidité surpre-nante. Bon : on était installé dans une cabine qui tanguait, en compagnie d’un fabricant aux yeux de poisson. On se sentait mal, mais c’était encore dans les limites du supportable. Au-dessous, le damier des champs jaunes, des labours brunâtres, des forêts sombres, et une étroite rivière. Au-dessus, domina-trice, la longue aile oscillante de l’appareil. – Et à part ça ? On avait peur, c’était indéniable, la situation n’avait rien d’agréable. C’est qu’on n’avait plus rien

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sous ses pieds, ni sol, ni même de l’eau. Le sentiment abject qu’est la peur de la mort se conjuguait à l’ennui, ce qui n’est pas fréquent. La peur de la mort est d’ordinaire quelque chose de violent qui vous marque, l’ennui a au moins quelque chose d’intime et de confortable. Il avait fallu monter en avion pour faire connaissance avec cette déplaisante combinaison. Pensant avoir étudié suffisamment longtemps le paysage qui défilait sous eux, les jeunes gens commencèrent à s’intéresser davantage à leur environnement immédiat ; lequel ne leur réser-vait guère de découvertes réconfortantes. Sur des petits sacs fixés à leurs sièges on pouvait lire : “En cas de nausées”. On avait vraiment pensé à tout. Surmontant l’un des petits hublots, l’inscription “Sortie de secours” avait de quoi vous terrifier. Sortie de secours – mais pour aller où ? Faudrait-il, à huit cents mètres d’altitude, sauter dans l’abîme ? C’était d’un cynisme absolu ! Comme le fabricant ronf lait déjà, la bouche ouverte, les deux autres s’avisèrent de s’observer mutuellement un peu plus en détail. Ils se jetèrent des regards de côté, s’évaluèrent, se plurent, se sourirent. Elle avait le genre jeune aristocrate anglais habitué à faire beaucoup de sport ; lui par contre avait quelque chose d’une bohémienne au fort tempérament. Ses sourcils noirs, longs et épais,

bien dessinés, se rejoignaient presque au niveau du nez. Ils surplombaient des yeux mordorés, sédui-sants, et une grande bouche plus séduisante encore. Son front semblait incroyablement bas, ses cheveux sombres lui tombaient presque dans les yeux. Son loden en mauvais état déplut naturellement à celle qui le jaugeait, mais elle remarqua qu’il portait des chaussures rouges à bout pointu fort coûteuses. – Elle-même portait un imperméable réversible des plus confortables, qualité anglaise. Des chaussures basses, larges, sans talons, à semelles de caoutchouc. Les cheveux blond foncé bien coupés, comme ceux d’un lycéen, avec la raie à gauche – et les lunettes d’écaille sur un visage lisse. Sa nuque était particulièrement belle, ses mains grandes et racées, ses chevilles incroyablement fines. – Ils se firent un signe de tête. Cela signifiait que chacun trouvait l’autre beau et se trouvait beau lui-même. Quand ils regardèrent à nouveau dehors, ils virent la Baltique devant eux, tel un grand mur ondulé et gris. Le fabricant se réveilla, peu après l’avion se posait à Travemünde. L’atterrissage fut un moment épouvantable : le moteur s’arrêta tout à coup, on se retrouva suspendu en l’air, chacun fut persuadé que sa dernière heure était arrivée. Le paysage complè-tement de travers se précipita à leur rencontre –

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terrifiante vision ! Tout se passa à une vitesse inouïe, les roues touchèrent brusquement le sol – et déjà l’appareil fonçait sur la piste, telle une automobile pourvue d’ailes. Abasourdis et nau-séeux, mais soulagés, les passagers descendirent de l’avion. Un petit déjeuner les attendait dans une baraque en bois toute simple. Bien sûr, les deux jeunes gens restèrent ensemble et se demandèrent leurs noms. “Jak” répondit-il – après une pause et un regard scrutateur. En fait il s’appelait Jakob. “Et vous ?” – “Je m’appelle Gert”, et elle lui prit le bras. Ils tra-versèrent le terrain côte à côte, Gert était plus grande et plus mince que Jak. Dans la baraque, le café était déjà servi, ils prirent des petits pains dans un plat rond. Un petit Allemand du Nord aux cheveux blancs les servait avec ama-bilité et discrétion. Jak commença immédiatement à blaguer sur sa tante Koinor, ce qui ne sembla pas vraiment choquant à sa nouvelle amie. “Elle a l’air d’un tonneau, figurez-vous” – et il hurla de rire, “elle est aussi large que haute. C’est tout à fait ça. Et en plus elle porte des jupes en peau de phoque.” Il demanda à Gert pourquoi elle allait à Copen-hague. Elle lui répondit d’un ton neutre : “Il faut que j’aille m’occuper de ma petite amie.” Il crut tout d’abord n’avoir pas bien compris, mais elle

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répéta avec agacement : “Oui, je vais rendre visite à mon amante. – Cela vous étonne ?” demanda-t-elle, d’un ton méprisant. Il fit une mine dégoûtée : “Non, pas vraiment. C’est la mode actuellement.” Pendant quelques secondes une sorte de malaise plana entre eux. Elle baissa les yeux avec orgueil. Il peut donc se comporter comme un malappris, pensa-t-elle. Mais c’est à ce moment-là qu’il com-mença vraiment à l’intéresser. “Je vais au rassemblement de la jeunesse prolé-tarienne”, dit-il soudain, sans qu’elle lui eût rien demandé. “Oui. Comme délégué du Parti.” Il portait à la boutonnière l’étoile soviétique et arborait l’air arrogant du camarade qui l’avait accompagné à l’aéroport. “Et pourquoi prenez-vous l’avion ?” demanda-t-elle en jetant un regard ironique sur ses coûteuses chaussures à bout pointu. “C’est plus cher que l’express en première classe.” – “Ah !…” fit-il en rougissant. “Voilà qui est choquant” dit-elle froidement, en détournant la tête. “Oui”, répéta-t-il sottement, tout cramoisi, “je disais donc que je voyageais comme délégué du Parti.” Elle remarqua qu’il avait des mains beaucoup trop maigres, des mains nerveuses qui ne savaient où se poser. Ses cuisses étaient trop larges, elles s’étalaient quand il était assis. Aussi s’effraya-t-elle au plus profond d’elle-même : il était beau et laid à la fois. – Il se remit à parler de sa tante-tonneau

et à rire. Dans sa grande bouche avide, ses dents luisaient, parfaites, éblouissantes. Le pilote leur fit signe de venir. Ils demandèrent l’addition au petit vieux – qui calcula de tête et se révéla être un rapace : “Vous avez pris sept petits pains et deux cafés, ça fait exactement huit marks cinquante.” Jak fit toute une scène. “Mon cher ami !” s’écria-t-il en l’étreignant impétueusement, “je pensais bien que vous étiez un rapace ! Ça se voit, vous savez – ça se voit !” Courtois et attentif, le petit vieux cupide subissait sans broncher le déluge de mots du jeune homme qui ressemblait à une bohémienne. “Huit marks cinquante ?! Vous êtes un rapace, un vrai ! D’où la barbiche, d’où votre comportement ! Diable ! qui aurait imaginé ça il y a seulement quelques années ! Huit marks cinquante ! Sapristi ! Mazette ! Vieux farceur !” La grande dame en imperméable, qui se tenait à la porte, était pliée de rire ; le garçon brun aux cheveux ébouriffés était sur le point d’embrasser le gentil cafetier. Quant à ce dernier, son bloc à la main, il souriait tranquillement, d’un air reconnaissant. Mais le pilote ne voulut pas tarder davantage. – Ils reprirent donc le chemin du ciel. Le négociant était resté à Lubeck, il avait sans doute des affaires à y traiter. Gert et Jak partirent seuls, avec les deux pilotes à l’avant.

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Cette fois, le danger était réel. Il y avait une tempête et le ciel s’était obscurci. Des nuages se précipitèrent vers eux, ils s’y engouffrèrent et se mirent à tanguer dans les ténèbres, puis les nuées les recrachèrent, les rendirent à la lumière, comme autrefois le monstre marin recracha le fameux prophète. La cabine était secouée dans tous les sens, il fallait se cramponner. Ils voulurent se lancer des plaisanteries, mais le bruit était tel qu’il les empêchait de s’entendre. Ils ne pouvaient donc même pas rire. Ils naviguèrent bientôt au milieu d’un brouillard uniformément blanc. On ne voyait plus la terre, mais parfois une trouée s’ouvrait brusquement, et on pouvait regarder en bas. La seule chose que l’on distinguait alors au milieu de cet océan de blan-cheur, c’était un abîme tout noir. Les pilotes devinrent nerveux, ils consultaient avec inquiétude boussole et carte et secouaient la tête d’un air perplexe ; finalement, ils semblèrent avoir pris une décision. Le moteur s’arrêta, ce fut, comme avant la descente, un silence brusque et angoissant. Déjà on perdait de l’altitude. Jak et Gert fermèrent les yeux. Ainsi plonge-t-on dans une mort certaine ; ils étaient intimement convaincus que leur dernière heure était arrivée – mais la chute s’arrêta à une quarantaine de mètres du sol. Ils continuèrent leur vol à cette altitude, sans rien

d’autre sous eux que les f lots noirs d’une mer glacée. Le voyage fut encore long, en bas se succédaient sans interruption l’eau, les forêts, les villages désolés. L’appareil rasait presque le sommet des arbres, on croyait entendre le vent dans les feuilles. Au-dessus d’eux, rien qu’une brume blanchâtre ; une pluie froide crépitait sur les ailes de l’aéroplane. C’est alors que Jak fut pris de nausées. Gert s’y attendait depuis un bon moment. Il gémit, il eut des haut-le-cœur, sa bouche se tordit, il vomit dans le sac prévu à cet effet. C’était affreux de voir tout son corps se contracter. Ses yeux prirent un éclat noir. Gert mit son bras autour de ses épaules. C’est ainsi qu’elle l’embrassa la première fois. Il sentait le vomi, mais en même temps elle sentit l’odeur de ses cheveux et de sa peau mate. Elle planta ses dents dans son cou, il gémit et rendit tandis qu’elle le mordait. Puis il se tourna vers elle. “Nous sommes en danger de mort !” cria-t-il en riant comme un fou, la bouche grande ouverte, son beau visage souillé. Ils rirent ensemble, mais leurs yeux n’exprimaient qu’angoisse et désespoir. Ils débarquèrent à Copenhague par un temps pluvieux et glacial. Ils se quittèrent devant l’hôtel d’Angleterre, où Gert logeait, et ne convinrent pas d’un rendez-vous pour les prochains jours.

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Il n’y avait pas un mot de vrai dans l’histoire de l’amante censée l’attendre. Elle était partie seule, sans but véritable, uniquement poussée par une sorte d’inquiétude, et par esprit d’aventure. Cela lui arrivait parfois. – Elle se promena donc toute la journée dans les parcs et les rues. Mais cette fois, elle détournait dédaigneusement le regard quand quelque aventure aurait pu se présenter. Le soir, elle alla même toute seule au “Tivoli”. Le billet d’entrée était bien plus cher qu’on aurait pu s’y attendre. Elle paya et entra, assaillie par la lumière et le bruit – dès le portail, elle eut l’impression qu’il se produisait là quelque chose de fantastique. Elle se faufila dans la foule, autour d’elle on plaisantait en danois. Quelle splendeur sur cette immense scène surélevée ! Elle était amé-nagée avec raffinement, plus haute vers l’arrière, si bien que tout le monde pouvait voir le décor multicolore composé de guirlandes et de maisons méridionales aux coquettes façades. Des choristes sautillaient devant, retroussant leurs jupes et agitant leurs chevelures ornées de f leurs. Mais au tout premier plan, dans l’éblouissante lumière des feux de la rampe, dansait le couple élu. Le Pierrot tout de

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blanc vêtu : comme il savait bondir avec souplesse, les reins cambrés, avec un sourire de triomphe ! Et la Pierrette juchée sur ses épaules : qu’elle était charmante quand elle appuyait son visage contre sa joue ! Là-dessus, applaudissements des choristes devant les maisons, jets de f leurs, mouvements rythmés de la tête, ricanements, ronde. Elles s’avancèrent en sautillant, entourèrent le couple d’amoureux, mais celui-ci les ignora : les gens avaient beau envoyer des baisers et s’amuser, ils restèrent figés dans la béatitude de leur pénible pose, jusqu’à ce que le rideau se refermât. Mais savez-vous comment il se referma ? Croyez-le ou non : émergeant de l’obscurité, un paon s’éleva lentement devant le décor et se mit à battre des ailes. Il gonfla son plumage et, sûr de son effet, déploya solennellement une roue gigantesque ; les façades italiennes, les petites danseuses sautillantes et le couple dans sa pénible béatitude – tout disparut lentement derrière ce somptueux déploiement de couleurs chatoyantes. Des cris de joie éclatent ; au milieu de la foule, Gert, transportée, applaudit. De partout, des lumières, des échoppes bariolées vous font signe ; on s’y dirige. L’éclairage des arbres est féerique, les ampoules électriques sont si près des feuilles qu’elles leur donnent un éclat d’un vert criard, tandis que, par-derrière, elles pendent

toutes noires dans l’obscurité. – Des jeunes gens se pressent aux stands de tir divinement décorés. Des ombelles violettes pendent des murs et du pla-fond, on découvre un paysage des plus luxuriants, avec des nains qui dodelineront et fredonneront même un petit air amusant si l’on est assez adroit pour les viser au front. Quelle concentration sur les visages des étudiants, des marins et des gamins des rues qui s’essayent au tir ! Ils ferment un œil, la bouche contractée par l’effort. Le coup part ! – Raté, le nain reste immobile, n’émet aucun son. Gert s’empare alors du fusil qu’une bonimenteuse essaye depuis un bon moment de lui fourrer entre les mains ; elle met en joue, vise, tire. Un bruis-sement parcourt le paysage et l’effet attendu se produit : le nain secoue la tête, ne fait plus mystère de son insipide chansonnette ! Gert se voit entourée d’admirateurs, peu s’en faut qu’on ne la porte en triomphe. On se presse en riant autour d’elle – que de blondeur, quel vent de jeunesse ! Un marin lui demanda dans un allemand approximatif si elle voulait bien l’accompagner sur les montagnes russes, il l’invitait, juré promis, elle n’aurait rien à payer. Il l’avait déjà prise par le bras, alors qu’elle riait encore et s’apprêtait à refuser. – Ils sont assis au tout premier rang du long wagon qui se met à monter dans l’obscurité, et les voilà arrivés tout en haut. En bas : une nuit

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d’été et le spectacle fantastique des lumières, de la foule, des carillons et des éclats de rire. Alors, pour la première fois, Gert regarda l’homme assis à ses côtés ; elle l’inspecta du coin de l’œil et se rendit compte soudain qu’il était beau. Ses yeux s’attardèrent sur son visage mat et énergique. Il y avait un tel naturel et une telle assurance dans sa façon d’être là. Hier encore, elle serait peut-être restée avec lui. Aujourd’hui, elle décida qu’il valait mieux le quitter dès que le tour serait terminé. Pendant qu’elle réfléchissait à tout cela, le wagon plongea brusquement vers le bas. Elle n’avait jamais vécu quelque chose d’aussi fou ! Quelle folle équipée, que de cris d’allégresse ! Elle dévalait à une telle vitesse que, surgissant de l’obscurité toute noire, des lumières rouges semblaient bondir vers elle. Et puis on remontait – et puis on redescendait – dans la clarté des lumières électriques, dans le noir absolu des passages escarpés où plus aucune am-poule n’était allumée. Des cris résonnaient tout autour d’elle, et voilà que le matelot la prit par les épaules. Elle le laissa faire et s’appuya même contre lui, car juste à ce moment un plongeon particulièrement terrifiant s’amorçait. Elle sentit son souff le dans son cou, prit peur et décida, dans un ultime effort de volonté, de lui dire au revoir dès la fin de cette folle équipée.

Une fois qu’ils furent descendus, elle lui dit d’un ton grave que son fiancé l’attendait ; il en fut contrarié, mais que pouvait-il faire ? Elle lui tendit la main tout en essayant d’avoir l’air le plus sérieux possible, mais, n’y parvenant pas, elle lui sourit. Et soudain elle sentit sa bouche sur son visage, ça y est, il l’avait embrassée pour lui dire au revoir. – Maintenant, elle ne voyait plus que son dos massif. Elle resta immobile. Autour d’elle, le parc d’attraction n’était que lumière et vacarme. – Elle mangea une glace rouge au goût abominable-ment fort et fit même halte devant la baraque où quatre jeunes femmes épuisées tendaient leurs jambes gainées de bas de soie pour qu’on y lance des anneaux. Une de ces baraques offrait le plus extraordinaire des plaisirs : celui de casser autant de vaisselle qu’on voulait. Assiettes et plats, tout à fait utilisables, étaient exposés dans de bons vieux buffets – mais pour dix centimes on pouvait s’acheter la permission de lancer une balle bien dure au milieu de tout ça et de casser à qui mieux mieux. Le bruit de la vaisselle brisée provoquait force cris, on hurlait de joie, en proie au plaisir insensé que donne le droit de détruire. Des cruches volaient en éclats, déchaî-nant des braillements inouïs. C’est en poussant de tels cris que les soldats se jettent sur une ville livrée au pillage.

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Comment Gert avait-elle fait la connaissance des vieux messieurs ? Avait-elle adressé la parole à ces joyeux drilles au stand de la vaisselle à casser, ou bien, plus tard, à cette attraction délirante que sont les miroirs déformants ? Selon toute vrai-semblance, c’était aux miroirs déformants, lieu propice à toutes sortes de blagues favorisant les rencontres. Dans un miroir savamment poli, on se retrouvait sous les traits du plus invraisemblable des gnomes : ventre arrondi, visage bouffi surmon-tant de courtes jambes arquées. Mais si l’on se tournait vers le miroir suivant, on devenait maigre comme un clou, avec une mine allongée et sinistre. C’est dans ce lieu hallucinant que Gert fit la connaissance des messieurs en redingote, aux tempes argentées. C’étaient de vieux compères, des hommes exquis, fort gais, et inspirant confiance. Ils avaient invité Gert au Palais de la danse et tout ce petit monde ne tarda pas à se retrouver autour d’une table. On mangeait des tartines beurrées, tout en buvant déjà du champagne ; Gert dut danser avec un monsieur portant des favoris. Il la faisait tournoyer avec vigueur, tout en lui racontant qu’il était écrivain. “Je suis un poète”, dit-il tout en dansant, “pas encore très connu, malheureusement.” Un autre se révéla être un négociant en gros, un troisième architecte. Ils devinrent de plus en plus

rouges, et leurs plaisanteries de plus en plus équi-voques. Gert but quantité de champagne, elle ne se rendait même plus compte de sa gaîté. Elle se mit à parler anglais, ce qu’elle faisait très souvent quand elle était dans cet état. Le poète porta un toast à sa “grande patrie méridionale”, elle ne comprit pas tout de suite qu’il voulait dire l’Alle-magne et se tordit de rire quand elle s’en rendit compte, car il ne lui serait jamais venu à l’idée de qualifier l’Allemagne de “méridionale”. Sur ce, le négociant déclara qu’on devait pouvoir vider un verre de schnaps les yeux fermés, et en chantant de surcroît. Il montra comment s’y prendre, pencha la tête très en arrière, pointa en l’air sa barbe grise et émit un fredonnement mélodieux, tout en dégus-tant son eau-de-vie. Gert essaya aussi, mais elle riait tellement qu’elle recracha tout et éclaboussa son bel ensemble printanier. Le Palais de la danse était vaste et décoré comme un paysage de grotte. La musique hurlait – les couples ne tournaient-ils pas de plus en plus vite ? Les vieux messieurs serraient maintenant Gert de très près, ils avaient des visages extrêmement vieux, avec des cheveux tout blancs, leurs yeux rougeâtres clignaient, et ils murmuraient passionnément : “Ah, ma p’tite jeunette – ma p’tite femme !” Gert ne voyait plus que des cercles et elle ricanait sottement. Elle pensait aux montagnes russes, à la folle équipée

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qui vous arrachait des hurlements de joie – aux assiettes qui se brisaient – à la décoration luxu-riante des stands de tir, où des rois nains opinaient du bonnet. Les vieux messieurs, elle s’en était immédiatement rendu compte, étaient des esprits des bois, des vieillards faunesques, portant des gilets en piqué et des lunettes dorées. Des lumières rouges tanguaient tout autour de Gert, elle était au milieu d’un tourbillon de lumières, elle riait, pleurait, et la tête lui tournait. Comment s’était-elle retrouvée dans le parc ? La tiédeur de la nuit se posait tendrement sur son front, et seul le vieux poète était encore à ses côtés. “Tu vois, il faut que nous nous dépêchions”, l’exhortait-il avec douceur. “Ils vont bientôt fermer le portail.” – Et il fit un geste vague dans l’obscu-rité. “Tu as pleuré, ma p’tite”, murmura-t-il encore tout en marchant. “C’est bien, c’est bien, ma p’tite. Tout cela est absurde, tu comprends, les couleurs, la tristesse – ça ne dure pas, tu comprends, c’est cela, ça ne dure pas. Ça fait du bien de pleurer – ma p’tite…” Nuit d’ivresse, de larmes et de magie. Et voilà que le jeune homme brun sort de derrière le manège immobile, la jeune fille se précipite vers lui, tout émue. Elle pleure, mais dans ses bras maintenant, et le vieillard s’éclipse. Le visage inquiétant et ombrageux du jeune homme s’approche d’elle

avec sa grande bouche. “Je t’ai suivie !” murmure-t-il avec passion. Sous ses sourcils relevés comme ceux d’un Pierrot, ses yeux en amande étincellent. Ce qui la fait rire au milieu de ses larmes. Et ils restent ainsi étrangement enlacés dans le parc désert et fantomatique.

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Ils se retrouvèrent le lendemain matin dans un grand parc en dehors de la ville et déambulèrent côte à côte sous les arbres, conscients tous deux que jamais encore ils n’avaient vu des hêtres avec un feuillage aussi lumineux. Tout d’abord ils ne dirent mot, puis, comme ivres, ils se mirent à parler avec une précipitation joyeuse. Ils se firent les compliments les plus tara-biscotés pour faire comprendre à l’autre combien ils le trouvaient beau : “Chère Comtesse”, dit Jak en s’inclinant bien bas et en plissant le nez, “vous avez une nuque admirable –” – “Mon vieux Lord Chancelier”, rétorqua Gert en s’inclinant encore plus bas, “vos dents ! Tous mes compliments ! Je n’en ai jamais vu d’aussi belles !” Il portait une chemise en lin couleur rouille, un pantalon marron déformé, avec des chaussures en daim gris extrêmement élégantes. Elle portait