GPEC territoriale et évaluation du travail - essai d’analyse

  • Upload
    loop300

  • View
    189

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Benjamin Dubrion,

Matre de Confrences, Sciences Po, Lfi, Universit de Lyon, France

GPEC territoriale et valuation du travail : essai danalysei en France, la fin des annes 1990, la gestion prvisionnelle des emplois et des comptences (GPEC) taient perue comme tant en crise (Deflix & alii, 1997), la situation a volu depuis, en particulier sous leffet des lois de modernisation sociale (2004) et de cohsion sociale (2005). Au dpart vue comme un instrument au service des entreprises pour prvoir et anticiper en matire de gestion des ressources humaines (GRH) (Gilbert & Parlier, 2003), la GPEC est depuis quelques annes apprhende comme un dispositif visant certes aider les entreprises mieux grer leurs ressources humaines, mais aussi scuriser les parcours professionnels de leurs salaris dans un contexte conomique incertain. En France, le cadre lgal des annes 2000 a ainsi fait de la thmatique de la flexicurit lune des orientations majeures de la politique de lemploi, considrant la GPEC et plus largement la gestion des comptences comme une voie visant aller dans ce sens (Djoux, 2008). Lessor qua pris ces toutes dernires annes la GPEC dite territoriale reflte pleinement cette volution. La GPEC territoriale (GPEC-T) est en effet souvent prsente comme une cl dentre pertinente pour la rsolution des problmes demploi touchant les PME. Le rapport Rouilleault (2007) Anticiper et concerter les mutations, qui portait sur lobligation triennale de ngociation des dispositifs de GPEC, consacrait un chapitre entier la question de la GPEC dans les PME, voyant justement dans celle-ci un moyen de mieux faire face aux mutations rencontres sur les territoires. Lune des prconisations avance tait justement de dvelopper la GPEC dans les rgions et les territoires (Rouilleault, 2007). Plus rcemment, partant du constat que lanticipation des mutations de lemploi constitue un lment dterminant du dveloppement des filires industrielles territoriales, le discours de la prsidence de la rpublique, lors de la clture des Etats Gnraux de lIndustrie, insistait lui aussi sur le ncessaire dveloppement de la GPEC-T, annonant la mise en place avant la fin 2010 dun dispositif fdrant les outils et acteurs de gestion prvisionnelle des emplois77

??

S

I

le

05_Dubrion 1 2011.indd 77

22/04/11 10:54

Gestion 2000

1

janvier - fvrier 2011

et des comptences au niveau des bassins demploi1. La thmatique de la GPEC-T est trs rcente et peu de travaux lui sont consacrs. Il existe plusieurs tudes faisant tat de la grande diversit des expriences de GPEC-T qui sont menes aujourdhui en France (Jouvenot & alii, 2009; Rouilleault, 2007), mais celles-ci restent trs descriptives. Lobjet de cette contribution est justement de dpasser cette limite dans une perspective se voulant dabord et avant tout analytique, en sappuyant principalement sur les rflexions menes depuis quelques annes en GRH sur lvaluation des comptences, question au cur des pratiques de GPEC. Nous chercherons plus particulirement identifier plusieurs modles-types de GPEC-T, pour ensuite les diffrencier en fonction de tensions qui les traversent. Notre analyse se focalisera plus spcifiquement sur certaines tensions repres au niveau intra-firme dans la littrature en GRH portant sur les questions dvaluation du travail. Nous tudierons alors en quoi ces tensions sont attnues ou amplifies lorsque lon quitte le niveau intra-firme pour raisonner lchelle inter-organisationnelle de la GPEC-T. Ds lors, en complment aux approches descriptives fondant leurs analyses des bonnes pratiques de GPEC-T sur des comparaisons empiriques, les recommandations que nous mettrons seront plutt issues dune dmarche analytique.78

Nous procderons en deux temps. Nous prsenterons dans une premire partie les tenants et aboutissants de la GPEC-T et identifierons quatre modles-types de GPEC-T. Ceux-ci seront analyss dans un second temps en fonction de trois grandes tensions portes par le dveloppement des pratiques dvaluation des comptences. Des implications prescriptives tires de notre cadre danalyse et mises lintention des acteurs des dmarches de GPEC-T seront avances en conclusion de notre travail.

La GPEC-T : lments de dfinition et identification de quatre modlestypesDfinition et enjeux de la GPEC-TLa GPEC-T ou GPEC inter-organisationnelle peut tre dfinie comme lensemble des dispositifs qui, lintention de plusieurs entreprises, est mis en uvre au niveau dun territoire ou dun bassin demploi pour amliorer la gestion des ressources humaines et plus particulirement anticiper les changements en matire demplois et de comptences. Elle peut tre vue cet gard comme une modalit spcifique1 Voir en particulier la mesure 9 Fdrer la gestion de lemploi et des comptences au niveau territorial.

05_Dubrion 1 2011.indd 78

22/04/11 10:54

GPEC territoriale et valuation du travail: essai danalyse

des pratiques de GRH territoriale qui se dveloppent depuis quelques annes et questionnent le primtre daction de la GRH. (Bories-Azeau & alii, 2008). Si elle vise rpondre aux besoins de dveloppement des comptences des entreprises et des salaris, la GPEC-T a la particularit dengager dautres acteurs qui, tout comme les employeurs et les salaris, attendent delle quelle rponde en partie aux problmatiques spcifiques quils ont traiter. Plus particulirement, elle participe dune tendance plus gnrale la progression de ce que Mriaux et Verdier (2009) qualifient de quadripartisme, savoir le dveloppement de ngociations impliquant non seulement employeurs, syndicats et Etat mais aussi, et de plus en plus, les lus locaux concerns par les problmes demploi rencontrs sur leur territoire. Le niveau territorial parat constituer un niveau de plus en plus pertinent pour traiter des questions dadquation entre offre et demande de travail dans la mesure o il se situe au plus prs des problmes rencontrs par les acteurs du march du travail. La GPECT rpond ainsi plusieurs attentes. Pour les entreprises, et en particulier les PME, elle peut constituer un levier important non seulement de sensibilisation certaines problmatiques RH mais aussi de rsolution de ces problmatiques pour des entreprises qui sont gnralement peu outilles pour rpondre

par exemple des difficults de recrutement, des problmes de pyramide des ges, de mobilit professionnelle des salaris ou encore danticipation des situations de sureffectif (Cloarec, 2009). Pour les salaris, elle peut participer la scurisation des parcours professionnels dans un contexte au sein duquel il semble de plus en plus difficile pour les entreprises de garantir leurs salaris un emploi vie et une carrire trace davance (Mriaux, 2009). Enfin, pour les acteurs publics locaux, la GPEC-T peut constituer une dmarche visant attnuer et anticiper certains problmes demplois et prparer lavenir en fonction du projet du territoire dfini par les lus locaux (Ministre de lEconomie, de lIndustrie et de lEmploi, 2009). A ct de ces grandes catgories dacteurs, les dmarches de GPEC-T peuvent impliquer diffrents autres acteurs publics et/ou privs comme des institutions de formation, des maisons de lemploi, des services dconcentrs de lEtat en matire demploi et de formation professionnelle, des clubs dentreprises, des consultants qui nourrissent le dialogue social territorial et participent la mise en uvre de la dmarche.

Quatre modles idauxtypes de GPEC-TNous allons chercher ici construire des modles-types de GPEC-T visant positionner le nombre impressionnant dexpriences menes sur diffrents79

05_Dubrion 1 2011.indd 79

22/04/11 10:54

Gestion 2000

1

janvier - fvrier 2011

territoires ces dernires annes en France (Jouvenot & alii, 2009). Llaboration de ces modles repose sur le croisement de deux critres, le premier renvoyant ce que nous appellerons la nature de la GPEC-T, le second au mode darticulation possible entre comptences et territoire. La nature de la GPEC-T qualifie le cadre daction gnral dans lequel les initiateurs de la dmarche ont dcid de mettre celle-ci en uvre. On peut distinguer cet gard deux options thoriques possibles, la GPEC-T dfensive et la GPEC-T offensive. La GPEC-T que nous qualifierons de dfensive est mise en uvre dans un contexte conomique tendu pour le territoire. Ce contexte peut se caractriser par un nombre croissant dentreprises en difficults, par des restructurations, des situations dexode de main duvre et plus gnralement une tendance la dsindustrialisation. Lobjectif de la dmarche de GPEC-T dfensive est alors dessayer de dfendre les emplois du territoire, de ralentir les destructions demplois et, du point de vue des salaris, de rflchir une reconversion progressive dans des mtiers lavenir meilleur et aux comptences requises le moins loignes possibles de celles correspondant aux emplois qui risquent de disparatre terme. Nous opposons la GPEC-T dfensive la GPEC-T offensive. Celle-ci corres80

pond plutt aux pratiques instaures dans certains territoires dynamiques conomiquement et ports par des logiques dinnovation fortes. Loffre de formation y est abondante et a t rflchie et instaure en adquation avec la spcialisation du territoire. La prsence dcoles et duniversits formant des mtiers en lien direct avec les besoins des entreprises est trs frquente. Cest ici une logique de dveloppement des comptences des salaris qui domine, salaris pour qui la mobilit inter-organisationnelle, lorsquelle se dveloppe, est plus choisie que subie, contrairement la GPEC-T dfensive. Le second critre que nous identifions pour construire notre typologie est le mode darticulation entre comptences et territoire. Ce critre sappuie sur la distinction faite par Deflix et Mazzilli (2009) entre gestion territoriale des comptences individuelles et gestion de la comptence territoriale. Le premier mode renvoie des formes traditionnelles de GPEC qui sont simplement largies plusieurs entreprises. Ainsi, classiquement, ltude quantitative et qualitative des besoins actuels et futurs des entreprises est confronte celle des ressources dont elles disposent ainsi que de leur volution future. Il sagit ensuite danalyser comment les carts entre besoins et ressources peuvent tre combls, laccent tant mis sur les besoins de lentreprise. Ainsi, la gestion territoriale des comptences

05_Dubrion 1 2011.indd 80

22/04/11 10:54

GPEC territoriale et valuation du travail: essai danalyse

individuelles se focalise sur les comptences des salaris dans une optique dajustement vis--vis des attentes des entreprises du territoire. Contrairement la gestion territoriale des comptences individuelles, dans la gestion de la comptence territoriale, on ne gre plus la comptence dindividus, ni mme dune entreprises mais celle dun espace combinant plusieurs entreprises ou organisations (Deflix & Mazzilli, 2009). Le point de dpart nest donc pas les besoins des entreprises mais la stratgie collective dacteurs du territoire. Ces pratiques

renvoient des dispositifs rcents de type clusters ou ples de comptitivit au sein desquels, sous une impulsion politique territoriale forte souvent initie par les lus rgionaux rle des rgions, des dpartements , une spcialisation industrielle ou technologique est recherche. Le croisement des critres de nature de la GPEC-T et darticulation comptences/territoire permet de construire une typologie des modes de GPEC-T. Quatre formes-type de GPEC-T sont finalement identifiables (cf. Figure 1).

Figure 1. Typologie des formes de GPEC-TFigure 1 : Typologie des formes de GPEC-T.

Articulation comptences/territoire Gestion de la comptence territoriale Gestion territoriale des comptences individuellesGPEC-T comme rponse aux besoins dentreprises uvrant dans un contexte conomique difficile

Nature de la GPEC-T

Dfensive

GPEC-T comme rponse aux problmatiques dun territoire faible activit conomique ou en dclin

Offensive

GPEC-T comme rponse aux problmatiques dun territoire innovant

GPEC-T comme rponse aux besoins dentreprises en dveloppement

Nous allons maintenant analyser les formes prcdentes en fonction des tensions81

quelles portent, en particulier au regard des problmes existant autour de la question de lvaluation du travail.05_Dubrion 1 2011.indd 81 22/04/11 10:54

Gestion 2000

1

janvier - fvrier 2011

Nous allons maintenant analyser les formes prcdentes en fonction des tensions quelles portent, en particulier au regard des problmes existant autour de la question de lvaluation du travail.

sont tout particulirement identifies au niveau intra-firme: la tension lie la recherche dune plus grande objectivation dans la volont dvaluer le travail, celle relative certaines spcificits de lvaluation des comptences, puis la tension entre dimension individuelle et collective du travail. Lobjet de notre dmarche est danalyser la situation des tensions non pas au niveau intra-firme mais au niveau interorganisationnel de la GPEC-T. Cela permettra de mettre jour certaines fragilits des modles de GPEC-T identifis prcdemment et davancer des recommandations visant justement dpasser leurs limites.

Des modles de GPEC-T en tensionDepuis la fin des annes 1980 marque en France par le dveloppement des pratiques de gestion des comptences, les questions relatives lvaluation du travail sont lobjet de lattention croissante des DRH mais aussi des chercheurs sinterrogeant sur les transformations rencontres au sein des entreprises. Or, lvaluation du travail, entendue ici comme laction de dterminer la qualit et la valeur du travail ralis par un individu, est au cur des pratiques de GPEC. Plusieurs spcialistes de la GPEC saccordent justement sur lide que toute dmarche de GPEC repose sur la ncessit, un moment ou un autre, dvaluer ce que fait et sait faire un individu au regard de ce qui est attendu a priori par lorganisation (Gilbert, 2006; Djoux, 2008). Les travaux rcents sur lvaluation du travail soulignent trs souvent lexistence de tensions portes par le dveloppement de dispositifs centrs sur lanalyse des comptences (Brochier, 2002; Trpot & alii, 2002; Baudry & Dubrion, 2005). Trois tensions82

La tension lie la recherche dune plus grande objectivationCette tension renvoie la volont de construire des rfrentiels dvaluation du travail prsents comme neutres ou objectifs alors que leur degr de sophistication et de complexit est tel que les acteurs qui les utilisent ne se retrouvent justement pas dans la manire dont leur travail est analys. Une telle drive instrumentale peut rendre rapidement obsolte les rfrentiels et les faire apparatre comme de vritables usines gaz constituant un dfi la rationalit limite des agents (Stankiewicz, 2003). Le risque est alors que

05_Dubrion 1 2011.indd 82

22/04/11 10:54

GPEC territoriale et valuation du travail: essai danalyse

le dispositif soit rejet par les membres de lorganisation. Notre hypothse est que la construction de rfrentiels au niveau territorial, dont lobjectif est justement de rendre compte du travail ralis non pas dans une entreprise spcifique mais dans plusieurs organisations, tend rduire cette tension. En effet, vouloir dcrire des situations de travail en prenant de la distance ou en se dtachant de ce qui est effectu dans une seule et unique entreprise incite les experts RH concepteurs des rfrentiels tre gnral dans les descriptions et ne pas se perdre dans des dtails qui pourraient tre insignifiants au niveau inter-organisationnel. Par ailleurs, cela contribue unifier le langage et les termes utiliss pour dcrire les situations de travail, ce qui limite la tentation de se focaliser uniquement sur les particularits dune entreprise. A titre dexemple, le Rpertoire Oprationnel des Mtiers des Emplois utilis par le Ple-Emploi nous semble reprsentatif de cette dmarche. Les fiches emplois/mtiers qui le constituent et cherchent rendre compte des comptences mobilises par les individus titulaires des emplois ont justement t construites de manire tre suffisamment gnrales pour prendre sens au-del des spcificits des postes existant dans chaque entreprise et tre

comprises par un grand nombre dindividus. Cest parce que ce rfrentiel ne tombe pas dans le biais qui consiste analyser le plus prcisment possible des situations de travail que lon peut identifier des aires de proximit entre les emplois/mtiers dcrits et ainsi identifier des voies dorientation ou de reconversion potentielles pour les individus, ce qui est justement dans certains cas lobjectif recherch lors de la mise en place de GPEC-T. Dans cette optique, nous invitons les acteurs des GPEC-T tre mfiants vis-vis de la vision trs rpandue selon laquelle les rfrentiels de comptence exhaustifs permettraient dvaluer de faon objective, irrfutable (Labruffe, 2003) la qualit du travail ralis par un individu. Certains travaux montrent plutt que lobjectivit recherche ne rsulte pas tant du niveau de sophistication du dispositif dvaluation que de la pluralit des acteurs participant son laboration et sa mise en uvre (Eymard-Duvenay & Marchal, 2000). Sur ce point qui touche de la mme manire les quatre formestypes que nous avons identifies prcdemment, la GPEC-T parat aller dans le bon sens puisquelle a tendance mobiliser conjointement des acteurs de nature trs varie, ainsi que nous lavons soulign.

83

05_Dubrion 1 2011.indd 83

22/04/11 10:54

Gestion 2000

1

janvier - fvrier 2011

La tension lie certaines spcificits de lvaluation des comptences : quelle capacit de lentreprise tenir ses engagements ?La seconde tension a trait aux caractristiques de ce que les conomistes appellent lvaluation subjective de la performance laquelle est pleinement associe lvaluation des comptences (Prendergast, 1999). Ce mode dvaluation, oppos lvaluation objective de la performance2, pose la question des incitations de lentreprise effectivement respecter ce quoi elle sest engage lorsquelle a mis en place son systme de gestion des comptences. En dautres termes, pour reprendre lexpression de Ln (2008), les systmes de gestion des comptences soulvent le problme de la capacit des entreprises tenir leurs promesses dans la mesure o une comptence nest pas vrifiable au sens des conomistes. En effet, la gestion des comptences implique des contraintes non ngligeables pour les entreprises en matire de formation, de rorganisation du travail, de rmunration, de refonte des systmes de classification (Cadin & alii, 2007) un point tel quil peut tre tentant pour certaines dentre elles de ne pas aller au bout de la logique. Applique au niveau inter-organisationnel du territoire, cette tension ne disparat pas, mais elle est dplace84

et en quelque sorte partage, mutualise entre les diffrents acteurs engags dans la GPEC-T. Cela se fait dans un sens qui, selon nous, attnue la tension prcdente dans la mesure o lincapacit dune entreprise tenir ses promesses trouverait une solution au niveau collectif grce une gestion inter-organisationnelle des comptences. Le niveau collectif interorganisationnel apparat alors comme un moyen de dpasser les limites dun problme que le seul niveau organisationnel ne parviendrait pas traiter seul. Ceci nous parait probable dans la mesure o les entreprises qui participent une dmarche de GPEC-T le font de leur plein gr et non parce quon leur impose. Elles le font certes parce quelles en attendent des bnfices mais savent que cela les oblige aussi tenir leurs promesses vis--vis des salaris amnagement/scurisation des parcours professionnels, formation, rflexions sur la transfrabilit des comptences individuelles dune organisation lautre, moyens sur sa mise en uvre, etc. Cela suppose un minimum dimplication de la part des entreprises. Si le dveloppement actuel de la GPEC-T tmoigne de lexistence de cette implication, plusieurs observa2 Lvaluation subjective de la performance soppose lvaluation objective de la performance au sens o contrairement celle-ci, elle repose sur des variables qui sont supposes non vrifiables cest--dire non observables par un tiers (en gnral un tribunal) susceptible darbitrer un conflit existant entre les membres de la relation demploi. Elle pose alors un problme dexcutabilit qui peut provenir du comportement opportuniste de lentreprise tout comme du salari.

05_Dubrion 1 2011.indd 84

22/04/11 10:54

GPEC territoriale et valuation du travail: essai danalyse

teurs soulignent toutefois que les entreprises franaises se sentent sur ce point encore assez peu concernes (Culi & alii, 2009; Mriaux, 2009). Les efforts dploys rcemment par certains acteurs publics pour communiquer sur et diffuser les bonnes pratiques de GPEC-T peuvent tre justement interprts comme un moyen dimpliquer plus fortement les entreprises (Ministre de lEconomie, de lIndustrie et de lEmploi, 2009). On peut sattendre toutefois ce que la capacit des entreprises respecter collectivement au mieux les engagements pris vis--vis des salaris dpende du cadre daction dans lequel la GPEC-T est mise en uvre, cest-dire de ce que nous avons dfini prcdemment comme la nature de la GPEC-T. Il semble cet gard raisonnable de penser que relativement aux entreprises participant une GPEC-T offensive, celles impliques dans une GPEC-T dfensives rencontrent plus de problmes respecter leurs engagements, justement parce quelles traversent une priode conomique difficile. Leur capacit effectivement tenir leurs promesses vis--vis de leurs salaris risque de diminuer mesure que lincertitude portant sur leur avenir augmente.

La tension entre dimension individuelle et dimension collective du travailLa troisime tension que fait merger les pratiques dvaluation du travail centres sur les comptences est celle de larticulation individuel/collectif. Sur ce point, la GPEC-T vient en quelque sorte institutionnaliser un niveau suprieur au seul niveau de lentreprise une contradiction qui traverse aujourdhui de nombreuses organisations mettant en uvre des dmarches de gestion des comptences. Cette contradiction se manifeste clairement dans le discours des DRH qui mettent en avant limportance des interdpendances entre individus, des collectifs de travail et de la dynamique globale de lorganisation pour expliquer la russite de lentreprise alors que dans les outils quils instaurent, le collectif est contourn pour se focaliser sur lindividu. La mise en place dune GPEC-T est susceptible de gnraliser cette contradiction et fait apparatre un nouveau problme quant la valorisation inter-organisationnelle des comptences individuelles. Elle peut gnraliser cette contradiction car le collectif de travail nest plus seulement limit une seule entreprise mais est largi lensemble des entreprises du territoire ou du rseau inter-organisationnel. La tendance lindividualisation de la relation demploi est ici tendue et diffu85

05_Dubrion 1 2011.indd 85

22/04/11 10:54

Gestion 2000

1

janvier - fvrier 2011

se au-del des frontires de la firme. Cette tendance doit toutefois tre nuance selon le type darticulation pouvant exister entre comptences et territoire, le second critre que nous avons identifi plus haut pour construire notre typologie des formes-types de GPEC-T. La perspective en termes de gestion de la comptence territoriale constitue, nous semble-t-il, celle qui dans son principe, attnue le plus fortement la tension individuel/collectif dans la mesure o elle est au dpart mise en uvre et encadre par des acteurs publics locaux ayant le souci de ne pas faire prvaloir le seul intrt des entreprises. Celui-ci est intgr dautres lments comme la scurisation des parcours professionnels, la ncessit dengager des acteurs de la formation (coles, universits mais aussi acteurs privs), la prise en compte des problmes demploi spcifiques au territoire. Cette interprtation plutt optimiste de la gestion de la comptence territoriale reste encore tre confirme par les faits car les dispositifs actuellement existants sont rcents et nous ne disposons pas encore du recul ncessaire pour en valuer les effets. Une limite peut toutefois tre mise en avant: il apparat que les salaris concerns par ce type de dispositifs sont principalement des salaris qualifis ou trs qualifis (cadres, chercheurs, ), et assez peu souvent des salaris de bas niveau de qualification (Culi & alii, 2009). On risque alors de retrouver ici lun des86

revers de la mdaille de la GPEC selon Gilbert (2006) : la logique de marginalisation voire dexclusion dont elle est porteuse. En stigmatisant ceux qui rencontrent des difficults dvelopper leur niveau de comptence, la gestion des comptences en vient alors amalgamer bas niveau de qualification et incomptents. Quant la gestion territoriale des comptences individuelles, elle se situe plus dans la continuit de la tendance actuelle qui, au sein des firmes, met en tension les dimensions individuelle et collective du travail en valorisant la premire aux dpens de la seconde et en participant de la responsabilisation accrue des salaris dans la russite ou lchec de leur parcours professionnel, sans trop questionner le rle jouer ce titre par les organisations. Comme le prcisent Deflix et Mazzilli (2009), les comptences dont il est question restent celles portes par les individus. Or, la focalisation sur le seul individu et ses comptences dans un cadre conu au dpart pour rpondre dabord et avant tout aux besoins des entreprises pose un problme fondamental au regard de la question de lvaluation : comment faire reconnatre par plusieurs organisations un niveau de comptence individuel valid initialement dans un entreprise spcifique, avec toutes les consquences que cela peut avoir en matire de motivation au travail et de rmunration pour un salari dont les comptences acquises dans

05_Dubrion 1 2011.indd 86

22/04/11 10:54

GPEC territoriale et valuation du travail: essai danalyse

une entreprise nauraient pas la mme valeur dans une autre du mme territoire? Cette question prend dautant plus de sens que les annes 2000 ont vu simposer une conception de la comptence qui, dfendue notamment par certaines organisations patronales, vise justement faire de lentreprise et delle-seule le niveau de reconnaissance de la comptence individuelle. Ainsi que la soulign rcemment Gazier (2009), en France, la comptence est trop souvent envisage dans le primtre restreint dans lequel sont placs les travailleurs en poste. La question de la valorisation inter-organisationnelle des comptences individuelles se pose ainsi pleinement dans le cadre de la GPEC-T et il est encore difficile aujourdhui dapporter une solution toute faite. Les dveloppements mens plus haut sur le rle des rfrentiels labors dans une optique visant

justement se dtacher du seul niveau de lentreprise et engageant une pluralit dacteurs nous semblent pouvoir tre une cl dentre possible au problme soulev ici.

Conclusion : synthse des tensions et implications prescriptivesLes quatre formes-types de GPEC-T que nous avons identifies peuvent tre exposes schmatiquement au regard du cadre danalyse prcdent en termes de tensions. Le graphique suivant, construit partir des deux critres nous ayant permis de reprer les formes-types de GPEC-T, synthtise les tensions qui traversent plus ou moins fortement chacune delles.

87

05_Dubrion 1 2011.indd 87

22/04/11 10:54

Gestion 2000

1

janvier - fvrier 2011

Figure 2. Les tensions traversant les quatre formes-types de GPEC-TFigure 2 : Les tensions traversant les quatre formes-types de GPEC-T.Gestion territoriale des comptences individuelles (+)Axe de tension entre dimension individuelle/dimension collective

-+

++

GPEC-T offensive (-)

GPEC-T dfensive (+)

--

+Axe de tension lie aux spcificits de lvaluation des comptences (capacit des entreprises tenir leurs promesses)

Gestion de la comptence territoriale (-)

rend compte de la tension lie la dimension individuelle/collective du capacit des entreprises tenir les travail. On y entreprises tenir les promesses. Il traduit lide que dans un retrouve lopposition entre contexte de GPEC-T dfensive, promesses. Il traduit lide que dans gestion territoriale des comptences un contexte de GPEC-T dfensive, individuelles et la capacit des entreprises du territoire (ou la rseau) respectergestionengagements en termes du leurs de la compcapacit des entreprises du territoire tence territoriale. La premire est une (ou du rseau) respecter leurs engagnralisation de la GPEC intra-firme. de scurisation des parcours professionnels est beaucoup plus problmatique et justement plus gements en termes de scurisation des La question est ici celle dune rponse parcours professionnels est beaucoup aux besoins actuels et anticips non porteuse de tensions que dans le cas dune GPEC-T offensive o le territoire est moins touch plus problmatique et justement plus pas dune seule entreprise mais dun porteuse de tensions que dans le cas ensemble dentreprises. Le salari est par des problmes de restructuration, de dveloppement, etc. Laxe vertical fait figurer la dune GPEC-T offensive o le territoire alors considr comme responsable est moins touch par des problmes de de son parcours professionnel et de tension entre dimension individuelle/collective du travail. On y retrouve lopposition entre restructuration, de dveloppement, etc. lentretien de ses comptences. Cette

Laxe horizontal du schma prcdent Laxe vertical la tension tension entre Laxe horizontal du schma prcdent rend compte defait figurer la lie la capacit des

gestion territoriale des comptences individuelles et gestion de la comptence territoriale. La88

premire est une gnralisation de la GPEC intra-firme. La question est ici celle dune rponse aux besoins actuels et anticips non pas dune seule entreprise mais dun ensemble05_Dubrion 1 2011.indd 88 22/04/11 10:54

GPEC territoriale et valuation du travail: essai danalyse

considration est attnue dans le cas de la gestion de la comptence territoriale o des acteurs publics et de formation le soutiennent, laident dans son parcours, ce qui diminue la tension individuel/collectif. Ce cadre danalyse montre ainsi que les formes de GPEC-T les plus porteuses de tensions sont celles qui sont dfensives et sont construites dabord en rponse aux besoins des entreprises (quadrant suprieur droit). Au contraire, les formes les plus quilibres et qui ont tendance attnuer les tensions identifies sont celles qui sont offensives et qui se situent dans la perspective de gestion de la comptence territoriale (quadrant infrieur gauche). Quant aux deux autres formes (quadrant suprieur gauche et quadrant infrieur droit), notre cadre danalyse les positionne comme intermdiaires et il ne nous permet pas de les clairer plus amplement. Au regard de notre grille, risquons-nous toutefois deux apprciations prescriptives spcifiques chacune de ces deux formes avant dmettre certaines recommandations plus gnrales. Les formes de GPEC-T situes dans le quadrant suprieur gauche souffrent du fait quelles font prdominer les besoins des entreprises sur les attentes des autres acteurs et responsabilisent excessivement les salaris dans leurs transitions. Pour compenser cette limite, et assurer une meilleure gestion

des transitions professionnelles, il nous semble ncessaire daccompagner fortement les salaris dans la conduite de leur projet professionnel. Cela attnuerait le poids qui est mis ici sur la dimension individuelle du travail. Les formes de GPEC-T positionnes dans le quadrant infrieur droit souffrent du contexte conomique difficile du territoire. Les remdes sont donc plus chercher dans des solutions de long terme touchant la formation des individus, lassurance que soit maintenue et dveloppe localement la prsence duniversits et/ou dcoles, et plus gnralement la revitalisation du territoire par des politiques structurelles. Pour finir, et au-del des spcificits de chacune des formes-types de GPEC-T identifies dans cette contribution, trois recommandations prescriptives peuvent tre mises pour attnuer les tensions que nous avons mises en avant. Dabord, il faut tre attentif ce que les rfrentiels de comptences et les descriptions demplois qui outillent les dmarches de GPEC-T ne soient pas trop sophistiques et spcifiques aux situations de travail rencontres au sein des entreprises. Ils doivent tre labors, autant que faire se peut, en rapprochement avec les dmarches menes au niveau des branches. De mme, par rapport au problme de valorisation inter-organisationnel des comptences,89

05_Dubrion 1 2011.indd 89

22/04/11 10:54

Gestion 2000

1

janvier - fvrier 2011

il pourrait tre pertinent de rflchir aux possibilits dtablir des liens avec les mthodes danalyse du travail sur lesquelles reposent les grilles de classification salariale. Cela permettrait en effet de relier GPEC-T et salaire, et de limiter les carts de valorisation montaire des comptences pouvant exister entre les entreprises engages dans une dmarche de GPEC-T. Ensuite, la GPEC-T doit tre partage par les tous acteurs. A dfaut, le danger serait de tomber dans un systme de gestion qui fasse prvaloir les intrts dune catgorie dacteurs sur les autres, au risque dlaborer un systme instable et non viable terme. Enfin, en lien fort avec le point prcdent, les pouvoirs publics notamment locaux ne doivent pas ngliger leur implication dans la dmarche, et ceci pour deux raisons. Dune part parce quils sont les garants de lintrt gnral, et dautre part parce quen tant quacteurs de lemployabilit collective (Gazier, 2009), ils sont les mieux -mmes de soutenir sans quivoque les salaris les moins qualifis concerns par les dmarches de GPEC-T.

BibliographieBAUDRY, B., DUBRION, B., 2005, Quels modles dvaluation du travail ?, Travail et Emploi, n 104, pp. 7-18. BROCHIER D. (dir.), 2002, La gestion des comptences, Economica, Paris. BORIES-AZEAU, I., LOUBES, A., ESTEVE J.M., 2008, Emergence dune GRH territoriale et rseau inter-firmes, Congrs de lAGRH. CADIN, L., GUERIN F., PIGEYRE, F., 2007, Gestion des ressources humaines, 3m. Ed., Dunod, Paris. CLOAREC, F., 2009, Dmarches GPEC et EDEC territoriaux au service des territoires et des PME, Aract Aquitaine. CULIE, J.D., DEFELIX, C., RETOUR, D., 2009, Vers une gestion territoriale des parcours ? Emergence de dispositifs, volution des reprsentations, Education Permanente, n 191, pp.23-33. DEFELIX, C., DUBOIS, M., RETOUR, D., 1997, GPEC: une gestion prvisionnelle en crise, in TREMBLAY, M., SIRE, B. (dir.), GRH face la crise: GRH en crise?, Presses HEC, Montral, pp.83-99. DEFELIX, C., MAZILLI, I., 2009, De lindividu au territoire. La longue marche de la gestion des comptences, in RETOUR, D., PICQ, T., DEFLIX, C. (dir.), Gestion des comptences. Nouvelles relations, nouvelles dimensions, Vuibert, Paris, pp.197-209. DEJOUX, C., 2008, Gestion des comptences et GPEC, Dunod, Paris. EYMARD-DUVERNAY, F., MARCHAL, E., 2000, Qui calcule trop finit par draisonner : les experts du march du travail, Sociologie du travail, vol. 42, n 3, pp. 411-432. GAZIER, B., 2009, Parcours professionnels et conditions de travail : dimensions individuelles et collectives de lemployabilit, Education Permanente, n191, pp.149-153.

90

05_Dubrion 1 2011.indd 90

22/04/11 10:54

GPEC territoriale et valuation du travail: essai danalyse

GILBERT, P., 2006, La gestion prvisionnelle des ressources humaines, La dcouverte, Paris. GILBERT, P., PARLIER, M., 2003, La gestion prvisionnelle des ressources humaines : de la gestion prvisionnelle de lemploi la gestion par les comptences, in WEISS, D. (dir.), Ressources humaines, Editions dOrganisation, Paris, pp.387-420. JOUVENOT, C, LEMETTRE, C., HANICOTTE, P., 2009, La gestion prvisionnelle des emplois et des comptences dans les PME et sur les territoires, Aract/DRTEFP Nord Pas de Calais. LABRUFFE, A., 2003, Mesure des comptences, AFNOR. LENE, A., 2008, Rmunrer les comptences, lentreprise peut-elle tenir ses promesses?, Revue franaise de gestion, n 184, pp. 51-69. MERIAUX, O., 2009, Les parcours professionnels: dfinition, cadre et perspectives, Education Permanente, n191, pp.11-21. MERIAUX, O., VERDIER, E., 2009, Gouvernances territoriales et mergence dune politique du rapport salarial, Espaces et socits, n136-137, pp. 17-31.

MINISTERE DE LECONOMIE, DE LINDUSTRIE ET DE LEMPLOI, 2009, Gestion prvisionnelle des emplois et des comptences de territoire. Expriences et bonnes pratiques des comits de bassins demploi. PRENDERGAST, C., 1999, The Provision of Incentives in Firms, Journal of Economic Literature, Vol. 37, pp. 7-63. ROUILLEAULT, H., 2007, Anticiper et concerter les mutations. Lobligation triennale de ngocier le dispositif de gestion prvisionnelle des emplois et des comptences, La documentation franaise, Paris. STANKIEWICZ, F., 2003, La dmarche comptence comme solution un problme dincitation le point de vue dun conomiste, in DUPRAY, A., GUITTON, C., MONCHATRE, S., Rflchir la comptence, Octars Editions, Toulouse, pp.227-241. TREPO, G., ESTELLAT, N., OIRY, E., 2002, Lapprciation du personnel, mirage ou oasis?, Editions dOrganisation, Paris.

91

05_Dubrion 1 2011.indd 91

22/04/11 10:54

Copyright of Gestion 2000 is the property of Recherches et Publications en Management and its content may not be copied or emailed to multiple sites or posted to a listserv without the copyright holder's express written permission. However, users may print, download, or email articles for individual use.