9
HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE DANS LA DYNAMIQUE GLOBALE DE L’OCCIDENT Haïti et la République dominicaine : deux pays de la Caraïbe issus d’un même processus de colonisation et de décolonisation. Deux destins diamétralement opposés pourtant. Pour comprendre et expliquer un tel paradoxe, il faut placer la Caraïbe dans l’histoire du système- monde, afin de pouvoir décortiquer le thème dans une perspective mondiale. Dans cette optique, l’analyse de la formation différentielle des zones périphériques de la région s’inscrit dans le contexte de l’expansion des économies occidentales 1 . Seule une étude comparative des trajectoires suivies par ces deux pays peut révéler la dynamique des mécanismes sous-jacents expliquant les différences entre Haïti et la République dominicaine dans l’ordre mondial auquel elles sont intégrées depuis plus de 500 ans. L’explication relève de la construction et de la formation de l’État à l’intérieur du système capitaliste mondial. Il convient donc de rendre intelligible l’échec d’une entité politique, incapable de s’insérer avec succès dans le processus mondial d’expansion et d’accumulation de la richesse, là où l’autre réussit brillamment. S’agissant d’une comparaison dans le temps et dans l’espace, la sociologie historique comparative représente, de toute évidence, la perspective analytique la plus utile pour une analyse établissant des rapports d’interdépendance complexes et dynamiques entre politique, économie et société dans la longue durée 2 . En articulant cette approche avec la sociologie de Max Weber, qui centre son analyse sur les liens entre l’action des individus et la structure sociale, nous établirons une nette distinction entre acteurs, processus et structures, de même que leurs interrelations, leurs articulations dans le procès sociétal 3 . Ainsi, l’imbrication des trois niveaux d’analyse nous donnera une vision intégrale et systématique des trajectoires d’Haïti et de la République dominicaine, sur une longue perspective historique prenant en compte les dynamiques internes et externes. I. Haïti dans la dynamique globale de l’Occident : construction et formation de l’État La construction et la formation de l’État postcolonial en Haïti achoppent à trois obstacles majeurs : les pesanteurs du passé, le vide institutionnel et l’hostilité du système d’États concurrentiel et du système capitaliste en expansion. Ce qui fait la singularité du cas haïtien par rapport à celui de la République dominicaine, c’est que son indépendance n’est pas arrachée à 1 WALLERSTEIN Immanuel, The Modern World System: Capitalist Agriculture and the Origins of the European World Economy in the 16 th Century, New York, Academic Press, 1974 ; DENEMARK Robert A., FRIEDMAN Jonathan et al., World System History: The Social Science of Long-Term Change, Londres, Routledge, 2000. 2 MAHONEY James et RUESCHEMEYER Dietrich, « Comparative Historical Analysis: Achievements and Agendas », dans MAHONEY James et RUESCHEMEYER Dietrich (dir.), Comparative Historical Analysis in the Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, pp. 3-27 ; DELANTY Gerard et ISIN Engin F., « Introduction: Reorienting Historical Sociology », dans DELANTY Gerard et ISIN Engin F. (dir.), Handbook of Historical Sociology, Londres, Thousand Oaks, New Delhi, SAGE Publications, 2003, pp. 1-8. 3 WEBER Max, « Les concepts fondamentaux de la sociologie », dans WEBER Max, Économie et société. Les catégories de la sociologie, t. I, tr. fr., Paris, Pocket, Coll. Agora, 1995 (1922), pp. 27-61.

HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Document de Sauveur Pierre Etienne

Citation preview

Page 1: HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

DANS LA DYNAMIQUE GLOBALE DE L’OCCIDENT

Haïti et la République dominicaine : deux pays de la Caraïbe issus d’un même processus de colonisation et de décolonisation. Deux destins diamétralement opposés pourtant. Pour comprendre et expliquer un tel paradoxe, il faut placer la Caraïbe dans l’histoire du système-monde, afin de pouvoir décortiquer le thème dans une perspective mondiale. Dans cette optique, l’analyse de la formation différentielle des zones périphériques de la région s’inscrit dans le contexte de l’expansion des économies occidentales1. Seule une étude comparative des trajectoires suivies par ces deux pays peut révéler la dynamique des mécanismes sous-jacents expliquant les différences entre Haïti et la République dominicaine dans l’ordre mondial auquel elles sont intégrées depuis plus de 500 ans. L’explication relève de la construction et de la formation de l’État à l’intérieur du système capitaliste mondial. Il convient donc de rendre intelligible l’échec d’une entité politique, incapable de s’insérer avec succès dans le processus mondial d’expansion et d’accumulation de la richesse, là où l’autre réussit brillamment. S’agissant d’une comparaison dans le temps et dans l’espace, la sociologie historique comparative représente, de toute évidence, la perspective analytique la plus utile pour une analyse établissant des rapports d’interdépendance complexes et dynamiques entre politique, économie et société dans la longue durée2. En articulant cette approche avec la sociologie de Max Weber, qui centre son analyse sur les liens entre l’action des individus et la structure sociale, nous établirons une nette distinction entre acteurs, processus et structures, de même que leurs interrelations, leurs articulations dans le procès sociétal3. Ainsi, l’imbrication des trois niveaux d’analyse nous donnera une vision intégrale et systématique des trajectoires d’Haïti et de la République dominicaine, sur une longue perspective historique prenant en compte les dynamiques internes et externes.

I. Haïti dans la dynamique globale de l’Occident : construction et formation de l’État

La construction et la formation de l’État postcolonial en Haïti achoppent à trois obstacles majeurs : les pesanteurs du passé, le vide institutionnel et l’hostilité du système d’États concurrentiel et du système capitaliste en expansion. Ce qui fait la singularité du cas haïtien par rapport à celui de la République dominicaine, c’est que son indépendance n’est pas arrachée à

1 WALLERSTEIN Immanuel, The Modern World System: Capitalist Agriculture and the Origins of the European World Economy in the 16th Century, New York, Academic Press, 1974 ; DENEMARK Robert A., FRIEDMAN Jonathan et al., World System History: The Social Science of Long-Term Change, Londres, Routledge, 2000. 2 MAHONEY James et RUESCHEMEYER Dietrich, « Comparative Historical Analysis: Achievements and Agendas », dans MAHONEY James et RUESCHEMEYER Dietrich (dir.), Comparative Historical Analysis in the Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, pp. 3-27 ; DELANTY Gerard et ISIN Engin F., « Introduction: Reorienting Historical Sociology », dans DELANTY Gerard et ISIN Engin F. (dir.), Handbook of Historical Sociology, Londres, Thousand Oaks, New Delhi, SAGE Publications, 2003, pp. 1-8. 3 WEBER Max, « Les concepts fondamentaux de la sociologie », dans WEBER Max, Économie et société. Les catégories de la sociologie, t. I, tr. fr., Paris, Pocket, Coll. Agora, 1995 (1922), pp. 27-61.

Page 2: HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

une ancienne colonie française ou à une puissance décadente qui ne pourra que prendre acte de la désintégration de son empire colonial. Elle n’est pas non plus l’œuvre d’Européens nés dans la colonie (criollos). En effet, l’échec du mouvement des planteurs blancs de 1790 marque un tournant dans l’histoire de Saint-Domingue/Haïti. Il ouvre la voie à des vagues successives de départ massif des Blancs, de certains Mulâtres et d’esclaves à talent pour Cuba et la Louisiane. De ce fait, quatre vagues successives de réfugiés et les ravages de la guerre bouleversent la structure sociale et économique de Saint-Domingue. Le massacre des Français ordonné par Dessalines en 1804 achèvera le processus d’élimination de l’élément blanc de la société haïtienne. En outre, Toussaint Louverture, sans doute l’homme politique le plus brillant à Saint-Domingue et l’officier noir le plus talentueux, est resté un général français jusqu'à sa mort. L’idée d’une rupture totale avec la France et d’octroi du monopole commercial à la Grande-Bretagne, en échange de la protection de sa flotte, ne lui fut jamais venue à l’esprit. Or c’était là la condition sine qua non du succès de son projet. Malgré la contribution décisive de la flotte britannique à la victoire finale sur les troupes françaises le 18 novembre 1803, les généraux haïtiens n’ont pas jugé nécessaire de traverser la frontière pour écraser les 1.000 soldats français placés sous le commandement des généraux Louis Ferrand, François-Marie Pichou de Kerverseau et Joseph David de Barquier. De plus, l’indépendance d’Haïti ébranle les fondements du capitalisme mercantile français à un moment où la colonisation et l’esclavage constituent des éléments essentiels de l’ordre mondial. L’État postcolonial haïtien ne bénéficie donc d’aucune forme de légalité, de légitimité, sur le plan international, puisque son existence même est incompatible avec le bon fonctionnement du système international émergent. Le type de colonisation pratiqué par la France à Saint-Domingue, contrairement à l’Espagne et à la Grande-Bretagne, et la nature apocalyptique de la rupture avec la métropole ne permettent pas à l’appareil d’État postcolonial d’hériter de structures étatiques coloniales sur lesquelles pourrait se greffer son action.

Vu les faiblesses intrinsèques de l’État postcolonial haïtien, il lui est difficile de réaliser la centralisation des moyens de contrainte ainsi que l’accumulation économique indispensables à son fonctionnement. Aussi l’alternance des processus centripète et centrifuge limite-t-elle sa capacité d’occuper, de contrôler et d’organiser son espace territorial. Il se révèle donc dès le départ incapable de conduire le processus d’homogénéisation culturelle des individus, de socialiser la contrainte, de la transformer en quelque sorte en autocontrainte, de se convertir en État national et encore moins en État de droit démocratique. Si le processus centripète paraît se consolider entre 1820 et 1843, sous le gouvernement de Jean-Pierre Boyer, l’acceptation de l’Ordonnance de 1825 par ce dernier met en branle une dynamique régressive annonçant déjà la crise de l’État et la crise sociétale qui conduiront à l’occupation américaine de 1915. Cette double crise -outre la malformation congénitale inhérente à la sociogenèse de l’État haïtien, les pressions et agressions des puissances occidentales réclamant des indemnités au profit de leurs ressortissants, tout en encourageant les rébellions armées et en participant directement aux conflits opposant les diverses factions des élites politiques nationales- trouve son origine dans l’échec du projet du roi Henry Ier. Se mettant à l’école du pays capitaliste le plus avancé du XIXe siècle, sur le plan industriel, il organise son État sur le modèle britannique. Ainsi, le régime des grandes plantations constitue les fondements de l’ordre politique, économique et social en vigueur dans son royaume. L’aristocratie christophienne, composée des généraux et officiers supérieurs, gère les grands domaines et s’engage à faire fructifier les plantations et à maintenir un niveau de productivité élevé qui enrichira le royaume et consolidera l’État dans le Nord. La mort du roi survenue en 1820 facilite l’unification du territoire national et la réunification de l’île

Page 3: HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

en 1822. En somme, elle signifie l’échec de son projet et le triomphe d’un ordre politique, économique et social fondé sur le populisme démagogique, le brigandage politique, l’atomisation des propriétés foncières, l’hypothèque de l’avenir du pays après la dette de l’indépendance. Les mécanismes constitutifs sont donc réunis pour plonger l’État haïtien dans sa phase de décomposition. Le régionalisme, le militarisme, le néopatrimonialisme, la contrebande, la corruption généralisée, les dettes internes et externes, la collusion entre les commerçants étrangers et les hauts fonctionnaires de l’État dans le pillage du Trésor public, les crises politiques, économiques et financières aboutissent à la désintégration complète du double monopole de la contrainte physique et de la fiscalité. Et c’est l’effondrement de l’État haïtien le 28 juillet 1915, entraînant l’occupation américaine de 1915-1934.

Les 19 ans d’occupation américaine constituent certes la plus grande tentative de reconfiguration des structures politique, économique et sociale et de création d’infrastructures dans toute l’histoire du pays. Malgré la reconstitution des appareils répressifs et administratifs assurant à l’État post-occupation le double monopole de la contrainte physique et de la fiscalité, l’œuvre de l’occupation américaine ne résistera pas à l’épreuve du temps. Son échec s’explique par l’impossibilité pour l’occupant de créer une véritable classe moyenne à l’américaine dans une société aux structures économique et sociale archaïques et arriérées, sans une bourgeoisie nationale et une classe ouvrière valables et dynamiques. L’absence de ces catégories sociales porteuses rend difficilement viable tout projet de modernisation politique et économique de type capitaliste. La non-émergence d’un leadership politique éclairé ne fait que compliquer la situation. Le pays a raté un tournant modernisateur avec Anténor Firmin au début du XXe siècle4 et une opportunité de développement agro-industriel avec Louis Déjoie en 1957. Le triomphe du néopatrimonialisme post-occupation et du néosultanisme obscurantiste duvaliérien ne fait que renforcer la dynamique de l’entonnoir5. L’incapacité des élites politiques à donner une réponse appropriée à la crise de l’État et à la crise sociétale de la période postduvaliérienne entraînera une instabilité politique chronique, l’institutionnalisation de l’économie criminelle6 et la prolifération des bandes armées dans le pays. L’effondrement de l’État fragile haïtien en 1994 et en 2004 met en évidence l’impuissance des élites politiques face à la nécessité d’intégrer les masses urbaines et rurales dans la mise en œuvre d’un projet de refondation de l’État national et encore moins d’implantation du modèle d’État occidental en Haïti. Dans cette optique, les élites politiques dominicaines se révèlent plus aptes que celles de la partie occidentale de l’île à engager leur pays dans la voie du progrès7.

4 GAILLARD Roger, La République exterminatrice : la déroute de l’intelligence (mai-juillet 1902), t. III, Port-au-Prince, Le Natal, 1992. 5 ÉTIENNE Sauveur Pierre, L’énigme haïtienne : échec de l’État moderne en Haïti, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal/Mémoire d’encrier, 2007, pp. 221-253. 6 Cf. U. S. State Department, The International Narcotics Control Strategy Report, 28 février 2009. 7 DIAMOND Jared, « Une île, deux peuples, deux histoires : la République dominicaine et Haïti », dans DIAMOND Jared, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, tr. fr., Paris, Gallimard, Coll. NRF/Essais, 2006 (2005), chap. 11, pp. 395-413.

Page 4: HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

II. La République dominicaine : construction et formation de l’État postcolonial

Comparativement à Haïti, la construction et la formation de l’État postcolonial en République dominicaine débutent dans des conditions nettement plus favorables. Pour se débarrasser de la présence des troupes françaises en 1809, les caudillos dominicains bénéficieront de l’intervention directe des forces britanniques. Ces nouveaux occupants, en échange d’une indemnité de 400.000 pesos et des avantages commerciaux similaires à ceux dont jouit l’Espagne, livreront Santo Domingo et d’autres points stratégiques de la partie orientale de l’île à Juan Sánchez Ramírez au mois d’août 1809. Les Dominico-Espagnols mettront fin à l’annexion haïtienne (1822-1844) moyennant le soutien des libéraux haïtiens, de la Grande-Bretagne, des États-Unis d’Amérique, de la France et de l’Espagne. La domination coloniale espagnole sera liquidée pratiquement dans les mêmes conditions en 1865. Suite aux échecs répétés de 1809 à 1822 et de 1844 à 1861, la troisième indépendance offre cette fois de nouvelles conditions de possibilité de construction et de formation de l’État postcolonial en République dominicaine. En effet, avec le déclin du commerce du bois précieux et l’essor de celui du tabac, l’hégémonie économique et politique de la vallée du Cibao s’affirme de plus en plus par rapport au sud, aux régions avoisinantes de Santo Domingo et de l’est du pays. L’émigration de 5.000 Cubains vers la République dominicaine durant la guerre de Dix Ans (1868-1878) opère un changement fondamental dans l’évolution politique, économique et sociale de la partie orientale de l’île : c’est la destruction totale des derniers vestiges d’une économie rachitique, composée essentiellement de l’agriculture extensive, de l’élevage libre et de l’exportation de bois précieux. C’est également la fin du militarisme caudilliste fragmenté (1865-1878)8.

L’établissement des immigrants cubains en République dominicaine conduit à la transformation de la structure sociale du pays. Formée en grande partie de gens de professions libérales : socioprofessionnels, entrepreneurs et intellectuels, la présence de ces Cubains et, dans une moindre mesure, d’Italiens, d’Allemands, de Portoricains et d’Américains produit dans la partie orientale de l’île une atmosphère de cosmopolitisme et de progrès culturel favorable au développement de l’initiative privée. Les mariages entre ces immigrants et les Dominicains et Dominicaines facilitent leur intégration rapide et la confiance nécessaire pour investir les capitaux dont ils disposent dans l’achat de terres, la culture de la canne à sucre et le développement de l’industrie sucrière moderne, qui impliquent l’utilisation de machines à vapeur et la construction de voies ferrées pour le transport rapide de la canne à sucre. En ce sens, l’industrie sucrière dominicaine devient l’apanage de capitalistes cubains, américains et italiens. Fait marquant : l’industrie sucrière constitue la clé du passage de l’agriculture extensive à l’agriculture intensive, de l’agriculture de subsistance à l’agriculture productive, commerciale, de l’économie paysanne à l’économie capitaliste, étant donné qu’elle élargit la base économique et sociale du pays, les sources de crédit de l’État et la centralisation du pouvoir. Le développement de l’économie capitaliste assure donc aux leaders du Parti bleu -ou Parti national libéral- la possibilité, dès l’accession à la présidence de Gregorio Luperón en 1879, d’adopter des mesures

8 HOETINK Harry, « La República Dominicana, c. 1870-1930 », dans BETHELL Leslie, (dir.), Historia de América Latina. México, América Central y el Caribe, c. 1870-1930, t. IX, tr. esp., Barcelone, Cambridge University Press/Editorial Crítica, 1992 (1986), pp. 263-264.

Page 5: HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

permettant à l’État de se procurer les ressources nécessaires à l’organisation de ses appareils répressifs et administratifs, créant ainsi une nouvelle dynamique de centralisation du pouvoir9.

La République dominicaine trouve son premier grand bâtisseur d’État en la personne d’Ulises Heureaux, accédant au pouvoir en 1882 et y instaurant son régime dictatorial (1887-1899). Sa politique de promotion du développement de l’industrie sucrière et de mise en œuvre de vastes projets de construction d’infrastructures contribue à la modernisation de la société dominicaine. Heureaux profite de la croissance économique pour accélérer l’expansion et la centralisation des appareils répressifs et administratifs de l’État, dans le but de le transformer en une véritable macrostructure disposant effectivement du double monopole de la contrainte physique et de la fiscalité. La construction de voies ferrées et la création de la marine militaire favorisent le transport rapide des troupes par terre et par mer, ce qui met un terme au régionalisme et au caudillisme. Et l’usage du télégraphe à des fins militaires lui permet d’étouffer dans l’œuf les conspirations. D’un autre côté, l’État devient autonome par rapport à la société et arrive à la réguler tout en tirant d’elle une partie des ressources dont il a besoin pour son fonctionnement. En garantissant l’ordre public et la paix sociale, le dictateur Ulises Heureaux établit les conditions du développement du capitalisme et de la croissance économique. Sa vision de l’autonomie relative de l’État le porte à se libérer des contraintes de son alliance avec la nouvelle bourgeoisie locale. En faisant appel au capital financier européen et américain, il diminue conséquemment l’emprise des planteurs et des commerçants dominicains sur l’État. Mais cette stratégie contribuera à augmenter la dette externe du pays et assurera le contrôle progressif des finances et des douanes dominicaines par les États-Unis d’Amérique. La marginalisation du rôle de la bourgeoisie locale comme bailleur de fonds de l’État explique sa participation active dans l’assassinat du dictateur en 189910.

L’écroulement du régime d’Ulises Heureaux conduit à la résurgence du processus centrifuge. C’est au cours de cette période d’instabilité politique chronique que les grandes compagnies américaines parviennent à contrôler l’industrie sucrière et le secteur bancaire dominicains. Après 1905, les États-Unis d’Amérique détiennent le monopole de la fiscalité en République dominicaine. Et c’est sous l’hégémonie américaine que le président Ramón Cáceres reprendra le travail entamé par Ulises Heureaux. Sous son régime (1906-1911), la construction et la formation de l’État en République dominicaine s’engagent dans une nouvelle direction : la Convention dominico-américaine de 1907 fait de ce pays un véritable protectorat de la puissance étoilée11. Malgré tout, le processus centripète refait surface et l’établissement d’un cadre légal approprié favorise le développement de l’industrie sucrière et la pénétration du capitalisme dans les zones rurales. Mais sa politique économique défavorable à la bourgeoisie locale conduira à son assassinat en 1911. La construction et la formation de l’État en République dominicaine effectueront un saut qualitatif sous l’occupation américaine de 1916 à 1924, l’occupant complétant l’œuvre de centralisation politique, d’expansion et de modernisation des appareils répressifs et administratifs de l’État d’Ulises Heureaux et de Ramón Cáceres. Mais c’est sous la dictature de Rafael Leónidas Trujillo (1930-1961) que l’État néosultaniste dominicain parviendra

9 MOYA PONS Frank, Manual de historia dominicana, 13e éd., Santo Domingo, Editora Corripio, 2002, pp. 392-394. 10 BÁEZ Franc, Azúcar y dependencia, en la República Dominicana, Santo Domingo, Editora de la Universidad Autónoma de Santo Domingo, 1978. 11 LOZANO Wilfredo, La dominación imperialista en la República Dominicana, 1900-1930, Santo Domingo, Editora de la Universidad de Santo Domingo, 1976, p. 126.

Page 6: HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

à réaliser totalement l’emboîtement de son territoire, à régenter la société et à tirer entièrement d’elle les ressources indispensables au fonctionnement et au renforcement de ses appareils répressifs et administratifs. Sous Trujillo, l’État dominicain atteint un degré de puissance tel que le "Généralissime" croit pouvoir peser sur le destin de la Caraïbe, de l’Amérique centrale, voire de l’Amérique du Sud. Son assassinat au mois d’octobre 1961 entraînera une situation d’instabilité politique qui conduira à l’effondrement de l’État dominicain en avril 1965. Joaquín Balaguer (1966-1978, 1986-1996), vrai disciple de son ancien maître et l’homme politique dominicain le plus influent depuis la mort du dictateur, rétablira, sous son régime oligarchique semi-compétitif et avec l’aide des Américains, le double monopole de la contrainte physique et de la fiscalité en République dominicaine, avec tout ce que cela comporte en termes de répression, de corruption et de fraudes électorales. Sous l’influence des États-Unis d’Amérique, des transformations politiques, économiques et sociales internes, l’État néopatrimonial balaguérien finit par se transformer en État de droit démocratique faible mais fonctionnel12. En ce sens, l’expérience dominicaine de construction et de formation de l’État est diamétralement opposée à celle d’Haïti.

III. Comparaison des expériences haïtienne et dominicaine

Que nous enseigne l’histoire au sujet de la construction et de la formation de l’État en Haïti et en République dominicaine ? L’histoire nous apprend que les élites politiques xénophiles de la partie orientale de l’île, conformément à leur tradition coloniale, ont toujours cherché à se rapprocher des centres de pouvoir et du capitalisme occidentaux. Cette attitude les a portées à s’ouvrir aux étrangers et à considérer l’immigration comme un facteur positif de dynamisation de leurs structures politique, économique et sociale. En encourageant l’intégration des nouveaux arrivants à toutes les sphères du procès sociétal, elles leur procurent la confiance nécessaire pour les pousser à investir leurs capitaux et à mettre leur savoir-faire au service de leur pays d’adoption. L’ouverture aux immigrants provenant de pays d’un niveau de développement culturel, politique, économique, social et/ou technologique supérieur constitue un phénomène de première importance dans la construction et la formation de l’État dans l’ancienne colonie espagnole. Elle contribue à la diffusion de la science, de la technique et de valeurs nouvelles dans la société d’accueil. L’introduction des innovations technologiques améliore la productivité, opère un changement de mentalités chez les élites locales qui les porte à penser en termes d’efficacité et de rentabilité. Cette dynamique conduit à l’intégration progressive de ce pays au système d’États concurrentiel et au système capitaliste mondial. Comme l’alliance entre l’État moderne et le capitalisme moderne explique la dynamique globale de l’Occident, elle se reproduit donc dans l’ancienne colonie espagnole, surtout pendant la première guerre d’indépendance cubaine (1868-1878).

Saint-Domingue/Haïti connaît ce phénomène à l’époque coloniale. Ce qui faisait de la partie occidentale de l’île la colonie la plus prospère au XVIIIe siècle13. La Révolution française 12 ÉTIENNE Sauveur Pierre, Haïti, la République dominicaine et Cuba : État, économie et société (1492-2009), Paris, L’Harmattan, 2011, pp. 318-338. 13 SMITH Adam, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, t. II, tr. fr., Paris, Flammarion, 1991 (1776), p. 180.

Page 7: HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

de 1789 plonge Saint-Domingue dans une crise multidimensionnelle et l’échec du mouvement des planteurs blancs imprime une nouvelle trajectoire au processus de développement découlant de l’alliance entre l’État absolutiste et le capitalisme mercantile. La tournure des événements et les conditions d’accession d’Haïti à l’indépendance en 1804 provoquent sa non-intégration au système international émergent. L’interdiction du droit de propriété aux personnes de race blanche inscrite dans presque toutes les Constitutions haïtiennes d’avant 1915, à l’exception de celles de l’État du Nord et du royaume christophien, prive le pays de toutes possibilités d’investissements de capitaux étrangers ainsi que des innovations technologiques issues de la révolution industrielle. Cuba sera la grande bénéficiaire du démantèlement de l’État colonial et de la destruction du capitalisme à Saint-Domingue/Haïti. Elle deviendra le premier producteur mondial de sucre dès la fin de la première moitié du XIXe siècle. Compte tenu des rapports d’interdépendance entre le capital et la main-d’œuvre, les premiers contingents de travailleurs saisonniers haïtiens se retrouveront ainsi dans les plantations de canne à sucre à Cuba dès 191214. Sous l’occupation américaine, Haïti se transforme déjà en pourvoyeur de main-d’œuvre à bon marché des centrales sucrières cubaines et dominicaines. N’ayant pas su réorienter à son profit le cours des événements -en dépit de certaines opportunités-, le pays s’enfonce, à l’inverse de la République dominicaine, dans le processus d’involution rendant son présent méconnaissable au regard de son passé de colonie la plus prospère au XVIIIe siècle.

À la fin des années 1970 et dans les décennies 1980 et 1990, Haïti et la République dominicaine subissent les retombées négatives de la récession économique mondiale. Mais les élites politiques dominicaines parviennent à recomposer et à restructurer l’économie de leur pays. D’économie agro-exportatrice reposant principalement sur l’industrie sucrière, elles la transforment en économie de services basée sur l’industrie touristique et sur les zones franches. La manière dont l’ancienne colonie espagnole a résolu la crise énergétique qui la paralysait momentanément, met évidence la qualité du leadership politique de ses dirigeants, ainsi que son niveau de développement institutionnel, technologique, économique et social. La République dominicaine est à présent la première destination touristique de la Caraïbe. Quant à Haïti, la crise énergétique et la dégradation environnementale menacent son existence même. Elle s’enfonce dans un gouffre fragilisant les appareils répressifs et administratifs de l’État et déstructurant l’économie et la société. À partir du double effondrement de l’État fragile haïtien en 1994 et en 2004, l’impuissance des élites politiques locales et les réponses inappropriées de la communauté internationale, le pays agonise et constitue un objet de préoccupation majeure pour ses voisins de la Caraïbe.

Il est vrai que la « somalisation » de la partie occidentale de l’île est difficilement concevable, du fait qu’il s’agit d’un pays situé dans l’hémisphère occidental, ignorant l’irrédentisme et ne disposant pas de tradition guerrière. Mais sans État, compte tenu du phénomène de transnationalisation du crime organisé et du terrorisme international, Haïti représente une menace potentielle pour ses voisins les plus proches de la Caraïbe et un danger

14 DOUBOUT Jean-Jacques (HECTOR Michel), Haïti : féodalisme ou capitalisme ? Essai sur l’évolution de la formation sociale d’Haïti depuis l’indépendance, texte polycopié, 1973, p. 20.

Page 8: HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

réel pour la République dominicaine15. L’État faible dominicain, dont les structures sont déjà fragilisées par le narcotrafic, la criminalité et la corruption16, est incapable de contrôler la frontière de quelque 360 kms de long qui sépare les deux pays. On peut toujours envisager de massacrer une bande d’affamés, mais nous ne sommes plus en 1937. Les conditions dans lesquelles vivent les travailleurs haïtiens rappellent étrangement l’esclavage, bien que la domesticité des enfants haïtiens en Haïti même ne soit en rien différente de cette forme barbare de l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais le vide étatique, l’institutionnalisation de l’économie criminelle en Haïti, avec tout ce que cela implique en termes de violence, et l’attrait qu’un tel contexte représente pour le terrorisme international et le crime organisé devraient faire frémir les élites politiques dominicaines et les investisseurs rationnels.

Cette perspective est d’autant plus sombre que les élites politiques haïtiennes ne se rendent même pas compte de la gravité de la situation et la communauté internationale, en ce qui la concerne, est en train de répéter les mêmes erreurs commises en 1994-2001. Elle dépense 500 millions de dollars annuellement en Haïti pour l’entretien des quelque 10.000 hommes de troupe composant sa force de stabilisation présente sur le terrain depuis mars 2004 et n’arrive toujours pas à rétablir l’ordre public et la paix sociale dans le pays. Elle ne dispose d’aucun plan de désarmement général et ne prévoit pas la reconstitution des appareils répressifs et administratifs de l’État : la mise sur pied d’une force de sécurité publique n’est même pas à l’ordre du jour. Avec plus d’un milliard de dollars d’aide et plus de 800 millions pour le maintien des troupes de la MINUSTAH, la communauté internationale pourrait réaliser beaucoup de choses en un an. Mais elle n’a aucun point d’appui local et n’envisage pas une occupation directe.

L’existence d’un État fragile en Haïti et d’un État faible mais fonctionnel en République dominicaine résulte des rapports d’interdépendance complexes et dynamiques entre politique, économie et société dans la longue durée. La capacité des élites politiques nationales à s’allier aux groupes d’intérêts locaux et aux groupes d’intérêts étrangers, la nature de l’héritage colonial, le mode d’intégration au système d’États concurrentiel et au système capitaliste mondial façonnent la construction et la formation progressives de cet appareil de domination qui s’appelle l’État. Au cours de leurs évolutions postcoloniales, pris en tenailles entre les tensions, crises et conflits internes, d’une part, et les pressions et agressions externes, de l’autre, les États haïtien et dominicain s’effondrent et/ou deviennent des protectorats américains. En fonction de la qualité du leadership politique national, du degré de complexification économique et sociale, ces États parviennent ou non, dans leurs variantes néopatrimoniale et néosultaniste, à s’autonomiser par rapport aux groupes d’intérêts locaux et étrangers, tout en renforçant la modernisation économique et l’intégration sociale (Trujillo) ou en consolidant l’obscurantisme, l’archaïsme, l’arriération et l’exclusion des masses urbaines et rurales (Duvalier père et fils). La chute brutale ou non violente des régimes politiques correspondant à ces modèles d’État entraîne leur effondrement ou leur transformation, ainsi que la reconfiguration de leurs rapports avec l’économie et la société. D’où l’émergence d’un État faible mais fonctionnel en République dominicaine vers 1966 et d’un État fragile en Haïti à la chute de la dictature des Duvalier en

15 BÉLAISE Max, « Haïti : quel (s) fondement (s) démocratique (s), pour quel développement ? », dans LAMBOURDIÈRE Éric (dir.), Les Caraïbes dans la géopolitique mondiale, Paris, Ellipses, 2007, pp. 159-160, 174-176. 16 Voir CAROIT Jean-Michel, « La République dominicaine, gangrenée par le trafic de drogue, la criminalité et la corruption », dans Le Monde du 16 mai 2008 ; U. S. State Department, The International Narcotics Control Strategy Report, 28 février 2009.

Page 9: HAÏTI ET LA RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

1986. Cette typologie traduit la capacité des appareils de gestion politico-administratifs de chacun de ces deux États à avoir le contrôle raisonnable ou fictif de son espace territorial, à imposer ses référents et modes d’action ou de surveillance aux populations constituant sa société ou sa base matérielle d’existence17. Ces deux modèles expriment tour à tour le niveau de ressources humaines, économiques et techniques dont dispose l’appareil de domination pour accomplir sa mission fondamentale de garantir à la population le droit à la sécurité, à l’alimentation, à l’éducation et au logement. Ces deux configurations sont en outre conformes aux trajectoires historiques d’Haïti et de la République dominicaine. Mais l’État ne plane pas dans les airs18. Son organisation sera toujours conditionnée par les structures économique et sociale lui servant de fondements, ainsi que par son poids dans le système d’États concurrentiel et le système capitaliste mondial. À cet égard, toute nouvelle reconfiguration reflétera la nature du leadership politique national et la transformation des rapports entre politique, économie et société, sur les plans interne et externe.

Les tensions enregistrées présentement au niveau des relations haïtiano-dominicaines ne sont que l’expression conjoncturelle d’un problème majeur, d’une complexité déconcertante, structurant les rapports entre les parties occidentale et orientale de l’île depuis l’époque coloniale19. Il doit être appréhendé dans ses dimensions historique, géographique, ethnoculturelle, politique, économique et sociale. Seule la pensée complexe disposant d’un instrument d’analyse tout aussi complexe permet d’effectuer un tel exercice. Il est aberrant de vouloir tenter de donner une solution conjoncturelle, à la va-vite, à un problème structurel. Face à cette situation dramatique, les élites haïtiennes doivent répondre à deux questions cruciales : que faire ? Et comment le faire ? La réponse à ces questions réside dans la Refondation de l’État-Nation, impliquant la refondation de notre système éducatif, la création d’une société d’inclusion et la mise en branle d’un processus de modernisation politique, économique, sociale et culturelle. Il s’agit-là d’une entreprise collective, nationale, dont les résultats ne se manifesteront qu’à moyen et à long terme. Le salut est à ce prix, sinon nous devrons boire le calice jusqu’à la lie…

Sauveur Pierre ÉTIENNE

Politologue, Ph. D.

Professeur à l’Université d’État d’Haïti

17 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, Coll. TEL, 1975 ; GIDDENS Anthony, The Nation-State and Violence, Cambridge, Polity Press/Blackwell, 1985. 18 «…, le pouvoir d’État ne plane pas dans les airs ». Cf. MARX Karl, Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, tr. fr., Paris, Messidor/Éditions sociales, Coll. Essentiel, 1984 (1852), p. 188. 19 ÉTIENNE Sauveur Pierre, Haïti, la République dominicaine et Cuba : État, économie et société (1492-2009), op. cit.