Harvey, F, (1990) Des valeurs pour une societe nouvelle

7/29/2019 Harvey, F, (1990) Des valeurs pour une societe nouvelle

1/21

Fernand HARVEY Professeur titulaire de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture

INRS-Urbanisation, Culture et Socit

(1990)

Des valeurs pourune socit nouvelle

Un document produit en version numrique par J ean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

Courriel:[email protected] web pdagogique :http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
mailto:[email protected]://www.uqac.ca/jmt-sociologue/http://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/mailto:[email protected]


2/21

Fernand Harvey, Des valeurs pour une socit nouvelle 2

Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

Fernand Harvey, Des valeurs pour une socit nouvelle. Un article publidans la revueLAction Nationale, Montral, vol. 80, no 7, pp. 938-952.

M. Harvey est sociologue, professeur titulaire de la Chaire Fernand-Dumontsur la culture, INRS-Urbanisation, Culture et Socit.

[Autorisation formelle accorde par lauteur le 19 mars 2004 de diffuser cetarticle dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel : [email protected]

Polices de caractres utilise :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations : Times New Roman 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2004 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

dition numrique ralise le 21 mai 2006 Chicoutimi, Villede Saguenay, province de Qubec, Canada.
mailto:[email protected]:[email protected]


3/21


Table des matires

RsumLes valeurs d'autrefoisLa remise en cause des valeurs traditionnellesL'impact de la Rvolution tranquille.Les valeurs qui subsistent

L'individualisme et la collectivitL'internationalisme, le cosmopolitisme et l'identit nationaleLa protection de l'environnement et l'amnagement rgionalLes relations hommes-femmes et la familleValeurs et conscience historique


4/21


Fernand Harvey (1990)Sociologue, INRS

Des valeurs pour une socit nouvelle

Un article publi dans la revueLAction nationale, vol. 80, n 7,septembre 1990, pp. 938-952.


5/21


Fernand Harvey,

Des valeurs pour une socit nouvelle.

Un article publi dans la revue LAction Nationale, Montral, vol. 80, no 7,pp. 938-952.

Rsum

Retour la table des matires

Le sociologue Harvey rflchit depuis longtemps au phnomne de

la transformation des valeurs traditionnelles. Il nous rappelle les va-leurs d'autrefois et l'impact de la Rvolution tranquille. Peu d'ancien-

nes valeurs sont demeures intactes. La dfense de la langue demeurel'un des grands points de rfrence. Elle se conjugue avec l'largisse-ment de la dmocratie.

Mais des valeurs nouvelles apparaissent. La russite conomiques'arrime maintenant la socit qubcoise et sa culture. La valori-sation de l'action individuelle se manifeste dans la vie prive et dansl'ensemble de notre vie collective qui avait t fortement influencepar le nationalisme, le syndicalisme et le fminisme au cours des an-nes 1960 et 1970. Il semble toutefois que la participation des Cana-

diens-Franais au grand courant de l'humanit est en train de renforcernotre identit nationale. De nouvelles prises de conscience naissent l'gard de l'environnement, de la qualit de vie, des relations entre leshommes et les femmes.

Existe-t-il des valeurs nouvelles qu'il conviendrait de promouvoirau sein de la socit d'ici? Poser cette question, c'est engager le dbat


6/21


sur la capacit des individus de se donner des normes de conduitecommunes sur un certain nombre d'aspects jugs essentiels au dve-loppement de leur identit collective et de leur culture.

Est-il encore possible de prtendre qu'il puisse exister au Qubecdes valeurs communes, alors que les anciennes prtentions cet gardont t emportes depuis longtemps dans les remous de la Rvolutiontranquille? On l'a souvent rpt, nous vivons dans une socit clateo le relativisme culturel, associ au no-libralisme, a tendance renvoyer au niveau de la vie prive toute rfrence aux valeurs. Ensomme, nous aurions atteint un stade de dveloppement social ol'thique serait devenue l'affaire de chacun plutt qu'tre l'affaire detous. L'impasse actuelle autour de la question de l'avortement illustre

bien l'impossibilit d'tablir un consensus autour de certaines valeurscommunes. On pourrait ainsi multiplier les exemples de tensions en-gendres par le conflit des valeurs.

Est-ce dire qu'une socit peut se passer de valeurs collectives etne reflter que la somme des conduites individuelles? Une certaineperception de la Charte canadienne des droits tend confirmer unevision atomise de la socit o les droits individuels seraient coupsde leur contexte social et historique. Pourtant, malgr la mouvance des

valeurs engendres par le changement social acclr de nos socits,il demeure possible d'identifier un certain nombre d'enjeux sociaux etnationaux pouvant favoriser non pas une unanimit factice la ma-nire d'autrefois, mais tout le moins certaines tendances lourdes dansle but de renforcer le noyau de notre culture.

Je n'ai pas la prtention de proposer une vue d'ensemble de ces va-leurs susceptibles de susciter l'adhsion. Je me contenterai d'voquercelles qui, mes yeux, sont relies des enjeux importants dans notresocit. D'autres opinions et rflexions s'avrent du reste ncessaires

pour mieux tablir sur quelles bases thiques repose la culture qub-coise de cette fin de sicle.


7/21


Les valeurs d'autrefois


Mais, avant de tenter d'identifier certaines de ces valeurs suscepti-

bles de consolider notre identit collective, il convient de s'interrogersur le pass, sur certaines valeurs qui ont fond la socit canadienne-franaise de jadis. Peut-tre pourrions-nous rescaper de ces conduitesd'autrefois certains lments qui transcendent les conjonctures particu-

lires.

Lorsqu'on remonte aux sources de notre histoire, on constate quel'identit canadienne-franaise s'est construite peu peu avec le dve-loppement d'un sentiment de diffrence. Sentiment d'abord plus oumoins diffus, li aux faons de vivre et de penser propres ce paysneuf. Les premiers Canadiens des 17e et 18e sicles avaient dj lesentiment d'tre diffrents des Franais de passage dans la colonie.L'mergence du nationalisme, au dbut du 19e sicle, est venue ren-

forcer l'identit canadienne-franaise en opposition, cette fois, avecl'identit naissante du Canada anglais. Deux socits sur un mme ter-ritoire, voil qui n'allait pas manquer de susciter des conflits de va-leurs.

Ainsi, les deux communauts taient d'accord pour promouvoir lesidaux de la dmocratie, mais chacune voulait s'en servir pour dfen-dre ses intrts et sa conception de la socit. Les lites canadiennes-franaises du dbut du 19e sicle avait tabli un consensus sur les va-leurs de base promouvoir pour sauvegarder et dvelopper l'identit

nationale, savoir la prservation de l langue franaise, du droitfranais et de la religion catholique, de mme que le dveloppementd'une conomie au service des intrts de la nation.

L'chec de la Rbellion de 1837 est venu rorienter la promotionde ces valeurs de base en faisant de la religion catholique l'axe autourduquel devait s'articuler l'ensemble des conduites collectives de la so-


8/21


cit canadienne-franaise: dveloppement d'une conscience histori-que axe sur les origines mythiques de la Nouvelle-France et sur nosluttes constitutionnelles, mise en relief de la famille comme cellule

de base de la socit, identit tablie entre la lutte pour la prservationde la langue et la lutte pour la prservation de la foi catholique, partipris pour la ruralit par opposition la vie urbaine menaant les va-leurs traditionnelles. A cela, on pourrait ajouter la recherche plus oumoins confuse d'une rappropriation conomique par le biais du dve-loppement d'une bourgeoisie nationale qu'on appelait de tous sesvux.

Dans la premire moiti du 20e sicle, ces valeurs dfensives ex-primes travers l'idologie clrico-conservatrice ont t dfendues

avec acharnement contre leur remise en cause par des individus et desmouvements minoritaires porteurs de modernit. Tout d'abord, dans lavie quotidienne, la ralit urbaine et industrielle s'est impose graduel-lement au cours des premires dcennies du sicle, si bien que les va-leurs axes sur la vie rurale ont fini par tre en porte--faux par rap-port la ralit sociale. D'autant plus que les valeurs morales ensei-gnes par l'institution scolaire contrle par le clerg dcoulaient d'unsystme thologique dfini d'en haut avant d'tre ensuite appliquaux situations vcues, plutt que de s'inspirer au dpart de ces mmes

situations.

La remise en causedes valeurs traditionnelles


Avant l'avnement de la Rvolution tranquille, la remise en cause

des valeurs traditionnelles a t le fait de certains intellectuels etd'avant-gardes littraires et artistiques. Ds le dbut du sicle, OlivarAsselin et Jules Fournier dnonaient notre mdiocrit collective; plustard, Jean-Charles Harvey revendiquait le droit la libert de penser.D'autres prnaient une rforme des valeurs morales par l'mergencede nouvelles lites ou d'une pense chrtienne renouvele. Le mani-feste Refus global de 1948 constitue, dans cette lutte pour la promo-


9/21


tion de valeurs nouvelles, un point charnire sur le plan symbolique.La volont de se librer d'une idologie touffante et la proclamationde la libert cratrice comme seul critre de la vrit artistique s'y

trouvent exprimes avec clat. Ce coup de tonnerre annonait l'oragedes annes 1960 qui allait emporter, avec les vestiges de l'idologieconservatrice sculaire, bien des valeurs sous-jacentes.

De cette vocation rapide du pass, on peut retenir deux choses.Tout d'abord, le Qubec d'avant la Rvolution tranquille ne constituaitpas une socit homogne en rapport avec les valeurs. Divers courantsminoritaires travaillaient les assises de ces valeurs dfensives. On nesaurait expliquer autrement l'acharnement avec lequel l'idologie cl-rico-conservatrice a tent de colmater les brches et de reconstruire la

cohrence d'un systme de valeurs menac par la modernit.

Par ailleurs, on peut se demander si les valeurs de jadis ont t d-finitivement balayes ou si certaines d'entre elles n'ont pas plutt prisune autre forme. Si, en somme, elle ne se sont pas transformes pourexprimer diffremment des ralits fondamentales qui sont au cur del'identit qubcoise contemporaine.

La remise en cause fondamentale et radicale des valeurs tradition-

nelles n'a pas pour autant menac l'existence mme de la culture cana-dienne-franaise. On sait que de cette crise des valeurs qui a agit leQubec au cours des annes 1960 et 1970 a merg une nouvelleforme culturelle beaucoup plus dynamique dont les contours restent dfinir, si tant est qu'on puisse le faire dans une socit qui vit deschangements acclrs.

L'impact de la Rvolution tranquille.


Comment expliquer l'extraordinaire dveloppement conomique,

social et culturel du Qubec depuis les trente dernires annes, sinonpar la prise de conscience progressive que seules les valeurs assumespar les individus, plutt qu'imposes de l'extrieur par des institutions,


10/21


mritent d'tre soutenues? Aussi, n'est-il pas tonnant de constater queles transformations de ces dernires dcennies aient d'abord t cultu-relles avant de toucher par la suite la sphre du politique et, plus r-

cemment, celle de l'conomie? En quelque sorte, un processus inversede celui auquel nous a habitus une analyse plus classique des chan-gements qui accordent la priorit l'conomie.

Bien sr, le processus du changement dans notre socit peut aussis'expliquer dans l'autre sens, en partant du fait que le changement desconditions conomiques d'aprs-guerre et le dveloppement du secteurdes services ont engendr une nouvelle classe moyenne qui, par sonaction politique, a fini par transformer la culture et par l, les valeurs.Les deux mouvements s'interinfluencent. Cependant, les rcents dve-

loppements de l'conomique qubcoise et l'mergence, au cours desannes 1980, d'une nouvelle classe d'entrepreneurs francophonesm'amnent penser que ce nouveau contexte est l'aboutissement d'unetransformation profonde de la culture dont on peut trouver les premi-res racines au cours des annes 1950, au moment o l'on discutait,dans certains cercles restreints d'intellectuels, d'crivains et d'artistes,des changements apporter aux valeurs dpasses des lites tradition-nelles.

Quelles sont ces valeurs qui ont t mises en cause par les forcesdu changement? Tout d'abord les valeurs religieuses qui avaient im-prgn jusque-l nos institutions sociales et culturelles. cet gard, leMouvement lac de langue franaise des annes 1960 n'a fait qu'acc-lrer un mouvement dj amorc et a finalement d cesser ses activi-ts faute d'adversaires, au bout de quelques annes peine. Ne parlonspas des valeurs rurales. Il y a dj longtemps qu'elles avaient cess decorrespondre la nouvelle socit urbaine. Elles sont venues mouriravec les derniers discours de Maurice Duplessis la gloire des culti-vateurs .

Beaucoup plus profondes ont t les attaques contre la famille tra-ditionnelle accuse d'tre la cause de bien des refoulements. Pres au-toritaires ou mres envahissantes ont t tour tour mis en accusationdans le thtre et le roman qubcois des annes 1960, en mmetemps que l'hypocrisie rgnant l'intrieur de certaines familles.C'tait avant le mouvement de libration de la femme qui allait pren-


11/21


dre le relais de la remise en cause de la famille au nom, cette fois, del'galit des sexes.

L'tat lui-mme n'a pas chapp la remise en cause des valeurs.Ayant pris la relve de l'glise titre de gardien des valeurs collecti-ves, il a t d'abord pris partie par le mouvement syndical et lesmouvements de gauche, au cours des annes 1970, qui l'accusaient depromouvoir les intrts des classes dominantes, avant d'tre remis encause au cours de la dcennie suivante par la nouvelle classe des en-trepreneurs francophones nourrie dans son sein et qui rclamait main-tenant son dsengagement de certains secteurs.

Les valeurs qui subsistent


Les profonds bouleversements des trente dernires annes tant au

niveau des murs que des institutions ont laiss peu d'anciennes va-leurs intactes. vrai dire, il n'y a que la dfense de la langue franaisequi soit demeure une valeur constante au sein de notre socit et qui

ait servi de point de rfrence tant pour les comportements individuelsque pour les actions collectives.

On connat les passions que le dbat sur la langue a suscites. Lut-tes politiques pour la reconnaissance du franais comme seule langueofficielle du Qubec et langue d'intgration des immigrants. Mais ga-lement dbats littraires sur les rapports entre la langue franaise et laqubcitude. Fallait-il se rallier une langue rpondant aux standardsinternationaux ou, au contraire, mettre l'accent sur les caractristiques,voire les dformations de la langue d'ici? La querelle autour du

joual chez les crivains n'est pas autre chose qu'une tentative pourconcilier la communication et l'authenticit.

Mme si le dbat est aujourd'hui dpass et que les militants de la qubcitude sont revenus des positions plus ralistes, il n'en de-meure pas moins que ce conflit est l'aboutissement d'un long dbat quiremonte au dbut du sicle entre les tenants d'une esthtique corres-


12/21


pondant aux critres franais et ceux qui prnaient une littrature ins-pire du terroir. La littrature qubcoise d'aprs-guerre, en faisant la

jonction entre l'esthtique et l'authenticit, prfigurait une maturit

d'expression qui allait se manifester par la suite dans d'autres sphresde l'activit sociale et conomique.

Outre la langue, une autre valeur suscite un consensus au sein denotre socit: la dfense de la dmocratie. Lorsqu'on observe les v-nements rcents en Europe de l'Est et les luttes en faveur des droits del'homme et de la dmocratie parlementaire, on prend soudain cons-cience d'une valeur fondamentale de notre socit que nous avons ten-dance sous-estimer, tellement elle va de soi. Sans doute avons-nousoubli depuis longtemps les luttes de nos anctres pour l'obtention

d'une Chambre d'assemble en 1791, pour l'mancipation politique en1837-1838 et pour l'obtention du gouvernement responsable en 1849. vrai dire, nous n'avons gure de mrite vivre en dmocratie depuisdes gnrations, puisque nous n'avons jamais eu la dfendre contrela dictature. Tout au plus avons-nous eu lutter contre la corruptiondes murs lectorales et l'absence de vision de nos politiciens tradi-tionnels. Il n'en demeure pas moins que l'assainissement de nos murspolitiques par la mise au point d'un code d'thique pour les personnespubliques et l'adoption d'une loi pour le financement des partis politi-

ques ont grandement contribu revaloriser nos pratiques dmocrati-ques.

La dmocratie ne saurait cependant se limiter aux seuls mcanis-mes qui en assurent le bon fonctionnement. Elle doit galement seconjuguer avec l'accessibilit aux biens et services produits par cettesocit. cet gard, la dmocratisation de l'enseignement et celle dessoins de sant constituent les deux piliers de la social-dmocratie qu-bcoise, de mme que diverses mesures de redistribution de la ri-chesse aux plus dmunis par les services sociaux. Des dbats rcents

sont venus remettre en cause la philosophie du tout--l'tat la-quelle nous nous tions habitus depuis trois dcennies: hausse desfrais de scolarit, discussions autour de l'universalit des soins de san-t, resserrement des critres d'admissibilit l'aide sociale. Il importede s'assurer que la rvision de ces politiques ne se fasse pas au dtri-ment des plus dmunis. Le mouvement syndical et les mdias peu-vent, cet gard, faire contrepoids aux groupes sociaux qui ont ten-


13/21


dance dfendre des valeurs purement individualistes sous le couvertd'une saine gestion administrative.

Par ailleurs, la russite conomique, longtemps relgue au niveaudes passions plus ou moins avouables par une morale amimatrialiste,a galement fini par prendre la place qui lui revient dans une socitnormale. Le dsir d'entreprendre a dsormais dbord le niveau dela cration culturelle et la dfinition des politiques pour s'exprimerdans la production de biens et de services. Et contrairement ce qu'onaurait pu craindre, la nouvelle classe d'entrepreneurs, tout en dfen-dant avant tout ses intrts, n'en est pas moins arrime la socitqubcoise et sa culture. Les intellectuels ne sont plus les seuls dfendre les intrts du Qubec.

Aussi ne faut-il pas s'tonner de l'importante valorisation dont sontl'objet les hommes d'affaires depuis une dizaine d'annes. L'abon-dance des publications sur leurs succs en tmoigne. Certains tlro-mans en font mme des vedettes. Simple version qubcoise d'un mo-dle amricain impos par Dallas ? Peut-tre. I l n'en demeure pasmoins que nous avons cess d'tre une socit schizophrnique ol'conomie tait l'affaire des autres , alors que nous devions nouscontenter du reste, en attendant un monde meilleur

Aux valeurs de base de la nouvelle socit qubcoise que sont lalangue, la dmocratie et le dveloppement conomique, s'en ajoutentd'autres qui font l'objet de discussions et dont la dfinition contribuera consolider notre identit future. Je me contenterai ici de mettre enrelief certaines de ces valeurs, sans prtendre pour autant rendrecompte de tous les enjeux pour l'avenir.

L'individualisme et la collectivit


L'veil de la nouvelle socit qubcoise, au moment de la Rvolu-

tion tranquille, a permis le cheminement parallle et complmentairedes valeurs individuelles et des valeurs collectives pendant au moinsdeux dcennies. La vague nationaliste a pu, pour un temps, conjuguer


14/21


ces deux tendances d'affirmation de soi. la dcouverte de la libertde s'exprimer et de crer correspondait le projet collectif , commeon l'a souvent appel jusqu'au rfrendum de 1980. Potes, dramatur-

ges et chansonniers clbraient avec les mouvements sociaux et lespartis nationalistes le pays construire.

Peu peu, cependant, la plupart des crivains, des artistes et deschansonniers ont pris leurs distances avec l'engagement politique. Nonpas qu'ils aient pour autant reni la cause qu'ils soutenaient, maisparce que la libert ncessaire la cration et l'expression s'accom-mode mal des contraintes d'une telle action rductrice. Pour tout dire,esthtique et politique ont leur cheminement propre et ne font gurebon mnage, sauf lors de conjonctures tout fait spciales, notamment

lors des mouvements de libration nationale. Tel fut le cas lors dumouvement de dcolonisation de l'Afrique. Il en va de mme au sujetde la rvolution dmocratique en Europe de l'Est.

Finalement, les crivains et les artistes n'auraient t que les avant-gardes d'un mouvement de fond dans l'ensemble de nos socits occi-dentales qui tend valoriser l'action individuelle et le dveloppementpersonnel dans la foule du no-libralisme. Dpassant le domaine del'esthtique, l'individualisme imprgne l'ensemble de nos conduites

conomiques et sociales et se manifeste particulirement au niveau dela vie prive. Ainsi, nombreux sont ceux qui recherchent dans les pra-tiques dites du Nouvel ge les instruments d'une croissance person-nelle et une cohrence qu'ont cess de fournir la religion institutionna-lise, la famille et les anciens groupes d'appartenance.

On aurait tort de condamner comme antisociales ces diffrentesmanifestations lies la recherche et l'affirmation d'une identit per-sonnelle. Lhistoire du 20e sicle n'a-t-elle pas t tmoin de la mon-te des totalitarismes qui, au nom du bien collectif, ont conduit

l'alination de l'homme? Le mouvement en faveur des droits humains travers le monde, et particulirement dans les pays socialistes, rendcompte de la ncessit de faire de la libert la base de tout projet so-cial.

Quant aux valeurs collectives, elles ont t l'avant-scne de l'ac-tualit au Qubec au cours des annes 1960 et 1970. Le nationalisme,


15/21


le syndicalisme et le fminisme ont t les trois axes majeurs de l'ac-tion collective de ces dcennies de militantisme. L'clipse relative ducollectif au profit de l'action individuelle, au cours des annes 1980,

marque une pause et sans doute une modification des stratgies pro-pres aux mouvements sociaux et politiques, plutt qu'une remise enquestion fondamentale des valeurs collectives sous-jacentes. Certes, ledanger d'atomisation sociale n'est pas carter et il faudrait examineravec attention l'tat de sant de nos institutions politiques et sociales.Par ailleurs, une meilleure conscience de notre identit collective ac-quise lors des dbats politiques et sociaux des rcentes dcennies rendsans doute moins ncessaires les formes de militantisme pratiquesantrieurement.

Il importe cependant de sauvegarder les acquis sociaux en rapportavec une certaine redistribution des richesses collectives. Toute re-mise en cause fondamentale de notre social-dmocratie - du reste bienmodeste en comparaison avec certains pays europens - risque de bri-ser l'quilibre fragile de notre socit et d'accentuer la dsagrgationdes solidarits jadis mises en place par l'glise et relayes ensuite parl'tat et les mouvements sociaux.

L'internationalisme, le cosmopolitismeet l'identit nationale


Longtemps replie sur elle-mme pour se protger contre les in-

fluences extrieures, la socit canadienne-franaise n'a finalement puviter de se situer par rapport aux grands courants qui agitent notre finde sicle. Le Qubec, comme espace national, ne saurait se suffire lui-mme et doit, pour assurer son dveloppement, se positionner parrapport aux autres pays et aux grands courants internationaux. Lacration de nouveaux marchs pour nos produits tout comme l'largis-sement et la consolidation d'un espace culturel francophone ncessi-tent des stratgies nouvelles l'chelle de la plante. De la mme fa-on sommes-nous sollicits, voire envahis, par des courants trangers


16/21


qui touchent aussi bien nos valeurs que notre mode de vie. Les indus-tries culturelles ne sont-elles pas dominantes trangres?

L'explosion rcente des moyens de communication l'chelle de laplante a considrablement boulevers notre perception des choses etla quantit d'information susceptible d'tre assimile. La tlvisionnous a permis d'assister en direct l'effondrement du Mur de Berlin et la rvolution roumaine. Les images de famine en thiopie ou de lalutte anti-apartheid en Afrique du Sud nous sont familires. Les Qu-bcois, de leur ct, sont de grands voyageurs et certains sont engagsdans la coopration internationale dans divers pays en voie de dve-loppement. Nous dcouvrons aussi, non sans une certaine surprise,que notre littrature, dont on se demandait si elle avait une existence

propre il y a peine trente ans, est maintenant enseigne dans diversesuniversits travers le monde.

Tous ces indices suffisent illustrer un important changement desvaleurs en rapport avec notre conception des relations internationales.Les Qubcois n'ont jamais t aussi ouverts l'ide de participer auxgrands courants de l'humanit. Est-ce dire qu'il faille pour autant re-nier notre culture au profit de valeurs universelles? Il n'y a pas si long-temps, certains intellectuels et certains crateurs avaient tendance

opposer spcificit culturelle et universalit. Le dveloppement gn-ral des rcentes annes tend prouver que la communaut internatio-nale n'voluera pas en fonction d'un universalisme abstrait, mais plu-tt en s'arrimant la dynamique des cultures et des nationalits. D'ol'importance d'une identit forte pour participer pleinement au nou-veau courant de l'internationalisme.

Par ailleurs, le Qubec doit faire face, au sein mme de son terri-toire, l'autre versant de l'internationalisme, le cosmopolitisme. Cen'est pas d'hier que le Qubec a vu dbarquer sur ses rives des immi-

grants provenant d'horizons divers. Au dbut du sicle, le mouvementa commenc prendre de l'ampleur avec les immigrants en prove-nance d'Europe de l'Est, de Russie et d'Europe du Sud. Plus rcem-ment, compter des annes 1970, la tendance traditionnelle de l'im-migration europenne majoritaire a t inverse au profit d'une immi-gration en provenance des pays du Tiers-Monde.


17/21


La socit canadienne-franaise a pris conscience assez tardive-ment de la ncessit d'une ouverture institutionnelle et culturelle auphnomne de l'immigration. Depuis, d'importants dbats agitent no-

tre socit sur la nature de l'intgration propose aux immigrants etaux membres des communauts culturelles. Ce dbat pose le problmedes valeurs promouvoir dans une socit pluraliste qui veut enmme temps prserver son caractre franais. Le vieux dbat smanti-que entre l'appellation Canadien-Franais et l'appellation Qub-cois tmoigne des tensions non rsolues entre culture et territoire.

Tous les Canadiens-Franais n'habitent pas le Qubec et tous les Qu-bcois ne sont pas des Canadiens-Franais. Comment rsoudre ce di-lemme? O faire les choix?

La culture canadienne-franaise pan-canadienne demeure, certes,une ralit politique dans la mesure o il existe une interaction entre lamajorit francophone du Qubec et les minorits francophones horsQubec. Cependant, l'mergence d'identits minoritaires issues dutronc commun canadien, mais mieux ancres depuis lors dans la rali-t culturelle des diffrentes provinces anglophones nous amne constater que la francophonie canadienne a maintenant plusieurs visa-ges.

Par ailleurs, la volont de considrer comme Qubcois tous ceuxqui habitent le Qubec implique que la nouvelle culture qubcoisedevra tablir de nouveaux rapports indits avec les anglophones, dontles institutions parallles remontent la Conqute, et avec les allo-phones dont le niveau d'intgration la socit francophone varie se-lon les communauts et selon les groupes d'ge.

Il ne manque pas d'intervenants dans le dbat pour proposer diver-ses orientations: relativisme culturel qui conduit l'atomisation desgroupes dans la socit, multiculturalisme la canadienne qui de-

meure vague sur les valeurs communes promouvoir, intgrationculturelle qui tente de concilier la volont de prserver les identitsd'origine et la ncessit d'assurer une cohrence culturelle d'ensemblede la socit qubcoise. Des variances sont apparues avec les notionsd'interculturalit et de transculturalit. D'autres, effrays par la pers-pective d'une culture clate, proposent un repli l'intrieur du Qu-bec sur la seule culture canadienne-franaise. Cette dernire tendance,


18/21


si elle devait s'affirmer, marquerait un net recul par rapport aux effortsdes rcentes dcennies en faveur d'une meilleure intgration des im-migrants et aboutirait une impasse politique grave.

Le dbat est loin d'tre clos sur des enjeux qui mettent en causel'avenir d'une culture et de ses valeurs sous-jacentes. Mais une socitn'est-elle pas, par dfinition, un dbat thique?

La protection de l'environnementet l'amnagement rgional


La rfrence aux valeurs nous a habitus des dbats autour de

questions culturelles ou politiques. Nous avons longtemps pris pouracquis que notre environnement et nos richesses naturelles taient desdonnes pralables de nature gographique ou conomique sur les-quelles on pouvait asseoir une socit et une culture. Puis, peu peu,une prise de conscience des limites de ces richesses naturelles est ap-

parue avec l'exploitation abusive de nos forts, l'puisement de nosmines et de nos ressources marines, la dgradation de nos lacs et denos rivires par la pollution et les pluies acides. Mais il fallait biendavantage que ces mauvaises nouvelles en provenance des rgionsloignes pour ameuter l'opinion publique sur l'importance de notreenvironnement. La catastrophe de Saint-Basile-le-Grand en 1988 etl'odysse des BPC qui a suivi ont permis de dramatiser la situation etde susciter une prise de conscience globale qui avait trop tard semanifester jusque-l. Du coup, l'environnement devenait un enjeulectoral important. La nature, jusque-l plus ou moins tenue l'cartde la culture, se voyait dsormais intgre un paradigme plus vasteconcernant les grands enjeux sociaux. Pour la premire fois sansdoute, les gnrations futures taient prises en compte dans le dbat.

Dans la foule de cette nouvelle prise de conscience de l'environ-nement et de la qualit de vie comme valeurs fondamentales de notre


19/21


culture, on a vu apparatre des dbats nouveaux entre mouvementscologistes protecteurs de l'environnement et socits de dveloppe-ment, autour de certains projets. Ainsi, le conflit entre un groupe

d'cologistes et Hydro-Qubec concernant une ligne haute tensionarienne ou souterraine devant traverser le fleuve la hauteur deGrondines illustre les conflits de valeurs qui ne manqueront pas desurvenir dans les annes qui viennent entre ceux qui font valoir lesimpratifs du dveloppement et ceux qui privilgient la protection del'environnement. Cela nous ramne aux choix de socit que nous de-vrons faire, l comme ailleurs.

L'amnagement de l'espace qubcois ne doit pas cependant se li-miter aux seules proccupations cologiques. Il doit galement tenir

compte de la ncessit de favoriser le dveloppement des populationsqui habitent les diffrentes rgions du Qubec, de faon contrer lesingalits conomiques de plus en plus marques entre rgions pros-pres et rgions sous-dveloppes. Le dbat sur le dveloppement r-gional pose galement un choix thique.

Les relations hommes-femmeset la famille


Les conflits de valeurs voqus jusqu'ici ont surtout fait rfrence

la collectivit en tant que telle. Pourtant il existe au niveau des rela-tions interpersonnelles des enjeux tout aussi dterminants, tant pourles individus que pour la socit. De ceux-ci, je retiens de faon plusspcifique les rapports hommes-femmes et l'avenir de la famille.

Il faudrait une longue rflexion pour valuer tout le chemin par-couru dans les relations hommes-femmes au Qubec depuis les qua-rante dernires annes. Entre La famille Plouffe des annes 1950et les Dames de Cur des annes 1980, pour s'en tenir la valeursymbolique de ces deux tlromans de chez nous, il y a un monde;que dis-je? un univers! La mre de famille a appris s'exprimer


20/21


comme femme avant tout et le pre, souvent absent des grandes dci-sions, a appris mieux manifester ses sentiments. Sans le mouvementfministe, il y a peu de chance que le rle traditionnel des hommes et

des femmes et pu tre remis en question aussi rapidement. Cette re-mise en cause ne s'est du reste pas faite sans heurts et a contribu susciter la crise de la famille qu'on connat depuis deux dcennies.

Il n'existe plus, on le sait, de modle unique de la famille. la fa-mille nuclaire traditionnelle qui continue de subsister se sont ajoutesla famille monoparentale et la famille reconstitue. De plus, la situa-tion des personnes vivant seules, clibataires ou divorces, longtempsconsidre comme une anomalie ou une situation transitoire, est main-tenant devenue un choix de vie comme un autre.

Il est bien difficile d'imaginer, dans l'tat actuel de la situation,qu'un seul modle de famille puisse prvaloir dans l'avenir. Les va-leurs apparaissent trop clates au niveau des relations interpersonnel-les pour assurer une cohsion dans un sens ou dans l'autre. La moralechrtienne a cess d'tre le modle de rfrence pour la cellule fami-liale. Seul un post-fminisme qui intgrerait dans sa dmarche la r-flexion des hommes serait susceptible de mettre en vidence les nou-velles valeurs promouvoir tant pour la vie de couple que pour la vie

familiale.

Valeurs et conscience historique


L'volution extrmement rapide de la socit qubcoise depuis les

annes 1950 a profondment boulevers l'univers des valeurs tradi-

tionnelles. A la socit conservatrice et dfensive de jadis a succdune socit librale qui n'a pas craint de jeter par-dessus bord toutesles rfrences au pass juges non pertinentes pour les changementsenvisags. Rformes aprs rformes, nous avons voulu conjurer un pass honteux et rebtir sur des bases nouvelles. Mais peut-treavons-nous oubli, notre insu, qu'on ne peut construire une nouvelleculture sans puiser dans les couches profondes de notre inconscient


21/21


collectif. Un Russe demeure un Russe, quel que soit le rgime politi-que qui prdomine. Pourquoi devrait-il en tre autrement pour lesQubcois?

Aussi, pour mieux comprendre les fondements de notre culture, sespoints forts et ses faiblesses, conviendrait-il de renouer avec notrepass. Non pas pour en faire un matre , comme on disait autrefois,mais pour nous rconcilier avec lui. Pour l'assumer, en somme. Aulieu de ne rechercher dans l'histoire que les mouvements d'avant-gardeet de rejeter le reste comme un magma mdival, peut-tre convien-drait-il d'y retrouver les lignes de force de notre existence. Mais cela,bien sr, est une autre histoire...

Fin du texte

Documents

Harvey, F, (1990) Des valeurs pour une societe nouvelle