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Bernard Stevens Heidegger et la question de l'agir In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 81, N°50, 1983. pp. 303-308. Citer ce document / Cite this document : Stevens Bernard. Heidegger et la question de l'agir. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 81, N°50, 1983. pp. 303-308. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1983_num_81_50_6244

Heidegger Et La Question de l'Agir

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Bernard Stevens

Heidegger et la question de l'agirIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 81, N°50, 1983. pp. 303-308.

Citer ce document / Cite this document :

Stevens Bernard. Heidegger et la question de l'agir. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 81, N°50,1983. pp. 303-308.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1983_num_81_50_6244

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ÉTUDES CRITIQUES

HEIDEGGER ET LA QUESTION DE L'AGIR

Voici un ouvrage l qui entend poser la question de l'agir du point de vue de la déconstruction de l'Histoire de la métaphysique, point de vue «qui interdit précisément de poser cette question en termes de 'théorie' et de 'pratique'» (p. 1 1), c'est-à-dire en termes de dérivation de la seconde à partir de la première comprise comme ontologie, philosophie première, détermination du fondement nouménal, principiel et incorruptible du savoir et du pouvoir. La déconstruction, en situant époqualement une telle philosophie première, la désamorce et retire ainsi à la philosophie pratique son fondement, son arche; elle la rend anarchique. Cela n'est possible que si le point de vue de la déconstruction est lui-même sorti de la succession époquale des fondements principiels, en même temps que de l'ensemble de la métaphysique attachée au schéma de la procession et légitimation de la praxis à partir de la theoria: «l'hypothèse de la clôture du champ métaphysique est le point de départ de tout ce qui va suivre» (p. 14). L'an-archie (qui n'a donc ici rien à voir avec les idéologies politiques étiquetées ainsi) inaugure un agir non-principiel, désormais pluriel, au sein d'une problématique de la présence qui n'est plus constance d'une identité pleine de soi à soi: si principe il y a, il est ce principe de la transition époquale hors du recours au principe. Il ouvre le tracé «constructif» d'une «catégorisation» de la présence.

L'aveu heideggerien d'ignorance en matière politique est probablement lié à l 'impensé qui traverse Sein und Zeit (au sens du non-dit que la déconstruction décrypte par exemple dans Platon, Descartes ou Kant) ; il est en tout cas une feinte nécessaire pour souligner la déconstruction de toute téléocratie (le telos affirmé d'une humanité historiale, corrélatif de son arche souvent tue) en en faisant la généalogie orientée par une topologie de l'être (localisation-elucidation de l'espace-de-jeu-du-temps des divers modes poétiques de cristallisation de la présence et de sa venue événementielle selon la surabondance donatrice du possible).

1 Reiner Schuermann, Le principe d'anarchie. Heidegger et la question de l'agir (L'ordre philosophique). Un vol. 18 x 14 de 380 pp. Paris, Éditions du Seuil, 1982.

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A la fin d'une époque (qu'elle soit grecque, médiévale ou moderne) son arche, son principe inaugurateur et ordonnateur (principium) — devenu questionnable, ayant perdu sa cohérence, sa puissance de commandement — dépérit et peut alors venir au langage, dévoilant ainsi son origine (Ursprung). Faire la généalogie déconstructive des principes époquaux de l'Histoire, c'est comprendre ainsi cette dernière par ses revers ( Wenden) à partir du Tournant (Kehre) singulier et périlleux qu'est l'expiration de la suite des principes, leur clôture. Peut-être les œuvres philosophiques ne sont-elles pas le texte privilégié pour une telle lecture: «ce qui donne cohérence et cohésion à une époque se manifeste, lisible, dans le politique» (p. 48), au confluent des choses, des paroles et des actions, là où la collectivité est le témoin de ses gestes. Le politique est la traduction concrète du code auquel obéit une époque. Or à l'âge du Tournant, ce que révèle le politique c'est l'avènement du «sans pourquoi», la contestation de la téléocratie et du pros hen: à l'âge du fonctionnement généralisé, le politique révèle qu'il n'y a plus de base pour un tel fonctionnement et il annonce ainsi qu'il s'agit de s'extraire du fonctionnement qui fait tout fonctionner autour d'un principe. C'est l'épuisement de l'histoire référentielle qui s'annonce dès Marx et Nietzsche. Et si l'on examine cette commune expérience de rupture, on constate qu'elle provient de l'épreuve de la dispersion de l'origine et qu'elle est le corollaire d'un anti-humanisme affirmé (fin de la subjectivité comme référence et mesure du savoir, abandon de sa position centrale au sein de la totalité de l'étant). L'origine se fragmente dans une profusion d'actions au sein de la production (Marx), elle se transforme en une activité polymorphe dans le champ d'une constellation de forces dans le flux du devenir (Nietzsche), elle se temporalise selon l'Histoire époquale et la topologie événementielle octroyée par la «destination de l'être» et non par l'homme, Dieu, l'Esprit ou un objet analysable (Heidegger). De tout ceci résulte un déplacement dans «l'affaire même» de la phénoménologie. «Déplacement qui émancipe la pensée de la connaissance» (p. 71) — avec toutes les nouvelles apories que cela suscite — dans la mesure où il achève d'émanciper cette pensée de la subjectivité.

Un tel déplacement est en propre le passage de Va priori transcendantal au Dasein, et du Dasein à la pensée comme entrée dans la présence (laisser être les choses); ou encore le passage du temps comme présence constante (que trahit encore le transcendantal husserlien pensé comme subsistance, sujet d'une re-présentation) au temps comme temporalisa- tion (selon le privilège de l'à-venir au sein de la triple extase temporelle) et de celui-ci à la phénoménologie de Valéthéia historiale-destinale et enfin topologique-événementielle (le dé-laissement qui ouvre l'économie an- archique de VEreignis). Vu de là «'agir' signifie se joindre au déploiement

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essentiel de l'être» (Heidegger, Question IV, p. 146): il s'agit d'apprendre à penser en tant que penser est le même qu'être, selon la mesure de la physis (ce qui éclôt de soi-même): alors l'agir devient libre, c'est-à-dire affranchi des principes. Un tel agir se désimplique radicalement du schéma téléocratique propre à toute la tradition occidentale et héritière de la Physique d'Aristote. La théorie politique d'Aristote résulte d'un double transfert méthodique: du technique (l'artisan fabricateur d'un produit en imposant à une matière une forme spécifique en vue de l'utilisation envisagée; d'où la théorie des quatre causes où arche et telos s'identifient: la fin envisagée, selon l'entéléchie, s'identifie à la forme imposée, l'idée) au physique (les quatre causes appliquées à l'explication du devenir qui affecte les choses matérielles; Y arche y est le lien intime de la quadruple division de Vaitia) et du physique au politique (les actions politiques sont ordonnées en fonction de la cité qui est leur fin). Ainsi Y arc hé domine dans la mesure où il anticipe le telos : ce schéma détermine la tradition occidentale pour s'achever dans la technique contemporaine.

Schûrmann nous montre comment cette déconstruction de Y arche aristotélicienne se poursuit en une déconstruction du principium (médiéval et moderne) où, des deux sens de Y arche, commencement et commandement, le second tend à l'emporter. Le principium en tant que principe logique est Y a priori évident (prémisses) à partir duquel sont dérivées les propositions non évidentes par elles-même; c'est le «premier à partir de quoi» les choses surgissent et sont régies. Le princeps (conçu par la raison) commande un ordre hiérarchique: au moyen âge c'est «un ordre fait d'étants qui reçoivent leur cohésion de la substance divine; à la fin de l'époque latine, chez Leibniz, c'est un ordre de faits de propositions qui reçoivent leur cohérence de la subjectivité humaine» (p. 128). Il est devenu une proposition suprême (principe de raison suffisante) qui détermine de manière prouvable par contrainte logique le champ de causes du domaine de la représentation. La réification de plus en plus accentuée de ce «premier» comme subjectivité régissant une objectivité représentée (calculable et manipulable) atteint son plein développement dans la technologie moderne où le temps est répudié dans une conception ontique de la permanence constante de l'étantité (de tout objet et de tout sujet qui par un mouvement en retour est pensé sur le mode de l'objectité). Maintenant, «dire Anfang ou Ursprung au lieu de arche ou de principium c'est abolir le schéma de commandement et de règne qui accompagne la représentation grecque et latine de l'origine. Toute l'œuvre de Heidegger peut se lire comme une recherche d'origine» (p. 144). V Anfang, l'initial, dit l'origine originelle de tout point de départ époqual: c'est ce que cherche à penser dans la déconstruction toute pensée de la «répétition» de l'impensé archique d'une économie époqua-

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le. VUrsprung, jaillissement d'origine, dit l'origine originaire (plurielle) de la présence en effectuant le saut de sa sur-venue: c'est ce qu'il y a de non-répétable dans le pur événement d'appropriation (Ereignis) qui répond à l'éclosion originaire de la physis grecque.

Cherchant à penser l'originaire, il faudra déceler, de la physis à YEreignis, ce qui traverse les cadres successifs des dispositifs économiques. Comme cet élément traversier est, selon Schûrmann, d'ordre catégoriel (voie moyenne entre l'absolutisation nouménale et le relativisme historiste-empiriste), il s'agira d'établir une déduction historique des catégories de la présence: retrouver les traces des manifestations de l'être dans sa destination historiale. D'où une triple table des catégories de la présence: les catégories prospectives du commencement présocratique, les catégories rétrospectives de la fin technologique, et — permettant de penser les deux premiers ensembles — les catégories de transition au virage du Tournant. Les premières permettent de comprendre l'articulation originaire de l'ontologie autour de Yéon parménidien (la différence dite dans le participe s'accuse dans l'auto-éclosion de la physis et s'explique dans la lutte entre le voilement et le dévoilement de Yaléthéia) et du logos héraclitéien (le rassemblement de l'étant dans l'unité du hen et selon la garde du nous). Les catégories rétrospectives parlent depuis la fin de la métaphysique dans le vocabulaire de Nietzsche qui en est l 'avant-dernière figure: il y a un rapport bipolaire d'une part entre Yéon et la volonté de puissance en tant qu'être de l'étant en totalité (autour de la volonté de puissance s'articulent le nihilisme comme négation de la physis et la justice comme vérité de l'étant), et d'autre part entre le logos et l'éternel retour du même en tant que mode d'être de l'étant en totalité (et à partir duquel s'articulent la transmutation de toutes les valeurs et l'humanité qu'exige celle-ci: le surhomme). L'incidence de ces deux groupes catégoriels porte sur les époques qui en constituent l'écart, et non sur l'économie époquale contemporaine. Cependant «les deux ensembles catégoriels, prospectifs et rétrospectifs, apparaissent quand la répétition de la question de l'être prend comme point de départ le fait du virage technologique en tant que pendant au fait du virage socratique» (p. 228). C'est pourquoi ils ne sont pensables qu'à partir des catégories de transition qui articulent l'Histoire de la pensée par des seuils (accusant les transitions passées au sein de la clôture métaphysique) et qui anticipent la transition hors de la clôture. De là leur double visage, selon la lecture récapitulatrice (différence ontologique, il y a, dévoilement; époque, proximité, correspondance), et selon la lecture anticipatrice (monde et chose, faveur, événement; éclaircie, quadriparti, penser).

L'agir libre, le délaissement, est désormais appartenance {gehôrig)

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aux constellations de la présence: il est écoute (hôrig) obéissant aux injonctions de l'être, au nomos qui détermine tout oikos, toute demeure de l'homme sur cette terre. Il est impératif de souligner que ces injonctions ne nous parviennent que pour autant que nous appartenons à l'être: pour comprendre l'authenticité il fallait être authentique, pour saisir le Tournant il faut se convertir (il y a en ce sens priorité de l'agir sur la pensée). En cela, note Schùrmann, «Heidegger appartient à la tradition de Maître Eckhart» (p. 281). Comprendre le politique en tant que confluent des mots, des choses et des actions, signifie dans ce cas passer par une transformation de nos langues, un laisser les objets devenir choses, et une décision en faveur du délaissement-détachement.

Telles sont les grandes lignes de cette remarquable lecture de Heidegger interrogé dans la perspective de l'agir, lecture exacte, très documentée, proposant un véritable condensé du contenu des textes heideggeriens. Nous percevons d'emblée le danger d'une telle entreprise: à vouloir résumer et systématiser la pensée de Heidegger en soulignant une structure et une «clôture» qui n'ont jamais été si nettement accusées chez celui-ci, ne risque-t-on pas de perdre toute la mouvance méditative et questionnante qui est la véritable force de la démarche heideggerienne? On risque à la limite de proposer une carte de grande randonnée là où ce qui est proposé est un cheminement en compagnie d'un habitué de la haute montagne. Et cela d'autant plus que le livre très compact de Schûrmann en arrive par moments au résultat paradoxal d'une certaine confusion et de répétitions inutiles. Peut-être toute la question est-elle de savoir s'il s'agit de résumer ou de répéter Heidegger, ou alors de se laisser métamorphoser par son dire afin d'apprendre à laisser-dire ce que recèle en propre notre situation singulière.

Ce qui en outre semble trop accusé dans Le principe d'anarchie, c'est l'idée de «sortie» hors de la métaphysique, alors que la question est peut- être davantage d'y «entrer» correctement. Et finalement, là où l'auteur se montre original et prometteur, il nous laisse sur notre faim : prenant pour exemple d'un revers historique la fin de la cité inca — idée remarquable puisqu'elle nous confronte à une Histoire tout à fait singulière qui, contrairement aux autres grandes Histoires de l'humanité, sémitique, indienne ou extrême-orientale, n'a à aucun moment été touchée par ce que Malraux nomme «les métamorphoses d'Apollon», sauf précisément au moment de sa chute, — il en parle en des termes qui nous semblent par excellence être ceux originaires de- et appliquantes exclusivement à- l'Histoire unique du destin de l'être.

Il reste que l'ouvrage de Reiner Schùrmann présente dans son articulation de la question de l'agir un certain nombre de perspectives

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particulièrement enrichissantes: une remarquable mise au point du rapport de Heidegger à Husserl (p. 76 ss), un rappel essentiel de la nécessité d'une lecture parallèle de Marx et Nietzsche (p. 57 ss), une clarification des grands thèmes nietzschéens dans leur rapport aux vocables grecs essentiels (p. 189 ss), une mise en relief de la tournure décisive que la métaphysique occidentale a reçue de la Physique d'Aristote (p. 96 ss), une discrète mais heureuse suggestion du «parméni- disme heideggerien» (le leitmotiv sous-jacent au thème de la déconstruction). Pour toutes ces raisons, et parce que nous avons ici le plus monumental effort — jusqu'à ce jour — d'une lecture exhaustive de Heidegger, Le principe d'anarchie constitue sans aucun doute une contribution de poids à la saisie de l'enjeu d'une pensée heideggerienne.

rue Pré Delcourt, 3 Bernard Stevens, B-5890 Chaumont-Gistoux. Aspirant du F.N.R.S.