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HISTOIRE DE FRANCE DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'À LA RÉVOLUTION. TOME PREMIER. — TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE. PAR P. VIDAL DE LA BLACHE. PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ DE PARIS. PARIS - LIBRAIRIE HACHETTE - 1903.

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HISTOIRE DE FRANCEDEPUIS LES ORIGINES JUSQU' LA RVOLUTION.

TOME PREMIER. TABLEAU DE LA GOGRAPHIE DE LA FRANCE.

PAR P. VIDAL DE LA BLACHE.

PROFESSEUR L'UNIVERSIT DE PARIS.

PARIS - LIBRAIRIE HACHETTE - 1903.

AVANT-PROPOS.

PREMIRE PARTIE. PERSONNALIT GOGRAPHIQUE DE LA FRANCE. - EN QUEL SENS LA FRANCE EST UN TRE GOGRAPHIQUE.CHAPITRE I. FORME ET STRUCTURE DE LA FRANCE. CHAPITRE II. LES INFLUENCES DU DEHORS. - LA MDITERRANE. CHAPITRE III. LES INFLUENCES DU DEHORS (suite). - LE CONTINENT. CHAPITRE IV. PHYSIONOMIE D'ENSEMBLE DE LA FRANCE. CONCLUSION DE LA PREMIRE PARTIE.

DEUXIME PARTIE. DESCRIPTION RGIONALE. LIVRE PREMIER. LA FRANCE DU NORD. I. ARDENNE ET FLANDRECHAPITRE I. LE CONTACT POLITIQUE DE LA MER DU NORD. CHAPITRE II. LE MASSIF PRIMAIRE DE BELGIQUE ET DE L'ARDENNE. CHAPITRE III. LES FLANDRES.

II. LE BASSIN PARISIEN.CHAPITRE I. PARTIE SEPTENTRIONALE. CHAPITRE II. LA RGION TERTIAIRE (partie septentrionale). CHAPITRE III. LE BASSIN PARISIEN EN AMONT DE PARIS. CHAPITRE IV. LES PAYS AUTOUR DE PARIS. CHAPITRE V. PARIS. CHAPITRE VI. LIEN DE PARIS AVEC LA LOIRE. - BEAUCE. CHAPITRE VII. PARTIE MRIDIONALE DU BASSIN PARISIEN. CHAPITRE VIII. PARTIE OCCIDENTALE DU BASSIN PARISIEN.

III. LA RGION RHNANE.CHAPITRE I. LES VOSGES. CHAPITRE II. LA LORRAINE. CHAPITRE III. LE PAYS MEUSIEN. CHAPITRE IV. L'ALSACE.

LIVRE DEUXIME. ENTRE LES ALPES ET L'OCAN. I. LE SILLON DE LA SANE ET DU RHNE.CHAPITRE I. LA BOURGOGNE. CHAPITRE II. LA RGION LYONNAISE. CHAPITRE III. LES ALPES FRANAISES. CHAPITRE IV. LA VALLE DU RHNE ET LA TRANSITION VERS LE MIDI.

II. LE MASSIF CENTRALCHAPITRE I. L'ENSEMBLE DU MASSIF CENTRAL. CHAPITRE II. DU LANGUEDOC L'AUVERGNE. CHAPITRE III. LES CONTRES VOLCANIQUES. CHAPITRE IV. L'OUEST DU MASSIF CENTRAL ET LES ROUTES VERS L'AQUITAINE.

LIVRE TROISIME. L'OUEST. I.CHAPITRE I. VUE GNRALE DE L'OUEST. CHAPITRE II. POITOU. CHAPITRE III. POSITION MARITIME ET ESTUAIRE DE LA LOIRE.

II.CHAPITRE I. LES CONFINS DE LA BRETAGNE. CHAPITRE II. LA BRETAGNE.

LIVRE QUATRIME. LE MIDI. I. LE MIDI MDITERRANEN.CHAPITRE I. LA PROVENCE. CHAPITRE II. LA PLAINE ET LES PASSAGES DU LANGUEDOC VERS L'OUEST.

II. LE MIDI PYRNEN.CHAPITRE I. LES PYRNES. CHAPITRE II. LA PLAINE SUBPYRNENNE.

III. LE MIDI OCANIQUE.CHAPITRE I. QUERCY ET PRIGORD. CHAPITRE II. LA VIE MARITIME DU SUD-OUEST.

CONCLUSION. LA CENTRALISATION ET LA VIE D'AUTREFOIS.

AVANT-PROPOSL'histoire d'un peuple est insparable de la contre qu'il habite. On ne peut se reprsenter le peuple grec ailleurs qu'autour des mers hellniques, l'Anglais ailleurs que dans son le, l'Amricain ailleurs que dans les vastes espaces des tats-Unis. Comment en est-il de mme du peuple dont l'histoire s'est incorpore au sol de la France, c'est ce qu'on a cherch expliquer dans ces pages. Les rapports entre le sol et l'homme sont empreints, en France, d'un caractre original d'anciennet, de continuit. De bonne heure les tablissements humains paraissent y avoir acquis de la fixit ; l'homme s'y est arrt parce qu'il a trouv, avec les moyens de subsistance, les matriaux de ses constructions et de ses industries. Pendant de longs sicles il a men ainsi une vie locale, qui s'est imprgne lentement des sucs de la terre. Une adaptation s'est opre, grce des habitudes transmises et entretenues sur les lieux o elles avaient pris naissance. Il y a un fait que l'on a souvent l'occasion de remarquer en notre pays, c'est que les habitants se sont succd de temps immmorial aux mmes endroits. Les niveaux de sources, les roches calcaires propices la construction et la dfense, ont t ds l'origine des nids d'attraction, qui n'ont gure t abandonns dans la suite. On voit, Loches, le chteau des Valois s'lever sur des substructions romaines, lesquelles surmontent la roche de tuffeau perce de grottes, qui ont pu tre des habitations primitives. L'homme a t, chez nous, le disciple longtemps fidle du sol. L'tude de ce sol contribuera donc nous clairer sur le caractre, les murs et les tendances des habitants. Pour aboutir des rsultats prcis, cette tude doit tre raisonne ; c'est--dire qu'elle doit mettre en rapport l'aspect que prsente le sol actuel avec sa composition et son pass gologique. Ne craignons pas de nuire ainsi l'impression qui s'exhale des lignes du paysage, des formes du relief, du contour des horizons, de l'aspect extrieur des choses. Tout au contraire. L'intelligence des causes en fait mieux goter l'ordonnance et l'harmonie. J'ai cherch faire revivre, dans la partie descriptive de ce travail, une physionomie qui m'est apparue varie, aimable, accueillante. Je voudrais avoir russi fixer quelque chose des impressions que j'ai prouves en parcourant en tous sens cette contre profondment humanise, mais non abtardie par les uvres de la civilisation. L'esprit y est sollicit par la rflexion, mais c'est au spectacle tantt riant, tantt imposant de ces campagnes, de ces monts et de ces mers qu'il est sans cesse ramen comme une source de causes.

PREMIRE PARTIE. PERSONNALIT GOGRAPHIQUE DE LA FRANCE. - EN QUEL SENS LA FRANCE EST UN TRE GOGRAPHIQUE.IL semble presque paradoxal de poser mme la question suivante : La France est-elle un tre gographique ? Ce nom a pris nos yeux une forme concrte ; il s'incarne dans une figure laquelle les cartes nous ont tellement habitus, que nous aurions de la peine en concevoir les parties groupes d'aprs des affinits diffrentes. Volontiers nous serions ports la considrer comme une unit faite d'avance ; plusieurs diraient comme un cadre fourni par la nature l'histoire. C'est pourtant la premire question sur laquelle il soit utile de s'expliquer, si l'on veut comprendre quelles ont t dans ce pays les relations de la nature et de l'homme. La rponse n'est pas aussi simple qu'on le croirait tout d'abord. Ce n'est pas au point de vue gologique que la France possde ce qu'on peut appeler une individualit. On peut parler d'harmonie entre ses diverses parties ; mais il serait contraire aux rsultats les moins contestables de la science de croire qu'un seul et mme plan a prsid sa structure. Ce que nous disons de la gologie peut se rpter du climat, de la flore et de la faune sur ce territoire que nous appelons la France. Dans la varit de ses climats on distingue plusieurs types tranchs, qui ne lui sont pas particuliers. Il en est de mme de ses espces de plantes, d'animaux, de ses populations humaines. Elles se rattachent par leurs affinits, les unes au bassin mditerranen, les autres l'Europe centrale. Rien ne s'accorde avec l'ide d'un foyer de rpartition situ dans l'intrieur de la France, d'o elles auraient rayonn en commun sur le reste du territoire. Cependant nous rptons volontiers ce mot de Michelet : La France est une personne. Nous regardons comme un tmoignage significatif et vrai les paroles souvent cites par lesquelles, il y a prs de vingt sicles, Strabon caractrisait en raccourci l'ensemble de cette contre. De quelle nature est donc cette personnalit, et comment faut-il l'entendre ? Une individualit gographique ne rsulte pas de simples considrations de gologie et de climat. Ce n'est pas une chose donne d'avance par la nature. Il faut partir de cette ide qu'une contre est un rservoir o dorment des nergies dont la nature a dpos le germe, mais dont l'emploi dpend de l'homme. C'est lui qui, en la pliant son usage, met en lumire son individualit. Il tablit une connexion entre des traits pars ; aux effets incohrents de circonstances locales, il substitue un concours systmatique de forces. C'est alors qu'une contre se prcise et se diffrencie, et qu'elle devient la longue comme une mdaille frappe l'effigie d'un peuple. Ce mot de personnalit appartient au domaine et au vocabulaire de la gographie humaine. Il correspond un degr de dveloppement dj avanc de rapports gnraux. Ce degr a t atteint de bonne heure par la France. De cet tat vague et rudimentaire o les aptitudes et les ressources gographiques d'une contre restent l'tat latent, o rien ne ressort encore de ce qui accuse une personnalit vivante, notre pays est sorti plus tt que d'autres. Il est un de ceux qui ont pris le plus anciennement figure. Tandis que, dans la partie continentale de l'Europe, les grandes contres de l'avenir, Scythie, Germanie,

n'apparaissaient que dans une pnombre indistincte, on pouvait dj discerner les contours de celle qui devait s'appeler la France. Il nous a sembl qu'avant d'aborder une description dtaille, l'examen de ce fait tait digne d'attention. Comment un fragment de surface terrestre qui n'est ni pninsule ni le, et que la gographie physique ne saurait considrer proprement comme un tout, s'est-il lev l'tat de contre politique, et est-il devenu enfin une patrie ? Telle est la question qui se pose au seuil de ce travail.

CHAPITRE PREMIER. FORME ET STRUCTURE DE LA FRANCE. I. LA FORME.LA forme de la France, engage dans le continent, niais dans une partie effile de ce continent, tire sa raison d'tre de faits trs gnraux, excdant de beaucoup son cadre. Le doigt d'un enfant, suivant sur une carte ou un globe les contours de l'ancien monde, serait insensiblement conduit vers un point o les lignes qui encadrent la plus vaste masse continentale se rapprochent, convergent presque, de faon dessiner une sorte de pont entre la Mditerrane et l'Ocan, qui s'cartent de nouveau ensuite. Au point le plus resserr, entre Narbonne et Bayonne, l'intervalle n'a gure plus de 400 kilomtres. Ceci n'est pas un trait fortuit et local. Tandis qu' l'extrmit orientale de l'ancien monde, le continent arrondit ses flancs convexes vers des mers ranges en bordure, un type terrestre tout diffrent prvaut l'extrmit occidentale. Le continent se projette hardiment ; deux systmes de mers l'chancrent en sens transversal, et cette configuration est un hritage lointain du pass. Les mers que reprsentent actuellement la Mditerrane d'une part, la Baltique et la mer du Nord de l'autre, ont beaucoup vari, au cours des priodes antrieures, dans leur forme et leur tendue, mais non dans leur direction gnrale. Une distinction, atteste par la nature des faunes, s'accuse persistante entre les deux systmes maritimes du Nord et du Sud. On peut s'en rendre compte en considrant les cartes o les gologues reconstituent pour les poques antrieures les divisions gnrales des terres et des mers. Les mers du Nord et du Sud de l'Europe y sont spares par une suite de massifs mergs qu'elles n'ont, dans le cours des ges, envahis qu'en partie, temporairement, et pardessus lesquels les communications n'ont jamais t que restreintes. Le seuil du Poitou, en France, ainsi que les croupes intermdiaires entre le Morvan et les Vosges, marquent l'emplacement de tels de ces dtroits, depuis longtemps ferms. La digue entre les deux systmes de mers subsiste, bien que mutile ; c'est la charpente du continent europen. Mais elle a subi, surtout du ct de la Mditerrane, de fortes brches. Cette mer, par des empitements rcents, a projet de longs bras vers le Nord. Ainsi, graduellement, le continent europen s'amincit : entre Odessa et la Baltique la distance se rduit 1200 kilomtres ; vers Trieste, 900. Mais pour que le rapprochement entre les deux systmes de mers persiste et prenne le caractre d'un rapport de correspondance soutenue, il faut arriver l'intervalle compris entre le golfe du Lion et la Manche. A partir de Langres, aucun point de notre territoire n'est distant de la mer de plus de 400 kilomtres.

Dans le signalement de la France voil un trait essentiel : c'est la contre sise au rapprochement des deux mers. Et comme, aussitt aprs, l'paisse Pninsule ibrique restitue l'Europe des dimensions quasi continentales, notre pays se montre galement le point de jonction entre deux masses terrestres. Notre imparfaite terminologie gographique ne fournit pas de nom qu'on puisse appliquer, sinon par mtaphore, ces contres qui, sans avoir l'troitesse d'un isthme, se dessinent comme un pont d'une mer une autre. Cependant, ds l'antiquit, l'attention des gographes avait t particulirement frappe de cette forme intermdiaire, qui se rpte avec des variantes, mais avec une insistance singulire, dans la partie de l'ancien monde sur laquelle s'est exerce leur observation. Ce resserrement, qui ne va pas jusqu' l'tranglement, ils l'avaient remarqu l'endroit o l'Asie Mineure se dtache de l'Asie, o le Caucase s'interpose entre la Caspienne et la mer Noire, l'Iran entre la Caspienne et le golfe Persique. Ils l'avaient mme suppos entre le Palus-Motide et l'Ocan septentrional. Ce trait ne pouvait manquer, ds qu'il fut aussi signal en Gaule, de prendre place parmi les lignes fondamentales de leur cartographie. Ce fut en effet dans le labyrinthe des formes un trait conducteur, et sans doute le premier acheminement pour eux vers la notion d'une grande contre individualise. Cette conception est d'origine videmment commerciale. Il fallait, pour qu'elle se ft jour, que le commerce et appris connatre les rapports de distance qui existent dans cette partie de l'Europe entre les deux mers. Ds que les marchands marseillais eurent dcouvert quelle facilit offrait leur arrire-pays pour communiquer avec les mers extrieures, les gographes ne tardrent pas tirer de ce fait une dfinition de la contre tout entire. Strabon est l'interprte d'observations inspires dj par plusieurs sicles d'exprience commerciale, lorsqu'il vante la correspondance qui s'y montre sous le rapport des fleuves et de la mer, de la mer intrieure et de l'Ocan1. Ces fleuves sont des auxiliaires qui facilitent les relations entre les mers ; cette correspondance, si rare en effet autour de la Mditerrane, et qui se rencontre ici, lui suggre l'ide d'un organisme compos souhait, comme en vertu d'une prvision intelligente. La phrase est justement clbre ; il se mle une sorte de solennit dans ce premier horoscope tir de notre pays. En ralit les premires observations de la science grecque, inspires par une connaissance trs sommaire de la contre et trs imparfaite du reste de l'Europe, ne pouvaient tre qu'un pressentiment. H est significatif cependant que dj quelques-uns des mots les plus justes et les plus fortement frapps aient t dits sur notre pays.

II. TRAITS GNRAUX DE STRUCTURE.Sur le sol franais se juxtaposent deux zones distinctes par leur volution gologique et par leur aspect actuel. Il faut, pour expliquer ces diffrences, rappeler brivement les rsultats auxquels sont arrivs les gologues sur la structure de l'Europe occidentale. Cette rgion a t remanie deux reprises par des contractions de l'corce terrestre. D'abord, la fin de la priode primaire2, se dressa une puissante chane, dont on a pu reconnatre l'unit en1 Strabon, IV, I, 14. 2 On sait que les gologues distinguent dans l'histoire de la Terre plusieurs priodes,

dont chacune fut trs longue et se caractrise par des terrains de composition et de faune spciales. Les voici, par ordre d'anciennet et avec leurs divisions principales, dont les noms pourront revenir dans le cours de cette tude :

raccordant entre eux les plis de la Bohme, du Harz, de l'Ardenne, des Vosges, du Massif central, de la Bretagne et du Sud-Ouest de l'Angleterre. Il semble qu'ensuite, pendant de longues priodes, les forces internes soient restes en repos. Vers le milieu de la priode tertiaire, elles se rveillrent ; et c'est alors que de nouvelles contractions produisirent les plissements des Pyrnes, des Alpes, des Apennins, etc. Ces derniers accidents affectrent surtout la rgion voisine de la Mditerrane ; mais leur contrecoup se fit sentir sur la partie contigu de l'Europe qui avait dj subi jadis l'assaut des forces internes. Ici, toutefois, comme l'effort vint se heurter des masses depuis longtemps consolides et qu'un tassement prolong avait rendu moins plastiques, il se traduisit, non par des plissements nouveaux, mais par des dislocations et des fractures. Ces fractures accompagnes de pressions latrales eurent pour rsultat de surlever certaines parties de la surface, tandis que d'autres s'affaissrent. On distingue ainsi, sur notre territoire, deux types de structure. L'un est la zone d'anciens massifs qui se succdent de la Bohme au pays de Galles, soit par le Massif rhnan et, l'Ardenne, soit par les Vosges, le Massif central et l'Armorique, fragments de la grande chane dresse la fin des temps primaires. Entre ces piliers rests debout, de grandes surfaces, comme prives de support, ont cd un mouvement prolong d'affaissement. On voit ainsi entre les pointements des anciens massifs s'tendre des aires d'enfoncement : tantt des bassins comme ceux de Souabe, de Paris, de Londres ; tantt une fosse comme la valle du Rhin. La mer, qui occupait jadis ces dpressions, ne les a pas compltement vacues. La Manche, la mer du Nord interrompent, par transgression, la continuit d'anciens massifs. Mais la nappe dont elles recouvrent le socle continental est mince. Ce sont des mers fonds plats, dont les flots dissimulent sous des profondeurs infrieures 200 mtres une partie du bassin de Paris, de celui de Londres, du Massif armoricain. L'autre zone est celle qu'occupent les chanes de plissements rcents qui s'allongent le long de la Mditerrane, en partie aux dpens du lit de mditerranes antrieures. En longues guirlandes se droulent les chanes leves, ariennes : de Berne, Grenoble, Pau, on les voit, par un temps favorable, s'aligner sous le regard. La destruction s'exerce sur elles avec une activit peine amortie1. Les chaines courent en gnral paralllement aux

1 Terrains primitifs (gneiss et micaschistes) et terrains primaires (cambrien, silurien, dvonien, carbonifre, permien). Les granits et les porphyres sont des roches ruptives qui se sont fait jour pendant l'poque primaire. 2 Terrains secondaires (trias, jurassique, crtac). Le jurassique a pour subdivisions principales le lias et l'oolithe. 3 Terrains tertiaires (ocne, oligocne, miocne, pliocne). 4 Terrains quaternaires (alluvions anciennes et modernes). Apparition de l'homme sur la terre. Les roches ruptives telles que le basalte, le trachyte, la phonolithe, se rapprochant des laves volcaniques actuelles, sont sorties du sol pendant les priodes miocne, pliocne et quaternaire. 1 Toute rgion en relief est expose une destruction rapide. La gele dsagrge les roches les plus rsistantes ; les glaciers usent leurs bords et leur lit ; la force des eaux, excite par la pente, ravine les flancs des montagnes, en arrache des blocs qui, rduits par le frottement l'tat de galets, puis de sable et de boue, sont entrans au loin et forment des plaines de sdiment. Lorsque ce travail de destruction s'est prolong pendant des priodes gologiques, l'usure est telle que les anciens massifs montagneux

rivages ; ou bien, comme les Pyrnes orientales, elles sont brusquement, en pleine hauteur, interrompues par eux. La mer se creuse leur pied en fosses profondes ; des abmes de plus de 2.000 mtres sont, entre Nice et Toulon, aussi bien que sur la cte mridionale du golfe de Gascogne, tout voisins du littoral. Dans les parties que la mer a dlaisses depuis les derniers temps gologiques, la nature des dpts indique souvent des profondeurs considrables ; la faune fossile diffre entirement de celle des anciennes mers qui ont envahi le bassin parisien. Il est visible que la nature a travaill dans ces deux rgions sur un plan diffrent. La diversit actuelle de physionomie est l'avertissement de diversits invtres et sculaires. Nous ne pousserons pas plus loin, pour le moment, ces comparaisons. On voit que la structure de la France n'a rien de l'unit homogne qu'on se plat parfois lui attribuer. Le Massif central, par exemple, ne peut tre considr comme un noyau autour duquel se serait form le reste de la France. De mme que la France touche deux systmes de mer, elle participe de deux zones diffrentes par leur volution gologique. Sa structure montre l'Ouest une empreinte d'archasme ; elle porte, au contraire, au Sud et au Sud-Est, tous les signes de jeunesse. Ses destines gologiques ont t lies pour une part l'Europe centrale, pour l'autre l'Europe mditerranenne. Mais l'individualit gographique n'exige pas qu'une contre soit construite sur le mme plan. A dfaut d'unit dans la structure, il peut y avoir harmonie vivante ; une harmonie dans laquelle s'attnuent les contrastes rels et profonds qui entrent dans la physionomie de la France. Cette harmonie est en effet ralise. Elle tient surtout la rpartition suivant laquelle se coordonnent, en France, les principales masses minrales1. Les

ont un aspect mouss et que leur niveau se rapproche de celui des plaines. La Bretagne offre, chez nous, le meilleur type de cette topographie. Au contraire, dans les chanes d'origine relativement rcente, comme les Alpes, les formes sont hardies et lances, parce que la destruction n'a pas eu le temps d'accomplir toute son uvre. Dans le premier cas la lutte est presque arrive son terme ; dans le second, elle est en pleine nergie. 1 La qualit des sols tient leur composition minralogique. Les roches primitives et primaires (granits et schistes) engendrent par leur dcomposition des sols pauvres en chaux et en acide phosphorique, plus favorables, tant qu'ils ne sont pas amends, aux bois et aux landes qu'aux cultures. Les terrains de l'poque secondaire, parmi lesquels les calcaires dominent, sont souvent trop secs (Causses, Champagnes), mais gnralement assez riches : parmi eux, le calcaire coquillier (Lorraine) et le lias sont regards par les agronomes comme donnant des terres naturellement compltes. Les terrains tertiaires se distinguent par une grande varit, qui est avantageuse soit pour la formation des sources et le mlange des cultures, soit pour l'abondance des matriaux (argile plastique, calcaire et gypse des environs de Paria). Quelques sols, il est vrai, sont trs pauvres (sables de Fontainebleau ; argile silex) : mais d'autres sont trs fertiles, comme les molasses d'Aquitaine ; ou privilgis par les multiples ressources qu'ils offrent l'homme, comme le calcaire grossier parisien. Les alluvions fluviatiles ou marines doivent souvent une grande fertilit au mlange d'lments dont elles se composent (Val de Loire ; Ceinture dore en Bretagne). Nous aurons maintes fois, dans le cours de ce travail, mentionner ces terrains et d'autres encore : nous chercherons toujours en expliquer les caractres ; mais pour les dtails qui ne sauraient trouver place ici, le lecteur pourra se rfrer la Gologie agricole d'E. Risler (Paris, Berger-Levrault, 18841897,4 vol.), et notamment au chapitre XIX du tome quatrime (Terres compltes et terres incompltes).

massifs anciens avec leurs terres siliceuses et froides, les zones calcaires au sol chaud et sec, les bassins tertiaires avec la varit de leur composition, se succdent dans un heureux agencement. Les massifs ne sont pas, comme dans le Nord-Ouest de la Pninsule ibrique, concentrs en bloc. L'Ardenne, l'Armorique, le Massif central, les Vosges, alternent avec le bassin parisien, celui d'Aquitaine, celui de la Sane. En vertu de cette disposition quilibre, aucune partie n'est en tat de rester confine part dans un seul mode d'existence. Partout, sur la priphrie des diffrents groupes entre montagne et plaine, terres froides et terres chaudes, bocage et campagne, bon et mauvais pays, clatent des contrastes dont s'est empar et qu'exprime avec sret le vocabulaire populaire. Si les hommes ont saisi ces diffrences, c'est qu'elles les touchaient de prs, qu'elles se traduisaient en ralits pratiques. Ces ralits, c'tait pour eux la manire de se nourrir, de se loger, de gagner sa vie. Suivant que le sol est calcaire ou argileux, pauvre ou riche en substances fertilisantes, suivant que l'eau se ramasse en sources, ou court en mille filets la surface, l'effort de l'homme doit se concerter autrement. Ici il se livrera aux cultures de crales ; l il combinera avec une agriculture plus maigre un peu d'levage, ou un peu d'industrie ; ailleurs il saura pratiquer l'art de diriger et de rassembler ces eaux diffuses qui semblaient vouloir chapper son action. Tout cela s'exprimera pour lui dans un nom : celui d'un pays qui souvent, sans tre consacr par une acception officielle, se maintiendra, se transmettra travers les gnrations par les paysans, gologues leur manire. Le Morvan, l'Auxois, la Puisaye, la Brie, la Beauce et bien d'autres correspondent des diffrences de sol. Ces pays sont situs, les uns par rapport aux autres, de faon pouvoir recourir aux offices d'un mutuel voisinage. Le bon pays est tout au plus quelques jours de marche du pays plus dshrit, dont l'habitant a besoin d'un supplment de gains et de subsistances. Celui-ci peut trouver sa porte les ressources qu'en d'autres contres il faudrait aller chercher bien loin, avec moins de certitude, avec plus de risques. La France est une terre qui semble faite pour absorber en grande partie sa propre migration. Une multitude d'impulsions locales, nes de diffrences juxtaposes de sol, y ont agi de faon mettre les hommes mme de se frquenter et de se connatre, dans un horizon toutefois restreint. Plus on analyse le sol, plus on acquiert le sentiment de ce qu'a pu tre en France la vie locale. Aussi des courants locaux, facilement reconnaissables encore aujourd'hui, se sont forms spontanment la faveur de la varit des terrains. Leurs buts sont rarement loigns : marchs, foires ou ftes dans le voisinage, tournes priodiques aux poques de morte-saison, enrlements au temps des moissons. Mais ces dates attendues et espres prennent place dans les proccupations ordinaires de la vie. Les diffrences qui sont mises par l en rapport ne sont pas de celles qui ouvrent des horizons lointains ; ce sont des contrastes simples et familiers, qui s'expriment par dictons, proverbes ou quolibets. Malgr tout il en rsulte une ventilation salubre. On est moins tranger l'un l'autre. Il se forme un ensemble d'habitudes dont s'est visiblement imprgne la psychologie du paysan de France. Des courants gnraux se sont fait jour travers la foule des courants locaux. Car la vie gnrale a trouv aussi des facilits dans la structure de la contre. Elle s'est fray des voies la faveur des seuils qui sparent les massifs, et des dpressions qui longent les zones de plissement. La valle du Rhne, sur le bord extrieur des Alpes, le couloir du haut Languedoc sur le front septentrional des Pyrnes, rentrent dans cette seconde catgorie. A la premire appartiennent les

seuils qui, entre les Vosges et le Morvan (Bourgogne), entre le Limousin et l'Armorique (Poitou), sparent les anciens massifs. Si remarquables dans l'conomie gnrale de la contre, ces seuils ne sont en ralit que les parties surbaisses de rides souterraines qui rattachent ici les granits des Vosges ceux du Morvan, l ceux du Massif central ceux de la Gtine vendenne. Les dpts sdimentaires qui les recouvrent dissimulent cette connexion, que trahissent seulement, en Bourgogne comme en Poitou, quelques pointements isols au fond des valles. Il aurait suffi que l'rosion, qui sur tant d'autres points a dbarrass les terrains primitifs de leur couverture sdimentaire, pousst un peu plus avant son uvre pour que la liaison granitique qui existe souterrainement se poursuivit au grand jour. Qu'en serait-il rsult pour les communications, prives de la facilit que les dpts calcaires mnagent la circulation ? Sans doute les relations entre les hommes seraient devenues plus malaises. Peut-tre les voies du commerce eussent-elles pris d'autres directions. Assurment les sparations seraient restes plus fortes entre le Nord et le Sud. Cela n'a pas eu lieu ; et l'on voit ainsi comment une circonstance, qu'on peut qualifier de secondaire au point de vue de l'volution gologique, est devenue capitale au point de vue de la gographie humaine. Mais une rflexion doit nous retenir de pousser plus loin. Les rapports dont il vient d'tre parl supposent dans une rgion un certain degr de vie gnrale. Or, comment nat et s'veille une vie gnrale, c'est ce que nous n'avons pas examin encore. Nous sommes amens cette question.

CHAPITRE II. LES INFLUENCES DU DEHORS. - LA MDITERRANE.IL n'est gure de question plus importante pour la gographie politique que de chercher comment, quand et par quelles voies une vie gnrale parvient s'introduire travers la diversit des pays locaux. Aucune tape n'est plus dcisive et ne met plus de diffrences entre les contres. Il y en a qui ne la franchissent pas. Elles restent morceles l'tat de petits groupes que relie un lien trs lche, ou qui mme sont peu prs isols. Thucydide remarquait que de son temps la moiti de la Grce, dans les montagnes et dans l'Ouest, n'tait pas sortie de cet tat social rudimentaire : on ne serait pas en peine encore de nos jours de citer des exemples pareils, sur les bords mmes de la Mditerrane : l'Albanie, le Rif marocain nous montrent des types peu prs intacts de socits primitives. La tribu, le clan, le pays, le village sont, suivant les lieux, les cadres de cette vie. L'Afrique centrale ne nous a-t-elle pas rvl rcemment, sur des tendues normes, un tat de dispersion politique travers lequel nous voyons, aujourd'hui seulement, filtrer, avec l'Europen ou l'Arabe, les premiers filets de relations gnrales ? Telle est, en effet, la marche naturelle. Le choc vient du dehors. Aucune contre civilise n'est l'artisan exclusif de sa propre civilisation. Ou du moins elle ne peut engendrer qu'une civilisation borne, comme une horloge qui, aprs quelque temps de marche, s'arrte court. Il faut, pour qu'elle s'lve un degr suprieur de dveloppement, que sa vie soit en communication avec celle d'un domaine plus vaste, qui l'enrichit de sa substance et glisse en elle de nouveaux ferments. Ces sources de vie n'ont pas manqu la France. Elle y a puis de divers cts. Essayons de voir quelles ont t ses relations, d'abord avec la Mditerrane, puis avec la Pninsule ibrique, enfin avec l'Europe centrale.

Par la Mditerrane la France est en rapport avec le domaine terrestre o se constiturent les premires grandes socits : les plaines alluviales de la Msopotamie et du Nil, les contres dcouvertes, enrichies de dbris volcaniques qui s'tendent au pied du Taurus d'Armnie ou d'Asie Mineure, en gnral enfin l'Asie occidentale. La gographie botanique, qui tudie l'origine des plantes cultives et qui en suit les migrations, est parvenue par ses recherches jeter quelque jour sur l'antique histoire humaine. Elle constate que l'homme n'a trouv nulle part, si ce n'est peut-tre en Chine, des moyens de subsistance plus varis que dans les contres qui viennent d'tre nommes. Plus de la moiti des crales et graines nourricires connues sont originaires de cette partie du continent. L, depuis une antiquit qu'il est difficile d'valuer, car elle prcde les grands empires que nous fait connatre l'histoire, apparat constitu un systme d'agriculture fond sur la charrue, dans lequel le buf a son emploi comme animal de trait. Parmi les crales venues d'Asie, les unes, comme le seigle et l'avoine, sont restes longtemps trangres aux contres de la Mditerrane et semblent n'y tre arrives qu'aprs avoir pass par l'Europe centrale ; mais les autres y apparaissent de trs bonne heure. L'orge primitivement et plus tard le bl sont devenus, pour les riverains de cette mer, le fond de la nourriture. Parmi les plantes textiles figure au premier rang le lin, avec lequel ils tissent des toffes. C'est sur ce mode d'existence que se greffrent, suivant les localits, d'autres varits d'exploitation du sol, inspires par les conditions du relief et de climat : l'levage avec transhumance priodique, dans les rgions montagneuses qui se pressent le long de la Mditerrane ; les cultures d'arbres et d'arbustes, sur les terrasses abondantes en sources, et dans les plaines o l'eau s'infiltrant ne peut tre atteinte que par les plantes longues et profondes racines. Toute une lgion d'arbres fruitiers, porte par des migrations humaines, vint, avec la vigne, garnir les bords de la Mditerrane, et faire au pays de Chanaan, l'Apulie et la Sicile cette renomme lgendaire dont nos esprits ne sont pas encore affranchis. Cet art des plantations, que les Grecs distinguaient par le mot , est, comme l'indique fort bien Thucydide, un art dlicat qui a pris naissance ultrieurement, et a progress comme un luxe de civilisation avance. Il achve de caractriser, par l'usage de l'huile et du vin combin avec celui du bl et du pain, une manire de vivre qui s'est forme et propage dans la zone qui comprend l'Asie occidentale et les bords orientaux de la Mditerrane. Malgr toutes les acquisitions dont s'est accru le patrimoine du monde mditerranen par des emprunts faits l'Inde, au Soudan et l'Amrique, l'existence humaine, en tant que mode de culture et de nourriture, y reste constitue sur les mmes bases, fige et dsormais peu prs invariable, comme toutes choses remontant trs haut dans le pass. On comprend sans peine l'influence que ce type de civilisation matrielle, peu peu enrichi par les prestiges de l'industrie et de l'art, servi par des courtiers comme les Phniciens et les Grecs, a exerce autour de lui. La Mditerrane fut un des traits d'union, le principal certainement qui nous en rapprocha. Il semblera peut-tre qu'on ne puisse apprcier trop haut le rle de la Mditerrane dans nos destines. Cependant la France n'est ni une pninsule ni une le. Elle a sur la Mditerrane moins de faade que l'Espagne. Elle ne touche cette mer que par un littoral qui n'a gure plus de 600 kilomtres. En outre, entre le Rhne et les Pyrnes, la cte est mal abrite, battue du mistral.

Mais ce littoral doit une signification unique sa position entre les Pyrnes et les Alpes. Les Pyrnes s'abaissent son approche et ouvrent au col du Pertus et sur la cte des issues telles que pour en trouver de semblables il faudrait aller l'autre extrmit de la chane. Les plantes s'y sont avances librement ; on compte plus de cinquante espces vgtales, d'origine ibrique, qui les ont franchies et ne disparaissent que vers Montpellier. Ce fut aussi un passage pour les hommes. La circulation, rejete vers la cte, continue la serrer de prs, car elle y trouve la communication la plus directe vers l'Italie. De la Catalogne au Pimont, c'est un trait de liaison qui a fait sentir son influence sur la civilisation provenale, et sans lequel la formation de ce que l'on a appel ainsi serait inintelligible. De leur ct les Alpes achvent sur ce littoral le grand demi-cercle concave qu'elles opposent la Mditerrane. Cette mer a peu d'ouvertures vers l'intrieur ; presque partout elle est bloque par des montagnes. Mais il y a, aux deux extrmits de la chane des Alpes, deux lacunes importantes de la barrire qui ferme l'Europe centrale. De l'Adriatique au Danube, comme du golfe du Lion au Rhin, il est possible de tourner les Alpes. Des voies de commerce trs anciennes s'avancrent dans ces directions ; Hrodote en a connaissance1 et malgr les mythes dont elles s'enveloppent, elles traversent de quelques traits de clart l'obscurit de l'Europe primitive. Enfin le Rhne, continu par la Sane, ouvre en droite ligne une voie fluviale de plus de 700 kilomtres, dirige vers le Nord. Quoique la valle du Rhne se compose en ralit d'une srie de bassins, l'attnuation qu'prouve ici l'obstacle dress devant la Mditerrane est sensible. Par cette troue du Sud au Nord, une carrire plus libre s'offre aux changes de la nature et des hommes. Cette avenue conduit d'autres : la Loire Roanne n'est spare du Rhne que de 70 kilomtres ; on gagne aisment la Seine par les rampes calcaires de Bourgogne, et l'on arrive par la valle du Doubs l'un des carrefours de l'Europe. Ainsi des voies naturelles, parties du littoral mditerranen, traversent la Gaule vers l'Espagne, les Iles Britanniques, l'Europe centrale. Mais il fallait qu'un intrt considrable et permanent appelt le commerce vers ces routes qui s'ouvraient. Seul l'attrait d'un de ces minraux dont l'usage est indispensable une socit civilise pouvait attirer chez nous les marchands et les voyageurs de la Mditerrane orientale, et amener entre des contres aussi loignes que les deux extrmits de la Gaule des relations assez rgulirement suivies pour exercer sur ce pays une profonde action gographique. Ce fut le commerce de l'tain qui joua ce rle. L'tain tait pour des raisons bien connues un des mtaux les plus recherchs par le commerce antique, mais les plus rares2. Parmi les contres privilgies o on le trouve sont les massifs de roches archennes qui, dans la Galice, dans notre Bretagne, et dans la Cornouaille anglaise, se projettent en saillie sur l'Ocan. Les mines d'tain de la Cornouaille (anciennes Cassitrides) conservaient hier encore le premier rang dans la production du globe. Celles de la Galice (ancien pays des Artabres), quoique moins riches, continuent tre exploites. Notre Bretagne a cess de fournir de l'tain ; mais elle prit certainement sa part dans l'approvisionnement d'tain de l'ancien monde.1 Hrodote, III, 115. 2 Voir t. I, liv. I, chap. I de l'Histoire de France : Les origines, la Gaule indpendante et

la Gaule romaine, par M. G. Bloch.

Le bassin de la Vilaine est une rgion minemment stannifre. Le minerai affleure prs du promontoire de Piriac entre l'embouchure de la Loire et celle de la Vilaine. On sait aujourd'hui que l'exploitation ne se borna pas aux alluvions et au minerai de la cte. Assez loin dans l'intrieur, prs de Plormel et aux environs de Nozay, on a relev des traces considrables de travail, qui ne laissent aucun doute sur l'extension de cette ancienne mtallurgie de l'tain. Ce n'est probablement pas une concidence fortuite que l'existence, aux abords de ces gisements, d'un peuple de renomme ancienne, les Vntes. Rien de plus naturel que la formation d'une puissance maritime et commerciale proximit des gisements d'un minerai prcieux, et sur une cte dcoupe, borde d'les, propice aux dbuts de la navigation, comme celle qui s'tend entre Quiberon et Le Croisic. Le nom du peuple vnte n'attendit pas pour tre connu que le conflit avec Csar le rendit clbre ; il figure dans des tmoignages de bien plus ancienne provenance1 comme habitant l'extrmit de la Celtique. C'tait un des peuples qui pouvaient disputer aux Artabres et aux Bretons insulaires le titre de derniers des hommes, vers les confins occidentaux de la terre habite ; ses relations allaient jusqu' l'Irlande, et il est permis de voir dans cette marine vnte l'ane de ces marines celtiques qui explorrent le Nord de l'Atlantique avant les Scandinaves. Ce ne fut donc pas l'aveugle, travers l'inconnu, que les navigateurs de la Mditerrane ou de Gads (Cadiz actuelle) se lancrent vers les lointaines Cassitrides. Des rgions o la mtallurgie tait connue et pratique leur mnagrent des tapes. Lorsque le voyageur marseillais Pythas, au ive sicle avant notre re, alla visiter Pile de Bretagne, son trajet, commenc Gads, au Sud de l'Espagne, suivit sans doute les voies frquentes par les marins de cette ville. Son itinraire est visiblement li aux relations qui unissaient ds lors les principaux foyers du commerce ocanique. C'est ainsi que nos ctes armoricaines furent parmi celles qu'il dcrivit en dtail. Il dpeint l'extrmit de la Celtique une vaste protubrance dcoupe de promontoires et d'les ; il y a l le cap Cabon, le peuple des Ostimii, l'le d'Uxisama2. Grce aux renseignements commerciaux, la pninsule armoricaine est une des premires contres dont quelques dtails se dessinent dans le Far-West europen. Ce que l'on commence signaler, ce sont les traits propres frapper des commerants et des marins, tout ce qui sert de repre la navigation, caps, promontoires et les. La contre s'claire par les extrmits. Une aurole lgendaire flotte, dans la Mditerrane, sur ces caps o se dressent des sanctuaires de Melkhart-Hercule ou d'AstartVnus ; et dans l'Ocan, sur ces les lointaines, comme la pauvre petite le de Sein, dont on se raconte les murs et les costumes tranges. Mais l'tain des Cassitrides voyagea aussi par la Gaule. En concurrence avec la voie de mer, une voie terrestre, qu'il nous parait difficile de considrer comme antrieure au Ve sicle avant l're chrtienne, fut organise par les Marseillais. Posidonius, un sicle avant J.-C., dit que l'tain britannique tait expdi

1 Pome anonyme attribu Scymnus de Chio (Geographi grci minores, dit. Didot, 1855-61, t. I, p. 202). 2 Strabon, I, IV, 5. Uxisama, c'est--dire Ouessant, dont le nom par une anomalie qui n'est qu'apparente, se trouve ainsi un des plus anciennement signals de notre vocabulaire gographique.

Marseille1 ; et Diodore dcrit le systme de transport par chevaux qui le faisait parvenir en trente jours du Pas de Calais l'embouchure du Rhne2. Ainsi se glissrent en Gaule, soit indirectement par le dtour de l'Ocan, soit directement par les voies intrieures, de nombreux ferments de vie gnrale. Des nuds de rapports se fixent alors ; des points de concentration s'tablissent : ce sont, dans le dveloppement de l'tre gographique que nous tudions, quelque chose d'analogue ces parties constituantes, ces points d'ossification dans lesquels les naturalistes nous montrent le commencement de l'tre humain. Un grand pas est fait dans le dveloppement gographique d'une contre quand les fleuves ou rivires, au lieu d'tre simplement recherchs comme sites de pche ou fosss de dfense, deviennent des voies de communication, suscitent des marchs aux confluents ou aux embouchures, des tablissements aux tapes o la batellerie doit changer ses moyens de transport. Avant mme la domination romaine, mais surtout depuis, Vienne, Lyon, Chalon-sur-Sane, Roanne, Decize, Nevers, Gien, Orlans, Troyes, Melun, Paris, etc., prludent ainsi la vie urbaine. Par l s'introduit travers les habitudes de vie locale le mouvement entretenu par une population dont l'existence est voue au trafic et au transport. Les premiers renseignements historiques sur la Gaule nous montrent des habitudes de circulation active, par les routes plus encore que par les fleuves. Sans doute sur les plateaux calcaires ou silex qui occupent, surtout dans le Nord, une grande tendue, les matriaux s'offraient d'eux-mmes l'empierrement, et la nature faisait presque les frais des routes. Mais ce qui prouve qu'elles servaient dj des relations lointaines, c'est la curiosit mme qui y attirait les populations ; on y accourait pour savoir les nouvelles3. Il y avait dj chez ces peuples quelque chose que les Grecs du Ve sicle avant J.-C. traduisaient par le mot philhellne4. Cela voulait dire des gens accueillants pour les trangers, aptes apprcier les avantages et se conformer aux habitudes du commerce. C'est dans le mme sens que les habitants des districts mtallurgiques de la Cornouaille taient rputs pacifiques, que plus tard on parla de la douceur des Sres ; et qu'ginhard, plus tard encore, louait l'esprit de douceur des habitants de la cte de l'ambre. La Gaule ne fut pas la seule contre mdiatrice entre la Mditerrane et les mers du Nord. Sur le haut Danube, autour de Hallstatt, le sel et le fer attirrent des voies de commerce. Par la plaine danubienne et la Moravie tait la route que prit l'ambre de la Baltique pour parvenir l'Italie. La Dacie fut exploite pour ses mines d'or. La Russie mridionale ouvrit ses fleuves aux colonies grecques de la mer Noire. Chacune de ces contres servit sa manire d'intermdiaire avec les contres de la Baltique et de la mer du Nord. Celles-ci, isoles par une ceinture de marais et de forets dont les peuples du Midi ne parlaient qu'avec horreur, tirrent de leur propre fonds une civilisation originale qui ne commena que tard, peine cinq sicles avant notre re, entrer en contact direct et en relations frquentes avec la Mditerrane. Mais bien auparavant, la civilisation du Sud s'tait fait jour dans les contres intermdiaires. Ce grand foyer avait projet autour de lui une aurole de demi-culture qui embrassait les contres du Danube, du Rhin et de la Gaule. Celle-ci en profita plus qu'aucun autre. Vers 500Posidonius, dans Strabon, III, II, 9. Diodore de Sicile, V, 21, 22. Csar, De bello gallica, IV, 5. phore, Fragmenta historicorum grcorum, t. I, dit. Didot, 1853-70 ; fragm. 43, p. 245.1 2 3 4

ou 600 avant J.-C., elle avait assez de besoins gnraux pour que la civilisation des bords de la Mditerrane ft pour elle comme une table richement servie. Le passage de la civilisation du type de Hallstatt qui fait place, vers 400 avant notre re, la priode dite de la Tne, exprime une acclration de progrs qu'il n'est que juste de rapporter l'accroissement des relations avec la Mditerrane1. En mettant en contact l'Orient mditerranen et l'Ouest de l'Europe, la mer remplit le rle qui semble lui appartenir dans le domaine de la civilisation comme dans le monde physique, celui d'amortir les contrastes, de combler les ingalits. Des mers qui baignent notre pays, la Mditerrane est la seule dont l'influence se soit fait puissamment sentir sur nos origines. Ce qu'elle nous a surtout communiqu, c'est ce que la barque du commerant porte avec elle, le luxe dans le sens du superflu ncessaire la civilisation, l'veil et la satisfaction de besoins nouveaux. Elle fut une initiatrice ; et c'est pourquoi son nom veille en nous le charme qui s'attache aux souvenirs d'enfance. Ce que la Mditerrane avait t pour notre pays aux dbuts lointains, elle le resta longtemps encore. Pendant longtemps tout ce qui prsentait un degr de vie suprieur, tout ce qui veillait une ide de raffinement intellectuel et matriel, continua maner de la Mditerrane. Jusqu' l'poque tonnamment tardive o l'Europe connut d'autres contres tropicales que celles auxquelles la Mditerrane donne accs, cette mer fut la seule voie d'o pouvaient provenir certains produits dont la civilisation avait fait une ncessit. La foire de Beaucaire tait encore, il y a cinquante ans, dans le Midi, l'objet de dictons rappelant ce pass. Cependant les rles avaient chang, s'taient presque intervertis entre l'Orient et l'Occident. Mais sur l'Orient dchu, pulvris, rduit en miettes de peuples et de sectes aprs les invasions arabes, reflua la force compacte du royaume de France. Son rle fut tel que c'est dans son nom que se rsuma, pour les populations syriennes chappes l'Islam, l'ide de l'Occident chrtien, ide associe celle de protection et de patronage. Le nom de France acquit un prestige dont les restes sont encore assez vivants pour arracher parfois un aveu nos rivaux.

CHAPITRE III. LES INFLUENCES DU DEHORS (suite). - LE CONTINENT.LA France, malgr sa position sur les deux mers, adhre largement au tronc continental. Elle s'incorpore au continent, comme une statue aux trois quarts encore engage dans le bloc. Elle en est partie intgrante. Qu'on songe en effet qu'avec nos terres armoricaines se termine la plus longue bande continentale du globe : de nos ctes celles de l'Asie orientale les terres se droulent sans solution de continuit sur 140 degrs de mridien, en s'largissant de plus en plus vers l'Est. Il y a donc pour la contre qui expire entre 46 et 51 de latitude sur l'Ocan, soit de la Rochelle Calais, un hinterland norme, dont une partie au moins, n'tant pas spare d'elle par de hautes montagnes, pse de tout son

1 La civilisation de la Gaule indpendante est expose par M. Bloch dans le tome I, livre II, chapitre I de l'Histoire de France. Sur la civilisation de Hallstatt et de la Tne, voir liv. I, chap. I.

poids. La pression des influences continentales s'y exerce dans sa plnitude, tandis qu'elle s'attnue plus ou moins sur l'Italie, l'Espagne, la Grande-Bretagne, les Iles et pninsules qui rayonnent autour d'elle. Les naturalistes analysent les diffrences que prsente la marche de la vie vgtale et animale, selon qu'elle se produit dans les les ou sur les continents. Ils nous montrent que le nombre d'espces va diminuant dans les les, suivant la distance qui les spare du continent. A la grande complexit qui caractrise sur les continents le tableau de la vie, se substitue dans les les une simplicit relative. Les lments qui composent le monde vivant tant ici moins nombreux, il en rsulte que les conditions de la lutte pour l'existence sont diffrentes. Certaines espces que leur faiblesse vouerait sur le continent une destruction rapide, parviennent, dans les les, se conserver longtemps ; et leur nombre, relativement considrable, imprime un cachet d'autonomie aux flores et aux faunes insulaires. Il est vrai que cet tat d'quilibre est vite rompu si les circonstances introduisent des espces plus vigoureuses et envahissantes. Devant ces nouveaux champions qui entrent en lice, la rsistance des espces qui n'avaient d'autre garantie que leur isolement ne tient gure. On voit alors des changements d'autant plus brusques et radicaux que l'isolement avait t plus complet. L'arrive des Europens aux Mascareignes, la Nouvelle-Zlande, a t le signal de rvolutions de ce genre. On peut faire application de ces notions aux faits de la gographie humaine. Les fies et, dans une certaine mesure, les pninsules puisent dans un fond ethnique moins riche que les continents. Elles offrent le spectacle de dveloppements autonomes, interrompus de temps en temps par des rvolutions radicales. C'est une consquence de l'espace limit et relativement troit allou aux socits qui s'y sont formes. Le cadre o elles sont contenues est pour elles une sollicitation permanente d'autonomie. Elles y tendent comme vers leur tat naturel. Cette autonomie, plus facilement ralise qu'ailleurs, s'tend aux habitudes, au caractre, parfois jusqu' l'histoire. L'exemple de l'Angleterre et de l'Espagne montre comment des parties compltement ou demi dtaches du continent et plus libres ainsi de s'absorber dans une tche unique, peuvent porter dans leur histoire le caractre de spcialisme qui distingue chez elles la nature vivante. Mais nulle part non plus on n'a observ de changements plus radicaux. N'est-ce pas dans des tles ou des pninsules que se sont produites, et l seulement que pouvaient se produire, des ruptures telles que la substitution d'une Angleterre saxonne une Bretagne celtique, d'une Espagne chrtienne une Espagne moresque, d'un Japon moderne un Japon fodal, et peut-tre jadis d'une Grce hellnique une Grce mycnienne ? Ces rvolutions frappent par un certain caractre de simplicit dans la faon dont elles s'accomplissent et par la possibilit de les ramener peu prs des dates dtermines. La marche de la vie sur les continents est diffrente. Elle se droule sur un plan plus vaste. Plus de forces sont l'uvre pour faire continuellement succder un nouvel tat de choses l'ancien ; mais le changement rencontre aussi plus de rsistances. L'aire de propagation des espces vivantes, et en particulier des mouvements humains, embrasse des tendues d'autant plus considrables que la limite la plus difficile franchir, celle de la mer, est plus loigne. La juxtaposition en Europe des races germaniques et slaves, les invasions turques et mongoles, l'extension de la civilisation chinoise, sont par excellence des faits continentaux. Une complexit plus grande rgne dans les choses. Lorsqu'on cherche approfondir, on s'aperoit qu'une mme teinte de civilisation ou de

langue couvre des lments ethniques trs diffrents, et qui n'ont nullement, sous l'tiquette qui les dissimule, abjur leurs diffrences. Engage, bien que moins profondment que la Germanie et la Russie, dans la masse continentale, la France tire de cette position les lments essentiels qui composent chez elle la nature vivante. Elle est cet gard un morceau d'Europe. Par sa vgtation, par sa composition ethnique et par les traces primitives de civilisation, elle sert de prolongement des phnomnes qui ont eu pour se dvelopper un champ considrable d'tendue. Son rle, comme nous verrons, est de les rsumer. Les influences continentales auxquelles la France est soumise ne forment pas un seul tout. Elles l'ont assige de divers cts, elles proviennent de centres d'action trs diffrents. On peut dire qu'il y a, pour nous, contigut continentale au Sud et l'Est.

1.Les anciens qui visitaient la Gaule taient frapps, aux approches de la Garonne, de changements dans le type, la langue, les murs des habitants ; ils traduisaient cette impression en disant que les Aquitains tenaient des Ibres plus que des Gaulois. Plus de vingt sicles ont contribu amortir ces diffrences ; cependant elles ne laissent pas de se manifester encore l'observateur, et les recherches, si incompltes qu'elles soient encore, de l'anthropologie, confirment cette impression. Elles nous montrent en outre que ces analogies remontent aux temps prhistoriques, bien au del de l'poque dj avance o un nom commun, celui d'Ibres, tait parvenu s'tablir sur la pninsule. Au Nord des Pyrnes, vers l'Ouest comme vers l'Est, la composition du monde vgtal garde une empreinte ibrique ; car il n'est pas douteux que ce soit en Espagne qu'il convient de placer le centre de formation o se sont multiplis, pour rayonner en sens divers, les genres d'ulex, cistes, thyms, gnistes, etc., dont les espces s'avancent vers le Rhne et vers la Loire. D'autre part, ds le Prigord on se trouve en prsence de groupes humains dolichocphales cheveux trs noirs, dont le type s'carte autant des brachycphales du Massif central que des dolichocphales blonds du Nord de la France1. Travers par d'autres races, modifi par les croisements, ce type persiste nanmoins rapparatre dans toute la zone mridionale qui s'tend jusqu'aux Alpes. Les populations proprement pyrnennes sont, il est vrai, assez diffrentes entre elles : le Navarrais visage long et mince ; le Basque aux tempes renfles et au menton pointu, aux larges paules et aux hanches rtrcies comme un ancien gyptien ; le Catalan large face et paisse encolure, ne se ressemblent gure. Mais ils reprsentent des lments qui n'existent pas ailleurs dans la composition ethnique de la France ; ce sont les avant-gardes dont il faut chercher le centre au del, vers le Sud. C'est ainsi qu' travers nos contres sub-pyrnennes apparat l'image d'une contre plus vaste, de ce continent en petit qu'on nomme la Pninsule ibrique.1 Observations rsultant des conseils de rvision (Dr R. Collignon, Anthropologie du SudOuest de la France, Mmoires de la Soc. d'anthrop., 3e srie, t. I, fasc. 4, 1895.) D'aprs l'indice cphalique tir du rapport entre les deux diamtres, l'un transversal, l'autre longitudinal, du crne, on distingue des brachycphales (crnes courts et presque ronds) et des dolichocphales (crnes allongs).

Avec sa superficie qui dpasse d'un cinquime celle de la France, elle pse sur la partie rtrcie qui lui succde immdiatement au Nord, et il faut ajouter que cette masse compacte n'est spare de l'Afrique que par un foss de 14 kilomtres, de formation assez rcente pour que le roc de Gibraltar conserve encore un groupe de singes, marquant l'extension extrme de ces animaux terrestres vers le Nord. Les zoologistes distinguent dans la faune de l'Espagne plusieurs espces par lesquelles elle se rattache celle du Nord de l'Afrique : il serait imprudent de ne pas tenir compte dans l'histoire des hommes de relations terrestres dont la trace reste imprime sur la rpartition actuelle des espces vivantes, et dont l'interruption est encore d'tendue insignifiante. Dans les cadres de civilisations primitives, tels qu'on peut aujourd'hui les entrevoir, le monde ibrique parait insparable des pays de l'Atlas jusqu'aux Canaries inclusivement et mme des grandes les de la Mditerrane occidentale, Sardaigne et Corse. Les observations de l'anthropologie et de l'ethnographie confirment le lien d'affinit que pouvait faire souponner l'examen de la flore et de la faune. Lorsque les observateurs grecs entrrent pour la premire fois en relations avec les peuples ibriques, surtout des cantons reculs du Nord-Ouest de l'Espagne, ils furent profondment frapps de ce qu'offrait de particulier leur manire de se nourrir, de se vtir, de combattre, de danser. Poussant plus loin leurs observations ethnographiques, ils signalrent, en ce qui concerne l'hrdit, le rle de la femme, etc., des usages en dsaccord avec ce qu'ils connaissaient. Visiblement ils se trouvaient en prsence de formes spciales de civilisation. L'isolement pouvait expliquer la persistance des coutumes ; mais ces coutumes elles-mmes gardaient une saveur d'originalit, dont les Grecs ne trouvaient pas chez eux l'quivalent. Et en fait, les progrs de l'archologie prhistorique rvlent chez ces peuples les indices de plus en plus nombreux d'une civilisation primitive foncirement diffrente de celle de l'Europe centrale. Le groupe d'animaux domestiques n'est pas le mme ; il ne se compose l'origine que de la chvre, du mouton, du chien ; le buf et le porc ne semblent y avoir t introduits que plus tard ; la chvre est par tradition l'animal qui sert la nourriture1. La langue enfin nous a conserv une preuve frappante de l'originalit du monde ibrique : le dialecte ibre encore actuellement en usage aux confins de la Gascogne ne ressemble aucune des langues de l'Europe ; c'est une sorte de tmoin linguistique, dernier reprsentant d'une famille de langues qui dut tre nombreuse, et grce auquel on peut expliquer l'analogie de certains noms de lieux pars du Sud de la France au Sud de l'Espagne2. Ce monde ibrique reprsente en son tat actuel une rduction d'un tat ancien qui embrassait un groupe considrable de peuples ayant entre eux des rapports de culture commune. Les tmoignages classiques sont nombreux et prcis pour attester son extension au Nord des Pyrnes. Ils nous la montrent, au Ve sicle avant notre re, embrassant le Sud de notre pays jusqu' la Garonne et au Rhne ; mais quelle a pu tre, antrieurement cette poque, la surface occupe par ces anciennes couches de population ? Voil ce qu'il est difficile, dans l'tat prsent des recherches, de dterminer. On peut affirmer toutefois que cette surface avait couvert au Nord des Pyrnes une tendue plus ample que celle qu'indiquent les textes. Cette civilisation, si profondment empreinte d'archasme, nous reporte une priode assez lointaine1 Posidonius, dans Strabon, III, III, 7. Il en est encore ainsi dans l'Andorre. 2 Illiberris, ancien nom de Grenade ; Elimberris, Auch ; Illiberris, Elne ; Calagurris,

Calahorra en Espagne, etc.

pour qu'il soit naturel de tenir compte, en l'tudiant, des conditions cres en Europe par la grande extension des glaciers quaternaires1. C'est dans les rgions restes peu prs indemnes des changements apports alors la nature vivante, c'est--dire en Espagne et dans le Nord de l'Afrique, que s'tait forme cette civilisation : son expansion fut naturellement dirige vers les contres qui avaient chapp le mieux ces mmes changements. Aucune ne pouvait tre plus favorable au dveloppement de peuples primitifs que la rgion basse et ensoleille qui s'tend en diagonale de la Garonne au Midi de la Bretagne. Sans doute on y trouve encore des preuves nombreuses de l'existence du renne, tandis qu'elles manquent au Sud des Pyrnes. Mais par la faiblesse du niveau, la nature sche du sol, la lumire, cette rgion s'est dgage plus tt et plus

1 A mesure que la question dite glaciaire a t serre de plus prs, on a t amen reconnatre qu'il existe un rapport entre les faits assez complexes qui ont signal cet pisode de la vie terrestre et la rpartition des civilisations primitives. Quelques mots d'explication ne seront pas inutiles sur ce point. La question a t renouvele depuis environ un quart de sicle par des recherches de plus en plus amples et mthodiques. Nous savons maintenant que par le nom de priode glaciaire il faut entendre en ralit non une priode pendant laquelle l'extension extraordinaire des glaces aurait t continue, mais une srie d'poques marques par de grandes oscillations de climat, dont l'influence se lit sentir sur l'ensemble de la Terre. Les progrs des glaciers furent coups d'intervalles de recul, pendant lesquels le climat se rapprochait de celui de l'poque actuelle. Ces intervalles furent assez longs pour que la vgtation et le temps de reconqurir les espaces qu'elle avait d abandonner. Une constatation non moins importante, c'est qu'il y eut de grandes ingalits dans l'tendue que couvrirent diverses poques les glaciers. Jamais, dans leurs empitements successifs, ils ne semblent avoir atteint l'extension qu'ils avaient prise au moment de l'une de leurs premires invasions : celle que marque, par une ligne rouge, la carte insre plus loin. A cette poque, les glaciers scandinaves poussrent leurs moraines frontales jusqu'en Saxe et en Belgique ; ceux des Alpes s'avancrent jusqu' Lyon ; il y eut dans les Vosges et en Auvergne des glaciers analogues ceux qui se voient prsentement dans les Alpes. L'homme existait pendant cette priode, et manifestait son activit par des essais d'industrie (civilisation palolithique et nolithique). Si par les invasions temporaires des glaciers une grande partie de l'Europe fut longtemps interdite au dveloppement de la vie, d'autres rgions au contraire s'y montrrent alors plus favorables qu'elles le sont actuellement. Tel fut le cas pour les rgions en partie aujourd'hui sches et arides, du bassin mditerranen et du Nord de l'Afrique. Les vestiges d'rosions puissantes laisss par les eaux indiquent qu'un climat plus humide que celui de nos jours y rgna, pendant que le Nord de l'Europe tait sous les glaces. Les traces de civilisation trs ancienne qu'on dcouvre dans le Sud de l'Europe et jusque dans les parties inhabites du Sahara, s'expliquent par ces conditions favorables. C'est ces origines que se rattache l'ensemble de coutumes qui caractrise ce que nous avons appel le monde ibrique, et qui remonte une date recule dans la prhistoire. A la lumire de ces faits, dont la plupart n'ont t dgags que dans ces dernires annes, on voit aisment qu'une distinction, chronologique aussi bien que gographique, s'impose entre les socits primitives. Les contres qui, comme le Sud de l'Europe, jouirent d'une immunit presque complte, et celles mme qui, comme la France, ne furent que trs partiellement atteintes par les glaciers, offrirent plus de facilits aux uvres naissantes de la civilisation. Entre les contres mmes que les glaciers couvrirent entirement, il y eut de grandes diffrences. Celles qui, comme l'Allemagne centrale et la Belgique, ne furent envahies qu' l'poque de la plus grande extension glaciaire et restrent indemnes dans la suite, s'ouvrirent plus tt au dveloppement des socits humaines, que la Scandinavie et l'Allemagne du Nord, qui eurent subir plusieurs reprises le retour offensif des glaces.

compltement de l'influence exerce par le voisinage des glaciers qui avaient envahi les Alpes, les Pyrnes et une partie du Massif central. Le ciel et le sol s'y montrent galement clments. Ces contres, dont la nature nous sduit encore par sa douceur un peu molle, furent des premires de l'Europe occidentale o l'humanit primitive commena s'panouir.

2.Cependant la rgion de contact par excellence est pour la France l'arrire-pays continental qui s'tend l'Est. De ce ct, pas de sparation naturelle. La France s'associe compltement aux parties d'Europe adjacentes. Ce n'est pas contact qu'il faudrait dire, mais pntration. Aux analogies dj notes de structure, se joignent celles de climat et de vgtation. Tandis que la vgtation de l'Europe centrale pntre dans l'intrieur de la France, divers avant-coureurs de notre vgtation ocanique ou mridionale s'avancent en Allemagne : le houx aux feuilles luisantes jusqu' Rugen et Vienne, le buis jusqu'en Thuringe, l'if, comme le htre, bien au del, jusque vers le Dnieper. Nos arbres mridionaux amis de la lumire, le chtaignier, le noyer, se montrent l'un jusqu' Heidelberg, l'autre jusque dans les valles du Neckar et du Main. Le type de hauteur boise, qui fait de fort le synonyme de montagne, Fort-Noire, Fort de Thuringe, domine galement des deux cts du Rhin. Nulle part ne se concentre un ensemble de diffrences capable de frapper la vue, de suggrer d'autres habitudes et d'autres manires de vivre. La France a prouv du ct de l'Allemagne une difficult particulire dgager son existence historique et marquer ses limites. Par l, des influences venues de loin se sont toujours fait sentir. On aperoit distinctement travers l'obscurit des temps prhistoriques que la marche des migrations, plantes et hommes, a suivi des directions parallles celles que tracent les Balkans, les Carpates, les Alpes, de l'Est l'Ouest. Il semble bien prouv que non seulement le bl, l'orge et le lin, cultivs aussi sur les bords de la Mditerrane, mais encore le seigle, l'avoine et le chanvre, cultivs seulement dans le Centre et le Nord de l'Europe, sont venus de l'Est. Mais il y a eu aussi des mouvements en sens contraire ; et l'Ouest de l'Europe n'a pas eu un rle seulement passif dans ces changes. Il faut admettre une longue srie d'actions et ractions rciproques. La France a particip, vers l'Est, aux palpitations d'un grand corps ; beaucoup d'lments nouveaux sont entrs par l dans sa substance et dans sa vie. Si l'on jette les yeux sur la carte o nous avons essay de tracer, pour la partie de l'Europe qui nous intresse, les conditions naturelles des groupements primitifs, on voit que plusieurs avenues sillonnent l'Europe centrale de l'Est l'Ouest : l'une, par la valle du Danube, aboutit la Bourgogne ; une autre, par la plaine germanique et la Belgique, pntre en Picardie et en Champagne ; une troisime suit jusqu'en Flandre les alluvions littorales des mers du Nord. Entre ces zones de groupement et ces voies de migrations, de vastes bandes de forts ou de marcages s'interposent. Nous aurons justifier ces divisions ; mais cette carte suggre une premire remarque. L'hinterland continental nous assige, non partout galement, mais seulement par quelques voies. Les migrations humaines ne nous sont parvenues que dj divises, canalises en courants distincts. Et cela explique que les populations qui ont atteint notre pays par la valle du Danube n'eurent ni le

mme mode de civilisation, ni la mme composition ethnique que celles qui nous sont venues par la Belgique, et ressemblrent encore moins celles qui ont suivi le littoral du Nord. Le secret de ces civilisations primitives est gographique autant qu'archologique ; comment la gographie n'aurait-elle pas son mot dire sur les conditions qui les ont formes, et sur les voies qu'elles ont suivies ? Les fleuves, dans nos contres d'Europe, n'ont pas t, autant qu'on le dit, des chemins primitifs de peuples. Leurs bords, encombrs de marcages, d'arbustes et de broussailles, ne se prtaient gure aux tablissements humains1. Les hommes se sont tablis de prfrence sur les terrains dcouverts, o ils pouvaient pourvoir le plus facilement ces deux besoins essentiels, abri et nourriture. La qualit des terrains fut surtout ce qui les guida. Il y a des terrains o l'homme pouvait plus aisment mouvoir sa charrue, btir ou se creuser des demeures : pendant des sicles les populations ont continu se concentrer sur ces localits favorises. Successivement de nouveaux venus plus forts s'y sont substitus ou plutt superposs d'anciens occupants : toujours sur les lieux mmes qui avaient dj profit d'une premire somme de travail humain. Quand des migrations se produisaient, elles taient diriges par le dsir d'obtenir des conditions gales ou meilleures, mais toujours analogues, d'existence. Comme aujourd'hui c'est la terre noire que le paysan russe recherche en Sibrie, c'tait en qute de terres fertiles et faciles cultiver, dj pourvues d'un certain degr de richesse, que se sont achemins les Celtes dans leurs migrations successives vers la Gaule ou vers le bas Danube, les Germains dans leur marche ultrieure des bords de l'Elbe ceux du Rhin. Tout le mouvement et toute la vie ont t longtemps restreints certaines zones. Lutter contre les marcages et les forts est une dure et rebutante tche laquelle l'homme ne s'est dcid que tard. Ce n'est qu'au moyen ge que le dfrichement, dans l'Europe centrale, commena attaquer en grand la fort. Assurment la surface forestire est loin de reprsenter dans son tendue prsente l'tendue que les forts occuprent aux dbuts de la civilisation de l'Europe. Mais elle en retrace les linaments. Si la fort a cd du terrain la culture, elle est reste, du moins dans la partie centrale et occidentale de l'Europe, en possession des sols que leur nature rendait rebelles ou trs mdiocrement propices tout autre genre d'exploitation. Elle a persist sur place, en se transformant il est vrai. De la fort primitive, chaos d'arbres pourris et vivants, horrible et inaccessible, il n'y a dans l'Europe centrale que quelques coins retirs du Bhmer Wald qui, dit-on, offrent encore une image. Mais la fort, mme humanise, est un hritage direct du pass. Les arbres qui enveloppent nos Vosges plongent leurs racines dans un sol lastique et profond qui rsonne sous les pas et qui est le rsultat de la dcomposition sculaire de ceux qui les ont prcds. La fort actuelle se dresse sur les dbris des forts teintes. Morceles et traverses de toutes parts, les forts ont cess de sparer les peuples. Mais elles ont jou longtemps ce rle d'isolatrices. On distingue encore les linaments des anciennes limites forestires. Elles soulignent d'un trait vigoureux la distinction entre la Bohme et la Bavire ; elles encadrent nettement la Thuringe ; la Franconie est spare par une srie de massifs boiss1 On peut s'assurer aujourd'hui que les tablissements fonds sur les alluvions rcentes de nos fleuves sont de dates moins anciennes que ceux des bords levs.

de la Souabe et de la Hesse. La Lorraine est presque entirement encadre de forts. Leurs bandes s'allongent entre la Champagne et la Brie. Elles tracent une bordure assez nette encore au Berry. Mme dans nos contres de l'Ouest, o les forts ont t plus entames, assez de lambeaux subsistent pour rappeler d'anciennes sparations historiques. Quelques bois parsment la marche sauvage qui s'tendait jadis entre l'Anjou et la Bretagne ; d'autres, au centre de la Bretagne, jalonnent la zone solitaire qui sparait le pays gallo du pays breton. Entre le Poitou et la Saintonge une srie de bois, chelonns de Surgres la Rochefoucauld, laisse encore apercevoir l'antique sparation de deux provinces et de deux peuples. En Angleterre le Weald a divis les gens de Kent de ceux de Sussex. Sparation ou dfense, marche-frontire, surface chappant la proprit prive, la fort a servi de cadre aux embryons de socits par lesquels a prlud la gographie politique de cette partie du continent. Elle nous enveloppe encore de ses souvenirs. Elle nous berce avec les contes et les lgendes dont l'a peuple l'imagination enfantine des anciens habitants. Parmi les essences qui entraient dans la composition de ce vtement forestier, c'est surtout l'arbre des sols peu humides, des forts de faible altitude, le chne, qui est entr dans l'usage de la vie quotidienne. Son bois robuste a fourni la charpente et le mobilier de nos constructions. Ses glands ont donn lieu l'levage des troupeaux de porcs, ce genre d'industrie auquel longtemps le Nord de l'Europe resta tranger, et qui fut au contraire, de la Pannonie la Gaule, une de celles que pratiquaient avec zle les peuples de l'Europe centrale1. Quelques-unes des habitudes les plus invtres dans la manire de vivre de nos paysans rappellent ainsi le voisinage de l'antique fort. C'tait l'asile aux temps de grandes dtresses. Quantit de preuves montrent que la fort, quoi qu'on en ait dit, n'a pas couvert toute l'Europe. De tout temps d'assez grandes claircies naturelles ont exist entre les massifs boiss ; et l'on conoit de quel intrt il peut tre de dterminer gographiquement les sites de ces contres, les plus propices en fait aux tablissements humains. L'tude des sols dans l'Europe centrale est arrive, par l'observation des restes d'animaux fossiles, cette conclusion remarquable, qu'aprs la priode glaciaire et dans les intervalles de cette priode une nature de steppes s'est tendue sur une partie de l'Europe centrale. L'extension n'a pu tre que partielle, car prcisment ces indices rvlateurs font dfaut dans les rgions o la fort, par sa persistance, se montre bien chez elle. Mais au contraire ils abondent dans les nappes de limon calcaire, connu sous le nom de lss. Les descriptions de Richthofen ont rendu clbre cette espce de terrains qu'on trouve dans la zone centrale de l'Europe comme dans la Chine du Nord, et que caractrisent leur couleur jaune clair, leur composition friable et pulvrulente, leur tendance se dcouper par pans verticaux permettant d'y creuser des demeures. C'est en premier lieu dans la valle rhnane, o il occupe de vastes plates-formes, que le lss a t caractris ; mais il se droule aussi quelque distance au Nord des Alpes et le long de la lisire septentrionale des montagnes allemandes. Il est naturel, au point de vue du parti tir par l'homme, de rapprocher du lss certains terrains qui lui ressemblent par leurs proprits essentielles. Telles la fameuse terre noire, qui, couvre en Galicie, Podolie, Russie mridionale, des surfaces de plus en plus tendues vers l'Est ; et les nappes de limon qui,1 Rglementation de la glande, en Lorraine et ailleurs.

particulirement paisses sur les plateaux de la Hesbaye et de la Picardie, occupent dans l'ensemble du Bassin parisien une tendue qu'on peut estimer cinq millions d'hectares. Voil, avec quelques autres varits plus parses, choisies d'aprs leurs affinits physiques, quels sont les sols dont nous avons esquiss la rpartition, autant que les cartes gologiques et les autres documents en donnent actuellement les moyens. Ces terrains peuvent avoir leurs gaux et mme leurs suprieurs en fertilit, mais nulle part ne s'offraient des conditions plus favorables aux dbuts de l'agriculture. Partout aujourd'hui ils se montrent sous l'aspect de campagnes dcouvertes. La scheresse entretenue la surface par la permabilit du sol favorise plutt la croissance des crales que des arbres ; et ceux-ci, d'ailleurs, trouvant peu de prise sur ces couches friables, n'opposaient que peu de rsistance au dfrichement. La charrue se promne l'aise sur ces plateaux ou ces molles ondulations naturellement draines, et prserves par leur hauteur moyenne (200 mtres environ) des dangers d'inondation qui menacent les valles. Dans l'apprentissage agricole que la nature de l'Europe impose l'homme, ces rgions taient les moins revches. Il y fut prserv du rude ennemi qu'il n'a vaincu qu' la longue, la fort marcageuse, contre laquelle le feu ne peut rien. Ce n'est pas seulement par la facilit de culture, mais encore par la salubrit qu'y furent attirs les tablissements humains : le soleil et la lumire avaient libre jeu, sur ces surfaces dcouvertes, pour carter les exhalaisons malsaines entretenues ailleurs par l'paisseur des forts. Sur les fonds argileux et tenaces, sur les terrains raboteux de granit ou de grs, dans les rgions morainiques o parmi les tangs et les lacs gisent les blocs abandonns par les anciens glaciers, la fort se dfendit longtemps. Ici, au contraire, point de ces luttes obstines contre les arbres ; point de ces jours amers passs dfricher la fort jusque dans l'entrelacement de ses racines, dont Schiller a recueilli le souvenir dans les vieilles lgendes germaniques : Und hallen manchen sauren Tag, den Wald Mit weit verschlungenen Wurzeln auszuroden ! Telles que nous venons de les caractriser, ces natures de sol, terre noire, lss, limon des plateaux, sont circonscrites dans la partie moyenne de l'Europe ; au Sud elles n'atteignent pas la Mditerrane ; on ne les rencontre plus, au Nord, par del les lignes de moraines qui marquent la limite mridionale qu'ont atteinte, dans les plus rcentes de leurs invasions, les glaciers scandinaves. Comme les formations analogues de la Chine et de l'Amrique du Nord, elles sont attaches une zone dtermine et se succdent dans le sens des latitudes. La structure coupe de l'Europe occidentale ne leur permet pas de se drouler avec la mme continuit qu'en Russie et que dans la Chine du Nord. On distingue pourtant deux zones qui s'tendent, morceles il est vrai, de la Bohme la France : l'une par la plaine du Danube ; l'autre par une srie de Brden, pays plats et fertiles1, depuis longtemps distingus par le langage populaire, qui se droulent de Magdebourg la Westphalie, et qui, interrompus par les alluvions rhnanes, trouvent leur prolongement dans les croupes limoneuses de la moyenne Belgique. Ce sont les deux voies qui ont t tout l'heure indiques, l'une aboutissant la Bourgogne ; l'autre, par la plaine germanique, la Picardie et la Champagne.

1 C'est la dfinition qu'en donne Grimm.

Cette tude nous fournit un fil conducteur. Ce ne peut tre une concidence fortuite que l'on saisisse dans ces contres les traces d'un dveloppement plus prcoce, d'une marche plus rapide de civilisation. Le fer fut exploit aux poques les plus recules dans les plaines dcouvertes de la Moravie ; des relations commerciales tablies entre l'Oder et le Danube aboutissaient ces plaines. Le haut bassin danubien, ternel thtre de luttes entre les peuples, attira un commerce actif qui sut de bonne heure se frayer des voies travers les Alpes orientales. Les rgions les plus fertiles sont toujours les plus disputes. C'est ainsi que dans la rgion limoneuse du Nord de la Bohme l'tablissement des Gaulois Boens, qui ont laiss leur nom au pays, se superpose exactement au site dont une population antrieure avait dj dvelopp la richesse agricole. Sans doute les trouvailles archologiques nous font connatre surtout des armes, des instruments de luxe. Mais d'heureux hasards ont exhum aussi des tmoignages de la vie agricole que menaient les peuples au Nord des Alpes : le bl, l'orge, quelques fruits, des tissus fabriqus de lin, ont t trouvs dans les plus anciennes stations lacustres. On voit ces populations primitives dj en possession des principaux animaux domestiques, buf, mouton, chvre, porc1. Plus tard, quand les Romains firent connaissance avec le Nord de la Gaule, ils y rencontrrent des pratiques agricoles dont l'originalit et la supriorit les frapprent. L'invention de la charrue roues, de la moissonneuse roues, s'explique fort naturellement sur des plateaux dcouverts faibles ondulations, tandis que l'araire lger et facile manier est sa place sur les terres accidentes du Massif central et des bords de la Mditerrane. Est-on en droit d'admettre l'existence de relations suivies entre les peuples qui occupaient ces rgions limoneuses ? L'examen comparatif des trouvailles archologiques nous montre, soit entre les contres danubiennes et l'Est de la France, soit entre le Nord de notre pays et les contres situes l'Est du cours infrieur rhnan, des analogies dment constates, qui sont preuves de connaissance rciproque et d'changes. Une vie circule travers l'Europe centrale. Il est donc permis de parler d'anciennes voies de migrations et de commerce ayant reli la partie du continent qu'occupe la France celle qui s'tend vers l'Est par le Danube ou par les plaines mridionales de la Russie. C'est au sujet de la voie danubienne qu'un des plus profonds connaisseurs des civilisations primitives, Worsaae, a crit : De nouveaux flots de vie et de sang jeune n'ont pas cess pendant longtemps de couler par l chez les habitants des valles circumvoisines2. Quelque rserve qu'imposent ces questions d'origine, il est difficile de chercher ailleurs les sources communes de ces flots de vie, que dans la rgion de l'Asie occidentale qui s'tend au Sud du Caucase. C'est bien de l que semblent s'tre achemines vers nous les plantes nourricires ou utiles, et la plupart des arbres fruitiers et animaux domestiques que nous voyons acclimats de bonne heure dans notre Europe occidentale. Cette acclimatation suppose une haute antiquit de rapports humains. La gographie n'apporte-t-elle pas un tmoignage considrable en faveur de cette antiquit, si elle est en mesure de montrer, comme nous avons essay de le faire, par quelles voies naturelles ils ont pu se transmettre ?

1 La race actuelle du buf que son museau noir, sa tte large et sa couleur brune distinguent de celles qui sont, plus tard, venues du Nord, se retrouve dans les tourbires prhistoriques de la Suisse. 2 Worsaae, Die Vorgeschichte des Nordens nach gleichzeitigen Denkmlern, 1878, p. 82.

La France garde le pli ineffaable de ses origines profondment continentales. Le groupement de ses populations semble s'tre accompli sous l'influence de refoulements partis de l'Est. Il serait difficile d'expliquer autrement bien des faits ; entre autres, le mode de rpartition sur notre territoire des dolmens. Si frquents dans l'Ouest, on sait qu'ils se montrent trs rares dans la partie orientale de notre pays. Si ce type de constructions primitives a pu se rpandre depuis le Nord de l'Afrique jusqu' l'Irlande, quel obstacle, sinon la pression de peuples arrivant par d'autres directions, a empch son expansion ou supprim ses traces vers l'Est ? Les populations brunes et fortement brachycphales qui sont de longue date dominantes dans le Massif central, la Savoie, une grande partie de la Bourgogne, se rattachent par des affinits anthropologiques, non aux Ibres actuels, mais plutt celles qui, sous des mlanges divers, peuplent encore la rgion danubienne. Elles occupent l'extrmit de cette chane d'anciens peuples qui a mis en culture la zone de terres fertiles qui traverse de part en part le continent de l'Europe. Lorsqu'on essaie de chercher les causes des tendances et des aptitudes invtres d'une population, la prudence conseille de ne pas s'en tenir l'tude de leur milieu actuel, mais de considrer aussi les antcdents. C'est peut-tre par des habitudes importes, autant que par l'influence directe du sol, que s'explique le temprament obstinment agricole de la majorit de nos populations.

3.La troisime des voies de migrations que nous avons indiques longe jusqu'en Flandre le littoral de la mer du Nord. Elle suit la zone d'ternelle verdure, celle des marschen, polders, watten ou alluvions littorales, dont la carte montre l'tendue. Elle est spare au Sud de la zone de lss ou de limon qui se droule de l'Elbe l'Escaut par une srie de landes et de tourbires : Campine, Peel, Bourtange, Landes de Lunebourg ; sols ingrats de graviers et de sable, provenant en partie de dbris de moraines glaciaires ; espaces dshrits, o l'ternelle alternance de bois de pins, de maigres champs, de bruyres brunes attriste la vue. On ne peut imaginer le plus frappant contraste que celui qui existe entre ces rgions encore aujourd'hui assez solitaires et les deux zones fertiles et populeuses qui la limitent au Nord et au Sud. Ces terres amphibies, menaces par les revendications de la mer, et o l'eau, subtil et sournois destructeur, s'insinue et suinte dans le sous-sol, offraient certainement des conditions plus difficiles que les plates-formes limoneuses de l'intrieur. On s'explique cependant les avantages qui attirrent les hommes. Il est prouv que les espaces dcouverts le long des ctes, distance des exhalaisons et des dangers de la fort, furent pour les habitants primitifs du Jutland et des les danoises les sites favoris d'tablissements. De tels espaces ne manquaient pas le long de la mer du Nord. La fort n'a jamais tendu ses masses impntrables sur ce littoral : les arbres y ont trop lutter contre la violence des vents d'Ouest. Pourvu qu'un monticule, cr artificiellement au besoin, pt protger l'habitation de l'homme, son heim, contre les eaux, son existence tait assure, en attendant que comment l're des grands endiguements ; ce qui n'eut lieu qu'au Moyen ge. En outre il trouvait un moyen de circulation facile dans le lacis des bras fluviaux. L'herbe, plus que les crales, est ici le produit naturel ; aussi l'levage se montra-t-il ds le dbut la vocation naturelle de ces futurs manufacturiers de lait, de viande et de btail. Les peuples

qui se grouprent le long de la mer du Nord furent des leveurs avant d'tre des marins. Il y eut sans doute de bonne heure des groupes particuliers qui surent se hausser un certain degr de rputation et de puissance par leur habilet nautique ; Tacite en connat. Mais l'levage resta le fond de l'existence. La nomenclature singulirement image que les marins des mers du Nord appliqurent aux les et aux cueils travers lesquels ils avaient diriger leurs navires, emprunte la plupart de ses expressions mtaphoriques au btail et la vie de pturage. Ces communauts grandirent longtemps part, retranches dans des conditions originales d'existence, contractes dans le sentiment de leur autonomie. Elles n'entrrent que tard dans l'histoire, que quelques-unes devaient remplir de leur nom1. Leur fortune est lie au dveloppement de l'Europe moderne. Assez tt cependant ce littoral devint une ppinire de groupes transportant sur des rivages analogues leur mode d'existence. De l partirent des migrations sur lesquelles l'histoire est muette, et qui prcdrent les invasions qu'elle connat. Sur la cte oppose au vieux pays frison, celle du Fen britannique, entre Lincoln et Norfolk, les mmes conditions de vie n'eurent pas de peine s'installer. Mais c'est surtout dans le Nord-Ouest de l'Europe et notamment dans la basse plaine germanique qu'elles taient destines faire fortune. Ces contres font partie de la surface qu'avait recouverte, dans leur dernier retour offensif, les grands glaciers scandinaves. L'empreinte glaciaire y est encore sensible. Le desschement des innombrables marcages qu'y avait laisss le vagabondage torrentiel conscutif la fusion des glaces fut une des grandes uvres de la colonisation systmatique du Moyen ge et des temps modernes. Grce au travail de l'homme ce furent les prairies qui succdrent aux dpressions marcageuses ; et l'on peut dire que nulle forme de culture, avec le genre de vie qu'elle implique, n'a gagn autant de terrain en Europe depuis les temps historiques. En France le dveloppement continu de la zone d'alluvions cesse au Boulonnais. Ensuite, bien que le climat reste favorable, la nature du sol ne se prte qu'avec intermittences au dveloppement des prairies. Cependant nos races de gros btail et particulirement celles de chevaux sont jusqu'au del du Cotentin en rapport de parent avec celles du Nord-Ouest de l'Europe. Quand les Normands arrivrent, ils trouvrent dj des prdcesseurs sur nos rivages. Il faut donc tenir compte aussi, dans nos origines, de ces attaches avec les premires civilisations des mers du Nord, bien que postrieures par la chronologie et certainement moindres en importance que les rapports d'ge immmorial avec l'Ibrie et l'Europe centrale.

CHAPITRE IV. PHYSIONOMIE D'ENSEMBLE DE LA FRANCE.LA France oppose aux diversits qui l'assigent et la pntrent sa force d'assimilation. Elle transforme ce qu'elle reoit. Les contrastes s'y attnuent ; les invasions s'y teignent. Il semble qu'il y a quelque chose en elle qui amortit les angles et adoucit les contours. A quoi tient ce secret de nature ? Le mot qui caractrise le mieux la France est varit. Les causes de cette varit sont complexes. Elles tiennent en grande partie au sol, et par l se rattachent 1 Danois, Angles, Saxons, Frisons.

la longue srie d'vnements gologiques qu'a traverss notre pays. La France porte les signes de rvolutions de tout ge. Elle appartient une de ces rgions du globe, plus exceptionnelles qu'on ne pense, qu' diverses reprises, par retouches nombreuses, les forces intrieures ont remanies. Les parties mmes qui sont entres depuis longtemps dans une priode de calme, n'ont pas perdu la trace des mouvements intenses qu'elles ont subis autrefois. L'usure des ges peut bien amortir les formes et abaisser les reliefs ; elle russit moins abolir les proprits essentielles des terrains. Ne voit-on pas en Bretagne un pays celui de Trguier redevable de la fertilit qui le distingue aux matriaux d'un volcan teint depuis les premiers ges, et dont l'existence est depuis longtemps certes efface du model terrestre ? En ralit les phases de l'volution gologique, si complique, de la France sont encore en grande partie crites sur le sol. Les contractions nergiques qui, dans une priode plus rcente, ont pliss le Sud de la France, ont eu leur rpercussion sur les massifs anciens qui leur taient opposs. Elles ont eu raison de la rsistance des parties les plus voisines, et leurs effets n'ont expir qu' grande distance du foyer d'action. Elles en ont renouvel le relief et raviv l'hydrographie. Le Massif central semblait dfinitivement mouss par l'usure des ges, lorsque le contrecoup des plissements alpins y dressa des reliefs, y veilla des volcans. Puis, peine l'uvre de consolidation de nos grandes chanes actuelles, travers une srie d'efforts et d'avortements, tait-elle acheve, que la destruction en avait commenc. De ces chanes qui n'ont t bauches que pour disparatre, ou de celles qui ont rsist mais en cdant chaque jour aux agents destructeurs une partie d'elles-mmes, les torrents, les glaciers, enfin les rivires actuelles firent leur proie. Elles ont entran au loin des masses de dbris. Longtemps on n'a pas apprci sa valeur l'importance de ces destructions. On sait maintenant que ce sont des dbris de ce genre qui, au pied des Pyrnes et des Alpes, du Massif central et des Vosges, ont constitu des sols tels que les chambarans du Dauphin, les boulbnes de Gascogne, les nauves de la Double, les brandes du Poitou, etc. Ces varits de sol se combinent avec des varits non moins grandes de climat pour composer une physionomie unique en Europe. En France, comme en Allemagne et en Italie, on pose volontiers l'antithse du Nord et du Midi. C'est le moyen d'tiqueter sous une formule simple des diffrences trs relles. Mais on ne tarde pas s'apercevoir que, chez nous, cette division se subdivise et se dcompose en un plus grand nombre de nuances diverses que partout ailleurs. Il faut distinguer d'abord le Midi du Sud-Est ou mditerranen du Midi du SudOuest ou ocanique. C'est surtout l'image du premier, qui, lorsque nous parlons du Midi, se prsente notre esprit : la plus tranche et, suivant le mot de Mme de Svign, la plus excessive. Cependant, il suffit qu'on s'loigne de Narbonne d'une cinquantaine de kilomtres vers l'Ouest, pour qu