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Hier et demain Verne

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  • DEUXIEME EDITION

    m- Les Voyages Extraordinaires

    JULES VERNE

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    LA FAMILLE RATON. M. R-DIZE & M"' MI-BMOL.LA DESTINE DE JEAN MORXAS. LE HUMBUG.

    AU XXIX' SICLE. L'TERNEL ADAM.

    ^

    Illustrations par L. BENETT, F. de MYRBACH, Q. ROUX.

    COLLECTION HETZELi8, rue Jacob, Paris (6').

    gTous droits de traduction et de reproduction rservs

  • ^ ^

  • 1ER ET DEMAIN

    CONTES ET NOUVELLES

  • HIER ET DEMAIN (contes et nouvelles]

    COLLEGTiOIM HETZEL

  • ^ES Voyages Extraordinaires

    JULES VERNE

    V/ CONTES ^

  • Copyright igio, by J. Het{eL

    OUVRAGES DU MNIE AUTEUR - VOLUMES IN-8 ILLUSTRS

    fr. c.

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    Hier et Demain : Couleset Nouvelles 4 .50

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    Tous droits do traduction et do reproduction rservs pour tous les pays.

  • LA FAM]LLE RATON/),

    CONTE DE FEES.

    Il y avait une foisune famille de rats,compose du preRaton, de la mreRatonne , de leurfille Ratine et deson cousin Rate.Leurs domes-

    tiques, c'taient lecuisinier Rata et labonne Ratane. Or,

    il est arriv ces estimables rongeurs desaventures si extraordinaires, mes chersenfants, que je ne rsiste pas au dsir devous les raconter.

    Cela se passait au temps des fes et desenchanteurs, au temps aussi o lesbtes parlaient. C'est de cette poque quedate, sans doute, l'expression : Dire des

    () Ce petit conte a paru pour la premire fois clansle Figaro illustr de janvier 1891.

    850. 1

  • HIER ET DEMAIN.

    btises. Et, cependant, ces btes n'endisaient pas plus que les hommes de jadis etd'aujourd'hui n'en ont dit et n'en disent!Ecoutez donc, mes chers enfants, je com-mence.

    II

    Dans une des plus belles villes de cetemps-l, et dans la plus belle maison de laville demeurait une bonne fe. Elle s'ap-pelait Firmenta. Elle faisait autant de bienqu'une fe en peut l'aire, et on l'aimait ])cau-coup. A cette poque, parait-il, tous lestres vivants taient soumis aux lois de lamtempsycose. Ne vous effrayez pas de cemot : cela signifie qu'il y avait une chellede la cration, dont chaque tre devait fran-chir successivement les chelons, pouratteindre le dernier et prendre rang dansl'humanit. Ainsi on naissait mollusque,on devenait poisson, puis oiseau, puis qua-drupde, puis homme ou femme. Commevous le voyez, il fallait monter de l'tat leplus rudimentaire l'tat le plus parfait.Toutefois, il pouvait arriver que l'on redes-cendit l'chelle, grce la maligne inHucncede quelque enchanteur. Et alors, quelletriste existence! Par exemple, aprs avoirt homme, redevenir huitre ! Heureuse-ment, cela ne se voit plus de nos jours,

    physiquement, du moins.Sachez aussi que ces diverses mtamor-

  • LA FAMILLE RATON.

    phoses s'opraient par l'intermdiaire desgnies. Les bons gnies faisaient monter,les mauvais faisaient descendre, et, si cesderniers abusaient de leur puissance, leCrateur pouvait les en priver pour uncertain temps.

    Il va sans dire que la fe Firmenta taitun bon gnie, et jamais personne n'avait eu se plaindre d'elle.

    Or, un matin, elle se trouvait dans lasalle manger de son palais une salleorne de tapisseries superbes et de magni-fiques fleurs. Les rayons du soleil se glis-saient travers la fentre, piquant et lde touches lumineuses les porcelaines etl'argenterie places sur la table. La sui-vante venait d'annoncer sa matresse quele djeuner tait servi, un joli djeuner,comme les fes ont bien le droit d'en fairesans tre accuses de gourmandise. ]Mais peine la fe s'tait-elle assise que l'onfrappa la porte de son palais.Aussitt la suivante d'aller ouvrir; un

    instant aprs, elle prvenait la fe Fir-menta qu'un beau jeune homme dsiraitlui parler.

    Fais entrer ce beau jeune homme ,rpondit Firmenta.Beau, en effet, d'une taille au-dessus de

    la moyenne, l'air bon, l'air brave aussi, et .vingt-deux ans d'ge. Mis trs simplement,il se prsentait avec grce. Tout d'abord,la fe eut favorable opinion de lui . Elle pensa

  • HIER ET DEMAIN,

    qu'il venait, comme tant dautres qu'elleavait obligs, pour quelque service, et ellese sentait dispose le lui rendre.

    Que me voulez -vous, beau jeunehomme? dit-elle de sa voix la plus enga-geante. Bonne fe, rpondit-il, je suis bien

    malheureux, et je n'ai d'espoir qu'envous.

    Et, comme il hsitait : Expliquez-vous, reprit Firmenta. Quel

    est votre nom? Je me nomme Ratin, rpondit -il. Je

    ne suis pas riche, et pourtant ce n'estpoint la fortune que je viens vous deman-der. Non, c'est le bonlieur. . Pensez-vous donc que l'un puisse aller

    sans l'autre? rpliqua la fe en souriant. Je le pense. Et vous avez raison. Continuez, beau

    jeune homme. Il y a quelque temps, reprit-il, avant

    d'tre homme, j'tais rat et, comme tel,trs bien accueilli dans une excellentefamille laquelle je comptais m'attacherpar les plus doux liens. Je plaisais au pre,qui est un rat plein de sens. Peut-tre lamre me voyait-elle d'un moins bon il,parce que je ne suis pas riche. Mais leurfille Ratine me regardait si tendrement!..Enfin j'allais probablement tre agr, lors-qu'un grand malheur vint couper court toutes mes esprances.

  • Il

    gu'ST-IL DONC ABRIY ? DEMANDA LA^FEo-. (PAGE G.)

  • HIER ET DKMAIN.

    Qu'est- il donc arriv? demanda la feavec le plus vif intrt. Et d'al)ord, je suis devenu homme,

    tandis que Ratine restait rate. Eh bien, rpondit Firmenta, attendez

    que sa dernire transformation en ait faitune jeune fille... Sans doute, bonne fe! Malheureu-

    sement liatine avait t remarque par unpuissant seigneur. Habitu satisfaire sesfantaisies, il ne soutire pas la moindre rsi-stance. Tout doit plier devant ses volonts. Et quel tait ce seigneur? demanda la

    fe. C'tait le prince Kissador. Il proposa

    ma chre Ratine de l'emmener dans sonpalais, o elle serait la plus heureuse desrates. Elle s'y refusa, bien que sa mreRatonne ft trs flatte de la demande. Leprince tenta alors de l'acheter haut prix;mais le pre Raton, sachant combien salillc m'aimait, et que je mourrais de dou-leur si l'on nous sparait, ne voulut pointy consentir. Je renonce vous peindre lafureur du prince Kissador. Voyant Ratinesi belle en rate, il se disait qu'elle seraitencore plus belle en jeune lille. Oui, bonnefe, plus belle encore! Et il l'pouserait!..Ce qui tait bien raisonn pour lui. maisbien malheureux pour nous! Oui, rpondit la fe, mais, puiscjuc

    le i)rince a t conduit, ({n'avez -vous craindre^

  • LA FAMILLE RATON.

    Tout, reprit Ratio, car, pour arriver ses fins, il s'est adress Gardafour... Cet enchanteur, s'cria Firmenta, ce

    mauvais gnie qui ne se plat qu' faire lemal, et avec lequel je suis toujours enlutte?.. Lui-mme, bonne fe ! Ce Gardafour, dont la redoutable puis-

    sance ne cherche qu' ramener ai* bas del'chelle les tres qui s'lvent peu peuvers les plus hauts degrs? Comme vous dites ! Heureusement, Gardafour, ayant

    abus de son pouvoir, vient d'en trepriv pour quelque temps. Cela est vrai, rpondit Ratin; mais,

    au moment o le prince a eu recours lui,il le possdait encore tout entier. Aussi,allch par les promesses de ce seigneur,autant qu'effray de ses menaces, promit-ilde le venger des ddains de la famille Raton. Et il l'a fait?.. n l'a fait, bonne fe! Et comment? Ha mtamorphos ces braves rats!

    n les a changs en hutres. Et maintenantils vgtent sur le banc de Samobrives, oces mollusques, d'excellente qualit, jedois le dire, valent trois francs la dou-zaine, ce qui est bien naturel, puisque lafamille Raton se trouve parmi eux! Vousvoyez, bonne fe, toute l'tendue de monmalheur!

  • HIER ET DEMAIN.

    Mrmenta coutait avec piti et bienveil-lance ce rcit du jeune liatin. Elle compa-tissait volontiers, d'ailleurs, aux douleurshumaines, et surtout aux amours contra-ries. Que puis-je faire pour vous? demand-

    t-elle.

    Bonne fe, rpondit Katin, puisquema Ratine est attache au banc de Samo-brives, faites-moi huitre mon tour, afinque j'aie la consolation d'y vivre prsd'elle!

    Ce fut dit d'un ton si triste, que la feFirmenta se sentit tout mue, et, prenantla main du beau jeune homme :

    Ratin, lui dit-elle, je consentirais vous satisfaire que je ne pourrais y russir.^'ous le savez, il m'est interdit de faireredescendre les tres vivants. Toutefois, sije ne puis vous rduire l'tat de mol-lusque, ce qui est un tat bien humble, jepuis faire remonter Ratine... Oh! faites, bonne fe, faites! INIais il faudra qu'elle repasse par les

    degrs intermdiaires, avant de redevenirla charmante rate, destine tre jeunefille un jour. Donc, soyez patient! sou-mettez-vous aux lois de la nature. Ayezconfiance aussi... En vous, bonne fe?.. Oui, en moi! Je ferai tout pour vous

    venir en aide. N'oublions pas, cependant,que nous aurons soutenir de violentes

  • LA FAiMILLE RATOX.

    luttes. Vous avez dans le prince Kissador,bien qu'il soit le plus sot des princes, unennemi puissant. Et, si Gardafour recou-vrait son pouvoir avant que vous ne fussiezl'poux de la belle Ratine, il me serait dif-ficile de le vaincre, car il serait redevenumon gal. La fe Firmenta et Ratin en taient l

    de leur conversation, lorsqu'une petite voixse fit entendre. D'o sortait cette voix? Celasemblait difficile deviner.Et cette voix disait : Ratin!.. mon pauvre Ratin... je t'aime !.. C'est la voix de Ratine, s'cria le beau

    jeune homme. Ah! madame la fe, ayezpiti d'elle!

    En vrit, Ratin tait comme fou. Il cou-rait travers la salle, il regardait sous lesmeubles, il ouvrait les dressoirs dans lapense que Ratine pouvait y tre cache,et il ne la trouvait pas !La fe l'arrta d'un geste.Et alors, mes chers enfants, il se produisit

    quelque chose de singulier. R y avait sur latable, ranges dans un plat d'argent, unedemi-douzaine d'huitres qui venaient pr-cisment du banc de Samobrives. Au milieuse voyait la plus jolie, avec sa coquille bienluisante, bien ourle. Et la voil qui gros-sit, s'largit, se dveloppe, puis ouvre sesdeux valves. Des plis de sa collerette sedgage une adorable lieure, avec des che-veux blonds comme les bls, deux yeux,

  • 10 HIER ET DEMAIN.

    les plus doux du monde, un petit nez biendroit, une bouche charmante qui rpte :

    Ratin ! mon cher Ratin !.. C'est elle ! s'crie le beau jeune

    homme.C'tait Ratine, en effet; il l'avait bien

    reconnue. Car il faut vous dire, mes chersenfants, qu'en cet heureux temps de m.agie,les tres avaient dj visage humain, mmeavant d'appartenir l'humanit.

    Et comme Ratine tait jolie sous la nacrede sa coquille! On et dit un bijou dansson crin.Et elle s'exprimait ainsi : Ratin, mon cher Ratin, j'ai entendu tout

    ce que tu viens de dire madame la fe, etmadame la fe a daign promettre de rparerle mal que nous a fait ce mchant Garda-four. Oh! ne m'abandonnez pas, car, s'ilm'a change en huitre, c'est pour que jene puisse plus m'enfuir! Alors le princeKissador viendra me dtacher du bancauquel est attache ma famille; il m'em-portera, il me mettra dans son vivier, ilattendra que je sois devenue jeune fille, etje serai jamais perdue pour mon pauvreet cher Ratin !

    Elle parlait d'une voix si plaintive, quele jeune homme, profondment mu, pou-vait peine rpondre.

    Oh! ma Ratine! murmurait-il.Et, dans un lan de tendresse, il ten-

    dait la main vers le pauvre petit mollusque,

  • LA FAMILLE RATON.

    lorsque la fe l'arrta. Puis, aprs avoirenlev dlicatement une perle magnifiquequi s'tait forme au fond de la valve :

    Prends cette perle, lui dit-elle. Cette perle, bonne fe? Oui, elle vaut toute une fortune. Cela

    pourra te servir plus tard. Maintenantnous allons reporter Ratine sur le bancde Samobrives, et l, je la ferai remonterd'un chelon... Pas seule, bonne fe, rpondit Ratine

    d'une voix suppliante. Songez mon bonpre Raton, ma bonne mre Ratonne, mon cousin Rat! Songez nos fidlesserviteurs Rata et Ratane!..

    Mais, pendant qu'elle parlait ainsi, lesdeux valves de sa coquille se refermaientpeu peu et reprenaient leurs dimensionsordinaires.

    Ratine! s'cria le jeune homme. Emporte-la! dit la fe.Et, aprs l'avoir prise, Ratin pressa

    cette coquille sur ses lvres. Ne contenait-elle pas tout ce qu'il avait de plus cher aumonde?

    III

    La mer est basse. Le ressac bat douce-ment le pied du banc des Samobrives. Il y ades flaques d'eau entre les rochers. Le gra-nit brille comme de l'bne cir. On marche

  • 12 HIER ET DEMAIN.

    sur les gomons visqueux dont les cossesclatent en faisant jaillir de petits jetsliquides. Il faut prendre garde de glisser,car la chute serait douloureuse.

    Quelle quantit de mollusques sur cebanc : des vignaux semblables de groslimaons, des moules, des clovisses, desmcles, et surtout des hutres par milliers !Une demi-douzaine des plus belles se

    cachent sous les plantes marines. Je metrompe : il n'y en a que cinq. La placede la sixime est inoccupe!Voil maintenant que ces hutres s'ou-

    vrent aux rayons du soleil, afin de respirerla frache brise du large. En mme tempss'chappe une sorte de chant, plaintifcomme une litanie de semaine sainte.Les valves de ces mollusques se sont len-

    tement cartes. Entre leurs franges trans-parentes se dessinent quelques figuresfaciles reconnatre. L'une est Raton, lepre, un philosophe, un sage, qui saitaccepter la vie sous toutes ses formes.

    Sans doute, pense-t-il, aprs avoir trat, redevenir mollusque, cela ne laisse pasd'tre pnible. Mais il faut se faire une rai-son et prendre les choses comme ellesviennent! Dans la deuxime hutre, grimace une

    figure contrarie, dont les yeux jettent desclairs. En vain cherche-t-elle s'lancerhors de sa coquille. C'est dame Ratonne, etelle dit :

  • LA FAMILLE RATON. I 3

    Etre enferme dans cette prisoncrcaille, moi qui tenais le premier rangdans notre ville de Ratopolis! Moi qui,arrive la phase humaine, aurais tgrande dame, princesse peut-tre!.. Ah ! lemisrable Gardafour ! Dans la troisime huitre, se montre la

    face bbte du cousin Rat, un franc nigaud,quelque peu poltron, qui dresserait l'oreilleau moindre bruit, comme un livre. Ilfaut vous dire que, tout naturellement, ensa qualit de cousin, il faisait la cour sacousine. Or, Ratine, on le sait, en aimaitun autre, et cet autre. Rat le jalousait cor-dialement.

    Ah! ah! faisait-il, quelle destine! Aumoins, quand j'tais rat, je pouvais courir,me sauver, viter les chats et les ratires.Mais ici, il suffit que l'on me cueille avecune douzaine de mes semblables, et le cou-teau grossier d'une caillre m'ouvrira bru-talement, et j'irai figurer sur la table d'unriche, et je serai aval... vivant peut-tre! Dans la quatrime huitre, c'est le cuisi-

    nier Rata, un chef trs fier de ses talents,trs vaniteux de son savoir.

    Le maudit Gardafour! s'criait-il. Sijamais je le tiens d'une main, je lui tords lecou de l'autre! Moi, Rata, qui en faisais desi bons que le nom m'en est rest, tre collentre deux cailles! Et ma femme Ratane... Je suis l, dit une voix qui sortait de

    la cinquime huitre. Ne te fais pas de cha-

  • HIER ET DEMAIN.

    grill, mon pauvre liata! Si je ne puis merapprocher de toi, je n'en suis pas moins ton ct, et, quand tu remonteras l'chelle,nous la remonterons cnsemhle! Bonne Ratane ! Une grosse boulotte,

    toute simple, toute modeste, aimant bienson mari, et, comme lui, trs dvoue ses matres.

    Puis, alors, la triste litanie reprit sur unmode lugubre. Quelques centaines d'hutresinfortunes, attendant leur dlivrance,elles aussi, se joignirent ce concert delamentations. Cela serrait le cur. Et quelsurcrot de douleur pour Raton, le pre, etpour dame Ratonne, s'ils avaient su queleur fille n'tait plus avec eux!Soudain, tout se tut. Les cailles se refer-

    mrent.Gardafour venait d'arriver sur la grve,

    vtu de sa longue robe d'enchanteur, coiffdu bonnet traditionnel, la physionomiefarouche. Prs de lui marchait le princeKissador, vtu de riches habits. On imagi-nerait dificilement quel point ce seigneurtait infatu de sa personne, et comme il sedhanchait d'une manire ridicule pour sedonner des grces.

    O sommes-nous? demanda-t-il. Au banc de Samobrives, mon prince,

    rpondit obsquieusement Gardafour. Et cette famille Raton?.. Toujours la place o je l'ai incruste

    jiour vous tre agrable!

  • LA t-AMILLE RATON. l5

    Ah ! Garclafour, reprit le prince enfrisant sa moustache, cette petite Ratine!J'en suis ensorcel ! Il faut qu'elle soit moi ! Je te paie pour me servir, et si tu nerussis pas, prends garde!.. Prince, rpondit Gardafour, si j'ai pu

    changer toute cette famille de rats en mol-. lusques, avant que mon pouvoir ne m'ett retir, je n'aurais pu en faire des treshumains, vous le savez! Oui, Gardafour, et c'est bien cela qui

    m'enrage!.. Tous deux prirent pied sur le banc, au

    moment o deux personnes paraissaientsur l'autre ct de la grve. C'taient la feFirmenta et le jeune Ratin. Celui-ci tenaitsur son cur la double coquille qui renfer-mait sa bien-aime.Soudain ils aperurent le prince et l'en-

    chanteur. Gardafour, dit la fe, c{ue viens-tu faire

    ici? Prparer encore quelcjue machinationcriminelle? Fe Firmenta, dit le prince Kissador,

    tu sais que je suis fou de cette gentilleRatine, assez peu avise pour repousser unseigneur de ma tournure, et c|ui attend siimpatiemment l'heure o tu la rendrasjeune fille... Quand je la rendrai jeune fdle, rpon-

    dit Firmenta, ce sera pour appartenir celui qu'elle prfre. Cet impertinent, riposta le prince, ce

  • l6 HIER ET DEMAIN.

    Ratin, dont Gardafour n'aura pas de peine faire un ne, quand je lui aurai allong lesoreilles!

    A cette insulte, le jeune homme bondit;il allait s'lancer sur le prince et chtierson insolence, lorsque la fe lui saisit lamain.

    Calme ta colre, dit-elle. Il n'est pastemps de te venger, et les insultes du princetourneront un jour contre lui. Fais ce quetu as faire, et partons.

    Ratin obit et, aprs l'avoir presse unedernire fois sur ses lvres, il alla dposerl'huit re au milieu de sa famille.Presque aussitt, la mare commena

    recouvrir le banc de Samobrives, l'eauenvahit les dernires pointes et tout dis-parut jusqu' l'horizon de la haute mer,dont le contour se confondait avec celui duciel.

    IV

    Cependant, droite, quelques rochessont restes dcouvert. La mare ne peutatteindre leur sommet, mme lorsque latempte pousse les lames la cte.

    C'est l que le prince et l'enchanteur sesont rfugis. Lorsque le banc sera sec,ils iront chercher la prcieuse huitre quirenferme Ratine et l'emporteront. Au fond,le prince est furieux. Si puissants que

  • LA FAMILLE RATON. I7

    fussent les princes, et mme les rois, ils nepouvaient rien en ce temps-l contre lesfes, et il en serait encore de mme, sinous revenions jamais cette heureusepoque.

    Et, en effet, voici que Firmenta dit aubeau jeune homme :

    Maintenant que la mer est haute.Raton et les siens vont remonter d'unchelon vers l'humanit. Je vais les fairepoissons et, sous cette forme, ils n'aurontplus rien craindre de leurs ennemis. Mme si on les pche?., fit observer

    Ratin. Sois tranquille, je veillerai sur eux. Par malheur, Gardafour avait entendu

    la fe et imagin un plan; suivi du prince,il se dirigea vers la terre ferme.Alors la fe tendit sa baguette vers le

    banc de Samobrives, cach sous les eaux.Les hutres de la famille Raton s'entr'ou-vrirent. H en sortit des poissons frtillants,tout joyeux de cette nouvelle transforma-tion.

    Raton, le pre, un brave et digne tur-bot, avec des tubercules sur son flancbruntre, et qui, s'il n'et eu face humaine,vous aurait regard de ses deux gros yeuxplacs sur le ct gauche.

    M""" Ratonne, une vive, avec la fortepine de son opercule et les piquantsacrs de sa premire dorsale, trs belle,d'ailleurs, sous ses couleurs changeantes.

  • HIER ET DEMAIN.

    M"*^^ Ratine,une jolie et lgante doradede Chine, presque diaphane, bien attrayantedans son vtement mlang de noir, derouge et d'azur.

    Rata, un farouche brochet de mer,corps allong, bouche fendue jusqu'auxyeux, dents tranchantes, l'air furieuxcomme un requin en miniature, et d'une sur-prenante voracit.

    Ratane, une grosse truite saumone,avec ses taches ocelles, couleur de ver-millon, les deux croissants dessins sur lefond argent de ses cailles, et qui et faitbonne figure sur la table d'un gourmet.

    Enfin, le cousin Rat, un merlan audos d'un gris verdtre. Mais, par unebizarrerie de la nature, ne voil-t-il pasqu'il n'est qu' moiti poisson! Oui, l'extr-mit de son corps, au lieu d'tre terminepar une queue, est encore engage entredeux cailles d'huitre. N'est-ce pas l lecomblexlu ridicule? Pauvre cousin!Et alors, merlan, truite, brochet, dorade,

    vive, turbot, rangs sous les eaux claires,au pied de la roche o Firmenta agitait sabaguette, semblaient dire :

    Merci, bonne fe, merci!

    V

    En ce moment, une masse, venant dularge, se dessine plus nettement. C'est une

  • LA FAMILLE RATON. I9

    chaloupe, avec sa grande misaine rougetreet son foc au vent. Elle arrive dans labaie, pousse par une frache brise. Leprince et l'enchanteur sont bord, et c'est eux que l'quipage doit vendre toute sapche.Le chalut a t envoy la mer. Dans

    cette vaste poche que l'on promne sur lefond sablonneux se prennent par centainestoutes sortes de poissons, de mollusques etde crustacs, crabes, crevettes, homards,limandes, raies, soles, barbues, anges,vives, dorades, turbots, bars, rougets,grondins, mulets, surmulets et biend'autres !

    Aussi, quel danger menace la familleRaton, peine dlivre de sa prisond'caill ! Si par malheur le chalut la ra-masse, elle n'en pourra plus sortir! Alors,le turbot, la vive, le brochet, la truite, lemerlan, saisis par la grosse main des ma-telots, seront jets dans les paniers desmareyeurs, expdis vers quelque grandecapitale, tals, palpitants encore, sur lemarbre des revendeuses, tandis que ladorade, emporte par le prince, sera jamais perdue pour son bien-aim Ratin!

    Mais voici le temps qui change. La mergrossit. Le vent siffle. L'orage clate. C'estla rafale, c'est la tempte.Le bateau est horriblement secou par

    la houle. Il n'a pas le temps de relever sonchalut qui se rompt, et, malgr les efforts

  • 20 HIER ET DEMAIN.

    du tiinonnier, il est dross vers la clc etse fracasse sur les rcifs. A peine si leprince Kissador et Gardafour peuventchapper au naufrage, grce au dvoue-ment des pcheurs.

    C'est la honne fe, mes chers enfants,qui a dchan cet orage pour le salut de lafamille Raton. Elle est toujours l, accom-pagne du heau jeune homme, et sa mer-veilleuse baguette la main.

    Alors Raton et les siens frtillent sousles eaux qui se calment. Le turbot setourne et se retourne, la vive nage coquet-tement, le brochet ouvre et ferme sesvigoureuses mchoires, dans lesquelless'engouffrent de petits poissons, la truitefait des grces, et le merlan, que gnentses cailles, se meut gauchement. Quant la jolie dorade, elle semble attendre queRatin se prcipite sous les eaux pour larejoindre!.. Oui! il le voudrait, mais la fe leretient.

    Non, dit-elle, pas avant que Ratinen'ait repris la forme sous laquelle elle ad'abord su te plaire!

    VI

    Une fort jolie ville, que la ville de Ralo-polis. Elle est situe dans un royaume dontj'ai oubli le nom, qui n'est ni en Europe,ni en Asie, ni en Afrique, ni en Ocanie,

  • LA FAMILLE RATOX.

    ni en Amrique, bien qu'il se trouvequelque part.En tout cas, le paysage, autour de Rato-

    polis, ressemble beaucoup un paysagehollandais. C'est frais, c'est vert, c'estpropre, avec des cours d'eau limpides, desberceaux ombrags de beaux arbres, desprairies grasses o paissent les plus heu-reux troupeaux du monde.Comme toutes les villes, Ratopolis a des

    rues, des places, des boulevards; mais cesboulevards, ces places, ces rues, sontbords de fromages magnifiques, en guisede maisons : des gruyres, des crote-rouges, des mareuils, des chesters de vingtespces. Ils sont creuss l'intrieur entages, appartements, chambres. C'est lque vit, en rpublique, une nombreusepopulation de rats, sage, modeste et pr-voyante.

    Il pouvait tre sept heures du soir, undimanche. En famille, rats et rates se pro-menaient pour respirer la fracheur. Aprsavoir bien travaill toute la semaine refaire les provisions du mnage, ils sereposaient le septime jour.

    Or, le prince Kissador tait alors Rato-polis, accompagn de l'insparable Garda-four. Ayant appris que les membres dela famille Raton, aprs avoir t poissonspendant quelque temps, taient redevenusrats, ils s'occupaient leur prparer desecrtes embches.

  • HIER ET DEMAIN.

    Quand je songe, rptait le prince, quec'est encore cette fe maudite qu'ils doi-vent leur nouvelle transformation ! Eh ! tant mieux, rpondait (iardafour.

    Ils seront maintenant plus faciles prendre.Des poissons, cela s'chappe trop ais-ment. A prsent, les voil rats ou rates,et nous saurons bien nous en emparer,et, une fois en votre pouvoir, ajouta l'en-chanteur, la belle Ratine finira par tre follede votre seigneurie.A ce discours, le fat se rengorgeait, se

    pavanait, lanait des illades aux joliesrates en promenade. Gardafour, dit-il, tout est prt? Tout, mon prince, et Ratine n'chap-

    pera pas au pige que je lui ai tendu.Et Gardafour montrait un lgant ber-

    ceau de feuillage, dispos au coin de laplace. Ce berceau cache un pige, dit-il, et

    je vous promets que la belle sera aujour-d'hui mme dans le palais de votre sei-gneurie, o elle ne pourra rsister auxgrces de votre esprit et aux sductionsde votre personne.

    Et l'imbcile de gober ces grosses flat-teries de l'enchanteur ! La voil, dit Gardafour. Venez, mon

    prince, il ne faut pas qu'elle nous aper-oive. Tous deux gagnrent la rue voisine.C'tait Ratine, en effet, mais Ratin l'ac-

  • LA FAMILLE RATON. 2J

    compagnait pour rentrer au logis. Qu'elletait charmante, avec sa jolie figure deblonde et sa gracieuse tournure de rate!Et le jeune homme lui disait :

    Ah ! chre Ratine, que n'es-tu dj unedemoiselle ! Si, pour t'pousertout de suite,j'avais pu redevenir rat, je n'aurais pashsit. Mais cela est impossible. Eh bien, mon cher Ratin, il faut

    attendre... Attendre! Toujours attendre! Qu'importe, puisque tu sais que je

    t'aime et ne serai jamais qu' toi. D'ailleursla bonne fe nous protge, et nous n'avonsplus rien craindre du mchant Gar-dafourni du prince Kissador... Cet impertinent, s'cria Ratin, ce sot

    que je corrigerai... Non, mon Ratin, non, ne lui cherche

    pas querelle! Il a des gardes qui le dfen-draient... Aie patience, puisqu'il le faut, etconfiance, puisque je t'aime! Tandis que Ratine disait si gentiment

    ces choses, le jeune homme la pressait surson cur, lui baisait ses petites pattes.Et comme elle se sentait un peu fatigue

    de sa promenade : Ratin, dit-elle, voil le berceau sous

    lequel j'ai l'habitude de me reposer. Va la maison prvenir mon pre et ma mrequ'ils me retrouveront ici pour aller lafte.

    Et Ratine se glissa sous le berceau.

  • 24 HIER ET DEMAIN.

    Soudain il se fit un Ijruit sec, commele craquement d'un ressort qui se dtend...Le feuillage cachait une perfide ratire,

    et Ratine, qui ne pouvait s'en dfier,venait de toucher le ressort- Brusquement,une grille s'tait ahattue devant le berceau,et maintenant elle tait prise!

    liatin jeta un cri de colre, auquel rpon-dit le cri de dsespoir de Ratine, auquelrpondit le cri de triomphe de Gardafour,qui accourait avec le prince Kissador.En vain le jeune homme s'accrochait-il

    la grille pour en briser les barreaux,en vain voulut-il se jeter sur le prince.Le mieux tait d'aller chercher du

    secours pour dlivrer la malheureuseRatine, et c'est ce que fit Ratin en s'chap-pant par la grande rue de Ratopolis.Pendant ce temps, Ratine tait extraite de

    la ratire, et' le prince Kissador lui disait leplus galamment du monde :

    Je te tiens, petite, et maintenant, lu nem'chapperas plus !

    VII

    C'tait l'une des plus lgantes maisonsde Ratopolis, un magnifique fromage deHollande, qu'habitait la famille Raton.Le salon, la salle manger, les chambres coucher, toutes les pices ncessairesau service, taient distribus avec got et

  • LA FAMILLE RATON. 2D

    confort. C'est que Raton et les sienscomptaient parmi les notables de la ville,et jouissaient de l'estime universelle.Ce retour son ancienne situation n'avait

    point enfl le cur de ce digne philosophe.Ce qu'il avait t, il ne devait pas cesser del'tre, modeste dans ses ambitions, un vraisage dont La Fontaine et fait le prsidentde son conseil de rats. On se ft toujoursbien trouv de suivre ses avis. Seulement iltait devenu goutteux et marchait avec unebquille, lorsque la goutte ne le retenait pasdans son grand fauteuil. Il attribuait cela l'humidit du banc de Samobrives, o ilavait vgt plusieurs mois. Bien qu'ilet t aux eaux rputes les meilleures, ilen tait revenu plus goutteux qu'avant. Celatait d'autant plus fcheux pour lui que,phnomne trs bizarre, cette goutte le ren-dait impropre toute mtamorphose ult-rieure. En effet, la mtempsycose ne pou-vait s'exercer sur les individus atteints decette maladie des riches. Raton resteraitdonc rat, tant qu'il serait goutteux.Mais Ratonne, elle, n'tait pas philo-

    sophe. Voyez-vous sa situation, alors que,promue dame et grande dame, elle auraitpour mari un simple rat, et un rat goutteuxencore! Ce serait mourir de honte! Aussitait-elle plus acaritre, plus irritable quejamais, cherchant noise son poux, gour-mandant ses servantes, propos d'ordresmal excuts parce qu'ils taient mal don-

  • 20 HIER ET DEMAIN.

    ns, faisant la vie dure toute sa maison. Il faudra pourtant vous gurir, Mon-

    sieur, disait-elle, et je saurai bien vous ycontraindre! Je ne demanderais pas mieux, ma

    bonne, rpondait Raton, mais je crains quece ne soit impossible, et je devrai me rsi-gner rester rat... Rat! moi, la femme d'un rat! et de quoi

    aurai-je l'air?.. Et ne voil-t-il pas, d'autrepart, notre fille amoureuse d'un garon quin'a pas le sou ! . . Quelle bont ! Supposez queje sois princesse un jour. Ratine sera prin-cesse aussi... C'est donc que je serai prince, rpli-

    qua Raton, non sans une pointe de malice. Vous, prince, avec une queue et des

    pattes! Voyez-vous le beau seigneur! C'tait ainsi que, toute la journe, on

    entendait geindre dame Ratonne. Le plussouvent, elle essayait de passer sa mau-vaise humeur sur le cousin Rat. Il est vraique le pauvre cousin ne cessait de prter la plaisanterie.

    Cette fois encore, la mtamorphose n'avaitpas t complte.

    Il n'tait rat qu' moiti, rat pardevant, mais poisson par derrire avec unequeue de merlan, ce qui le rendait abso-lument grotesque. Dans ces conditions,allez donc plaire la belle Ratine, oumme aux jolies autres rates de Ratopolis!

    Mais, qu'ai-jcdonc fait la nature, pour

  • LA FAMILLE RATON.

    qu'elle me traite ainsi, s'criait-il, qu'ai-jedonc fait? Veux-tu ])ien cacher cette vilaine

    queue! disait dame Katonne. Je ne peux pas, ma tante! Eh bien, coupe-la, imbcile, coupe-la ! Et le cuisinier Rata offrait de procder

    cette section, puis d'accommoder cettequeue de merlan d'une faon suprieure.Quel rgal c'et t pour un jour de fte telque celui-ci !Jour de fte Ratopolis? Oui, mes chers

    enfants! Aussi la famille Raton se propo-sait-elle de prendre part aux rjouissancespublicfues. Elle n'attendait plus pour par-tir que le retour de Ratine.En ce moment, un carrosse s'arrta la

    porte de la maison. C'tait celui de la feEirmenta en costume de brocart et d'or,qui venait rendre visite ses protgs. Sielle souriait parfois des ambitions risiblesde Ratonne, des jactances ridicules deRata, des btises de Ratane, des lamen-tations du cousin Piat, elle faisait grandcas du bon sens de Raton, elle adoraitla charmante Ratine et s'employait au suc-cs de son mariage. Et, en sa prsence,dame Ratonne n'osait plus reprocher aubeau jeune homme de ne pas mme treprince.On fit donc accueil la fe, sans lui

    mnager les remcrcments pour tout cequ'elle avait fait et ferait encore.

  • 28 HIER ET DEMAIN.

    Car nous avons bien besoin de vous,madame la fe! dit Ratonne. Ah! quandserai-] e dame? Patience, patience, rpondit Firmenta.

    Il faut laisser oprer la nature, et celademande un certain temps. Mais pourquoi veut-elle que j'aie une

    queue de merlan, quoique je sois redevenurat? s'cria le cousin en faisant une minepitoyable. Madame la fe, ne pourrait-onm'en dbarrasser?.. Hlas ! non, rpondit Firmenta, et,

    vraiment, vous n'avez pas de chance. C'estvotre nom de Ptat qui veut cela, probable-ment. Esprons cependant que vous n'au-rez point une queue de rat quand vousdeviendrez oiseau! Oh ! s'cria dame Ratonne, que je

    voudrais donc tre une reine de vo-lire ! Et moi, une belle grosse dinde truffe !

    dit navement la bonne Ratane. Et moi, un roi de basse-cour! ajouta

    Rata. Vous serez ce que vous serez, riposta

    le pre Raton. Quant moi, je suis rat, et leresterai grce ma goutte, et mieux vautl'tre, aprs toiit, que de se retrousser lesplumes, comme bien des oiseaux de maconnaissance! En ce moment, la porte s'ouvrit, le jeune

    Ratin parut, ple, dfait. En quelques mots,il eut racont l'histoire de la ratire, et

  • LA FAMILLE RATON. 2g

    comment Ratine tait tombe dans le pigedu perfide Gardafour.

    Ah ! c'est ainsi, rpondit la fe. Tuveux lutter encore, maudit enchanteur!Soit ! A nous deux !

    VIII

    Oui, mes chers enfants, tout Ratopolisest en fte, et cela vous et bien amuss,si vos parents avaient pu vous y conduire.Jugez donc ! Partout de larges arceaux avecdes transparents de mille couleurs, desarcs de feuillage au-dessus des rues pavoi-ses, des maisons tendues de tapisseries,des pices d'artifices se croisant dans lesairs, de la musique chaque coin de carre-four, et, je vous prie de le croire, les ratsen montreraient aux meilleurs orphons dumonde. Ils ont de petites voix douces, desvoix de flte d'un charme inexprimable. Et,comme ils interprtent les oeuvres de leurscompositeurs : les Rassini, les Ragner, lesRassenet et tant d'autres matres!Mais, ce qui et excit votre admiration,

    c'est un cortge de tous les rats de l'uni-vers et de tous ceux qui, sans tre rats, ontmrit ce nom significatif.On y voit des rats qui ressemblent Har-

    pagon, portant sous la patte leur prcieusecassette d'avare; des rats poils, vieuxgrognards, dont la guerre a fait des hros,

  • JO HIEU ET DEMAIN.

    toujours prts gorger le genre humainpour conqurir un galon de plus; des rats trompe, avec une vraie queue sur lenez, comme en fabriquent ces farceurs dezouaves africains ; des rats d'glise, humbleset modestes; des rats de cave, habitus fourrer leur museau dans la marchandisepour le compte des gouvernements; et sur-tout des quantits fabuleuses de ces gentilsrats de la danse qui excutent les passes etcontre-passes d'un ballet d'opra!

    C'est au milieu de ce concours de beaumonde que s'avanait la famille Raton,conduite parla fe. Mais elle ne voyait riende cet blouissant spectacle. Elle ne son-geait qu' Ratine, la pauvre Ratine, enleve l'amour de ses pre et mre, comme l'amour de son fianc !On arriva ainsi sur la grande place. Si la

    ratire tait toujours sous le berceau, Ptatinene s'y trouvait plus.

    Rendez-moi ma fille! s'criait dameRatonne, dont toute l'ambition n'allait plusqu' retrouver son enfant, et cela faisaitrellement piti de l'entendre.La fe essayait en vain de dissimuler sa

    colre contre Gardafour. On le voyait seslvres pinces, ses yeux qui avaientperdu leur douceur habituelle.Un gi'and brouhaha s'leva alors au fond

    de la place. C'tait un cortge de i)rinccs,de ducs, de marquis, enfin des plus magni-fiques seigneurs en costumes superbes,

  • LA FAMILLE RATON. 3l

    prcds de gardes arms de toutes pices.En tte du principal groupe se dtachait

    le prince Kissador, distribuant des sou-rires, des saluts protecteurs toutes cespetites gens qui lui faisaient la cour.

    Puis, en arrire, au milieu des servi-teurs, se tranait une pauvre et jolie rate.C'tait Ratine, si surveille, si entoure,qu'elle ne pouvait songer fuir. Ses douxyeux, pleins de larmes, en disaient plus queje ne saurais vous en dire. Gardafour, mar-chant prs d'elle, ne la quittait pa duregard. Ah! il la tenait bien, cette fois!

    Ratine... ma fille!.. Ratine... ma fiance ! s'crirent

    Ratonne et Ratin, qui essayrent vaine-ment d'arriver jusqu' elle.

    Il fallait voir les ricanements dont leprince Kissador saluait la famille Raton,et quel coup d'oeil provocateur Gardafourlanait la fe Firmenta. Bien qu'il ft privde son pouvoir de gnie, il avait triomph,rien qu'en employant une simple ratire.Et, en mme temps, les seigneurs compli-mentaient le prince sur sa conqute. Avecquelle fatuit le sot recevait ces compli-ments !Soudain la fe tend le bras, agite sa

    baguette, et aussitt s'opre une nouvellemtamorphose.

    Si le pre Raton reste rat, voil dameRatone change en perruche. Rata enpaon, Ratane en oie, et le cousin Rat en

  • 32 HIER ET DEMAIN.

    hron. Mais, toujours sa mauvaise chance,et, au heu d'une behe queue d'oiseau, c'estune maigre queue de rat qui frtille sousson plumage !Au mme moment, une colombe s'enlve

    lgrement du groupe des seigneurs : c'estKatine !Que l'on juge de l'hbtement du prince

    Kissador, de la colre de Gardafour! Et lesvoil tous, courtisans et serviteurs, lapoursuite de Ratine, qui s'enfuit tired'aile.

    Le dcor a chang. Ce n'est plus lagrande place de Ratopolis, c'est un pay-sage admirable dans un cadre de grandsarbres. Et des divers coins du ciel s'ap-prochent mille oiseaux, qui viennent faireaccueil leurs nouveaux frres ariens.Alors dame Ratone, fire de son plu-

    mage, heureuse de son caquetage, se livreaux bats les plus gracieux, tandis que,toute honteuse, la bonne Ratane ne sait pluso cacher ses pattes d'oie.De son ct. Rata dom Rata, s'il vous

    plait fait la roue, comme s'il avait tpaon toute sa vie, tandis que le pauvrecousin murmure voix basse :

    Itat encore!.. Rat toujours! Mais voici qu'une colombe traverse

    l'espace, en poussant de petits cris joyeux,dcrit des courbes lgantes et vient sel)oscr lgrement sur l'paule du beau jeunehomme.

  • LA FAMILLE RATON. 33

    C'est la charmante Ratine, et l'on peutFentenclre qui murmure l'oreille cle sonlianc en battant de Taile :

    Je t'aime, mon Hatin,je t'aime!

    IX

    O sommes-nous, mes chers enfants?Toujours clans un de ces pays que je neconnais pas, dont je ne pourrais dire lenom. Mais celui-ci, avec ses vastes pay-saiics encadrs d'arbres de la zone tropi-cale, ses temples qui se dcoupent un peucrment sur un ciel trs bleu, il ressemble ITnde, et ses halulants des Hindous.Kntrons dans ce caravansrail, une sorte

    d'immense auberge, ouverte tout venant.C'est l ({u'est runie la famille Raton, aucomplet. Suivant le conseil de la Fe Fir-menta, elle s'est mise en voyage. Le plussr, en effet, c'tait de quitter Ratopolis,pour chapper aux vengeances du prince,tant que l'on ne serait pas assez fort pourse dfendre. Ratonne, Ratane, Ratine, P^ataet Rat ne sont encore que de simples vola-tiles. Qu'ils deviennent des fauves, et il nesera plus si facile d'en avoir raison.

    Oui, de simples volatiles, parmi lesquelsRatane a t une des moins favorises.Aussi se promne-t-elle seule dans la courdu caravansrail.

    3

  • 34 HIER ET DEMAIN.

    Hlas! hlas! s'crie-t-elle, aprs avoirt une truite lgante, une rate qui a suplaire, tre devenue une oie, une oiedomestique, une de ces oies de basse-courque n'importe quel cuisinier peut farcir demarrons! Et elle soupirait cette ide, ajoutant : Qui sait mme si mon mari n'aura pas

    la pense de le faire ? C'est qu'il me ddaigne, prsent ! Comment voulez-vous qu'un paonsi majestueux ait la moindre considrationpour une oie si vulgaire? Si encore j'taisdinde!.. Mais non! Et Rata ne me trouveplus son got ! Et cela ne parut que trop, lorsque le vani-

    teux Rata entra dans la cour. Mais aussiquel beau paon! Il agite sa lgre et mobileaigrette, peinte des plus brillantes cou-leurs. Il hrisse son plumage, qui semblebrod de fleurs et charg de pierres pr-cieuses. Il dploie largement le superbeventail de ses plumes et les barbessoyeuses qui recouvrent ses pennes cau-dales. Comment cet admirable oiseau pour-rait-il s'abaisser jusqu' cette oie si peuattrayante sous son duvet gris cendr etson manteau brun ?

    Mon cher Rata! dit-elle. Qui ose prononcer mon nom? rplique

    le paon. Moi! Une oie! Quelle est cette oie?.. Je suis votre liatane !

  • LA FAMILLE RATON. 35

    Ah! fi! quelle horreur! Passez chemin,je vous prie ! Vraiment la vanit fait dire bien des sot-

    tises.

    C'est que l'exemple lui venait de haut, cet orgueilleux. Est-ce que sa matresseRatonne montrait plus de bon sens? Est-cequ'elle ne traitait pas aussi ddaigneuse-ment son poux?

    Et, prcisment, la voil qui fait sonentre, accompagne de son mari, de safille, de Ratin et du cousin Rat.Ratine est ravissante en colombe, avec

    son plumage cendr bleutre, le dessous deson cou vert dor, nuances changeantes,sa poitrine d'un roux vnitien, et la dlicatetache blanche qui la marque chaqueaile.

    Aussi, comme Ratin la dvore des yeux!Et quel mlodieux ron-ron elle fait entendreen voletant autour du beau jeune homme!Le pre Raton, appuy sur sa bquille,

    regardait sa fille avec admiration. Commeil la trouvait belle! Mais, ce qui est certain,c'est que dame Ratonne se trouvait plusbelle encore.Ah ! que la nature avait bien fait de la

    mtamorphoser en perruche! Elle bavar-dait, elle bavardait! Elle tageait sa queue rendre jaloux dom Rata lui-mme. Si vousl'aviez vue, quand elle se plaait dans unrayon de soleil pour faire miroiter le duvetjaune de son cou, lorsqu'elle agitait ses

  • 36 HIER ET DEMAIN.

    plumes vertes et ses rmiges bleutres !C'tait, en vrit, un des plus admirablesspcimens des perruches de l'Orient.

    Eh bien, es-tu contente de ta destine,bobonne? lui demanda Raton, Il n'y a plus ici de bobonne! rpondit-

    elle d'un ton sec. Je vous prie de mesurervos expressions et de ne pas oublier la dis-tance qui nous spare maintenant! Moi! ton mari?.. Un rat, le mari d'une perruche ! Vous

    tes fou, mon cher ! Et dame Ratonne de se rengorger, tan-

    dis que Rata se pavanait prs d'elle.Raton lit un petit signe d'amiti sa

    servante, qui n'avait point dmrit sesyeux. Puis il se dit :

    Ah ! les femmes ! les femmes ! Lesvoyez-vous, lorsque la vanit leur tourne latte, et mme quand elle ne la leur tournepas! Mais, soyons philosophe!

    Et, pendant cette scne de famille, quedevenait le cousin Rat avec cet appendicequi n'appartient mme pas son espce?Aprs avoir t rat avec une queue demerlan, tre hron avec une queue de rat !Si cela continuait de la sorte, mesurequ'il s'lverait dans l'chelle des tres, ceserait dplorable ! Aussi, demeurait-il l,dans un coin de la cour, perch sur unepatte, ainsi que le font les hrons pensifs,montrant le devant de son corps dont lablancheur se relevait de petites lames

  • LA FAMILLE RATON. 3

    7

    noires, son plumaf>'e cendr, et sa huppemlancoliquement rabattue en arrire.

    Il fut alors question de continuer levoyage, afin d'admirer le pays dans toutesa beaut.Mais dame Ratonnc n'admirait qu'elle, et

    dom Rata n'admirait que lui. Ni l'un nil'autre ne regardaient ces incomparablespaysages, leur prfrant villes et bour-gades, afm d'y dployer leurs grces.

    Enfin, on discutait l-dessus, lorsqu'unnouveau personnage parut la porte ducaravansrail.

    C'tait un de ces guides du pays, vtu la mode hindoue, qui venait offrir ses ser-vices aux voyageurs.

    Mon ami, lui demanda Raton, qu'y a-t-ilde curieux voir? Une merveille sans gale, rpondit le

    guide, c'est le grand sphinx du dsert. Du dsert ! fit ddaigneusement dame

    Ratonne. Nous ne sommes point venus pour

    visiter un dsert, ajouta dom Piata. Oh ! rpondit le guide, un dsert qui

    n'en sera plus un aujourd'hui, car c'est lafte du sphinx, et l'on vient l'adorer de tousles coins du monde.

    Cela tait bien pour engager nos vaniteuxvolatiles lui rendre visite. Peu importait,d'ailleurs, Ratine et son fianc en quelendroit on les conduirait, pourvu qu'ilsy allassent ensemble. Quant au cousin

  • 38 HIER ET DEMAIN.

    Rat et^ la bonne liatane, c'est prcis-ment au fond d'un dsert qu'ils eussentvoulu se rfugier.

    En route, dit dame Rayonne. En route, rpondit le guide.Un instant aprs, tous avaient quitt le

    caravansrail, sans se douter que ce guideft l'enchanteur Gardafour, mconnaissablesous son dguisement, et qui les attiraitdans un nouveau pige.

    X

    Quel superbe sphinx, infiniment plusbeau que ces sphinx d'Egypte, si clbrespourtant! Celui-l s'appelait le sphinx dePiomiradour, et c'tait la huitime mer-veille de l'univers.La famille Raton venait d'arriver la

    lisire d'une vaste plaine, entoure de fortspaisses, que dominait en arrire unechane de montagnes revtues de neigesternelles.Au milieu de cette plaine, ligurez-vous un

    animal taill dans le marbre. Il est couchsur l'herbe, la face droite, les pattes dedevant croises l'une sur l'autre, le corpsallong comme une colline. Il mesure aumoins cinq cents pieds de longueur surcent de large, et sa tte s'lve quatre-vingts pieds au-dessus du sol.Ce sphinx a bien l'air indchiffrable qui

  • LA FAMILLE RATON. 3

    9

    distingue ses confrres. Jamais il n'a livrle secret qu'il garde depuis des milliers desicles. Et cependant son vaste cerveauest ouvert quiconque veut le visiter. Ony pntre par une porte mnage entre lespattes. Des escaliers intrieurs donnentaccs ses yeux, ses oreilles, son nez, sa bouche, et jusque dans cette fort decheveux qui hrisse son crne.Au surplus, pour bien vous rendre

    compte de l'normit de ce monstre,sachez que dix personnes tiendraient l'aise dans l'orbite de ses yeux, trente dansle pavillon de ses oreilles, quarante entre lescartillages de son nez, soixante dans sabouche, o l'on pourrait donner un bal, etune centaine dans sa chevelure touffuecomme une fort d'Amrique. Aussi, departout vient-on, non pas le consulter, puis-qu'il ne veut rien rpondre, de peur de setromper, mais le visiter comme on fait de lastatue de saint Charles, dans une des ilesdu lac Majeur.On me permettra, mes chers enfants, de

    ne pas insister davantage sur la descriptionde cette merveille qui fait honneur augnie de l'homme. Ni les pyramidesd'Egypte, ni les jardins suspendus deBabylone, ni le colosse de Rhodes, nile phare d'Alexandrie, ni la tour Eiffel,ne peuvent lui tre compars. Lorsque lesgographes seront enfin fixs sur le payso se trouve le -grand sphinx de Romi-

  • 40 HIER ET DEMAIN.

    radour, je compte bien que vous irez luirendre visite pendant vos vacances.Mais Gardafour le connaissait, lui, et

    c'est l qu'il conduisait la famille Raton.En lui disant qu'il y avait grand concoursde populaire dans le pays, il l'avait indigne-ment trompe. Voil qui allait singulire-ment contrarier le paon et la perruche ! Dusuperbe sphinx ils ne se souciaient gure.Comme vous le pensez, il y avait eu

    un plan arrt entre l'enchanteur et leprince Kissador. Aussi le prince tait-ill, sur la lisire d'une fort voisine, avecune centaine de ses gardes. Ds que lafamille Raton aurait pntr dans le sphinx,on l'y prendrait comme en une ratire. Sient hommes ne parvenaient pas s'em-parer de cinq oiseaux, d'un rat et d'un jeuneamoureux, c'est que ceux-ci seraient pro-tgs par quelque puissance surnaturelle.En les attendant, le prince allait et venait.

    Il donnait les signes de la plus vive impa-tience. Avoir t vaincu dans ses entre-prises contre la belle Ratine! Ah! quellevengeance il et tir de cette famille si Gar-dafour avait recouvr son pouvoir ! Maisl'enchanteur tait encore rduit l'impuis-sance pour quelques semaines.

    Enfin, cette fois, toutes les mesuresavaient t si bien prises, que vraisembla-blement, ni Ratine, ni les siens n'chap-peraient aux machinations de leur pers-cuteur.

  • LA FAMILLE RATON. 4I

    En ce moment, Gardafour se montra entte de la petite caravane, et le prince,entour de ses gardes, se tint prt inter-venir.

    XI

    Le pre Raton marchait d'un bon pas,malgr sa goutte. La colombe, dcri.vantde grands cercles dans l'espace, venait detemps en temps se poser sur l'paule deRatin. La perruche, voltigeant d'arbre enarbre, s'levait pour tcher d'apercevoir lafoule promise. Le paon tenait sa queuesoigneusement replie, pour ne pas ladchirer aux pines, tandis que Ratane sedandinait sur ses larges pattes. Derrireeux le hron, bec baiss, frappait rageu-sement l'air de sa queue de rat. Il avait bienessay de la fourrer dans sa poche, je veuxdire sous son aile, mais il avait d y renon-cer, parce que celle-ci tait trop courte.

    Enfin, les voyageurs arrivrent au pieddu sphinx. Jamais ils n'avaient rien vu desi beau.Cependant dame Ratonne et dom Rata

    interrogeaient le guide, disant : Et ce grand concours de mond que

    vous nous avez promis? Ds que vous aurez atteint la tte du

    monstre, rpondit l'enchanteur, vous domi-nerez la foule, et vous serez vus de plu-sieurs lieues la ronde.

  • 42 llli:i{ I T Dl- M \1N.

    Eh bien, entrons vite ! Entrons. Tous pntrrent l'intrieur, sans

    dfiance. Ils ne s'aperurent mme pasc{ue le guide tait rest en dehors, aprsavoir referm sur eux la porte mnageentre les pattes du gigantesque animal.Au dedans rgnait une demi-clart, qui

    se glissait par les ouvertures de la face,le long des escaliers intrieurs. Aprsquelques instants, on put voir Raton sepromenant entre les lvres du sphinx, dameRatonne voletant sur le bout du nez oelle se livrait aux plus coquets bats, domRata au sommet du crne, faisant une roue clipser les rayons du soleil.Le jeune Ratin et la jeune Ratine taient

    placs dans le pavillon de l'oreille droite,o ils se chuchotaient les plus douceschoses.Dans l'il droit se tenait Ratane, dont

    on ne pouvait apercevoir le modeste plu-mage ; dans l'il gauche, le cousin Rat,dissimulant de son mieux sa queue lamen-table.De ces divers points de la face, la famille

    Raton se trouvait heureusement postepour contempler le splendide panoramaqui se droulait jusqu'aux extrmes limites(le l'horizon.Le temps tait superbe, pas un seul

    nuage au ciel, pas une vapeur la surfacedu sol.

  • LA FAMILLE RATON. 43

    Soudain une masse anime se dessinesur la lisire de la fort. Elle s'avance, elles'approche. Est-ce donc la foule des adora-teurs du sphinx de lomiradour?Non ! Ce sont des gens arms de piques,

    de sabres, d'arcs, d'arbaltes, marchant enpeloton serr. Ils ne peuvent avoir que demauvais desseins.En effet, le prince Kissador est leur

    tte, suivi de l'enchanteur, qui a quitt sesvtements de guide. La famille Raton sesent perdue, moins que ceux de sesmembres qui ont des ailes ne s'envolent travers l'espace.

    (c Fuis, ma chre Ratine, lui crie sonfianc. Fuis !.. Laisse-moi aux mains deces misrables ! T'abandonner. . . Jamais! rpond

    Ratine.Et, d'ailleurs, c'et t trop imprudent.

    Une flche aurait pu percer la colombe, etaussi la perruche, le paon, l'oie, le hron.Mieux valait se cacher dans les profon-deurs du sphinx. Peut-tre russirait-on s'chapper quand la nuit serait venue, se sauver par quelque issue secrte, sansrien craindre des arbaltriers du prince.Ah ! combien il tait regrettable que la

    fe Firmenta n'et pas accompagn sesprotgs au cours de ce voyage !Cependant le beau jeune homme avait

    eu une ide, et trs simple, comme toutesles bonnes ides : c'tait de barricader la

  • 41 HIER ET DEMAIN.

    porte rintrieur, et c'est ce qui fut faitsans retard.

    Il tait temps, car le prince Kissador,Gardafour et les gardes, arrts quelquespas du sphinx, interpellaient les prison-niers pour les sommer de se rendre.Un non ! bien accentu, qui sortit des

    lvres du monstre, ce fut la seule rponsequ'ils obtinrent.

    Alors, les gardes de se prcipiter vers laporte, et, comme ils l'assaillirent avecd'normes quartiers de roches, il fut mani-feste qu'elle ne tarderait pas cder.

    Mais, voici qu'une lgre vapeur enve-loppe la chevelure du sphinx, et, se dga-geant de ses dernires volutes, la feFirmenta apparat debout sur la tte dusphynx de Romiradour.A cette miraculeuse apparition, les

    gardes reculent. Mais Gardafour parvient les ramener l'assaut, et les ais de laporte commencent s'branler sous leurscoups.En ce moment, la fe abaisse vers le

    sol la baguette qui tremble dans sa main.Quelle irruption inattendue se fait

    travers la porte disjointe !Une tigresse, un ours, une panthre, se

    prcipitent sur les gardes. La tigresse,c'est liatonne, avec son pelage fauve.L'ours, c'est Rata, le poil hriss, lesgriffes ouvertes. La panthre, c'est Ratane,qui bondit effroyablement. Cette dernire

  • LA FAMILLE RATON. 45

    mtamorphose a chang les trois volatilesen htes froces.En mme temps, Ratine s'est transfor-

    me en une biche lgante, et le cousinRat a pris la forme d'un baudet, qui braitavec une voix terrible. Mais voyez lemauvais sort! il a conserv sa queuede hron, et c'est une queue d'oiseauqui pend l'extrmit de sa croupe! Dci-dment il est impossible de fuir sa des-tine.A la vue des trois formidables fauves,

    les gardes n'ont pas hsit un instant; ilsont dtal comme s'ils avaient le feu leurs trousses. Rien n'aurait pu les retenir,d'autant plus que le prince Kissador etGardafour leur ont donn l'exemple. D'tredvors vivants, cela ne leur convenait pas,parait-il.

    Mais, si le prince et l'enchanteur ont pugagner la fort, quelques-uns de leursgardes ont t moins heureux. La tigresse,l'ours et la panthre taient parvenus leur barrer la route. Aussi les pauvresdiables ne songrent -ils qu' chercherrefuge l'intrieur du sphinx, et bientton les vit allant et venant dans sa vastebouche.Pour une mauvaise ide, c'tait une mau-

    vaise ide et, lorsqu'ils le reconnurent, iltait trop tord.En effet, la fe Firmenta tend de nou-

    veau sa baguette, et des hurlements pou-

  • 46 HIER ET DEMAIN.

    vantables se propagent comme les clatscle la foudre travers l'espace.Le sphinx vient cle se changer en lion.Et quel lion ! Sa crinire se hrisse,

    ses yeux jettent des flammes, ses m-choires s'ouvrent, se ferment et com-mencent leur uvre de mastication... Uninstant aprs, les gardes du prince Kis-sador ont t broys par les dents du formi-dable animal.Alors la fe Firmenta saute lgrement

    sur le sol. A ses pieds viennent ramper latigresse, l'ours, la panthre, comme fontles animaux froces aux pieds de la domp-teuse qui les tient sous son regard.

    C'est depuis cette poque que le sphinxest devenu le lion de Romiraclour.

    XII

    Un certain temps s'est coul. La familleRaton a dfinitivement conquis la formehumaine, sauf le pre qui, toujoursaussi goutteux que philosophe, est restrat. A sa place, d'autres se seraient dpits,ils auraient cri l'injustice du sort, mauditl'existence. Lui se contentait de sourire,heureux, disait-il, de n'av'Oir rien chan-ger ses ha])itudes.Quoi qu'il en soit, tout rat qu'il est,

    c'est un riche seigneur. Comme sa femmen'et point consenti habiter son vieux

  • LA FAMILLE RATON. 47

    fromage de Ratopolis, c'est clans unegrande cit, la capitale d'un pays encoreinconnu, qu'il occupe un palais somptueux,sans en tre plus fier pour cela. La fiert,ou plutt la vanit, il la laisse dame Ra-tonne, devenue duchesse. Il faut la voir sepromener dans ses appartements dont ellefinira par user les glaces force de s'yregarder !Ce jour-l, du reste, le duc Raton a

    bross son poil avec le plus grand soiji, etfait autant de toilette qu'on en peut attendred'un rat. Quant la duchesse, elle s'estpare de ses plus beaux atours : robe ramages, o se mlangent le velours frapp,le crpe de Chine, le surah, la peluche, lesatin, le brocard et la moire; corsage laHenri II; traine brode de jais, de saphirset de perles, longue de plusieurs aunes,remplaant les diverses queues qu'elle por-tait avant d'tre femme; diamants quijettent des feux tincelants; dentelles quel'habile Arachn n'aurait pu faire ni plusfines, ni plus riches ; chapeau Rembrandt,sur lequel s'tage un parterre de fleurs;enfin, tout ce qu'il y a de plus la mode.Mais, demanderez-vous, pourquoi ce luxe

    d'ajustement ? Le voici :C'est aujourd'hui que l'on va clbrer,

    dans la chapelle du palais, le mariage dela charmante Ratine avec le prince Ratin.Oui, il est devenu prince, pour plaire sabelle-mre. Et comment? En ache-

  • 48 HIER ET DEMAIN.

    tant une principaut. Bon ! Les princi-pauts, bien qu'elles soient en baisse,doivent coter assez cher !.. Sans-doute !Aussi Ratin a-t-il consacr cette acquisi-tion une partie du prix de la perle, vousn'avez point oubli, la fameuse perle, trou-ve dans l'hutre de Ratine, qui valait plu-sieurs millions!

    Il est donc riche. Pourtant ne croyez pasque la richesse ait modifi ses gots niceux de sa fiance qui va devenir princesseen l'pousant. Non ! Bien que sa mre soitduchesse, elle est toujours la jeune fillemodeste que vous connaissez, et le princeRatin en est plus pris que jamais. Elle estsi belle dans sa toilette blanche, enguir-lande de fleurs d'oranger !

    Il va sans dire que la fe Firmenta estvenue assister ce mariage, qui est un peuson uvre.

    C'est donc un grand jour pour toute lafamille. Aussi dom Rata est-il superbe. Ensa qualit d'ex-cuisinier, il est devenuhomme politique. Rien de beau comme sonhabit de pair, qui a d lui coter gros, caren le retournant, on peut en faire un habitde snateur, ce qui est trs avan-tageux.

    Ratane, elle, n'est plus une oie, sagrande satisfaction : c'est une dame pouraccompagner. Son poux s'est fait pardon-ner ses ddaigneuses manires d'autrefois.Il lui est revenu tout entier et se montre

  • LA FAMILLE RATON. 49

    mme un peu jaloux des seigneurs quipapillonnent autour de son pouse.Quant au cousin Rat... Mais il va entrer

    tout l'heure, et vous pourrez le contem-pler votre aise.Les invits sont runis dans le grand

    salon constell de lumires, embaum duparfum des fleurs, orn des meubles lesplus riches, drap de tentures comme onn'en fait plus de nos jours.On est venu des environs pour assister

    au mariage du prince Ratin. Les grandsseigneurs, les grandes dames, ont voulufaire cortge ce couple charmant. Unmajordome annonce que tout est prt pourla crmonie. Alors se forme le plus m.er-veilleux cortge que l'on puisse voir, et quise dirige vers la chapelle, tandis qu'uneharmonieuse musique se fait entendre.

    Il ne fallut pas moins d'une heure pourle dfil de ces importants personnages.Enfin, dans un des derniers groupes, paratle cousin Rat.Un joli jeune homme, ma foi, une vraie

    gravure de mode ; manteau de cour, cha-peau orn d'une magnifique plume quibalaie le sol chaque salut.Le cousin est marquis, s'il vous plait,

    et ne fait point tache dans la famille. Il afort bonne mine, il se prsente avec grce.Aussi les compliments ne lui manquent-ilspas, et il les reoit non sans une certainemodestie. On peut observer, toutefois, que

    4

  • 5o HIER ET DEMAIN.

    sa physionomie est empreinte de quelquetristesse, son attitude lgrement embar-rasse. Il baisse volontiers les yeux etdtourne son regard de ceux qui l'ap-prochent. Pourquoi cette rserve ? N'est-ilpas homme maintenant, et autant que n'im-porte quel duc ou prince de la cour ?Le voil donc qui s'avance son rang

    dans le cortge, marchant d'un pas rythm,un pas de crmonie, et, arriv l'angle dusalon, il se retourne... Horreur!..Entre les pans de son habit, sous son

    manteau de cour, passe une queue, unequeue de baudet! En vain cherche-t-il dissimuler ce honteux reste de la formeprcdente!.. Il est dit qu'il ne s'en dbar-rassera jamais !

    Voil, mes chers enfants : lorsque l'oncommence mal la vie, il est bien difficile dereprendre la bonne route. Le cousin esthomme dsormais. Il a atteint le haut del'chelle. Il n'a plus compter sur une nou-velle mtamorphose qui le dlivrerait decette queue. Il la gardera jusqu' son der-nier soupir...Pauvre cousin Rat !

    XIII

    C'est ainsi que fut clbr le mariage duprince Ratin et de la princesse Ratine, avec

  • LA FAMILLE RATON. 5 I

    une extrme magnificence, digne de ce beaujeune homme et de cette belle jeune fille,si bien faits Fun pour l'autre !Au retour de la chapelle, le cortge revint

    dans le mme ordre, et toujours le mmecomme il faut, la mme correction dans sonallure, enfin une noblesse d'attitude qui nese rencontre un tel degr que dans leshautes classes, parait-il.

    Si l'on objecte que tous ces seigneurs nesont pourtant que des parvenus ; qu'envertu des lois de la mtempsycose, ils ontpass par de bien humbles phases ; qu'ilsont t des mollusques sans esprit, despoissons sans intelligence, des volatilessans cervelle, des quadrupdes sans rai-sonnement, je rpondrai qu'on ne s'endouterait gure les voir si convenables.D'ailleurs, les belles manires, cela s'ap-prend comme l'histoire ou la gographie.Toutefois, en songeant ce qu'il a putre dans le pass, l'homme ferait mieuxde se montrer plus modeste, et l'humanity gagnerait.Aprs la crmonie du mariage, il y eut

    un repas splendide dans la grande salledu palais; Dire que l'on y mangea del'ambroisie apprte par les premiers cui-siniers du sicle, que l'on y but du nectarpuis aux meilleures caves de l'Olympe,ce ne serait pas assez.

    Enfin, la fte se termina par un bal ode jolies bayadres et de gracieuses aimes,

  • 52 HIER ET DEMAIN.

    vtues de leurs costumes orientaux, vinrentmerveiller l'auguste assemble.Le prince Ratin, comme il convient, avait

    ouvert le bal avec la princesse Ratine, dansun quadrille o la duchesse Ratonne figu-rait au bras d'un seigneur de sang royal.Dom Rata y prenait part en compagnie d'uneambassadrice, et Ratane y fut conduite parle propre neveu d'un Grand lecteur.Quant au cousin Rat, il hsita long-

    temps payer de sa personne. Bien qu'illui en cott de se tenir l'cart, il n'osaitinviter les femmes charmantes auxquellesil et t si heureux d'offrir son bras, dfaut de sa main. Enfin, il se dcida fairedanser une dlicieuse comtesse, d'uneremarquable distinction. Cette aimablefemme accepta... un peu lgrement, peut-tre, et voil le couple lanc dans le tour-billon d'une valse de Gung'l.Ah ! quel effet ! La place ne fut bientt

    plus tenable ! Vainement le cousin Ratavait voulu ramasser sous son bras saqueue de baudet, comme les valseuses fontde leur trane. Cette queue, emporte parle mouvement centrifuge, lui chappa. Etalors, la voil qui se dtend comme unelanire, qui cingle les groupes dansants,qui s'entortille leurs jambes, qui pro-voque les chutes les plus compromettanteset amne enfin celle du marquis Rat et dela dlicieuse comtesse.

    l\ fallut l'emporter, demi pme de

  • LA FAMILLE RATON. 53

    honte, pendant que le cousin s'enfuyait toutes jambes !Ce burlesque pisode termina la fte, et

    chacun se retira au moment o le bouquetd'un feu d'artifice dveloppait sa gerbeblouissante dans les profondeurs de lanuit.

    XIV

    La chambre du prince Ratin et de la prin-cesse Ratine est certainement l'une desplus belles du palais. Le prince ne la con-sidre-t-il pas comme l'crin de l'inesti-mable joyau qu'il possde ? C'est l que lesjeunes poux vont tre conduits en grandapparat.

    Mais, avant qu'ils n'y aient t intro-duits, deux personnages ont pu pntrerdans cette chambre.

    Or, ces deux personnages, vous l'avezdevin, sont le prince Kissador et l'en-chanteur Gardafour.

    Et voici les propos qu'ils changent : Tu sais ce que tu m'as promis, Garda-

    four ! Oui, mon prince, et, cette fois, rien ne

    pourra m'empcher d'enlever Ratine pourvotre Altesse. Et quand elle sera la princesse de

    Kissador, je crois qu'elle n'aura pas lieu dele regretter !

  • 54 HIER ET DEMAIN.

    C'est bien mon avis, rpond ce flat-teur de Gardafour. Tu es sr de russir, aujourd'hui ?

    reprend le prince. Jugez-en ! rpond Gardafour, en tirant

    sa montre. Dans trois minutes, le tempspendant lequel j'ai t priv de mon pou-voir d'enchanteur sera coul. Dans troisminutes, ma baguette sera redevenue aussipuissante que celle de la fe Firmenta. SiFirmenta a pu lever les membres de cettefamille Raton jusqu'au rang des tres hu-mains, moi je puis les faire redescendre aurang des plus vulgaires animaux ! Bien, Gardafour ; mais j'entends que

    Ratin et Ratine ne restent pas en tte--tte dans cette chambre un seul instant... Ils n'y resteront pas, si j'ai recouvr

    tout mon pouvoir avant qu'ils n'y arrivent! De combien de temps s'en faut-il

    encore ?

    De deux minutes !.. Les voil, s'crie le prince. Je vais me cacher dans ce cabinet,

    rpond Gardafour, et j'apparatrai ds qu'ilen sera temps. Vous, mon prince, retirez-vous; mais demeurez derrire cette grandeporte et ne l'ouvrez qu'au moment o jecrierai : A toi, Ratin ! C'est convenu, et, surtout, n'pargne

    pas mon rival ! Vous serez satisfait. On voit quel danger menace encore cette

  • LA FAMILLE RATON. 5 5

    honnte famille, si prouve dj, et qui nepeut se clouter que le j)rince et l'enchanteursoient si prs !

    XV

    Les jeunes poux viennent d'tre con-duits dans leur chambre en grand apparat.Le duc et la duchesse Raton les accom-pagnent avec la fe Firmenta qui n'a pasvoulu quitter le beau jeune homme et labelle jeune fille dont elle a protg lesamours. Ils n'ont plus rien craindre duprince Kissador, ni de l'enchanteur Gar-dafour, qu'on n'a jamais vus dans le pays.Et cependant, la fe prouve une certaineinquitude, un pressentiment secret. Ellesait que Gardafour est sur le point de recou-vrer sa puissance d'enchanteur, et cela nelaisse pas que de l'inquiter.

    Il va sans dire que Ratane est l, offrantses services sa jeune matresse, et aussidom Rata, qui n'abandonne plus sa femme,et aussi le cousin Rat, bien que, en cemoment, la vue de celle qu'il aime doive luibriser le cur.Cependant la fe Firmenta, toujours

    anxieuse, n'a qu'une hte : c'est de voir siGardafour n'est pas cach quelque part,derrire un rideau, sous un meuble... Elleregarde... Personne!

    Aussi, maintenant que le prince Ratin

  • 56 HIER ET DEMAIN.

    et la princesse Ratine vont rester clans cettechambre, o ils seront bien seuls, reprend-elle tout fait confiance.Soudain une porte latrale s'ouvre brus-

    quement, au moment o la fe disait aujeune couple :

    Soyez heureux ! Pas encore ! crie une voix terrible.Gardafour vient d'apparaitre, la baguette

    magique frmissant clans sa main. Fir-juenta ne peut plus rien pour cette malheu-reuse famille !La stupeur les a frapps tous. Ils sont

    d'abord comme immobiliss, puis ils sereculent en groupe, se pressant autour dela fe, de manire faire face au redoutableGardafour.

    Bonne fe, rptent-ils, est-ce que vousnous abandonnez!.. Bonne fe, protgez-nous ! Firmenta, rpond Gardafour, tu as

    puis ton pouvoir pour les sauver, et j'airetrouv le mien tout entier pour lesperdre! Maintenant, ta baguette ne peutplusrienpour eux, tandis que la mienne!.. Et ce disant, Gardafour l'agite, elle dcrit

    des ronds, elle siffle travers l'air, commesi elle tait doue d'une existence surna-turelle.

    llaton et les siens ont compris C{ue la feest dsarme, puis qu'elle ne peut plus lesgarantir par une mtamorphose suprieure.

    l'^c l^'irmenta, s'crie Gardafour, tu en

  • III

    LE rra.NXE Klr^SAOJR n'est plus nu"uN HORRIBLE CHIMPANZ... (PAGE 8.

  • 5C) HItR F.r DEMAIN.

    as l'ait des humains! Eh hien, moi, je vaisen faire des brutes ! Grce ! grce ! murmure Ratine, en

    tendant ses mains vers l'enchanteur. Pas de grce ! rpond Gardafour. Le

    premier de vous qui va tre touch par mabaguette sera chang en singe ! Cela dit, Gardafour marche sur le groupe

    infortun, cjui se disperse son approche.Si vous les aviez vus courir travers la

    chambre, d'o ils ne peuvent s'enfuir, carles portes sont fermes, latin entranantRatine, cherchant lui faire un rempart deson corps sans songer au pril qui lemenace.

    Oui! pril pour lui-mme, car l'enchan-teur vient de s'crier :

    Quant toi, beau jeune homme. Ratinene te regardera bientt plus qu'avecdgot ! A ces mots, Ratine tombe vanouie dans

    les bras de sa mre, et Ratin fuit du ctede la grande porte, tandis que Gardafourse prcipite vers lui :

    A toi, Ratin! s'crie-t-il.Et il se fend en lui portant un coup de

    baguette, comme il et fait d'une pe...A cet instant, la grande porte s'ouvre, le

    prince parat, et c'est lui qui reoit le coupdestin au jeune Ratin...Le prince Kissador a t touch par la

    baguette... Il n'est plus qu'un horriblechimpanz !

  • LA FAMILLE RATON. 5

    9

    A quelle fureur il s'abandonne alors ! Lui,si vain de sa beaut, si plein de morgue etde jactance, maintenant un singe avec uneface grimaante, des oreilles longuescommea, un museau prominent, des bras cjuilui descendent jusqu'aux genoux, un nezcras, vme peau jauntre dont les poils sehrissent !Une glace est l sur un des panneaux

    de la chambre. Il se regarde!.. Il pousseun cri terrible!.. Il fond sur Gardafour,stupfait de sa maladresse !.. Il le saisit parle cou et l'trangle de son vigoureux brasde chimpanz.Alors le parquet s'entr'ouvre, ainsi que

    cela se fait de tradition dans toutes les fe-ries, une vapeur s'en chappe, et le mchantGardafour disparait au milieu d'un tour-billon de flammes.Puis le prince Kissador pousse une

    fentre, la franchit d'une gambade et varejoindre ses semblables dans la fort voi-sine.

    XVI

    Et alors, je ne surprendrai personne endisant que tout cela finit dans une apo-those, au milieu d'un blouissant dcor,pour la complte satisfaction de la vue, del'oue, de l'odorat, et mme du got. L'oeiladmire les plus beaux sites du monde,

  • 6o HIER ET DEMAIN.

    SOUS un ciel de l'Orient. L'oreille s'emplitd'harmonies paradisiaques. Le nez aspiredes parfums enivrants, distills par desmilliards de fleurs. Les lvres se parfumentd'un air charg de la saveur des fruits lesplus dlicieux.

    Enfin toute l'heureuse famille est dansl'extase, ce point que liaton, le pre Ratonlui-mme ne sent plus sa goutte. Il est guriet envoie au diable sa bonne bquille !

    Et ! s'crie la duchesse Ratonne, vousn'tes donc plus goutteux, mon cher ? Il parait, dit Raton, et me voil dbar-

    rass... Mon pre ! s'crie la princesse Ratine. Ah ! monsieur Raton !.. ajoutent Rata

    et Ratane.Aussitt la fe Firmcnta s'avance, disant : En elet. Raton, il ne dpend plus que

    de vous maintenant de devenir un homme,et, si vous le voulez, je puis... Homme, madame la fe?.. Eh oui ! riposte dame Ratonne, homme

    et duc, comme je suis femme et duchesse!.. Ma foi, non ! rpond notre philosophe.

    Rat je suis et rat je demeurerai. Cela estprfrable, mon sens, et, comme le disaitou le dira le pote Mnandre, chien, che-val, buf, ne, tout vaut mieux que d'trehomme, ne vous en dplaise!

  • LA FAMILLE RATON. 6l

    XVII

    Voil, mes chers enfants, quel est lednouement de ce conte. La famille Iiatonn'a plus rien craindre dsormais, ni deGardafour, trangl par le prince Kis-sador, ni du prince Kissador.

    Il s'ensuit donc qu'ils vont tre main-tenant trs heureux et goter ce qu'onappelle un honheur sans mlange.

    D'ailleurs la fe Firmenta prouve poureux une vritable affection et ne doit pasleur pargner ses bienfaits.

    Seul, le cousin Rat a quelque droit dese plaindre, puisqu'il n'est pas arriv unemtamorphose complte. Il ne peut se rsi-gner, et cette queue de baudet fait sondsespoir. En vain veut-il la dissimuler...Elle passe toujours !Pour ce qui est du bonhomme Raton, il

    sera rat pendant toute sa vie, en dpit dela duchesse Ratane, qui lui reproche sanscesse son refus inconvenant de s'leverjusqu'au rang des humains. Et, quandl'acaritre grande dame l'assomme partrop de ses rcriminations, il se contentede rpter, en lui appliquant le mot dufabuliste :

    Ah ! les femmes ! les femmes ! De bellesttes souvent, mais de cervelles, point ! Quant au prince Ratin et la princesse

  • 02 HIER ET DEMAIN.

    Ratine, ils furent trs heureux et eurentbeaucoup d'enfants.

    C'est ainsi que finissent gnralementles contes de fes, et je m'en tiens cettemanire, parce que c'est la bonne.

  • M. R-DIZE ET K'-''^ Nl-BMOL (').

    Nous tionsune trentained ' e n fa n t s l'cole de Kal-fermatt, unevingtaine degarons entresix et douzeans, une di-zaine de fdlesentre quatre et

    neuf ans. Si vousdsirez savoir ose trouve exacte-ment cette bour-

    ^ade, c'est, d'aprsma Gographie (p. 47),

    dans un des cantonscatholiques de la Suisse, pas loin du lacde Constance, au pied des montagnes del'Appenzell.

    (1) Paru pour la premire fois clans le Figaro illus-tr de dcembre 1893.

  • 64 HIER ET DEMAIN.

    Eh! donc, vous l-bas, Joseph Millier? Monsieur Valriigis?.. rpondis-je. Qu'est-ce que vous crivez pendant

    que je fais la leon d'histoire? Je prends des notes, Monsieur. Bien. La vrit est que je dessinais un bon-

    homme, tandis que le maitre nous racon-tait pour la millime fois l'histoire deGuillaume Tell et du farouche Gessler.Personne ne la possdait comme lui. Leseul point qui lui restt lucider taitcelui-ci : A quelle espce, reinette ou cal-ville, appartenait la pomme historique quele hros de l'Helvtie avait place sur latte de son fds, pomme aussi discute quecelle dont notre mre Eve dpouilla l'arbredu bien et du mal ?Le bourg de Kalfermatt est agrablement

    situ au fond d'une de ces dpressionsqu'on appelle van , creuse sur le ctd'avers de la montagne, celui que les rayonsdu soleil ne peuvent atteindre l't. L'cole,ombrage de larges frondaisons, l'extr-mit du bourg, n'a point l'aspect farouched'une usine d'instruction primaire. Elle estgaie d'aspect, en bon air, avec une vastecour plante, un prau pour la pluie, etun petit clocher o la cloche chante commeun oiseau dans les branches.

    C'est M. Valrugis qui tient l'cole, decompte demi avec sa sur Lisbeth, unevieille fille plus svre que lui. Tous deux

  • M. R-niZE ET m"'' MI-BMOL. 65

    suffisent renseignement : lecture, cri-ture, calcul, gographie, histoire his-toire et gographie de la Suisse s'entend.Nous avons classe tous les jours, sauf lejeudi et le dimanche. On vient huitheures avec son panier et des livres sousla houcle de la courroie; dans le panier, ily a de quoi manger midi : du pain, de laviande froide, du fromage, des fruits, avecune demi-houteille de vin coup. Dans leslivres, il y a de quoi s'instruire : des "dic-tes, des chiffres, des prohlmes. A quatreheures, on remporte chez soi le paniervide jusqu' la dernire miette.

    ... Mademoiselle Betty Clre?.. Monsieur ValrQgis?.. rpondit la lil-

    lette.

    Vous n'avez pas l'air de prter atten-tion ce que je dicte. O en suis-je, s'ilvous plait ? Au moment, dit Betty en halhu-

    tiant, o Guillaume refuse de saluer lehonnet... Erreur !.. Nous n'en sommes plus

    au bonnet, mais la pomme, de quelqueespce qu'elle soit !..

    M""" Betty Clre, toute confuse, baissa lesyeux, aprs m'avoir adress ce bon regardque j'aimais tant.

  • 60 HILR LT DEMAIN.

    jamais un musicien n'osera mettre pareilsujet en musique !

    Peut-tre notre maitre d'cole avait-ilraison ? Quel compositeur prtendrait fairevibrer de telles cordes!.. Et pourtant quisait?., dans l'avenir?..Mais M. Val rugi s continue sa dicte.

    Grands et petits, nous sommes tout oreilles.On aurait entendu siffler la flche de Guil-laume Tell travers la classe... une cen-time fois depuis les dernires vacances.

    II

    Il est certain que M. Valrgis n'assigne l'art de la musique qu'un rang trs inf-rieur. A-t-il raison? Nous tions tropjeunes alors pour avoir une opinion l-dessus. Songez donc, je suis parmi lesgrands, et je n'ai pas encore atteint madixime anne. Et pourtant, une bonnedouzaine de nous aimait bien les chansonsdu pays, les vieux lieds des veilles, etaussi les hymnes des ftes carillonnes,les antiennes de l'antiphonaire, lorsquel'orgue de Tglise de Kalfermatt les accom-pagne. Alors les vitraux frmissent, lesenfants de la matrise jettent leurs voix enfausset, les encensoirs se balancenl, et ilsemble que' les versets, les motets, lesrpons, s'envolenl au milieu des vapeursparfumes...

  • M. Ri;-Dii;zfc; et m"'^^ mi bmol. 67

    Je ne veux pas me vanter, c'est un mau-vais sentiment, et quoique je fusse un despremiers de la classe, ce n'est pas moi dele dire. Maintenant, si vous me demandezpourquoi, moi, Joseph Mller, fils de Guil-laume Millier et de Marguerite Has, actuel-lement, aprs son pre, maitre de poste Kalfermatt, on m'avait surnomm R-Dize,et pourquoi Betty Clre, fille de Jean Clreet de Jenny Rose, cabaretiers audit lieu,portait le surnom de Mi-Bmol, je vousrpondrai : Patience, vous le saurez tout l'heure. N'allez pas plus vite qu'il ne con-vient, mes enfants. Ce qui est certain, c'estque nos deux voix se mariaient admira-blement, en attendant que nous fussio'nsmaris l'un l'autre. Et j'ai dj un bel ge,mes enfants, l'poque o j'cris cette his-toire, sachant des choses que je ne savaispas alors mme en musique.Oui ! M. R-Dize a pous M"*^ Mi-

    Bmol, et nous sommes trs heureux, etnos affaires ont prospr avec du travailet de la conduite !.. Si un matre de postene savait pas se conduire, qui le sau-rait?..Donc, il y a quelque quarante ans, nous

    chantions l'glise, car il faut vous direque les petites filles, comme les petits gar-ons, appartenaient la manicanterie deKalfermatt. On ne trouvait point cette cou-tume dplace, et l'on avait raison. Quis'est jamais inquit de savoir si les sera-

  • 68 HIER p:t demain.

    phins descendus du ciel sont d'un sexe oude l'autre?

    III

    La matrise de notre bourgade avaitgrande rputation, grce son directeur,l'organiste Eglisak. Quel maitre de sol-fge, et quelle habilet il mettait nousl'aire vocaliser ! Comme il nous apprenait lamesure, la valeur des notes, la tonalit, lamodalit, la composition de la gamme !Trs fort, trs fort, le digne Eglisak. Ondisait que c'tait un musicien de gnie, uncontrapontiste sans rival, et qu'il avait faitune fugue extraordinaire, une fugue quatre parties.Comme nous ne savions pas trop ce que

    c'tait, nous le lui demandmes un jour. Une fugue, rpondit-il, en redressant

    sa tte en forme de coquille de contre-basse. C'est un morceau de musique? dis-je. De musique transcendante, mon gar-

    on. Nous voudrions bien l'entendre, s'cria

    un petit Italien, du nom de Farina, doud'une jolie voix de haute-contre, et quimontait... montait... jus((u'au ciel. Oui, ajouta un ))etit Allemand, Albert

    Iloct, dont la voix descendait... descen-dait... jusqu'au fond de la terre.

  • M. R-DIZE ET xM"'' Mt-BKMOL. 69

    'Allons, Monsieur Eglisak?.. rp-

    trent les autres garonnets et fillettes. Non, mes enfants. Vous ne connatrez

    ma fugue que lorsqu'elle sera acheve... Et quand le sera-t-elle ? demandai-je. Jamais. On se regarda, et lui de sourire finement. Une fugue n'est jamais acheve, nous

    dit-il. On peut toujours y ajouter de nou-velles parties. Donc, nous n'avions point entendu la

    fameuse fugue du profane Eglisak; mais ilavait pour nous mis en musique l'Iiymnede saint Jean -Baptiste, vous savez cepsaume en vers, dont Gui d'Arrezo a prisles premires syllabes pour dsigner lesnotes de la gamme :

    Ut queant Iaxis/esonare fibrisMiva. gestorumFamuli tuorum,Solve polluti,

    ^ Labii reatum,Sancte Joannes.

    Le Si n'existait pas l'poque de Guid'Arezzo. Ce fut en 1056 seulement qu'uncertain Guido complta la gamme par l'ad-jonction de la note sensible, et m'est avisqu'il a bien fait.Vraiment, quand nous chantions ce

    psaume, on serait venu de loin, rien quepour l'entendre. Quant ce qu'ils signi-fiaient, ces mots bizarres, personne ne le

  • yO HIER ET DEMAIX

    savait l'cole, pas mme M. Valriigis.On croyait que c'tait du latin, mais cen'tait pas sr. Et, cependant, il parait quece psaume sera chant au jug^ement der-nier, et il est probable que le Saint-Esprit,qui parle toutes les langues, le traduiraen langage dnique.

    Il n'en reste pas moins que M. Eglisakpassait pour tre un grand compositeur.Par malheur, il tait afflig d'une infirmitbien regrettable, et qui tendait s'accrotre.Avec l'ge, son oreille se faisait dure. Nousnous en apercevions, mais lui n'aurait pasvoulu en convenir. D'ailleurs, afin de nepas le chagriner, on criait quand on luiadressait la parole, et nos faussets parve-naient faire vibrer son tympan. Maisl'heure n'tait pas loigne o il seraitcompltement sourd.Cela arriva, un dimanche, vpres. Le

    dernier psaume des Compiles venait d'treachev, et Eglisak s'abandonnait sur l'orgueaux caprices de son imagination. Il jouait,il jouait, et cela n'en finissait pas. On n'osaitpas sortir, crainte de lui faire de la peine.Mais voici que le souffleur, n'en pouvantplus, s'arrte. La respiration manque l'orgue... Eglisak ne s'en est pas aperu.Les accords, les arpges se plaquent ouse droulent sous ses doigts. Pas un sonne s'chappe, et cependant, dans son med'artiste, il s'entend toujours... On a com-pris : un malheur vient de le frapper. Nul

  • M. RK-Dli:ZF, I:T m"' MI-BEMOL. 71

    n'ose l'avertir. Et pourtant le souffleur estdescendu par l'troit escalier de la tri-bune...

    Eglisak ne cesse pas de jouer. Et toutela soire ce fut ainsi, toute la nuit ga-lement, et, le lendemain encore, il pro-menait ses doigts sur le clavier muet. Ilfallut l'entraner... le pauvre homme serendit compte enfin. Il tait sourd. Maiscela ne l'empcherait pas de finir sa fugue.Il ne l'entendrait pas, voil tout.Depuis ce jour, les grandes orgues ne

    rsonnaient plus dans l'glise de Kalfer-matt.

    IV

    Six mois se passrent. Vint novembre,trs froid. Un manteau blanc couvrait lamontagne et tranait jusque dans les rues.Nous arrivions l'cole le nez rouge, lesjoues bleuies. J'attendais Betty au tour-nant de la place. Qu'elle tait gentille soussa capeline rabattue !

    C'est toi, Joseph? disait-elle. C'est moi, Betty. Cela pince, ce matin

    Enveloppe-toi bien! Ferme ta pelisse... Oui, Joseph. Si nous courrions? C'est cela. Donne -moi tes livres, je

    les porterai. Prends garde de t'enrhumer.Ce serait un vrai malheur de perdre tajolie voix...

  • 72 HIF.R ET DEVAIN.

    Et toi, la tienne, Joseph! C'et t malheureux, en effet. Et, aprs

    avoir souffl dans nos doigts, nous filions toutes jambes pour nous rchauffer. Parbonheur, il faisait chaud dans la classe.Le pole ronflait. On n'y pargnait pas lebois. Il y en a tant, au pied de la montagne,et c'est le vent qui se charge de l'abattre.La peine de le ramasser seulement. Commeces branches ptillaient joyeusement ! Ons'empilait autour. M. Valriigis se tenaitdans sa chaire, sa toque fourre jusqu'auxyeux. Des ptarades clataient, qui accom-pagnaient comme une arqucbusade l'his-toire de Guillaume Tell. Et je pensais quesi Gessler ne possdait qu'un bonnet, ilavait d s'enrhumer pendant que le sienligurait au bout de la perche, si ces choses-l s'taient passes l'hiver !Et alors, on travaillait bien, la lecture,

    l'criture, le calcul, la rcitation, la dicte,et le maitre tait content. Par exemple, lamusique chmait. On n'avait trouv per-sonne capable de remplacer le vieil Egli-sak. Bien sr, nous allions oublier toutce qu'il nous avait appris ! Quelle appa-rence qu'il vnt jamais Kalfermatt unautre directeur de manicanterie ! Dj legosier se rouillait, l'orgue aussi, et celacoterait des rparations, des rpara-tions...

    M. le Cur ne cachait point son ennui.Maintenant que l'orgue ne l'accompagnait

  • M. iuSdif.zk et m"'' mi bmol. 73

    plus, ce qu'il dtonnait, le pauvre homme,surtout dans la prface de la messe! Leton baissait graduellement, et, quand ilarrivait supplici confessione dicentcs, il avaitbeau chercher des notes sous son surplis,il n'en trouvait plus. Cela excitait rirequelques-uns. Moi, cela me faisait piti, Betty aussi. Rien de lamentable commeles offices prsent. A la Toussaint, il n'yavait eu aucune belle musique, et la Nolqui s'approchait avec ses Gloria., ses AHesieFid(dcs., ses ExuUct! ..M. le Cur avait bien essay d'un moyen.

    C'avait t de remplacer l'orgue par un ser-pent. Au moins, avec un serpent, il nedtonnerait plus. La difficult ne consis-tait pas se procurer cet instrument ant-diluvien. Il y en avait un pendu au murde la sacristie, et qui dormait l depuis desannes. Mais o trouver le serpentiste?Au fait, ne pourrait-on utiliser le souf-fleur d'orgue, maintenant sans ouvrage.

    Tu as du souffle? lui dit un jour M. leCur. Oui, rpondit ce brave homme, avec

    mon soufflet, mais pas avec ma bouche. Qu'importe ! essaie pour voir... J'essaierai. Et il essaya, il souffla dans le serpent,

    mais le son qui en sortit tait abominable.Cela venait-il de lui, cela venait-il de labte en bois? (Question insoluble. Il fallutdonc y renoncer, et il tait probable que la

  • 74 HIER ET DEMMN.

    prochaine Nol serait aussi triste quel'avait t la dernire Toussaint. Car, sil'orgue manquait faute d'Eglisak, la ma-trise ne fonctionnait pas davantage. Per-sonne pour nous donner des leons, per-sonne pour battre la mesure, c'est pourquoiles Kalfermattiens taient dsols, lors-qu'un soir, la bourgade fut mise en rvo-lution.On tait au 15 dcembre. Il faisait un

    froid sec, un de ces froids qui portent lesbrises au loin. Une voix, au sommet de lamontagne, arriverait alors jusqu'au vil-lage; un coup de pistolet tir de Kalfermatts'entendrait Reischarden, et il y a unebonne lieue.

    J'tais all souper chez M. Clre unsamedi. Pas d'cole le lendemain. Quandon a travaill toute la semaine, il est per-mis, n'est-ce pas, de se reposer le dimanche ?Guillaume Tell a galement le droit de ch-mer, car il doit tre fatigu aprs huit jourspasss sur la sellette de M. Valrgis.La maison de l'aubergiste tait sur la

    petite place, au coin gauche, presque enface de l'glise, dont on entendait grincerla girouette au bout de son clocher pointu.Il y avait une demi-douzaine de clients chezClre, des gens de l'endroit, et, ce soir-l,il avait t convenu que Betty et moi, nousleur chanterions un joli nocturne de Sal-viati.

    Donc, le souper achev, on avait des-

  • M. RE-DIEZE ET M'"^" MI-BEMOL.

    servi, rang les chaises, et nous allionscommencer, lorsqu'un son lointain parvint nos