30
ABBÉ PRÉVOST Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut Édition établie, présentée et annotée par Jean Goulemot Le Livre de Poche « Classiques » n o 21002, 384 pages Le texte Histoire du texte L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut est un récit publié séparément en 1731 en Hollande, puis en 1733 en France. Mais cette « histoire » est intégrée par son « Avis de l’auteur » et ses premières pages dans une œuvre plus vaste, les Mémoires d’un homme de qualité, dont elle cons- titue le VII e et dernier tome. Ce long roman, paru par tranches de 1728 à 1731, racon- tait les voyages et les amours malheureuses du noble Renon- cour. Lors de ses pérégrinations, Renoncour rencontre des Grieux (au tome III) mais ne lui donne la parole que dans le dernier tome. Très rapidement, cependant, l’Histoire du

His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

ABBÉ PRÉVOST

His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescaut

Édi tion éta blie, pré sen tée et anno tée par Jean GoulemotLe Livre de Poche « Clas siques » no 21002, 384 pages

Le texte

His toire du texteL’His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescaut est

un récit publié sépa ré ment en 1731 en Hol lande, puis en 1733 en France. Mais cette « his toire » est inté grée par son « Avis de l’auteur » et ses pre mières pages dans une œuvre plus vaste, les Mémoires d’un homme de qua lité, dont elle cons-ti tue le VIIe et der nier tome.

Ce long roman, paru par tranches de 1728 à 1731, racon-tait les voyages et les amours mal heu reuses du noble Renon-cour. Lors de ses péré gri na tions, Renoncour ren contre des Grieux (au tome III) mais ne lui donne la parole que dans le der nier tome. Très rapi de ment, cepen dant, l’His toire du

Page 2: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

2 Abbé Prévost

che va lier des Grieux et de Manon Lescaut connut une car rière indé pen dante de celle des Mémoires d’un homme de qua lité et son titre s’abré gea en Manon Lescaut.

Ce roman est acces sible dès la classe de Seconde, dans le cadre de l’étude du récit. Mais il convient mieux encore au nou vel objet d’étude de la classe de Pre mière : Roman, visions de l’homme et du monde.

Éta blis se ment du texteLa pre mière édi tion de Manon Lescaut date de 1731,

mais suite au suc cès du livre, l’abbé Prévost en donna une nou velle édi tion, luxueuse et illus trée, en 1753. C’est cette deuxième ver sion du texte que retient Jean Goulemot pour Le Livre de Poche, et l’on comprend pour quoi : en 1753, Prévost pro cède à pas moins de 850 retouches de style, et il modi fi e le contenu : il ajoute l’épi sode du prince ita lien, il sug gère à la fi n du texte que la conduite du fi ls a hâté la mort du père, il sup prime la conver sion reli gieuse fi nale du héros. Jean Goulemot donne à la suite du texte de 1753 les prin ci -pales variantes de l’édi tion de 1731.

La struc ture nar ra tive

Avant d’enta mer les lec tures ana ly tiques, il importe que les élèves aient une idée claire de la struc ture de Manon et qu’ils se soient posé, en termes assez simples, quelques ques -tions d’ordre narratologique.

• Le pre mier tra vail consis tera, à l’ini tiative du pro fes seur, car les élèves ne pos sèdent pas toutes les don nées pour le faire, à rap pe ler l’ancrage his to rique de la fi c tion.

Page 3: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 3

Bien que les réfé rences à l’His toire soient peu nom breuses dans Manon Lescaut, on peut reconsti tuer quelques don nées : la pre mière réfé rence est don née par Renoncour au début du roman : il dit en effet qu’il a ren contré des Grieux et Manon à Pacy, « envi ron six mois avant [s]on départ pour l’Espagne » (p. 80). Si l’on se réfère au tome III des Mémoires d’un homme de qua lité, dont Manon Lescaut fait par tie, on voit que Renoncour apprend en Espagne la mort de Louis XIV, inter ve nue le 1er sep tembre 1715. La dépor ta tion de Manon a donc lieu six à neuf mois avant, soit début 1715.Nous savons par les indi ca tions de des Grieux que le coup de foudre d’A miens s’est pro duit deux ans et demi plus tôt, à l’été 1712, moment de la fi n de l’année sco laire. La seconde entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après celle de Pacy (voir p. 87), donc fi n 1716-début 1717. On peut ainsi reconsti tuer l’essen tiel du calen drier de l’his toire, qui se déroule de 1712 à 1717. Cela posé, on peut demander aux élèves de se ren sei gner sur la période de la Régence ( 1715-1723).

• Le deuxième tra vail peut être demandé aux élèves sous la forme d’une fi che de lec ture. Il consis tera à repérer le schéma nar ra tif du roman. On pré ci sera d’emblée, pour évi ter toute confu sion, que le schéma nar ra tif est à recher cher dans le récit enca dré, fait par des Grieux, à par tir de la p. 89, et non dans le récit enca drant, limi naire, de Renoncour (voir Lec ture ana ly tique no 1). Le schéma nar ra tif (ini tia le ment, « schéma qui naire », mis au point par A dam et Goldenstein) peut être éta bli ainsi :

1. Situa tion ini tialeDes Grieux a 17 ans, il achève ses études de phi lo sophie à A miens. Cette période, rapi de ment évo quée (en deux

Page 4: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

4 Abbé Prévost

pages, p. 89 et 90) est carac té ri sée, comme cela est clas -sique dans les récits, par un état de sta bi lité : « Je menais une vie si sage et si réglée », « j’ai l’humeur natu rel le ment douce et tran quille » (p. 89).

2. Élé ment trans for ma teurC’est la ren contre de Manon, intro duite par ces célèbres phrases : « J’avais mar qué le temps de mon départ d’A miens. Hélas ! que ne le marquais- je un jour plus tôt ! » (p. 90). On pourra demander à un élève de don ner en classe une lec ture ana ly tique de cet extrait (de « J’avais mar qué le temps de mon départ d’A miens », p. 90, à « Elle n’affecta ni rigueur ni dédain », p. 92) ou même un commen taire comparé (rap pe lons que ce type d’exer cice n’est pas exclu le jour du bac) de la Manon de Pacy (voir Lec ture ana ly tique no 2) et de celle d’A miens.

3. Péripé ties— Enlè ve ment de Manon (p. 91-98)Manon a donc été envoyée par ses parents dans un couvent, pro ba ble ment pour y répa rer, déjà, les désordres de sa conduite. Des Grieux tombe ins tanta né ment sous son charme. Il décide mal gré l’avis de Tiberge, son plus fi dèle ami, d’enle ver Manon et s’en fuit avec elle à Saint- Denis.— Pre mière tra hi son (p. 99-114)À Paris, dans un appar te ment meu blé de la rue V., les jou ven ceaux fi lent le par fait amour pen dant trois semaines. Le jeune homme pro pose le mariage à Manon, qui refuse « froi de ment ». Effec ti ve ment, elle le trompe avec M. de B., fer mier géné ral âgé et riche. M. de B. réus -sit à faire enle ver des Grieux par les laquais de son père, qui le ramènent au foyer pater nel.

Page 5: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 5

— Conver sion de des Grieux et nou velle ten ta tion (p. 115-128)Crai gnant la vio lence des réac tions de des Grieux, tou -jours fol le ment épris de Manon, son père le séquestre pen -dant six mois. Des Grieux met ce temps à pro fi t par des lec tures, puis, appre nant par Tiberge que Manon mène grand train à Paris avec M. de B., il décide de le suivre à Saint- Sulpice, pour y pour suivre des études de théo logie. Ses études durent un an, puis un beau jour, à l’occa sion d’un exer cice que des Grieux sou tient en public, Manon retrouve sa trace, et réus sit à nou veau à le séduire dans le par loir de Saint- Sulpice (voir Lec ture ana ly tique no 3).— Pre mier séjour à Chaillot (p. 129-136)Les amants s’ins tallent à Chaillot et, grâce à l’argent sou -tiré par Manon à M. de B., ils mènent joyeuse vie jus qu’à l’arri vée de Lescaut, le frère de Manon, indi vidu sans scru -pules qui s’ins talle en para site chez eux.— Des Grieux joueur et tri cheur (p. 137-150)Lescaut intro duit des Grieux, volé en sa demeure à la faveur d’un incen die, dans l’uni vers du jeu. L’argent affl ue, grâce aux dons de tri cheur du che va lier, et la vie de plai sir et d’amour reprend, à peine assom brie par les admo nes ta tions et les aver tis se ments de Tiberge.— L’épi sode de M. de G. M. (p. 151-164)À Paris, Manon et des Grieux se font dépouiller par leurs ser vi teurs. Manon quitte des Grieux pour pro fi ter de la géné ro sité d’un « vieux volup tueux », M. de G. M. Loya le -ment, elle pré vient des Grieux de son infi dé lité. Celui- ci, éperdu, accepte sur la pro po si tion de Lescaut, de ber ner G. M. Pen dant un sou per, on fait pas ser des Grieux pour le frère de Manon, on sou tire à G. M. bijoux et beaux louis d’or, puis, tan dis que le vieux bar bon se mor fond dans sa chambre, les compères s’éclipsent.

Page 6: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

6 Abbé Prévost

— Pre mier séjour en pri son et à l’Hôpi tal (p. 165-176)M. de G. M. s’aper çoit vite de la trom pe rie et les fait arrê -ter. Des Grieux est emmené à la pri son de Saint- Lazare, tan dis que Manon, comme il l’appren dra plus tard, est conduite à l’hôpi tal de la Sal pê trière. Spé cu lant sur la cré -dule bonté du Supé rieur, des Grieux espère obte nir une prompte libé ra tion en jouant un per son nage d’hypo crite. Effec ti ve ment, M. de G. M., sol li cité, se laisse atten drir, rend visite au cap tif, lui donne de pater nels conseils. Une mal en contreuse allu sion à l’empri son ne ment de Manon pro voque un accès de rage chez des Grieux qui moleste le vieillard, per dant ainsi toute chance d’échap per à la pri -son.— Éva sions (p. 177-211)Grâce à la sym pa thie du Supé rieur de Saint- Lazare, des Grieux obtient la visite de Tiberge, qu’il convainc de por -ter une lettre à Lescaut. Celui- ci lui pro cure un pis to let, avec lequel il contraint le Supé rieur à lui ouvrir les portes. Par mal heur, un domes tique s’inter pose et il est tué. Sans aucun remords, des Grieux pour suit sa route et son des -sein, qui est de déli vrer celle qu’il aime.Après avoir gagné à sa cause le fi ls d’un admi nis tra teur de l’Hôpi tal, M. de T., il par vient à s’intro duire à la Sal pê -trière et à enle ver Manon en car rosse, grâce à la compli -cité du valet qui la gar dait, en la dégui sant en homme. Lescaut, appelé en ren fort à la suite d’un démêlé avec le cocher, sera mal en contreu se ment tué par un homme avec lequel il s’était que rellé peu de temps aupa ra vant.Réfu giés dans une auberge de Chaillot, Manon et des Grieux sont enfi n en sécu rité, mais sans res sources ; Tiberge, encore une fois, leur apporte le secours de sa bourse et M. de T. paie géné reu se ment leur habille ment.

Page 7: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 7

— Retour au récit enca drantDes Grieux inter rompt son récit, pour sou per avec Renon-cour.

[Deuxième par tie]— Le nid d’amour à Chaillot et l’épi sode du prince ita lien (p. 212-220)Des Grieux et Manon coulent des jours heu reux, entou rés de l’ami tié crois sante de M. de T. Seule une comé die don -née par Manon à un prince ita lien amou reux pro voque un moment les alarmes du che va lier.— Une étrange ven geance (p. 221-252).Un hasard mal heu reux fait des cendre à l’hôtel le rie le fi ls de leur ennemi, M. de G. M. dont M. de T. est l’ami. Le nou veau venu, fort galant homme, est admis dans la com-mu nauté. Il s’é prend de Manon, lui pro met hôtel, rentes, car rosse, laquais… Manon ima gine un stra ta gème afi n de lui escro quer une forte somme, sans tra hir son ami. Elle accorde un rendez- vous au sou pi rant ; des Grieux attend dans un café près du pont Saint- Michel. L’inconsciente Manon lui envoie une cour ti sane pour le dis traire. Tant de cynisme révolte le che va lier qui décide de se ven ger. Avec la compli cité de M. de T., il fait enle ver le jeune G. M., s’intro duit dans son hôtel, fait à l’in fi dèle une scène de jalou sie qui se ter mine par de tendres effu sions. Manon lui fait savou rer sa ven geance : « Vous aurez son cou vert à sou per […], vous cou che rez dans ses draps, et demain, de grand matin, vous enlè ve rez sa maî tresse et son argent. Vous serez bien vengé du père et du fi ls » (p. 250-251).— Nou velle arres ta tion et dépor ta tion de Manon (p. 253-288)Mais un laquais de M. de G. M. a donné l’alarme. Le père alerte le guet, sur prend les deux cou pables dans le lit

Page 8: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

8 Abbé Prévost

de son fi ls. Pour la deuxième fois, Manon et son amant sont incar cé rés. Au Châtelet, des Grieux reçoit la visite de son père qui par donne, mais obtient la dépor ta tion de Manon en Louisiane. Libéré, le che va lier apprend l’affreuse nou velle. Après de vaines démarches, il décide de recou rir à la force et d’enle ver sa maî tresse aux archers qui la conduisent au Havre de Grâce. Mais les braves qu’il a recru tés désertent au moment d’agir. Déses péré, des Grieux entre en compo si tion avec le guet, obtient, moyen -nant fi nance, la per mis sion d’entre te nir Manon. Quand il ren contre à Pacy l’Homme de qua lité, sa bourse est vide et il est séparé de sa bien- aimée.— À la Nouvelle- Orléans (p. 289-306)Des Grieux s’embarque avec Manon pour la Nouvelle- Orléans. Au bout de deux mois de navi ga tion, ils par viennent en Amérique, où le gou ver neur, les croyant mariés, leur per met de s’ins tal ler ensemble dans un pauvre loge ment. Manon, repen tie et trans for mée, s’accom mode assez bien de leurs misé rables condi tions d’exis tence. Leur entente est même si par faite que le che va lier pro pose à sa bien- aimée le mariage, avec l’accord du gou ver neur. Hélas, un pen chant inopiné de Synnelet, neveu du gou ver neur, pour la jolie Manon pousse ce der nier à reve nir sur sa déci sion.Le che va lier, n’étant pas par venu à convaincre Synnelet à renon cer, fi nit par l’affron ter en duel et croit l’avoir occis. Déses pé rés, les amants ne voient plus d’autre issue à leurs ennuis que de s’enfuir dans le désert.

4. Élé ment répa ra teurLa mort de Manon : après une longue et dif fi cile marche, Manon fi nit par périr d’épui se ment (voir Lec ture ana ly -tique no 4).

Page 9: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 9

5. Situa tion fi naleLe che va lier, après être res té long temps pros tré sur le corps de sa chère Manon, est recueilli par les hommes par tis à leur recherche. Acquitté, notam ment grâce à Synnelet remis de ses bles sures et tou ché par cette « pitoyable aven -ture », il se remet peu à peu de ses mal heurs et retrouve le che min de l’hon neur et de la vertu. Six semaines après son réta blis se ment, un vais seau amène de France le bon Tiberge, venu à son secours ; des Grieux ren trera avec lui dans sa patrie, deux mois après, pour apprendre la mort de son père, miné par le cha grin, et reprendre une exis tence exem plaire. On constate donc, comme dans de nom breux récits, que la situa tion fi nale se carac té rise par une forme de retour à la sta bi lité.

• Le troi sième tra vail consis tera à éta blir les prin ci pales étapes de la diégèse, qui s’étale donc sur quatre ans et demi. Si ce tra vail est fait en classe, demander préa la ble ment aux élèves de repérer lors de leur lec ture du livre toutes les nota tions de temps et de durée. On peut ainsi dis tin guer cinq étapes :

— 2 ans et 2 mois, dont « six semaines » d’amour avec Manon à Paris, mais 12 jours seule ment de fi dé lité selon le père (p. 110), un an dans sa famille, un an à Saint- Sulpice.— 6 ou 7 mois pour le pre mier séjour à Chaillot, la séduc -tion de G. M., l’empri son ne ment puis l’éva sion de Saint- Lazare et de l’Hôpi tal, dont 2 ou 3 mois d’en ferme ment.— 2 mois pour le second séjour à Chaillot, la séduc tion du fi ls de G. M., l’en ferme ment au Châtelet et à l’Hôpi -tal, la dépor ta tion de Manon.— 1 an en Amérique, dont 2 mois de voyage, 9 ou 10 mois en Louisiane qui s’achèvent avec la mort de Manon.

Page 10: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

10 Abbé Prévost

— Envi ron 9 mois pour la pri son, la mala die en Amérique puis le retour en Europe.

• Le qua trième tra vail consis tera à s’inter ro ger sur le rythme de la nar ra tion, et donc les écarts entre la diégèse et le récit. Sans vou loir être exhaus tif, on constate par exemple que des Grieux passe vite sur les moments de séré nité (l’année à Saint- Sulpice est évo quée en deux pages, p. 121-122) et de bon heur (les neuf à dix mois de féli cité en Louisiane sont aussi évo qués en deux pages, p. 295-296) pour s’appe san tir (et s’api toyer) en revanche sur les coups du des tin : 46 pages pour la pre mière arres ta tion et la pre mière éva sion (p. 165-211), 31 pages pour l’aven ture avec le fi ls de M. de G. M. (p. 221-252).

• Le cin quième tra vail met tra en évi dence l’impor tance des pro lepses et analepses.Les pro lepses (ou plu tôt les effets de pro lepse), extrê me ment nom breux, consti tuent un trait de style de la nar ra tion de des Grieux. C’est sou vent dans ces pro lepses que des Grieux use de méta phores et d’hyper boles tra giques, du lexique de la chute, pour défi nir son sort : « Cepen dant, un ins tant mal -heu reux me fi t retom ber dans le pré ci pice, et ma chute fut d’autant plus irré pa rable, que me trou vant tout d’un coup au même degré de pro fon deur d’où j’étais sorti, les nou veaux désordres où je tom bai me por tèrent bien plus loin vers le fond de l’abîme » (p. 121-122).Les analepses – et bien que Manon Lescaut, avec les sou ve nirs de Renoncour puis la confes sion de des Grieux, fonc tionne comme une grande et double analepse – sont moins nom -breuses que les pro lepses. Sou vent, elles four nissent le point de vue d’un autre per son nage. Ainsi, dans l’épi sode de M. de B., la clé de l’arres ta tion de des Grieux est ensuite four nie par le

Page 11: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 11

père (p. 110) ; dans l’épi sode du jeune G. M., les expli ca tions sont four nies après coup par Manon (p. 244-248).

Lec tures ana ly tiques

LEC TURE ANA LY TIQUE NO 1 : L’AVIS DE L’AUTEUR

De « Quoique j’eusse pu faire entrer dans mes Mémoires les aven tures du che va lier des Grieux… (p. 73) » à « et c’est rendre, à mon avis, un ser vice consi dé rable au public, que de l’ins truire en l’amu sant » (p. 75).

Situa tion de l’extraitDans cet « Avis de l’auteur », Renoncour explique pour -

quoi il a séparé du reste de ses Mémoires les aven tures du che va lier des Grieux : ce récit n’entre tient pas un « rap -port néces saire » (p. 73) avec le reste de l’action et, par sa lon gueur, il aurait inter rompu le fi l de l’his toire. Il insiste ensuite sur le carac tère tra gique de l’his toire de des Grieux, « exemple ter rible de la force des pas sions » (p. 74), puis sur le carac tère mora le ment ambigu de son pro ta go niste, « mélange de ver tus et de vices » (p. 75). Vient ensuite la jus -ti fi cation morale de l’ouvrage, conçu comme un « traité de morale, réduit agréa ble ment en exer cice » (p. 78).

Pro blé ma tique de lec tureMon trer que cette pré face (d’un auteur fi c tif, Renoncour)

est orga ni sée selon les prin cipes clas siques for mu lés par Horace : placere, movere, docere.

Page 12: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

12 Abbé Prévost

Placere

• L’auteur commence par jus ti fi er l’édi tion sépa rée de Manon Lescaut. Il le fait au nom de la cohé rence (« n’y ayant point un rap port néces saire »), de la clarté (« une nar ra tion […] déchar -gée des cir constances qui la ren draient pesante et embar ras -sée ») et du plai sir du lec teur (« satis faction », « satis fait »). La pré té ri tion – « Tout éloi gné que je suis de pré tendre à la qua lité d’écri vain exact » – sou ligne une nou velle fois la volonté de plaire, car comme le signale la note de Jean Goulemot, s’ap-puyant sur le dic tion naire de Furetière, « exact » signi fi e dans ce contexte, « qui compose avec jus tesse ou avec poli tesse ».• Cette conno ta tion du terme « exact », ainsi que la reprise, à quelques lignes du titre, du mot « qua lité », sou lignent que l’on a bien à faire à la nar ra tion d’un « homme de qua lité », d’un homme noble qui sait comment dire les choses de façon dis tin guée. En même temps, le carac tère noble de l’auteur appa raît d’emblée comme la cau tion d’un récit sul fu reux.

Movere

• Pré sence d’un lexique pic tu ral : « J’ai à peindre un jeune aveugle », « Tel est le fond du tableau que je pré sente ».• L’auteur de « l’avis » ins crit le texte dans un registre tra -gique : « exemple ter rible de la force des pas sions », « der -nières infor tunes », « mal heurs », « acca blé ». L’expres sion « j’ai à peindre un jeune aveugle » est sans doute une réfé -rence, plus ou moins consciente, non plus à Horace, mais à la Poé tique d’Aristote, où l’on trouve une défi ni tion allé go -rique du tra gique (l’homme qui ne voit pas qu’une sta tue est en train de lui tom ber des sus).• Par les hyper boles (« le plus brillant mérite ») et les anti -thèses (« plus brillant mérite » / « vie obs cure et vaga bonde » ; « mélange de ver tus et de vices », « contraste per pé tuel de

Page 13: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 13

bons sen ti ments et d’actions mau vaises »), Renoncour annonce une his toire rele vée et riche en contrastes, ainsi qu’un héros « ambigu » et complexe psy cho lo gi que ment.

Docere

• Condam na tion morale de des Grieux : le jeune homme a beau être aveugle, il n’en fait pas moins le mal volon tai re -ment : rele ver le champ lexi cal de la volonté : « volon tai re -ment », « par choix », « sans vou loir les évi ter ».• Visée morale de l’ouvrage : « ins truc tion des mœurs », « ins -truire en amu sant ». Citer aussi cette phrase : « L’ouvrage entier est un traité de morale, réduit agréa ble ment en exer -cice » p. 78. Le docere et le placere sont indis so lu ble ment liés.

Conclu sion

• Fonc tions clas siques de la pré face : on jus ti fi e la por tée morale de l’ouvrage sans oublier la captatio benevolentiae du lec teur, inter pellé à plu sieurs reprises (« le lec teur », « le public », « les per sonnes de bon sens », « le public ») et allé -ché par les séduc tions de la rhé to rique.• Remar quer que cet Avis de l’auteur, cen tré sur le per son -nage de des Grieux, ne men tionne jamais Manon. Faire s’inter ro ger les élèves sur cette bizar re rie et leur faire remar -quer que la pos té rité opé rera un ren ver se ment de perspec tive en pri vi lé giant la fi gure fémi nine du roman.

LEC TURE ANA LY TIQUE NO 2 : RENONCOUR APER ÇOIT MANON ET DES GRIEUX POUR LA PRE MIÈRE FOIS

De « Je fus sur pris, en entrant dans ce bourg, d’y voir tous les habi tants en alarme » (p. 81) à « … que je me sen tis porté natu rel le ment à lui vou loir du bien » (p. 84).

Page 14: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

14 Abbé Prévost

Situa tion de l’extraitSix mois avant son départ pour l’Espagne, l’auteur,

Renoncour, l’homme de qua lité des Mémoires, ren contre à Pacy- sur-Eure un convoi de fi lles, condam nées à la dépor ta -tion en Louisiane. L’une d’elles (Manon), l’intrigue par sa beauté et sa dis tinction. Un archer de l’escorte l’invite à ques -tion ner un jeune homme (des Grieux) qui se tient à l’écart, abîmé dans la dou leur.

Pro blé ma tique de lec tureFonc tions de l’inci pit et variété des registres : der rière la

réfé rence, expli cite, au registre tra gique, mise en place iro -nique de cer tains élé ments de l’intrigue.

Une scène théâ trale et tra gique

• Le lieu : un locus horribilis : devant une « mau vaise hôtel le -rie » du petit bourg de Pacy.• Une scène qui pro voque le désordre (lexique du désordre et de la confu sion : « tous les habi tants en alarme », « tumulte », « confu sion », « désordre ») et l’affl u ence des spec ta teurs. Réfé rence expli cite au spec tacle : « spec tacle […] capable de fendre le cœur », « spec ta teurs ».• Registre tra gique : l’expres sion « une chose qui fai sait hor -reur et compas sion »(p. 82) pré sente la défi ni tion même de la tra gé die : spec tacle qui ins pire la ter reur et la pitié. Simple varia tion syno ny mique. Le terme « pitié » est d’ailleurs repris un peu plus bas. Réfé rence aux larmes : « fendre le cœur », « pleu rer ».• Mise en abyme : la « curio sité » des bons pay sans ainsi que la « curio sité » du nar ra teur (Renoncour) ren voient à la curio sité du lec teur au seuil du récit.

Page 15: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 15

Pré sen ta tion des deux pro ta go nistes

— Manon• Appa ri tion, presque épi pha nie de Manon, dans ce contexte sor dide (« la tris tesse et la saleté de son linge et de ses habits »). Mise en scène oxymorique.• Énigme de Manon, dont la beauté est for te ment sug gé rée mais non décrite (« il y en avait une dont l’air et la fi gure étaient si peu conformes à sa condi tion »), comme dans tout le reste du roman « ce fonds inépui sable de charmes que la nature avait pro di gués à la per fi de Manon » (p. 233), « tout ce composé char mant, cette fi gure capable de rame ner l’uni -vers à l’ido lâ trie » (p. 284). Champ lexi cal de la reli gion.— Des Grieux• Une fi gure tra gique : « sans ces ser presque un moment de pleu rer », « Je n’ai jamais vu de plus vive image de la dou -leur ».• Un homme de condi tion : « un homme qui a de la nais -sance et de l’édu ca tion »• Un jeune homme sédui sant : « un air si fi n et si noble ». Chez des Grieux, la beauté et la noblesse sont inex tri ca ble -ment liées. C’est d’ailleurs un des leit mo tiv du roman, que l’on peut faire repérer aux élèves : « phy sio no mie trop belle » (p. 87), « gen tillesse de ma fi gure » (p. 146), « ayant quelque chose dans la phy sio no mie qui sen tait l’hon nête homme » (p. 146).

Mise en scène iro nique d’aspects ulté rieurs de l’intrigue

• Comment ne pas pen ser que le mot « pré ci pi ter », uti lisé par Prévost (« Ils se pré ci pi taient de leurs mai sons pour cou -rir en foule à la porte d’une mau vaise hôtel le rie » p. 81) ne fait pas réfé rence aux nom breuses occur rences ulté rieures du mot « pré ci pice », ser vant à dési gner le sort mal heu reux

Page 16: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

16 Abbé Prévost

des deux pro ta go nistes : « dans le pré ci pice où mes pas sions m’ont entraîné » (p. 90), « un ins tant mal heu reux me fi t retom ber dans le pré ci pice » (p. 122), « La vue de Manon m’aurait fait pré ci pi ter du ciel » (p. 144), « La For tune ne me déli vra d’un pré ci pice que pour me faire tom ber dans un autre » (p. 161), « me pré ci pi ter volon tai re ment dans l’infor -tune et dans le crime » (p. 178) ?• On appré ciera l’euphé misme plus qu’iro nique, qui évoque les tri bu la tions de Manon qui l’ont ame née à l’Hôpi tal : « Il n’y a pas d’appa rence qu’elle y eût été ren fer mée pour ses bonnes actions » (p. 83).• Les paroles de l’archer qui accom pagne le convoi — « Il faut que ce soit son frère ou son amant » (p. 83) — sont une pro lepse iro nique de la scène jouée à mon sieur de G. M., où Manon et Lescaut font pas ser des Grieux pour le jeune frère de celle- ci : voir p. 161 et p. 163.

Conclu sion

Il s’agit donc pour Prévost d’intri guer, voire de sus ci ter la ter reur et la pitié, par une scène d’ouver ture poi gnante comme on les aimait au XVIIIe siècle.

LEC TURE ANA LY TIQUE NO 3 : RE TROUVAILLES DE MANON ET DES GRIEUX AU PAR LOIR DE SAINT- SULPICE

De « Je retour nai à Saint- Sulpice, cou vert de gloire et chargé de compli ments » (p. 123) à « … dont on ne se remet qu’après avoir consi déré long temps tous les envi rons » (p. 125).

Page 17: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 17

Situa tion de l’extraitAprès la tra hi son de Manon avec M. de B., des Grieux

retourne vivre chez son père, puis au bout de six mois, appre -nant par Tiberge que Manon mène tou jours grand train avec M. de B., il décide d’entre prendre des études de théo logie à Saint- Sulpice. Après un an d’études, il semble avoir oublié son erreur de jeu nesse. Il se croit si bien libéré des charmes de Manon, qu’il aurait « pré féré la lec ture d’une page de Saint Augustin, ou un quart d’heure de médi ta tion chré tienne, à tous les plai sirs des sens » (p. 121). Mais la sou te nance d’un exer cice public à l’école de théo logie, qui le remet en pré -sence de Manon, va de nou veau bou le ver ser son exis tence.

Pro blé ma tique de lec ture

Une scène théâ trale

• Moment cré pus cu laire : « Il était six heures du soir. »• Entrée en scène éblouis sante de Manon : « Dieux ! quelle appa ri tion sur pre nante ! j’y trou vai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. […] Ses charmes sur pas saient tout ce qu’on peut décrire. C’était un air si fi n, si doux, si enga geant, l’air de l’Amour même. Toute sa fi gure me parut un enchan te ment. » Série d’hyper -boles pour tenter de cer ner la beauté indi cible de Manon, qui encore une fois est sug gé rée, mais ne se décrit pas.• La pas si vité et la stu peur de des Grieux (« Je demeu rai inter dit à sa vue […] j’atten dais, les yeux bais sés et avec trem -ble ment », « je n’y répon dais encore qu’avec lan gueur ») contrastent avec l’expres si vité théâ trale de Manon, qui se mani feste par des pleurs (« elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes », « en pleu rant à chaudes larmes ») puis par « mille caresses pas sion nées ».

Page 18: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

18 Abbé Prévost

Manon, ou la ten ta tion

• Ne pas sous- estimer la por tée sacri lège de cette scène, qui se déroule dans un lieu saint ; Manon appa raît comme une véri table séduc trice, une véri table ten ta trice.• Pro gres si ve ment, iné luc ta ble ment, des Grieux se rap -proche de Manon : on notera l’oppo si tion entre « Elle s’assit, je demeu rai debout, le corps à demi tourné » et « Nous nous assîmes l’un près de l’autre », for mule qui ouvre le para -graphe qui suit juste notre texte.• Renais sance de la pas sion et fata lité de l’amour : « Quel pas sage, en effet, de la situa tion tran quille où j’avais été, aux mou ve ments tumultueux que je sen tais renaître ! J’en étais épou vanté. Je fré mis sais, comme il arrive lors qu’on se trouve la nuit dans une cam pagne écar tée : on se croit tran sporté dans un nou vel ordre des choses ; on y est saisi d’une hor reur secrète, dont on ne se remet qu’après avoir consi déré long -temps tous les envi rons » (p. 124-125). On notera la gra da tion des sen ti ments : « tran quille », « mou ve ments tumultueux », « épou vanté », « fré mis sais », « hor reur secrète ». On s’ache -mine pro gres si ve ment vers le registre tra gique (« hor reur »). La der nière phrase contient une des rares images du livre, qui a fait cou ler beau coup d’encre chez les cri tiques, et qui exprime la stu pé fac tion hor ri fi ée de des Grieux.• La volonté de des Grieux est para ly sée. Il a la conscience claire qu’il fait son mal heur, tout en étant inca pable de s’y oppo ser : pro blème moral auquel devrait être pré paré un doc teur en théo logie, qui fait bru ta le ment l’expé rience de la vanité de tous les rai son ne ments.

Conclu sion

Fai blesse de la créa ture, selon le voca bu laire reli gieux. Mais Manon n’est- elle pas une ado rable péche resse ? Nous tou chons

Page 19: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 19

ici aux ambi guï tés de la réfl exion morale dans le roman : des Grieux, vic time consen tante ? l’amour, excuse facile ?

LEC TURE ANA LY TIQUE NO 4 : L’ENTER RE MENT DE MANON

De « Mon âme ne sui vit pas la sienne » (p. 308) à « … sans perdre le peu de connais sance et de sen ti ment qui me res -tait » (p. 309).

Situa tion de l’extraitLe lieu te nant géné ral de police a condamné Manon à la

dépor ta tion en Louisiane, où elle part avec un convoi de pros -ti tuées. Des Grieux a obtenu de s’embar quer avec elle. Alors commence la régé né ra tion de Manon, illu mi née par la preuve d’amour qui lui est don née. Cette méta mor phose per met aux deux héros dix mois de bon heur pai sible ; mais un duel de des Grieux avec Synnelet, le neveu du gou ver neur de la Nouvelle- Orléans qui a des vues sur Manon, les contraint à fuir en toute hâte dans le désert, où Manon meurt d’épui se ment.

Pro blé ma tique de lec ture

Le céré mo nial de la mort

• L’obses sion amou reuse : nou velle preuve de l’amour indé -fec tible du che va lier pour Manon. For mules hyper bo liques (« mille fois », « toute l’ardeur du plus par fait amour ») et péri phrases qui sug gèrent que le mérite de Manon est au- delà même des pos si bi li tés du lan gage (« l’idole de mon cœur », « ce qu’elle avait porté de plus par fait et de plus aimable »). Le dés ir, en cet ins tant cru cial, de se rap pro cher de Manon, se mani feste de trois façons. L’aban don de l’épée au pro fi t des mains seules. Les pré po si tions ou locu tions pré po si tives :

Page 20: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

20 Abbé Prévost

« la bouche atta chée sur le visage et sur les mains » (dis crète érotisation du cadavre ?), « près d’elle », « sur la fosse », « vers le sable ». L’étreinte par voie méto ny mique (« l’enve lop per de tous mes habits »), voire une forme de jalou sie irra tion -nelle à l’encontre de tout contact du corps avec autre chose (« pour empê cher le sable de la tou cher » : ce verbe semble éro tisé par syl lepse).• Un rituel pré cis : uti li sation d’acces soires (en fonc tion d’adju vants), les « liqueurs », l’« épée », les « habits ». Une série de gestes dans un ordre strict (« j’y pla çai […] après avoir pris soin de l’enve lop per […] après l’avoir embras -sée » : pré sen ta tion des étapes par inver sion de la chro no -logie réfé ren tielle).• Une dimen sion reli gieuse : scan dale de l’appli ca tion à un acte pro fane d’élé ments reli gieux, par un héros au bord de la folie. Isotopie reli gieuse très four nie : « offi ce », « idole », « j’invo quai », « exer cice », « minis tère ». Paro die blas phé -ma toire des gestes codés de la commu nion : « recou rir aux liqueurs » (boire le sang du Christ), « je rom pis mon épée » (rompre le corps du Christ). Ton hié ra tique exprimé par les adverbes : « j’ense ve lis pour tou jours », « ne les ouvrir jamais ».

Le registre pathé tique

• Une satu ra tion sty lis tique : un pathé tique spec ta cu laire, qui se donne à voir dans la chair du texte. Pléo nasmes déli -bé rés par coor di na tion de syno nymes (« lan guis sante et misé rable », « du déses poir et de la dou leur ») ou par adjonc -tion d’une épi thète de nature (« conster na tion pro fonde », « des sein déter miné ») : effet d’ampli fi ca tion. Écho entre deux syn tagmes construits sur le même modèle : « le triste offi ce » / « ce lugubre minis tère ». Agen ce ment syn taxique

Page 21: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 21

qui marque l’inten sité extrême : « si proche de ma fi n […] que ». Accen tua tion de l’impact de la phrase par le biais d’une construc tion seg men tée : « ce qui vous paraî tra dif fi -cile à croire, c’est que » (un art de ména ger ses effets dans l’exposé du récit). Une complai sance dans la lamen ta tion.• Inver se ment, une dis cré tion expres sive : « il ne sor tit point une larme de mes yeux ni un sou pir de ma bouche ». Une sobriété dans le temps de l’his toire qui contraste avec le carac tère mélo dra ma tique du récit. Une forme de pré -té ri tion por tant sur les signes paraverbaux du registre : dire l’absence des larmes est une voie pour les rendre pré -sentes.• Une stra té gie de fuite : en cette étape cru ciale du récit, fré quents retours à la situa tion d’énon cia tion pre mière (le che va lier raconte son his toire au nar ra teur), comme pour s’arra cher à une repré sen ta tion men tale trop vive de cet épi -sode insup por table. Uti li sation d’embrayeurs (« depuis », « jamais plus », « vous »), de temps du dis cours (« il a voulu », « paraî tra »), d’ un modalisateur (« sans doute »), d’un verbe per for ma tif (« je renonce »). Refus d’une coïn ci dence trop dou lou reuse entre-temps de l’his toire et temps du récit : quelques mots pour « plus de vingt- quatre heures » (contrac -tion), plu sieurs lignes pour « pas long temps » (dilu tion).

Un épi sode entre rêve et réa lité

• Entre abs trac tion et pré ci sion : per cep tion rela ti ve ment fl oue du temps et de l’espace. Nota tions tem po relles sub -jec tives, impos si bi lité de fi xer une durée pré cise : « plus de vingt- quatre heures », « long temps », « pas long temps ». Des -crip tion du cadre spa tial réduite au strict mini mum (« une cam pagne cou verte de sable »). Au bord de la folie, le che va -lier semble perdre contact avec le contingent : un uni vers

Page 22: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

22 Abbé Prévost

éva nes cent. Mais aussi série de détails concrets : acces soires uti li sés, trois occur rences de « sable » et cinq de « fosse ».• Entre idéa li sa tion et tri via lité : contraste sai sissant entre la vision ido lâtre de Manon et l’évo ca tion crue du sort pos sible de son cadavre (« deve nir la pâture des bêtes sau vages »). Le glis se ment de « ma chère Manon » à « son corps » tra duit une prise de conscience pro gres sive du poids du réel. Néga -tions ini tiales : échec du rêve amou reux. Créa tion au moyen des « habits » d’un espace pré servé de tout contact bas, d’une bulle iso lée, presque irréelle (« pour empê cher le sable de la tou cher ») : l’idéal amou reux semble ainsi se fi ger hors du temps.• Entre puis sance et impuis sance : isotopie de la volonté, mais aussi for mules dis crè te ment tra giques (« le Ciel ne me trouva pas », « il a voulu que j’aie traîné »). Le che va lier n’est pas sujet du verbe prin ci pal, mais relé gué au sta tut de complé ment, comme pour dire son inca pa cité à infl uer sur le cours des évé ne ments : il ne peut que subir. Chiasme qui sug gère la retom bée rapide dans un état de fai blesse : « affai -blis se ment » / « forces » / « forces » / « s’affai blir ». Jeu sur le rythme des phrases. Plu tôt courtes pour dire la faci lité de l’enfouis se ment (« J’ouvris une large fosse ») : aisance, sou plesse, effi ca cité du rythme. Mais phrase plus longue et plus tor tueuse (« Enfi n, mes forces recom men çant… ») pour dire la dif fi culté à se sépa rer défi ni ti ve ment de l’image de Manon. Récur rence du « mais » (« mon des sein était […] mais », « pour m’en ser vir […] mais ») : la volonté vient se bri ser contre le mur du réel.

Conclu sion

La mort de Manon semble bri ser des Grieux, qui dans une méta phore éro tique, casse son épée (il s’agit éga le ment du

Page 23: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 23

signe de sa noblesse). Mais le récit ne s’achève pas pour autant. La vie conti nue : quelle morale ?

Syn thèses

Les contra dic tions inso lubles des deux pro ta go nistesNul mieux que Prévost n’a parlé de ses per son nages. Dans

Le Pour et le Contre (pério dique heb do ma daire, publié de 1733 à 1740, où Prévost se fait l’ambas sa deur des mœurs et de la culture anglaises auprès du public pari sien) en 1734, il parle de Manon Lescaut, et décrit ainsi ses deux pro ta go -nistes : « Un jeune homme vicieux et ver tueux tout ensemble, pen sant bien et agis sant mal, aimable par ses sen ti ments, détes table par ses actions. Voilà un carac tère bien sin gu lier. Celui de Manon l’est encore plus. Elle connaît la vertu, elle la goûte même, et cepen dant elle commet les actions les plus indignes. Elle aime le che va lier des Grieux avec une pas sion extrême ; cepen dant, le dés ir qu’elle a de vivre dans l’abon -dance et de briller lui fait tra hir ses sen ti ments pour le che va -lier auquel elle pré fère un riche fi nan cier. »

Cette des crip tion est un écho direct à l’« Avis de l’auteur », où Prévost/Renoncour évoque ainsi des Grieux : « Enfi n un carac tère ambigu, un mélange de ver tus et de vices, un contraste per pé tuel de bons sen ti ments et d’actions mau -vaises » (p. 75). Quant à Manon, Prévost insiste bien sur le fait que c’est l’amour de l’argent et des plai sirs qui la perd, en fai sant obs tacle à son amour par ailleurs sin cère pour des Grieux. Cette ana lyse revient à plu sieurs reprises dans le roman : « Je connais sais Manon ; je n’avais déjà que trop éprouvé que, quelque fi dèle et quelque atta chée qu’elle me

Page 24: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

24 Abbé Prévost

fût dans la bonne for tune, il ne fal lait pas comp ter sur elle dans la misère » (p. 134) ; « Manon était une créa ture d’un carac tère extraor di naire. Jamais fi lle n’eut moins d’atta che -ment qu’elle pour l’argent, mais elle ne pou vait être tran -quille un moment, avec la crainte d’en man quer. C’était du plai sir et du passe- temps qu’il lui fal lait » (p. 144) ; « Mais elle était encore plus volage, ou plu tôt elle n’était plus rien, et elle ne se reconnais sait pas elle- même, lorsque, ayant devant les yeux des femmes qui vivaient dans l’abon dance, elle se trou vait dans la pau vreté et le besoin » (p. 203) ; « … le carac -tère de Manon était tel que G. M. se le fi gu rait, c’est- à-dire qu’elle ne pou vait sup por ter le nom de la pau vreté » (p. 224). On comprend ainsi que la véri table pas sion de Manon pour des Grieux se déclare à la Nouvelle- Orléans, une fois écar -tées les ten ta tions de l’argent et du plai sir. La méta mor phose de Manon en Louisiane vient du fait que Manon est hors du cercle des biens maté riels. N’ayant plus rien à craindre ni à espé rer, Manon se livrera entiè re ment à son che va lier. « Ô Dieu ! m’écriai- je, je ne vous demande plus rien. Je suis assuré du cœur de Manon. […] C’est à la Nou velle-Orléans qu’il faut venir, disais- je sou vent à Manon, quand on veut goû ter les vraies dou ceurs de l’amour. C’est ici qu’on s’aime sans inté rêt, sans jalou sie, sans inconstance » (p. 295). Aupa -ra vant, à Paris, les ten ta tions étaient nom breuses, et on ne comprend pas pour quoi, dans son ana lyse, Prévost n’évoque qu’« un riche fi nan cier », alors que comme le constate des Grieux (p. 241), Manon le tra hit trois fois : avec M. de B., avec M. de G. M. puis avec le jeune G. M., sans comp ter l’épi sode du prince ita lien (qui ne fi gure que dans l’édi tion de 1753).

Face à ces mul tiples tra hi sons de Manon, on a du mal à sai sir l’atta che ment de des Grieux pour elle. Il le reconnaît

Page 25: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 25

lui- même ; cet atta che ment est irra tion nel, la pas sion est plus forte que la rai son : « J’aime Manon, je tends au tra -vers de mille dou leurs à vivre heu reux et tran quille auprès d’elle » (p. 179). On notera dans cette phrase l’anti thèse puis sante, le para doxe sai sissant entre « mille dou leurs » et « vivre heu reux et tran quille auprès d’elle ». Tiberge sou -ligne d’ailleurs cette contra dic tion dans l’ana lyse qu’il fait du tem pé rament de des Grieux : « mais que de reconnaître, comme je le fai sais, que l’objet de mes atta che ments n’était propre qu’à me rendre cou pable et mal heu reux, et de conti nuer à me pré ci pi ter volon tai re ment dans l’infor tune et dans le crime, c’était une contra dic tion d’idées et de conduite qui ne fai sait pas hon neur à ma rai son » (p. 178-179).

Sans doute que dans cette capa cité à faire le mal, à se lais -ser entraî ner au vice, il entre plus de « fai blesse que de mali -gnité » comme le constate luci de ment des Grieux (p. 182). On sera frappé en tout cas par cette dis cor dance entre l’être et le paraître, riche d’effets rhé to riques mais aussi d’ensei gne -ments reli gieux et phi lo sophiques. Dans la bouche de des Grieux, Manon est constam ment un oxy more, un mélange inex tri cable de charmes et de vices : « char mante et per fi de créa ture » (p. 122), « ce fonds inépui sable de charmes que la nature avait pro di gués à la per fi de Manon » (p. 233), « je m’avan çai à la porte de mon infi dèle, et mal gré toute ma colère, je frap pai avec le respect qu’on a pour un temple » (p. 239). En fait, il y a une oppo si tion écla tante entre ce que les per son nages font et ce qu’ils sont. C’est du moins ce que res sasse constam ment des Grieux dans son plai doyer, et l’on comprend ici le choix de la nar ra tion à la pre mière per -sonne : pour des Grieux, les appa rences sont fausses, seule compte la vérité du cœur. Le roman de Prévost se déve loppe

Page 26: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

26 Abbé Prévost

comme une apo logie pathé tique, une pro tes ta tion contre la fata lité des enchaî ne ments ; et cet appel au lec teur « sen -sible » ne peut se fon der que sur la trans pa rence du style, sur la sin cé rité visible du récit. De là naît le pou voir de séduc -tion du récit de des Grieux alors que tout lui donne tort, sa folie, sa liai son avec une pros ti tuée, ses tri cheries, ses vols, son crime.

La richesse et la séduc tion de Manon Lescaut viennent de cette ambi guïté fon da men tale, dans laquelle nous laisse Prévost à pro pos de ses per son nages : cha cun d’eux est cou pable et émou vant, cha cun d’eux est un vivant pro -blème et l’objet d’un pro cès sans issue. Aussi bien, la vérité n’appar tient à per sonne, et Prévost s’est ingé nié à ce qu’elle nous échappe : des Grieux est à la fois un fou et un amant sublime, Manon, une pros ti tuée et une « prin cesse ». D’où la méta phore du laby rinthe employée par Jean Sgard, prin -ci pal exé gète de l’œuvre de Prévost, à pro pos des romans de celui- ci : cha cune de ses intrigues est un dédale où acteurs et lec teurs se perdent ; elles ne sont pas invrai sem blables, elles sont compli quées comme la vie, et l’auteur n’a rien fait pour les rendre claires. Au contraire, il a voulu que les témoi -gnages se jux ta posent et s’opposent, que Tiberge et le père de des Grieux (voir p. 178 et 265) viennent offrir au jeune héros une autre image, en contra dic tion avec son image vécue et fantasmée. Ainsi, l’emploi de la pre mière per sonne dans Manon Lescaut n’est pas seule ment, comme dans la plu part des romans du XVIIIe siècle un gage d’authen ti cité ; il par ti cipe d’une inter ro ga tion essen tielle sur l’élé ment déclen -cheur du drame. Quelle erreur, quelle faute ini tiale, a pu pro vo quer l’enchaî ne ment fatal de maux qui s’abattent sur les mal heu reux héros ?

Page 27: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 27

Une tra gé die ?La ques tion est donc de savoir quelle fata lité est à l’œuvre

dans Manon Lescaut. Les termes de « Fata lité », « Ciel », « des ti née », « for tune » et autres expres sions qui servent à dési gner, sous la plume de des Grieux, la puis sance funeste qui s’acharne sur sa per sonne et sur celle de Manon n’ont appa rem ment pas un sens bien défi ni. Sté réo types issus de la tra di tion roma nesque, ils semblent sur tout avoir pour fonc tion de déchar ger le héros de sa res pon sa bi lité dans sa chute. Il n’en demeure pas moins que des Grieux pro jette rétros pec ti ve ment sur son aven ture une inter pré ta tion tra -gique. Le lexique employé pour dési gner les effets de la pas -sion mêle au voca bu laire cour tois ou pré cieux des termes aux échos raci niens comme « tran sport » ou « coup mor -tel ». Il ne faut pas tou te fois se lais ser aller à un paral lèle trop facile entre Manon et les tra gé dies de Racine. Manon Lescaut est impré gné d’une forte sen sua lité contraire aux sphères de l’idéal dans les quelles Racine main tient la pas -sion amou reuse.

Il y a d’ailleurs du comique dans Manon, par exemple quand celle- ci fait pas ser des Grieux pour son pro vin cial de frère auprès du vieux G. M., pour « le plai sir d’une scène agréable » (p. 161). Mais c’est une comé die qui tourne mal. On dis tingue vite, der rière la comé die, l’angoisse fon da -men tale de l’œuvre, qui est celle de la sépa ra tion. Il ne faut pas oublier sur tout que, lec teur de Pas cal, de Nicole et de Malebranche, Prévost est obsédé par la fata lité de l’erreur pas -sion nelle, par les puis sances de l’ima gi na tion trom peuse, par l’impos si bi lité du bon heur. Des Grieux n’arrive pas à conci -lier amour et vertu, bon heur et morale. Ce qui est en jeu dans Manon, der rière toutes ces réfé rences à la Pro vi dence ou à son pen dant païen, la Fata lité, c’est l’impos sible conci -

Page 28: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

28 Abbé Prévost

lia tion entre les légi times aspi ra tions de l’homme à la féli cité ter restre et son rêve de vertu, qui appa raît dès l’« Avis de l’auteur ». Comment la pas sion, issue de ce qu’il y a de plus pur en nous, peut- elle à ce point dégra der l’être humain ? Pour quoi n’est- elle pas compa tible avec la vertu ? « L’amour est une pas sion inno cente ; comment s’est- il changé pour moi, se lamente des Grieux, en une source de misères et de désordres ? » (p. 157).

Manon Lescaut, roman de la pas sionMais la pas sion est aussi un signe d’élec tion. Elle est

l’apa nage des natures nobles et éle vées, comme on le voit dans cette ana lyse que donne des Grieux : « Le commun des hommes n’est sen sible qu’à cinq ou six pas sions, dans le cercle des quelles leur vie se passe, et où toutes leurs agi ta -tions se réduisent. Ôtez- leur l’amour et la haine, le plai sir et la dou leur, l’espé rance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les per sonnes d’un carac tère plus noble peuvent être remuées de mille façons dif fé rentes ; il semble qu’elles aient plus de cinq sens, et qu’elles puissent rece voir des idées et des sen sa tions qui passent les bornes ordi naires de la nature ; et comme elles ont un sen ti ment de cette gran deur qui les élève au- dessus du vul gaire, il n’y a rien dont elles soient plus jalouses » (p. 168). Il y a donc une dif fé rence radi cale entre le monde des mor tels et l’élite des hommes, tra duite dans l’exposé de des Grieux par une oppo si tion mar quée entre le champ lexi cal de la limite et celui de la déme sure. À l’image du cercle qui enferme les âmes ordi naires s’oppose celle du pas sage des bornes de la nature par les âmes nobles ; aux agi ta tions réduites des pre mières font contre point les mille façons dif fé rentes dont les secondes peuvent être remuées ; au néant sen so riel des unes, arra chées aux cinq ou six pas sions

Page 29: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

Manon Lescaut 29

de base, répond la démul ti pli cation quasi supranaturelle des sen sa tions chez les autres. Nulle ata raxie n’est en vue dans cette concep tion de l’âme où, contrai re ment à l’épi cu risme ou au stoï cisme, le repos est impli ci te ment posé comme néga -tif et où inver se ment les mul tiples troubles pou vant affec ter l’âme sont don nés pour des mou ve ments pro duc tifs. C’est pour quoi tous les dis cours de Tiberge sur la paix chré tienne de l’âme ne tiennent pas, aux yeux de des Grieux, devant la nature excep tion nelle des sen sa tions pro duites par la pas sion amou reuse.

Il est vrai que le jeune homme est sou vent tenté par une vie calme, exempte de ces pas sions. L’exis tence idyl lique dans un lieu cham pêtre, parmi ses amis et ses livres, qu’il ima gine au cours de sa retraite à Saint-Sulpice, comporte « aussi peu d’inquié tudes que de dési rs » (p. 118), mais il sent aus si tôt que son cœur attend quelque chose encore et que « pour n’avoir rien à dési rer dans la plus char mante soli -tude, il y fal lait être avec Manon » (p. 119). Aimer n’est en aucun cas une faute pour les héros de Prévost ; les désordres ne sont pas inhé rents à la pas sion ; ils sont per çus comme la consé quence mal heu reuse des obs tacles mis par la société à l’aspi ra tion natu relle et légi time de ceux qui s’aiment au bon -heur, qui jus ti fi e tous les man que ments à la morale.

Par la suite, puisque des Grieux n’a pu obte nir du Ciel et de la société la consé cra tion de son amour, il va faire en sorte d’y par ve nir par la nar ra tion, qui tend vers une idéa -li sa tion pro gres sive de Manon. En arra chant Manon par le sou ve nir magni fi é à la contin gence et à l’acci den tel, il donne rétros pec ti ve ment un sens à son aven ture et uni fi e sa des ti née et, par voie de consé quence, son être : du désordre et de la confu sion des sen ti ments sor tira un ordre jus ti fi -catif.

Page 30: His toire du che va lier des Grieux et de Manon Lescautlocipompeiani.free.fr/textes/manon-lescaut.pdf · entre vue de Renoncour et du Che va lier, à Calais, a lieu deux ans après

30 Abbé Prévost

Reste que la répé tition éper due des désordres mul ti formes et inex tri cables de l’âme ne fait guère avan cer des Grieux sur la voie de la compré hen sion des modi fi ca tions de son moi. Il retire cepen dant de cette évo ca tion élé giaque à l’infi ni un plai sir teinté de mélan co lie aux relents de malebranchisme. Tris tesse douce amère, inquié tude, trace pro fonde, obs cu rité de l’âme à elle- même, nom breux sont les traits que Prévost emprunte à Malebranche, en en estom pant les pré sup po sés reli gieux.

Pierre CHA BOT