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AGNÈS WALCH Histoire du cou p le en France de la Renaissance à nos jours ÉDITIONS OUEST-FRANCE 13, rue du Breil, Rennes Extrait de la publication

Histoire du couple en France… · Partagés entre le désir de comprendre ceux qui nous ont devancés et la peur de travestir une réalité qui, forcément, nous échappe, nous

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AGNÈS WALCH

Histoire du couple en France de la Renaissance à nos jours

ÉDITIONS OUEST-FRANCE 13, rue du Breil, Rennes

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DU MÊME AUTEUR

Le Règne de Louis X/Y, Limoges, Saint-Sulpice éditeur, 2000. Les Monarchies française et espagnole du Siècle d'Or au Grand

Siècle, Paris, Ellipses, 2000. La Spiritualité conjugale dans le catholicisme français (xvr­

xx.e siècle), Paris, Cerf, 2002.

Direction de : Politique et monarchies en France et en Espagne de 1555 à 1714 en

dissertations corrigées, Paris, Ellipses, 2000.

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© 2003, Édilarge S.A. - Éditions Ouest-France, Rennes.

ISBN : 978-2-73-735209-6

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INTRODUCTION

Il lui tient la main ; lui, légèrement penché, elle, parée d 'un superbe collier de perles, signe de la soumission féminine, tandis qu' un angelot à l 'air moqueur pose sur leurs épaules un joug orné de feuilles de laurier. Marsilio Cassotti et sa femme Faustina sont peints, en 1 523, par le Vénitien Lorenzo Lotto, alors qu'ils enga­gent leur foi mutuelle 1. Le peintre a choisi de représenter l ' instant solennel où le marié passe l 'anneau d'or au doigt de sa jeune épouse. Tous deux regardent d 'un air grave vers l 'extérieur comme pour prendre à témoin le spectateur. Le laurier posé sur le « joug d'amour » symbolise le courage qu'il leur faudra pour rester chastes et fidèles tout au long de leur vie commune. Malgré la posi­tion centrale et dominante du marié, la physionomie décidée de la jeune femme fait aisément deviner qu'elle sera maîtresse chez elle. Le marié est d'ailleurs bien jeune pour convoler déjà, il n ' a que vingt et un ans. C ' est très certainement ce que pensent son père, qui a passé la commande au peintre, et Lotto qui l ' a exécutée non sans humour. D' ici quelques années, Marsilio et Faustina ne riront­ils pas, devant leur double portrait, de se voir si compassés ? Seront-ils encore aussi convaincus que le mariage est une partie de plaisir ?

1. Le tableau est exposé au musée du Prado à Madrid.

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Il lui effleure le bout des doigts, l'entoure de son bras, elle lui sourit, incline doucement la tête vers son épaule, ils se blottissent l'un contre l'autre tandis qu'avec son parapluie un Cupidon les pro­tège d'une averse de . .. cœurs. Dans les années 1950, les amoureux de Raymond Peynet, assis sur les bancs des jardins publics, jouent la note sentimentale devant les passants. On les imagine se déclarant leur amour ou se murmurant des mots doux à l'oreille. Presque cinq cents années séparent ces deux représentations d'un moment fugace, réel ou imaginé, dont la portée est avant tout symbolique. Parce qu'ils baignent dans un univers de signes reconnaissables, parce qu'on devine la gravité de l'instant, les époux du XVIe siècle nous paraissent presque aussi proches que les tourtereaux de Peynet. Ils sont pourtant loin de nous.

Partagés entre le désir de comprendre ceux qui nous ont devancés et la peur de travestir une réalité qui, forcément, nous échappe, nous éprouvons des difficultés à parler des sentiments d'autrefois. Dans ses travaux sur les comportements intimes et la sexualité dans l'ancienne France, Jean-Louis Flandrin a décrit un monde différent dont les normes, les valeurs et les priorités nous sont largement étrangères 2 : le mariage, qui fonde le couple, n'y paraît guère qu'une affaire d'argent. Où sont donc les sentiments ? Et pourtant, un cer­tain nombre de signes indiquent que les caractères de notre société sont en train de s'affirmer. Si l'histoire n'est ni figée ni tracée par avance, on doit cependant reconnaître que de nombreux traits contemporains se sont mis en place dès cette époque. André Bur­gui ère, éminent spécialiste du mariage, situe au xvne siècle le moment où le sentiment amoureux et le couple se rejoignent, après un lent processus de maturation qui opère depuis le XIve siècle. Un autre historien, Maurice Daumas, insiste, quant à lui, sur l'appari­tion des marques de tendresse dans les représentations conjugales. Ces mutations entraînent au xvme siècle des transformations plus radicales. À la veille de la Révolution, l'amour a trouvé une place qui ne cessera de grandir.

« Couple, se dit aussi de deux personnes unies ensemble, ou par amour, ou par mariage; mais alors il est masculin », précise le Dic­tionnaire de Trévoux, dans sa cinquième édition, celle de 1752, pour le distinguer du mot féminin désignant le lien avec lequel on attache

2. Pour le détail des titres, on se reportera à la bibliographie.

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deux chiens de chasse et, par extension, une paire d'animaux. Dans son Dictionnaire universel paru en 1 690, Antoine Furetière avait ajouté cette intéressante précision: «On appelle aussi un beau couple d'amants, deux personnes nouvellement mariées, ou qui le seront bientôt 3. » La définition ne semble guère avoir changé depuis. «Un homme et une femme, le mari et la femme », lit-on dans les dictionnaires des années 1980, comme pour bien marquer la diffé­rence entre le couple en marge des institutions et celui institué socia­lement. Au premier, le couple d'amants adultères ou concubins, serait dévolu l'exclusivité du sentiment, au second reviendrait la charge d'élever les enfants et de perpétuer, avec un nom, une tradi­tion familiale. Mais peut-on réellement imaginer parler du couple sans parler d'amour ? Toutes les histoires conjugales ne sont-elles pas des histoires d'amour ou de désamour ? Et si croire le contraire, sous prétexte que les conditions sociales étaient différentes des nôtres dans les temps plus anciens, n'était qu'une illusion ? Depuis l'amour courtois du XIIe siècle, on a l'habitude de décrire une lente évolution de nos sociétés qui de «parentales» seraient devenues « conjugales ». À la fin des années 1930, Denis de Rougemont, dans son magistral essai L'Amour en Occident, avait situé dans la haute noblesse française la découverte de cette manière d'aimer si particu­lière à notre civilisation, faite, dans l'intimité, d'un partage de ten­dresse, de gestes et de paroles. C'est d'ailleurs vers 1 1 50 que sont attestées les premières utilisations du mot couple dans le sens qui nous intéresse ici. Mais l'amour et le couple ne pouvaient alors se rencontrer qu'en dehors du mariage, car ce dernier restait un simple échange entre lignages de femmes et de biens. Il a fallu des siècles pour que la relation conjugale prenne le pas sur les considérations liées aux stratégies familiales et aux impératifs économiques. La réussite de la vie se mesure désormais à l'aune des déboires et des succès des relations amoureuses. Aussi la relation interpersonnelle entre les conjoints est-elle devenue le nœud de la famille, sa raison d'être et son fondement. Pourtant, un grand magazine d'information titrait récemment sur « le bonheur en solo », contredisant un certain nombre de sociologues qui ont vu dans la montée du concubinage la prédominance de la relation à deux sur les autres types de relations. Il est alors parfaitement légitime de se demander si, dans un monde

3. Afin de faciliter la lecture, l'orthographe des citations a été modernisée.

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de plus en plus individualiste, le couple a encore un avenir. La mul­tiplication des unions libres - on parle de compagnons et non d'époux -laisserait à penser que l'amour devient l'unique critère de moralité et de légitimité de la vie conjugale. Mais si celle-ci ne repose plus que sur la vie affective et les sentiments, elle se trouve à la fois plus forte et plus fragile. Le refus d'officialisation témoigne en effet d'un engagement que l'on prend uniquement l'un envers l'autre, ce qui entraîne des problèmes inédits. Qu'advient-il de la famille lorsque l'amour s'étiole dans le couple ? Or, voici que dans un même temps on s'aperçoit, avec le Pacs, que des couples non mariés souhaitent une certaine reconnaissance officielle, ce qui sug­gère que l'institution du mariage reste solide et assure un certain degré de sécurité. Que conclure si ce n'est que le couple est, depuis toujours, une réalité mouvante et éclatée?

C'est pourquoi, il semble que parler du couple est une entreprise tout aussi risquée que de sauter en parachute lorsqu'on a le vertige. Le thème conjugal évoque trop de choses pour chacun, et chacun le voit à travers un regard trop personnel pour qu'on puisse prétendre parvenir à l'objectivité. Voilà qui complique sérieusement le pro­blème. Acceptons la subjectivité et renonçons par avance à croire qu'en multipliant des histoires «de» couples nous percerons enfin le mystère «du» couple. En revanche, analyser et comparer quelques itinéraires, quelques témoignages vécus ou imaginaires peut effectivement pennettre de repérer les mécanismes sociaux qui font depuis quelques siècles de notre société française une société conjugale. En effet, il faut se résoudre au paradoxe français qui nous a fait rechercher chez un peintre italien de la Renaissance une figure conjugale. Dans un pays qui a depuis longtemps fonctionné et parlé en termes de couple, on peine à en citer plus d'un qui soit célèbre ou mythique. Et pour un Tristan et Iseult ou une Héloïse et Abélard, combien, chez nos voisins, de Dante et Béatrice, de Roméo et Juliette? Quelle est donc la spécificité française en la matière et comment l'évoquer? Alors que cette réalité est fuyante, comment peindre l'exacte figure du couple ?

En raison des multiples opinions à son égard, des divergences qu'il est possible d'observer entre les aspirations personnelles et la norme sociale à laquelle les individus tentent de se conformer, il n'est pas possible de fixer absolument son image. Sans doute celui­ci ne se laisse-t-il aborder que par des chemins de traverse, comme

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indirectement, et c'est l'un d'entre eux que nous allons emprunter ici. Nous partirons donc de l'opinion largement répandue de l'incompatibilité irrémédiable entre l'amour et le mariage. Les romans abondent en récits de liaisons dangereuses parce qu'impos­sibles à vivre sur un long terme. Car c'est bien la durée sous une forme ou une autre (justes noces, mort ou regrets éternels) qui est recherchée. En effet, il est deux évidences contradictoires: on ne saurait aimer sans penser au mariage et, pourtant, l' hyménée passe pour tuer l'amour. «Notre amour durera-t-il toute notre vie ? La routine n'affadira-t-elle pas les sentiments ?» sont quelques-unes des questions inévitables que se pose un couple qui se forme, tout autant que celles-ci plus terre à terre: « Quelle sera notre vie matérielle ? Aurons-nous de l'argent ? Quel contrat établir ? » Dès lors, se pose la question de la manière dont, à chaque époque, on a résolu le paradoxe pour équilibrer ces deux aspirations. Le couple est ainsi soumis au jeu de l'amour et du mariage. Pour montrer les liens complexes entre le couple, les sentiments et la norme sociale, il nous faut nous tourner vers les représentations culturelles et litté­raires. Pour les études démographiques, nous renvoyons aux nom­breux travaux qui, depuis une trentaine d'années, sont venus enrichir notre connaissance du passé. Et s'il nous arrive de parler de l'âge au mariage ou de la fécondité, ce sera pour restituer le contexte histo­rique sans lequel cette réflexion n'a pas lieu d'être. Tentons donc de retracer une histoire du couple à travers le prisme de l'affection et de ses évolutions, en faisant le pari que, si ces itinéraires à deux ont toujours constitué un enjeu majeur pour la société, ils l'étaient aussi pour les partenaires eux-mêmes qui souhaitaient y trouver épanouis­sement et bonheur.

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PREMIÈRE PARTIE

LES FONDEMENTS DE LA VIE CONJUGALE

Au XVIe siècle, le couple s'impose dans une société particulière­ment rude où l'attribution des rôles et des tâches en fonction du sexe peut seule permettre au plus grand nombre de survivre. L e couple apporte un mieux-être aux individus qui, isolés, seraient voués à la plus extrême misère. Il les aide à s'insérer dans le tissu familial et social, les intègre dans un réseau de solidarités et leur donne leur place dans la société. L'Église et le pouvoir royal, cherchant à contrôler étroitement les conduites et les mœurs, réussissent à imposer le mariage monogame et indissoluble. Ils développent avec soin des recommandations qui vont fonder le mariage sur des valeurs montantes, telles le dévouement, le sens de l'autre, la charité et l'amour, créant ainsi les conditions pour que s'épanouisse la vie conjugale.

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CHAPITRE PREMIER

LE COUPLE ENTRE IMAGINAIRE ET RÉALITÉ

SILVIA - Mais, encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments ? LISETIE - C'est que j 'ai cru que, dans cette occasion-ci, vos sentiments res­sembleraient à ceux de tout le monde ; Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu'il vous marie, si vous en avez quelque joie ; moi, je lui réponds qu'oui ; cela va tout de suite ; et il n'y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai ; le non n'est pas naturel.

Marivaux, Le Jeu de l'amour et du hasard, 1730, Acte premier, scène première.

Vers le milieu du XVIe siècle, à Lyon, dans les cercles érudits où hommes et femmes fin lettrés se côtoient, le couple fait l 'objet des plus vives discussions. Avant même que les auteurs de la Pléiade ne célèbrent l ' amour chacun à leur manière, un petit groupe de poètes lyonnais en est devenu le chantre. Ils ont pour nom Maurice Scève, Pernette Du Guillet et Louise Labé, surnommée la Belle Cordière, en référence au métier de son père et de son époux. Cette jeune bour­geoise a follement aimé, à l 'âge de seize ans, un homme dont elle n 'a rien dévoilé, excepté la passion qu'il a suscitée en elle. En sou­venir de lui, elle a écrit des poèmes à la sensualité troublante :

Baise m'encor, rebaise-moi et baise: Donne m'en un de tes plus savoureux,

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Donne m'en un de tes plus amoureux. Je t'en rendrai quatre plus chauds que braise.

Las, te plains-tu ? ça que ce mal j 'apaise, En t'en donnant dix autres doucereux. Ainsi mêlant nos baisers tant heureux Jouissons-nous l 'un de l 'autre à notre aise.

Lors double vie à chacun s 'en suivra. Chacun en soi et son ami vivra. Permets m'Amour penser quelque folie.

Toujours suis mal, vivant discrètement, Et ne me puis donner contentement, Si hors de moi ne fais quelque saillie.

L' authenticité qui transparaît dans ces lignes tranche sur les vers parfois pédants d 'un Ronsard. Une femme ose célébrer l ' amour phy­sique dans sa manifestation du baiser; une femme d' artisan dit qu' elle a aimé, que ce privilège n'est pas réservé à la noblesse, que le peuple peut éprouver des sentiments distingués et choisis, parce que l 'amour est, pour elle, bien autre chose que de s 'embrasser. L'ensemble de son œuvre littéraire est parcouru par une volonté farouche de défendre la valeur du sentiment amoureux. Son Débat de Folie et d'Amour, publié en 1555, met en scène l 'Amour rendu aveugle par la Folie. Mais pour elle, c 'est la Raison qui guide tout naturellement l ' amour vrai et lui donne ses lettres de noblesse en dépit des esprits chagrins qui le condamnent. TI n'a rien à voir avec « la lubricité et ardeur de reins » ; il se situe ailleurs, dans la récipro­cité du don de soi, « car autant y a de plaisir à être baisé et aimé, que de baiser et aimer ». L'amour partagé est le seul amour véritable. Alors que bien des hommes de son époque statufient la femme et la voient à travers une projection narcissique qui leur permet de s ' aimer eux-mêmes, elle, parle d'égalité. L' amour devient alors une aventure mystique dans un échange réciproque des cœurs et des âmes. TI ne s ' agit ni de célébrer aveuglément les sens, ni d'édulcorer la passion dans une relation platonique, mais de comprendre en quoi l ' attachement sentimental permet à l 'homme d'échapper à lui­même, de dépasser son égoïsme et de trouver une âme sœur.

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Tout ceci demande un effort, effort qu'elle a elle-même réalisé à l'égard de son mari, car Louise Labé fut mariée à un homme âgé, Ennemond Perrin, issu du même milieu que son père. Elle a respecté sa personnalité et, en retour, il l'a laissée libre de recevoir ses amis poètes, si bien qu'une tendresse réelle les aurait liés au long de leur vie commune. Si elle semble être parvenue à un équilibre de vie avec un homme qu'elle n'aimait pas, mais qu'elle a appris à estimer tout en gardant le regret de sa passion impossible, elle sait bien que bon nombre de ses consœurs n'ont pas sa chance. Aussi plaide-t-elle pour un mariage fondé sur une mutuelle affection et donc sur le libre choix des conjoints. «L'amour conjugal est digne de recommandation »,

écrit-elle après avoir décrit l'harmonie qu'une épouse peut faire régner au sein de son foyer. Pourtant, ce n'est pas au mariage en tant que tel qu'il est possible d'attribuer cette félicité, « mais à l'amour qui l'entretient, lequel s'il fait défaut à cet endroit, vous verrez l'homme forcené, fuir et abandonner sa femme. La femme au contraire ne rit jamais quand elle n'est en amour avec son mari ».

Louise relie étroitement amour et mariage. Le mariage n'est rien sans l'amour et l'amour échoue sans la consécration qu'est l' hyménée. Or, pour les intellectuels de son époque, l'utilité du mariage n'est guère évidente. Mais à la suite de réflexions soutenues, l'appréciation se modifie notablement, si bien que le XVIe siècle finit par marquer un tournant important à cet égard.

Pourquoi se marier?

Au début du XVIe siècle l'institution matrimoniale est encore peu estimée. L'épouse est considérée au mieux comme une servante. Prenez les Quinze Joies de mariage, satire du début du siècle précé­dent, reflet du mépris dans lequel on tient les liens conjugaux. Le mariage y est présenté comme une nasse dans laquelle les hommes se laissent emprisonner pour leur malheur. Les maris sont persécutés par leurs femmes qui, de leur côté, essayent tant bien que mal de sur­monter leur servitude domestique, les maternités éprouvantes et répétées, et l'usure du temps. Une tradition ancestrale a fait de la femme un être inférieur, dominé par son corps, entraîné inexorable­ment vers la matière. Tout a concouru à sa dévalorisation: une complexion d'apparence fragile, une religion dirigée par des céliba-

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taires ayant fait vœu de chasteté, le poids de la doctrine aristotéli­cienne qui postule que le chaud vaut mieux que le froid et le sec que l'humide. Or, il est bien connu que la femme a toujours froid, que de son corps s'écoulent périodiquement des liquides, que sa matrice destinée à recevoir la vie est molle et visqueuse, que son tempéra­ment, pâtissant de ces défauts physiques, est lunatique. Quant à la terreur qu'elle pouvait inspirer aux clercs censés se conserver dans la plus parfaite chasteté, on les devine aisément. Pour se justifier et s'absoudre par avance de leurs propres manquements, ils se consi­dérèrent comme perpétuellement menacés par ses entreprises de séduction.

L'historien Jean Delumeau consacre un chapitre entier de La Peur en Occident aux accusations portées contre le sexe féminin, source d'angoisses diverses pour les hommes. Suivons-le à travers cette longue complainte des terreurs masculines. Cette peur spon­tanée et inconsciente, qui constitue la trame des rapports entre les sexes, a été transformée par les élites en peur réfléchie et consciente. Au lieu d'accepter lucidement les différences, celles-ci ont amené les hommes à redouter les femmes et les femmes à se défier d' elles­mêmes. Remontant à la nuit des temps, reposant sur le mystère de la maternité qui pétrifie l'homme, cette crainte s'est ancrée dans des sociétés androcentriques et a fini par susciter un puissant climat misogyne. Le christianisme, mal à l'aise avec la sexualité, a encore accentué les griefs contre les femmes et a produit des stéréotypes à la vie dure. La femme est donc, par essence, crédule, bavarde, désor­donnée, portée au plaisir et à la luxure, coquette, orgueilleuse, que­relleuse, désobéissante, séductrice, méchante ou mauvaise. Les hommes d'Église, de science, de lois et d'art ont trouvé, chacun dans sa discipline, les arguments irréfutables pour expliquer et jus­tifier ce qui ressemblait à une évidence. Schématiquement et brossé à grands traits, les clercs assuraient que l'infériorité de la femme était inscrite dans les textes les plus sacrés. Ève n'avait-elle pas été tirée de la côte d'Adam ? Son caractère diabolique avait plongé l'humanité dans la détresse puisque par sa faute, le premier couple avait été chassé du paradis terrestre. Les médecins ajoutaient que la femme était de constitution faible, voire débile, et que son dévelop­pement était bien lent et imparfait. Ils avançaient pour preuve cette vérité bien connue que Dieu insuffle l'âme au fœtus au quarantième jour pour un mâle et au cinquantième pour une fille dont les organes

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génitaux sont, en outre, internes parce qu'elle n'a pas eu la force de les amener à maturité. Au mieux, ces médecins, parmi lesquels le très sérieux Ambroise Paré, conseillaient au mari de l'indulgence pour cet être si médiocre, en grande partie irresponsable de ses mal­heurs, mais coupable d'être un poids pour son partenaire.

Éternelle mineure étroitement surveillée par un père puis par un époux, elle n'avait pas non plus l'heur de plaire aux juristes qui, lui voyant moins de raison qu'à l'homme, la qualifiaient d'« animal »

changeant, variable, inconstant, léger, indiscret. Ils se divisaient cependant sur le poids des peines à lui infliger en cas d'adultère. Légères disaient les plus indulgents car, déficiente sur le plan intel­lectuel, elle ne peut résister aussi bien que l'homme aux tentations, mais il faut la punir un peu puisqu'elle possède un certain degré de raison, admettait comme à regret l'avocat et conseiller au parlement de Paris André Tiraqueau, dont les traités faisaient autorité et dont les thèses antiféminines emportaient l'adhésion. Pour sa part, Jean Bodin, sommité en matière de droit politique, les croyait tellement opiniâtres et diaboliques qu'il recommandait la plus extrême sévé­rité à leur égard. Les poètes leur emboîtèrent aisément le pas. Eus­tache Deschamps, à l'extrême fin du XIVe siècle, dans son intermi­nable Miroir du mariage met en scène Franc-Vouloir, incité par Répertoire de Science à choisir le célibat, en dépit de Désir, Folie, Servitude et Faintise, puisque le mariage n'est que tourment, de quelque niveau intellectuel que soit la femme. Les hommes sont donc prévenus, s'ils ne renoncent pas au mariage, ils devront lutter leur vie durant pour rester les maîtres, sans hésiter à se servir du bâton pour se faire obéir et parvenir à contenir la furie perverse ou complètement idiote qu'ils ont épousée.

Le large répertoire des plaintes misogynes se chantait donc sur tous les tons, les promoteurs de la condition féminine n'étant qu'une minorité. Parmi ces derniers, Heinrich Cornelius Agrippa de Net­tesheim avait, en 1 509, rédigé en latin, pour une élite d'initiés, un bref opuscule qui démontrait De la supériorité des femmes. Dès sa sortie des presses, qui n'intervint qu'en 1529, son essai connut un succès d'estime dans les milieux cultivés. Il l'avait dédié à Margue­rite d'Autriche, la fille de l'empereur d'Allemagne, à qui son père avait confié le gouvernement des Pays-Bas et qui devait révéler de grandes capacités politiques. Personnalité complexe à la vie aventu­reuse, un moment médecin de la régente Louise de Savoie, la mère

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de François 1er, Agrippa fut inquiété par l'Inquisition. Il fit preuve d'une originalité indéniable dans la défense du beau sexe en donnant une interprétation très personnelle de la Genèse. Contrairement à la tradition qui prétendait que la femme, ayant été créée après l'homme, lui était inférieure, il soutenait qu'elle était le couronne­ment de la création, Dieu n'ayant plus rien trouvé de mieux à faire après elle. À ceux qui liaient la soumission féminine au fait qu'Ève était née d'une côte d'Adam, il disait ceci: la femme n'a pas été créée à partir d'un vulgaire limon, mais à partir d'un matériau animé, d'une âme raisonnable participant à l'esprit divin. L'homme est, par conséquent, l'ouvrage de la nature et la femme l'œuvre de Dieu. Et il poussait l'audace encore plus loin en affirmant que le Christ «en s'incarnant dans notre monde de la manière la plus humble qui soit afin d'expier par cette humiliation même les fautes de nos parents, a choisi d'assumer le sexe mâle, le plus humble en effet, le plus humiliant, et non le sexe féminin, trop sublime et trop noble pour un tel dessein ». Il s'agissait d'une thèse vraiment singu­lière qui entendait réparer l'injustice commise depuis tant de siècles à l'égard de la femme, spoliée des mérites qui lui revenaient de droit.

Mais pour rendre son dû à la femme, il eût fallu un concert plus unanime de louanges. Les époux n'étaient guère encouragés à se satisfaire de vivre avec une femme, la seule chose qui pouvait les consoler était qu'elle pouvait se montrer bonne ménagère à condi­tion de bien la dresser. Un petit mieux se dessina lorsque, s'adres­sant aux maris, certains penseurs affirmèrent que les épouses devaient être traitées autrement que comme des servantes, ce qu'elles n'étaient pas. Mais ils les considéraient toujours comme des outils sexuels et, s'ils trouvaient des raisons pour les louer, c'était parce qu'elles donnaient la vie. Le médecin et savant lyonnais Sym­phorien Champier s'attira les éloges et la bienveillance de ses lec­trices en affirmant, en 1 503, dans La Nef des dames vertueuses que « la femme a été ordonnée pour la génération et non pas pour le ser­vice et si elle sert, c'est pour son humilité et obéissance, non pas pour chambrière». On rapporte que les jeunes dames, enthousias­mées par ses propos, se précipitaient en foule sur son passage pour le voir. C'est aussi qu'à cette époque le mariage commençait à acquérir un statut plus honorable. Les grandes épidémies de peste, qui avaient décimé l'Europe à partir de 1 348, avaient dangereuse­ment réduit la population. Comme toujours en pareil cas, un mouve-

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . • . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Première partie

LES FONDEMENTS DE LA VIE CONJUGALE

Chapitre premier. LE COUPLE ENTRE IMAGINAIRE ET RÉALITÉ. . . . . 1 5

Pourquoi s e marier ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Pourquoi aimer ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 Une rencontre hasardeuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Chapitre II. LE COUPLE DANS LA MAIN DE DIEU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50

L' impact des deux Réformes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Le couple dévot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 Les ruptures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

22 1

Extrait de la publication

Page 22: Histoire du couple en France… · Partagés entre le désir de comprendre ceux qui nous ont devancés et la peur de travestir une réalité qui, forcément, nous échappe, nous

Deuxième partie

LA DÉCOUVERTE DE LA VIE À DEUX

Chapitre III. LE COUPLE AU GRAND SIÈCLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 1

Un sujet à la mode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Les épreuves de l ' amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88 Le couple en péril . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

Chapitre IV. AMOUREUX, LIBERTINS ET ROMANTIQUES . . . . . . . . . . . . . . . 106

L'attraction sentimentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 10 Le vertige des sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 2 1 Le chaos amoureux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 27

Troisième partie

LES ÉGAREMENTS DU COUPLE

Chapitre V. LES LOGIQUES DU COUPLE BOURGEOIS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145

Le couple en révolution. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 Les geôles du mariage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 59 L'attrait du foyer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 68

Chapitre VI. LE COUPLE SE FAIT ET SE DÉFAIT.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 79

Chacun cherche sa place . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 82 Tout se complique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194 Un homme, une femme ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204

CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 10

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 1 5

Fonds d'archives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 1 5 Témoignages e t œuvres littéraires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 1 7 Ouvrages de réflexion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 1 8

Extrait de la publication