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Histoire et mythes du Pays Sérère dans la poésie de Léopold Sédar Senghor Author(s): Cheikh M. Ndiaye Source: Nouvelles Études Francophones, Vol. 21, No. 2 (Automne 2006), pp. 23-32 Published by: University of Nebraska Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25701974 . Accessed: 15/06/2014 21:09 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . University of Nebraska Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelles Études Francophones. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.127.150 on Sun, 15 Jun 2014 21:09:15 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Histoire et mythes du Pays Sérère dans la poésie de Léopold Sédar Senghor

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Histoire et mythes du Pays Sérère dans la poésie de Léopold Sédar SenghorAuthor(s): Cheikh M. NdiayeSource: Nouvelles Études Francophones, Vol. 21, No. 2 (Automne 2006), pp. 23-32Published by: University of Nebraska PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/25701974 .

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Nouvelles Etudes Francophones, Vol. 21, No. 2, Automne 2006

Histoire et mythes du Pays Serere dans la poesie de Leopold Sedar Senghor

Cheikh M. Ndiaye

DANS

SON ARTICLE DE 1985, "LA PAROLE PENSEE, IMPERATIFS ET contraintes dans la litterature orale," Papa Massene Sene note "qu'il

existe des textes oraux acceptes et reconnus par le corps social comme

litteraires parce que differents de la banalite du discours quotidien" (5). C est dire que la "parole pensee" assume des fonctions et revet des carac

teristiques precises. Autrement dit, les textes oraux obeissent a des criteres

ethico-esthetiques identifiables: ils sont a la fois riches de sens et agreables de son. Leur origine est souvent relative au mythe, recit fabuleux qui peut etre repete de generation en generation et qui est destine a expliquer les

enigmes du monde ou dun groupe d'individus. C est a travers les symboles et les codes qu'il institutionnalise et qui participent a la connaissance de l'etre que le mythe cree des rapports entre les individus qui le part agent et le cosmos. Son savoir est "profond" et embrasse tous les domaines de la vie, ainsi laisse-t-il des marques indelebiles dans la conscience indivi duelle et collective oil il s'installe. La nature ontologique de ces rapports et de ce savoir expliquent sans doute le caractere transcendantal et perenne du

mythe. Cet article ambitionne de montrer que la poesie de Leopold Sedar

Senghor s'inscrit dans la dynamique de ces textes oraux (elle est reecriture de la Parole) et qua travers ses bribes historiques et mythiques, elle est lieu de reconstruction de l'Histoire du peuple serere.

Le poete trouve sa muse dans l'Histoire, les legendes et les mythes de son peuple dont le berceau est l'ancien royaume du Sine. Senghor lui-meme

temoigne de cette relation intime entre sa poesie et son "pays natal" dans sa

postface pour Ethiopiques: "Et puisqu'il faut m'expliquer sur mes poemes, je confesserai encore que presque tous les etres et choses qu'ils evoquent sont de mon canton: quelques villages sereres perdus parmi les tarns, les bois, les

bolongs et les champs. II me suffit de les nommer pour revivre le Royaume d'enfance [...]" (160).

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24 Histoire et mythes sereres dans la poesie de Senghor

Des missionnaires fran<;ais a la fin du dix-neuvieme siecle et au debut du vingtieme siecle, ainsi que des chercheurs contemporains dbrigine africaine et europeenne ont produit d'eminents travaux sur l'histoire, la culture et les mythes du peuple serere. Parmi eux, le Reverend Pere Henri

Gravrand, auteur de La Civilisation Sereer-Cosaan et de La Civilisation

Sereer-Pangool, et le Pere Leonce Cretois, auteur du Dictionnaire sereer

fran$ais en six tomes. On peut mentionner aussi les ouvrages de Charles

Becker, Marguerite Dupire, Amade Faye, Fata Ndiaye, Raphael Ndiaye et

Papa Massene Sene, tous presents dans notre bibliographic De ces travaux, on apprend que le Sine etait jadis une zone forestiere habitee dabord par des Soos puis par des Sereres venus du Fouta (cest-a-dire du nord du Senegal) a cause de la pression islamique du mouvement almoravide au onzieme sie cle. Fata Ndiaye donne une vision encore plus precise des mythes dbrigine de ce peuple en revelant que "de ces premieres vagues (les premiers occu

pants sereres), seuls sont restes en souvenir les noms des patriarches Sinig et

Mbey qui donnerent leur noms au pays ainsi que ceux de Harwaak Coofaan et Lago Ndong o Taaboor, grands connaisseurs canonises pangool (Esprits) et jouissant meme de nos jours encore dune certaine consideration" (40). Nous voila plonges dans la nuit des temps ou on decouvre une societe sans

classe et oil le travail de la terre et le culte des dieux occupent une place

preponderante. Les deux piliers servant de support a cette societe sont le

politique incarne par les peres fondateurs Sinig et Mbey, et le religieux dont Harwaak Coofaan et Lago Ndong o Taaboor portent la symbolique. Coofaan et Taaboor signifient les deux lignees maternelles qui nourrissaient lesprit dappartenance a une lignee familiale, une valeur qui est restee fondamen tale dans le statut social de Tindividu au sein de la communaute.

Des Guelowars ou princes dbrigine mandingue1 arrivent du Gabu au

quatorzieme siecle et s'implantent dans le Sine. Le mot Guelowar, "quil faut

prononcer avec un K pour en saisir le sens en langue malinke: Kele Waar,"

signifierait selon Henri Gravrand, "Guerrier de la Bataille" (La Civilisation

Sereer: Pangool 16). Lbdyssee de ces princes et leur implantation dans le

Sine font apparaitre un ordre tout a fait nouveau avec Tintroduction du

principe guerrier mandingue. Dans Hosties noires, et precisement dans son

poeme "Au Guelowar," Senghor reactualise ce principe guerrier des ance

tres mandingues et s en sert comme source de galvanisation. On y decouvre

le poete prisonnier au camp d'Amiens en septembre 1940 pendant lbccupa tion allemande. De sa cellule, il crie toute sa detresse en invoquant la vertu

du Guelowar au nom de la liberte:

1. Le Grand Dictionnaire Hachette dans son edition mise a jour en 1993 definit les Man

dingues comme un groupe ethnique de l'Afrique occidentale (du haut Senegal et du haut

Niger) faisant partie de la meme aire linguistique et reunissant principalement les Malin

kes, les Bambaras, les Soussous et les Dioulas. II faut ajouter que les Mandingues forment

l'ethnie guerriere qui fonda l'empire du Mali auquel se rattachait une partie du Senegal

d'aujourd'hui et qui connut son apogee sous le regne de Soundiata Keita.

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Guelowar! Ta voix nous dit Fhonneur Fespoir et le combat, et ses ailes s'agitent dans notre poitrine Ta voix nous dit la Republique, que nous dresserons la Cite dans le jour bleu Dans Fegalite des peuples fraternels. Et nous nous repondons: "Presents, 6 Guelowar!" (CEuvrepoetique 73)

Dans Chant d ombre, Senghor associe morale et passion ancestrales, et

pour ce faire, il utilise le symbole de FElephant de Mbissel derriere lequel se

cache le personnage historique et legendaire de Maysa Waly Dione, Fame de Fodyssee guelowar et Fancetre fondateur du royaume du Sine. Son mythe est reste vivant dans Fimaginaire serere qui assimile souvent le heros a la ruse et au sens du pouvoir. Dans "Le Retour de Fenfant prodigue," Senghor sadresse ainsi a F elephant mythique:

Elephant de Mbissel, entends ma priere pieuse. Donne-moi la science fervente des grands docteurs de Tombouctou Donne-moi la volonte de Soni Ali, le fils de la bave du Lion - c est un raz de maree a la conquete d'un continent.

Souffle sur moi la sagesse des Keita. Donne-moi le courage du Guelowar et ceins mes reins de force comme dun tyedo. (Poeme VIII, CEuvre poetique 51)

Le poete se recueille ainsi aupres de Fancetre quil identifie a une force a la fois vertueuse et passionnee. Et il va au-dela de cet ancetre en evoquant ses ascendants - les "Keita" ou empereurs du Mali -, mettant ainsi en relief le mythe originel du royaume du Sine. Dans son oeuvre critique, L'Afrique dans Vunivers poetique de Leopold Sedar Senghor, Gusine Gawdat Osman note a propos de Mbissel que cest le "sanctuaire situe a quelques kilome tres de Joal, le lieu de naissance du poete, oil reposent, a Fombre de grands arbres, les premiers rois sereres de la dynastie Malinke" (236). Osman ajoute que "les pelerins y pratiquent le culte du serpent" (236). Mbissel represente ainsi un lieu de memoire historique qui reconcilie le peuple a la genese de son royaume en meme temps qu il lui sert de lieu de prieres.

Donnons ici quelques elements concernant cet ancien royaume du Sine

pour mieux comprendre la fascination quil exerce sur Senghor. L'ancien

royaume du Sine revele une societe fortement marquee par le social, le

politique et le religieux. Son organisation sociale reposait dune part sur la

categorie des hommes libres, composed des nobles, des hommes libres non nobles et des castes, et d'autre part sur la categorie des captifs. Les nobles

occupaient le sommet de la hierarchie et etaient constitues de la famille

royale guelowar. Henry Gravrand rapporte dans La Civilisation sereer: Pan

gool que le roi "etait generalement le male le plus age de la branche mater nelle du roi defunt" (16). Cest dire que le titre de noblesse etait defini par le sein et que le mode de succession etait matrilineaire. A cote de la famille

royale, il y avait les hommes libres non nobles qui constituaient la majorite du peuple. Ce groupe avait essentiellement une fonction agro-pastorale. Les notables etaient choisis parmi eux ainsi que leur representant aupres de la couronne qui portait le titre de Grand Jaraaf

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Le troisieme groupe des hommes libres non nobles est la categorie de castes constitutes des griots dont la fonction etait de dire Thistoire et de chanter les hauts faits d'armes. Figuraient aussi dans ce systeme de castes les palefreniers au service du roi et des grands tyedos ou paiens, les forge rons qui etaient les maitres du fer et les cordonniers, les maitres du cuir. Lactivite professionnelle determinait ainsi les categories de castes et il y avait autant de castes que de metiers. A noter au passage que la caste etait heritee du pere contrairement au statut guelowar dont le mode de succes sion etait matrilineaire. L'existence des castes etait une realite certes moins sensible dans la sphere politique, ou leur integration etait moindre, mais tres actuelle aux niveaux social, culturel, economique et religieux.

La classe servile, constitute des captifs, ttait essentiellement diviste en deux groupes: les esclaves de capture et les esclaves de naissance. Les pre miers ttaient des esclaves de guerre et vivaient au service des nobles et des hommes libres. Si leurs maitres leur assuraient protection et nourriture, eux, en retour, assuraient la garde de leur famille. Quant aux esclaves de

naissance, ils ttaient traitts avec plus de considtration: par exemple, leurs maitres ne pouvaient pas les vendre.

Le systeme social, pour se consolider, se prolongeait dans le systeme politique. A la cour, le roi portait le titre de Mad a Sinig, litttralement "Roi du Sine." Souverain, il ttait le commandant supreme nommt par le Grand

Jaraaf apres lavis du Conseil des Electeurs. Le roi nommait les chefs de pro vinces qui portaient le titre de Grand Farba et de Jaraf. A cott du roi, il y avait la reine-mere, a laquelle le titre de linguere conftrait certains pouvoirs dans les affaires de la cour. Dans le tome 3 de son Dictionnaire sereer-frangais, le Rtvtrend Pere Ltonce Crttois ttmoigne que "si la mere du roi ttait morte, ce titre de linguere revenait a la plus agte des tantes maternelles" (604). On voit ainsi la linguere jouer un role dtterminant dans les affaires de la cour a

l'image de la griotte traditionnelle dans le cadre des arts, la potsie orale en

particulier. Le rtpertoire de chants tpiques de Yandt Codou Sene, une can

tatrice strere, illustre bien ce role que la femme a jout dans la conservation et la transmission de Thistoire, des mythes et des ltgendes du peuple strere.

Maxime D. Sene en ttmoigne: "Ce qu'on aime d elle, ce sont ses a capella

puissants et limpides. Ses soyeux murmures qui racontent les gtntalogies, rtactualisent les hauts faits, magnifient les vertus. Ce sont aussi ces litanies

qui rythment si bien en choeur la vie strere, ttmoignent de son histoire, rap

pellent sa richesse culturelle. Yandt Codou Sene, mtmoire vocale, est entrte

depuis toujours, dans ce cercle de ttmoins de notre temps, trtsor humain vivant" ("Yandt Codou Sene"). Bon nombre de romanciers et/ou essayistes de la litttrature africaine tendent a oblittrer ce genre de figure feminine en

rtduisant la femme africaine traditionnelle a sa fonction de mere, a son sta tut d'tpouse, a son rang social de grand-mere ou a ses obligations de fille.

Calixthe Beyala, en particulier, la caricature en objet sexuel, en une machine a procrter, en une bete de somme ou simplement en une bonne a tout faire sous "la dictature des couilles" (11). Dans la socittt traditionnelle strere,

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la reine-mere avait un pouvoir de juridiction sur les femmes. Elle avait le controle de certains villages qui lui devaient en contrepartie des amandes. Elle nommait un representant pour gerer ses biens, disposait dune escorte

militaire et jouissait dune certaine influence dans le royaume. Aujourd'hui, le personnage de la femme soumise semble se substituer a ces figures dauto rite (reine-mere) et de memoire (griotte) traditionnelles. Une telle approche

marque certainement une reaction contre Fimage de la Negritude telle que

Senghor a contribue a la definir, et qui etait, a quelques exceptions pres, assez

idealised a Fegard de la femme traditionnelle africaine. Senghor et Camara

Laye, qui dans Chants d'Ombre, qui dans VEnfant noir, ont chante la femme noire en soulignant la beaute de son corps, et Font presque reduite a la fonc tion de mere, source de maternite et de tendresse:

Femme nue, Femme noire

Vetue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beaute!

J'ai grandi a ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux. Et voila qu'au coeur de FEte et de midi, je te decouvre, Terre promise, du haut dun haut col calcine Et ta beaute me foudroie en plein cceur, comme Feclair dun aigle. ("Femme noire," CEuvre poetique 16)

Avant Beyala, Mariama Ba s est insurgee contre cette image affirmant au nom de ses consoeurs que "les chants nostalgiques dedies a la mere africaine confondue dans les angoisses a la Mere Afrique ne nous sufiisent pas" (cite par Towa 40). Et si la romanciere senegalaise rejette ce cote romantique de la negritude senghorienne, Marcien Towa, philosophe contemporain came

rounais, va plus loin, en precisant que le concept de "rupture est la condition sine qua non de notre emancipation" (40). Towa accuse le "passe culturel" de faire obstacle au present et par la propose, selon Daniel Piameu, "d'entrer dans un rapport negatif" avec ce meme passe pour 1 exorciser. Mais autant Towa assimile le "passe culturel" a un "ennemi" quil faut interroger et scru

ter, autant il voit dans ce meme passe un "reservoir" de valeurs pour le pre sent, ce que la Negritude et la poesie de Senghor ont aussi tente de montrer.

Loeuvre poetique de Senghor regorge de procedes que le poete a sans doute puises dans la poesie orale. Et qui parle de poesie orale dans Funivers serere parle du griot qui en est le chantre principal. Le griot traditionnel se

distingue par sa memoire mnemonique et son verbe; cette figure ne saurait etre cernee chez les Sereres sans sa complicite avec les families regnantes dans le cadre de la conservation et de la transmission plus systematiques de Fhistoire. Deux des fonctions essentielles du griot etaient de dire Fhistoire et de chanter les hauts faits d armes du prince. Dans Chants d'ombre a tra vers son poeme "Joal," Senghor fait ressurgir ces deux figures (le griot et le

prince) pour restituer leur complicite:

Je me rappelle les festins du Couchant Oil Koumba N'Dofene voulait faire tailler son manteau royal. Je me rappelle les festins funebres fumant du sang des troupeaux egorges Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots. (CEuvre Poetique 15)

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"Manteau royal," "festins," "sang des troupeaux egorges," "rhapsodies des

griots" sont autant de symboles rituels, ceremoniels, politiques et cultu rels que le poete associe a Tidentite du roi et a son pouvoir. La figure de Koumba Ndofene apparait dans ces vers comme un intercesseur a Pocculte et au mystique autour duquel la combinaison de ces objets actants forme une unite majestueuse. Plus tard, dans Ce queje crois: Negritude, francite et civilisation de Vuniversel, Senghor se plaira non sans orgueil a lier sa famille a cette majeste royale:

Je me rappelle le dernier roi du Sine, [...] le beau Koumba Ndofene Diouf, quand il venait rendre visite a mon pere, quil appelait tokoor, mon oncle. Il arrivait en

grand arroi, sur un cheval arabe, un cheval-du-Fleuve, comme on disait alors.

Tandis qu'il chevauchait, quatre griots, egalement a cheval, lentouraient, qui chantaient, en choeur polyphonique, la gloire des rois du Sine. (12) Dans le Gabu, ancien royaume du mandingue et modele de reference

socio-politique de lancien royaume serere, chaque roi, chaque chef de pro vince, avait une famille de Dyali (griot) attachee a sa cour. Senghor resti tue toute la fonction du griot a travers le vocable "rhapsodies" (se referer a

Joal) pour indiquer les poemes epiques que ce dernier recitait aupres de son

prince. "Les griots du Roi mbnt chante la legende veridique de ma race aux sons des hautes koras," ecrit-il dans son poeme IV "Que maccompagnent koras et balafonds" (CEuvrepoetique 28). Et le poete va meme plus loin en se substituant au griot dans "LAbsente": "Je dis bien: je suis le Dyali" (CEuvre poetique 110), avant de s'approprier son role de chanteur de louanges dans Hosties noires:

MBaye Dyop! je veux dire ton nom et ton honneur.

Dyop je veux hisser ton nom au haut mat du retour, Sonner ton nom comme la cloche qui chante la victoire Je veux chanter ton nom Dyobene! ("Taga de MBaye Dyop," CEuvre poetique 79)

La fusion entre le poete et le griot, ou plutot l'expression de la parole par Tecriture, se constate tant dans le choix et la fonction emotive des mots

que dans le mode de production des referents spatio-temporels, le choix des actions et evenements. Cet ancrage de la poesie dans Toralite explique sans doute le caractere exotique et hermetique de certains poemes. N'eut ete le lexique offert par le poete ici et la, il aurait ete difficile, surtout pour le lecteur non averti, de dechiffrer certaines significations. Dailleurs Sen

ghor se defend contre tout projet hermetique simplificateur: l'obscurite de sa poesie, soutient-il, est inherente a la nature de son referent ou se melent le reel et Pirreel, l'histoire et la legende, le rationnel et Tirrationnel:

J'ai done vecu en ce royaume, vu de mes yeux, de mes oreilles entendu les etres fabuleux par-dela les choses: les Kouss2 dans les tamariniers, les Crocodiles,

2. Kouss, selon Senghor, renvoie aux "Genies qui rappellent les premiers habitants de

l'Afrique noire, les Pygmees, qui furent extermines ou refoules par les Grands-Negres" (Postface, "Ethiopiques," CEuvre poetique 160).

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gardiens des fontaines, les Lamantins qui chantaient dans la riviere, les Morts du village et les Ancetres, qui me parlaient, m'initiant aux verites alternees de la nuit et du midi. (Postface, "Ethiopiques," CEuvre poetique 160)

Ce "sur-reel" auquel le poete s'est initie depuis son enfance est Fune des sources de creation de sa poesie. La reincarnation et la mort sont deux the

mes majeurs dans ce "sur-reel" comme le demontre, par exemple, le rituel d'intronisation dans Fancien royaume du Sine. De tradition, le futur roi du Sine devait repondre au Jaraaf sur Fidentite de sa propre personne et sur la nature de son pouvoir avant que le Jaraaf ne le couronne du diademe. L'af firmation de Fidentite sacree du prince et le rituel ceremoniel qui s'ensuit etaient autant de pratiques prealables a la prise de fonction du roi. L'exem

ple de San Moon Fay, le successeur de Semo Mack qui a lui-meme succede au prince Koumba Ndofene Diouf dont Senghor parle dans Joal, est assez

pertinent. Au Jaraaf qui voulait en savoir plus sur son identite avant de lui

porter le diademe, il avait repondu:

Je suis Lat Suku Daa Ndiame Wilaan Fatim, Fenfant qui fera pleurer Fegal de son pere. Je suis la Force des Esprits, Je suis Fincarnation de mes ancetres.3 (Cheikh Ndiaye 139-40)

La succession de noms que le heros evoque (et auxquels il s'identifie), a la valeur dun ancrage historique et mythique. Elle precise sa lignee en meme

temps quelle est coloree d un prisme guerrier et valeureux. San Moon annonce le gout amer de son pouvoir en revelant qu'il fera "pleurer Fegal de son pere." II s'agit la d'une aprete qui cache une conscience invulnerable, ce qui nous informe sur le caractere viril et fougueux du futur heros. L'ins tinct belliqueux du futur roi repose sur la certitude que ce dernier a de son assise spirituelle: il incarne la "Force des Esprits" et en meme temps il est

depositaire et gardien des oeuvres de ses "ancetres." On remarque la meme

procedure chez Senghor quand il affirme la reincarnation de ses ancetres et

revendique leur identite dans Chants d'Ombre:

J'etais moi-meme le grand-pere de mon grand-pere

J'etais son ame et son ascendance, le chef de la maison d'Elissa du Gabou ("Que m'accompagnent koras et balafonds," Poeme VI)

Les ancetres defunts se reincarnent ainsi dans leurs descendants et ni le

prince (San Moon) ni le poete (Senghor) ne manquent de le declamer. L'evo cation de l'appartenance genealogique s'assume et revet toute une fonction revendicatrice qui justifie les sentiments d'orgueil et de fierte des deux red

3. Ce manuscrit est un memoire de maitrise inedit qui traite dune figure royale histori

que et legendaire d un des anciens royaumes en Afrique de l'ouest, le royaume du Sine. Le poeme epique est un document litteraire et historique sur lentite sereer depuis son

mythe de fondation jusqu'a l'epoque contemporaine au regne dudit heros. Une partie du

corpus a ete publiee sous le titre de "L'Epopee de San Mone Faye: Version de C. Mbacke

Ndiaye, Dakar, 1993, memoire inedit," dans l'anthologie Les Epopees d Afrique, par Lylian Kesteloot et Bassirou Dieng (280-300).

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tants. Les "festins funebres fumant du sang des troupeaux egorges," dont le

poete se souvient et quil associe a la majeste royale de Koumba Ndofene, rendent compte de cette ideologic paienne quaniment la morale religieuse et la morale guerriere. Le festin funebre chez les Sereres est en effet une occasion a caractere propitiatoire. Le lait et le sang representent les deux vitalites dans ces sacrifices. Senghor fait allusion a ce lien intrinseque entre les Hommes, les Esprits des ancetres, et Roog Sene (Dieu supreme) dans

presque tous ses poemes. Comme le note Henry Gravrand, lesprit serere "ressent de fa^on experimentale lexistence dune puissance qui le depasse et dbu depend son destin" (La Civilisation sereer: Pangool 101). Cette entite

transcendantale, c est Roog Seney Tfitre Supreme qui se manifeste a travers les ancetres defunts devant lesquels Tetre serere s'incline pour recueillir leur protection, eloigner et/ou exorciser le mal. Senghor ne manque pas a la

regie comme en temoigne les poeme IV du "Retour de l'enfant prodigue":

Et mon coeur de nouveau sur les marches de la haute demeure. Je mallonge a terre a vos pieds, dans la poussiere de mes respects A vos pieds ancetres presents, qui dominez tiers la grand-salle de tous vos masques qui defient le Temps. (CEuvre poetique 48)

Ce retour a la "haute demeure," ou au pays des ancetres, revele non seu lement la devotion du poete, elle temoigne aussi de son allegeance a une

"puissance qui le depasse." Dans Timaginaire serere, la mort, loin d'etre un

tabou, s'integre au quotidien et a travers elle, la vie est fortement associee aux esprits des defunts. Birago Diop illustre bien cette pensee serere dans "Le Souffle des ancetres," paru ulterieurement dans son recueil Leurres et lueurs. Le poete et conteur senegalais y affirme que les morts ne sont pas

morts. Senghor y fait echo dans sa preface aux Nouveaux Contes dAmadou Koumba du meme auteur. En Afrique, remarque-t-il, "le reel n acquiert son

epaisseur, ne devient verite [...] quen s'elargissant aux dimensions exten sibles du reel" (15). En fait, nombreux sont les rituels que les Sereres asso cient a la mort et qui font apparaitre toute la symbolique de celle-ci au-dela de sa realite physique. Dans Nocturnes et a travers le poeme "Elegies des

circoncis," on retrouve cette vision metaphorique ou les rites initiatiques marquent le passage de lenfance a 1'age d'homme. Senghor y evoque aussi la vierge qui "frissonne a Thorreur de la mort" (CEuvre poetique 201), une

mort au sens figure. La circoncision et la perte de la virginite sont ainsi autant des signes de "perturbation biologique et sociale" (Faye 170) que des

symboles de renaissance.

En definitive, l'histoire et les mythes du peuple serere revelent une societe dont Torganisation socio-politique et le mode de pensee

- cest-a dire des croyances

- constituent le socle. La poesie orale a longtemps servi de cadre de transmission et de survie a cette societe. Senghor sen est beau

coup inspire dans son oeuvre poetique et, s'il est reste une "personnalite originaire et originale," cest quil a su allier la langue franchise qui n etait

pas sienne aux poemes negro-africains qu'il a lus, ecoutes, transcrits et commentes. En comparant les poetes aux "lamantins" qui "vont boire a

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la source," il prone non seulement la connaissance de soi (pensee negro africaine et pouvoir du verbe) mais assigne a la poesie une mission, celle d'entrer dans le jeu de la "relation" entre le Je et FAutre. Lenracinement ou

la connaissance de soi, loin d'etre une "tour d'ivoire," sert de soubassement a Fouverture au monde. Senghor Fatteste lui-meme: "Il ma done suffi de nommer les choses, les elements de mon univers enfantin pour prophetiser la Cite de demain..." (postface, Ethiopiques). Cette Cite de demain, il Faura vecue dans la "relation" entre sa Negritude et son experience de la Francite, une relation d'ou est nee sa conception de la francophonie que lui-meme considere etre le modele de la civilisation universelle.

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Page 11: Histoire et mythes du Pays Sérère dans la poésie de Léopold Sédar Senghor

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