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Hypothhses pour une histoire de la psychanalyse Par Michel LEGRAND RCsum6 Dans cet article, I’auteur se demande si les travaux des psychanalystes sont orga- nists par un paradigme au sens de Kuhn. Considkrant le aparadigmen dans sa dimen- sion 6volutive, l’auteur propose dts lors aussi Cquelques hypothtses pour une histoire de la psychanalyse,. Au passage, il souleve quelques questions gCn6rales au processus de I’histoire scientifique. L‘article examine successivement: le terrain ant6rieur ii la formation du paradigme psychanalytique, les signes d’tmergence d’un paradigme dans la pratique scientifique de Freud, les critbres de l’identification du paradigme psychanalytique, le fonctionne- ment ccnormal, du paradigme psychanalytique dans la pratique scientifique des psych- analystes, les symptbmes d‘une crise possible du paradigme psychanalytique, like ? I I’apparition d’anomalies au sein de l’activit6 instrumentale de la psychanalyse - le probltme de I’interaction entre psychanalyse et forces sociales est alors discut6. Summary Are the works of psychoanalysts organized by a paradigm, this term taken in Kuhn’s meaning? Such ist the question treated by the author herewith. Considering the “paradigm” in its evolutive dimension, the author proposes therefore “some hypothesis for an history of psychoanalysis”. In the same time, he raises some general questions about the process of scientific history. Concerning the psychoanalytical paradigm, the paper examines successively: the ground which it has emerged from, the signs of ist coming out in the scientific practice of Freud, the criteria for its identification, its “normal” working in the scientific practice of psychoanalysts, the symptoms of an eventual crisis connected with anomalies arising within the framework of psychoanalysis’ instrumental activity - the problem of interaction between psychoanalysis and social forces is than discussed. Zusammenfassung Der Verfasser stellt sich die Frage, ob die Arbeit der Psychoanalytiker in der Weise eines Kuhnschen Paradigmas organisiert ist. Indem er das Paradigma in eine evolutionare Perspektive stellt, schlagt er einige Hypothesen fur eine historische Erfas- sung der Psychoanalyse vor. Es werden untersucht: Die Disziplin vor der Bildung eines Paradigmas, die An- zeichen des Entstehens eines Paradigmas bei Freud, die Kriterien fur die Bestimmung eines solchen Paradigmas, dessen Funktionieren in einer normalwissenschaftlichen Pra- xis und die Symptome einer moglichen Krise in der psychoanalytischen Wissenschaft, die mit dem Auftauchen von Anomalien in der instrumentalen Forschungspraxis ZU- sammenhangen. Es wird des Weitern die Interaktion zwischen der Psychoanalyse und den sozialen Kraften erortert. Dialectica Vol. 29, No 2-3 (1975)

Hypothèses pour une histoire de la psychanalyse

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Hypothhses pour une histoire de la psychanalyse

Par Michel LEGRAND

RCsum6 Dans cet article, I’auteur se demande si les travaux des psychanalystes sont orga-

nists par un paradigme au sens de Kuhn. Considkrant le aparadigmen dans sa dimen- sion 6volutive, l’auteur propose dts lors aussi Cquelques hypothtses pour une histoire de la psychanalyse,. Au passage, il souleve quelques questions gCn6rales au processus de I’histoire scientifique.

L‘article examine successivement: le terrain ant6rieur ii la formation du paradigme psychanalytique, les signes d’tmergence d’un paradigme dans la pratique scientifique de Freud, les critbres de l’identification du paradigme psychanalytique, le fonctionne- ment ccnormal, du paradigme psychanalytique dans la pratique scientifique des psych- analystes, les symptbmes d‘une crise possible du paradigme psychanalytique, like ?I I’apparition d’anomalies au sein de l’activit6 instrumentale de la psychanalyse - le probltme de I’interaction entre psychanalyse et forces sociales est alors discut6.

Summary Are the works of psychoanalysts organized by a paradigm, this term taken in

Kuhn’s meaning? Such ist the question treated by the author herewith. Considering the “paradigm” in its evolutive dimension, the author proposes therefore “some hypothesis for an history of psychoanalysis”. In the same time, he raises some general questions about the process of scientific history.

Concerning the psychoanalytical paradigm, the paper examines successively: the ground which it has emerged from, the signs of ist coming out in the scientific practice of Freud, the criteria for its identification, its “normal” working in the scientific practice of psychoanalysts, the symptoms of an eventual crisis connected with anomalies arising within the framework of psychoanalysis’ instrumental activity - the problem of interaction between psychoanalysis and social forces is than discussed.

Zusammenfassung Der Verfasser stellt sich die Frage, ob die Arbeit der Psychoanalytiker in der

Weise eines Kuhnschen Paradigmas organisiert ist. Indem er das Paradigma in eine evolutionare Perspektive stellt, schlagt er einige Hypothesen fur eine historische Erfas- sung der Psychoanalyse vor.

Es werden untersucht: Die Disziplin vor der Bildung eines Paradigmas, die An- zeichen des Entstehens eines Paradigmas bei Freud, die Kriterien fur die Bestimmung eines solchen Paradigmas, dessen Funktionieren in einer normalwissenschaftlichen Pra- xis und die Symptome einer moglichen Krise in der psychoanalytischen Wissenschaft, die mit dem Auftauchen von Anomalien in der instrumentalen Forschungspraxis ZU- sammenhangen. Es wird des Weitern die Interaktion zwischen der Psychoanalyse und den sozialen Kraften erortert.

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Notes programmatiques ri la lum‘bre du concept de paradigme * Depuis longtemps dCji, les CpistCmologues qui rkassumaient aux U. S. A.

le nCo-positivisme viennois, ont critique la psychanalyse, ont dCnoncC l’im- parfaite cohCrence de sa thkorie et I’ambiguitC insurmontable de ses rbgles de correspondance. Plus rCcemment, quelques CpistCmologues fransais, en proie i une frCnksie thkoriciste que leur avait c o m e innoculCe Althusser, ont cru reconnaitre dans la psychanalyse les sympt6mes de ce qu’ils pro- mouvaient au titre de science: l’effectuation d’une coupure CpistCmologique, arrachant la psychanalyse h une idCologie que la psychologie pour sa part continuait de refl6ter sous forme mystifiante, la mise en route corrklative d‘une production ou d’un travail conceptuel, irrCductible h toute abstraction ou stlection empirique. Je me suis expliquC ailleurs sur les insuffisances de la double argumentation, empiriciste et thdoriciste l. Je voudrais bien plutbt m’interroger ici sur les ressources que nous offre le travail de Thomas Kuhn, dont l’ceuvre mCriterait d’Ctre instree, h titre d’hypothbse, dam le champ de ce que Jean Ladribre appelle, d’un terme heureux, une conception opCratoire de la pratique scientifique2. C‘est dire que ma communication se prCsente d‘abord comme une contribution h la question de la scientificit6 de la psychanalyse, mais qui aurait, en un second temps, h interroger la probld- matique toujours h reprendre de la nature de la science.

On sait que pour Kuhn, le propre d‘une demarche scientifique, et auquel du reste cette dCmarche doit son efficacitk, est d’Ctre organishe par un para- digme3. Ma question sera d8s lors celle-ci: dans quelle mesure est-il lkgi- time de parler d’un paradigme psychanalytique? Ou encore: en quel sens les travaux des psychanalystes sont-ils organisks par un paradigme? I1 va de

* Nous donnons ici le texte integral que nous avions prCpar6 en w e du Colloque organis6 B Namur du 4 au 8 juin 1973, par le Centre de philosophie de l’homme de science des Facultts Notre-Dame de la Paix, sur le thbme a Impact des mtthodes scientifiques sur la solution des problbmes rCels n, Nous n’avions pu presenter B 1’Cpo- que qu’un r6sum6 de ce texte, qui doit paraitre dans les Actes du Colloque sous le titre: a Psychanalyse et paradigme scientifique B. Nous n’y avons apporti aucune modi- fication ritrospective, nous contentant d’en reformuler le titre. Car si le concept de paradigme, dans l’klaboration de Kuhn, est susceptible de contribuer B la problt- matique de la scientificit6 de la psychanalyse, comme nous l’annoncons d’emblte, il Cclaire aussi l’histoire de la psychanalyse, et cela dans la mesure oh tout paradigme comporte une dimension Cvolutive essentielle.

1 Legrand M., Le statut scientifique de la psychanalyse, dans Topique, 11-12, Presses universitaires de France, pp. 237-258.

2 J. Ladribre, D’une conception reprbentationniste d une conception ope‘ratoire de la pratique scientifique, communication au XVe Congrbs international de philoso- phie (Varna, 17-22 septembre 1973).

3 a L’acquisition d’un paradigme.. . est un signe de maturite dans le divelop- pement de n’importe quel domaine scientifique donne B (Kuhn T. S . , La structure des rivolutions scientifiques, tr. fr., Flammarion, p. 27). Ou encore: E( I1 est difficile de trouver un autre critbre qui proclame si clairement qu’un domaine de recherche est devenu une science B (Kuhn T. S., op. cir., p. 38).

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soi que je ne pourrai formuler ici que quelques propositions hypothetiques. J’ajoute que je me rCfCrerai essentiellement ii << La structure des revolutions scientifiques D 4, dont je presuppose les theses directrices.

1 ) La pkriode prkparadigmatique Avant la formation d’un paradigme, nous dit Kuhn, les travaux effectues

par les spkcialistes dans un domaine de recherche dCtermin6, peuvent diffi- cilement Ctre qualifiCs de scientifiques (SRS, p. 28): il n’y a accord ni sur les thCories directrices, ni sur les faits pertinents; il y a bien plut8t concur- rence et dCsordre des theories rivales d‘une part, collecte hasardeuse et indif- fCrente de faits rCunis en fatras d‘autre part (SRS, p. 31).

La transposition stricte de cette these ii la psychanalyse, pose quelques problemes, qui rksultent des exemples m&mes choisis par Kuhn. Kuhn rai- sonne en effet comme si les domaines de recherche Btaient dCjh constituCs avant la formation des paradigmes, et il cite ii cet Cgard le domaine des phCnomBnes Clectriques et le domaine des phCnom&nes optiques (SRS, p. 28- 29). Or ne peut-on penser que les domaines de recherche sont comme for- mCs par la pratique scientifique, et que le champ couvert par la science se structure et se dbtructure, se construit et se dkconstruit avec la dCmarche scientifique elle-mCme? Si nous considkrons la psychanalyse en tout cas, nous devons constater qu’il est extrkmement difficile de dkterminer le domaine des recherches psychanalytiques, si ce n’est justement dans les termes d’un paradigme psychanalytique. Et c’est d’ailleurs en ce sens, me semble-t-il, que la notion de << coupure CpistCmologique >>’ promue par Althusser 5, garde son heuristicite.

Mais qu’y a-t-il donc avant la psychanalyse, ou plus exactement avant la formation d’un paradigme psychanalytique? Je ne sais si nous disposons dCjh de recherches historiques qui nous permettraient de formuler une rCponse fondCe. Ce sont donc les vues d’une tradition historique que je reflkterai. A la lumiere de celles-ci, il n’est peut-ktre pas faux d’affirmer que la psychanalyse aurait Ctt5 prCddCe d’une efflorescence de theories

4 Kuhn Th., The Structure of scientific revolutions, dans Foundations of the unity of science, vol. 11, no 2, The University of Chicago Press, 1962. Nous citons l’oeuvre dans sa traduction franfaise ricente, parue aux Cditions Flammarion; nous utiliserons dorCnavant l’abrkviation SRS.

5 Mais le modkle d’historisation de la science, proposC par Kuhn, a au moins un double avantage sur celui d’Althusser, d’abord d‘bre plus sophistiquC, et su:tout de laisser place dans la science, B la remise en question et B l’kbranlement des vtritts apparemment les mieux Ctablies. Car la coupure althussirienne installe une science dans un champ dtsormais dtfinitif de vCritC - la formation de ce concept n’Ctant sans doute pas Ctrangkre B la volontt de persuader de la vCritk intangible du marxisme -, ce qui a pour effet de dtrober toute thtorie scientifique a coupte de sa prthistoire B, i une critique radicale.

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rivales, mais il est insuffisant de soutenir que ces thCories auraient concern6 un domaine de recherches dCja constitu6, que d’aucuns dksigneraient par exemple c o m e le psychisme. Les thCories rivales, que la psychanalyse, comme tout paradigme en formation (SRS, p. 34), conduirait une dispari- tion graduelle, seraient bien plut8t des thCories de l’hystCrie; et l’hystkrie elle-mCme serait comme l’anomalie dont un paradigme scientifique antkrieur, vraisemblablement neurologique, n’aurait pu venir bout. Le paradigme psychanalytique n’aurait donc pas Cmerg6 au sein d’un domaine de recherches dCja constitui, livrC jusqu’alors a une anarchie prkscientifique, mais aurait form6 un domaine de recherches, en mCme temps qu’il rCsolvait un problbme qu’un paradigme scientifique prkexistant avait CtC impuissant a rencontrer en ses termes. On voit qu’il faudrait, pour v6rifier historiquement cette hypo- thbse, ttablir l’existence d’un paradigme neurologique (form6 peutdtre au sein de 1’Ccole de Helmholz, dont l’un des maitres de Freud, Briicke, Ctait le disciple, et constituC des ingrkdients qui composent tout paradigme: cri- tbres de sklection des faits, dispositifs expCrimentaux, modbles explicatifs, exemples choisis de rCsolution de problkmes), constater ensuite, a la fois l’efflorescence particulibre de thCories de l’hystirie a la fin du 190 sibcle (cfr. les thCories toujours citCes de Charcot et Janet), et la disparation gra- duelle de ces thkories aprbs l’avbnement de la psychanalyse.

2) L’tmergence du paradigme.

J’ai dCja fait l’hypotlibse que - selon les termes mCme de Kuhn - Freud avait rtussi mieux que ses concurrents A rCsoudre ce problbme de 1’hystCrie que le groupe des neurologues Ctait amvC a GonsidCrer c o m e primordial (SRS, p. 40), et que Freud n’y avait rCussi qu’en formant un paradigme, qui allait Ctendre progressivement ses applications, et soustraire bientbt un groupe cohCrent d’adeptes a d’autres formes d’activitt scientifique concurrentes - selon l’expression de Kuhn (SRS, p. 25).

(a) Freud forme un paradigme, non pas certes d’un seul coup, mais au terme de tltonnements tout B la fois observationnels, mCthodologiques et thkoriques. Dks l’origine, le paradigme se compose B la fois de ce que Kuhn appelle une matrice disciplinaire et d‘exemples de travail scientifique rCel (SRS, p. 215, p. 221). Le paradigme psychanalytique dCtermine les faits qu’il est pertinent d’observer: les associations libres dont la dCrive ramhe im- manquablement le sujet aux contenus reprbentatifs ou fantasmatiques de sa vie sexuelle infantile; il comporte une mCthode en vue du recueil des faits: un certain mode rCglC de la relation interpersonnelle, qui, a travers le transfert, favorise 1’Cmergence des phCnombnes pertinents; il inclut enfin m e thCorie, dont on connait les premiers ingrCdients majeurs: les thbses

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de l’inconscient, du refoulement et de 1’Ctiologie sexuelle des nkvroses. Mais 1’Claboration d’une matrice disciplinaire, est insCparable de l’effectuation d‘un travail scientifique concret, qui mettant en aeuvre la th6orie et le dispo- sitif expCrimenta1 dans un domaine d’application dCtermin6 et sur des cas concrets, fournit un modhle qui n’aura dCsormais de cesse a s’itendre A de nouveaux domaines d‘application.

(b) Car le succhs d‘un paradigme est en grande partie au d6part une promesse de succbs, rCvClCe par des exemples choisis et au dCpart incom- plets (SRS, p. 40), rCvClCe, dam le cas de la psychanalyse, par les analyses de cas que publie Freud dans ses ((Etudes sur l’hystkrie,. Prouver sa fCconditC pour un paradigme, c’est d’abord poursuivre l’exploration ddtaillde du champ ou il s’est rCvClC initialement fCcond, mais c’est aussi Ctendre ses champs d‘application, ce que Freud accomplit d‘une part en creusant le domaine de I’hystCrie et des autres troubles ndvrotiques, d’autre part en obtenant la comprkhension d‘autres domaines empiriques: les rsves, les actes manquCs et les mots d’esprit 6.

(c) Les succbs du paradigme aidant, la psychanalyse, suivant en cela tout paradigme (SRS, p. 35), se constitue en mouvement scientifique. Freud rCunit d’abord en cercle (((La sociCtC du mercredi soir.) ses pre- miers disciples, qui bient6t se rkunissent en congrhs (1908), fondent a cette occasion un premier pdriodique, enfin, dbs 1910, dCcident de s’organiser en une Association psychanalytique internationale, qui se donne comme premibre mission d’Ctendre la science de la psychanalyse fondde par Freud.

3) L’identification du paradigme

(a) Paradigme et discipline Le paradigme n’a pas l’unitd d’une discipline. On ne peut CtabIir a

priori une liste de disciplines scientifiques fondamentales, dont chacune serait dominie, une Cpoque donnee, par un paradigme ddtermin6. I1 n’y a donc pas lieu de soutenir dogmatiquement qu’avec le paradigme psycha- nalytique, la psychologie aurait enfin accCd6 au statut de science. I1 faut abandonner rCsolument la question sterile de savoir quelle psychologie serait scientifique, et quelle psychologie inversement serait demeurCe au stade de I’idCologie - sans renoncer pour autant h dCmasquer les effets idbologiques que toute psychologie <( scientifique B est en mesure d’exercer dans une

6 I1 faut soigneusement distinguer entre les faits pertinents, qui resteront de bout en bout les associations libres et ce qu’elles charrient, et les domaines d‘application (nkvroses, r&e, actes rnanquCs par exemple) au sein desquels les mcmes faits se rkvklent pertinents.

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conjoncture sociale particulikre pour soulever la question plus ftconde de savoir quels paradigmes fonctionnent ii l’inttrieur de ce qu’il est convenu d’appeler la psychologie. Le domaine scientifique n’est jamais fix6 une fois pour toutes dans des cadres intangibles qui dttermineraient les mtthodes, les observations, les thtories seules ltgitimes Le dogmatisme psychana- lytique et le dogmatisme behavioriste doivent $tre renvoyts dos iI dos.

Feyerabend a en ce sens exagtrt son dtsaccord avec Kuhn9. Kuhn, du moins tel que je le comprends, n’appelle pas l’ensemble des psychologues a tlire un paradigme iI l’exclusion de tout autre, mais appelle tout psycho- logue B travailler A l’inttrieur de l’un des paradigmes existants, pousser ce paradigme bout, quitte a le faire tclater. Les paradigmes sont relative- ment autonomes, et les paradigmes connexes, travaillant sur des terrains proches, ne sont pas ntcessairement engagts, c o m e le veut Feyerabend, dans une poltmique ftconde, m8me si parfois ce qui se joue iI l’inttrieur de l’un d‘entre eux a une incidence directe sur le destin d’un autre lo. De plus, le principe de proliftration a ses b i t e s : car s’il y a place, l’intt- rieur d’un paradigme, pour des formulations thhriques varites, qui d’ail- leurs ne compromettent pas l’unitt thtorique du paradigme, il n’est sans doute pas possible de formuler A volontt des thtories nouvelles qui se prtsenteraient c o m e de vtritables alternatives h la thtorie dominante ll.

7 L’opposition classificatoire entre science et idtologie devrait donc stre abandon- nte. Car I’idtologie traverse la science elle-mime: les Cnoncts scientifiques peuvent produire, dans certains contextes de leur usage et de leur mise en ceuvre pratique, des effets idtologiques. Ainsi, on a dtnonck comme idtologique, toute cette psychologie qui s’est organiske autour du concept d’adaptation. Mais ce dernier concept, form6 ?I l’inttrieur d‘un paradigme biologique, est parfaitement scientifique; il ne devient idtologique que dans certaines conditions du discours et de la pratique psychologique.

8 Comme le dit Kuhn, le domaine de la science, voire meme d’une discipline, n’est pas monolithique et unifit, mais forme u une structure dtlabrte dont les dif- ftrentes parties ne sont likes par aucune cohtrence B (SRS, p. 68).

9 Dans u Consolations for the specialists (dans Lakatos I. et Musgrave A., Criticism and the growth of knowledge, Cambridge University Press, pp. 197-230), Feyerabend dtnonce le danger de monisme thtorique auquel conduit l’approche de Kuhn et il oppose le modble kuhnien (succession de tenacitt et de proliftration) ?I un autre modtle d’historisation de la science (concomitance et interaction dynamique de la ttnacitt et de la proliftration).

10 u De nouveaux instruments, comme le microscope Clectronique, ou de nouvelles lois, comme celles de Maxwell, peuvent se dtvelopper dans un dornaine tandis que leur assimilation crte une crise dans un autre domaine B (SRS, p. 214).

11 I1 serait ntcessaire d’examiner I’histoire de la psychologie ?I la lumibre de cette probltmatique. Ainsi un kchange s’est bien instaurt entre psychanalyse et behaviorisme, qui a pris un tour soit violemment poltmique, soit dialoguant, et a culmin6 dans la tentative effectube par certains (Dollard et Miller par exemple) pour formuler une sorte de thkorie mixte. Mais on peut douter que cet tchange ait Ctk vraiment fructueux. Au contraire ce qui s’est dtveloppt de plus fbcond en psychanalyse - songeons ?I I’ceuvre de M. Klein - est ttranger au behaviorisme et inversement ce qui se dtveloppe de plus avanct dans le behaviorisme (par exemple l’ceuvre de Skinner) est ttranger ?i la psychanalyse. Le radicalisme est pr6ftrable aux accomodements tclectiques et concordistes.

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(b) Paradigme et groupes de spkcialistes Mais si le paradigme n’a pas les limites d’une discipline, si toute disci-

pline diffkrenciable (la physique, la biologie, la psychologie par exemple) peut comporter en son sein une multiplicitk de paradigmes, quels crithres nous serviront B identifier un paradigme?

Kuhn nous rCpond ceci: N A U premier chef, un paradigme regit non un domaine scientifique, mais un groupe de savants D (SRS, p. 213). Le para- digme psychanalytique, pourrait-n dire en paraphrasant Kuhn, c’est d‘abord ce que possedent en commun les membres des groupes de psychanalystes (SRS, p. 211).

Mais est-il justifiC de considCrer les groupes de psychanalystes c o m e des groupes de savants? Je ne crois pas que nous devions nous laisser impressionner par le fait que les sociBtCs de psychanalyse se sont consti- tuees et developpies en marge de la science acadtmique, telle qu’elle se trouve notamment inculquCe dans les universitts. Dans un article intkres- sant 12, De Waelhens constate que la psychanalyse est rktive B toute htCgra- tion universitaire, et cela prtcisCment parce qu’elle n’est pas une science, c’est-&dire, prCcise De Waehlens, parce qu’elle n’est pas rCductible h une somme de connaissances thtoriques, dont l’acquisition seule serait suffi- sante a la formation de l’analyste 13. On ne niera certes pas que la psycha- nalyse soit un savoir qui se rifere constamment B une dimension d’investiga- tion pratique, dite clinique, ni non plus que l’initiation h cette dimension pratique constitutive de la psychanalyse prisente une spCcificit6 remar- quable, like justement B la particularitC de la science psychanalytique. Mais toute formation scientifique, quelle qu’elle soit, n’inclut-elle pas aussi et B titre essentiel l’initiation B certaines formes de pratique instrumentale et technique? A vrai dire, la liaison qui s’est opCrCe historiquement entre science et universitC, pose des problkmes que des catkgories Cpisttmolo- giques sont insuffisantes h rencontrer. Qui plus est, une Cvolution s’est amorcte rCcemment, au terme de laquelle il n’est pas exclu que la psycha- nalyse elle-mCme soit intCgrCe B I’universitC, Cgalement pour des raisons historico-sociales qui Cchappent B 1’6pistCmologie 14.

Mais revenons A notre question initiale. Les criteres qui, d’aprks Kuhn, permettent de reconnaitre un groupe de savants, s’appliquent adiquatement aux psychanalystes reunis en sociCtCs. Ainsi, ces derniers <( ont une forma-

12 De Waehlens A., Psychanalyse et Universitk, dans Informations universitaires 7,

13 De Waehlens A., Psychanalyse et UniversitC, dans op. cit., pp. 27-29. 14 Sur cette question, cfr. l’ensemble du travail de R. Castel, Le psychanalysme

octobre 1971, pp. 25-32.

(Maspero), et en particulier son chapitre 6.

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tion et une initiation professionnelles semblables, h un degr6 in6gal6 dans la plupart des autres disciplines.; ace faisant, ils ont assimil6 la mdme littdrature technique et en ont retir6 dans l’ensemble le mdme enseignement D; cils se considerent et sont considCrCs par les autres comme les seuls res- ponsables d’un ensemble d‘objectifs qui leur sont communs et qui englobent la formation de leurs successeurs D (SRS, pp. 209-210). S’il fallait disigner dans le domaine de la psychologie et h la lumitre de ces crittres, un seul groupe de spCcialistes 15, c’est bien d‘abord aux groupes de psychanalystes que l’on songerait. Certes des processus se d6roulent au sein des sociCt6s de psychanalystes, qui les distinguent sans doute des autres groupes de scientifiques. Ainsi, les scissions qui ont marqu6, dans les demitres dkcades, 1’6volution du mouvement psychanalytique franqais, ont de quoi Ctonner. Non pas que des polkmiques ne surgissent jamais h I’intCrieur des 6coles dirig6es par un mdme paradigme, mais tout au moins ont-elles un fonde- ment dans l’une ou l’autre divergence thborique; alors que les soci6tCs psychanalytiques franqaises rivales partagent les mdmes rCf6rences thCo- riques, poursuivent les mdmes objectifs pratiques16. Mais je doute que ces singularitts nous obligent h r6viser notre jugement: les groupes de psycha- nalystes sont aussi des groupes de savants.

Cela Ctant a d d , nous aurions h nous demander si vraiment les psychanalystes partagent en commun un paradigme au sens de Kuhn. C‘est peut-dtre en considkrant attentivement le contenu de la formation analy- tique, que nous reconnaitrions le plus ais6ment les ingrddients constitutifs d‘un paradigme. On sait que l’essentiel de la formation analytique consiste dans l’apprentissage du maniement de la situation-modkle qui, d’aprb la psychanalyse, met en mouvement le psychisme, libere les faits psychiques pertinents et est source d‘effets pratiques transformateurs. Le candidat- analyste doit accepter de se soumettre, tout d’abord h une analyse appelee souvent didactique et guidCe d’aprb la rkgle fondamentale de l’association libre, ensuite h un contrdle qu’exerce sur ses premitres analyses, un analyste chevronn6 et reconnu. La formation analytique comporte aussi l’assimilation des principes thCoriques de la psychanalyse, par l’ttude de la 1ittCrature classique (surtout freudienne), ainsi qu’une initiation clinique qui

15 Beaucoup de psychanalystes rkpurgneront sans doute h cette Ctiquette de spicialistes, se reclamant mQme Bventuellement d’un a non-savoir D. Nous croyons qu’il y a 18 une large part d‘illusion, dont on se demande d‘ailleurs pourquoi elle tend h 6tre systbmatiquement entretenue. C o m e l’6crit Castel, a il demeure, sous le pathos de l’excellence analytique et des tentations de l’ineffable, quelque chose de l’ordre d’une haute technicit6 et d‘un corpus de connaissances pr6cises D (op. cit., p. 70)

16 J’ai quelque peu r6flCchi sur ce phenomine 6tonnant dans une communication in6dite au Colloque #Histoire des sciences des 16 et 17 mars 1972 (Louvain), intitul6e a Rtsistances 8 la psychanalyse et psychanalyse des resistances *.

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prCpare le futur analyste B rCsoudre les problbmes de sa pratique par rCfCrence h quelques cas exemplaires. Ce sont bien lh trois des composantes essentielles de tout paradigme (me situation-modble, une thCorie, des exemples choisis de travail scientifique concret) que nous reconnaissons, et qui nous autoriseraient donc h poser l’existence d’un paradigme psychana- lytique 17.

4) Paradigme psychanalytique et science normale Depuis Freud, les psychanalystes se sont livrCs h une activit6 incessante

de rtsolution de problbmes ou d’Cnigmes, sans jamais mettre en question leur cadre thCorique, en produisant tout au plus, sur le canevas freudien de base, des variantes intiressantes. Jamais les travaux des psychanalystes n’ont CtC orientis vers la falsification de la doctrine psychanalytique, mais plut6t vers sa prkservation, sa consolidation, son extension. Serait-il pos- sible d’Cclairer le travail de la << psychanalyse normale D, en suivant les indications de Kuhn?

Le domaine d’un paradigme n’est pas dtlimitable a priori. I1 n’est pas possible de dCterminer par avance quels champs de phtnombnes empiriques un paradigme scientifique est en mesure d‘expliquer. I1 tend sans doute h s’assimiler le maximum de domaines jusqu’h ce que, Cventuellement, dans le mouvement de son expansion, il rencontre ses limites. Au dCpart, les appli- cations d‘un paradigme sont imprkcises et limitkes. I1 s’agira dbs lors pour la science normale de prCciser les applications initiales du paradigme et d’Ctendre ses applications h de nouveaux registres (SRS, pp. 41-51). J’ai dCjB dit que le groupe de faits B propos desquels le paradigme psychanaly- tique a obtenu ses premiers succks, Ctait le groupe des ph6nombnes nCvro- tiques qui n’ont cessC jusqu’h aujourd’hui d’Ctre explorCs avec minutie par les psychanalystes. A c6tC de ce groupe doivent Ctre considirks des groupes connexes dont Freud a montrt rapidement, selon l’expression de Kuhn (SRS, p. 41), qu’ils rCvClaient bien la nature du psychisme: les groupes des r@ves, des actes manquts, des mots d‘esprit. Mais les groupes de faits les plus int6ressants sont ceux vis-8-vis desquels la psychanalyse faisait d’em- blCe naitre un espoir d’explication, sans en entreprendre l’ttude directe. C’est aussi vers eux que les efforts de la psychanalyse normale se sont

17 Ce que nous disons ici est Cvidemment beaucoup trop court. I1 y aurait lieu d’analyser dans le detail ces diverses composantes, ce qui ne manquerait pas de soulever des probltmes. Ainsi il est sans doute difficile de formuler en clair la thtorie du paradigme analytique, c’est-&-dire cette thtorie de base sur laquelle s’entendraient tous les psychanalystes. Mais sans doute est-ce le destin de toute thtorie paradigma- tique, de demeurer toujours implicite & ses variantes concrbtes, particulibres, elles- m h e s objets de poltmiques incessantes.

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tournCs, en vue de prouver que la psychanalyse tenait, sur le terrain mCme des faits, les promesses que contenaient implicitement ses hypotheses ini- tiales. Ainsi: 10 si la psychanalyse expliquait les &roses, il Ctait logique d‘espCrer que la psychanalyse pourrait aussi expliquer I’ensemble des phC- nomenes de morbidit6 mentale; 20 par ailleurs, la psychanalyse n’expliquait les phinomenes nCvrotiques et les rCves qu’en recourant h des hypotheses sur la vie psychique infantile; 30 enfin, la psychanalyse formulait des hypo- theses gCnCrales de fonctionnement psychologique, dont l’extension A la vie psychique des peuples non occidentaux ne pouvait manquer d’apparaitre comme un problbme. Dans les trois cas, il fallait aller y voir de plus prks, aller h la rencontre des malades mentaux non ntvrosb, particulikrement des psychotiques, A la rencontre de l’enfant, h la rencontre des peuples non occidentaux, dits primitifs, non pas tellement en vue d‘infirmer la thCorie freudienne, mais en vue d’amkliorer sa concordance avec les ph6nom&nes1s, quitte d’ailleurs A se trouver dans l’obligation de raffiner et de prCciser la thCorie du paradigme. On peut se demander jusqu’h quel point la psychanalyse a rCussi A Ctendre son champ d’application dans ces trois directions. I1 est intCressant de remarquer en tout cas que des pro- blbmes m6thodologiques aigus se sont posCs en mCme temps que se dive- loppait chacune de ces trois applications. Le domaine par excellence de la psychanalyse, c’est en effet le domaine de ce qui peut Ctre Clabord en situa- tion analytique. Or la situation analytique peut difficilement Ctre mise en route avec des psychotiques, avec des enfants, avec des primitifs. Est-ce donc ici que la psychanalyse aurait enfin rencontrk ses limites? Les psycha- nalystes organis6s en sociCtCs d e n ont pas eu le sentiment. Mais qu’est-ce qui same le trouble dam une science donnCe? Qu’est-ce qui y apporte la crise?

5) D’une crise du paradigme psychanalytique I1 m’est arrive, dans d‘autres circonstances 19, de formuler l’hypothkse,

que la psychanalyse serait entree dam une pCriode de crise. Je voudrais profiter de I’occasion qui m’est offerte pour m’expliquer plus avant A pro- pos de cette hypothese.

Nous sommes ici sur un terrain encore plus incertain. Car ce n’est plus l’kmergence et le dCveloppement passe de la psychanalyse qu’il s’agit d’interroger, mais son actualit6 meme. Or une crise n’est sans doute recon-

1s La tentative - dans laquelle G. Roheim s’est particulikrement illustrk - en

19 M. Legrand, Le statut scientijique de la psychoanalyse, dans Topique 11-12, vue de ddmontrer l’universalit6 du complexe d’Oedipe, est B cet 6gard exemplaire.

Presses Universitaires de France, pp. 237-258.

Hypotheses pour une histoire de la psychanalyse 199

naissable en pleine assurance que rCtrospectivement, alors qu’elle est d6pass6e et rCsolue, et cela d‘autant plus que les critbres Cnonds par Kuhn conservent un caractbre imprCcis.

On sait quels sont les sympt6mes d‘une crise: emergence et analyse poursuivie d’une anomalie, insCcuritC et insatisfaction, prolifbration de theories, essais empiriques tltonnants, retour aux fondements de la science, spCculations philosophiques (SRS, p. 114), jusqu’h ce qu’un paradigme nou- veau Cmerge et s’impose progressivement aux scientifiques. Les difficult& naissent d8s le moment oh nous nous demandons pourquoi un ensemble de phCnom8nes se manifestent comme anomalies, alors mCme que la science normale s’Ctait tirCe jusqu’alors sans encombre des embiiches qui n’avaient pas manquC de se dresser sur sa route. Un appel B des critbres inspirCs d’une logique de la science est-il pertinent? Peut-on affirmer que la science normale rencontre enfin des faits qui la rCfutent ou la falsifient sans recours? C‘est loin d’Ctre sQr. Les faits qui se rCvblent c o m e des anomalies, Ccrit Kuhn, peuvent Ctre des faits ou des problkmes d’un type connu depuis longtemps, qui jusqu’alors avaient CtC considirks comme suffisamment rCsolus dans le cadre de la science normale, ou Ctaient rest& en attente d’une solution future, et qui n’ont pris leur sens d’anomalie que dans le contexte d‘une crise (SRS, pp. 97). Ce n’est donc pas le contenu seul d’un problbme qui en dttermine le caractbre d’anomalie, et dks lors expliquerait en tant que tel 1’Cmergence de la crise. I1 n’y a pas de rCponse gCnCrale, Ccrit Kuhn, B la question de savoir pour quelle raison telle anomalie semble mCriter des recherches approfondies (SRS, p. 104), ou plus exactement pour quelle rai- son une Cnigme se rCvble Ctre une anomalie. L’analyse historique aura A Clucider chaque fois un concours particulier de circonstances qui ne se ra- mbne pas B une loi gCnCrale. Feyerabend va mCme plus loin lorsqu’il affirme que 1’Cmergence d‘C16ments r6volutionnaires et le changement de paradigme n’obCissent ii aucune rbgle logique clairement reconnaissable - nous sup- poserions alors, Ccrit-il, que les hommes de science sont des gens raison- nables -, mais A des facteurs tout A fait irrationnels20. Kuhn est proche de Feyerabend, au moment oh il s’interroge sur le triomphe d‘une thkorie. De nouveau, la thCorie nouvelle qui l’emportera peut dCjB avoir CtC formulCe bien avant qu’elle n’apparaisse comme la rCponse B une crise, ii une Cpoque oh elle Ctait c o m e superflue, sans lien avec un point litigieux de la pratique scientifique normale (SRS, p. 98). De nouveau, les raisons de son succbs ne peuvent Ctre dCrivCes de critBres strictement logiques. Car B l’Cpoque mCme de son SUCCBS, il est rare qu’elle ait plus de force explicative que la

20 Feyerabend P., Consolations for the specialist, dans Lakatos I. et Musgrave A., Criticism and the growth of knowledge, Cambridge University Press, pp. 213-214.

200 Michel Legrand

thCorie ancienne (SRS, pp. 186-187). La dCcision d’adopter une nouvelle thCorie relbve dbs lors de la foi, ou de considCrations personnelles imprt- cises et esthCtiques (SRS, p. 188). I1 y a 1s mmme une lacune de l’expli- cation. Est-il possible de la combler? D’autres forces que purement intrin- sbques B la dCmarche scientifique, peut-Etre des forces sociales, ne jouent- elles pas un rble dtcisif?

En entrant dans quelques dktails, nous allons immtdiatement vCrifier 1’imprCcision des crithres, et la difficult6 du propos. uLe sentiment d’un fonctionnement dCfectueux est la condition indispensable des rCvolutions r) (SRS, p. 116). << L’tmergence de nouvelles th6ories est gCn6ralement pr6- cCdCe par une pCriode de grande instcurit6 pour les scientifiques, (SRS, p. 89). Fonctionnement difectueux du paradigme, conscience de l’anomalie, insCcurit6, sentiment que a quelque chose ne va pas D (SRS, p. 76). Quelque chose n’irait-il pas dans la psychanalyse? Mais quoi? Et qui en aurait donc le sentiment? Deleuze disait rtcemment b propos d‘un livre qui a fait un certain bruit: aNous ne nous adressons pas $I ceux qui trouvent que la psychanalyse va bienDZ1, et encore: aSi notre livre a un sens, c’est qu’il arrive au moment oh beaucoup de gens sentent que la machine psychana- lytique ne tourne plus, 22. C‘est bien le sentiment d‘un fonctionnement dkfectueux de la psychanalyse qu’exprime Deleuze, et auquel son propre travail - le rCcent << Anti-Oedipe~ - serait comme une rtponse. Mais prenons garde: ce n’est pas la premibre fois que des intellectuels partagent le mCme sentiment, annoncent la fin imminente de la psychanalyse. Politzer ne prgvoyait-il pas d6jB en 1935, la disparition d’une psychanalyse qui, Ccrivait-il, a appartient dCjB au passt D 23? On sait que les CvCnements ont largement dtmenti cette opinion. Nous ne pouvons donc nous contenter d’un presentiment vague et intuitif que a quelque chose ne va pas dans la psychanalyse D. Et prCciser de plus: a nous nous adressons B ceux qui trouvent que c’est bien monotone et triste, un ronron, Oedipe, la castration, la pul- sion de mort, etc., 24, a 21 toute une gCnCration qui commence B en avoir marre des schimas 21 tout faire >> 25, prCciser cela est encore insuffisant. Car il y a longtemps que la psychanalyse ronronne, du ronron mEme de la science normale, et il y a longtemps qu’un reproche de dogmatisme rCtr6- cissant lui est adressC.

21 Sur capitalisme et schizophrtnie, Entretien avec Ftlix Guattari et Gilles Deleuze,

22 Entretien avec Gilles Deleuze et Ftlix Guattari it propos de leur livre a L‘ht i -

23 Politzer G., Ecrits 2 Les fondements de la psychologie, Editions sociales, p. 282. 24 Sur Capitalisme et Schizophrtnie, dam L‘Arc 49, pp. 53-54. 25 Entretien avec Gilles Deleuze, dans C‘est demain la veille, p. 160.

dans L‘Arc 49, p. 53.

Oedipe B, dans C‘est demain la veille, Actuel, Seuil, p. 160.

Hypothbses pour une histoire de la psychanalyse 201

Quelles limites insupportables rencontre donc aujourd’hui la theone a ronronnante D de la psychanalyse? Et ne sont-ce pas au fond ses limit= de toujours qui, dans une conjoncture particulihre, prennent un relief nouveau, et se donnent comme anomalies?

Plusieurs pistes peuvent Ctre suivies, qui sans doute se rejoignent toutes en quelque point. Ainsi peut-Ctre la schizophrCnie constitue-t-elle une de ces limites de toujours, qui est apparue rapidement comme un problhme, pour les uns toujours en attente d’une solution dont on ne saurait douter, pour les autres prbomptivement rCsolu, mais sur un mode nCgatif - nous voulons dire que la psychanalyse normale a surtout dCfini la schizophrknie en termes de ce dont elle manque (comme de ce B quoi elle manque: le rCel, le symbolique, l’Oedipe, la castration) 26 ? Et peut-Ctre l’insuffisance radicale de cette approche apparait-elle au moment ob Bclate une crise de l’institution psychiatrique qui n’est sans doute pas Btranghre B la crise gCnC- rale de nos sociCtCs? Mais ce n’est pas cette voie que je voudrais emprunter. J’ai soulev6 ailleurs 27 l’hypothkse que la psychanalyse trouvait ses limites au sein m&me de son activitC instrumentale, dans son Cchec B obtenir des effets therapeutiques B la faveur d‘une mCthode dont sa thCorie fonde pour- tant l’efficacitk. Cette proposition soulkve d‘immenses problhmes et exige un dCbut d’explication.

Tout d’abord, j’kcarterai l’objection trop facile, que la psychanalyse ne viserait pas B la guCrison. Nous accordons que la guBrison visCe par la psychanalyse doit Ctre dCliCe de toute rCf6rence trop Ctroitement mCdicale, bien que cette operation de dtconnexion soit peut-Ctre moins aisCe que d’aucuns l’ont CN. Toujours est-il que la cure psychanalytique vise un effet qu’on peut appeler de transformation plut6t que de guCrison.

Ensuite, je rappellerai qu’un Cchec thkrapeutique ne peut Ctre consid6rC en tant que tel comme la rkfutation d’une thCorie, et cela pour deux raisons: d’abord parce qu’une thCorie peut prCdire les Cchecs d’une mCthode - c’est ainsi qu’on ne fera pas grief B la psychanalyse de ne pas guCrir les psychoses -; ensuite parce qu’un Cchec mCme imprkvisible peut Cquivaloir B un problhme ou B une Cnigme soluble dans le cadre de 1’activitC de la science normale, appelant la thCorie B un retour sur soi, contribuant B l’auto-dCveloppement de cette thCorie.

Cela dit, il est difficile de formuler une opinion quelque peu fondte sur l’efficacith de la thkrapeutique psychanalytique et sur 1’Cvolution de cette

26 La psychanalyse tendant A reproduire alors dans son discours, ce .que le discours psychiatrique a toujours affirm6 du fou, et qui justifie dbs lors son traitement sur le mode de l’exclusion.

27 Legrand M., Le statut scientifique de la psychanalyse, dam Topique, 11-12, Presses Universitaires de France, pp. 237-258.

202 Michel Legrand

efficacit6. C‘est qu’en effet l’information dont nous disposons est parcellaire: les tentatives de contrdle systimatique des effets de la psychoth6rapie sont d’apparition ricente, et beaucoup de psychanalystes hBsitent B s’y preter, arguant, dans une certaine mesure - mais dans une certaine mesure seule- ment - B juste titre, de l’inspiration empiriciste rkductrice qui les mime. Nous ne pouvons donc appuyer notre propos que sur des prisomptions ou des impressions qu’un effort d’information complimentaire pourrait obliger B revoir. Que dire donc, en premibre approximation, de l’efficacit6 de la cure psychanalytique?

La cure psychanalytique a d’emblCe remporti des succbs sur le terrain des nCvroses, qui expliquent pour une part le succks du paradigme psycha- nalytique; et elle continue sans doute d‘en remporter. Quant aux Cchecs, ils ne sont pas neufs. A la fin de sa vie - dans K Analyse terminbe et analyse interminable, (1937) - Freud dressait B cet Bgard un bilan plut8t pessi- miste, soulignant les limites et les difficult& de la thkrapeutique psychana- lytique, et mobilisant pour les expliquer tout un arsenal de concepts (force quantitative des pulsions, viscositC de la libido, rBsistance du Moi, besoin d’auto-punition, masochisme confinant B la pulsion de mort, . . .). Pourquoi dbs lors parler de crise B propos d’un phtnombne d6jB ancien, qui n’a pas empCch6 la psychanalyse de poursuivre sa marche en avant? C‘est qu’un changement est tout de meme intervenu, graduel sans doute, mais aujour- d‘hui si marquant qu’il n’a pas manque d‘alerter les plus lucides parmi les analystes. c de l’avis g6nBral des spbcialistes B, . . . Bcrit De Waehlens, <( on assiste B une baisse sensible de l’efficaciti de la cure thkrapeutique D 28.

Aulagnier, l’un des analystes les plus sensibles au phinomkne, rCsume c o m e suit les principaux traits de l’Cvolution: <(nous pouvons formuler quelques constatations assez g6nBrales: une prolongation tr&s accentuie de la dude moyenne de la cure psychanalytique, prolongation qui fait parfois surgir le spectre de l’analyse interminable; . . . la difficult6 toujours plus grande . . . de donner une d6fition des crithes de fin de cure; un certain dBsintCrCt pour la recherche clinique en faveur d’une recherche thCorique dont on ne voit plus parfois l’application clinique B 29. On accordera assez ais6ment qu’il s’agit 1A pour le moins d‘une Bnigme. Mais y a-t-il des raisons de croire que nous avons affaire aussi B une anomalie, B une 6nigme inas- similable pour la psychanalyse, dont l’ilucidation justifierait un changement

28 De Waelhens A., Psychanalyse et UniversitB, dans Informations Universitaires,

29 Aulagnier P., Un problkme actuel: les constructions psychanalytiques, dans 7, octobre 1971, p. 26.

Topique 3, pp. 76-77.

Hypothbses pour une histoire de la psychanalyse 203

radical des cadres de r6fCrence thCorique? C‘est bien entendu ce point qui mCrite discussion. Engageons-nous donc plus avant dans le d6bat.

I1 semble que si l’on veut tant soit peu circonscrire le lieu de l’Cnigme, on ne puisse simplement recourir h la batterie des concepts analytiques. A preuve l’attitude d’Aulagnier, qui, tout en maintenant intacte l’orthodoxie psychanalytique, admet la nCcessit6 de considher l’incidence sur la pratique analytique de ce qui se joue dans l’espace social. Ce serait le mode actuel d’insertion sociale de la psychanalyse, qui exercerait un effet nCfaste sur le dtroulement favorable des cures psychanalytiques: les sujets en analyse utiliseraient le savoir analytique abstrait, dCsormais vulgaris6, mmme dC- fense contre le dkvoilement de leur dtsir inconscient concretm. Mais m e telle attitude permet de prCserver intkgralement la thCorie analytique. La psychanalyse est certes prise dans la sociCtt, et expliquer cette vogue parti- culibre, qui retentit si dbfavorablement sur la cure psychanalytique, demande qu’on interroge ~ c e champ vaste et complexe qu’est la sociCtC>>, ce qui, ajoute Aulagnier en tant qu’analyste, G n’est pas en notre pouvoir D 31. Mais cette insertion sociale est comme exttrieure h la psychanalyse elle-meme, et ses effets nkfastes a l’inttrieur de la psychanalyse sont inttgralement expli- cables en termes psychanalytiques (par exemple en termes de mtcanismes de defense). D’oh le fait que les difficult& de la cure psychanalytique, qui lui viennent de l’extkrieur de son champ, n’entament pas la validitt des concepts psychanalytiques: << Mais la dimension historique >>, Ccrit encore Aulagnier, cne doit pas nous faire oublier 1’universalitC de certains con- cepts freudiens, ni faire oublier la perennit6 de ce qu’ils dCmontrent sur la relation du sujet au r t e l ~ 32. La crise de la psychanalyse est donc une crise externe: elle mtrite l’attention soigneuse des psychanalystes 33, mais n’oblige pas a une r6vision dkchirante des concepts et des constructions theoriques de la psychanalyse, assurCs de perennit6 au-deli’i des Cchecs purement extrh- sbques de son entreprise pratique de transformation.

Dans un petit livre remarquable34, Castel part r6cement en guerre contre une telle attitude. Le champ social n’est pas seulement exterieur h la psychanalyse; il n’est pas suffisant de conctder que le psychanalyste, c o m e tout scientifique, est pris dans la sociCt6, et peut en subir les contre-coups jusque dans sa pratique meme. Mais le social n’est pas non plus simplement interne h la psychanalyse: le psychanalyste ne rencontre pas le social comme

30 Aulagnier P., op. cit., pp. 71-78. 31 Aulagnier P., op. cit., p. 93. 32 Aulagnier P., op. cit., p. 94. 33 Aulagnier P., op. cit., pp. 79-80. 34 Castel R., Le psychanalysme, Maspero.

204 Michel Legrand

une dimension de sa pratique qu’il pourrait dtsormais Blucider en ses propres termes. Le social est bien plutbt interne-externe B la psychanalyse. D’oii la possiblite d‘utiliser une mCtaphore psychanalytique pour situer le rapport du social et de la psychanalyse: selon les expressions de Castel, le social est le refoule de la pratique psychanalytique, il y a un inconscient social de la psychanalyse s5. Mais qu’est-ce A dire a interne-externe >>? La psycha- nalyse incorpore jusque dans son dispositif experimental meme, des condi- tions sociales de fonctionnement. Cela mCme qui permet 1’Cmergence de l’inconscient dam la situation analytique, depend de conditions qui ont une signification sociale prkcise, mais qui ne fonctionnent dans la situation analytique que sur le mode de la mtconnaissance. La psychanalyse n’a aucune ressource pour reconnaitre ces conditions dans leur signification sociale, elle ne les reconnait qu’en les travestissant, c’est-&-dire en les rbin- terprCtant et les dotant de significations qui sont dCsormais operatoires dans et pour le dispositif analytique. Exemple majeur et toujours Cvoque en rai- son de son exemplarit& l’argent, dont les significations extra-analytiques, socio-kconomiques, nkanmoins actives dans le rapport analytique, sont c o m e annulkes au profit de sa seule signification intra-analytique36. Mais si cela est vrai, le devenir social de la psychanalyse, et en particulier sa vogue actuelle, ne sont pas aussi &angers, aussi exterieurs & la psycha- nalyse, qu’Aulagnier fait mine de la croire. C’est 18 toute la thbse de Castel: I’insertion sociale actuelle de la psychanalyse n’est comprChensible qu’8 la lumibre des conditions sociales de fonctionnement de la situation analy- tique, du rapport analytique duel. Et dbs lors, ce qui vient brouiller aujour- d‘hui les resultats de la cure analytique, ne resulte pas d’une Cvolution Ctrangbre B la psychanalyse, mais du retour de ce qu’elle porte originelle- ment en elle. a Si la psychanalyse est menade par quelque chose, c’est bien par le retour de son propre refoulC, qu’elle porte dbs son origine en elle- mCme )r) 37.

Mais au niveau oil nous venons de placer le dCbat, une thCorie de la science a-t-elle encore une quelconque pertinence? L’ambiguite qui pbse sur le propos de Castel nous aidera B situer le problbme. Castel dCveloppe avec brio, une critique sociale ou institutionnelle de la psychanalyse, qu’il oppose d’ailleurs lui-meme B une critique interne de la psychanalyse38. Castel dinonce la participation de la psychanalyse, inscrite dans ses condi- tions expCrimentales de fonctionnement, & une socitte qui organise l’exploi-

35 Castel R., op. cit., p. 60. 36 Castel R., op. cit., p. 59. 37 Castel R., op. cit., p. 40. 38 Cfr. p. ex. Castel R., op. cit., p. 251.

Hypothkses pour une histoire de la psychanalyse 205

tation et la domination des hommes. Mais une question demeure: qu’en est-il du savoir psychanalytique? On peut certes le rCcuser en bloc, et rCcuser avec lui la forme d‘un savoir scientifique, toujours 1% au pouvoir d‘un groupe de spkcialistes compktents, en appeler d&s lors B une forme nouvelle de savoir, B la manikre, je crois, d’un Foucault lorsqu’il Ccrit: ccil faut renoncer B la thCorie et au discours gtnCral, le besoin de thCorie fait encore partie de ce systkme dont on ne veut plus P 39. Mais ce ne semble pas &re l’attitude de Castel. Car d’une part, il ne se fait pas faute de souligner au passage l’importance des dkcouvertes psychanalytiques: la psychanalyse, Ccrit-il, a a eu le mCrite de ces dtcouvertes, peut-Ctre aussi importantes pour une science sociale que la decouverte de la sexualit6 infantile pour la psy- chologie, 40. Et d‘autre part, Castel, loin d’exprimer un mtpris pour la thCorie, se rtclame d’une thCorie 41, et appelle au dCveloppement d‘une thCorie42. On peut donc penser que dans son esprit, l’alternative h la psychanalyse, qu’il s’agit de constmire, sera une alternative scientifique, qui incorporera en son sein, mais dam un Cdifice entikrement reconstruit, certains des apports de la psychanalyse. S’il en est ainsi, la situation justifie une rtflexion CpistCmologique. Je fais le pari qu’une demarche inspirCe par l’euvre de Kuhn, pourrait constituer le versant Cpisttmologique Ie plus adCquat, de ce qui est dkveloppt par Castel du point de vue de la critique sociale et institutionnelle.

RCCvoquons la situation dam les termes memes de Kuhn: la psychanalyse est en crise, elle se heurte sur son terrain mCme - la cure psychanalytique - B des anomalies qui appellent h 1’Cmergence d‘un nouveau paradigme. Tout d’abord, la psychanalyse est en crise, et dans le sens mCme de Kuhn. Un paradigme, nous explique Kuhn, se constitue par restriction du champ, et c’est de cela m&me qu’il exclut de son champ, que lui viennent les anomalies (SRS, pp. 85-86). Et iI faut bien que les anomalies soient tout h la fois extemes et internes, car si elles Ctaient seulement internes, elles ne seraient pas anomalies, mais simples Cnigmes, Claborables par le paradigme; et si elles Ctaient seulement externes, elles ne seraient pas non plus des anomalies, impuissantes qu’elles seraient h induire dans le paradigme, une crke l’appe- lant B une transformation radicale. En ce sens, la presence interne-externe des forces sociales B la psychanalyse, qui singularise celle-ci par rapport A d‘autres dkmarches psychologiques, est aussi une chance: car si un para- digme est opaque aux forces wciales, il peut &re manipulC de l’exttrieur,

39 Entretien avec M. Foucault, dans C‘est demain la veille, Actuel, Seuil, pp. 39-40. 40 Castel R., op. cit., p. 223. 41 Castel R., op. cit., p. 15. 42 Castel R., op. cit., p. 215.

206 Michel Legrand

tout en demeurant par ailleurs assure de sa parfaite scientificit6 dans son domaine spkcifique d’investigation43. Mais si au contraire il inclut en un certain sens les forces sociales et justement des forces sociales oppressives, sa transformation mCme, sa rkvolution, nous permet d’espkrer en une alternative qui dbignera, en en rendant compte, les forces oppressives et sera pour l’humanit6 source de progrts 44.

Mais la question la plus difficile concerne certes ce nouveau paradigme qui devra prendre la place du paradigme psychanalytique. Si nous assumons la doctrine de Kuhn, nous devons condder quelque chose au contenu m&me de la psychanalyse. Nous ne pouvons sans plus affirmer que la psychanalyse aurait CtC dts l’origine une illusion id6ologique que dkmasquerait un dis- cours dCjB constituk - une science sociale &inspiration marxiste - auquel serait par le fait m&me accordte une prime de scientificit& Ce n’est pas, je l’ai dCjh dit, l’attitude de Castel: il laisse entendre qu’il y a toujours quelque chose ja faire A partir de ce lieu que la psychanalyse a dCvoil6; et par ailleurs, il reconndt que la science sociale n’est pas dtjja accomplie, mais reste B bbtir. De plus, le nouveau paradigme aurait pour premitre tdche de resoudre l’anomalie sur laquelle butte la psychanalyse, autrement qu’en juxtaposant, A la manitre d’Aulagnier, une double orthodoxie, une orthodoxie sociale qui rend compte de l’tvolution extra-analytique de la psychanalyse, et une orthodoxie psychanalytique, qui rend compte des effets intra-analytiques de cette Cvolution 45.

Peut-on en dire plus dans 1’Ctat actuel? Sans doute, un peu. Pousst par la logique de notre confrontation Kuhn-Castel, nous avons abouti i deux Cnoncts importants: 10 le paradigme nouveau devrait accorder quelque chose au contenu de la psychanalyse: s’il n’a aucun point d’accrochage avec la psychanalyse, il ne peut &tre tenu pour le paradigme qui resout la crise de la psychanalyse; 2 le paradigme nouveau devra thtmatiser les

43 Nous songeons en particulier B la demarche scientifique d‘un Skinner. 44 Le problime de l’inhkrence des forces sociales B la pratique scientifique est

difficile. On a cru longtemps que la science en tant que telle, Btait neutre par rapport B un usage social possible, dCterminB de l’extkrieur. Mais la collusion de plus en plus itroite entre la recherche scientifique et certaines forces sociales, a amen6 rtcemment les scientifiques B une prise de conscience de leur insertion sociale. La psychanalyse pour sa part offre un terrain de choix pour I’analyse des relations complexes, subtiles, entre science et socittB. Mais le cas de la psychanalyse est-il g6nCralisable7

45 I1 faut souligner qu’un changement radical de cadre de reference ambnera vraisemblablement la reformulation mbme de l’anomalie B laquelle serait confrontee la psychanalyse. Ce qui apparait, du point de vue de la psychanalyse, comrne une difficult6 B operer une transformation psychique, pourrait Ctre redefini en des termes &rangers & la perspective dune amtlioration psychique individuelle. Nous ne pretendom dks lors pas avoir introduit cette anomalie en termes justes, mais seulement dans les termes qui aident aujourd’hui ?i la cerner, voire mbme B la recuptrer, de l’inttrieur du para- digrne psychanalytique.

Hypothbses pour une histoire de la psychanalyse 207

forces sociales qui travaillent B son insu la psychanalyse. DBs lors, on ne peut manquer d'Ctre attentif B tout ce qui se dCveloppe sous le nom de freudo-marxisme. L'ceuvre la plus rCcente B cet Cgard est celle de Deleuze et Guattari, &'Anti-Oedipe B, auquel significativement Caste1 accorde une place de choix, dont il reconnait la complCmentaritC par rapport A sa propre dtmarche. L'intCrCt de cette auvre est prkcistment de developper une th60- rie qui rCassume maints concepts freudiens (le dCsir, le refoulement, l'in- conscient. . . .), mais les articule dans un rCseau conceptuel nouveau - elle accorde quelque chose au contenu de la psychanalyse - et par ailleurs considhe comme son objet msme d'exploration ala place du dCsir dans le champ social )>. Sa faiblesse est son caractere encore trop largement spkculatif: une dtmarche scientifique ne se dkveloppe qu'en liaison avec certaines formes de pratique instrumentale et ce qui nous est annonc6 d'une schizo-analyse, mobilisant les flux schizophrCniques B la faveur d'une pratique des groupes-sujets, est encore trop flou pour que nous puissions croire avoir affaire avec <( L'Anti-Oedipe B, ii une ceuvre scientifique qui dknouerait la crise. I1 s'agit tout au plus d'un essai spkculatif prometteur, annonciateur d'un avenir peut-&re proche, d'un essai sur lequel des publi- cations ulttrieures auraient B revenir.

Facultks Universitaires de Namur Facultt des Sciences Dkpartement: Philosophie de I'Homme de Science (Centre Interdisciplinaire)

Dialectics Vol. 29, No 2-3 (1975)