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I. Platon, Le Banquet , 209e-212b, traduction de Luc Brisson Socrate : [201d] Écoutez plutôt le discours sur Éros que j’ai entendu un jour de la bouche d’une femme de Mantinée, Diotime, qui était experte en ce domaine comme en beaucoup d’autres. (...) Diotime : [209e] (...) Voilà sans doute, Socrate, en ce qui concerne les mystères relatifs à Éros, les choses auxquelles tu peux, toi aussi, être initié. Mais la révélation suprême et la contemplation [210a] qui en sont également le terme quand on suit la bonne voie, je ne sais si elles sont à ta portée. Néanmoins, dit-elle, je vais parler sans ménager mon zèle. Essaie de me suivre, toi aussi, si tu en es capable. Il faut en effet, reprit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but commence dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. Dans un premier temps, s’il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n’aimera qu’un seul corps et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est sœur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et que, si on s’en tient à la beauté qui réside dans une Forme, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de tous les beaux corps et son impérieux amour pour un seul être se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi, c’est la beauté qui se trouve dans les âmes qu’il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans le corps, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable se trouve n’avoir pas un charme physique éclatant, il se satisfait d’aimer un tel être, de prendre soin de lui, d’enfanter pour lui des discours susceptibles de rendre la jeunesse meilleure, de telle sorte par ailleurs qu’il soit contraint de discerner la beauté qui est dans les actions et dans les lois, et de constater qu’elle est toujours semblable à elle-même, en sorte que la beauté du corps compte pour peu de chose à son jugement. Après les actions, c’est aux sciences que le mènera son guide, pour qu’il aperçoive dès lors la beauté qu’elles recèlent et que, les yeux fixés sur la vaste étendue déjà occupée par le beau, il cesse, comme le ferait un serviteur attaché à un seul maître, de 1

I - Connaissance poétique · Web viewToujours en équilibre, les chars des dieux sont faciles à conduire et montent aisément. Ceux qui les suivent, par contre, ne grimpent qu’avec

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I. Platon, Le Banquet , 209e-212b, traduction de Luc Brisson

Socrate : [201d] Écoutez plutôt le discours sur Éros que j’ai entendu un jour de la bouche d’une femme de Mantinée, Diotime, qui était experte en ce domaine comme en beaucoup d’autres. (...)

Diotime : [209e] (...) Voilà sans doute, Socrate, en ce qui concerne les mystères relatifs à Éros, les choses auxquelles tu peux, toi aussi, être initié. Mais la révélation suprême et la contemplation [210a] qui en sont également le terme quand on suit la bonne voie, je ne sais si elles sont à ta portée. Néanmoins, dit-elle, je vais parler sans ménager mon zèle. Essaie de me suivre, toi aussi, si tu en es capable.

Il faut en effet, reprit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but commence dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. Dans un premier temps, s’il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n’aimera qu’un seul corps et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est sœur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et que, si on s’en tient à la beauté qui réside dans une Forme, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de tous les beaux corps et son impérieux amour pour un seul être se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi, c’est la beauté qui se trouve dans les âmes qu’il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans le corps, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable se trouve n’avoir pas un charme physique éclatant, il se satisfait d’aimer un tel être, de prendre soin de lui, d’enfanter pour lui des discours susceptibles de rendre la jeunesse meilleure, de telle sorte par ailleurs qu’il soit contraint de discerner la beauté qui est dans les actions et dans les lois, et de constater qu’elle est toujours semblable à elle-même, en sorte que la beauté du corps compte pour peu de chose à son jugement. Après les actions, c’est aux sciences que le mènera son guide, pour qu’il aperçoive dès lors la beauté qu’elles recèlent et que, les yeux fixés sur la vaste étendue déjà occupée par le beau, il cesse, comme le ferait un serviteur attaché à un seul maître, de s’attacher exclusivement à la beauté d’un unique jeune homme, d’un seul homme fait ou d’une seule occupation, servitude qui ferait de lui un être minable et à l’esprit étroit ; pour que, au contraire, tourné vers l’océan du beau et le contemplant, il enfante de nombreux discours qui soient beaux et sublimes, et des pensées qui naissent dans un élan vers le savoir, où la jalousie n’a point part jusqu’au moment où, rempli alors de force et grandi, il aperçoive enfin une science qui soit unique et qui appartienne au genre de celle qui a pour objet la beauté dont je viens de parler.

Efforce-toi, poursuivit-elle, de m’accorder toute l’attention dont tu es capable. En effet, celui qui a été guidé jusqu’à ce point par l’instruction qui concerne les questions relatives à Éros, lui qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre

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correct, parce qu’il est désormais arrivé au terme suprême des mystères d’Éros, apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature, cela justement, Socrate, qui était le but de tous ses efforts antérieurs, une réalité qui tout d’abord n’est pas soumise au changement, [211a] qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui par ailleurs n’est pas belle par un côté et laide par un autre, belle à un moment et laide à un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ailleurs, belle pour certains et laide pour d’autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d’autre qui ressortisse au corps, ni même comme un discours ou comme une connaissance certaine ; elle ne sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d’elle-même, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n’importe quoi d’autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l’unicité de son aspect, alors que toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté d’une manière telle que ni leur naissance ni leur mort ne l’accroît ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle.

Toutes les fois donc que, en partant des choses d’ici-bas, on arrive à s’élever par une pratique correcte de l’amour des jeunes garçons, on commence à contempler cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but. Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre c’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.

C’est à ce point de la vie, mon cher Socrate, reprit l’étrangère de Mantinée, plus qu’à n’importe quel autre, que se situe le moment où, pour l’être humain, la vie vaut d’être vécue, parce qu’il contemple la beauté en elle-même. Si un jour tu parviens à cette contemplation, tu reconnaîtras que cette beauté est sans rapport avec l’or, les atours, les beaux enfants et les beaux adolescents dont la vue te bouleverse à présent. Oui, toi et beaucoup d’autres, qui souhaiteriez toujours contempler vos bien-aimés et toujours profiter de leur présence si la chose était possible, vous êtes tout prêts à vous priver de manger et de boire, en vous contentant de contempler vos bien-aimés et de jouir de leur compagnie. A ce compte, quels sentiments, à notre avis, pourrait bien éprouver, poursuivit-elle, un homme qui arriverait à voir la beauté en elle-même, simple, pure, sans mélange, étrangère à l’infection des chairs humaines, des couleurs et d’une foule d’autres futilités mortelles, qui parviendrait à contempler la beauté en elle-même, celle qui est divine, dans l’unicité de sa Forme ? Estimes-tu, poursuivit-elle, qu’elle est minable la vie de l’homme [212a] qui élève les yeux vers là-haut, qui

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contemple cette beauté par le moyen qu’il faut et qui s’unit à elle ? Ne sens-tu pas, dit-elle, que c’est à ce moment-là uniquement, quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend visible, qu’il sera en mesure d’enfanter non point des images de la vertu, car ce n’est pas une image qu’il touche, mais des réalités véritables, car c’est la vérité qu’il touche. Or, s’il enfante la vertu véritable et qu’il la nourrit, ne lui appartient-il pas d’être aimé des dieux ? Et si, entre tous les hommes, il en est un qui mérite de devenir immortel, n’est-ce pas lui ?

Socrate : Voilà Phèdre, et vous tous qui m’écoutez, [212b] ce qu’a dit Diotime ; et elle m’a convaincu. Et, comme elle m’a convaincu, je tente de convaincre les autres aussi que, pour assurer à la nature humaine la possession de ce bien, il est difficile de trouver un meilleur aide qu’Eros.

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II. Platon, Phèdre , 246a-249d, traduction de Mario Meunier

Il faut maintenant traiter de [la] nature [de l’âme]. Pour montrer ce qu’elle est, il faudrait une science absolument divine et une explication très étendue. Mais, pour se figurer ce que peut être cette âme, une science humaine et une explication plus restreinte suffisent. Nous parlerons en suivant ce dernier point de vue. Supposons donc que l’âme ressemble aux forces combinées d’un attelage ailé et d’un cocher. Tous les chevaux et les cochers des dieux sont bons et de bonne race ; ceux des autres êtres sont formés d’un mélange. Chez nous d’abord, le chef de l’attelage dirige deux chevaux ; en outre, si l’un des coursiers est beau, bon et de race excellente, l’autre, par sa nature et par son origine, est le contraire du premier. Nécessairement donc la conduite de notre attelage est difficile et pénible. Mais pour quelle raison, un être vivant est-il donc désigné, tantôt comme mortel, tantôt comme immortel : c’est ce qu’il faut essayer d’expliquer. Tout ce qui est âme prend soin de tout ce qui est sans âme, fait le tour du ciel tout entier et se manifeste tantôt sous une forme et tantôt sous une autre. Quand elle est parfaite et ailée, elle parcourt les espaces célestes et gouverne le monde tout entier. Quand elle a perdu ses ailes, elle est emportée jusqu’à ce qu’elle s’attache à quelque chose de solide ; là, elle établit sa demeure, prend un corps terrestre et paraît, par la force qu’elle lui communique, faire que ce corps se meuve de lui-même. Cet ensemble, composé et d’une âme et d’un corps, est appelé être vivant et qualifié de mortel par surnom. Quant au nom d’immortel, il ne peut être défini par aucun raisonnement raisonné ; mais, dans l’impossibilité où nous sommes de voir et de connaître exactement Dieu, nous nous l’imaginons comme un être immortel ayant une âme et possédant un corps, éternellement l’un à l’autre attachés. Toutefois, qu’il en soit de ces choses et qu’on en parle ainsi qu’il plaît à Dieu ! Recherchons, quant à nous, la cause qui fait que l’âme perd ses ailes et les laisse tomber. Elle est telle que voici. La force de l’aile est par nature de pouvoir élever et conduire ce qui est pesant vers les hauteurs où habite la race des dieux. De toutes les choses attenantes au corps, ce sont les ailes qui le plus participent à ce qui est divin. Or ce qui est divin, c’est le beau, le sage, le bon et tout ce qui est tel. Ce sont ces qualités qui nourrissent et fortifient le mieux l’appareil ailé de l’âme, tandis que leurs contraires, le mauvais et le laid, le consument et le perdent. Le grand chef, Zeus, s’avance le premier dans le ciel en conduisant son char ailé ; il règle tout, veille sur tout. Derrière lui, s’avance l’armée des dieux et des génies disposée en onze cohortes. Hestia, seule, reste dans le palais des dieux.

[247] Tous ceux des autres qui comptent au nombre des douze dieux conducteurs, marchent en tête de leur cohorte, dans l’ordre qui fut prescrit à chacun d’eux. De nombreuses visions bienheureuses, de nombreuses évolutions divines animent donc l’intérieur du ciel, où la race des dieux bienheureux circule pour accomplir la tâche assignée à chacun. Derrière eux, marchent tous ceux qui veulent et qui peuvent les suivre,

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car l’envie n’a point place dans le chœur des dieux. Lorsqu’ils vont assister au repas et prendre part au festin, ils montent travers des régions escarpées, jusqu’au plus haut sommet de la voûte du ciel. Toujours en équilibre, les chars des dieux sont faciles à conduire et montent aisément. Ceux qui les suivent, par contre, ne grimpent qu’avec peine, car le coursier doué d’une complexion vicieuse s’affaisse, s’incline vers la terre et s’alourdit, s’il n’a pas été bien dressé par ses cochers. Alors une tâche pénible et une lutte suprême s’offrent à l’âme de l’homme. Les âmes appelées immortelles, quand elles sont parvenues au sommet, passent au-dehors et vont se placer sur le dos même du ciel ; et, tandis qu’elles s’y tiennent, le mouvement circulaire les emporte, et elles contemplent l’autre côté du ciel. Aucun poète d’ici-bas n’a jusqu’ici chanté cette région supra-céleste, et jamais aucun dignement. Voici pourtant ce qu’elle est, car il faut oser dire la vérité, surtout quand on parle sur la Vérité même. L’Essence qui possède l’existence réelle. celle qui est sans couleur, sans forme et impalpable ; celle qui ne peut être contemplée que par le seul guide de l’âme, l’intelligence ; celle qui est la source du savoir véritable, réside en cet endroit. Pareille à la pensée de Dieu qui se nourrit d’intelligence et de science absolue, la pensée de toute âme, cherchant à recevoir l’aliment qui lui convient, se réjouit de revoir après un certain temps l’Être en soi, se nourrit et se rend bienheureuse en contemplant la vérité, jusqu’à ce que le mouvement circulaire la ramène à son point de départ. Durant cette révolution, elle contemple la justice en soi, elle contemple la sagesse, elle contemple la science, non cette science sujette au devenir, ni celle qui diffère selon les différents objets que maintenant nous appelons des êtres, mais la science qui a pour objet l’Être réellement être. Puis, quand elle a de même contemplé les autres êtres réels et qu’elle s’en est nourrie, elle plonge à nouveau dans l’intérieur du ciel, et rentre en sa demeure. Dès qu’elle y est rentrée, le cocher attache ses chevaux à la crèche, leur jette l’ambroisie, et les abreuve ensuite de nectar.

Telle est la vie des dieux. [248] Parmi les autres âmes, celle qui suit et ressemble le mieux à la divinité, élève la tête de son cocher vers cet envers du ciel, et se laisse emporter par le mouvement circulaire. Mais, troublée par ses coursiers, elle ne contemple qu’avec peine les êtres doués d’une existence réelle. Telle autre, tantôt s’élève et tantôt s’abaisse ; et, violentée par ses chevaux, elle aperçoit certaine réalités tandis que d’autres lui échappent. Les autres âmes sont toutes avides de monter ; mais, incapables de suivre, elles sombrent dans le remous qui les emporte, se jettent les unes sur les autres et se foulent aux pieds, chacune essayant de se porter avant l’autre. De là un tumulte, une lutte et les sueurs d’une suprême fatigue. Par la maladresse des cochers, beaucoup d’âmes alors deviennent boiteuses, beaucoup brisent une grande partie de leurs ailes. Toutes, malgré leurs efforts répétés, s’éloignent sans avoir été admises à contempler l’Être réel ; elles s’en vont n’ayant obtenu qu’opinion pour pâture. La cause de cet intense empressement à découvrir la plaine de vérité, est que l’aliment qui convient à la partie la plus noble de l’âme provient de la prairie qui s’y

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trouve, et que la nature de l’aile ne peut s’alimenter que de ce qui est propre à rendre l’âme légère. Il est aussi une loi d’Adrastée. Toute âme, dit-elle, qui a pu être la suivante d’un dieu et contempler quelques vérités absolues, est jusqu’à un autre périodique retour à l’abri de tout mal ; et, si elle reste capable de toujours accompagner son dieu, elle sera pour toujours hors de toute atteinte. Lorsque l’âme pourtant, impuissante à suivre les dieux, ne peut point arriver à la contemplation, et que par malheur, en s’abandonnant à l’oubli et en se remplissant de vices, elle s’appesantit : alors, une fois appesantie, elle perd ses ailes et tombe sur la terre. Dès lors, une loi lui défend d’animer à la première génération le corps d’un animal, mais prescrit à l’âme qui a contemplé le plus de vérités, de générer un homme qui sera ami de la sagesse, ami du beau, des Muses ou de l’amour. L’âme qui tient le second rang doit donner un roi juste ou guerrier mais apte à commander ; celle du troisième rang produira un politique, un administrateur ou un homme d’affaires ; celle du quatrième, un gymnaste infatigable ou quelque homme versé dans la guérison des maladies du corps ; celle du cinquième mènera la vie d’un devin ou d’un initiateur ; celle du sixième conviendra à un poète ou à quelque autre imitateur celle du septième animera un artisan ou un agriculteur celle du huitième, un sophiste ou un flatteur du peuple celle du neuvième, un tyran. Dans tous ces états, quiconque a vécu en pratiquant la justice obtient en échange une destinée meilleure ; celui qui l’a violée tombe dans une pire.

[249] Aucune âme d’ailleurs ne retourne avant dix mille années au point d’où elle était partie ; car, avant ce temps, elle ne recouvre pas ses ailes, à moins qu’elle n’ait été l’âme d’un philosophe loyal ou celle d’un homme épris pour les jeunes gens d’un amour que dirige la philosophie. Alors, au troisième retour de mille ans, si elles ont trois fois successivement mené la même vie, elles recouvrent leurs ailes et s’en retournent après la trois millième année vers les dieux. Quant aux autres âmes, lorsqu’elles ont achevé leur première existence, elles subissent un jugement. Une fois jugées, les unes vont dans les prisons qui, sont sous terre s’acquitter de leur peine ; les autres, allégées par l’arrêt de leur juge, se rendent en un certain endroit du ciel où elles mènent la vie qu’elles ont méritée, tandis qu’elles vivaient sous une forme humaine. Au bout de mille ans, les unes et les autres reviennent se désigner et se choisir une nouvelle existence ; elles choisissent le genre de vie qui peut plaire à chacune. Alors l’âme humaine peut entrer dans la vie d’une bête, et l’âme d’une bête, pourvu qu’elle ait été celle d’un homme jadis, peut animer un homme de nouveau, car l’âme qui jamais n’a vu la vérité ne saurait s’attacher à une forme humaine. Pour être homme, en effet, il faut avoir le sens du général, sens grâce auquel l’homme peut, partant de la multiplicité des sensations, les ramener à l’unité par le raisonnement. Or cette faculté est une réminiscence de tout ce que jadis a vu notre âme quand, faisant route avec Dieu et regardant de haut ce qu’ici-bas nous appelons des êtres, elle dressait sa tête pour contempler l’Être réel. Voilà pourquoi il est juste que seule la pensée du philosophe ait des ailes ; elle ne cesse pas, en effet, de se ressouvenir selon ses forces des choses

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mêmes qui font que Dieu même est divin. L’homme qui sait bien se servir de ces réminiscences, initié sans cesse aux initiations les plus parfaites, devient seul véritablement parfait. Affranchi des préoccupations humaines, attaché au divin, il est considéré comme un fou par la foule, et la foule ne voit pas que c’est un inspiré.

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III. Platon, Phédon , 65e-66a, traduction de Victor Cousin

Quand donc, reprit Socrate, l’âme trouve-t-elle la vérité ? car pendant qu’elle la cherche avec le corps, nous voyons clairement que ce corps la trompe et l’induit en erreur.

[65c] Cela est vrai.

N’est-ce pas surtout dans l’acte de la pensée que la réalité se manifeste à l’âme ?

Oui.

Et l’âme ne pense-t-elle pas mieux que jamais lorsqu’elle n’est troublée ni par la vue, ni par l’ouïe, ni par la douleur, ni par la volupté, et que, renfermée en elle-même et se dégageant, autant que cela lui est possible, de tout commerce avec le corps, elle s’attache directement à ce qui est, pour le connaître ?

Parfaitement bien dit.

N’est-ce pas alors que l’âme du philosophe [65d] méprise le corps, qu’elle le fuit, et cherche à être seule avec elle-même ?

Il me semble.

Poursuivons, Simmias. Dirons-nous que la justice est quelque chose ou qu’elle n’est rien ?

Nous le dirons assurément.

N’en dirons-nous pas autant du bien et du beau ?

Sans doute.

Mais les as-tu jamais vus ?

Non, dit-il.

Ou les as-tu saisis par quelque autre sens corporel ?

Et je ne parle pas seulement du juste, du bien et du beau, mais de la grandeur, de la santé, de la force, en un mot de l’essence de toutes choses, c’est-à-dire de ce qu’elles [65e] sont en elles-mêmes ? Est-ce par le moyen du corps qu’on atteint ce qu’elles ont de plus réel, ou ne pénètre-t-on pas d’autant plus avant dans ce qu’on veut connaître, qu’on y pense davantage et avec plus de rigueur ?

Cela ne peut être contesté.

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Eh bien ! y a-t-il rien de plus rigoureux que de penser avec la pensée toute seule, dégagée de tout élément étranger et sensible, [66a] d’appliquer immédiatement la pure essence de la pensée en elle-même à la recherche de la pure essence de chaque chose en soi, sans le ministère des yeux et des oreilles, sans aucune intervention du corps qui ne fait que troubler l’âme et l’empêcher de trouver la sagesse et la vérité, pour peu qu’elle ait avec lui le moindre commerce ? Si l’on peut jamais parvenir à connaître l’essence des choses, n’est-ce pas par ce moyen ?

A merveille, Socrate, on ne peut mieux parler.

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IV. Platon, Phédon , 78c-81a, traduction de Victor Cousin

Allons tout d’un coup à ces choses dont nous parlions [78d] tout à l’heure. Tout ce que, dans nos demandes et dans nos réponses, nous caractérisons en disant qu’il existe, tout cela est-il toujours le même, ou change-t-il quelquefois ? L’égalité absolue, le beau absolu, le bien absolu, toutes les existences essentielles reçoivent-elles quelquefois quelque changement, si petit qu’il puisse être, ou chacune d’elles, étant pure et simple, demeure-t-elle ainsi toujours la même en elle-même, sans jamais recevoir la moindre altération ni le moindre changement ?

Il faut nécessairement, répondit Cébès, qu’elles demeurent toujours les mêmes, sans jamais changer.

Et que dirons-nous de toutes ces choses qui réfléchissent plus ou moins l’idée de l’égalité et de la beauté absolue, hommes, chevaux, [78e] habits et tant d’autres choses semblables ? Demeurent-elles toujours les mêmes, ou, en opposition aux premières, ne demeurent-elles jamais dans le même état, ni par rapport à elles-mêmes, ni par rapport aux autres ?

Non, répondit Cébès, elles ne demeurent jamais les mêmes.

[79a] Or, ce sont des choses que tu peux voir, toucher, percevoir par quelque sens ; au lieu que les premières, celles qui sont toujours les mêmes, ne peuvent être saisies que par la pensée ; car elles sont immatérielles, et on ne les voit point.

Cela est très vrai, Socrate, dit Cébès.

Veux-tu donc, continue Socrate, que nous posions deux sortes de choses ?

Je le veux bien, dit Cébès.

L’une visible, et l’autre immatérielle ; celle-ci toujours la même, celle-là dans un continuel changement.

Je le veux bien encore, dit Cébès.

[79b] Voyons donc. Ne sommes-nous pas composés d’un corps et d’une âme ? ou y a-t-il quelque autre chose en nous ?

Non, sans doute, il n’y a que cela.

A laquelle de ces deux espèces dirons-nous que notre corps est plus conforme et plus ressemblant ?

Il n’y a personne qui ne convienne que c’est à l’espèce matérielle.

Et notre âme, mon cher Cébès, est-elle visible ou immatérielle ?

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Visible ? Non pas, du moins pour les hommes.

Mais quand nous parlons de choses visibles ou invisibles, parlons-nous par rapport aux hommes, ou par rapport à d’autres natures ?

Par rapport à la nature humaine.

Que dirons-nous donc de l’âme ? Est-elle visible ou invisible ?

Invisible.

Elle est donc immatérielle ?

Oui.

Et par conséquent, notre âme est plus conforme que le corps à la nature immatérielle, et le corps à la nature visible.

[79c] Cela est d’une nécessité absolue.

Ne disions-nous pas tantôt que, lorsque l’âme se sert du corps pour considérer quelque objet, soit par la vue, soit par l’ouïe, ou par quelque autre sens, car c’est la seule fonction du corps de considérer les objets par les sens, alors elle est attirée par le corps vers ce qui change sans cesse ; elle s’égare et se trouble, elle a des vertiges comme si elle était ivre, pour s’être mise en rapport avec des choses qui sont dans cette disposition ?

Oui.

[79d] Au lieu que quand elle examine les choses par elle-même, alors elle se porte à ce qui est pur, éternel, immortel, immuable ; elle y reste attachée, comme étant de même nature, aussi longtemps du moins qu’elle a la force de demeurer en elle-même : ses égarements cessent, et en relation avec des choses qui sont toujours les mêmes, elle est toujours la même, et participe en quelque sorte de la nature de son objet ; cet état de l’âme est ce qu’on appelle sagesse.

Cela est parfaitement bien dit, Socrate, et c’est une grande vérité.

A quelle classe d’êtres l’âme te paraît-elle donc plus ressemblante et plus conforme, [79e] après ce que nous avons établi et tout ce que nous venons de dire ?

Il me semble, Socrate, qu’il n’y a point d’homme si dur et si stupide, que la méthode que tu as suivie ne force de convenir que l’âme ressemble et est conforme à ce qui est toujours le même, bien plus qu’à ce qui change toujours.

Et le corps ?

Il ressemble plus à ce qui change.

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Prenons encore un autre chemin. Quand l’âme [80a] et le corps sont ensemble, la nature ordonne à l’un d’obéir et d’être esclave, et à l’autre d’avoir l’empire et de commander. Lequel est-ce donc des deux qui te paraît semblable à ce qui est divin, et lequel te paraît ressembler à ce qui est mortel ? Ne trouves-tu pas que ce qui est divin est seul capable de commander et d’être le maître, et que ce qui est mortel est fait pour obéir et être esclave ?

Assurément.

Auquel est-ce donc que l’âme ressemble ?

Il est évident, Socrate, que l’âme ressemble à ce qui est divin, et le corps à ce qui est mortel.

Vois donc, mon cher Cébès, si, de tout ce que nous venons de dire, [80b] il ne s’ensuit pas nécessairement que notre âme est très semblable à ce qui est divin, immortel, intelligible, simple, indissoluble, toujours le même ; et toujours semblable à lui-même ; et que notre corps ressemble parfaitement à ce qui est humain, mortel, sensible, composé, dissoluble, toujours changeant et jamais semblable à lui-même. Y a-t-il quelque raison que nous puissions alléguer pour détruire ces conséquences, et pour faire voir qu’il n’en est pas ainsi ?

Non sans doute, Socrate.

Cela étant, ne convient-il pas au corps d’être bientôt dissous, et à l’âme de demeurer toujours indissoluble, ou à-peu-près ?

[80c] C’est une vérité constante.

Or, tu vois, reprit-il, qu’après que l’homme est mort, la partie visible de l’homme, le corps, qui est exposé à nos yeux, ce qu’on appelle le cadavre, à qui il convient de se dissoudre, de tomber par parties et de se dissiper, n’éprouve d’abord rien de tout cela, et se conserve assez longtemps ; et, si le mort était beau, il se conserve, dans toute sa beauté, même très longtemps ; car le corps, quand il est réduit et embaumé, comme on le fait en Égypte, il est incroyable combien de temps il se conserve presque entier ; [80d] et lors même qu’il se corrompt, certaines parties néanmoins, comme les os, les nerfs et toutes les autres semblables, sont presque immortelles : cela n’est-il pas vrai ?

Très vrai.

L’âme donc, qui est immatérielle, qui va dans un autre lieu semblable à elle, excellent, pur, immatériel, et que, pur cette raison, on appelle avec vérité l’autre monde auprès d’un Dieu bon et sage, où bientôt, s’il plaît à Dieu, mon âme doit se rendre aussi ; l’âme, dis-je, étant telle et de telle nature, à peine sortie du corps, se dissiperait et périrait, ainsi que le disent la plupart [80e] des hommes ! Il s’en faut de beaucoup, ô Cébès, ô Simmias ! Voici plutôt ce qui arrive : si elle sont

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pures, sans entraîner rien du corps avec elle, comme celle qui, durant la vie, n’a eu avec lui aucune communication volontaire, mais l’a fui au contraire et s’est recueillie en elle-même, faisant de cette occupation son unique soin ; et ce soin est celui de bien philosopher, c’est-à-dire, au fond, de s’exercer [81a] à mourir aisément : dis, n’est-ce pas là s’exercer à la mort ?

Tout à fait.

L’âme donc, en cet état, se rend vers ce qui est semblable à elle, immatériel, divin, immortel et sage ; et là elle est heureuse, délivrée de l’erreur, de la folie, des craintes, des amours déréglés et de tous les autres maux des humains : et, comme on le dit des initiés, elle passe véritablement l’éternité avec les dieux.

N’est-ce pas là ce que nous devons dire, ô Cébès ?

Assurément, répondit Cébès.

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V. Platon, La République , X, 595c-599a , traduction de R. Baccou

SOCRATE - Pourrais-tu me dire ce qu’est, en général, l’imitation car je ne conçois pas bien moi-même ce qu’elle se propose.

GLAUCON - Alors comment, moi, le concevrai-je ?

S. - Il n’y aurait là rien d’étonnant. Souvent ceux qui ont la vue faible aperçoivent les objets avant ceux qui l’ont perçante.

G. - Cela arrive. Mais, en ta présence, je n’oserai jamais dire ce qui pourrait me paraître évident. Vois donc toi-même.

S. - Eh bien ! veux-tu que nous partions de ce point-ci dans notre enquête, selon notre méthode accoutumée ? Nous avons, en effet, l’habitude de poser une certaine Forme, et une seule, pour chaque groupe d’objets multiples auxquels nous donnons le même nom. Ne comprends-tu pas ?

G. - Je comprends.

S. - Prenons donc celui que tu voudras de ces groupes d’objets multiples. Par exemple, il y a une multitude de lits et de tables.

G. - Sans doute.

S. - Mais pour ces deux meubles, il n’y a que deux Formes, l’une de lit, l’autre de table.

G. - Oui.

S. - N’avons-nous pas aussi coutume de dire que le fabricant de chacun de ces deux meubles porte ses regards sur la Forme, pour faire l’un les lits, l’autre les tables dont nous nous servons, et ainsi des autres objets ? car la Forme elle-même, aucun ouvrier ne la façonne, n’est-ce pas ?

G. - Non, certes.

S. - Mais vois maintenant quel nom tu donneras à cet ouvrier-ci.

G. - Lequel ?

S. - Celui qui fait tout ce que font les divers ouvriers, chacun dans son genre.

G. - Tu parles là d’un homme habile et merveilleux.

S. - Attends, et tu le diras bientôt avec plus de raison. Cet artisan dont je parle n’est pas seulement capable de faire toutes sortes de

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meubles, mais il produit encore tout ce qui pousse de la terre, il façonne tous les vivants, y compris lui-même, et outre cela il fabrique la terre, le ciel, les dieux, et tout ce qu’il y a dans le ciel, et tout ce qu’il y a sous la terre, dans l’Hadès.

G. - Voilà un sophiste tout à fait merveilleux.

S. - Tu ne me crois pas ? Mais dis-moi : penses-tu qu’il n’existe absolument pas d’ouvrier semblable ? ou que, d’une certaine manière on puisse créer tout cela, et que, d’une autre, on ne le puisse pas ? Mais tu ne remarques pas que tu pourrais le créer toi-même, d’une certaine façon.

G. - Et quelle est cette façon ? demanda-t-il.

S. - Elle n’est pas compliquée, répondis-je ; elle se pratique souvent et rapidement, très rapidement même, si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous côtés tu feras vite le soleil et les astres du ciel, la terre, toi-même, et les autres êtres vivants, et les meubles, et les plantes, et tout ce dont nous parlions à l’instant.

G. - Oui, mais ce seront des apparences, et non pas des réalités.

S. - Bien, dis-je, tu en viens au point voulu par le discours ; car, parmi les artisans de ce genre, j’imagine qu’il faut compter le peintre, n’est-ce pas ?

G. - Comment non?

S. - Mais tu me diras, je pense, que ce qu’il fait n’a point de réalité ; et pourtant, d’une certaine manière, le peintre lui aussi fait un lit. Ou bien non ?

G. - Si, répondit-il, du moins un lit apparent.

S. - Et le menuisier ? N’as-tu pas dit tout à l’heure qu’il ne faisait point la Forme, ou, d’après nous, ce qui est le lit, mais un lit particulier ?

G. - Je l’ai dit en effet.

S. - Or donc, s’il ne fait point ce qui est, il ne fait point l’objet réel, mais un objet qui ressemble à ce dernier, sans en avoir la réalité ; et si quelqu’un disait que l’ouvrage du menuisier ou de quelque autre artisan est parfaitement réel, il y aurait chance qu’il dise faux, n’est-ce pas ?

G. - Ce serait du moins le sentiment de ceux qui s’occupent de semblables questions.

S. - Par conséquent, ne nous étonnons pas que cet ouvrage soit quelque chose d’obscur, comparé à la vérité.

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G. - Non.

S. - Veux-tu maintenant que, nous appuyant sur ces exemples, nous recherchions ce que peut être l’imitateur ?

G. - Si tu veux, dit-il.

S. - Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l’une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l’auteur — autrement qui serait-ce ?...

G. - Personne d’autre, à mon avis.

S. - Une seconde est celle du menuisier.

G. - Oui.

S. - Et une troisième, celle du peintre, n’est-ce pas ?

G. - Soit.

S. - Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits.

G. - Oui, trois.

S. - Et Dieu, soit qu’il n’ait pas voulu agir autrement, soit que quelque nécessité l’ait obligé à ne faire qu’un lit dans la nature, a fait celui-là seul qui est réellement le lit ; mais deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne les a jamais produits et ne les produira point.

G. - Pourquoi donc ? demanda-t-il.

S. - Parce que s’il en faisait seulement deux, il s’en manifesterait un troisième dont ces deux-là reproduiraient la Forme, et c’est ce lit qui serait le lit réel, non les deux autres.

G. - Tu as raison.

S. - Dieu sachant cela, je pense, et voulant être réellement le créateur d’un lit réel, et non le fabricant particulier d’un lit particulier, a créé ce lit unique par nature.

G. - Il le semble.

S. - Veux-tu donc que nous donnions à Dieu le nom de créateur naturel de cet objet, ou quelque autre nom semblable ?

G. - Ce sera juste, dit-il, puisqu’il a créé la nature de cet objet et de toutes les autres choses.

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S. - Et le menuisier ? Nous l’appellerons l’ouvrier du lit, n’est-ce pas ?

G. - Oui.

S. - Et le peintre, le nommerons-nous l’ouvrier et le créateur de cet objet ?

G. - Nullement.

S. - Qu’est-il donc, dis-moi, par rapport au lit ?

G. - Il me semble que le nom qui lui conviendrait le mieux est celui d’imitateur de ce dont les deux autres sont les ouvriers.

S. - Soit. Tu appelles donc imitateur l’auteur d’une production éloignée de la nature de trois degrés.

G. - Parfaitement, dit-il.

S. - Donc, le faiseur de tragédies, s’il est un imitateur, sera par nature éloigné de trois degrés du roi et de la vérité, comme, aussi, tous les autres imitateurs.

G. - Il y a chance.

S. - Nous voilà donc d’accord sur l’imitateur. Mais, à propos du peintre, réponds encore à ceci : essaie-t-il, d’après toi, d’imiter chacune des choses mêmes qui sont dans la nature ou bien les ouvrages des artisans ?

G. - Les ouvrages des artisans, répondit-il.

S. - Tels qu’ils sont, ou tels qu’ils paraissent ; fais encore cette distinction.

G. - Que veux-tu dire ?

S. - Ceci un lit, que tu le regardes de biais, de face, ou de toute autre manière, est-il différent de lui-même, ou, sans différer, paraît-il différent ? et en est-il de même des autres choses ?

G. - Oui, dit-il, l’objet paraît différent mais ne diffère en rien.

S. - Maintenant, considère ce point ; lequel de ces deux buts se propose la peinture relativement à chaque objet : est-ce de représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qui paraît, tel qu’il paraît ? Est-elle l’imitation de l’apparence ou de la réalité ?

G. - De l’apparence.

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S. - L’imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c’est, semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de chacun, laquelle n’est d’ailleurs qu’une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier ; et cependant, s’il est bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu’il aura donné à sa peinture l’apparence d’un charpentier véritable.

G. - Certainement.

S. - Eh bien ! ami, voici, à mon avis, ce qu’il faut penser de tout cela. Lorsque quelqu’un vient nous annoncer qu’il a trouvé un homme instruit de tous les métiers, qui connaît tout ce que chacun connaît dans sa partie, et avec plus de précision que quiconque, il faut lui répondre qu’il est un naïf, et qu’apparemment il a rencontré un charlatan et un imitateur, qui lui en a imposé au point de lui paraître omniscient, parce que lui-même n’était pas capable de distinguer la science, l’ignorance et l’imitation.

G. - Rien de plus vrai, dit-il.

S. - Nous avons donc à considérer maintenant la tragédie et Homère qui en est le père, puisque nous entendons certaines personnes dire que les poètes tragiques sont versés dans tous les arts, dans toutes les choses humaines relatives à la vertu et au vice, et même dans les choses divines ; il est en effet nécessaire, disent-elles, que le bon poète, s’il veut créer une belle œuvre, connaisse les sujets qu’il traite, qu’autrement il ne serait pas capable de créer. Il faut donc examiner si ces personnes, étant tombées sur des imitateurs de ce genre, n’ont pas été trompées par la vue de leurs ouvrages, ne se rendant pas compte qu’ils sont éloignés au troisième degré du réel, et que, sans connaître la vérité, il est facile de les réussir (car les poètes créent des fantômes et non des réalités), ou si leur assertion a quelque sens, et si les bons poètes savent vraiment ce dont, au jugement de la multitude, ils parlent si bien.

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VI. Platon, Timée , 49-53, traduction d’Émile Chambry

Supposons qu’un artiste modèle avec de l’or des figures de toute sorte, et qu’il ne cesse pas de changer chacune d’elles en toutes les autres, et que, montrant une de ces figures, on lui demande ce que c’est, la réponse de beaucoup la plus sûre, au point de vue de la vérité, serait c’est de l’or. Quant au triangle et à toutes les autres figures que cet or pourrait revêtir, il n’en faudrait pas parler comme d’êtres réels, puisqu’elles changent au moment même où on les produit ; et s’il y a quelque sûreté à admettre qu’elles sont « ce qui est de telle qualité » il faut s’en contenter. Il faut dire la même chose de la nature qui reçoit tous les corps : il faut toujours lui donner le même nom ; car elle ne sort jamais de son propre caractère : elle reçoit toujours toutes choses sans revêtir jamais en aucune façon une seule forme semblable à aucune de celles qui entrent en elle. Sa nature est d’être une matrice pour toutes choses ; elle est mise en mouvement et découpée en figures par ce qui entre en elle, et c’est ce qui la fait paraître tantôt sous une forme, tantôt sous un autre. Quant aux choses qui entrent en elle et en sortent, ce sont des copies des êtres éternels, façonnés sur eux d’une manière merveilleuse et difficile à exprimer ; nous en reparlerons une autre fois.

Quoi qu’il en soit, il faut, pour le moment, se mettre dans l’esprit trois genres, ce qui devient, ce en quoi il devient et le modèle sur lequel ce qui devient est produit. En outre, on peut justement assimiler le réceptacle à une mère, le modèle à un père et la nature intermédiaire entre les deux à un enfant. Il faut observer encore que, si l’empreinte doit présenter toutes les variétés qu’il est possible de voir, le réceptacle où se forme cette empreinte serait malpropre à ce but, s’il n’était dépourvu de toutes les formes qu’il doit recevoir d’ailleurs. Si, en effet, il avait de la ressemblance aux choses qui entrent en lui, quand les choses de nature opposée ou totalement différentes viendraient s’imprimer en lui, il les reproduirait mal, parce que ses propres traits paraîtraient au travers. Il faut donc que ce qui doit recevoir en lui toutes les espèces soit en dehors de toutes les formes. Il en est ici comme dans la fabrication des onguents odorants, où le premier soin de l’artisan est justement de rendre aussi inodore que possible l’excipient humide destiné à recevoir les parfums. C’est ainsi encore que, pour imprimer des figures dans quelque substance molle, on n’y laisse subsister absolument aucune figure visible et qu’au contraire on l’aplanit et la rend aussi lisse que possible. Il en est de même de ce qui doit recevoir fréquemment, dans de bonnes conditions et dans toute son étendue, les images de tous les êtres éternels : il convient que cela soit, par nature, en dehors de toutes les formes. C’est pourquoi il ne faut pas dire que la mère et le réceptacle de tout ce qui est né visible ou sensible d’une manière ou d’une autre, c’est la terre, ou l’air ou le feu ou l’eau, ou aucune des choses qui en sont formées ou qui leur ont donné naissance. Mais si nous disons que c’est une espèce invisible et sans forme qui reçoit tout et qui participe de l’intelligible d’une manière fort obscure et très difficile à comprendre, nous ne mentirons pas. Autant

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qu’on peut, d’après ce que nous venons de dire, atteindre la nature de cette espèce, voici ce qu’on en peut dire de plus exact : la partie d’elle qui est en ignition paraît toujours être du feu, la partie liquéfiée de l’eau, et de la terre et de l’air, dans la mesure où elle reçoit des images de ces éléments.

Mais il faut, en poursuivant notre enquête sur les éléments, éclaircir la question que voici par le raisonnement. Y a-t-il un feu qui soit le feu en soi et toutes les choses dont nous répétons sans cesse qu’elles existent ainsi en soi ont-elles réellement une existence individuelle ? Ou bien toutes les choses que nous voyons et toutes celles que nous percevons par le corps sont-elles les seules qui aient une telle réalité et n’y en a-t-il absolument pas d’autre nulle part ? Parlons-nous en l’air, quand nous affirmons qu’il y a toujours de chaque objet une forme intelligible et n’est-ce donc là que du verbiage ? Il est certain que nous ne pouvons pas affirmer qu’il en est ainsi, sans avoir discuté la question et prononcé notre jugement, ni insérer dans notre discours déjà long une longue digression. Mais si nous trouvions une distinction importante, exprimable en peu de mots, rien ne serait plus à propos. Pour ma part, voici le jugement que j’en porte. Si l’intelligence et l’opinion vraie sont deux genres distincts, ces idées existent parfaitement en elles-mêmes : ce sont des formes que nous ne pouvons percevoir par les sens, mais seulement par l’esprit. Si, au contraire, comme il semble à quelques-uns, l’opinion vraie ne diffère en rien de l’intelligence, il faut admettre que tout ce que nous percevons par le corps est ce qu’il y a de plus certain. Mais il faut reconnaître que ce sont deux choses distinctes, parce qu’elles ont une origine séparée et n’ont aucune ressemblance. Car l’une est produite en nous par l’instruction, l’autre par la persuasion ; la première va toujours avec le discours vrai, l’autre ne raisonne pas ; l’une est inébranlable à la persuasion, l’autre s’y laisse fléchir. Ajoutons que tous les hommes ont part à l’opinion, mais que l’intelligence est le privilège des dieux et d’un petit nombre d’hommes.

S’il en est ainsi, il faut reconnaître qu’il y a d’abord la forme immuable qui n’est pas née et qui ne périra pas, qui ne reçoit en elle rien d’étranger, et qui n’entre pas elle-même dans quelque autre chose, qui est invisible et insaisissable à tous les sens, et qu’il appartient à la pensée seule de contempler. Il y a une seconde espèce, qui a le même nom que la première et qui lui ressemble, mais qui tombe sous les sens, qui est engendrée, toujours en mouvement, qui naît dans un lieu déterminé pour le quitter ensuite et périr, et qui est saisissable par l’opinion jointe à la sensation. Enfin il y a toujours une troisième espèce, celle du lieu, qui n’admet pas de destruction et qui fournit une place à tous les objets qui naissent. Elle n’est elle-même perceptible que par un raisonnement bâtard où n’entre pas la sensation ; c’est à peine si l’on y peut croire. Nous l’entrevoyons comme dans un songe, en nous disant qu’il faut nécessairement que tout ce qui est soit quelque part dans un lieu déterminé, occupe une certaine place, et que ce qui n’est ni sur la terre ni en quelque lieu sous le ciel n’est rien. À cause de cet état de rêve, nous sommes incapables à l’état de veille de faire toutes ces distinctions et

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d’autres du même genre, même à l’égard de la nature éveillée et vraiment existante, et ainsi d’exprimer ce qui est vrai, à savoir que l’image, parce que cela même en vue de quoi elle est façonnée ne lui appartient pas et qu’elle est comme le fantôme toujours changeant d’une autre chose, doit, pour cette raison, naître dans autre chose et s’attacher ainsi en quelque manière à l’existence, sous peine de n’être rien du tout, tandis que l’être réel peut compter sur le secours du raisonnement exact et vrai, lequel établit que, tant que les deux choses sont différentes, aucune des deux ne pouvant jamais naître dans l’autre, elles ne deviendront pas à la fois une seule et même chose et deux choses. Prenez donc ceci pour le résumé de la doctrine que j’ai établie d’après mon propre jugement : l’être, le lieu, la génération sont trois principes distincts et antérieurs à la formation du monde.

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VII. Platon, Parménide , 130b-131e, traduction de Victor Cousin

Que tu es louable, Socrate, [130b] dans ton ardeur pour les recherches philosophiques ! Mais, dis-moi, distingues-tu en effet, comme tu l’as dit, d’une part les idées elles-mêmes, et de l’autre ce qui en participe, et crois-tu que la ressemblance en elle- même soit quelque chose de distinct de la ressemblance que nous possédons ; et de même pour l’unité, la multitude et tout ce que tu viens d’entendre nommer à Zénon ?

Oui, répondit Socrate.

Peut-être, continua Parménide, y a-t-il aussi quelque idée en soi du juste, du beau, du bon et de toutes les choses de cette sorte ?

Assurément, reprit Socrate. [130c]

Eh quoi ! y aurait-il aussi une idée de l’homme séparée de nous et de tous tant que nous sommes, enfin une idée en soi de l’homme, du feu ou de l’eau ?

J’ai souvent douté, Parménide, répondit Socrate, si on en doit dire autant de toutes ces choses que des autres dont nous venons de parler.

Es -tu dans le même doute, Socrate, pour celles-ci, qui pourraient te paraître ignobles, telles que poil, boue, ordure, enfin tout ce que tu voudras de plus abject et de plus vil ? et crois-tu qu’il faut ou non admettre pour [130d] chacune de ces choses des idées différentes de ce qui tombe sous nos sens ?

Nullement, reprit Socrate ; ces objets n’ont rien de plus que ce que nous voyons ; leur supposer une idée serait peut-être par trop absurde. Cependant, quelquefois il m’est venu à l’esprit que toute chose pourrait bien avoir également son idée. Mais quand je tombe sur cette pensée, je me hâte de la fuir, de peur de m’aller perdre dans un abîme sans fond. Je me réfugie donc auprès de ces autres choses dont nous avons reconnu qu’il existe des idées, et je me livre tout entier à leur étude. [130e]

C’est que tu es encore jeune, Socrate, reprit Parménide ; la philosophie ne s’est pas encore emparée de toi, comme elle le fera un jour si je ne me trompe, lorsque tu ne mépriseras plus rien de ces choses. Aujourd’hui tu regardes l’opinion des hommes à cause de ton âge. Dis-moi, crois-tu donc qu’il y a

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des idées dont les choses qui en participent tirent leur dénomination ; comme, par exemple, [131a] ce qui participe de la ressemblance est semblable ; de la grandeur, grand ; de la beauté et de la justice, juste et beau ?

Oui, dit Socrate.

Et tout ce qui participe d’une idée, participe-t-il de l’idée entière, ou seulement d’une partie de l’idée ? ou bien y a-t-il encore une autre manière de participer d’une chose ?

Comment cela serait -il possible, répondit Socrate.

Eh bien ! crois-tu que l’idée soit tout entière dans chacun des objets qui en participent, tout en étant une ? ou bien quelle est ton opinion ?

Et pourquoi l’idée n’y serait-elle pas ? repartit Socrate. [131b]

Ainsi, l’idée une et identique serait à la fois tout entière en plusieurs choses séparées les unes des autres, et par conséquent elle serait elle-même hors d’elle-même ?

Point du tout, reprit Socrate ; car, comme le jour, tout en étant un seul et même jour, est en même temps dans beaucoup de lieux sans être pour cela séparé de lui- même, de même chacune des idées sera en plusieurs choses à la fois sans cesser d’être une seule et même idée.

Voilà, Socrate, une ingénieuse manière de faire que la même chose soit en plusieurs lieux à la fois ; comme si tu disais qu’une toile dont on couvrirait à la fois plusieurs hommes, est tout entière en plusieurs ; n’est-ce pas à peu près ce que tu veux dire ? [131c]

Peut-être.

La toile serait-elle donc tout entière au-dessus de chacun, ou bien seulement une partie ?

Une partie.

Donc, Socrate, les idées sont elles-mêmes divisibles, et les objets qui participent des idées ne participent que d’une partie de chacune, et chacune n’est pas tout entière en chacun, mais seulement une partie.

Cela paraît clair.

Voudras-tu donc dire, Socrate, que l’idée qui est une, se divise en effet et qu’elle n’en reste pas moins une ?

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Point du tout.

En effet, si tu divises, par exemple, la grandeur en soi, et que tu dises que chacune [131d] des choses qui sont grandes, est grande par une partie de la grandeur plus petite que la grandeur elle-même, ne sera-ce pas une absurdité manifeste ?

Sans doute.

Eh quoi ! un objet quelconque qui ne participerait que d’une petite partie de l’égalité, pourrait-il par cette petite chose, moindre que l’égalité elle-même, être égal à une autre chose ?

C’est impossible.

Si quelqu’un de nous avait en lui une partie de la petitesse, comme la petitesse elle-même sera naturellement plus grande que sa partie ; ce qui est le petit en soi ne serait-il pas plus grand, tandis que la chose à laquelle s’ajoute [131e] ce qu’on lui enlève, en sera plus petite et non plus grande qu’auparavant ?

C’est impossible, reprit Socrate.

Mais enfin, Socrate, de quelle manière veux-tu que les choses participent des idées, puisqu’elles ne peuvent participer ni de leurs parties ni de leur totalité ?

Par Jupiter, répondit Socrate, cette question ne me paraît pas facile à résoudre.

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