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22 Introduction on voit se dessiner en toute proche perspective l'inéluctabilité, ou du moins, la probabilité de la domination politique du prolétariat » 2". I! Développement combiné. .' , Nous avons vu plus haut que les deux points de vue desquels doit être considérée la Révolution française, l'un ayant trait aux conditions objectives de l'époque (révolution bourgeoise), et l'autre au mécanisme interne du mouvement révolutionnaire (révolution permanente), ne sont contradictoires qu'en appa- rence. Je vais maintenant essayer d'expliquer pourquoi. Le fait qu'au cours même d'une révolution bourgeoise la dynamique interne de la Révolution conduise le prolétariat à prendre plus ou moins conscience de ses intérêts propres de classe et à chercher, plus ou moins confusément, à s'emparer du pouvoir ne contredit pas la conception matérialiste de l'histoire selon laquelle les rapports matériels conditionnent de façon impérieuse l'évolution des sociétés. Il ne justifie pas une thèse « volontariste » qui, négligeant ce qui est objectivement possible, s'imaginerait qu'il suffit de vouloir pour pouvoir. La théorie de la révolution permanente reste sur le terrain solide du matérialisme historique. Elle explique la tentative de dépas- ser la révolution bourgeoise, non par des raisons d'ordre psychologique, non par l'intervention « idéaliste » de la volonté humaine, mais par certaines circonstances d'ordre purement « matériel ». Voici comment. Une société, et par conséquent les rapports matériels existant au sein de celle-ci, n'est jamais homogène parce que tout le processus historique est fondé sur la loi du développement inégal des forces productives. Lénine a fait ressortir un aspect de cette loi lorsque, dans son analyse de l'impérialisme, il souligne la « disproportion dans la rapidité du développement des différents pays », les « différences entre la rapidité de développement des différents éléments de l'écono- mie mondiale » et qu'il énonce : « Il ne peut y avoir, en régime capitaliste, de développement égal des entreprises, des trusts, des branches d'industrie, des pays » ^ *. Trotsky a montré que « de cette loi universelle d'inégalité des rythmes découle une autre loi que, faute d'une appellation * Il ressort clairement du texte de Lénine (« Il ne peut y avoir, en régime capitaliste [...] etc. ») que la loi par lui formulée ne s'applique pas seulement à 1 époque de l'impérialisme mais qu'il la considère comme inhérente à 1 évolution du capitalisme depuis son origine. Développement combiné 23 plus appropriée, l'on peut dénommer loi du développement combiné », en ce sens qu'une société en cours d'évolution est « une combinaison originale des diverses phases du processus historique », « des éléments retardataires avec des facteurs des plus modernes » ^. L'auteur de l'Histoire de la Révolution russe a illustré de façon très frappante cette loi en l'appliquant à l a Russie du début du xx^ siècle. Mais elle a une portée beaucoup plus générale. Elle s'applique à toutes les sociétés modernes *. Déjà Marx, en 1847, en avait fait l'application à l'Allemagne. Il avait observé que « dans ce pays, où la misère politique de la monarchie absolue existe encore avec toute sa séquelle de castes et de conditions mi-féodales en décomposition, il existe déjà d'autre part partiellement, conséquence du développement industriel et de la dépendance de l'Allemagne du marché mondial, les oppositions modernes entre la bourgeoisie et la classe ouvrière avec la lutte qui en résulte ». E t i l fondait sur cette « situation contradictoire » sa conception de la révolution permanente : « L a bourgeoisie allemande se trouve donc déjà, elle aussi, en opposition avec le prolétariat, même avant de s'être politiquement constituée comme classe » *. Trotsky ne fait qu'approfondir la pensée de Marx lorsqu'il souligne que la « théorie de la révolution permanente était fondée sur cette loi [...] de l'inégalité de l'évolution historique » ^. L'application de la loi du développement combiné à la Révo- lution française nous permet de comprendre pourquoi la grande Révolution revêtit le double caractère d'une révolution bour- geoise et d'une révolution permanente. Elle nous explique pour- quoi, malgré le fait que les conditions objectives de l'époque ne permettaient encore que la victoire de la bourgeoisie, la révolu- tion bourgeoise portait déjà dans ses flancs un embryon de révolution prolétarienne. C'est que la France de 1793 était, du point de vue de l'évolution des formes de production et de pro- priété, une combinaison hétéroclite d'éléments rétrogrades et d'éléments modernes, de facteurs qui retardaient sur la révolution bourgeoise et d'autres qui tendaient à enjamber la révolution bourgeoise. Les conditions archaïques de l'appropriation et de la culture du sol dans certaines régions comme la Vendée et la Bretagne avaient contribué à maintenir ces provinces dans la nuit de la servitude. Par contre, les progrès de la technique, les débuts de la révolution industrielle, l'évolution économique qui avait concentré dans les villes, et surtout dans la capitale, face • Il ressort clairement des textes de Trotsky aue celui-ci ne considère pas la loi du développement combiné comme valable seulement pour la Russie tsariste du xx» siècle. Cette loi générale s'applique seulement de la façon « la plus incontestable », « avec le plus de vigueur », « dans son expres- sion la plus extrême n à la Russie d'avant 1917 ".

I! Développement combiné. · 1 évolution du capitalisme depuis son origine. Développement combiné 23 plus appropriée, l'on peut dénommer loi du développement combiné »,

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Page 1: I! Développement combiné. · 1 évolution du capitalisme depuis son origine. Développement combiné 23 plus appropriée, l'on peut dénommer loi du développement combiné »,

22 Introduction

on vo i t se dessiner en toute proche perspect ive l'inéluctabilité, ou d u moins , l a probabilité de la d o m i n a t i o n po l i t i que d u prolétariat » 2 " .

I! Développement combiné. .' ,

Nous avons v u p lus hau t que les deux po ints de vue desquels do i t être considérée l a Révolution française, l ' u n ayan t t r a i t a u x condi t ions object ives de l'époque (révolution bourgeoise), et l ' autre au mécanisme interne d u mouvement révolutionnaire (révolution permanente ) , ne sont contrad ic to i res qu ' e n appa­rence. J e va is ma in t enan t essayer d ' exp l i quer pourquo i .

L e fa i t q u ' a u cours même d 'une révolution bourgeoise l a d y n a m i q u e interne de la Révolution conduise le prolétariat à prendre p lus ou moins conscience de ses intérêts propres de classe et à chercher, plus ou mo ins confusément, à s 'emparer d u pouvo i r ne contred i t pas la concept i on matérialiste de l 'h is to i re selon laquel le les rappor ts matériels cond i t i onnent de façon impérieuse l'évolution des sociétés. I l ne just i f ie pas une thèse « vo lontar i s te » q u i , négligeant ce q u i est ob jec t i vement possible, s ' imag inera i t q u ' i l suffit de v o u l o i r pour pouvo i r . L a théorie de l a révolution permanente reste sur le t e r ra in solide d u matérialisme h is tor ique . E l l e exp l i que l a t en ta t i ve de dépas­ser la révolution bourgeoise, n o n par des raisons d 'ordre psycholog ique , n o n p a r l ' i n t e r v en t i on « idéaliste » de l a volonté humaine , mais par certaines c irconstances d 'ordre purement « matériel ». V o i c i comment . U n e société, et par conséquent les rapports matériels ex i s tant au sein de cel le-ci , n'est j amais homogène parce que tout le processus h is tor ique est fondé sur l a l o i d u développement inégal des forces product i ves . Lénine a fait ressort ir u n aspect de cette l o i lorsque, dans son analyse de l'impérialisme, i l souligne l a « d i spropor t i on dans l a rapidité d u développement des différents pays », les « différences entre l a rapidité de développement des différents éléments de l'écono­mie mond ia l e » et q u ' i l énonce : « I l ne peut y avo i r , en régime capi ta l is te , de développement égal des entreprises, des t rus ts , des branches d ' indust r i e , des pays » ^ *.

T r o t s k y a montré que « de cette l o i universe l le d'inégalité des ry thmes découle une autre l o i que, faute d 'une appe l l a t i on

* Il ressort clairement du texte de Lénine (« Il ne peut y avoir, en régime capitaliste [...] etc. ») que la loi par lu i formulée ne s'applique pas seulement à 1 époque de l'impérialisme mais qu ' i l la considère comme inhérente à 1 évolution du capitalisme depuis son origine.

Développement combiné 23

plus appropriée, l ' o n peut dénommer l o i d u développement combiné », en ce sens qu 'une société en cours d'évolution est « une comb ina i son or ig inale des diverses phases d u processus h is tor ique », « des éléments retardata ires avec des facteurs des plus modernes » .̂ L ' a u t e u r de l'Histoire de la Révolution russe a illustré de façon très f rappante cette l o i en l ' a p p l i q u a n t à l a Russ ie d u début d u x x ^ siècle. Ma is elle a une portée beaucoup plus générale. E l l e s 'appl ique à toutes les sociétés modernes *. Déjà M a r x , en 1847, en ava i t fa i t l ' app l i c a t i on à l ' A l l emagne . I l a va i t observé que « dans ce pays, où l a misère po l i t i que de l a monarch i e absolue existe encore avec toute sa séquelle de castes et de condi t ions mi-féodales en décomposition, i l existe déjà d 'autre par t par t i e l l ement , conséquence d u développement indus t r i e l et de la dépendance de l ' A l l emagne d u marché m o n d i a l , les oppos i t ions modernes entre la bourgeoisie et l a classe ouvrière avec l a lu t t e q u i en résulte ». E t i l f onda i t sur cette « s i tua t i on cont rad ic to i r e » sa concept ion de l a révolution permanente : « L a bourgeoisie a l l emande se t rouve donc déjà, elle aussi , en oppos i t i on avec le prolétariat, même avan t de s'être po l i t i quement constituée comme classe » *. T r o t s k y ne fa i t qu ' appro f ond i r l a pensée de M a r x l o r squ ' i l soul igne que l a « théorie de l a révolution permanente était fondée sur cette l o i [...] de l'inégalité de l'évolution h is to r ique » .̂

L ' a p p l i c a t i o n de la l o i d u développement combiné à l a Révo­l u t i o n française nous permet de comprendre pou rquo i l a grande Révolution revêtit le double caractère d 'une révolution bour­geoise et d 'une révolution permanente . E l l e nous exp l ique pour­q u o i , malgré le fa i t que les condi t ions objectives de l'époque ne permet ta ient encore que l a v i c to i re de l a bourgeoisie, l a révolu­t i o n bourgeoise po r t a i t déjà dans ses flancs u n embryon de révolution prolétarienne. C'est que l a F rance de 1793 était, d u po int de vue de l'évolution des formes de p roduc t i on et de pro­priété, une comb ina i son hétéroclite d'éléments rétrogrades et d'éléments modernes, de facteurs q u i re tarda ient sur la révolution bourgeoise et d 'autres q u i tendaient à enjamber l a révolution bourgeoise. Les condi t ions archaïques de l ' app rop r i a t i on et de l a cu l ture d u sol dans certaines régions comme l a Vendée et l a Bretagne ava ient contribué à ma in t en i r ces prov inces dans l a n u i t de l a serv i tude . P a r contre, les progrès de l a technique , les débuts de l a révolution industr ie l l e , l 'évolution économique q u i ava i t concentré dans les v i l les , et sur tout dans l a capi ta le , face

• Il ressort clairement des textes de T ro t sky aue celui-ci ne considère pas la loi du développement combiné comme valable seulement pour la Russie tsariste du x x » siècle. Cette loi générale s 'applique seulement de la façon « la plus incontestable », « avec le plus de vigueur », « dans son expres­sion la plus extrême n à la Russie d 'avant 1917 ".