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Il est temps de faire une première analyse
Décembre 2020
Quantité Critique est un collectif de recherche en sciences sociales spécialisé dans l’étude quantitative des mouvements sociaux. Il est coordonné par Yann Le Lann, maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille et regroupe des maîtres de conférences et doctorants en sociologie et en sciences politiques. Depuis 2018, le collectif s’intéresse particulièrement au mouvement pour le climat. Il s’est tout d’abord attaché à identifier les propriétés sociales et politiques des manifestants suivant la méthode du sondage en manifestation dans plusieurs mobilisations en France. Cette collecte de données a été complétée par l’administration de questionnaires aux signataires de pétitions écologistes. Ces enquêtes saisissent la diversité des formes d’engagements déployées dans les pratiques quotidiennes et les actions collectives. Leurs résultats visent à entrer en dialogue avec les différentes enquêtes sur les opinions ou les pratiques produites sur la population française et l’écologie. Ces comparaisons donnent à voir les polarités organisant la distribution des rapports à l’écologie.
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QUI A RÉPONDU AU QUESTIONNAIRE IL EST TEMPS ? 2
1. ÉCOLOGISTES, ENVIRONNEMENTALISTES, PRODUCTIVISTES : TROIS ATTITUDES FACE À L’ÉCOLOGIE 4
L’ÉCOLOGIE, UNE HÉGÉMONIE EN TROMPE-L’ŒIL ? 4 I. DU MILITANTISME À L’HOSTILITÉ : LES DIFFÉRENTS RAPPORTS À L’ÉCOLOGIE AU SEIN DE L’ÉCHANTILLON 5 II. QUELS CLIVAGES POLITIQUES ? 9 III. QUELS RÔLES DE LA CLASSE ET DU GENRE DANS LES REPRÉSENTATIONS DE L’ÉCOLOGIE ? 12
2. CONSCIENCE ÉCOLOGIQUE ET TRANSFORMATION DE SOI 14
I. UN ÉCHANTILLON PARTICULIÈREMENT PRATIQUANT DES ÉCO-GESTES 15 II. SÉLECTION DES PRODUITS ET REFUS DE CONSOMMER : DEUX PRATIQUES OPPOSÉES ? 16 III. EN QUOI LES DISPOSITIONS IDÉOLOGIQUES IMPACTENT-ELLES LA RÉFORME DE SOI ? 17
3. MARCHER, S’ORGANISER, DÉSOBÉIR : LES HORIZONS DE L’ACTION COLLECTIVE 19
I. QUELS RAPPORTS À L’ACTION COLLECTIVE ? 19 II. LES DÉSOBÉISSANTS, LEURS SOUTIENS ET OPPOSANTS : ILLÉGALISME ET VIOLENCE EN DÉBAT 20 III. CRITIQUE DES INSTITUTIONS ET CONFIANCE DANS LE COLLECTIF 22
4. GENRE ET ÉCOLOGIE 24
I. LE SAISISSEMENT GENRÉ DE LA CRISE ENVIRONNEMENTALE 24 II. DISTRIBUTION GENRÉE DES PRATIQUES ÉCOLOGIQUES 26
5. ÉCOLOGIE ET CLASSES SOCIALES 31
I. L’ÉCOLOGIE, ABSENTE DES CLASSES POPULAIRES ? 31 II. DESSINER LES CONTOURS D’UNE ÉCOLOGIE POPULAIRE 32 III. DES FRACTURES IDÉOLOGIQUES ET SECTORISÉES AU SEIN DES CLASSES SUPÉRIEURES 34
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Qui a répondu au questionnaire Il est temps ? Lorsque que le projet « Il est temps » a été lancé, nous supposions que le contexte de mobilisations sociales, incarné par les marches climat ou encore les gilets jaunes, provoquerait un intérêt pour un questionnaire affrontant pêle-mêle les questions d’écologie, de justice sociale et d’enjeux démocratiques. Nous étions toutefois à ce moment loin d’imaginer qu’il puisse rassembler près de 250 000 répondants en France en quelques mois. Ce succès est le résultat d’un engagement fort des médias et des associations, mais également de la mobilisation de proches en proches. Le questionnaire a circulé sur nombre de forums de discussions, de pages Facebook d’horizons différents, démontrant ainsi l’intérêt pour les débats sur les choix de société auxquels nous sommes confrontés.
Si tous les groupes sociaux ont répondu, ils ne l’ont pas fait avec la même intensité. C’est d’abord auprès d’une population proche de celle des marches climat que le questionnaire a circulé. Outre le fait qu’elles soient très concernées par l’écologie, et qu’elles s’engagent très fortement sur les éco-gestes, ces populations sont principalement composées de cadres et professions intermédiaires, 50,5% des actifs de la base contre 19,3% dans la population nationale active. Nous le verrons, la sous-représentation des groupes populaires dans la base n’implique pas qu’ils se désintéressent des enjeux que traitait le questionnaire. Cette relative absence, très centrée sur le groupe ouvrier, - représentant 2,3% des actifs de la base contre 19,8% chez les actifs français - s’explique en partie par le fait que les partenaires médiatiques et associatifs du questionnaire avaient moins de relais parmi ces populations. Politiquement il s’agit d’une population ancrée davantage à gauche (37%) et très à gauche (14%) que le reste de la population (respectivement 12% et 4%). Ces résultats déstabilisent l’idée selon laquelle l’écologie rassemble par-delà les clivages politiques. Les répondants à l’enquête sont également très jeunes. Nous le verrons, les différences générationnelles sur l’écologie sont en partie surestimées puisque l’engagement pour cette question est très largement partagé en deçà des 65 ans et nous ne repérons pas d’effet d’âge. Ici encore, la diffusion via les réseaux sociaux et le questionnaire en ligne expliquent probablement les différences de participation entre les générations. Avec ses spécificités politiques et sociales, la base Il est temps constitue un outil d’analyse passionnant pour comprendre, en premier lieu, les personnes les plus engagées dans les formes d’éco-citoyenneté quand elles appartiennent au groupe des plus diplômés et avec des ressources économiques supérieures à la moyenne des Français. Cependant, du fait de son succès, elle construit également une information cruciale sur les autres groupes, même lorsqu’ils sont sous-représentés. Ils ont parfois répondu en très grand nombre aux questionnaires. Par exemple, des milliers de personnes issues des groupes populaires ont répondu au questionnaire, ou encore des personnes se situant politiquement à droite ou très à droite. Ainsi, la base permet aussi d’établir des relations au-delà du cœur du mouvement climat parmi des groupes qui participent peu aux marches et possèdent leurs propres représentations de l’écologie et leurs modalités d’action. Elle permet aussi d’établir un portrait des indifférents ou des opposants à la cause écologique suffisamment « mobilisés » pour répondre au questionnaire. Loin d’être une thématique consensuelle, les rapports à la cause environnementale s’organisent en un kaléidoscope d’oppositions sociales et politiques. Plusieurs idées se retrouvent déstabilisées par l’analyse de la base Il est temps : l’éveil générationnel à la cause du climat ou d’une opposition populaire à l’écologie. D’autres se trouvent renforcées comme la profonde division du salariat qualifié sur les questions environnementales,
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l’importance du genre dans l’analyse des résistances à la cause climatique. Nous proposons une série de notes réalisées dès le mois de juin à partir d’une population de 35 073 questionnaires complets. Ils présentent des caractéristiques démographiques, sociales et politiques très proches des questionnaires incomplets. Ces notes n’ont pas vocation à être exhaustives, d’autres viendront les compléter. Elles forment cependant une approche de la base établissant l’importance des clivages politiques, de classe et de genre qui organisent le rapport à l’écologie.
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1. Écologistes, environnementalistes, productivistes : trois attitudes face à l’écologie
L’écologie, une hégémonie en trompe-l’œil ? L’inquiétude quant à l’avenir de la planète semble aujourd’hui être partagée par tous. En 2019, l’environnement est même devenu, pour la première fois, la préoccupation majeure des Français selon l’enquête Ipsos-Steria Fractures Françaises pour l’Institut Montaigne1. Plus récemment, dans un sondage Elabe2 de juin 2020, 80 % des Français se déclaraient impliqués au quotidien pour l’environnement. Nombre d’indicateurs laissent à penser que l’écologie aurait conquis les consciences et parfois même les pratiques. La recherche en sciences sociales semble d’ailleurs appuyer cette thèse. Depuis les années 1970, elle s’est attachée à l’élaboration d’instruments de mesure des attitudes vis-à-vis de l’environnement lui permettant de repérer la diffusion d’un “nouveau paradigme environnemental” rompant avec une vision anthropocentrique du monde. Si les diagnostics sur les causes de la diffusion de ce paradigme divergent3, les travaux universitaires basés sur des sondages et enquêtes d’opinion tendent à accréditer l’idée d’une victoire idéologique de la cause environnementale, notamment en Europe. Mais peut-on véritablement parler de victoire culturelle à partir du repérage d’attitudes environnementalistes majoritaires par enquêtes et sondages ? Si ces études permettent l’identification de la croissance d’un « bruit de fond » écologiste, elles sont toutefois limitées parce qu’elles se fondent sur des indicateurs éco-centriques faibles qui n’évaluent pas le rapport au système économique et politique et ne mesurent pas les pratiques écologistes des sondés. Ces mesures de l’environnementalisme minimal ne quantifient pas les divergences internes sur le contenu de la notion d’écologie. Elles tendent également à atténuer les écarts d’attitudes causés par différentes conditions salariales et socialisations politiques. L’analyse menée ici sur les résultats du questionnaire Il est temps permet de mesurer la force du mouvement qui porte l’écologie, mais également les divisions que celle-ci charrie. Le consensus autour de la nécessité de l’écologie se réalise dans le cadre d’une grande diversité de définitions données à cette notion et de ce qui doit être fait en son nom. Entre l’écologie décarbonée et l’écologie de la protection des paysages il y a probablement des points de jonction, des malentendus et parfois des horizons d’action antagonistes. Dans cette note, nous faisons l’hypothèse que ces visions différenciées de l’écologie s’articulent à des pratiques, des attitudes idéologiques générales, des positionnements politiques ainsi que des rapports aux sciences et techniques, à l’avenir ou encore aux institutions hétérogènes. Pour repérer ces agencements, nous utilisons une méthode spécifique de description et d’exploration de données : l’analyse des correspondances multiples (ACM). Cette méthode regroupe les individus qui
1https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2019-09/fractures_francaises_2019.pdf 2 https://elabe.fr/conv-cit-climat/ 3 Théophile Bagur, Cyril Jayet et Hugo Touzet, « Environnement et écologie » dans Sociologie de l’opinion publique, Paris, PUF, 2020, p. 235‑266.
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répondent de façon similaire à une série de questions. Cette cartographie permet de construire un plan bidimensionnel sur lequel sont regroupés les répondants ayant tendance à donner globalement les mêmes réponses en les représentant par des points proches, tandis que les individus sélectionnant peu de réponses en commun sont éloignés les uns des autres. On voit ainsi émerger de façon inductive des groupes cohérents, qui ne sont pas construits par l’arbitraire de notre regard mais bien par des degrés de proximité objectifs, dérivés de la synthèse d’une multitude de croisements entre chaque réponse apportée et toutes les autres. Pour voir émerger les différents rapports à l’écologie nous avons retenu les positions des individus selon les questions relatives aux attitudes sur l’écologie appelées “variables actives” car elles structurent le plan en contribuant au placement des individus les uns par rapport aux autres. Nous obtenons ainsi trois groupes de répondants, que l’on nomme “clusters”. Les individus appartenant au même cluster ont des attitudes vis-à-vis de l’écologie relativement proches, tandis que les différents clusters ont des attitudes différentes les uns des autres. Trois grands rapports à l’écologie se dégagent de la construction de ces clusters. Après les avoir décrits, nous examinerons les différences de positionnements politiques et idéologiques entre eux, avant de procéder à l’analyse de leurs propriétés socio-économiques. I. Du militantisme à l’hostilité : les différents rapports à l’écologie au sein de l’échantillon La construction des ACM fait apparaître trois rapports à l’écologie. Une première relation repose sur un fort engagement militant à l’égard de la cause écologique s’articulant à une sévère critique du système économique et à un fort sentiment d’urgence. Un deuxième rapport manifeste une sensibilité à la cause environnementale bien que celle-ci se décline sous la forme d’un soutien au mouvement plutôt que d’un engagement militant. Enfin, un troisième groupe se caractérise par une relative hostilité à l’égard du mouvement pour le climat. Il tend à considérer la cause environnementale comme secondaire face à d’autres enjeux, notamment économiques. En raison de la surreprésentation de certains courants idéologiques dans l’échantillon, les proportions de ces groupes ne doivent pas être comprises comme une mesure de leur poids dans la société. Ils permettent plutôt de reconstituer les cohérences internes à chacun des pôles de ralliement. A. Cluster 1 : les écologistes Le premier cluster, qui regroupe 20 000 répondants et représente 58 % de l’échantillon, est très investi pour la cause écologique. Il se déclare militant (37 %) ou sympathisant (62 %) de cette lutte. Il participe aux marches (31 % ; 87 % des marcheurs appartiennent à ce cluster) ou les soutient. En matière environnementale, sa priorité est le climat (47 %), devant la pollution (24 %). Interrogés sur la crainte d’un effondrement de la civilisation occidentale, ses membres mentionnent plutôt des causes environnementales : le dérèglement climatique recueille 42 % de réponses, l’épuisement des ressources 24 %. Ce cluster affirme l’incompatibilité entre le système économique actuel et les contraintes environnementales, ainsi que la nécessité de faire primer les enjeux écologiques sur les intérêts
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économiques. Une très large majorité des répondants considère que le capitalisme est incompatible avec l’écologie (91 %). Ils dénoncent également le libre-échange qu’ils jugent responsable de la crise écologique (91 %). Cette critique du capitalisme et du libre-échange s’associe à une promotion d’alternatives au système économique actuel. 41 % déclarent que la décroissance est la seule solution et 47 % qu’elle constitue “une voie”. Ce cluster est celui qui réclame le plus de mesures immédiates, promouvant une écologie sans transition. 75 % réclament l’interdiction urgente des pesticides (24 % progressivement), 31 % des énergies fossiles (66 % progressivement), 26 % du nucléaire (57 % progressivement). Ce premier cluster est très sceptique face à la capacité de la technologie à résoudre la question écologique : 69 % d’entre eux considèrent que la technologie ne permettra pas de résoudre la crise écologique. Il en est de même quant aux innovations promettant la décarbonisation de certains secteurs : ils considèrent la voiture électrique plutôt comme un “problème du futur” (76 %) que comme la “solution du futur” (24 %). Ces répondants se rejoignent également sur leur sentiment d’inquiétude vis-à-vis de l’avenir. 84 % de ses membres situent le niveau d’urgence écologique au maximum. Cette urgence semble conditionner leur rapport à l’avenir, puisque 69 % considèrent que leur vie sera “plutôt pire” que celle de leurs parents et 68 % que le monde dans 20 ans sera “moins bien” que celui d’aujourd’hui. B. Cluster 2 : les environnementalistes Les 13 000 répondants appartenant au deuxième cluster représentent 38 % de l’échantillon. Ils se montrent eux aussi sensibles à la cause écologique (70 % s’en déclarent sympathisants) mais avec un niveau d’engagement plus faible (5 % de militants). Ce moindre militantisme se retrouve également dans une participation réduite aux marches pour le climat (7 %) bien qu’ils les soutiennent très majoritairement (67 %). Comme pour les répondants du premier cluster, leur priorité en matière d’écologie est le climat (43 %) et ils manifestent un intérêt équivalent aux écologistes pour la question de la pollution (24 %). Par rapport à la question d’un éventuel effondrement, leurs réponses apparaissent plus distribuées entre les différentes modalités que le premier cluster. Le dérèglement climatique recueille 23 % des réponses, l’épuisement des ressources 20 %, mais des causes indirectement liées à la question environnementale sont également évoquées : 12 % citent une crise économique et 10 % une guerre. Ce deuxième cluster formule une critique moins radicale du système économique actuel tout en insistant sur ses effets néfastes sur l’environnement. L’incompatibilité entre capitalisme et écologie y est majoritaire mais dans une proportion moindre que chez les écologistes (59 % dans le cluster 2 et 91 % dans le cluster 1). La critique du libre-échange y est largement répandue (73 %). La décroissance est moins plébiscitée, seuls 10 % la considèrent comme ”la seule solution” quand 52 % considèrent qu’elle constitue une voie souhaitable. La transition, qui est toujours jugée nécessaire, doit pour eux s’effectuer de manière plus progressive. Comparé au premier cluster, ce groupe préconise plutôt une sortie progressive des pesticides (56 % réclament de les interdire progressivement contre 34 % d’urgence), des énergies fossiles (71 % contre 20 %) ou du nucléaire (50 % contre 6 %). L’arrêt de la production d’énergie nucléaire constitue à l’intérieur du cluster 2 une ligne de fracture puisqu’un tiers de ces répondants estiment qu’il est impossible de s’en passer contre 14 % dans le premier.
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Autre divergence importante avec le premier cluster, le deuxième montre une plus grande confiance dans la technique. Ses membres considèrent majoritairement que la technologie permettra de résoudre les enjeux écologiques (61 %). Ses membres apparaissent toutefois plus divisés lorsque l’on aborde la question des innovations technologiques concrètes : 58 % voient dans la voiture électrique un problème plutôt qu’une solution. Le deuxième cluster manifeste également une forte inquiétude à l’égard de l’urgence écologique bien qu’il la place à un niveau inférieur par rapport au premier groupe : 39 % la situent au niveau maximal (5/5) et 51 % au niveau juste en dessous (4/5). De plus, 34 % considèrent que leur avenir sera plutôt pire que la vie menée par leurs parents et 52 % que le monde sera moins bien dans 20 ans. C. Cluster 3 : les productivistes Le dernier cluster, faiblement représenté dans l’échantillon (1000 répondants, soit 4 % d’entre eux) est le plus éloigné de la cause écologique et témoigne même d’une certaine hostilité à l’égard du mouvement pour le climat. Par rapport à la cause écologique, ses membres tendent à se définir comme “indifférents” (43 %) ou “opposants” (19 %). Seuls 18 % expriment leur sympathie avec cette cause (18 % ne se prononcent pas). Cette indifférence/hostilité à l’égard de la cause environnementale transparaît dans le fait que 54 % se retrouvent dans la formule : “l’écologie ça me gonfle”. Concernant les marches pour le climat, une majorité s’y déclare opposée (55 % ; 35 % ne se prononcent pas). Le désintérêt du troisième groupe pour la question environnementale se retrouve également dans les causes qu’ils attribuent à un hypothétique effondrement de notre civilisation. Ils sont tout d’abord plus nombreux que les deux autres groupes à nier la possibilité d’un tel effondrement (17 % contre 5 % pour le reste de l’échantillon), et lorsqu’ils l’envisagent, celui-ci est plus souvent imputé à des vagues migratoires (35 %) ou au « déclin de l’Occident » (17 %) qu’au dérèglement climatique (2 %) ou à l’épuisement des ressources (5 %). Ce cluster se caractérise par un primat accordé aux enjeux économiques sur les enjeux écologiques. Lorsqu’on les interroge sur leur réaction à l’annonce de bons résultats d’un constructeur automobile, leur première réaction est de dire que cela “est bon pour l’emploi”. Ce primat de l’économie se reflète également dans le rejet de la décroissance : 39 % la voient comme une aberration et 27 % la renvoient à une simple utopie. Ils tendent à considérer que capitalisme et écologie sont compatibles (69 %) même s’ils considèrent que le libre-échange joue un rôle dans la crise écologique (58 %). À propos des différentes mesures en matière d’écologie, ils sont majoritaires à considérer qu’il est impossible de se passer du nucléaire (87 %) et des énergies fossiles (54 %). Ils montrent une plus grande confiance dans la technique en considérant majoritairement qu’elle permettra de résoudre les enjeux écologiques (69 %). Par ailleurs, ils manifestent peu d’inquiétude à l’égard de l’urgence écologique. Seuls 3 % déclarent le niveau d’urgence écologique maximal alors que plus de la moitié d’entre eux affirme qu’il se situe à un niveau égal ou inférieur à 2 sur 5. S’ils expriment un désintérêt général pour la cause écologique et même une forme d’hostilité à l’égard du mouvement pour le climat, ils développent malgré tout un rapport très spécifique à l’environnement. Lorsqu’on les interroge sur les priorités en matière d’écologie, ils se distinguent très nettement des autres clusters. La question du climat leur apparaît secondaire (14 %) et on constate une surreprésentation de certaines thématiques par rapport au reste de l’échantillon. Ainsi, 8 % mentionnent les paysages (0,8 % dans l’échantillon complet), 11 % la propreté (1 %) et 14 % la santé (3 %). Les membres de ce groupe manifestent toutefois un intérêt similaire aux autres clusters pour la thématique de la pollution (24 %).
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Ces trois relations à l’écologie repérées par l’ACM montrent la variété de représentations et de définitions de l’écologie qui cohabitent dans la population. Ces différents rapports peuvent être synthétisés en deux axes. L’un mesurant le fait de considérer l’écologie d’un point de vue global ou d’un point de vue local, l’autre l’importance accordée à cette question. (voir schéma)
Schéma 1 : schéma des valeurs attribuées à l’écologie
Les individus qui considèrent l’écologie comme importante, du fait de l’urgence et l’ampleur des mutations qu’elle implique, tendent à l’appréhender à l’échelle globale. Les traces d’une écologie des paysages et de la propreté se trouvent plutôt du côté des personnes pour qui elle constitue un problème secondaire.
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II. Quels clivages politiques ? L’écologie est souvent présentée comme une valence issue4, c'est-à-dire une thématique qui produit un large consensus parmi les électeurs, à l’instar de la lutte contre le chômage ou la pauvreté. Pourtant, de nombreuses enquêtes5 localisent l'engagement écologique à gauche. La diversité politique et sociale des répondants au questionnaire Il est temps permet de comprendre comment s’articulent attitudes écologiques et positionnements politiques. Nous allons ici mesurer en quoi la cohérence interne de chacun des trois groupes sur les questions écologiques renvoie à des cohérences politiques et idéologiques plus générales. Nous montrerons d’abord que les différents rapports à l’écologie, du militantisme à l’hostilité, se distribuent sur l’axe gauche/droite de manière limpide. Ainsi, le premier cluster agrège principalement la gauche et l’extrême gauche. Le deuxième constitue un bloc plus centriste présentant des similarités en termes de valeurs avec le premier cluster. Le dernier cluster se situe plus à droite et à l’extrême droite, tant en termes de valeurs que de positionnements politiques. De plus, nous verrons que les rapports différenciés aux institutions des trois groupes témoignent de rapports à la citoyenneté très divergents. Le premier groupe concentre le camp de la gauche avec une forte représentation de personnes se positionnant à gauche (40 %) et très à gauche (25 %). On y retrouve également une proportion conséquente de personnes se déclarant “ni de droite ni de gauche”. La droite et l’extrême droite en sont absentes et le centre en représente une proportion très faible (6 %). Le deuxième cluster s’avère plus centriste. La gauche, bien que présente, y est minoritaire (30 %), tandis que le centre (20 %) et les personnes ne se positionnant ni à gauche ni à droite (23 %) sont les plus représentées. La droite y est présente mais dans une proportion marginale (9 %). Le dernier cluster se situe plus à droite. Une courte majorité de ses membres se situe à droite (26 %) ou très à droite (27 %).
4 Simon Persico, « « Déclarer qu’on va protéger la planète, ça ne coûte rien ». Les droites françaises et l’écologie (1971-2015) », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 20 décembre 2016, N° 44, no 2, p. 157‑186. 5 Louis N. Tognacci et al., « Environmental quality: how universal is public concern? », Environment and behavior, 1972, vol. 4, no 1, p. 73‑86.
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Du point de vue de leurs valeurs, les deux premiers clusters apparaissent proches, bien que le premier adhère de manière plus massive aux valeurs dites “progressistes”. 93 % du premier groupe et 82 % du deuxième groupe déclarent que l’immigration est une source d’enrichissement culturel. Respectivement 63 % et 43 % sont favorables à l’ouverture des frontières à “tout le monde”. Enfin, 49 % du premier cluster contre 26 % dans le deuxième se considèrent “tout à fait” féministes, et respectivement 68 % et 46 % se disent concernés ou intéressés par les questions de genre. Au contraire, le troisième cluster se montre plus réticent aux valeurs du “libéralisme culturel”. 74 % sont en désaccord avec l’idée selon laquelle l’immigration est une source d’enrichissement culturel. Ils sont par ailleurs défavorables à une ouverture des frontières : seuls 10 % souhaitent ouvrir les frontières à tout le monde. 71 % se considèrent “pas du tout” ou “pas vraiment” féministes. 69 % affirment que les questions de genre les “fatiguent” et 21 % qu’elles les “indiffèrent”. Dans leur rapport aux institutions, l’ensemble des clusters témoigne d’une crise de confiance dans les organisations internationales. Lorsqu’on leur demande de choisir un acteur dans lequel ils ont confiance pour “résoudre les problèmes du monde”, seuls 5 % du premier, 9 % du deuxième et 4 % du troisième cluster mentionnent les organisations internationales. Le gouvernement est également sévèrement décrié au sein de l'échantillon (seuls respectivement 1 %, 5 % et 9 % le citent). Cette critique à l’égard des dirigeants politiques, aussi bien au niveau international que national, sanctionne l’échec de décennies de négociations climatiques. Ce décalage entre l’urgence de la question climatique et la lenteur des négociations internationales amène d’ailleurs l’historienne Amy Dahan à décrire un “schisme de réalité” entre “d’un côté, les négociations enfermées dans leur bulle, régies par les règles de consensus et de civilité onusiennes, construites autour de notions comme celles de responsabilité, d’équité et de partage du fardeau, et entretenant la fiction de pouvoir répartir les droits d’émissions des pays ; de l’autre côté, la lutte acharnée pour l’accès des ressources, le monde de la géopolitique et de la concurrence économique effrénée entre pays et la propagation quasiment universelle du modèle de vie occidental, qui ne fait qu’aggraver le modèle climatique”6. Si la défiance à l’encontre du gouvernement et des organisations internationales est transversale, la confiance envers les autres acteurs est distribuée différemment entre les clusters. Parmi les écologistes, 47 % font confiance aux citoyens pour résoudre les problèmes du monde et 19 % mentionnent les ONG. Ils affichent également leur confiance dans les syndicats. Concernant les institutions étatiques, on constate une ligne de fracture. S’ils ont un rapport positif à l’institution scolaire, ils se montrent méfiants envers l’armée et la police. Le deuxième cluster exprime également sa confiance dans les citoyens (36 %) et fait référence en second aux experts (16 %) davantage qu’aux ONG (12 %). En revanche, ils soutiennent les institutions étatiques en général, notamment la police, l’armée et l’école. Ils sont cependant moins positifs à l’égard des syndicats. Enfin, le dernier cluster déclare principalement ne faire confiance à personne (41 %), une proportion bien plus importante qu’au sein des deux premiers clusters (17 % et 21 %). Seuls 19 % affirment avoir confiance dans les citoyens tandis que les entreprises sont surreprésentées (11 % contre 1 % dans l’ensemble de l’échantillon). Cette méfiance à l’égard du collectif, aussi bien au niveau des simples citoyens que des acteurs syndicaux et associatifs, s’articule à une forte confiance dans les institutions rattachées à l’autorité et à l’exercice de la violence légale (armée et police).
6 Amy Dahan, « La gouvernance du climat : entre climatisation du monde et schisme de réalité », L’Homme la Société, 7 octobre 2016, n° 199, no 1, p. 79‑90.
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L’analyse conjuguée de ces deux questions sur le rapport aux institutions nous permet de dégager différentes formes de citoyenneté, pour reprendre Russel J. Dalton7. Le premier cluster se rattache à une forme de citoyenneté “engagée” qui “renvoie à l’activité volontaire, la formation autonome d’une opinion et à l’altruisme”, tandis que les deux autres clusters s'apparentent plus à une citoyenneté consciencieuse marquée par l’obligation et la loyauté envers l’État. Le premier cluster apparaît le plus critique à l’encontre de la démocratie représentative et réclame une participation accrue des citoyens aux décisions publiques. Les deux autres clusters, tout en élaborant une critique du mode de gouvernance actuel, restent fidèles aux institutions représentatives, bien que le troisième cluster se porte plus spécifiquement sur les institutions incarnant la force publique.
Schéma 2 : schéma des frontières idéologiques entre clusters
7 Russell J. Dalton, The good citizen: How a younger generation is reshaping American politics, Washington D. C., CQ press, 2015.
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Les oppositions entre les représentations de l’écologie s’apparient avec des divisions qui lui sont antérieures. Elles créent trois options relativement cohérentes du point de vue du rapport au politique. Certains indicateurs idéologiques comme l’antiracisme ou le féminisme peuvent constituer un point d’accord entre les écologistes et les environnementalistes. De ce point de vue, la segmentation entre le cluster 3 et le reste de l’échantillon semble beaucoup plus profonde. III. Quels rôles de la classe et du genre dans les représentations de l’écologie ? Ces groupes sont-ils homogènes du point de vue de l’âge, de la classe et du genre ? Lorsqu’il n’est pas présenté comme indépendant des variables socio-démographiques, le mouvement pour l’écologie est souvent appréhendé comme un mouvement jeune, qualifié, diplômé et féminin. De ce point de vue l’échantillon Il est temps invite à renégocier en partie cette représentation. Son ancrage social semble moins sectorisé que dans nombre de représentations stéréotypées. L’âge et la composition sociale des répondants au sein des différents clusters semble invalider l’idée d’une fracture sociale et générationnelle à l’égard de l’écologie. Les trois groupes présentent des distributions globalement similaires. Le cluster 3 comporte davantage de personnes de plus de 65 ans mais également de moins de 25 ans, et le cluster 1 est plus fortement composé par les 25-49 ans que les autres. Aucune génération ne semble spécifiquement caractéristique d’un groupe.
De la même manière, la surreprésentation des cadres et professions intermédiaires se retrouve dans tous les groupes. Les écologistes sont légèrement plus tournés vers les classes populaires employées et les productivistes vers les indépendants. Cependant, l'essentiel de la fragmentation mise au jour par notre enquête pourrait être interne aux classes supérieures. La littérature sur les mobilisations environnementales8 ainsi que les enquêtes menées par Quantité Critique ont déjà souligné la mobilisation des professions socio-culturelles (culture, santé, éducation et recherche, travail) pour la
8 Jean-Paul Bozonnet, « Boycott et « buycott » en Europe. Écocitoyenneté et culture libérale », Sociologies pratiques, 18 mai 2010, n° 20, no 1, p. 37‑50 ; Hanspeter Kriesi, « The transformation of cleavage politics The 1997 Stein Rokkan lecture », European Journal of Political Research, 1 mars 1998, vol. 33, no 2, p. 165‑185.
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cause écologique. Nous pouvons alors envisager que l’apparente homogénéité des clusters masque des différences internes au groupe des cadres, entre les secteurs de la culture et du care d’un côté et les métiers bénéficiant d’une plus grande valorisation économique de l’autre. L’analyse des filières les plus représentées au sein de chaque cluster tend d’ailleurs à valider cette hypothèse. Lorsque l’on considère la filière d’étude des étudiants de l’échantillon, on voit apparaître des différences significatives entre les clusters. Les clusters 2 et 3 comprennent bien plus de personnes issues du marketing et des écoles d’ingénieurs, tandis que le premier cluster agrège des filières typiques des professions socio-culturelles (sciences humaines et sociales, sciences de l’éducation, lettres, arts et langues). Les sciences naturelles et les mathématiques s’avèrent assez peu discriminantes, puisqu’elles se répartissent équitablement entre les trois groupes.
Répartition du genre par cluster
Outre les filières d’études, la différence la plus significative entre les clusters est le genre. Alors que l’ensemble des répondants se répartit de manière égale entre genres masculin et féminin, les clusters laissent apparaître des différences conséquentes dans leur répartition. Le premier cluster est plutôt féminin (55 % de femmes contre 45 % d’hommes) alors que le rapport est inverse pour le second (55 % d’hommes contre 45 % de femmes). On trouve enfin un cluster 3 très masculin (85 %). Cette répartition genrée des rapports à l’écologie sera étudiée dans le chapitre Le genre face à l’écologie.
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2. Conscience écologique et transformation de soi La question écologique n’est-elle qu’une affaire de pratiques ? L’écologie est souvent assimilée à une éthique s’incarnant dans un ensemble de gestes qui visent à préserver l’environnement. Les premières enquêtes sur le rapport des citoyens à l’environnement, principalement issues de la psychologie sociale9, cherchaient ainsi à mesurer les dispositions à agir concrètement pour la cause environnementale, ces gestes pouvant ensuite être promus par les politiques publiques. Outre les injonctions institutionnelles à adopter un certain nombre de pratiques (tri sélectif, limitation des achats de produits jetables), la littérature sur la transformation écologique de son mode de vie a connu un certain succès librairie au cours des dernières années (Ma famille zéro déchet, Ça commence par moi, Zéro plastique zéro toxique…). Le succès de ces ouvrages peut laisser penser que la question écologique serait avant tout un enjeu individuel, saisissable comme un ensemble d’efforts à produire pour conformer son mode de vie aux exigences environnementales. Pour autant, les études sur l’empreinte environnementale du mode de vie des Français montrent que l’essentiel des efforts à produire demeurent collectifs, amenuisant ainsi la portée des petits gestes “héroïques”10. Les pratiques écocitoyennes et leur articulation à l’action collective font débat au sein de la littérature scientifique. Certains chercheurs les associent à une forme de dépolitisation, symptomatique de la diffusion du “libéralisme culturel” et de la figure du citoyen-consommateur11. D’autres considèrent au contraire que celles-ci constituent une “porte d’entrée” de la cause écologique. Elles pousseraient les personnes qui les adoptent à s’intéresser davantage à la question environnementale et à s’engager dans l’action collective12. Le questionnaire Il est temps, offre de nombreuses informations sur les pratiques écologiques des répondants (tri sélectif, modes de transport, alimentation, achats de produits neufs, fréquence du zéro déchet) et nous permet de mesurer leurs niveaux de diffusion au sein de la population et leur rapport au consumérisme.
9 Théophile Bagur, Cyril Jayet et Hugo Touzet, « Environnement et écologie » dans Sociologie de l’opinion publique, Paris, PUF, 2020, p. 235‑266. 10 http://www.carbone4.com/publication-faire-sa-part/ 11 Jean-Paul Bozonnet, « Boycott et « buycott » en Europe. Écocitoyenneté et culture libérale », Sociologies pratiques, 18 mai 2010, n° 20, no 1, p. 37‑50. 12 Joost de Moor et Soetkin Verhaegen, « Gateway or getaway? Testing the link between lifestyle politics and other modes of political participation », European Political Science Review, février 2020, vol. 12, no 1, p. 91‑111.
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I. Un échantillon particulièrement pratiquant des éco-gestes Les participants au questionnaire affichent un très haut niveau de pratiques écologiques comparé aux taux relevés dans les enquêtes nationales13.
À propos des modes de transport, 75% des participants au questionnaire estiment que l’avion est « à raréfier sans [se] l’interdire » et 17% qu’il est « incompatible avec [ses] valeurs ». Pour partir en vacances, les répondants privilégient le mode de transport le moins cher (50%) même si une part significative priorise le moins polluant (21%). Ces fréquences élevées de pratiques écologiques s’expliquent d’abord par l’engagement écologique prononcé des répondants. Certains résultats, notamment concernant la fréquence du zéro déchet, peuvent interpeller. Il importe donc de considérer ces chiffres avec précaution. Il n’est pas impossible que les répondants, conscients d’être interrogés sur leur rapport à leur écologie, tendent à surévaluer leurs pratiques afin de satisfaire aux attentes supposées du questionnaire. À partir de ces résultats, nous pouvons identifier deux catégories de pratiques écologiques au sein de la base. D’abord, des pratiques relativement consensuelles. Celles-ci se caractérisent plutôt par une réorientation écologique de la consommation (vérifier la provenance des fruits et légumes, absence de changement de téléphone, achats de produits bios) que par une diminution du niveau de la consommation. Elles visent à « consommer mieux » et demandent moins d’efforts et de ressources, même si l’achat de produits issus de l’agriculture biologique nécessite un budget plus conséquent. À
13 https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/11/16/le-tri-des-ordures-menageres-en-progres-en-france_5384346_3244.html https://agriculture.gouv.fr/consommation-bio-les-francais-ont-modifie-durablement-leurs-pratiques https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/12/01/un-tiers-des-menages-francais-sont-flexitariens-2-sont-vegetariens_5223312_3244.html
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côté de ces pratiques, nous observons l’existence de pratiques minoritaires qui, si elles impliquent également une forme de réorientation de la consommation, comprennent une dimension plus ascétique (baisse de la consommation de viande, transport moins polluant, zéro déchet). Ici, il ne s’agit plus seulement de « consommer mieux » mais également de « consommer moins ». II. Sélection des produits et refus de consommer : deux pratiques opposées ? Les pratiques consensuelles tournées vers un « consommer mieux » et les plus minoritaires axées sur un « consommer moins » s’excluent-elles mutuellement ? D’un côté, le développement des labels, des circuits-courts, du bio et des nouvelles manières de s’approvisionner donne parfois l’impression de pouvoir revisiter sa consommation sans la diminuer ou s’interroger sur les choix de distributeur. Inversement, la défense de la décroissance ou de la sobriété est souvent perçue comme une critique de la simple sélection des produits, jugée illusoire. À partir des clusters établis dans la première partie, nous souhaitons démontrer que la construction d’une telle opposition entre deux familles de pratiques est factice. Les écologistes comme les environnementalistes ont fait évoluer leurs habitudes de consommation pour des raisons écologiques. Interrogés sur ce qu’ils ont modifié, ils évoquent de nombreux domaines. Le premier groupe déclare le plus de changements : 88% de ses membres ont modifié leur consommation, 84% leur alimentation, 65% leurs déchets, 43% leurs transports et 19% leur parcours professionnel. Le second groupe déclare dans une moindre fréquence des changements, bien que ceux-ci restent à un taux élevé : 77% mentionnent la consommation, 69% l’alimentation, 36% les transports et 15% le parcours professionnel. Si les deux clusters déclarent dans des proportions relativement proches avoir modifié leurs habitudes, le recensement des pratiques fait apparaître des différences significatives dans l’intensité et la nature des comportements pratiqués. Les écologistes participent quasi unanimement aux pratiques consensuelles et plus souvent que les autres aux pratiques minoritaires. 95% pratiquent le boycott, 88% achètent bio régulièrement ou systématiquement, 55% ont un compost et 38% déclarent être passés au zéro déchet. Ils affichent une réduction conséquente de leur consommation de viande. 15% sont végans ou végétariens et 53% consomment « rarement » de la viande. Cette conversion écologique de leur mode de vie se manifeste également dans le choix du mode de transport pour partir en vacances. Si la moitié opte pour le moyen « le moins cher » (48%), près d’un tiers choisit le « moins polluant » (30%). Les environnementalistes participent moins aux pratiques consensuelles, bien que celles-ci soient fortement répandues. 80% déclarent boycotter des produits, 68% acheter bio régulièrement ou systématiquement et 38% ont un compost. Mais la différence avec les écologistes semble particulièrement prononcée pour les pratiques minoritaires. Seuls 17% déclarent pratiquer le zéro déchet (21 points de moins) et ils consomment sensiblement plus de viande que le premier : 3% sont végétariens ou vegans et 34% en mangent rarement (respectivement 8 et 19 points de moins que les écologistes), tandis que plus de la moitié affirme en manger souvent (54%). Concernant leurs voyages, ils se montrent moins attentifs à l’impact environnemental de leur mode de transport. Seuls 8% choisissent le moins polluant, contre 21% optant pour le « moins fatiguant » et 19% pour « le plus rapide ».
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Enfin, les productivistes ne signalent pas de modification notable de leur mode de vie : 55% déclarent n’avoir « rien changé » par conviction écologique, ce qui se reflète dans leurs pratiques. Parmi ses membres, la consommation de viande est importante (34% en mangent tous les jours et 56% souvent) et moins de la moitié déclare acheter régulièrement bio (38%). Concernant leurs transports, seuls 2% déclarent choisir le moyen le moins polluant. Ils sont même 22% à prendre l’avion « dès que possible » et 20% à le considérer comme « indispensable » chaque année. Les pratiques consensuelles et les pratiques minoritaires ne structurent pas des horizons d’action antagonistes. On constate que les répondants participant aux pratiques les plus minoritaires, véganisme ou limitation de l’avion, sont aussi les plus enclins à participer aux formes d’action les plus répandues. Les pratiques minoritaires ne signifient pas l’abandon des pratiques majoritaires mais leur dépassement. Pour eux, il y a cumulativité entre les pratiques consensuelles de sélection des produits et des conduites plus ascétiques et engageantes. Paradoxalement, le groupe des environnementalistes, qui soutient fortement l’idée d’une transition par le consommateur citoyen, pratique moins que les écologistes les éco-gestes (tri, boycott…). III. En quoi les dispositions idéologiques impactent-elles la réforme de soi ? Souvent appréhendés comme des gestes simples, des engagements faciles et diffusables largement, les éco-gestes supposent en fait, pour être adoptés, des dispositions particulières. Nous caractérisons ici les orientations politiques et culturelles qui favorisent les comportements écologiques. La pratique régulière des petits gestes s’articule chez les répondants à une critique systémique de la société de marché et du productivisme. Le rapport à la cause écologique est déterminant dans le nombre et la fréquence des pratiques individuelles. Les personnes qui se déclarent « militantes » à propos de la cause écologique sont très investies dans les pratiques individuelles minoritaires et affichent également le plus haut taux de pratiques consensuelles. 97% pratiquent le tri sélectif et le boycott. Plus de la moitié déclarent être passés au zéro déchet (58%) et 63% tiennent un compost. La consommation de viande y est faible : 23% sont végétariens ou végans et 54% mangent rarement de la viande. Ils sont près de la moitié à choisir le mode de transport le moins polluant (40%) pour partir en vacances et 27% déclarent que l’avion est « incompatible avec [leurs] valeurs ». Chez les sympathisants, si l’on retrouve des taux relativement élevés de pratiques majoritaires (92% trient leurs déchets et 88% boycottent), les comportements les plus engageants sont bien moins adoptés : 7% se disent végans ou végétariens, 43% mangent rarement de la viande mais « seuls » 24% sont passés au zéro déchet (34 points de moins que les militants). La croyance dans la capacité du capitalisme ou des nouvelles technologies à résoudre ou non la crise écologique oriente également les pratiques des répondants. Parmi ceux qui pensent que les sciences et technologies peuvent résoudre la crise écologique, on observe un moindre investissement des pratiques minoritaires : 24% pratiquent le zéro déchet, soit 9 points de moins que les sceptiques à l’égard d’un solutionnisme technologique. Nous retrouvons des résultats similaires chez les répondants qui considèrent que le capitalisme est incompatible avec l’écologie. Ces derniers sont deux fois plus souvent végétariens ou végans que ceux qui considèrent que le capitalisme est compatible avec l’écologie (12% contre 5%) et tendent à être plus flexitariens (49% contre 35%).
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Positionnement sur l’affirmation « Le capitalisme est compatible avec l’écologie » selon la fréquence de consommation de viande
Lorsque l’on interroge les répondants sur leur rapport aux « petits gestes » pour la planète, on constate un décalage entre la croyance dans leur efficacité et leur mise en pratique. De manière assez contre-intuitive, l’idée selon laquelle les petits gestes seraient « utiles » n’est pas associée à une plus grande intensité dans la pratique. Chez ceux qui considèrent que les petits gestes sont « insuffisants » ou « utiles », nous observons des niveaux de pratiques minoritaires et consensuelles relativement similaires. Ces deux groupes qui se déclarent dans une même proportion végétariens ou végans (respectivement 11% et 9%), sont passés au zéro déchet (28% et 32%) et boycottent des produits (90% et 87%). La centralité stratégique accordée aux changements individuels du mode de vie n’est ainsi pas décisive dans la mise en œuvre de ces changements. Nous pouvons constater que le lien entre orientation politique et pratiques individuelles amène à nuancer l’hypothèse d’une dépolitisation associée aux « petits gestes » pour l’écologie. Les individus critiques du système économique et du solutionnisme technologique mettent en place plus de pratiques que les défenseurs du capitalisme et de la capacité de la technologie à résoudre la crise écologique. Par ailleurs, ceux qui considèrent que les petits gestes sont une dimension centrale dans la lutte écologique ne participent pas spécifiquement plus à ces pratiques que ceux qui les considèrent comme insuffisants.
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3. Marcher, s’organiser, désobéir : les horizons de l’action collective
La question écologique se diffuse depuis une cinquantaine d’années dans l’opinion publique et s’intègre de plus en plus dans les processus démocratiques. Le double échec des accords de Paris (2015) – insatisfaction des écologistes vis-à-vis des engagements puis retrait des États-Unis – témoigne de l’incapacité des institutions internationales à produire des cadres pour répondre à la crise. Le constat est d’autant plus brutal qu’il s’impose dans un moment où la société civile se saisit largement de la question climatique. Dans ce contexte d’inaction politique, la démission de Nicolas Hulot et le mouvement mondial des grèves de la jeunesse pour le climat, initié par les manifestations hebdomadaires de Greta Thunberg devant le Parlement suédois, ont été le déclencheur d’une vaste mobilisation en France. Cependant, le rassemblement massif autour de la question écologique et climatique masque les divergences stratégiques qui traversent le mouvement. Le décalage entre la mobilisation populaire sans précédent pour la cause écologique et les réponses jugées superficielles du gouvernement a amené certains militants à multiplier les actions de désobéissance civile, notamment à l’initiative de la branche française d’Extinction Rebellion fondée en mars 2019. Cette montée en radicalité a fait l’objet de débats au sein du mouvement. Une frange s’y oppose, ne se retrouvant pas dans ces formes d’action ou considérant qu’elles desservent la cause. Les modalités d’action en faveur de l’écologie mises en place par les répondants se greffent à ces interprétations divergentes. Le recours à la manifestation, aux pétitions ou à la désobéissance civile, révèle une certaine relation à la cause écologique et un certain degré d’urgence perçu. Ils renseignent également sur les modes d’investissement de la citoyenneté par les répondants et sur les rapports qu’ils entretiennent avec la démocratie. Cette diversité des modes d’action est souvent appréhendée à travers une opposition entre un coeur très militant de la mobilisation, engagé dans des actions de désobéissance civile et sceptiques à l’égard de la capacité des institutions démocratiques à répondre à l’urgence écologique, et des sympathisants attachés à la légalité et confiants dans les institutions pour assurer la transition. Les réponses au questionnaire viennent remettre en cause ce partage. I. Quels rapports à l’action collective ? Les répondants au questionnaire apparaissent fortement impliqués dans l’action collective. Lorsqu’ils s’engagent pour une cause, 66% des répondants déclarent signer des pétitions, 47% partager des contenus sur les réseaux sociaux, 38% soutenir des ONG, 34% manifester et 21% pratiquer la désobéissance civile. À propos des marches pour le climat, 20% y ont déjà participé. Près d’un quart des répondants affirme pratiquer la désobéissance civile, le soutien à celle-ci étant bien plus large : 39% estiment « nécessaire » de désobéir aux lois pour protéger l’environnement, 34% pensent que c’est « acceptable » et 12% la jugent « inévitable ». Par ailleurs, les Zones à Défendre (ZAD) sont perçues comme un mode d’action « indispensable » ou « intéressant » par plus de la moitié des répondants (respectivement 31% et 34%). Si une grande majorité de la base considère qu’il est acceptable voire nécessaire de s’affranchir de la légalité, la violence est quant à elle source de désaccords plus profonds. Seul un tiers des répondants considère qu’utiliser la violence pour faire
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entendre sa voix est nécessaire ou acceptable (7% et 24%). Par ailleurs, 29% se déclarent prêts à participer à un mouvement de révolte de grande ampleur. À partir des clusters, nous souhaitons identifier trois rapports majeurs à l’action collective parmi les répondants. Le premier cluster a davantage recours à l’action collective et est ouvert à la diversité de ses répertoires, légaux comme illégaux. Ce haut niveau d’engagement se reflète d’abord dans les moyens d’actions les plus consensuels, qui sont largement pratiqués par ses membres : 75% déclarent signer des pétitions quand ils s’engagent pour une cause, 55% partagent sur les réseaux sociaux et 45% soutiennent les ONG. Le premier cluster est aussi celui qui est plus prompt à déclarer des actions plus « engageantes » : 45% manifestent pour le climat et 28% pratiquent la désobéissance civile. Dans ce groupe, la désobéissance civile fait l’unanimité. 13% la jugent inévitable, 49% nécessaire et 34% acceptable, tandis que seulement 5% estiment qu’elle est contre-productive ou intolérable. Les ZAD sont également plébiscitées par une large partie de ses membres. Une grande majorité les juge indispensables ou intéressantes (respectivement 47% et 38%) et seulement 10% disent que ce n’est « pas leur truc ». Ce très large soutien à des actions illégales tend pourtant à établir une frontière plutôt étanche avec les moyens d’action violents. Bien que ce cluster soit le plus porté à considérer la violence comme légitime, celle-ci est loin de faire l’unanimité. Si un peu plus d’un tiers la juge nécessaire ou acceptable (8% et 29%), 50% considèrent qu’elle est contre-productive et 12% l’estiment intolérable. Sur ce point de vue, il est difficile de faire la part entre un rejet « stratégique » de la violence, perçue par les militants et sympathisants pour le climat comme un mode d’action « répulsif » aux yeux de l’opinion publique, et un rejet « éthique » de toute forme de violence. Le deuxième cluster présente un moindre engagement militant et accorde un plus grand attachement à la légalité. Lorsqu’ils s’engagent pour une cause, seuls 19% manifestent et 11% pratiquent la désobéissance civile. Si la désobéissance civile recueille un soutien majoritaire, celui-ci apparaît plus mesuré que chez les écologistes. 15% la jugent nécessaire et 49% acceptable mais 20% l’estiment contre-productive et 3% inacceptable. La violence est très largement condamnée et ce rejet semble plus fortement basé sur des raisons morales : 57% estiment qu’elle est contre-productive et 21% qu’elle est inacceptable. Cette plus grande distance à l’égard de la radicalité se reflète dans le rapport de ce groupe aux ZAD. Les membres de ce cluster ne s’identifient pas à ce mode d’action : 43% affirment que « ce n’est pas [leur] truc », bien qu’il ne soit ni décrié ni soutenu : 10% pensent que les ZAD sont scandaleuses et 10% qu’elles sont indispensables. Le dernier cluster est absent de l’action collective. Il refuse même les modalités les plus consensuelles. Seuls 27% signent des pétitions, 8% soutiennent des ONG, 11% manifestent et participent à des actions de désobéissance civile, et 29% ne font « rien ». La désobéissance civile est très majoritairement rejetée : 41% considèrent qu’elle est contre-productive et 34% qu’elle est intolérable. Les ZAD sont également condamnées par les membres de ce groupe, 59% les jugeant « scandaleuses ». II. Les désobéissants, leurs soutiens et opposants : illégalisme et violence en débat Nous étudions ici les propriétés sociales, démographiques et idéologiques des soutiens et opposants à la désobéissance civile et à l’usage de la violence.
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A. Portrait des désobéissants Les personnes qui déclarent pratiquer la désobéissance civile quand ils s’engagent pour une cause se situent plus à gauche que le reste de l’échantillon. Une large majorité se positionne à gauche (30%) ou très à gauche (33%). On note également une proportion significative de personnes positionnées « ni gauche ni droite » (23%). La désobéissance civile est associée à perception accrue de l’urgence de la crise climatique et à un scepticisme dans la capacité du système économique et technologique à résorber seul la crise écologique. Les trois quarts des désobéissants situent l’urgence écologique à son maximum. 67% se disent en désaccord avec l’idée selon laquelle les sciences et les technologies résoudront la crise écologique et 88% considèrent que le capitalisme est incompatible avec l’écologie. Le changement systémique qu’ils promeuvent s’inscrit également dans une modification de son propre mode de vie. 88% estiment qu’il faut changer « le système et [son] mode de vie ». Concernant leurs propriétés sociodémographiques, les hommes sont surreprésentés parmi les désobéissants (53%) alors qu’ils sont sous-représentés dans l’ensemble de l’échantillon. Par ailleurs, la désobéissance semble échapper à une lecture générationnelle qui ferait d’elle un mode d’action privilégié par les plus jeunes. Toutes les classes d’âges sont représentées parmi les désobéissants, qui ont principalement entre 25 et 65 ans. Chez les étudiants, les cursus en sciences humaines et sociales ainsi qu’en lettres, arts et langues sont surreprésentés. Chez les actifs, il existe une nette sous-représentation des cadres par rapport aux professions intermédiaires et aux ouvriers. Parmi les désobéissants, la question du recours à la violence est polarisante. Près de la moitié estime que celle-ci est acceptable (35%) ou nécessaire (14%), tandis que son rejet semble être fondé plutôt sur des raisons stratégiques que morales. Si 42% la jugent « contre-productive », seuls 9% considèrent qu’elle est inacceptable. Ces résultats viennent remettre en cause l’idée d’une frontière étanche qu’établiraient les militants pour le climat entre la désobéissance civile et un répertoire d’actions plus radicales. Ainsi, une partie des pratiquants de la désobéissance civile n’apparaît pas opposée à l’idée d’une montée en radicalité dans les moyens d’action. B. Portrait des soutiens à la désobéissance civile Lorsque l’on observe les soutiens à la désobéissance civile, on constate que ceux-ci se décomposent en deux principaux groupes. Un premier tend à la considérer comme « nécessaire ». Ses membres présentent de nombreuses similarités avec les désobéissants. Ils se positionnent plus fréquemment très à gauche (31%) ou à gauche (35%) que l’échantillon. Parmi les soutiens de la désobéissance, il s’agit des plus sceptiques à l’égard de la technologie (67%) et des plus critiques envers le capitalisme (90%). Ils sont également les plus nombreux à situer l’urgence écologique au niveau maximal (82%). D’un point de vue social, ils sont moins issus des cadres et catégories supérieures que le reste de l’échantillon et présentent un fort taux de pénétration chez les ouvriers, les professions intermédiaires, les agriculteurs et les artisans. Chez les étudiants, les étudiants en sciences humaines et sociales, lettres, art et langues sont fortement représentés. Un second groupe de soutien estime que la désobéissance est « acceptable » ou « inévitable ». Celui-ci se positionne également fréquemment à gauche (40% chez les « acceptable » et 36% chez les « inévitable ») et « ni gauche ni droite » (respectivement 21% et 25%) et il se déclare moins « très à gauche » que le premier groupe (11% et 14%). Chez ce second groupe, une majorité de répondants ne fait pas confiance aux sciences et à la technologie pour résoudre la crise écologique mais dans une proportion moindre que le premier groupe de soutien (53% et 57% contre 67%). Idem dans le rapport au
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capitalisme. Celui-ci reste très largement jugé comme incompatible avec la crise écologique mais dans une moindre mesure que pour le premier groupe (81% chez ceux qui pensent la désobéissance « acceptable » et 75% pour ceux qui la jugent « inévitable »). Bien qu’ils situent également majoritairement le niveau d’urgence écologique à son niveau maximum, ils le mentionnent moins fréquemment que le premier groupe (respectivement 59% et 66%). C. Portrait des opposants à la désobéissance civile Les opposants à la désobéissance civile se décomposent en deux modalités de réponse. Chez ceux qui la considèrent comme « contre-productive », on retrouve une proportion non-négligeable de personnes se positionnant à gauche (24%), au centre (25%) ou qui ne se considèrent « ni droite ni gauche » (23%). La droite est également présente (14%). Pour les répondants qui la jugent « intolérable », on note une plus forte représentation des personnes se déclarant à droite (22%) et très à droite (11%). On retrouve également des proportions non négligeables de personnes situées au centre (22%) et ni à droite ni à gauche (20%). De manière générale, les opposants à la désobéissance civile manifestent une plus grande confiance dans la technologie et éprouvent un moindre sentiment d’urgence. Moins de la moitié désapprouve l’idée selon laquelle les sciences et la technologie permettront de résoudre la crise écologique (respectivement 40% et 34% chez ceux qui considèrent la désobéissance civile comme « contre-productive » ou « intolérable »), et situe l’urgence écologique au niveau maximal (39% et 26%). Par contre, ils sont majoritairement d’accord avec le fait que le capitalisme est incompatible avec l’écologie (67% et 80%). Les catégories supérieures, chefs d’entreprises et commerçants sont surreprésentés chez les opposants.
III. Critique des institutions et confiance dans le collectif Si la désobéissance peut être perçue comme une réaction au blocage institutionnel face à la catastrophe écologique, il serait abusif de la considérer comme une simple conséquence du désespoir et une résignation dans la capacité collective de nos sociétés à faire face aux enjeux environnementaux. Le rapport au politique des pratiquants et soutiens de la désobéissance civile, fait apparaître un paradoxe entre rejet des institutions et croyance dans le collectif. A. Le rapport au politique des désobéissants Par rapport au reste de l’échantillon, les pratiquants de la désobéissance civile se montrent plus critiques envers les institutions. Seul un tiers déclare voter à chaque élection (37%) et une large majorité considère que les hommes et femmes politiques sont presque tous corrompus (67%). Par ailleurs, ils sont particulièrement défiants à l’égard de la police, de l’armée et des médias. Pour autant, cette attitude à l’égard des institutions et de la classe politique ne saurait être assimilée à une forme de rejet de la démocratie. La moitié des désobéissants déclare faire principalement confiance aux citoyens pour résoudre les problèmes du monde et 94% sont favorables à davantage de démocratie participative ; 86% considèrent qu’une société durable où personne n’est laissé pour compte est possible et 83% estiment que le gouvernement doit imposer des pratiques écologiques. Ainsi, les désobéissants imputent le blocage institutionnel des politiques climatiques aux classes dirigeantes tout en étant persuadés que le
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dépassement d’un tel blocage passera par une participation accrue des citoyens dans la gouvernance démocratique.
B. Rapport au politique des soutiens et opposants à la désobéissance Chez les soutiens de la désobéissance, on retrouve une critique en partie analogue des institutions actuelles de la démocratie représentative, sans pour autant que cette critique implique un refus d’une solution politique et démocratique à la crise écologique. Chez ceux qui considèrent que la désobéissance est nécessaire, acceptable ou inévitable, les citoyens arrivent largement en tête comme acteur privilégié pour « résoudre les problèmes du monde » (respectivement à 48%, 41% et 42%). Ils soutiennent quasi-unanimement le développement de la démocratie participative à la sortie de la crise (94%, 89% et 87%) et considèrent qu’une société durable où personne n’est laissé pour compte est possible (85%, 78% et 78%). Comme pour les désobéissants, cette volonté de développer la démocratie participative va de pair avec une critique des institutions actuelles : 64% de ceux jugeant que la désobéissance est nécessaire, 48% qu’elle est acceptable et 54% qu’elle est inévitable, considèrent que presque tous les hommes et femmes politiques sont corrompus. Les opposants à la désobéissance civile témoignent quant à eux d’une confiance accrue dans les institutions et d’une moindre adhésion aux mécanismes de la démocratie représentative. Chez ceux qui considèrent la désobéissance civile comme « contre-productive » ou « intolérable », plus de la moitié déclare voter à chaque élection (respectivement 54% et 58%) et seulement un tiers affirme que les hommes et femmes politiques sont presque tous corrompus (respectivement 34% et 36%). S’ils évoquent également les citoyens pour résoudre la crise écologique, ils le font dans des proportions bien moindres que les soutiens de désobéissance (respectivement 33% et 24%) et ils sont significativement plus nombreux à ne faire confiance à « personne » (22% et 30%). Ils sont également moins confiants dans le fait qu’une société durable où personne n’est laissé pour compte soit possible (63% et 52%).
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4. Genre et écologie
La figure de Greta Thunberg a provoqué des réactions violentes parmi les commentateurs politiques et médiatiques dès son apparition à l’automne 2018. Son jeune âge, mais aussi son genre, ont désarçonné de nombreuses figures politiques et médiatiques, le plus souvent masculines. Ils ont fustigé la militante, l’accusant d’être manipulée, inconséquente, de semer la terreur ou encore de prendre la place des experts. Son message potentiellement consensuel appelant à écouter les alertes des scientifiques ne laissait pas présager qu’elle devienne une personnalité clivante. Ces réactions virulentes face à une jeune femme luttant contre l’inaction climatique en renvoyant le politique face au scientifique questionnent. Lorsqu'elle est réduite à une action domestique par la consommation éthique et les éco-gestes du quotidien, l'écologie repose souvent sur un effort féminin où la figure maternelle continue de gérer les contraintes familiales. Les alertes formulées par les scientifiques, associées au mouvement climat majoritairement composé de femmes, ont participé à la sortir du cadre domestique. L'écologie est désormais une donnée centrale pour appréhender le politique. C’est donc dans cette relation symbolique où le feminin vient bousculer une sphère dominée par les hommes que l’on peut trouver les raisons de la violence dirigée à l’encontre de Greta Thunberg. On peut interpréter ces réactions comme une tentative de la masculinité de garder le contrôle sur les questions de souveraineté collective. Ainsi, devant ce brouillage des représentations, il convient de s’interroger : l’écologie est-elle davantage féminine ou masculine ? La surreprésentation des femmes dans les manifestations pour le climat (environ 65% des manifestants14) ou encore la place prépondérante de porte-paroles féminines dans le mouvement semblent esquisser une réponse à cette question. Si le cadrage de l’écologie par la question climatique et son urgence ne parvient pas totalement à s’affranchir du genre, produit-il une recomposition des valeurs et des pratiques genrées ? Pour trancher cette question, nous présentons ici les écarts constatés entre les répondants et les répondantes dans leur appréhension de la crise écologique, puis dans leurs pratiques individuelles et leurs rapports à l'action collective.
I. Le saisissement genré de la crise environnementale
A. Des priorités environnementales similaires mais des sources d’inquiétude divergentes
Lorsqu’on les interroge sur leurs priorités en matière d’écologie, les répondants et répondantes ne montrent pas de différences notables. Le climat (44%), puis la pollution (27%) sont cités en premier aussi bien chez les femmes que chez les hommes. Néanmoins, les inquiétudes divergent lorsque l’on interroge plus largement les répondants sur les causes d’un effondrement potentiel (Notre civilisation pourrait s'effondrer dans les années à venir. Pour moi, la cause première serait...). Les femmes pointent davantage que les hommes (12 points de plus) les risques liés à des facteurs écologiques, comme le dérèglement climatique, une catastrophe naturelle ou encore l’épuisement des ressources. Du côté des hommes, bien que les causes environnementales
14 Grèves pour le climat : « La mobilisation des jeunes ne témoigne pas d'une diversification sociale ». Le Monde, 19 avril 2019. Tribune, Quantité Critique
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soient également les plus évoquées, les angoisses identitaires ou économiques reviennent plus souvent que pour les femmes. Ils sont en effet 33% à envisager un effondrement lié soit à une crise économique, à une guerre, à des vagues migratoires ou encore à un “déclin de l’Occident” contre 21% du côté des femmes. Cette priorisation féminine des causes environnementales de l’effondrement s’articule avec un niveau de conscience de l’urgence écologique supérieur à celui des hommes. Elles sont ainsi 70% à placer le niveau d’urgence au maximum quand c’est le cas de 59% des hommes. Pourtant, ces derniers tendent à s’estimer mieux informés que les femmes sur les questions écologiques : 23% se déclarent pleinement informés contre 19% chez les femmes. Nous interrogeons maintenant l’effet du genre à la lueur de l’orientation politique afin de saisir leur articulation avec les représentations de l’effondrement. Réponse à la question “Notre civilisation pourrait s'effondrer dans les années à venir. Pour moi, la cause
première serait ...” selon le genre et l’orientation politique
L’orientation politique reste plus structurante dans la représentation du risque majeur qui pourrait conduire à un effondrement de la civilisation. En effet, les hommes et les femmes s’auto-positionnant à gauche ou très à gauche mentionnent avant tout le dérèglement climatique (autour de 38%) et l’épuisement des ressources comme causes potentielles d’effondrement. Néanmoins certains scenarii restent fortement genrés. Parmi les répondants se déclarant “très à gauche”, les hommes sont par exemple 17% à pointer avant tout le risque d’une crise économique alors que les femmes sont 11,5%. À l’opposé de ces orientations politiques, les hommes de droite sont plus de 17% à affirmer que l’effondrement viendra d’une vague migratoire - en faisant la réponse la plus donnée par cette catégorie - alors que les femmes de droite ne sont que 8% à le mentionner, leurs craintes se portant davantage sur l’épuisement des ressources (22%).
B. Des approches différentes du changement politique nécessaire
Les femmes sont moins enclines à croire dans la capacité du système économique et technique de résorber par lui-même la crise environnementale : 41% considèrent que les sciences et technologies vont
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résoudre la crise écologique contre 47% chez les hommes. Elles sont également plus nombreuses à estimer que le capitalisme est incompatible avec l’écologie (81% contre 73%). Cette moindre confiance dans les technologies est un résultat que nous trouvons également parmi les participants et participantes aux marches. Les études écoféministes ont par ailleurs montré comment l’émergence de la science et la technologie modernes a été concomitante d’une domination sur les femmes et de la destruction de la nature, rattachant ainsi sciences et techniques à un principe masculin15. Nous pouvons émettre l’hypothèse que les femmes, davantage en charge du travail invisible qui perpétue la société, sont plus sceptiques à l’idée que la technologie puisse assurer la totalité du travail, conscientes qu’une intervention humaine sera toujours nécessaire. Par ailleurs, nous constatons que leur écologie tend davantage à défendre un changement systémique tout en remettant en cause leurs pratiques quotidiennes. Elles déclarent plus fréquemment que les hommes qu’il faut changer “le système et mon mode de vie” (86% contre 80%) et tendent à se déclarer plus militantes (27% contre 20%). Sur les thématiques portant des stéréotypes de genre particulièrement forts, l’écart des soutiens entre les hommes et les femmes aux mesures écologiques s'approfondit. Ainsi, 47% des femmes estiment que nous devons arrêter de manger de la viande contre seulement 29% des hommes. De même, elles sont 41% à vouloir interdire la chasse contre 28% chez les hommes. Les femmes apparaissent également plus disposées à élargir leur sensibilité aux non-humains. 88% estiment que l’espèce humaine n’est pas au-dessus des autres (contre 74% des hommes). Cet élargissement de la sensibilité aux non-humains, dont la centralité est de plus en plus mise en valeur par la littérature écologique16, semble ainsi plus répandu chez les répondantes de la base, faisant ainsi écho aux thèses écoféministes qui voient dans les femmes un acteur clé de l’écologie politique17. Côté hommes, on retrouve la permanence d’un attachement à une maîtrise prométhéenne de la nature.
II. Distribution genrée des pratiques écologiques Les dispositions au changement supérieures chez les femmes de l’échantillon se prolongent dans les pratiques écologiques. Plus conscientes de l’urgence écologique, elles passent également plus souvent à l’action et adaptent leurs modes de vie en conséquence. Toutefois, alors même que l’ordre social genré prédispose les femmes à une conscience accrue des impératifs écologiques, les types de pratiques qu’elles déploient principalement apparaissent circonscrits aux charges assignées au féminin : le travail reproductif, l’attention au corps et à l’intime. A. Le domestique et l’intime Pratiques qui impliquent une gestion des affaires domestiques L’adoption de pratiques écologiques au sein de la sphère domestique a le plus souvent pour conséquence d’amplifier la division sexuelle du travail domestique et familial. Les femmes, davantage en charge de la gestion de la consommation du foyer, ne sont que 6% au sein de l’échantillon à déclarer ne pas vérifier la provenance des légumes contre 11% des répondants hommes ; elles achètent de manière
15 Carolyn Merchant, The Death of nature: women, ecology, and the scientific revolution, Nachdr., San Francisco, Harper, 2000. 16 Baptiste Morizot, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes sud, 2020. 17 Emilie Hache, Reclaim : recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016 ; Marie-Anne Casselot et Valérie Lefebvre-Faucher (eds.), Faire partie du monde : réflexions écoféministes, Montréal, Québec, Remue-ménage, 2017.
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plus régulière des produits bio (66% répondent “Souvent” et 18% “Systématiquement” contre 61% et 14%) ; sont 38% à tendre vers le zéro déchet contre seulement 20% des hommes ; 91% d’entre elles pratiquent le boycott (contre 86% des hommes) et 94% le tri sélectif “autant que possible” (contre 89% des hommes). Lorsque l’on interroge les répondants sur ce qu’ils ont changé par conviction écologique, on retrouve la même logique : 71% des répondantes ont changé quelque chose dans leurs déchets (contre 59% des répondants) et 88% dans leur consommation (contre 77%). Pratiques qui impliquent un contrôle de son corps et de son alimentation Non seulement les femmes mettent nettement plus en œuvre que les hommes des pratiques écologiques au sein de la sphère invisible du travail domestique, mais elles investissent aussi la sphère de l’alimentation. L’alimentation représente “un moyen − une arme – très efficace de reproduction de l’ordre du genre”18. Néanmoins, c’est cette attention portée au corps et à l’alimentation qui les prédispose à les intégrer davantage dans le spectre de leurs nouvelles pratiques écologiques. Les répondantes sont alors 83% à déclarer avoir changé quelque chose à leur alimentation par conviction écologique contre 71% des hommes. Cet écart se fait d’autant plus sentir lorsqu’on interroge les répondant.e.s sur leur consommation de viande :
Fréquence de la consommation de viande en fonction du genre
B. La sphère publique : compatible avec la masculinité hégémonique19
18 Fournier, T., Jarty, J., Lapeyre, N. et Touraille, P. (2015). L’alimentation, arme du genre, Journal des anthropologues [En ligne], 140-141. 19 La sociologue australienne R. W. Connell définit la masculinité hégémonique comme la “configuration des pratiques de genre qui incarne la solution socialement acceptée au problème de la légitimité du patriarcat, et qui garantit (ou qui est utilisée pour garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes” dans Connell, R. W., Masculinities, Cambridge, Polity Press, 1995, p. 352
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Lorsque l’on se penche sur les pratiques écologiques qui ont lieu en dehors de la sphère domestique, plus visibles et valorisables, les femmes ne sont plus majoritaires à les investir. Prenons le travail pour exemple. Alors que les hommes de l’échantillon s’emparent sensiblement moins des pratiques liées à la consommation et aux déchets, constitutives du travail reproductif, ils sont ici légèrement plus nombreux à avoir changé quelque chose à leur parcours professionnel par conviction écologique (16% des hommes l’affirment contre 14% des femmes). Leur position plus favorable sur le marché du travail peut expliquer ce plus grand investissement. Idem lorsqu’on les interroge sur l’adaptation écologique de leurs loisirs, 15% des hommes déclarent l’avoir fait contre 13% des femmes. Encore plus marquant, 43% des répondants hommes affirment avoir changé quelque chose à leurs transports par conviction écologique contre 36% des femmes. Pour exemple, l’usage du vélo pour se déplacer est principalement investi par les hommes. À l’inverse de l’adoption d’un régime végétarien qui romprait pour les hommes avec la détermination genrée de la consommation de viande20, cette pratique ne fragilise pas les formes socialement admises de masculinité tournées vers l’extérieur et vers la pratique physique. Bien qu’écologique, elle sous-tend par ailleurs “une domination masculine de l’espace public par le corps”21. Se joue ici une négociation de l’engagement écologique de telle sorte qu’il puisse être pratiqué tout en se maintenant dans le cadre de la masculinité hégémonique. Les hommes privilégient alors non seulement les pratiques qu’ils sont en mesure de valoriser socialement mais aussi celles qui leur permettent de conserver le privilège de leur statut masculin.
C. Renégociation de la norme de genre et écologie Néanmoins, cette division genrée des pratiques écologiques assignant les femmes à la charge du domestique et permettant aux hommes d’investir de leur engagement la sphère publique et rétribuée n’est pas indépassable. Alors que l’écologie semble parfois renforcer les inégalités de genre, elle peut aussi pousser à les subvertir. En effet, lorsqu’elle est combinée à une conscience féministe, c’est-à-dire la prise en compte et la critique de la domination structurelle exercée par les hommes, on peut observer une recomposition des masculinités, qui se révèlent alors moins handicapantes dans la transition. Parmi les hommes qui estiment que le niveau d’urgence écologique est maximal, ceux qui se déclarent les plus féministes sont les plus agissants dans la sphère domestique. Ils sont 85% à avoir changé quelque chose dans leur consommation par conviction écologique et 21% à acheter systématiquement bio (contre uniquement 70% et 11% de ceux ne se considérant pas du tout féministes). Le rapport à l’intime et à l’alimentation peut lui aussi être redéfini et investi par les hommes dans une perspective écologique. Les hommes féministes, dans un mouvement de recomposition de leur masculinité, sont ainsi plus nombreux à avoir modifié leur alimentation et à tendre vers le végétarisme.
20 Rothgerber, H. (2013). Real men don’t eat (vegetable) quiche: Masculinity and the justification of meat consumption. Psychology of Men & Masculinity, 14(4), 363. 21 Sayagh, D. (2017). Construction sociospatiale de capabilités sexuées aux pratiques urbaines du vélo. In Les Annales de la Recherche Urbaine. 112, 127-137.
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Pratiques écologiques chez les hommes déclarant un niveau d’urgence écologique maximal selon le niveau de conscience féministe
L’échantillon Il est temps est composé d’1% de répondant.e.s se définissant en dehors de la division binaire homme-femme et se déclarant ainsi “non-binaires” (ce qui correspond à 326 personnes sur 35073). Cet éloignement de la norme de genre et le refus ou le sentiment de ne pas correspondre aux catégories formées par le régime de la différence sexuelle s’accompagne d’un positionnement politique radicalement à gauche. En effet, 46% des non-binaires de l’échantillon s’auto-positionnent “très à gauche” quand ce n’est le cas que de 18% des hommes et de 16% des femmes. Ainsi, cette radicalité politique couplée à un affranchissement des normes genrées se combine à un investissement massif des pratiques écologiques. Par conviction écologique, iels sont 49% à déclarer avoir changé quelque chose dans leurs transports, 83% dans leur alimentation, 18% dans leurs loisirs, 19% dans leur parcours professionnel et même 15% dans leur usage d’internet (alors que ce n’est le cas que de 9% des femmes et 7% des hommes). Toutefois, il est nécessaire de prendre en compte que cette identité de genre ne se voit reconnaître aucune place dans la société et fait l’objet de discriminations22. Par exemple, 82% des non-binaires de l’échantillon affirment que la société ne leur donne pas les moyens de montrer de quoi ils sont capables (63% des femmes et 55% des hommes répondent la même chose). Le fait que ce groupe certes minoritaire, qui se construit par-delà les dispositions genrées, soit le plus impliqué dans les pratiques et dans une forme de radicalité écologique esquisse l’idée qu’une conscience de ces assignations permet de s’en défaire et d’investir une plus large palette de pratiques écologiques, en dehors de leurs connotations genrées. Écologisme et féminisme Notre échantillon Il est temps confirme l’idée que l’engagement écologique au quotidien est plus profond chez les femmes que chez les hommes et qu’elles accordent plus d’importance à ces questions. Une
22 Trachman, M. & Lejbowicz, T. (2018). Des LGBT, des non-binaires et des cases : Catégorisation statistique et critique des assignations de genre et de sexualité dans une enquête sur les violences. Revue française de sociologie, vol. 59(4), 677-705.
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explication est à trouver dans les rôles auxquels elles sont assignées, et notamment celui de la gestion du travail de reproduction. Il ne faut cependant pas imaginer que l’écologie des femmes se cantonne à une redéfinition du domestique. Comme nous l’avons vu précédemment (Chapitre Pratiques individuelles), les personnes les plus engagées dans les pratiques individuelles sont également celles qui articulent le plus puissamment l’écologie avec le politique et la question sociale. Ainsi, les femmes sont également plus nombreuses à déployer des actions collectives dans le cadre de leur engagement. Elles participent plus aux marches pour le climat (24% contre 17% chez les hommes) et se déclarent davantage prêtes à participer à un mouvement de révolte de grande ampleur (74% contre 66% chez les hommes). Elles se saisissent plus massivement de tous les modes d’action testés dans notre base (manifestation 37%-30%, post sur les réseaux sociaux 55%-39%, pétition 74%-59%, ou encore soutenir une ONG 42%-35%). La désobéissance civile est le seul point sur lequel les hommes sont sensiblement plus agissants avec 22% d’entre eux qui y ont recours et 18% chez les femmes, même si tous considèrent en proportions égales que le fait de désobéir aux lois pour l’environnement est inévitable ou nécessaire. Le moindre saisissement de la désobéissance civile par les femmes est peut-être lié au fait qu’elles la soutiennent dans sa définition stricte puisqu’elles rejettent plus fermement la violence : 57% d’entre elles pensent que la violence est contre productive contre 47% chez les hommes. Ainsi, l’enquête Il est temps ne rend pas seulement compte d’une plus grande capacité des femmes à investir la sphère privée selon des impératifs environnementaux. Si l’écologie peut constituer une contrainte supplémentaire pour les femmes et donc un redoublement de l’aliénation, elle peut également constituer une opportunité de redistribution des valeurs. Celles traditionnellement associées au féminin deviennent des forces. La sensibilité, l’attention aux autres, la capacité à renégocier ses pratiques et ses certitudes, semblent constituer non plus des faiblesses - telles qu’elles sont évaluées par le système de valeur capitaliste centré sur la réussite individuelle -, mais des atouts pour parvenir à se transformer dans le cadre de la transition écologique. L’écologie peut donc provoquer une redéfinition de la masculinité par la conquête de nouvelles formes de sensibilité ainsi que par la revalorisation et la mise en actions des dispositions féminines dans un processus de transformation de soi. Le nouveau paradigme qui se dessine, dans lequel le féminin est puissant et le masculin doit se redéfinir, constitue une opportunité pour le mouvement féministe. Ces deux courants ont d'ailleurs en commun de rompre avec le cloisonnement entre le politique et le domestique. Le féminisme et son slogan The private is political produit une réappropriation des expériences individuelles en les arrimant au politique. Dans un double mouvement, il révèle les mécanismes de domination à l'œuvre au sein du domestique et réarticule le personnel au systémique. L’écologie bouscule également cette frontière puisqu’elle prend sa place sur tous les aspects de la vie, du local au global et rend politiques les choix que l’on pensait les plus impensés.
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5. Écologie et classes sociales L’imposition progressive d’un problème écologique à partir de la seconde moitié du XXe siècle a été assimilée à l’émergence d’un ensemble de valeurs post-matérielles. La participation à ses mobilisations et la défense de cette cause supposerait d’être libéré des contraintes économiques. L’ombre de ce postulat plane encore sur les conceptions contemporaines de l’écologie, qui serait uniquement le fait des classes supérieures aisées. En bref : “un truc de riches”. Récemment les Gilets jaunes, issus majoritairement des franges précarisées du salariat (Quantité Critique, Mediapart, 2019), se sont vus coller l’étiquette d’anti-écologistes car ils s’opposaient à la hausse de la taxe sur les carburants. Néanmoins, cette disqualification a été questionnée par les enquêtes qui témoignent de la présence d’un “écologisme populaire” au sein du mouvement (Gaborit & Grémion, 2019). Les Gilets jaunes n’ont donc pas exprimé un rejet de la question écologique, mais bien la volonté d’une responsabilité partagée. Certains indicateurs, comme la présence au sein des manifestations pour le climat, conduisent à y observer une sous-représentation des classes populaires et de leurs enfants (Quantité Critique, Le Monde, 2019). De même, les répondants à l’enquête Il est temps largement imprégnés de la question écologique sont davantage situés socialement et professionnellement dans les classes supérieures. Le traitement de la question écologique par les pouvoirs publics a pu donner lieu à une individualisation des solutions, incarnée par la figure de l’éco-citoyen. Elle s’est ainsi construite comme excluante en dépossédant les classes populaires de cette thématique (Comby, 2015). Toutefois, l’enquête Il est temps en mobilisant des indicateurs plus larges permet d’identifier et de caractériser l’écologie des groupes populaires, qui apparaissent moins divisés que les cadres sur ces questions. Soumis à des contraintes budgétaires, ils investissent des pratiques peu coûteuses ou démarchandisées et pensent ensemble les questions écologiques et sociales. Les répondants des classes populaires n’apparaissent donc pas moins écologistes mais plutôt emprunts d’une écologie spécifique. En revanche, loin de constituer un bloc homogène, le salariat qualifié laisse quant à lui entrevoir une forte polarisation en son sein.
I. L’écologie, absente des classes populaires ? L’écologie est-elle un truc de riches ? La répartition par cluster, qui fait émerger trois types de relations à l’écologie (écologistes, environnementalistes et productivistes), permet d’esquisser une réponse négative. Les répondants déclarant avoir parfois ou toujours des fins de mois difficiles sont davantage représentés parmi le groupe des écologistes. De plus, ce cluster recrute plus parmi les groupes populaires composés des actifs employés et ouvriers : ces derniers représentent en effet 18,5% des écologistes, 17,5% des environnementalistes et seulement 13% des productivistes. À l’inverse, c’est parmi les cadres pour qui les fins de mois ne sont pas un problème que le groupe des productivistes recrute le plus. Celui-ci est composé à 32% de cadres, tout comme le groupe des environnementalistes alors qu’ils ne sont plus que 27,5% parmi les écologistes. Les clusters restent néanmoins et avant tout idéologiquement structurés. La condition sociale ne détermine pas l'appartenance aux groupes mais on constate des nuances entre les catégories les plus éloignées : les cadres n’ayant pas de problème de fins de mois et les classes populaires ayant des difficultés budgétaires.
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Ces différences se retrouvent également sur l’intensité du sentiment d’urgence éprouvé concernant la crise écologique. Les groupes populaires ayant des difficultés déclarent à 65% un niveau d’urgence maximal contre 59% des cadres sans difficultés de fin de mois. Il semble que l’épreuve des difficultés économiques dont les classes populaires font l’expérience favorise la conception d’une forte urgence écologique alors même que paradoxalement, ils se déclarent les moins bien informés sur la question. Ainsi, 71% des cadres se considèrent très bien informés ou bien informés contre 59% des groupes populaires. Contrairement aux idées reçues, le souci de l’écologie n’émerge donc pas uniquement lorsque les problématiques matérielles ont été évacuées, c’est-à-dire dans des cadres de confort économique. Toutefois il prend des formes différentes selon les conditions de vie des répondants, à la fois dans la formulation de ses enjeux et ses priorités ainsi que dans les déterminations des causes d’une éventuelle catastrophe ; ce qui produit des définitions de l’écologie et des horizons d’action parfois antagonistes.
Concernant l’appréhension des dangers qui guettent “la civilisation”, les cadres sans problème de fins de mois et les classes populaires précaires signalent avec la même fréquence les risques liés à l’environnement (autour de 61%). À nouveau, les inquiétudes écologiques ne sont pas l’apanage des classes supérieures. Toutefois, la catégorie socio-professionnelle et la situation financière modulent les conceptions écologiques et les priorités de l’engagement. Si les classes populaires répondent dans une plus grande proportion que la pollution et le monde animal sont prioritaires en matière d’écologie, les cadres privilégient davantage la question du climat. Alors que les classes populaires se déclarent moins informées sur la question écologique - ce qui peut être lié avec un sentiment d’une moindre légitimité à s’exprimer à ce sujet -, leur rapport à l’écologie se base davantage sur le proche et le local, expliquant la place accordée à la pollution, nombre d’entre eux en faisant l’expérience quotidienne. Les répondants des franges populaires précarisées sont 22,5% à déclarer avoir déjà eu un problème de santé à cause de la qualité de l’air contre 17% des cadres sans difficulté financière. À l’inverse, ces derniers sont donc moins victimes d’une expérience quotidienne de la crise écologique mais plus informés sur les enjeux environnementaux et climatiques. Ils saisissent d’abord cet enjeu dans sa dimension globale en faisant primer la question climatique. En revanche, ils sont moins sensibles aux discours effondristes. Cela peut s’expliquer par une plus grande confiance en l’avenir qu’ils développent sur la base de leur position sociale favorable. Ainsi, 26% des cadres en situation budgétaire confortable affirment que leur vie sera meilleure que celle menée par leurs parents contre seulement 14% du groupe populaire précaire.
II. Dessiner les contours d’une écologie populaire
En identifiant les rapports à l’écologie, allant du militantisme à son rejet, les clusters donnent également à voir la variété de définitions qui lui sont attribuées. L’identification de ses priorités, la manière dont on la pense ou non en articulation avec les questions socio-économiques, sont constitutifs du sens et de la valeur que l’on attribue à l’écologie. Ces représentations écologiques laissent entrevoir l’existence d’une forme de conscience écologique se développant de manière différenciée selon la position sociale. L’enjeu est alors d'identifier les contours de l’écologisme populaire et de ses ressorts, certainement distincts de l’imaginaire écologiste dominant.
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A. Une forte politisation de la question écologique À rebours d’une conception libérale de l’écologie s’appuyant sur les logiques de marché, les classes populaires relient davantage la question écologique à une critique du système économique et politique. Elles affirment en plus grande proportion que le capitalisme n’est pas compatible avec l’écologie : 83% des répondants ouvriers ou employés en difficulté financière contre 71% des cadres sans problème de fins de mois. Si le système économique actuel constitue un problème, les gouvernements sont aussi pointés du doigt. Les répondants des classes populaires aux fins de mois compliquées considèrent ainsi dans une plus large mesure que le gouvernement “ne fait rien” en matière d’écologie, soit 13 points de plus par rapport aux cadres en situation budgétaire confortable. Ici encore, au sein de chaque catégorie socioprofessionnelle, ceux qui répondent avoir des problèmes de fins de mois sont davantage critiques vis-à-vis du système actuel. Pour les franges précarisées, attendre de l’État qu’il agisse sur les enjeux écologiques suppose toutefois une vigilance en matière de justice sociale. Ainsi, alors que les cadres à l’aise financièrement sont 56% à être favorables à une taxe sur le carburant des voitures afin de faire changer les comportements, ce n’est le cas que de 35% des répondants des classes populaires aux fins de mois difficiles. En revanche, les cadres sont plus nombreux à considérer que l’écologie est politiquement de gauche : 44% des cadres sans problème de fins de mois contre 34% des classes populaires en difficulté. Si plus de 60% des répondants des classes populaires soutiennent que l’écologie est “ni de droite, ni de gauche”, leur conception de l’écologie n’en est pas moins critique et anticapitaliste. B. Les pratiques écologiques populaires Si l’examen des valeurs écologistes des répondants fait apparaître l’écologie populaire comme plus radicale et localisée que celle des classes supérieures, on observe un redoublement de cette distinction dans les pratiques. En effet, les résultats font état d’une répartition différenciée des pratiques écologiques selon la condition sociale. Pour identifier la manière dont se matérialise cette écologie populaire, nous avons isolé trois groupes de pratiques. Les premières, qui supposent une dépense économique, les secondes qui impliquent une réduction ou une absence de consommation et les dernières, démarchandisées, ne constituant ni une dépense ni une économie. Pratiques coûteuses Les pratiques écologiques liées à l’alimentation et supposant une dépense sont davantage mises en place par les cadres. Parmi ceux qui expriment n’avoir aucun souci d’ordre budgétaire, 22% achètent systématiquement des produits bio alors qu’ils sont 11% dans les classes populaires précarisées. Cette même tendance se retrouve sur la propension à tendre vers le zéro déchet ou encore le fait de privilégier des fruits et légumes locaux. La contrainte économique pèse ici sur les ouvriers et employés qui n’ont pas les moyens d’investir ces pratiques coûteuses. Il en va de même sur la question des transports pour partir en vacances, pôle de dépense important, où l’écart dans les pratiques se creuse. Alors que seuls 30% des répondants cadres aux fins de mois sans problème affirment privilégier le moyen de transport le moins cher, c’est le cas de plus de 60% du groupe populaire contraint économiquement. Néanmoins, quand ces derniers ne choisissent pas l’option économique, ce sont les moyens de transports les moins polluants qui sont priorisés (17%). Les cadres sans problème d’argent peuvent choisir la solution écologique dans une plus ample proportion (23%) mais privilégient néanmoins le confort (27%).
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Pratiques impliquant une réduction des dépenses Les groupes populaires ne désinvestissent toutefois pas les pratiques écologiques. Lorsque l’on se penche sur celles qui n’impliquent pas de dépense ou de dépenser moins, la tendance s’inverse. Alors qu’une majorité des répondants (75%), de manière homogène selon les catégories sociales, déclare que prendre l’avion est “à raréfier sans se l’interdire”, les répondants populaires aux fins de mois difficiles sont plus nombreux à affirmer que c’est incompatible avec leurs valeurs (19% contre 13% des cadres). Par ailleurs, comme vu précédemment, l’engagement écologique conduit à questionner le fait de faire des enfants. Loin d’être une pratique majoritaire ou évidente, elle témoigne cependant d’un certain niveau d’engagement. Ainsi, seuls 24% du groupe le plus précaire affirme que faire des enfants est une évidence contre 34% des cadres. D’autres pratiques impliquant de moindre dépenses telles que boycotter, limiter sa consommation de viande ou encore réduire le rythme de ses achats de téléphone sont investies par les différents groupes sociaux avec la même fréquence. Pratiques démarchandisées On retrouve la même logique sur les pratiques qui n'ont pas de coût. Par exemple sur l’usage d’internet, nettoyer le cloud ou sa boîte mail est nettement plus pratiqué par les classes populaires : 41% des ouvriers déclarent le faire souvent contre 29% des cadres. De plus, les personnes déclarant avoir modifié quelque chose dans leur parcours professionnel par conviction écologique se répartissent de manière homogène selon la classe sociale. Ce résultat est par ailleurs surprenant puisque le groupe populaire, composé ici des ouvriers et employés, dispose d’une marge de manœuvre plus réduite que les cadres vis-à-vis de leur emploi. C. Un groupe moins mobilisé ? La perception d’une opposition à l’écologie des classes populaires vient notamment de leur relative absence lors des mobilisations sur ces questions. En effet, alors même que leur conception de l’écologie est davantage politisée, les répondants ouvriers ou employés avec des problèmes de fin de mois sont 15% à participer aux marches pour le climat, soit 4 points de moins que les cadres en situation financière confortable. En revanche, ils plébiscitent la perspective d’une mobilisation conduisant à un changement structurel : 76% d’entre eux se déclarent prêts à “participer à un mouvement de révolte de grande ampleur” contre 63% des cadres sans problème de fin de mois. On retrouve aussi une plus forte propension à investir un répertoire d’actions radicales au sein du groupe précarisé qui affirme à 27% pratiquer la désobéissance civile quand il s’engage pour une cause, soit 10 points de plus que chez les cadres. Ainsi, alors même qu’ils revendiquent la mise en place d’une législation radicale et socialement juste sur les questions environnementale, plus de la moitié du groupe populaire en situation financière difficile (54%) pensent que désobéir aux lois pour protéger l’environnement est “inévitable” ou “nécessaire” quand seuls 39% des cadres sans problème de fin de mois soutiennent cette position.
III. Des fractures idéologiques et sectorisées au sein des classes supérieures
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Alors que les classes populaires témoignent d’une écologie spécifique, intégrant la question sociale et les contraintes budgétaires, les résultats de l’enquête Il est temps révèlent l’existence de fractures internes aux classes supérieures sur la question écologique. Ces divisions sont le fait d’appréhensions du changement social et écologique, de postures idéologiques et de rapports au travail différenciés. Divisions entre salariat public et privé La division entre cadres du public et cadres du privé dessine une première fracture. Ces deux groupes diffèrent non seulement par le statut de leur activité professionnelle mais aussi par la perception et l’appréhension de leur emploi. Dans le public, une légère majorité (54%) considère que le travail est “avant tout un moyen de s’épanouir” alors que 57% des cadres d’entreprises répondent que c’est “avant tout un moyen de gagner de l’argent”. De plus, seuls 13% de ces derniers considèrent que leur travail est indispensable à la société alors que c’est le cas de 41% des cadres du public. D’un point de vue idéologique, les répondants cadres de la fonction publique sont 62% à faire partie du groupe des écologistes contre 51% des cadres du privé. Seuls 19% des premiers soutiennent que le capitalisme est compatible avec l’écologie alors que c’est le cas de 31% des seconds. Ces chiffres laissent apparaître des divisions idéologiques profondes à l’intérieur du groupe des cadres, souvent considéré à tort comme unifié. Ceux issus du secteur public tendent à lier davantage la question écologique avec la question du système économique. Ils sont 51% à situer l’écologie politiquement à gauche contre 41% des cadres du privé. Cette conception différenciée de l’écologie se répercute dans les pratiques individuelles et le recours à l’action collective, qui sont davantage investis par les cadres du public. Divisions selon les secteurs d’activité Afin d’approfondir l’identification de ces divisions, nous tentons de les saisir également sur la population étudiante fortement diplômée, qui de fait occupera fort probablement des positions de cadres. Nous distinguons ici trois populations d’étudiants en master : ceux en sciences humaines et sociales, ceux en droit, économie et marketing et enfin ceux en école d’ingénieur. Non seulement le champ d’activité diffère selon les filières empruntées mais aussi la perception que l’on a du travail accompli. Les étudiants en master de sciences humaines et sociales sont 27% à considérer que leur travail est “indispensable à la société” contre 16% de ceux en écoles d’ingénieur et seulement 10% de ceux en droit, économie ou marketing.
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Répartition par clusters des étudiants en Master selon leur filière d’études
Les étudiants de master dans le domaine des sciences humaines et sociales sont une très large majorité à faire partie du groupe des écologistes (70%). Du côté des étudiants ingénieurs, si les écologistes restent majoritaires, on retrouve tout de même une forte proportion d’environnementalistes (42%). Sylvie Ollitrault avait déjà établi cet attachement des ingénieurs à une écologie déconflictualisée23. Enfin, les étudiants ayant au moins un niveau bac+3 en économie, droit et marketing se retrouvent majoritairement dans le groupe des environnementalistes (50%). Ces derniers sont ainsi plus d’un tiers (37%) à considérer que le capitalisme est compatible à l’écologie quand c’est le cas d’un quart des étudiants en école d’ingénieur et de seulement 11% des masterants en sciences humaines et sociales. Davantage insérés dans la logique de marché et bientôt en position de gestion des organisations, les futurs cadres d’entreprise ou managers semblent moins en mesure de penser une refonte de ce système économique et de le considérer responsable de la situation écologique. De leur côté, les sciences humaines et sociales semblent dans une plus ample mesure prédisposées à une politisation de l’écologie remettant en cause les logiques capitalistes. Conclusion Dans la base Il est temps, il n’y a pas d’opposition à l’écologie qui soit spécifique aux classes populaires. Alors que les groupes les plus précarisés polluent nettement moins que les groupes aisés, les classes populaires sont à la fois les premières victimes des conséquences écologiques et exclues de la conception dominante de l’écologie. Les répondants issus du précariat apparaissent néanmoins comme les tenants d’une écologie singulière. Basée sur l’expérience locale et en faveur d’une rupture radicale, elle mêle question sociale et question écologique et refuse une répartition inégalitaire du coût de la transition. Ces résultats invitent alors à interroger le discours politique supposant la nécessité de convertir les classes populaires à l’écologie dominante. Une telle conversion conduit non seulement à
23 Sylvie Ollitrault. Militer pour la planète : sociologie des écologistes, Res Publica, Rennes, PUR, 224 Pages. Presses universitaires de Rennes, 2008
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invisibiliser l’imbrication des enjeux écologiques et sociaux mais aussi à nier l’existence d’un écologisme populaire. Enfin, le groupe cadre apparaît profondément divisé et regroupe en son sein à la fois les militants et les opposants à la cause écologiste. Les cadres d’entreprise et managers du privé, pleinement intégrés à la logique de marché, n'adoptent pas les postures les plus radicales sur l’écologie, quand celles-ci sont davantage investies par les cadres du public.
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