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Il est temps de faire une première analyse Décembre 2020

Il est temps de faire une première analyse...Nous étions toutefois à ce moment loin d’imaginer qu’il puisse rassembler près de 250 000 répondants en France en quelques mois

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Il est temps de faire une première analyse

Décembre 2020

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Quantité Critique est un collectif de recherche en sciences sociales spécialisé dans l’étude quantitative des mouvements sociaux. Il est coordonné par Yann Le Lann, maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille et regroupe des maîtres de conférences et doctorants en sociologie et en sciences politiques. Depuis 2018, le collectif s’intéresse particulièrement au mouvement pour le climat. Il s’est tout d’abord attaché à identifier les propriétés sociales et politiques des manifestants suivant la méthode du sondage en manifestation dans plusieurs mobilisations en France. Cette collecte de données a été complétée par l’administration de questionnaires aux signataires de pétitions écologistes. Ces enquêtes saisissent la diversité des formes d’engagements déployées dans les pratiques quotidiennes et les actions collectives. Leurs résultats visent à entrer en dialogue avec les différentes enquêtes sur les opinions ou les pratiques produites sur la population française et l’écologie. Ces comparaisons donnent à voir les polarités organisant la distribution des rapports à l’écologie.

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Quantité Critique, 2020 

   QUI A RÉPONDU AU QUESTIONNAIRE IL EST TEMPS ? 2 

1. ÉCOLOGISTES, ENVIRONNEMENTALISTES, PRODUCTIVISTES : TROIS ATTITUDES FACE À L’ÉCOLOGIE 4 

L’ÉCOLOGIE, UNE HÉGÉMONIE EN TROMPE-L’ŒIL ? 4 I. DU MILITANTISME À L’HOSTILITÉ : LES DIFFÉRENTS RAPPORTS À L’ÉCOLOGIE AU SEIN DE L’ÉCHANTILLON 5 II. QUELS CLIVAGES POLITIQUES ? 9 III. QUELS RÔLES DE LA CLASSE ET DU GENRE DANS LES REPRÉSENTATIONS DE L’ÉCOLOGIE ? 12 

2. CONSCIENCE ÉCOLOGIQUE ET TRANSFORMATION DE SOI 14 

I. UN ÉCHANTILLON PARTICULIÈREMENT PRATIQUANT DES ÉCO-GESTES 15 II. SÉLECTION DES PRODUITS ET REFUS DE CONSOMMER : DEUX PRATIQUES OPPOSÉES ? 16 III. EN QUOI LES DISPOSITIONS IDÉOLOGIQUES IMPACTENT-ELLES LA RÉFORME DE SOI ? 17 

3. MARCHER, S’ORGANISER, DÉSOBÉIR : LES HORIZONS DE L’ACTION COLLECTIVE 19 

I. QUELS RAPPORTS À L’ACTION COLLECTIVE ? 19 II. LES DÉSOBÉISSANTS, LEURS SOUTIENS ET OPPOSANTS : ILLÉGALISME ET VIOLENCE EN DÉBAT 20 III. CRITIQUE DES INSTITUTIONS ET CONFIANCE DANS LE COLLECTIF 22 

4. GENRE ET ÉCOLOGIE 24 

I. LE SAISISSEMENT GENRÉ DE LA CRISE ENVIRONNEMENTALE 24 II. DISTRIBUTION GENRÉE DES PRATIQUES ÉCOLOGIQUES 26 

5. ÉCOLOGIE ET CLASSES SOCIALES 31 

I. L’ÉCOLOGIE, ABSENTE DES CLASSES POPULAIRES ? 31 II. DESSINER LES CONTOURS D’UNE ÉCOLOGIE POPULAIRE 32 III. DES FRACTURES IDÉOLOGIQUES ET SECTORISÉES AU SEIN DES CLASSES SUPÉRIEURES 34  

 

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Qui a répondu au questionnaire Il est temps ?  Lorsque que le projet « Il est temps » a été lancé, nous supposions que le contexte de mobilisations                                 sociales, incarné par les marches climat ou encore les gilets jaunes, provoquerait un intérêt pour un                               questionnaire affrontant pêle-mêle les questions d’écologie, de justice sociale et d’enjeux                     démocratiques. Nous étions toutefois à ce moment loin d’imaginer qu’il puisse rassembler près de 250                             000 répondants en France en quelques mois. Ce succès est le résultat d’un engagement fort des médias                                 et des associations, mais également de la mobilisation de proches en proches. Le questionnaire a                             circulé sur nombre de forums de discussions, de pages Facebook d’horizons différents, démontrant ainsi                           l’intérêt pour les débats sur les choix de société auxquels nous sommes confrontés. 

 Si tous les groupes sociaux ont répondu, ils ne l’ont pas fait avec la même intensité. C’est d’abord auprès                                     d’une population proche de celle des marches climat que le questionnaire a circulé. Outre le fait qu’elles                                 soient très concernées par l’écologie, et qu’elles s’engagent très fortement sur les éco-gestes, ces                           populations sont principalement composées de cadres et professions intermédiaires, 50,5% des actifs                       de la base contre 19,3% dans la population nationale active. Nous le verrons, la sous-représentation des                               groupes populaires dans la base n’implique pas qu’ils se désintéressent des enjeux que traitait le                             questionnaire. Cette relative absence, très centrée sur le groupe ouvrier, - représentant 2,3% des actifs de                               la base contre 19,8% chez les actifs français - s’explique en partie par le fait que les partenaires                                   médiatiques et associatifs du questionnaire avaient moins de relais parmi ces populations.                       Politiquement il s’agit d’une population ancrée davantage à gauche (37%) et très à gauche (14%) que le                                 reste de la population (respectivement 12% et 4%). Ces résultats déstabilisent l’idée selon laquelle                           l’écologie rassemble par-delà les clivages politiques. Les répondants à l’enquête sont également très                         jeunes. Nous le verrons, les différences générationnelles sur l’écologie sont en partie                       surestimées puisque l’engagement pour cette question est très largement partagé en deçà des 65 ans et                             nous ne repérons pas d’effet d’âge. Ici encore, la diffusion via les réseaux sociaux et le questionnaire en                                   ligne expliquent probablement les différences de participation entre les générations.  Avec ses spécificités politiques et sociales, la base Il est temps constitue un outil d’analyse passionnant                               pour comprendre, en premier lieu, les personnes les plus engagées dans les formes d’éco-citoyenneté                           quand elles appartiennent au groupe des plus diplômés et avec des ressources économiques                         supérieures à la moyenne des Français. Cependant, du fait de son succès, elle construit également une                               information cruciale sur les autres groupes, même lorsqu’ils sont sous-représentés. Ils ont parfois                         répondu en très grand nombre aux questionnaires. Par exemple, des milliers de personnes issues des                             groupes populaires ont répondu au questionnaire, ou encore des personnes se situant politiquement à                           droite ou très à droite. Ainsi, la base permet aussi d’établir des relations au-delà du cœur du mouvement                                   climat parmi des groupes qui participent peu aux marches et possèdent leurs propres représentations de                             l’écologie et leurs modalités d’action.   Elle permet aussi d’établir un portrait des indifférents ou des opposants à la cause écologique                             suffisamment « mobilisés » pour répondre au questionnaire. Loin d’être une thématique consensuelle,                     les rapports à la cause environnementale s’organisent en un kaléidoscope d’oppositions sociales et                         politiques. Plusieurs idées se retrouvent déstabilisées par l’analyse de la base Il est temps : l’éveil                             générationnel à la cause du climat ou d’une opposition populaire à l’écologie. D’autres se trouvent                           renforcées comme la profonde division du salariat qualifié sur les questions environnementales,                       

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l’importance du genre dans l’analyse des résistances à la cause climatique. Nous proposons une série                             de notes réalisées dès le mois de juin à partir d’une population de 35 073 questionnaires complets. Ils                                 présentent des caractéristiques démographiques, sociales et politiques très proches des questionnaires                     incomplets. Ces notes n’ont pas vocation à être exhaustives, d’autres viendront les compléter. Elles                           forment cependant une approche de la base établissant l’importance des clivages politiques, de classe                           et de genre qui organisent le rapport à l’écologie.  

    

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 1. Écologistes, environnementalistes, productivistes : trois       attitudes face à l’écologie 

   

L’écologie, une hégémonie en trompe-l’œil ?    L’inquiétude quant à l’avenir de la planète semble aujourd’hui être partagée par tous. En 2019,                             l’environnement est même devenu, pour la première fois, la préoccupation majeure des Français selon                           l’enquête Ipsos-Steria Fractures Françaises pour l’Institut Montaigne1. Plus récemment, dans un sondage                       Elabe2 de juin 2020, 80 % des Français se déclaraient impliqués au quotidien pour l’environnement.                           Nombre d’indicateurs laissent à penser que l’écologie aurait conquis les consciences et parfois même                           les pratiques. La recherche en sciences sociales semble d’ailleurs appuyer cette thèse. Depuis les                           années 1970, elle s’est attachée à l’élaboration d’instruments de mesure des attitudes vis-à-vis de                           l’environnement lui permettant de repérer la diffusion d’un “nouveau paradigme environnemental”                     rompant avec une vision anthropocentrique du monde. Si les diagnostics sur les causes de la diffusion                               de ce paradigme divergent3, les travaux universitaires basés sur des sondages et enquêtes d’opinion                           tendent à accréditer l’idée d’une victoire idéologique de la cause environnementale, notamment en                         Europe.   Mais peut-on véritablement parler de victoire culturelle à partir du repérage d’attitudes                       environnementalistes majoritaires par enquêtes et sondages ? Si ces études permettent l’identification                       de la croissance d’un « bruit de fond » écologiste, elles sont toutefois limitées parce qu’elles se fondent                                   sur des indicateurs éco-centriques faibles qui n’évaluent pas le rapport au système économique et                           politique et ne mesurent pas les pratiques écologistes des sondés. Ces mesures de                         l’environnementalisme minimal ne quantifient pas les divergences internes sur le contenu de la notion                           d’écologie. Elles tendent également à atténuer les écarts d’attitudes causés par différentes conditions                         salariales et socialisations politiques. L’analyse menée ici sur les résultats du questionnaire Il est temps                             permet de mesurer la force du mouvement qui porte l’écologie, mais également les divisions que celle-ci                               charrie. Le consensus autour de la nécessité de l’écologie se réalise dans le cadre d’une grande diversité                                 de définitions données à cette notion et de ce qui doit être fait en son nom. Entre l’écologie décarbonée                                     et l’écologie de la protection des paysages il y a probablement des points de jonction, des malentendus                                 et parfois des horizons d’action antagonistes. Dans cette note, nous faisons l’hypothèse que ces visions                             différenciées de l’écologie s’articulent à des pratiques, des attitudes idéologiques générales, des                       positionnements politiques ainsi que des rapports aux sciences et techniques, à l’avenir ou encore aux                             institutions hétérogènes.  Pour repérer ces agencements, nous utilisons une méthode spécifique de description et d’exploration de                           données : l’analyse des correspondances multiples (ACM). Cette méthode regroupe les individus qui                         

1https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2019-09/fractures_francaises_2019.pdf 2 https://elabe.fr/conv-cit-climat/ 3 Théophile Bagur, Cyril Jayet et Hugo Touzet, « Environnement et écologie » dans Sociologie de l’opinion                             publique, Paris, PUF, 2020, p. 235‑266. 

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répondent de façon similaire à une série de questions. Cette cartographie permet de construire un plan                               bidimensionnel sur lequel sont regroupés les répondants ayant tendance à donner globalement les                         mêmes réponses en les représentant par des points proches, tandis que les individus sélectionnant peu                             de réponses en commun sont éloignés les uns des autres. On voit ainsi émerger de façon inductive des                                   groupes cohérents, qui ne sont pas construits par l’arbitraire de notre regard mais bien par des degrés de                                   proximité objectifs, dérivés de la synthèse d’une multitude de croisements entre chaque réponse                         apportée et toutes les autres. Pour voir émerger les différents rapports à l’écologie nous avons retenu                               les positions des individus selon les questions relatives aux attitudes sur l’écologie appelées “variables                           actives” car elles structurent le plan en contribuant au placement des individus les uns par rapport aux                                 autres. Nous obtenons ainsi trois groupes de répondants, que l’on nomme “clusters”. Les individus                           appartenant au même cluster ont des attitudes vis-à-vis de l’écologie relativement proches, tandis que                           les différents clusters ont des attitudes différentes les uns des autres.  Trois grands rapports à l’écologie se dégagent de la construction de ces clusters. Après les avoir décrits,                                 nous examinerons les différences de positionnements politiques et idéologiques entre eux, avant de                         procéder à l’analyse de leurs propriétés socio-économiques.     I. Du militantisme à l’hostilité : les différents rapports à l’écologie au sein de                         l’échantillon   La construction des ACM fait apparaître trois rapports à l’écologie. Une première relation repose sur un                               fort engagement militant à l’égard de la cause écologique s’articulant à une sévère critique du système                               économique et à un fort sentiment d’urgence. Un deuxième rapport manifeste une sensibilité à la cause                               environnementale bien que celle-ci se décline sous la forme d’un soutien au mouvement plutôt que d’un                               engagement militant. Enfin, un troisième groupe se caractérise par une relative hostilité à l’égard du                             mouvement pour le climat. Il tend à considérer la cause environnementale comme secondaire face à                             d’autres enjeux, notamment économiques. En raison de la surreprésentation de certains courants                       idéologiques dans l’échantillon, les proportions de ces groupes ne doivent pas être comprises comme                           une mesure de leur poids dans la société. Ils permettent plutôt de reconstituer les cohérences internes à                                 chacun des pôles de ralliement.     A. Cluster 1 : les écologistes  Le premier cluster, qui regroupe 20 000 répondants et représente 58 % de l’échantillon, est très investi                               pour la cause écologique. Il se déclare militant (37 %) ou sympathisant (62 %) de cette lutte. Il participe                                 aux marches (31 % ; 87 % des marcheurs appartiennent à ce cluster) ou les soutient. En matière                               environnementale, sa priorité est le climat (47 %), devant la pollution (24 %). Interrogés sur la crainte d’un                               effondrement de la civilisation occidentale, ses membres mentionnent plutôt des causes                     environnementales : le dérèglement climatique recueille 42 % de réponses, l’épuisement des ressources                       24 %.   Ce cluster affirme l’incompatibilité entre le système économique actuel et les contraintes                       environnementales, ainsi que la nécessité de faire primer les enjeux écologiques sur les intérêts                           

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économiques. Une très large majorité des répondants considère que le capitalisme est incompatible                         avec l’écologie (91 %). Ils dénoncent également le libre-échange qu’ils jugent responsable de la crise                           écologique (91 %). Cette critique du capitalisme et du libre-échange s’associe à une promotion                         d’alternatives au système économique actuel. 41 % déclarent que la décroissance est la seule solution et                             47 % qu’elle constitue “une voie”. Ce cluster est celui qui réclame le plus de mesures immédiates,                               promouvant une écologie sans transition. 75 % réclament l’interdiction urgente des pesticides (24 %                       progressivement), 31 % des énergies fossiles (66 % progressivement), 26 % du nucléaire (57 %                     progressivement).   Ce premier cluster est très sceptique face à la capacité de la technologie à résoudre la question                                 écologique : 69 % d’entre eux considèrent que la technologie ne permettra pas de résoudre la crise                               écologique. Il en est de même quant aux innovations promettant la décarbonisation de certains secteurs                             : ils considèrent la voiture électrique plutôt comme un “problème du futur” (76 %) que comme la “solution                                 du futur” (24 %). Ces répondants se rejoignent également sur leur sentiment d’inquiétude vis-à-vis de                           l’avenir. 84 % de ses membres situent le niveau d’urgence écologique au maximum. Cette urgence                           semble conditionner leur rapport à l’avenir, puisque 69 % considèrent que leur vie sera “plutôt pire” que                               celle de leurs parents et 68 % que le monde dans 20 ans sera “moins bien” que celui d’aujourd’hui.    B. Cluster 2 : les environnementalistes  Les 13 000 répondants appartenant au deuxième cluster représentent 38 % de l’échantillon. Ils se                           montrent eux aussi sensibles à la cause écologique (70 % s’en déclarent sympathisants) mais avec un                             niveau d’engagement plus faible (5 % de militants). Ce moindre militantisme se retrouve également dans                           une participation réduite aux marches pour le climat (7 %) bien qu’ils les soutiennent très                           majoritairement (67 %). Comme pour les répondants du premier cluster, leur priorité en matière                         d’écologie est le climat (43 %) et ils manifestent un intérêt équivalent aux écologistes pour la question de                                 la pollution (24 %). Par rapport à la question d’un éventuel effondrement, leurs réponses apparaissent                           plus distribuées entre les différentes modalités que le premier cluster. Le dérèglement climatique                         recueille 23 % des réponses, l’épuisement des ressources 20 %, mais des causes indirectement liées à la                             question environnementale sont également évoquées : 12 % citent une crise économique et 10 % une                           guerre.   Ce deuxième cluster formule une critique moins radicale du système économique actuel tout en                           insistant sur ses effets néfastes sur l’environnement. L’incompatibilité entre capitalisme et écologie y est                           majoritaire mais dans une proportion moindre que chez les écologistes (59 % dans le cluster 2 et 91 %                                 dans le cluster 1). La critique du libre-échange y est largement répandue (73 %). La décroissance est                               moins plébiscitée, seuls 10 % la considèrent comme ”la seule solution” quand 52 % considèrent qu’elle                           constitue une voie souhaitable. La transition, qui est toujours jugée nécessaire, doit pour eux s’effectuer                             de manière plus progressive. Comparé au premier cluster, ce groupe préconise plutôt une sortie                           progressive des pesticides (56 % réclament de les interdire progressivement contre 34 % d’urgence), des                         énergies fossiles (71 % contre 20 %) ou du nucléaire (50 % contre 6 %). L’arrêt de la production d’énergie                               nucléaire constitue à l’intérieur du cluster 2 une ligne de fracture puisqu’un tiers de ces répondants                               estiment qu’il est impossible de s’en passer contre 14 % dans le premier.   

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Autre divergence importante avec le premier cluster, le deuxième montre une plus grande confiance                           dans la technique. Ses membres considèrent majoritairement que la technologie permettra de résoudre                         les enjeux écologiques (61 %). Ses membres apparaissent toutefois plus divisés lorsque l’on aborde la                           question des innovations technologiques concrètes : 58 % voient dans la voiture électrique un problème                           plutôt qu’une solution. Le deuxième cluster manifeste également une forte inquiétude à l’égard de                           l’urgence écologique bien qu’il la place à un niveau inférieur par rapport au premier groupe : 39 % la                                 situent au niveau maximal (5/5) et 51 % au niveau juste en dessous (4/5). De plus, 34 % considèrent que                                   leur avenir sera plutôt pire que la vie menée par leurs parents et 52 % que le monde sera moins bien dans                                         20 ans.  C. Cluster 3 : les productivistes  Le dernier cluster, faiblement représenté dans l’échantillon (1000 répondants, soit 4 % d’entre eux) est le                             plus éloigné de la cause écologique et témoigne même d’une certaine hostilité à l’égard du mouvement                               pour le climat. Par rapport à la cause écologique, ses membres tendent à se définir comme “indifférents”                                 (43 %) ou “opposants” (19 %). Seuls 18 % expriment leur sympathie avec cette cause (18 % ne se                             prononcent pas). Cette indifférence/hostilité à l’égard de la cause environnementale transparaît dans le                         fait que 54 % se retrouvent dans la formule : “l’écologie ça me gonfle”. Concernant les marches pour le                                 climat, une majorité s’y déclare opposée (55 % ; 35 % ne se prononcent pas).   Le désintérêt du troisième groupe pour la question environnementale se retrouve également dans les                           causes qu’ils attribuent à un hypothétique effondrement de notre civilisation. Ils sont tout d’abord plus                             nombreux que les deux autres groupes à nier la possibilité d’un tel effondrement (17 % contre 5 % pour le                                   reste de l’échantillon), et lorsqu’ils l’envisagent, celui-ci est plus souvent imputé à des vagues migratoires                             (35 %) ou au « déclin de l’Occident » (17 %) qu’au dérèglement climatique (2 %) ou à l’épuisement des                             ressources (5 %).   Ce cluster se caractérise par un primat accordé aux enjeux économiques sur les enjeux écologiques.                             Lorsqu’on les interroge sur leur réaction à l’annonce de bons résultats d’un constructeur automobile, leur                             première réaction est de dire que cela “est bon pour l’emploi”. Ce primat de l’économie se reflète                                 également dans le rejet de la décroissance : 39 % la voient comme une aberration et 27 % la renvoient à                                   une simple utopie. Ils tendent à considérer que capitalisme et écologie sont compatibles (69 %) même                             s’ils considèrent que le libre-échange joue un rôle dans la crise écologique (58 %). À propos des                               différentes mesures en matière d’écologie, ils sont majoritaires à considérer qu’il est impossible de se                             passer du nucléaire (87 %) et des énergies fossiles (54 %). Ils montrent une plus grande confiance dans                               la technique en considérant majoritairement qu’elle permettra de résoudre les enjeux écologiques                       (69 %). Par ailleurs, ils manifestent peu d’inquiétude à l’égard de l’urgence écologique. Seuls 3 %                           déclarent le niveau d’urgence écologique maximal alors que plus de la moitié d’entre eux affirme qu’il se                                 situe à un niveau égal ou inférieur à 2 sur 5. S’ils expriment un désintérêt général pour la cause                                     écologique et même une forme d’hostilité à l’égard du mouvement pour le climat, ils développent malgré                               tout un rapport très spécifique à l’environnement. Lorsqu’on les interroge sur les priorités en matière                             d’écologie, ils se distinguent très nettement des autres clusters. La question du climat leur apparaît                             secondaire (14 %) et on constate une surreprésentation de certaines thématiques par rapport au reste de                             l’échantillon. Ainsi, 8 % mentionnent les paysages (0,8 % dans l’échantillon complet), 11 % la propreté                         (1 %) et 14 % la santé (3 %). Les membres de ce groupe manifestent toutefois un intérêt similaire aux                                 autres clusters pour la thématique de la pollution (24 %).    

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Ces trois relations à l’écologie repérées par l’ACM montrent la variété de représentations et de                             définitions de l’écologie qui cohabitent dans la population. Ces différents rapports peuvent être                         synthétisés en deux axes. L’un mesurant le fait de considérer l’écologie d’un point de vue global ou d’un                                   point de vue local, l’autre l’importance accordée à cette question. (voir schéma)   

 Schéma 1 : schéma des valeurs attribuées à l’écologie 

 Les individus qui considèrent l’écologie comme importante, du fait de l’urgence et l’ampleur des                           mutations qu’elle implique, tendent à l’appréhender à l’échelle globale. Les traces d’une écologie des                           paysages et de la propreté se trouvent plutôt du côté des personnes pour qui elle constitue un problème                                   secondaire.       

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II. Quels clivages politiques ?   L’écologie est souvent présentée comme une valence issue4, c'est-à-dire une thématique qui produit un                           large consensus parmi les électeurs, à l’instar de la lutte contre le chômage ou la pauvreté. Pourtant, de                                   nombreuses enquêtes5 localisent l'engagement écologique à gauche. La diversité politique et sociale                       des répondants au questionnaire Il est temps permet de comprendre comment s’articulent attitudes                         écologiques et positionnements politiques. Nous allons ici mesurer en quoi la cohérence interne de                           chacun des trois groupes sur les questions écologiques renvoie à des cohérences politiques et                           idéologiques plus générales. Nous montrerons d’abord que les différents rapports à l’écologie, du                         militantisme à l’hostilité, se distribuent sur l’axe gauche/droite de manière limpide. Ainsi, le premier                           cluster agrège principalement la gauche et l’extrême gauche. Le deuxième constitue un bloc plus                           centriste présentant des similarités en termes de valeurs avec le premier cluster. Le dernier cluster se                               situe plus à droite et à l’extrême droite, tant en termes de valeurs que de positionnements politiques. De                                   plus, nous verrons que les rapports différenciés aux institutions des trois groupes témoignent de                           rapports à la citoyenneté très divergents.  Le premier groupe concentre le camp de la gauche avec une forte représentation de personnes se                               positionnant à gauche (40 %) et très à gauche (25 %). On y retrouve également une proportion                             conséquente de personnes se déclarant “ni de droite ni de gauche”. La droite et l’extrême droite en sont                                   absentes et le centre en représente une proportion très faible (6 %). Le deuxième cluster s’avère plus                               centriste. La gauche, bien que présente, y est minoritaire (30 %), tandis que le centre (20 %) et les                                 personnes ne se positionnant ni à gauche ni à droite (23 %) sont les plus représentées. La droite y est                                     présente mais dans une proportion marginale (9 %). Le dernier cluster se situe plus à droite. Une courte                                 majorité de ses membres se situe à droite (26 %) ou très à droite (27 %).  

   

4 Simon Persico, « « Déclarer qu’on va protéger la planète, ça ne coûte rien ». Les droites françaises et                                 l’écologie (1971-2015) », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 20 décembre 2016, N° 44, no 2,                           p. 157‑186. 5 Louis N. Tognacci et al., « Environmental quality: how universal is public concern? », Environment and                             behavior, 1972, vol. 4, no 1, p. 73‑86. 

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Du point de vue de leurs valeurs, les deux premiers clusters apparaissent proches, bien que le premier                                 adhère de manière plus massive aux valeurs dites “progressistes”. 93 % du premier groupe et 82 % du                               deuxième groupe déclarent que l’immigration est une source d’enrichissement culturel. Respectivement                     63 % et 43 % sont favorables à l’ouverture des frontières à “tout le monde”. Enfin, 49 % du premier cluster                                   contre 26 % dans le deuxième se considèrent “tout à fait” féministes, et respectivement 68 % et 46 % se                                 disent concernés ou intéressés par les questions de genre. Au contraire, le troisième cluster se montre                               plus réticent aux valeurs du “libéralisme culturel”. 74 % sont en désaccord avec l’idée selon laquelle                             l’immigration est une source d’enrichissement culturel. Ils sont par ailleurs défavorables à une ouverture                           des frontières : seuls 10 % souhaitent ouvrir les frontières à tout le monde. 71 % se considèrent “pas du                                   tout” ou “pas vraiment” féministes. 69 % affirment que les questions de genre les “fatiguent” et 21 %                               qu’elles les “indiffèrent”.  Dans leur rapport aux institutions, l’ensemble des clusters témoigne d’une crise de confiance dans les                             organisations internationales. Lorsqu’on leur demande de choisir un acteur dans lequel ils ont confiance                           pour “résoudre les problèmes du monde”, seuls 5 % du premier, 9 % du deuxième et 4 % du troisième                                 cluster mentionnent les organisations internationales. Le gouvernement est également sévèrement                   décrié au sein de l'échantillon (seuls respectivement 1 %, 5 % et 9 % le citent). Cette critique à l’égard des                                   dirigeants politiques, aussi bien au niveau international que national, sanctionne l’échec de décennies de                           négociations climatiques. Ce décalage entre l’urgence de la question climatique et la lenteur des                           négociations internationales amène d’ailleurs l’historienne Amy Dahan à décrire un “schisme de réalité”                         entre “d’un côté, les négociations enfermées dans leur bulle, régies par les règles de consensus et de                                 civilité onusiennes, construites autour de notions comme celles de responsabilité, d’équité et de partage                           du fardeau, et entretenant la fiction de pouvoir répartir les droits d’émissions des pays ; de l’autre côté, la                                     lutte acharnée pour l’accès des ressources, le monde de la géopolitique et de la concurrence économique                               effrénée entre pays et la propagation quasiment universelle du modèle de vie occidental, qui ne fait                               qu’aggraver le modèle climatique”6.   Si la défiance à l’encontre du gouvernement et des organisations internationales est transversale, la                           confiance envers les autres acteurs est distribuée différemment entre les clusters. Parmi les écologistes,                           47 % font confiance aux citoyens pour résoudre les problèmes du monde et 19 % mentionnent les ONG.                               Ils affichent également leur confiance dans les syndicats. Concernant les institutions étatiques, on                         constate une ligne de fracture. S’ils ont un rapport positif à l’institution scolaire, ils se montrent méfiants                                 envers l’armée et la police. Le deuxième cluster exprime également sa confiance dans les citoyens                             (36 %) et fait référence en second aux experts (16 %) davantage qu’aux ONG (12 %). En revanche, ils                               soutiennent les institutions étatiques en général, notamment la police, l’armée et l’école. Ils sont                           cependant moins positifs à l’égard des syndicats. Enfin, le dernier cluster déclare principalement ne faire                             confiance à personne (41 %), une proportion bien plus importante qu’au sein des deux premiers clusters                             (17 % et 21 %). Seuls 19 % affirment avoir confiance dans les citoyens tandis que les entreprises sont                               surreprésentées (11 % contre 1 % dans l’ensemble de l’échantillon). Cette méfiance à l’égard du collectif,                           aussi bien au niveau des simples citoyens que des acteurs syndicaux et associatifs, s’articule à une forte                                 confiance dans les institutions rattachées à l’autorité et à l’exercice de la violence légale (armée et                               police).   

6 Amy Dahan, « La gouvernance du climat : entre climatisation du monde et schisme de réalité », L’Homme la                                 Société, 7 octobre 2016, n° 199, no 1, p. 79‑90. 

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L’analyse conjuguée de ces deux questions sur le rapport aux institutions nous permet de dégager                             différentes formes de citoyenneté, pour reprendre Russel J. Dalton7. Le premier cluster se rattache à une                               forme de citoyenneté “engagée” qui “renvoie à l’activité volontaire, la formation autonome d’une opinion et                             à l’altruisme”, tandis que les deux autres clusters s'apparentent plus à une citoyenneté consciencieuse                           marquée par l’obligation et la loyauté envers l’État. Le premier cluster apparaît le plus critique à                               l’encontre de la démocratie représentative et réclame une participation accrue des citoyens aux                         décisions publiques. Les deux autres clusters, tout en élaborant une critique du mode de gouvernance                             actuel, restent fidèles aux institutions représentatives, bien que le troisième cluster se porte plus                           spécifiquement sur les institutions incarnant la force publique.   

 Schéma 2 : schéma des frontières idéologiques entre clusters 

 

7 Russell J. Dalton, The good citizen: How a younger generation is reshaping American politics, Washington D.                                 C., CQ press, 2015. 

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Les oppositions entre les représentations de l’écologie s’apparient avec des divisions qui lui sont                           antérieures. Elles créent trois options relativement cohérentes du point de vue du rapport au politique.                             Certains indicateurs idéologiques comme l’antiracisme ou le féminisme peuvent constituer un point                       d’accord entre les écologistes et les environnementalistes. De ce point de vue, la segmentation entre le                               cluster 3 et le reste de l’échantillon semble beaucoup plus profonde.    III. Quels rôles de la classe et du genre dans les représentations de l’écologie ?  Ces groupes sont-ils homogènes du point de vue de l’âge, de la classe et du genre ? Lorsqu’il n’est pas                                       présenté comme indépendant des variables socio-démographiques, le mouvement pour l’écologie est                     souvent appréhendé comme un mouvement jeune, qualifié, diplômé et féminin. De ce point de vue                             l’échantillon Il est temps invite à renégocier en partie cette représentation. Son ancrage social semble                             moins sectorisé que dans nombre de représentations stéréotypées.    L’âge et la composition sociale des répondants au sein des différents clusters semble invalider l’idée                             d’une fracture sociale et générationnelle à l’égard de l’écologie. Les trois groupes présentent des                           distributions globalement similaires. Le cluster 3 comporte davantage de personnes de plus de 65 ans                             mais également de moins de 25 ans, et le cluster 1 est plus fortement composé par les 25-49 ans que                                       les autres. Aucune génération ne semble spécifiquement caractéristique d’un groupe.  

 De la même manière, la surreprésentation des cadres et professions intermédiaires se retrouve dans                           tous les groupes. Les écologistes sont légèrement plus tournés vers les classes populaires employées et                             les productivistes vers les indépendants. Cependant, l'essentiel de la fragmentation mise au jour par                           notre enquête pourrait être interne aux classes supérieures. La littérature sur les mobilisations                         environnementales8 ainsi que les enquêtes menées par Quantité Critique ont déjà souligné la                         mobilisation des professions socio-culturelles (culture, santé, éducation et recherche, travail) pour la                       

8 Jean-Paul Bozonnet, « Boycott et « buycott » en Europe. Écocitoyenneté et culture libérale », Sociologies                         pratiques, 18 mai 2010, n° 20, no 1, p. 37‑50 ; Hanspeter Kriesi, « The transformation of cleavage politics The                                 1997 Stein Rokkan lecture », European Journal of Political Research, 1 mars 1998, vol. 33, no 2, p. 165‑185. 

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cause écologique. Nous pouvons alors envisager que l’apparente homogénéité des clusters masque des                         différences internes au groupe des cadres, entre les secteurs de la culture et du care d’un côté et les                                     métiers bénéficiant d’une plus grande valorisation économique de l’autre. L’analyse des filières les plus                           représentées au sein de chaque cluster tend d’ailleurs à valider cette hypothèse. Lorsque l’on considère                             la filière d’étude des étudiants de l’échantillon, on voit apparaître des différences significatives entre les                             clusters. Les clusters 2 et 3 comprennent bien plus de personnes issues du marketing et des écoles                                 d’ingénieurs, tandis que le premier cluster agrège des filières typiques des professions socio-culturelles                         (sciences humaines et sociales, sciences de l’éducation, lettres, arts et langues). Les sciences naturelles                           et les mathématiques s’avèrent assez peu discriminantes, puisqu’elles se répartissent équitablement                     entre les trois groupes.   

Répartition du genre par cluster 

   

Outre les filières d’études, la différence la plus significative entre les clusters est le genre. Alors que                                 l’ensemble des répondants se répartit de manière égale entre genres masculin et féminin, les clusters                             laissent apparaître des différences conséquentes dans leur répartition. Le premier cluster est plutôt                         féminin (55 % de femmes contre 45 % d’hommes) alors que le rapport est inverse pour le second (55 %                                 d’hommes contre 45 % de femmes). On trouve enfin un cluster 3 très masculin (85 %). Cette répartition                               genrée des rapports à l’écologie sera étudiée dans le chapitre Le genre face à l’écologie.       

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2. Conscience écologique et transformation de soi   La question écologique n’est-elle qu’une affaire de pratiques ? L’écologie est souvent assimilée à une                           éthique s’incarnant dans un ensemble de gestes qui visent à préserver l’environnement. Les premières                           enquêtes sur le rapport des citoyens à l’environnement, principalement issues de la psychologie sociale9,                           cherchaient ainsi à mesurer les dispositions à agir concrètement pour la cause environnementale, ces                           gestes pouvant ensuite être promus par les politiques publiques. Outre les injonctions institutionnelles à                           adopter un certain nombre de pratiques (tri sélectif, limitation des achats de produits jetables), la                             littérature sur la transformation écologique de son mode de vie a connu un certain succès librairie au                                 cours des dernières années (Ma famille zéro déchet, Ça commence par moi, Zéro plastique zéro                             toxique…). Le succès de ces ouvrages peut laisser penser que la question écologique serait avant tout un                                 enjeu individuel, saisissable comme un ensemble d’efforts à produire pour conformer son mode de vie                             aux exigences environnementales. Pour autant, les études sur l’empreinte environnementale du mode de                         vie des Français montrent que l’essentiel des efforts à produire demeurent collectifs, amenuisant ainsi la                             portée des petits gestes “héroïques”10.  Les pratiques écocitoyennes et leur articulation à l’action collective font débat au sein de la littérature                               scientifique. Certains chercheurs les associent à une forme de dépolitisation, symptomatique de la                         diffusion du “libéralisme culturel” et de la figure du citoyen-consommateur11. D’autres considèrent au                         contraire que celles-ci constituent une “porte d’entrée” de la cause écologique. Elles pousseraient les                           personnes qui les adoptent à s’intéresser davantage à la question environnementale et à s’engager dans                             l’action collective12.  Le questionnaire Il est temps, offre de nombreuses informations sur les pratiques écologiques des                           répondants (tri sélectif, modes de transport, alimentation, achats de produits neufs, fréquence du zéro                           déchet) et nous permet de mesurer leurs niveaux de diffusion au sein de la population et leur rapport au                                     consumérisme.     

9 Théophile Bagur, Cyril Jayet et Hugo Touzet, « Environnement et écologie » dans Sociologie de l’opinion                             publique, Paris, PUF, 2020, p. 235‑266. 10 http://www.carbone4.com/publication-faire-sa-part/  11 Jean-Paul Bozonnet, « Boycott et « buycott » en Europe. Écocitoyenneté et culture libérale », Sociologies                         pratiques, 18 mai 2010, n° 20, no 1, p. 37‑50. 12 Joost de Moor et Soetkin Verhaegen, « Gateway or getaway? Testing the link between lifestyle politics and                                 other modes of political participation », European Political Science Review, février 2020, vol. 12, no 1, p.                           91‑111. 

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I. Un échantillon particulièrement pratiquant des éco-gestes  Les participants au questionnaire affichent un très haut niveau de pratiques écologiques comparé aux                           taux relevés dans les enquêtes nationales13.

  À propos des modes de transport, 75% des participants au questionnaire estiment que l’avion est « à                               raréfier sans [se] l’interdire » et 17% qu’il est « incompatible avec [ses] valeurs ». Pour partir en vacances,                             les répondants privilégient le mode de transport le moins cher (50%) même si une part significative                               priorise le moins polluant (21%).   Ces fréquences élevées de pratiques écologiques s’expliquent d’abord par l’engagement écologique                     prononcé des répondants. Certains résultats, notamment concernant la fréquence du zéro déchet,                       peuvent interpeller. Il importe donc de considérer ces chiffres avec précaution. Il n’est pas impossible                             que les répondants, conscients d’être interrogés sur leur rapport à leur écologie, tendent à surévaluer                             leurs pratiques afin de satisfaire aux attentes supposées du questionnaire.   À partir de ces résultats, nous pouvons identifier deux catégories de pratiques écologiques au sein de la                                 base. D’abord, des pratiques relativement consensuelles. Celles-ci se caractérisent plutôt par une                       réorientation écologique de la consommation (vérifier la provenance des fruits et légumes, absence de                           changement de téléphone, achats de produits bios) que par une diminution du niveau de la                             consommation. Elles visent à « consommer mieux » et demandent moins d’efforts et de ressources,                         même si l’achat de produits issus de l’agriculture biologique nécessite un budget plus conséquent. À                             

13 https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/11/16/le-tri-des-ordures-menageres-en-progres-en-france_5384346_3244.html https://agriculture.gouv.fr/consommation-bio-les-francais-ont-modifie-durablement-leurs-pratiques https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/12/01/un-tiers-des-menages-francais-sont-flexitariens-2-sont-vegetariens_5223312_3244.html 

  

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côté de ces pratiques, nous observons l’existence de pratiques minoritaires qui, si elles impliquent                           également une forme de réorientation de la consommation, comprennent une dimension plus ascétique                         (baisse de la consommation de viande, transport moins polluant, zéro déchet). Ici, il ne s’agit plus                               seulement de « consommer mieux » mais également de « consommer moins ».    II. Sélection des produits et refus de consommer : deux pratiques opposées ?   Les pratiques consensuelles tournées vers un « consommer mieux » et les plus minoritaires axées sur un                             « consommer moins » s’excluent-elles mutuellement ? D’un côté, le développement des labels, des                       circuits-courts, du bio et des nouvelles manières de s’approvisionner donne parfois l’impression de                         pouvoir revisiter sa consommation sans la diminuer ou s’interroger sur les choix de distributeur.                           Inversement, la défense de la décroissance ou de la sobriété est souvent perçue comme une critique de                                 la simple sélection des produits, jugée illusoire. À partir des clusters établis dans la première partie, nous                                 souhaitons démontrer que la construction d’une telle opposition entre deux familles de pratiques est                           factice.   Les écologistes comme les environnementalistes ont fait évoluer leurs habitudes de consommation                       pour des raisons écologiques. Interrogés sur ce qu’ils ont modifié, ils évoquent de nombreux domaines.                             Le premier groupe déclare le plus de changements : 88% de ses membres ont modifié leur                             consommation, 84% leur alimentation, 65% leurs déchets, 43% leurs transports et 19% leur parcours                           professionnel. Le second groupe déclare dans une moindre fréquence des changements, bien que                         ceux-ci restent à un taux élevé : 77% mentionnent la consommation, 69% l’alimentation, 36% les                           transports et 15% le parcours professionnel.   Si les deux clusters déclarent dans des proportions relativement proches avoir modifié leurs habitudes,                           le recensement des pratiques fait apparaître des différences significatives dans l’intensité et la nature                           des comportements pratiqués.  Les écologistes participent quasi unanimement aux pratiques consensuelles et plus souvent que les                         autres aux pratiques minoritaires. 95% pratiquent le boycott, 88% achètent bio régulièrement ou                         systématiquement, 55% ont un compost et 38% déclarent être passés au zéro déchet. Ils affichent une                               réduction conséquente de leur consommation de viande. 15% sont végans ou végétariens et 53%                           consomment « rarement » de la viande. Cette conversion écologique de leur mode de vie se manifeste                             également dans le choix du mode de transport pour partir en vacances. Si la moitié opte pour le moyen                                     « le moins cher » (48%), près d’un tiers choisit le « moins polluant » (30%).  Les environnementalistes participent moins aux pratiques consensuelles, bien que celles-ci soient                     fortement répandues. 80% déclarent boycotter des produits, 68% acheter bio régulièrement ou                       systématiquement et 38% ont un compost. Mais la différence avec les écologistes semble                         particulièrement prononcée pour les pratiques minoritaires. Seuls 17% déclarent pratiquer le zéro déchet                         (21 points de moins) et ils consomment sensiblement plus de viande que le premier : 3% sont                                 végétariens ou vegans et 34% en mangent rarement (respectivement 8 et 19 points de moins que les                                 écologistes), tandis que plus de la moitié affirme en manger souvent (54%). Concernant leurs voyages,                             ils se montrent moins attentifs à l’impact environnemental de leur mode de transport. Seuls 8%                             choisissent le moins polluant, contre 21% optant pour le « moins fatiguant » et 19% pour « le plus                               rapide ».  

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Enfin, les productivistes ne signalent pas de modification notable de leur mode de vie : 55% déclarent                                 n’avoir « rien changé » par conviction écologique, ce qui se reflète dans leurs pratiques. Parmi ses                             membres, la consommation de viande est importante (34% en mangent tous les jours et 56% souvent) et                                 moins de la moitié déclare acheter régulièrement bio (38%). Concernant leurs transports, seuls 2%                           déclarent choisir le moyen le moins polluant. Ils sont même 22% à prendre l’avion « dès que possible » et                                   20% à le considérer comme « indispensable » chaque année.   Les pratiques consensuelles et les pratiques minoritaires ne structurent pas des horizons d’action                         antagonistes. On constate que les répondants participant aux pratiques les plus minoritaires, véganisme                         ou limitation de l’avion, sont aussi les plus enclins à participer aux formes d’action les plus répandues.                                 Les pratiques minoritaires ne signifient pas l’abandon des pratiques majoritaires mais leur dépassement.                         Pour eux, il y a cumulativité entre les pratiques consensuelles de sélection des produits et des conduites                                 plus ascétiques et engageantes. Paradoxalement, le groupe des environnementalistes, qui soutient                     fortement l’idée d’une transition par le consommateur citoyen, pratique moins que les écologistes les                           éco-gestes (tri, boycott…).   III. En quoi les dispositions idéologiques impactent-elles la réforme de soi ?   Souvent appréhendés comme des gestes simples, des engagements faciles et diffusables largement, les                         éco-gestes supposent en fait, pour être adoptés, des dispositions particulières. Nous caractérisons ici                         les orientations politiques et culturelles qui favorisent les comportements écologiques. La pratique                       régulière des petits gestes s’articule chez les répondants à une critique systémique de la société de                               marché et du productivisme.   Le rapport à la cause écologique est déterminant dans le nombre et la fréquence des pratiques                               individuelles. Les personnes qui se déclarent « militantes » à propos de la cause écologique sont très                             investies dans les pratiques individuelles minoritaires et affichent également le plus haut taux de                           pratiques consensuelles. 97% pratiquent le tri sélectif et le boycott. Plus de la moitié déclarent être                               passés au zéro déchet (58%) et 63% tiennent un compost. La consommation de viande y est faible : 23%                                     sont végétariens ou végans et 54% mangent rarement de la viande. Ils sont près de la moitié à choisir le                                       mode de transport le moins polluant (40%) pour partir en vacances et 27% déclarent que l’avion est                                 « incompatible avec [leurs] valeurs ». Chez les sympathisants, si l’on retrouve des taux relativement                         élevés de pratiques majoritaires (92% trient leurs déchets et 88% boycottent), les comportements les                           plus engageants sont bien moins adoptés : 7% se disent végans ou végétariens, 43% mangent rarement                               de la viande mais « seuls » 24% sont passés au zéro déchet (34 points de moins que les militants).   La croyance dans la capacité du capitalisme ou des nouvelles technologies à résoudre ou non la crise                                 écologique oriente également les pratiques des répondants. Parmi ceux qui pensent que les sciences et                             technologies peuvent résoudre la crise écologique, on observe un moindre investissement des pratiques                         minoritaires : 24% pratiquent le zéro déchet, soit 9 points de moins que les sceptiques à l’égard d’un                                   solutionnisme technologique. Nous retrouvons des résultats similaires chez les répondants qui                     considèrent que le capitalisme est incompatible avec l’écologie. Ces derniers sont deux fois plus                           souvent végétariens ou végans que ceux qui considèrent que le capitalisme est compatible avec                           l’écologie (12% contre 5%) et tendent à être plus flexitariens (49% contre 35%).   

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Positionnement sur l’affirmation « Le capitalisme est compatible avec l’écologie » selon la fréquence de consommation de viande 

   

Lorsque l’on interroge les répondants sur leur rapport aux « petits gestes » pour la planète, on constate                               un décalage entre la croyance dans leur efficacité et leur mise en pratique. De manière assez                               contre-intuitive, l’idée selon laquelle les petits gestes seraient « utiles » n’est pas associée à une plus                             grande intensité dans la pratique. Chez ceux qui considèrent que les petits gestes sont « insuffisants »                             ou « utiles », nous observons des niveaux de pratiques minoritaires et consensuelles relativement                       similaires. Ces deux groupes qui se déclarent dans une même proportion végétariens ou végans                           (respectivement 11% et 9%), sont passés au zéro déchet (28% et 32%) et boycottent des produits (90% et                                   87%). La centralité stratégique accordée aux changements individuels du mode de vie n’est ainsi pas                             décisive dans la mise en œuvre de ces changements.   Nous pouvons constater que le lien entre orientation politique et pratiques individuelles amène à                           nuancer l’hypothèse d’une dépolitisation associée aux « petits gestes » pour l’écologie. Les individus                       critiques du système économique et du solutionnisme technologique mettent en place plus de pratiques                           que les défenseurs du capitalisme et de la capacité de la technologie à résoudre la crise écologique. Par                                   ailleurs, ceux qui considèrent que les petits gestes sont une dimension centrale dans la lutte écologique                               ne participent pas spécifiquement plus à ces pratiques que ceux qui les considèrent comme                           insuffisants. 

   

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 3. Marcher, s’organiser, désobéir : les horizons de l’action             collective 

  La question écologique se diffuse depuis une cinquantaine d’années dans l’opinion publique et s’intègre                           de plus en plus dans les processus démocratiques. Le double échec des accords de Paris (2015) –                                 insatisfaction des écologistes vis-à-vis des engagements puis retrait des États-Unis – témoigne de                         l’incapacité des institutions internationales à produire des cadres pour répondre à la crise. Le constat est                               d’autant plus brutal qu’il s’impose dans un moment où la société civile se saisit largement de la question                                   climatique.  Dans ce contexte d’inaction politique, la démission de Nicolas Hulot et le mouvement mondial des                             grèves de la jeunesse pour le climat, initié par les manifestations hebdomadaires de Greta Thunberg                             devant le Parlement suédois, ont été le déclencheur d’une vaste mobilisation en France. Cependant, le                             rassemblement massif autour de la question écologique et climatique masque les divergences                       stratégiques qui traversent le mouvement. Le décalage entre la mobilisation populaire sans précédent                         pour la cause écologique et les réponses jugées superficielles du gouvernement a amené certains                           militants à multiplier les actions de désobéissance civile, notamment à l’initiative de la branche française                             d’Extinction Rebellion fondée en mars 2019. Cette montée en radicalité a fait l’objet de débats au sein du                                   mouvement. Une frange s’y oppose, ne se retrouvant pas dans ces formes d’action ou considérant                             qu’elles desservent la cause. Les modalités d’action en faveur de l’écologie mises en place par les répondants se greffent à ces                                 interprétations divergentes. Le recours à la manifestation, aux pétitions ou à la désobéissance civile,                           révèle une certaine relation à la cause écologique et un certain degré d’urgence perçu. Ils renseignent                               également sur les modes d’investissement de la citoyenneté par les répondants et sur les rapports qu’ils                               entretiennent avec la démocratie.  Cette diversité des modes d’action est souvent appréhendée à travers une opposition entre un coeur très                               militant de la mobilisation, engagé dans des actions de désobéissance civile et sceptiques à l’égard de la                                 capacité des institutions démocratiques à répondre à l’urgence écologique, et des sympathisants                       attachés à la légalité et confiants dans les institutions pour assurer la transition. Les réponses au                               questionnaire viennent remettre en cause ce partage.   I. Quels rapports à l’action collective ?  Les répondants au questionnaire apparaissent fortement impliqués dans l’action collective. Lorsqu’ils                     s’engagent pour une cause, 66% des répondants déclarent signer des pétitions, 47% partager des                           contenus sur les réseaux sociaux, 38% soutenir des ONG, 34% manifester et 21% pratiquer la                             désobéissance civile. À propos des marches pour le climat, 20% y ont déjà participé. Près d’un quart des répondants affirme pratiquer la désobéissance civile, le soutien à celle-ci étant bien                               plus large : 39% estiment « nécessaire » de désobéir aux lois pour protéger l’environnement, 34% pensent                             que c’est « acceptable » et 12% la jugent « inévitable ». Par ailleurs, les Zones à Défendre (ZAD) sont                               perçues comme un mode d’action « indispensable » ou « intéressant » par plus de la moitié des                           répondants (respectivement 31% et 34%). Si une grande majorité de la base considère qu’il est                             acceptable voire nécessaire de s’affranchir de la légalité, la violence est quant à elle source de                               désaccords plus profonds. Seul un tiers des répondants considère qu’utiliser la violence pour faire                           

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entendre sa voix est nécessaire ou acceptable (7% et 24%). Par ailleurs, 29% se déclarent prêts à                                 participer à un mouvement de révolte de grande ampleur.  À partir des clusters, nous souhaitons identifier trois rapports majeurs à l’action collective parmi les                             répondants.  Le premier cluster a davantage recours à l’action collective et est ouvert à la diversité de ses répertoires,                                   légaux comme illégaux. Ce haut niveau d’engagement se reflète d’abord dans les moyens d’actions les                             plus consensuels, qui sont largement pratiqués par ses membres : 75% déclarent signer des pétitions                             quand ils s’engagent pour une cause, 55% partagent sur les réseaux sociaux et 45% soutiennent les                               ONG. Le premier cluster est aussi celui qui est plus prompt à déclarer des actions plus « engageantes » :                                   45% manifestent pour le climat et 28% pratiquent la désobéissance civile. Dans ce groupe, la                             désobéissance civile fait l’unanimité. 13% la jugent inévitable, 49% nécessaire et 34% acceptable, tandis                           que seulement 5% estiment qu’elle est contre-productive ou intolérable. Les ZAD sont également                         plébiscitées par une large partie de ses membres. Une grande majorité les juge indispensables ou                             intéressantes (respectivement 47% et 38%) et seulement 10% disent que ce n’est « pas leur truc ». Ce                               très large soutien à des actions illégales tend pourtant à établir une frontière plutôt étanche avec les                                 moyens d’action violents. Bien que ce cluster soit le plus porté à considérer la violence comme légitime,                                 celle-ci est loin de faire l’unanimité. Si un peu plus d’un tiers la juge nécessaire ou acceptable (8% et                                     29%), 50% considèrent qu’elle est contre-productive et 12% l’estiment intolérable. Sur ce point de vue, il                               est difficile de faire la part entre un rejet « stratégique » de la violence, perçue par les militants et                                   sympathisants pour le climat comme un mode d’action « répulsif » aux yeux de l’opinion publique, et un                               rejet « éthique » de toute forme de violence.   Le deuxième cluster présente un moindre engagement militant et accorde un plus grand attachement à                             la légalité. Lorsqu’ils s’engagent pour une cause, seuls 19% manifestent et 11% pratiquent la                           désobéissance civile. Si la désobéissance civile recueille un soutien majoritaire, celui-ci apparaît plus                         mesuré que chez les écologistes. 15% la jugent nécessaire et 49% acceptable mais 20% l’estiment                             contre-productive et 3% inacceptable. La violence est très largement condamnée et ce rejet semble plus                             fortement basé sur des raisons morales : 57% estiment qu’elle est contre-productive et 21% qu’elle est                               inacceptable. Cette plus grande distance à l’égard de la radicalité se reflète dans le rapport de ce groupe                                   aux ZAD. Les membres de ce cluster ne s’identifient pas à ce mode d’action : 43% affirment que « ce                                     n’est pas [leur] truc », bien qu’il ne soit ni décrié ni soutenu : 10% pensent que les ZAD sont scandaleuses                                       et 10% qu’elles sont indispensables.  Le dernier cluster est absent de l’action collective. Il refuse même les modalités les plus consensuelles.                               Seuls 27% signent des pétitions, 8% soutiennent des ONG, 11% manifestent et participent à des actions                               de désobéissance civile, et 29% ne font « rien ». La désobéissance civile est très majoritairement rejetée :                             41% considèrent qu’elle est contre-productive et 34% qu’elle est intolérable. Les ZAD sont également                           condamnées par les membres de ce groupe, 59% les jugeant « scandaleuses ».   II. Les désobéissants, leurs soutiens et opposants : illégalisme et violence en débat   Nous étudions ici les propriétés sociales, démographiques et idéologiques des soutiens et opposants à                           la désobéissance civile et à l’usage de la violence.  

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 A. Portrait des désobéissants  Les personnes qui déclarent pratiquer la désobéissance civile quand ils s’engagent pour une cause se                             situent plus à gauche que le reste de l’échantillon. Une large majorité se positionne à gauche (30%) ou                                   très à gauche (33%). On note également une proportion significative de personnes positionnées « ni                           gauche ni droite » (23%). La désobéissance civile est associée à perception accrue de l’urgence de la                               crise climatique et à un scepticisme dans la capacité du système économique et technologique à                             résorber seul la crise écologique. Les trois quarts des désobéissants situent l’urgence écologique à son                             maximum. 67% se disent en désaccord avec l’idée selon laquelle les sciences et les technologies                             résoudront la crise écologique et 88% considèrent que le capitalisme est incompatible avec l’écologie.                           Le changement systémique qu’ils promeuvent s’inscrit également dans une modification de son propre                         mode de vie. 88% estiment qu’il faut changer « le système et [son] mode de vie ». Concernant leurs                                 propriétés sociodémographiques, les hommes sont surreprésentés parmi les désobéissants (53%) alors                     qu’ils sont sous-représentés dans l’ensemble de l’échantillon. Par ailleurs, la désobéissance semble                       échapper à une lecture générationnelle qui ferait d’elle un mode d’action privilégié par les plus jeunes.                               Toutes les classes d’âges sont représentées parmi les désobéissants, qui ont principalement entre 25 et                             65 ans. Chez les étudiants, les cursus en sciences humaines et sociales ainsi qu’en lettres, arts et                                 langues sont surreprésentés. Chez les actifs, il existe une nette sous-représentation des cadres par                           rapport aux professions intermédiaires et aux ouvriers.  Parmi les désobéissants, la question du recours à la violence est polarisante. Près de la moitié estime                                 que celle-ci est acceptable (35%) ou nécessaire (14%), tandis que son rejet semble être fondé plutôt sur                                 des raisons stratégiques que morales. Si 42% la jugent « contre-productive », seuls 9% considèrent                         qu’elle est inacceptable. Ces résultats viennent remettre en cause l’idée d’une frontière étanche                         qu’établiraient les militants pour le climat entre la désobéissance civile et un répertoire d’actions plus                             radicales. Ainsi, une partie des pratiquants de la désobéissance civile n’apparaît pas opposée à l’idée                             d’une montée en radicalité dans les moyens d’action.   B. Portrait des soutiens à la désobéissance civile  Lorsque l’on observe les soutiens à la désobéissance civile, on constate que ceux-ci se décomposent en                               deux principaux groupes. Un premier tend à la considérer comme « nécessaire ». Ses membres                         présentent de nombreuses similarités avec les désobéissants. Ils se positionnent plus fréquemment très                         à gauche (31%) ou à gauche (35%) que l’échantillon. Parmi les soutiens de la désobéissance, il s’agit des                                   plus sceptiques à l’égard de la technologie (67%) et des plus critiques envers le capitalisme (90%). Ils                                 sont également les plus nombreux à situer l’urgence écologique au niveau maximal (82%). D’un point de                               vue social, ils sont moins issus des cadres et catégories supérieures que le reste de l’échantillon et                                 présentent un fort taux de pénétration chez les ouvriers, les professions intermédiaires, les agriculteurs                           et les artisans. Chez les étudiants, les étudiants en sciences humaines et sociales, lettres, art et langues                                 sont fortement représentés.  Un second groupe de soutien estime que la désobéissance est « acceptable » ou « inévitable ». Celui-ci                           se positionne également fréquemment à gauche (40% chez les « acceptable » et 36% chez les                           « inévitable ») et « ni gauche ni droite » (respectivement 21% et 25%) et il se déclare moins « très à                                 gauche » que le premier groupe (11% et 14%). Chez ce second groupe, une majorité de répondants ne                                 fait pas confiance aux sciences et à la technologie pour résoudre la crise écologique mais dans une                                 proportion moindre que le premier groupe de soutien (53% et 57% contre 67%). Idem dans le rapport au                                   

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capitalisme. Celui-ci reste très largement jugé comme incompatible avec la crise écologique mais dans                           une moindre mesure que pour le premier groupe (81% chez ceux qui pensent la désobéissance                             « acceptable » et 75% pour ceux qui la jugent « inévitable »). Bien qu’ils situent également                         majoritairement le niveau d’urgence écologique à son niveau maximum, ils le mentionnent moins                         fréquemment que le premier groupe (respectivement 59% et 66%).   C. Portrait des opposants à la désobéissance civile  Les opposants à la désobéissance civile se décomposent en deux modalités de réponse. Chez ceux qui                               la considèrent comme « contre-productive », on retrouve une proportion non-négligeable de personnes                     se positionnant à gauche (24%), au centre (25%) ou qui ne se considèrent « ni droite ni gauche » (23%).                                     La droite est également présente (14%). Pour les répondants qui la jugent « intolérable », on note une                               plus forte représentation des personnes se déclarant à droite (22%) et très à droite (11%). On retrouve                                 également des proportions non négligeables de personnes situées au centre (22%) et ni à droite ni à                                 gauche (20%). De manière générale, les opposants à la désobéissance civile manifestent une plus                           grande confiance dans la technologie et éprouvent un moindre sentiment d’urgence. Moins de la moitié                             désapprouve l’idée selon laquelle les sciences et la technologie permettront de résoudre la crise                           écologique (respectivement 40% et 34% chez ceux qui considèrent la désobéissance civile comme                         « contre-productive » ou « intolérable »), et situe l’urgence écologique au niveau maximal (39% et 26%).                         Par contre, ils sont majoritairement d’accord avec le fait que le capitalisme est incompatible avec                             l’écologie (67% et 80%). Les catégories supérieures, chefs d’entreprises et commerçants sont                       surreprésentés chez les opposants.    

  

III. Critique des institutions et confiance dans le collectif  Si la désobéissance peut être perçue comme une réaction au blocage institutionnel face à la catastrophe                               écologique, il serait abusif de la considérer comme une simple conséquence du désespoir et une                             résignation dans la capacité collective de nos sociétés à faire face aux enjeux environnementaux. Le                             rapport au politique des pratiquants et soutiens de la désobéissance civile, fait apparaître un paradoxe                             entre rejet des institutions et croyance dans le collectif.   A. Le rapport au politique des désobéissants   Par rapport au reste de l’échantillon, les pratiquants de la désobéissance civile se montrent plus critiques                               envers les institutions. Seul un tiers déclare voter à chaque élection (37%) et une large majorité                               considère que les hommes et femmes politiques sont presque tous corrompus (67%). Par ailleurs, ils                             sont particulièrement défiants à l’égard de la police, de l’armée et des médias. Pour autant, cette attitude                                 à l’égard des institutions et de la classe politique ne saurait être assimilée à une forme de rejet de la                                       démocratie. La moitié des désobéissants déclare faire principalement confiance aux citoyens pour                       résoudre les problèmes du monde et 94% sont favorables à davantage de démocratie participative ; 86%                               considèrent qu’une société durable où personne n’est laissé pour compte est possible et 83% estiment                             que le gouvernement doit imposer des pratiques écologiques. Ainsi, les désobéissants imputent le                         blocage institutionnel des politiques climatiques aux classes dirigeantes tout en étant persuadés que le                           

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dépassement d’un tel blocage passera par une participation accrue des citoyens dans la gouvernance                           démocratique.   

  B. Rapport au politique des soutiens et opposants à la désobéissance   Chez les soutiens de la désobéissance, on retrouve une critique en partie analogue des institutions                             actuelles de la démocratie représentative, sans pour autant que cette critique implique un refus d’une                             solution politique et démocratique à la crise écologique. Chez ceux qui considèrent que la                           désobéissance est nécessaire, acceptable ou inévitable, les citoyens arrivent largement en tête comme                         acteur privilégié pour « résoudre les problèmes du monde » (respectivement à 48%, 41% et 42%). Ils                             soutiennent quasi-unanimement le développement de la démocratie participative à la sortie de la crise                           (94%, 89% et 87%) et considèrent qu’une société durable où personne n’est laissé pour compte est                               possible (85%, 78% et 78%). Comme pour les désobéissants, cette volonté de développer la démocratie                             participative va de pair avec une critique des institutions actuelles : 64% de ceux jugeant que la                               désobéissance est nécessaire, 48% qu’elle est acceptable et 54% qu’elle est inévitable, considèrent que                           presque tous les hommes et femmes politiques sont corrompus.   Les opposants à la désobéissance civile témoignent quant à eux d’une confiance accrue dans les                             institutions et d’une moindre adhésion aux mécanismes de la démocratie représentative. Chez ceux qui                           considèrent la désobéissance civile comme « contre-productive » ou « intolérable », plus de la moitié                       déclare voter à chaque élection (respectivement 54% et 58%) et seulement un tiers affirme que les                               hommes et femmes politiques sont presque tous corrompus (respectivement 34% et 36%). S’ils                         évoquent également les citoyens pour résoudre la crise écologique, ils le font dans des proportions bien                               moindres que les soutiens de désobéissance (respectivement 33% et 24%) et ils sont significativement                           plus nombreux à ne faire confiance à « personne » (22% et 30%). Ils sont également moins confiants                               dans le fait qu’une société durable où personne n’est laissé pour compte soit possible (63% et 52%).  

   

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4. Genre et écologie  

 La figure de Greta Thunberg a provoqué des réactions violentes parmi les commentateurs politiques et                             médiatiques dès son apparition à l’automne 2018. Son jeune âge, mais aussi son genre, ont désarçonné                               de nombreuses figures politiques et médiatiques, le plus souvent masculines. Ils ont fustigé la militante,                             l’accusant d’être manipulée, inconséquente, de semer la terreur ou encore de prendre la place des                             experts. Son message potentiellement consensuel appelant à écouter les alertes des scientifiques ne                         laissait pas présager qu’elle devienne une personnalité clivante. Ces réactions virulentes face à une                           jeune femme luttant contre l’inaction climatique en renvoyant le politique face au scientifique                         questionnent. Lorsqu'elle est réduite à une action domestique par la consommation éthique et les                           éco-gestes du quotidien, l'écologie repose souvent sur un effort féminin où la figure maternelle continue                             de gérer les contraintes familiales. Les alertes formulées par les scientifiques, associées au mouvement                           climat majoritairement composé de femmes, ont participé à la sortir du cadre domestique.  L'écologie est désormais une donnée centrale pour appréhender le politique. C’est donc dans cette                           relation symbolique où le feminin vient bousculer une sphère dominée par les hommes que l’on peut                               trouver les raisons de la violence dirigée à l’encontre de Greta Thunberg. On peut interpréter ces                               réactions comme une tentative de la masculinité de garder le contrôle sur les questions de souveraineté                               collective.  Ainsi, devant ce brouillage des représentations, il convient de s’interroger : l’écologie est-elle davantage                           féminine ou masculine ? La surreprésentation des femmes dans les manifestations pour le climat                           (environ 65% des manifestants14) ou encore la place prépondérante de porte-paroles féminines dans le                           mouvement semblent esquisser une réponse à cette question. Si le cadrage de l’écologie par la question                               climatique et son urgence ne parvient pas totalement à s’affranchir du genre, produit-il une                           recomposition des valeurs et des pratiques genrées ? Pour trancher cette question, nous présentons ici les écarts constatés entre les répondants et les                             répondantes dans leur appréhension de la crise écologique, puis dans leurs pratiques individuelles et                           leurs rapports à l'action collective.  

I. Le saisissement genré de la crise environnementale    

A. Des priorités environnementales similaires mais des sources d’inquiétude               divergentes  

 Lorsqu’on les interroge sur leurs priorités en matière d’écologie, les répondants et répondantes ne                           montrent pas de différences notables. Le climat (44%), puis la pollution (27%) sont cités en premier                               aussi bien chez les femmes que chez les hommes.  Néanmoins, les inquiétudes divergent lorsque l’on interroge plus largement les répondants sur les                         causes d’un effondrement potentiel (Notre civilisation pourrait s'effondrer dans les années à venir. Pour                           moi, la cause première serait...). Les femmes pointent davantage que les hommes (12 points de plus) les                                 risques liés à des facteurs écologiques, comme le dérèglement climatique, une catastrophe naturelle ou                           encore l’épuisement des ressources. Du côté des hommes, bien que les causes environnementales                         

14 Grèves pour le climat : « La mobilisation des jeunes ne témoigne pas d'une diversification sociale ».                                   Le Monde, 19 avril 2019. Tribune, Quantité Critique 

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soient également les plus évoquées, les angoisses identitaires ou économiques reviennent plus souvent                         que pour les femmes. Ils sont en effet 33% à envisager un effondrement lié soit à une crise économique,                                     à une guerre, à des vagues migratoires ou encore à un “déclin de l’Occident” contre 21% du côté des                                     femmes.  Cette priorisation féminine des causes environnementales de l’effondrement s’articule avec un niveau de                         conscience de l’urgence écologique supérieur à celui des hommes. Elles sont ainsi 70% à placer le                               niveau d’urgence au maximum quand c’est le cas de 59% des hommes. Pourtant, ces derniers tendent à                                 s’estimer mieux informés que les femmes sur les questions écologiques : 23% se déclarent pleinement                             informés contre 19% chez les femmes.   Nous interrogeons maintenant l’effet du genre à la lueur de l’orientation politique afin de saisir leur                               articulation avec les représentations de l’effondrement.  Réponse à la question “Notre civilisation pourrait s'effondrer dans les années à venir. Pour moi, la cause 

première serait ...” selon le genre et l’orientation politique 

  L’orientation politique reste plus structurante dans la représentation du risque majeur qui pourrait                         conduire à un effondrement de la civilisation. En effet, les hommes et les femmes s’auto-positionnant à                               gauche ou très à gauche mentionnent avant tout le dérèglement climatique (autour de 38%) et                             l’épuisement des ressources comme causes potentielles d’effondrement. Néanmoins certains scenarii                   restent fortement genrés. Parmi les répondants se déclarant “très à gauche”, les hommes sont par                             exemple 17% à pointer avant tout le risque d’une crise économique alors que les femmes sont 11,5%. À                                   l’opposé de ces orientations politiques, les hommes de droite sont plus de 17% à affirmer que                               l’effondrement viendra d’une vague migratoire - en faisant la réponse la plus donnée par cette catégorie -                                 alors que les femmes de droite ne sont que 8% à le mentionner, leurs craintes se portant davantage sur                                     l’épuisement des ressources (22%).  

 B. Des approches différentes du changement politique nécessaire 

 Les femmes sont moins enclines à croire dans la capacité du système économique et technique de                               résorber par lui-même la crise environnementale : 41% considèrent que les sciences et technologies vont                             

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résoudre la crise écologique contre 47% chez les hommes. Elles sont également plus nombreuses à                             estimer que le capitalisme est incompatible avec l’écologie (81% contre 73%). Cette moindre confiance                           dans les technologies est un résultat que nous trouvons également parmi les participants et                           participantes aux marches. Les études écoféministes ont par ailleurs montré comment l’émergence de                         la science et la technologie modernes a été concomitante d’une domination sur les femmes et de la                                 destruction de la nature, rattachant ainsi sciences et techniques à un principe masculin15. Nous pouvons                             émettre l’hypothèse que les femmes, davantage en charge du travail invisible qui perpétue la société,                             sont plus sceptiques à l’idée que la technologie puisse assurer la totalité du travail, conscientes qu’une                               intervention humaine sera toujours nécessaire. Par ailleurs, nous constatons que leur écologie tend davantage à défendre un changement systémique                           tout en remettant en cause leurs pratiques quotidiennes. Elles déclarent plus fréquemment que les                           hommes qu’il faut changer “le système et mon mode de vie” (86% contre 80%) et tendent à se déclarer                                     plus militantes (27% contre 20%). Sur les thématiques portant des stéréotypes de genre particulièrement                           forts, l’écart des soutiens entre les hommes et les femmes aux mesures écologiques s'approfondit.                           Ainsi, 47% des femmes estiment que nous devons arrêter de manger de la viande contre seulement 29%                                 des hommes. De même, elles sont 41% à vouloir interdire la chasse contre 28% chez les hommes. Les                                   femmes apparaissent également plus disposées à élargir leur sensibilité aux non-humains. 88% estiment                         que l’espèce humaine n’est pas au-dessus des autres (contre 74% des hommes). Cet élargissement de la                               sensibilité aux non-humains, dont la centralité est de plus en plus mise en valeur par la littérature                                 écologique16, semble ainsi plus répandu chez les répondantes de la base, faisant ainsi écho aux thèses                               écoféministes qui voient dans les femmes un acteur clé de l’écologie politique17. Côté hommes, on                             retrouve la permanence d’un attachement à une maîtrise prométhéenne de la nature.  

II. Distribution genrée des pratiques écologiques  Les dispositions au changement supérieures chez les femmes de l’échantillon se prolongent dans les                           pratiques écologiques. Plus conscientes de l’urgence écologique, elles passent également plus souvent                       à l’action et adaptent leurs modes de vie en conséquence. Toutefois, alors même que l’ordre social genré                                 prédispose les femmes à une conscience accrue des impératifs écologiques, les types de pratiques                           qu’elles déploient principalement apparaissent circonscrits aux charges assignées au féminin : le travail                         reproductif, l’attention au corps et à l’intime.  A. Le domestique et l’intime  Pratiques qui impliquent une gestion des affaires domestiques  L’adoption de pratiques écologiques au sein de la sphère domestique a le plus souvent pour                             conséquence d’amplifier la division sexuelle du travail domestique et familial. Les femmes, davantage en                           charge de la gestion de la consommation du foyer, ne sont que 6% au sein de l’échantillon à déclarer ne                                       pas vérifier la provenance des légumes contre 11% des répondants hommes ; elles achètent de manière                               

15 Carolyn Merchant, The Death of nature: women, ecology, and the scientific revolution, Nachdr., San                             Francisco, Harper, 2000. 16 Baptiste Morizot, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes sud, 2020. 17 Emilie Hache, Reclaim : recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016 ; Marie-Anne Casselot et                             Valérie Lefebvre-Faucher (eds.), Faire partie du monde : réflexions écoféministes, Montréal, Québec,                     Remue-ménage, 2017. 

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plus régulière des produits bio (66% répondent “Souvent” et 18% “Systématiquement” contre 61% et 14%)                             ; sont 38% à tendre vers le zéro déchet contre seulement 20% des hommes ; 91% d’entre elles pratiquent                                     le boycott (contre 86% des hommes) et 94% le tri sélectif “autant que possible” (contre 89% des                                 hommes). Lorsque l’on interroge les répondants sur ce qu’ils ont changé par conviction écologique, on                             retrouve la même logique : 71% des répondantes ont changé quelque chose dans leurs déchets (contre                               59% des répondants) et 88% dans leur consommation (contre 77%).  Pratiques qui impliquent un contrôle de son corps et de son alimentation  Non seulement les femmes mettent nettement plus en œuvre que les hommes des pratiques                           écologiques au sein de la sphère invisible du travail domestique, mais elles investissent aussi la sphère                               de l’alimentation. L’alimentation représente “un moyen − une arme – très efficace de reproduction de                             l’ordre du genre”18. Néanmoins, c’est cette attention portée au corps et à l’alimentation qui les prédispose                               à les intégrer davantage dans le spectre de leurs nouvelles pratiques écologiques. Les répondantes sont                             alors 83% à déclarer avoir changé quelque chose à leur alimentation par conviction écologique contre                             71% des hommes. Cet écart se fait d’autant plus sentir lorsqu’on interroge les répondant.e.s sur leur                               consommation de viande :   

Fréquence de la consommation de viande en fonction du genre 

  

  

B. La sphère publique : compatible avec la masculinité hégémonique19  

18 Fournier, T., Jarty, J., Lapeyre, N. et Touraille, P. (2015). L’alimentation, arme du genre, Journal des                                 anthropologues [En ligne], 140-141. 19 La sociologue australienne R. W. Connell définit la masculinité hégémonique comme la “configuration des                             pratiques de genre qui incarne la solution socialement acceptée au problème de la légitimité du patriarcat,                               et qui garantit (ou qui est utilisée pour garantir) la position dominante des hommes et la subordination des                                   femmes” dans Connell, R. W., Masculinities, Cambridge, Polity Press, 1995, p. 352 

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Lorsque l’on se penche sur les pratiques écologiques qui ont lieu en dehors de la sphère domestique,                                 plus visibles et valorisables, les femmes ne sont plus majoritaires à les investir. Prenons le travail pour exemple. Alors que les hommes de l’échantillon s’emparent sensiblement moins                           des pratiques liées à la consommation et aux déchets, constitutives du travail reproductif, ils sont ici                               légèrement plus nombreux à avoir changé quelque chose à leur parcours professionnel par conviction                           écologique (16% des hommes l’affirment contre 14% des femmes). Leur position plus favorable sur le                             marché du travail peut expliquer ce plus grand investissement. Idem lorsqu’on les interroge sur                           l’adaptation écologique de leurs loisirs, 15% des hommes déclarent l’avoir fait contre 13% des femmes.                             Encore plus marquant, 43% des répondants hommes affirment avoir changé quelque chose à leurs                           transports par conviction écologique contre 36% des femmes. Pour exemple, l’usage du vélo pour se                             déplacer est principalement investi par les hommes. À l’inverse de l’adoption d’un régime végétarien qui                             romprait pour les hommes avec la détermination genrée de la consommation de viande20, cette pratique                             ne fragilise pas les formes socialement admises de masculinité tournées vers l’extérieur et vers la                             pratique physique. Bien qu’écologique, elle sous-tend par ailleurs “une domination masculine de l’espace                         public par le corps”21.  Se joue ici une négociation de l’engagement écologique de telle sorte qu’il puisse être pratiqué tout en se                                   maintenant dans le cadre de la masculinité hégémonique. Les hommes privilégient alors non seulement                           les pratiques qu’ils sont en mesure de valoriser socialement mais aussi celles qui leur permettent de                               conserver le privilège de leur statut masculin.   

C. Renégociation de la norme de genre et écologie  Néanmoins, cette division genrée des pratiques écologiques assignant les femmes à la charge du                           domestique et permettant aux hommes d’investir de leur engagement la sphère publique et rétribuée                           n’est pas indépassable. Alors que l’écologie semble parfois renforcer les inégalités de genre, elle peut                             aussi pousser à les subvertir. En effet, lorsqu’elle est combinée à une conscience féministe, c’est-à-dire                             la prise en compte et la critique de la domination structurelle exercée par les hommes, on peut observer                                   une recomposition des masculinités, qui se révèlent alors moins handicapantes dans la transition.  Parmi les hommes qui estiment que le niveau d’urgence écologique est maximal, ceux qui se déclarent                               les plus féministes sont les plus agissants dans la sphère domestique. Ils sont 85% à avoir changé                                 quelque chose dans leur consommation par conviction écologique et 21% à acheter systématiquement                         bio (contre uniquement 70% et 11% de ceux ne se considérant pas du tout féministes). Le rapport à                                   l’intime et à l’alimentation peut lui aussi être redéfini et investi par les hommes dans une perspective                                 écologique. Les hommes féministes, dans un mouvement de recomposition de leur masculinité, sont                         ainsi plus nombreux à avoir modifié leur alimentation et à tendre vers le végétarisme.      

20 Rothgerber, H. (2013). Real men don’t eat (vegetable) quiche: Masculinity and the justification of meat                               consumption. Psychology of Men & Masculinity, 14(4), 363. 21 Sayagh, D. (2017). Construction sociospatiale de capabilités sexuées aux pratiques urbaines du vélo. In                             Les Annales de la Recherche Urbaine. 112, 127-137. 

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Pratiques écologiques chez les hommes déclarant un niveau d’urgence écologique maximal selon le niveau de conscience féministe  

  L’échantillon Il est temps est composé d’1% de répondant.e.s se définissant en dehors de la division                               binaire homme-femme et se déclarant ainsi “non-binaires” (ce qui correspond à 326 personnes sur                           35073). Cet éloignement de la norme de genre et le refus ou le sentiment de ne pas correspondre aux                                     catégories formées par le régime de la différence sexuelle s’accompagne d’un positionnement politique                         radicalement à gauche. En effet, 46% des non-binaires de l’échantillon s’auto-positionnent “très à                         gauche” quand ce n’est le cas que de 18% des hommes et de 16% des femmes. Ainsi, cette radicalité                                     politique couplée à un affranchissement des normes genrées se combine à un investissement massif                           des pratiques écologiques. Par conviction écologique, iels sont 49% à déclarer avoir changé quelque                           chose dans leurs transports, 83% dans leur alimentation, 18% dans leurs loisirs, 19% dans leur parcours                               professionnel et même 15% dans leur usage d’internet (alors que ce n’est le cas que de 9% des femmes                                     et 7% des hommes). Toutefois, il est nécessaire de prendre en compte que cette identité de genre ne se                                     voit reconnaître aucune place dans la société et fait l’objet de discriminations22. Par exemple, 82% des                               non-binaires de l’échantillon affirment que la société ne leur donne pas les moyens de montrer de quoi                                 ils sont capables (63% des femmes et 55% des hommes répondent la même chose). Le fait que ce                                   groupe certes minoritaire, qui se construit par-delà les dispositions genrées, soit le plus impliqué dans                             les pratiques et dans une forme de radicalité écologique esquisse l’idée qu’une conscience de ces                             assignations permet de s’en défaire et d’investir une plus large palette de pratiques écologiques, en                             dehors de leurs connotations genrées.   Écologisme et féminisme  Notre échantillon Il est temps confirme l’idée que l’engagement écologique au quotidien est plus profond                             chez les femmes que chez les hommes et qu’elles accordent plus d’importance à ces questions. Une                               

22 Trachman, M. & Lejbowicz, T. (2018). Des LGBT, des non-binaires et des cases : Catégorisation statistique                                 et critique des assignations de genre et de sexualité dans une enquête sur les violences. Revue française de                                   sociologie, vol. 59(4), 677-705. 

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explication est à trouver dans les rôles auxquels elles sont assignées, et notamment celui de la gestion                                 du travail de reproduction.  Il ne faut cependant pas imaginer que l’écologie des femmes se cantonne à une redéfinition du                               domestique. Comme nous l’avons vu précédemment (Chapitre Pratiques individuelles), les personnes les                       plus engagées dans les pratiques individuelles sont également celles qui articulent le plus puissamment                           l’écologie avec le politique et la question sociale. Ainsi, les femmes sont également plus nombreuses à                               déployer des actions collectives dans le cadre de leur engagement. Elles participent plus aux marches                             pour le climat (24% contre 17% chez les hommes) et se déclarent davantage prêtes à participer à un                                   mouvement de révolte de grande ampleur (74% contre 66% chez les hommes). Elles se saisissent plus                               massivement de tous les modes d’action testés dans notre base (manifestation 37%-30%, post sur les                             réseaux sociaux 55%-39%, pétition 74%-59%, ou encore soutenir une ONG 42%-35%). La désobéissance                         civile est le seul point sur lequel les hommes sont sensiblement plus agissants avec 22% d’entre eux qui                                   y ont recours et 18% chez les femmes, même si tous considèrent en proportions égales que le fait de                                     désobéir aux lois pour l’environnement est inévitable ou nécessaire. Le moindre saisissement de la                           désobéissance civile par les femmes est peut-être lié au fait qu’elles la soutiennent dans sa définition                               stricte puisqu’elles rejettent plus fermement la violence : 57% d’entre elles pensent que la violence est                               contre productive contre 47% chez les hommes.  Ainsi, l’enquête Il est temps ne rend pas seulement compte d’une plus grande capacité des femmes à                                 investir la sphère privée selon des impératifs environnementaux. Si l’écologie peut constituer une                         contrainte supplémentaire pour les femmes et donc un redoublement de l’aliénation, elle peut également                           constituer une opportunité de redistribution des valeurs. Celles traditionnellement associées au féminin                       deviennent des forces. La sensibilité, l’attention aux autres, la capacité à renégocier ses pratiques et ses                               certitudes, semblent constituer non plus des faiblesses - telles qu’elles sont évaluées par le système de                               valeur capitaliste centré sur la réussite individuelle -, mais des atouts pour parvenir à se transformer                               dans le cadre de la transition écologique. L’écologie peut donc provoquer une redéfinition de la                             masculinité par la conquête de nouvelles formes de sensibilité ainsi que par la revalorisation et la mise                                 en actions des dispositions féminines dans un processus de transformation de soi. Le nouveau                           paradigme qui se dessine, dans lequel le féminin est puissant et le masculin doit se redéfinir, constitue                                 une opportunité pour le mouvement féministe. Ces deux courants ont d'ailleurs en commun de rompre                             avec le cloisonnement entre le politique et le domestique. Le féminisme et son slogan The private is                                 political produit une réappropriation des expériences individuelles en les arrimant au politique. Dans un                           double mouvement, il révèle les mécanismes de domination à l'œuvre au sein du domestique et                             réarticule le personnel au systémique. L’écologie bouscule également cette frontière puisqu’elle prend sa                         place sur tous les aspects de la vie, du local au global et rend politiques les choix que l’on pensait les                                         plus impensés.    

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5. Écologie et classes sociales    L’imposition progressive d’un problème écologique à partir de la seconde moitié du XXe siècle a été                               assimilée à l’émergence d’un ensemble de valeurs post-matérielles. La participation à ses mobilisations                         et la défense de cette cause supposerait d’être libéré des contraintes économiques. L’ombre de ce                             postulat plane encore sur les conceptions contemporaines de l’écologie, qui serait uniquement le fait                           des classes supérieures aisées. En bref : “un truc de riches”. Récemment les Gilets jaunes, issus                               majoritairement des franges précarisées du salariat (Quantité Critique, Mediapart, 2019), se sont vus                         coller l’étiquette d’anti-écologistes car ils s’opposaient à la hausse de la taxe sur les carburants.                             Néanmoins, cette disqualification a été questionnée par les enquêtes qui témoignent de la présence d’un                             “écologisme populaire” au sein du mouvement (Gaborit & Grémion, 2019). Les Gilets jaunes n’ont donc                             pas exprimé un rejet de la question écologique, mais bien la volonté d’une responsabilité partagée.  Certains indicateurs, comme la présence au sein des manifestations pour le climat, conduisent à y                             observer une sous-représentation des classes populaires et de leurs enfants (Quantité Critique, Le                         Monde, 2019). De même, les répondants à l’enquête Il est temps largement imprégnés de la question                               écologique sont davantage situés socialement et professionnellement dans les classes supérieures.  Le traitement de la question écologique par les pouvoirs publics a pu donner lieu à une individualisation                                 des solutions, incarnée par la figure de l’éco-citoyen. Elle s’est ainsi construite comme excluante en                             dépossédant les classes populaires de cette thématique (Comby, 2015). Toutefois, l’enquête Il est temps                           en mobilisant des indicateurs plus larges permet d’identifier et de caractériser l’écologie des groupes                           populaires, qui apparaissent moins divisés que les cadres sur ces questions. Soumis à des contraintes                             budgétaires, ils investissent des pratiques peu coûteuses ou démarchandisées et pensent ensemble les                         questions écologiques et sociales. Les répondants des classes populaires n’apparaissent donc pas                       moins écologistes mais plutôt emprunts d’une écologie spécifique. En revanche, loin de constituer un                           bloc homogène, le salariat qualifié laisse quant à lui entrevoir une forte polarisation en son sein.   

  

I. L’écologie, absente des classes populaires ?  L’écologie est-elle un truc de riches ? La répartition par cluster, qui fait émerger trois types de relations à                                     l’écologie (écologistes, environnementalistes et productivistes), permet d’esquisser une réponse                 négative. Les répondants déclarant avoir parfois ou toujours des fins de mois difficiles sont davantage                             représentés parmi le groupe des écologistes. De plus, ce cluster recrute plus parmi les groupes                             populaires composés des actifs employés et ouvriers : ces derniers représentent en effet 18,5% des                             écologistes, 17,5% des environnementalistes et seulement 13% des productivistes. À l’inverse, c’est                       parmi les cadres pour qui les fins de mois ne sont pas un problème que le groupe des productivistes                                     recrute le plus. Celui-ci est composé à 32% de cadres, tout comme le groupe des environnementalistes                               alors qu’ils ne sont plus que 27,5% parmi les écologistes. Les clusters restent néanmoins et avant tout                                 idéologiquement structurés. La condition sociale ne détermine pas l'appartenance aux groupes mais on                         constate des nuances entre les catégories les plus éloignées : les cadres n’ayant pas de problème de                                 fins de mois et les classes populaires ayant des difficultés budgétaires.  

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Ces différences se retrouvent également sur l’intensité du sentiment d’urgence éprouvé concernant la                         crise écologique. Les groupes populaires ayant des difficultés déclarent à 65% un niveau d’urgence                           maximal contre 59% des cadres sans difficultés de fin de mois. Il semble que l’épreuve des difficultés                                 économiques dont les classes populaires font l’expérience favorise la conception d’une forte urgence                         écologique alors même que paradoxalement, ils se déclarent les moins bien informés sur la question.                             Ainsi, 71% des cadres se considèrent très bien informés ou bien informés contre 59% des groupes                               populaires. Contrairement aux idées reçues, le souci de l’écologie n’émerge donc pas uniquement                         lorsque les problématiques matérielles ont été évacuées, c’est-à-dire dans des cadres de confort                         économique. Toutefois il prend des formes différentes selon les conditions de vie des répondants, à la                               fois dans la formulation de ses enjeux et ses priorités ainsi que dans les déterminations des causes                                 d’une éventuelle catastrophe ; ce qui produit des définitions de l’écologie et des horizons d’action parfois                               antagonistes. 

 Concernant l’appréhension des dangers qui guettent “la civilisation”, les cadres sans problème de fins de                             mois et les classes populaires précaires signalent avec la même fréquence les risques liés à                             l’environnement (autour de 61%). À nouveau, les inquiétudes écologiques ne sont pas l’apanage des                           classes supérieures. Toutefois, la catégorie socio-professionnelle et la situation financière modulent les                       conceptions écologiques et les priorités de l’engagement. Si les classes populaires répondent dans une                           plus grande proportion que la pollution et le monde animal sont prioritaires en matière d’écologie, les                               cadres privilégient davantage la question du climat. Alors que les classes populaires se déclarent moins                             informées sur la question écologique - ce qui peut être lié avec un sentiment d’une moindre légitimité à                                   s’exprimer à ce sujet -, leur rapport à l’écologie se base davantage sur le proche et le local, expliquant la                                       place accordée à la pollution, nombre d’entre eux en faisant l’expérience quotidienne. Les répondants                           des franges populaires précarisées sont 22,5% à déclarer avoir déjà eu un problème de santé à cause de                                   la qualité de l’air contre 17% des cadres sans difficulté financière. À l’inverse, ces derniers sont donc                                 moins victimes d’une expérience quotidienne de la crise écologique mais plus informés sur les enjeux                             environnementaux et climatiques. Ils saisissent d’abord cet enjeu dans sa dimension globale en faisant                           primer la question climatique. En revanche, ils sont moins sensibles aux discours effondristes. Cela peut                             s’expliquer par une plus grande confiance en l’avenir qu’ils développent sur la base de leur position                               sociale favorable. Ainsi, 26% des cadres en situation budgétaire confortable affirment que leur vie sera                             meilleure que celle menée par leurs parents contre seulement 14% du groupe populaire précaire.  

 II. Dessiner les contours d’une écologie populaire  

  En identifiant les rapports à l’écologie, allant du militantisme à son rejet, les clusters donnent également                               à voir la variété de définitions qui lui sont attribuées. L’identification de ses priorités, la manière dont on                                   la pense ou non en articulation avec les questions socio-économiques, sont constitutifs du sens et de la                                 valeur que l’on attribue à l’écologie. Ces représentations écologiques laissent entrevoir l’existence d’une                         forme de conscience écologique se développant de manière différenciée selon la position sociale.                         L’enjeu est alors d'identifier les contours de l’écologisme populaire et de ses ressorts, certainement                           distincts de l’imaginaire écologiste dominant.  

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A. Une forte politisation de la question écologique   À rebours d’une conception libérale de l’écologie s’appuyant sur les logiques de marché, les classes                             populaires relient davantage la question écologique à une critique du système économique et politique.                           Elles affirment en plus grande proportion que le capitalisme n’est pas compatible avec l’écologie : 83%                               des répondants ouvriers ou employés en difficulté financière contre 71% des cadres sans problème de                             fins de mois. Si le système économique actuel constitue un problème, les gouvernements sont aussi                             pointés du doigt. Les répondants des classes populaires aux fins de mois compliquées considèrent ainsi                             dans une plus large mesure que le gouvernement “ne fait rien” en matière d’écologie, soit 13 points de                                   plus par rapport aux cadres en situation budgétaire confortable. Ici encore, au sein de chaque catégorie                               socioprofessionnelle, ceux qui répondent avoir des problèmes de fins de mois sont davantage critiques                           vis-à-vis du système actuel. Pour les franges précarisées, attendre de l’État qu’il agisse sur les enjeux                               écologiques suppose toutefois une vigilance en matière de justice sociale. Ainsi, alors que les cadres à                               l’aise financièrement sont 56% à être favorables à une taxe sur le carburant des voitures afin de faire                                   changer les comportements, ce n’est le cas que de 35% des répondants des classes populaires aux fins                                 de mois difficiles.  En revanche, les cadres sont plus nombreux à considérer que l’écologie est politiquement de gauche :                               44% des cadres sans problème de fins de mois contre 34% des classes populaires en difficulté. Si plus                                   de 60% des répondants des classes populaires soutiennent que l’écologie est “ni de droite, ni de gauche”,                                 leur conception de l’écologie n’en est pas moins critique et anticapitaliste.  B. Les pratiques écologiques populaires  Si l’examen des valeurs écologistes des répondants fait apparaître l’écologie populaire comme plus                         radicale et localisée que celle des classes supérieures, on observe un redoublement de cette distinction                             dans les pratiques. En effet, les résultats font état d’une répartition différenciée des pratiques                           écologiques selon la condition sociale. Pour identifier la manière dont se matérialise cette écologie                           populaire, nous avons isolé trois groupes de pratiques. Les premières, qui supposent une dépense                           économique, les secondes qui impliquent une réduction ou une absence de consommation et les                           dernières, démarchandisées, ne constituant ni une dépense ni une économie.  Pratiques coûteuses  Les pratiques écologiques liées à l’alimentation et supposant une dépense sont davantage mises en                           place par les cadres. Parmi ceux qui expriment n’avoir aucun souci d’ordre budgétaire, 22% achètent                             systématiquement des produits bio alors qu’ils sont 11% dans les classes populaires précarisées. Cette                           même tendance se retrouve sur la propension à tendre vers le zéro déchet ou encore le fait de privilégier                                     des fruits et légumes locaux. La contrainte économique pèse ici sur les ouvriers et employés qui n’ont                                 pas les moyens d’investir ces pratiques coûteuses. Il en va de même sur la question des transports pour partir en vacances, pôle de dépense important, où                                     l’écart dans les pratiques se creuse. Alors que seuls 30% des répondants cadres aux fins de mois sans                                   problème affirment privilégier le moyen de transport le moins cher, c’est le cas de plus de 60% du groupe                                     populaire contraint économiquement. Néanmoins, quand ces derniers ne choisissent pas l’option                     économique, ce sont les moyens de transports les moins polluants qui sont priorisés (17%). Les cadres                               sans problème d’argent peuvent choisir la solution écologique dans une plus ample proportion (23%)                           mais privilégient néanmoins le confort (27%). 

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 Pratiques impliquant une réduction des dépenses  Les groupes populaires ne désinvestissent toutefois pas les pratiques écologiques. Lorsque l’on se                         penche sur celles qui n’impliquent pas de dépense ou de dépenser moins, la tendance s’inverse. Alors                               qu’une majorité des répondants (75%), de manière homogène selon les catégories sociales, déclare que                           prendre l’avion est “à raréfier sans se l’interdire”, les répondants populaires aux fins de mois difficiles                               sont plus nombreux à affirmer que c’est incompatible avec leurs valeurs (19% contre 13% des cadres).                               Par ailleurs, comme vu précédemment, l’engagement écologique conduit à questionner le fait de faire                           des enfants. Loin d’être une pratique majoritaire ou évidente, elle témoigne cependant d’un certain                           niveau d’engagement. Ainsi, seuls 24% du groupe le plus précaire affirme que faire des enfants est une                                 évidence contre 34% des cadres. D’autres pratiques impliquant de moindre dépenses telles que                         boycotter, limiter sa consommation de viande ou encore réduire le rythme de ses achats de téléphone                               sont investies par les différents groupes sociaux avec la même fréquence.  Pratiques démarchandisées  On retrouve la même logique sur les pratiques qui n'ont pas de coût. Par exemple sur l’usage d’internet,                                   nettoyer le cloud ou sa boîte mail est nettement plus pratiqué par les classes populaires : 41% des                                   ouvriers déclarent le faire souvent contre 29% des cadres. De plus, les personnes déclarant avoir modifié                               quelque chose dans leur parcours professionnel par conviction écologique se répartissent de manière                         homogène selon la classe sociale. Ce résultat est par ailleurs surprenant puisque le groupe populaire,                             composé ici des ouvriers et employés, dispose d’une marge de manœuvre plus réduite que les cadres                               vis-à-vis de leur emploi.   C. Un groupe moins mobilisé ?  La perception d’une opposition à l’écologie des classes populaires vient notamment de leur relative                           absence lors des mobilisations sur ces questions. En effet, alors même que leur conception de l’écologie                               est davantage politisée, les répondants ouvriers ou employés avec des problèmes de fin de mois sont                               15% à participer aux marches pour le climat, soit 4 points de moins que les cadres en situation financière                                     confortable. En revanche, ils plébiscitent la perspective d’une mobilisation conduisant à un changement                         structurel : 76% d’entre eux se déclarent prêts à “participer à un mouvement de révolte de grande                                 ampleur” contre 63% des cadres sans problème de fin de mois. On retrouve aussi une plus forte                                 propension à investir un répertoire d’actions radicales au sein du groupe précarisé qui affirme à 27%                               pratiquer la désobéissance civile quand il s’engage pour une cause, soit 10 points de plus que chez les                                   cadres. Ainsi, alors même qu’ils revendiquent la mise en place d’une législation radicale et socialement                             juste sur les questions environnementale, plus de la moitié du groupe populaire en situation financière                             difficile (54%) pensent que désobéir aux lois pour protéger l’environnement est “inévitable” ou                         “nécessaire” quand seuls 39% des cadres sans problème de fin de mois soutiennent cette position.   

III. Des fractures idéologiques et sectorisées au sein des classes supérieures  

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Alors que les classes populaires témoignent d’une écologie spécifique, intégrant la question sociale et                           les contraintes budgétaires, les résultats de l’enquête Il est temps révèlent l’existence de fractures                           internes aux classes supérieures sur la question écologique. Ces divisions sont le fait d’appréhensions                           du changement social et écologique, de postures idéologiques et de rapports au travail différenciés.  Divisions entre salariat public et privé  La division entre cadres du public et cadres du privé dessine une première fracture. Ces deux groupes                                 diffèrent non seulement par le statut de leur activité professionnelle mais aussi par la perception et                               l’appréhension de leur emploi. Dans le public, une légère majorité (54%) considère que le travail est                               “avant tout un moyen de s’épanouir” alors que 57% des cadres d’entreprises répondent que c’est “avant                               tout un moyen de gagner de l’argent”. De plus, seuls 13% de ces derniers considèrent que leur travail est                                     indispensable à la société alors que c’est le cas de 41% des cadres du public.   D’un point de vue idéologique, les répondants cadres de la fonction publique sont 62% à faire partie du                                   groupe des écologistes contre 51% des cadres du privé. Seuls 19% des premiers soutiennent que le                               capitalisme est compatible avec l’écologie alors que c’est le cas de 31% des seconds. Ces chiffres                               laissent apparaître des divisions idéologiques profondes à l’intérieur du groupe des cadres, souvent                         considéré à tort comme unifié. Ceux issus du secteur public tendent à lier davantage la question                               écologique avec la question du système économique. Ils sont 51% à situer l’écologie politiquement à                             gauche contre 41% des cadres du privé. Cette conception différenciée de l’écologie se répercute dans                             les pratiques individuelles et le recours à l’action collective, qui sont davantage investis par les cadres du                                 public.   Divisions selon les secteurs d’activité  Afin d’approfondir l’identification de ces divisions, nous tentons de les saisir également sur la population                             étudiante fortement diplômée, qui de fait occupera fort probablement des positions de cadres. Nous                           distinguons ici trois populations d’étudiants en master : ceux en sciences humaines et sociales, ceux en                               droit, économie et marketing et enfin ceux en école d’ingénieur. Non seulement le champ d’activité                             diffère selon les filières empruntées mais aussi la perception que l’on a du travail accompli. Les                               étudiants en master de sciences humaines et sociales sont 27% à considérer que leur travail est                               “indispensable à la société” contre 16% de ceux en écoles d’ingénieur et seulement 10% de ceux en droit,                                   économie ou marketing.             

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Répartition par clusters des étudiants en Master selon leur filière d’études 

  

 Les étudiants de master dans le domaine des sciences humaines et sociales sont une très large majorité                                 à faire partie du groupe des écologistes (70%). Du côté des étudiants ingénieurs, si les écologistes                               restent majoritaires, on retrouve tout de même une forte proportion d’environnementalistes (42%). Sylvie                         Ollitrault avait déjà établi cet attachement des ingénieurs à une écologie déconflictualisée23.  Enfin, les étudiants ayant au moins un niveau bac+3 en économie, droit et marketing se retrouvent                               majoritairement dans le groupe des environnementalistes (50%). Ces derniers sont ainsi plus d’un tiers                           (37%) à considérer que le capitalisme est compatible à l’écologie quand c’est le cas d’un quart des                                 étudiants en école d’ingénieur et de seulement 11% des masterants en sciences humaines et sociales.                             Davantage insérés dans la logique de marché et bientôt en position de gestion des organisations, les                               futurs cadres d’entreprise ou managers semblent moins en mesure de penser une refonte de ce système                               économique et de le considérer responsable de la situation écologique. De leur côté, les sciences                             humaines et sociales semblent dans une plus ample mesure prédisposées à une politisation de                           l’écologie remettant en cause les logiques capitalistes.   Conclusion  Dans la base Il est temps, il n’y a pas d’opposition à l’écologie qui soit spécifique aux classes populaires.                                     Alors que les groupes les plus précarisés polluent nettement moins que les groupes aisés, les classes                               populaires sont à la fois les premières victimes des conséquences écologiques et exclues de la                             conception dominante de l’écologie. Les répondants issus du précariat apparaissent néanmoins comme                       les tenants d’une écologie singulière. Basée sur l’expérience locale et en faveur d’une rupture radicale,                             elle mêle question sociale et question écologique et refuse une répartition inégalitaire du coût de la                               transition. Ces résultats invitent alors à interroger le discours politique supposant la nécessité de                           convertir les classes populaires à l’écologie dominante. Une telle conversion conduit non seulement à                           

23 Sylvie Ollitrault. Militer pour la planète : sociologie des écologistes, Res Publica, Rennes, PUR, 224                               Pages. Presses universitaires de Rennes, 2008 

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invisibiliser l’imbrication des enjeux écologiques et sociaux mais aussi à nier l’existence d’un écologisme                           populaire.  Enfin, le groupe cadre apparaît profondément divisé et regroupe en son sein à la fois les militants et les                                     opposants à la cause écologiste. Les cadres d’entreprise et managers du privé, pleinement intégrés à la                               logique de marché, n'adoptent pas les postures les plus radicales sur l’écologie, quand celles-ci sont                             davantage investies par les cadres du public.            

 

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