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INEFFABLE ET INDICIBLE CHEZ DAMASCIUS Victor Béguin P.U.F. | Les Études philosophiques 2013/4 - n° 107 pages 553 à 569 ISSN 0014-2166 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2013-4-page-553.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Béguin Victor, « Ineffable et indicible chez Damascius », Les Études philosophiques, 2013/4 n° 107, p. 553-569. DOI : 10.3917/leph.134.0553 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 27/03/2014 01h20. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 27/03/2014 01h20. © P.U.F.

Ineffable et indicible chez Damascius

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INEFFABLE ET INDICIBLE CHEZ DAMASCIUS Victor Béguin P.U.F. | Les Études philosophiques 2013/4 - n° 107pages 553 à 569

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2013-4-page-553.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Béguin Victor, « Ineffable et indicible chez Damascius »,

Les Études philosophiques, 2013/4 n° 107, p. 553-569. DOI : 10.3917/leph.134.0553

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Les Études philosophiques, n° 4/2013, p. 553-569

INEFFaBLE ET INDICIBLE CHEZ DamaSCIUS*

« Le chemin de la philosophie ne va pas duConnu vers l’Inconnu, mais de ce qui est Inconnu

dans le Connu vers l’Inconnu en soi ».

F. Pessoa, « La philosophie », in Le Chemin du serpent1.553-569

Dans l’œuvre considérable de Damascius, l’attention des lecteurs a sur-tout été retenue par l’ouverture du traité des premiers principes2, où le der-nier diadoque s’attache à explorer rigoureusement l’aporie constitutive de la notion de principe absolu. C’est sur ces pages essentielles et déroutantes que je voudrais revenir dans cet article pour poser une nouvelle fois la question du statut de l’ineffable, terme qui vient nommer le dépassement de l’un orchestré par Damascius sur la base de sa reformulation de ce que l’on pourrait appeler l’antinomie du principe3, à savoir, la tension irréductible entre les deux exi-gences constitutives de la notion de principe absolu de toutes choses4 : la fon-dation de la série des choses qui procèdent de lui, afin de rendre compte de leur existence, et le retrait dans la transcendance afin de ne pas s’y assimiler et chuter parmi elles. Le commentaire existant ne me paraît pas avoir assez insisté

* Cette étude rassemble et développe les conclusions d’un mémoire de maîtrise soutenu en juin 2011 à l’Université Paris I sous la direction de m. Laurent Lavaud ; je tiens à le remercier pour son aide et son soutien constants, ainsi que m. marwan Rashed, mon caïman à l’ENS, qui a généreusement accepté de relire ce travail et m’a apporté une aide inestimable lors de sa rédaction définitive – qu’il lui soit, par conséquent, dédié –, et mlle anna-Katharina Laboissière qui en a relu chaque ligne, depuis les premiers fragments jusqu’à la version défini-tive. merci également à m. Louis morelle pour son aide de dernière minute.

1. Fernando Pessoa, « La philosophie », traduit du portugais par m. Chandeigne et J.-F. Viegas, dans Le Chemin du serpent, Paris, Christian Bourgois, « Titres » 72, 1991, p. 456.

2. Damascius, traité des premiers principes, texte établi par L. G. Westerink et traduit par J. Combès, 3 vol., Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1986-1991. Toutes les références sont données dans cette édition, abrégée par la suite C-W, avec la correspondance dans l’édition Ruelle pour faciliter le repérage des citations (Damascii Successoris Dubitationes et solutiones de primis principiis, edidit C.-Æ. Ruelle, 2 vol., Parisiis, Imprimerie nationale/C. Klincksieck, 1889). Je cite systématiquement la traduction de J. Combès, sans le répéter à chaque fois, et le suis dans son choix de ne jamais ajouter de majuscule au début des concepts-clés comme « ineffable », « un », « tout ».

3. J’emprunte la formule à Stanislas Breton (voir Du Principe. L’organisation contem-poraine du pensable, Paris, aubier montaigne/Desclée de Brouwer/Delachaux & Niestlé/Éditions du Cerf, « Bibliothèque des sciences religieuses », 1971, notamment les pp. 129-170 qui déploient cette antinomie).

4. Notons qu’il s’agit sans doute de la première thématisation explicite de la tenaille spécu-lative inhérente à toute pensée du premier principe (qui informe cependant, de manière plus ou moins consciente, l’ensemble de la métaphysique néoplatonicienne depuis Plotin) ; pour repren-dre certaines suggestions de Stanislas Breton, on pourrait soutenir que si le néoplatonisme avait, avec Proclus, accédé à sa « conscience axiomatique », il touche, grâce à la conversion réflexive- critique opérée par Damascius, à quelque chose comme sa conscience problématique (voir « actualité du néoplatonisme », rThPh (3e série), 23, 1973, pp. 184-200, repris dans Études néoplatoniciennes, Neuchâtel, À la Baconnière, « Langages », 1973, pp. 110-126).

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sur le choix des mots, sur lequel je voudrais au contraire centrer ma démons-tration ; il est en effet remarquable que Damascius utilise, pour désigner ce qu’il situe au-delà de l’un, un terme jusque là inusité dans un sens philoso-phique : ἀπόρρητον, de préférence au plus classique ἄρρητον que l’on trouve aussi bien chez Plotin que Proclus. Les traducteurs ont d’ailleurs pris soin de distinguer les deux mots en les rendant respectivement par « ineffable5 » et « indicible6 » : ce que je voudrais tenter d’établir ici, c’est que l’on peut s’appuyer sur cette différence de traduction – et celle, de vocabulaire, qu’elle re couvre – pour identifier une différence conceptuelle fondamentale et parvenir ainsi à une meilleure approche de ce qui me paraît être le sens de l’ineffable (τὸ ἀπόρρητον) dans le traité des premiers principes. montrons comment7.

5. J’expliquerai plus loin pourquoi cette traduction, quoique commode, me paraît conceptuellement problématique.

6. Cette distinction a été systématisée par J. Combès dans sa traduction de l’ouvrage ; il est suivi en cela par m. Vlad et S. ahbel-Rappe (ainsi que par les commentateurs modernes). Seule m.-C. Galpérine traduit indifféremment les deux mots par « indicible ».

7. Dans la mesure où le propos de cet article est strictement interne à l’œuvre de Damascius, il ne cherche pas à traiter pour lui-même le difficile problème des sources pos-sibles de Damascius, et, notamment, de son rapport à Jamblique et à la doctrine exposée dans le Commentaire anonyme au Parménide contenu dans le codex taurinensis F VI 1 et attribué à Porphyre par Pierre Hadot (cf. Porphyre et Victorinus, t. II, Paris, Institut d’Études augustiniennes, « Collection des Études augustiniennes, Série antiquité » 33, 1968). marie-Claire Galpérine, dans son article « Damascius entre Porphyre et Jamblique » (Philosophie, 26, 1990, pp. 41-58) estime que la source la plus directe tant de l’aporie initiale du traité des premiers principes que de la conception damascienne de l’un est à chercher du côté de cet In Parmenidem anonyme (cf. notamment les pp. 44 et 54) ; mais l’idée d’un ineffable au-delà de l’un semble, pour sa part, un héritage jamblichéen, comme Damascius l’indique d’ailleurs lui-même (cf. C-W II, 1.4-13 = R I, 86.3-10, et C-W II, 2.11-12 = R I, 86.19-20 ; voir aussi le témoignage de Simplicius dans le Corollarium de tempore, ed. Diels, Berlin, Reimer, CaG IX, 1882, p. 795.15-17 : « Damascius, en raison de son amour du travail et de son affinité [συµπάθεια] avec les doctrines de Jamblique, n’hésitait pas à s’opposer à de nombreuses doc-trines de Proclus »). Pour l’influence de Jamblique sur Damascius et son concept de principe antérieur à l’un, voir en premier lieu le bel article d’alessandro Linguiti « Giamblico, Proclo e Damascio sul principio anteriore all’Uno », elenchos, 9, 1988, pp. 95-106. Sa conclusion, à laquelle je souscris, est la suivante : « Non si può determinare con precisione la misura della dipendenza di Damascio da Giamblico per quanto concerne la teoria dell’ineffabile e la dottrina della conoscenza ad essa connessa. Tuttavia, ho l’impressione che l’elaborazione di Damascio sia in larga parte autonoma e intesa a difendere la posizione di Giamblico dagli attacchi di Proclo. » (art. cit., p. 94). En effet, l’argumentation de Damascius au début du Traité des premiers principes paraît dirigée contre Proclus et l’interdit jeté par ses Éléments de théologie (§ 20) sur l’idée d’un principe au-delà de l’un : οὐκέτι τοῦ ἑνὸς ἄλλο ἐπέκεινα, « il n’est plus rien d’autre au-delà de l’un » (Proclus, The elements of Theology, a revised text with translation, introduction and commentary by E. R. Dodds, Oxford, Clarendon Press, 19632, pp. 22.30), cette proposition visant elle-même les positions théologiques de Jamblique. Ces conclusions, provisoires sans doute, sur le rapport de Damascius à Jamblique et Proclus, auto-risent en même temps une étude telle que je souhaiterais l’entreprendre dans le présent article puisque la reprise d’une exigence jamblichéenne par Damascius ne signifie pas, comme le conclut justement Linguiti, qu’il n’ait pas élaboré une architecture conceptuelle originale et cohérente dans le Traité des premiers principes, dont les arguments me semblent donc pou-voir être étudiés pour eux-mêmes une fois posés ces jalons historiques et doxographiques. Pour de plus amples précisions sur l’histoire doctrinale de la question du principe dans le néoplatonisme tardif, on ne peut, enfin, que renvoyer au livre d’alessandro Linguiti : L’ultimo platonismo greco. Principi e conoscenza, Firenze, L. S. Olschki, « accademia Toscana di scienze e lettere “La Colombaria”. Studi » 112, 1990.

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Le renversement des discours et l’ineffable

On ne peut comprendre les pages que Damascius consacre à l’ineffable dans le traité des premiers principes que si – comme le propose notamment Stanislas Breton – on les conçoit comme le déploiement d’une dialectique du principe et de la totalité8. Cela implique de s’appuyer sur une lecture, même succincte, de l’aporie initiale du De Principiis9 afin de saisir les enjeux de l’aporétique de l’ineffable10. Pour aller tout de suite à l’essentiel de l’opération damascienne, il s’agit de mettre en tension les deux exi- gences constitutives de la notion de principe dans son rapport au tout que celui-ci est voué à fonder pour mériter d’être élevé à la dignité de l’ἀρχή absolue : le principe doit d’une part s’excepter du tout pour le fonder afin de ne pas être absorbé en lui et se confondre avec son dérivé, mais il doit d’autre part, pour la même raison, s’inclure dans le tout sauf à plonger celui-ci dans le drame de n’être plus tout et le mener ainsi à l’effondrement pur et simple. Le principe ne peut être ni dans le tout, ni hors du tout, car il doit être les deux à la fois. Ce qui est exigé par la notion de principe absolu, c’est donc simultanément la transcendance (position de manque par rapport au tout, nécessaire exception par rapport à ce qui procède de lui, le tout, situé après lui et dont à son tour pourrait procéder l’être) et l’immanence (limite supérieure du tout, ce dernier étant donc sans principe, sous-entendu supérieur ou antérieur à lui). À partir de là s’impose d’abord à Damascius l’exigence d’un principe immanent au tout, ou plutôt, d’un principe qui soit le tout d’une certaine manière, sur un certain mode : ce sera l’un-tout-avant-les-touts (ἓν πάντα πρὸ πάντων11). Celui-ci, en tant que mode du tout, est le tout d’une certaine manière, ce qui permet d’esquisser une solution au problème de l’immanence du principe au tout en en renversant les termes : ce qui est à penser, en effet, c’est aussi bien l’immanence du tout au principe, puisque ce dernier contient déjà toute la pluralité distinguée (πλῆθος) sur le mode principiel de l’un. Cet un est « l’origine » de toutes choses dans la mesure où il est toutes choses

8. Voir Stanislas Breton, « Principe et totalité », Futur Antérieur, 1, printemps 1990.9. C-W I, 1.1-2.20 = R I, 1.4-2.15.10. Sur l’aporie initiale du traité des premiers principes, voir en particulier :

Stanislas Breton, « Principe et totalité », art. cit. ; Joseph Combès, « La théologie aporétique de Damascius », dans Néoplatonisme : mélanges offerts à Jean trouillard, Fontenay aux Roses, « Les Cahiers de Fontenay » 19-22, 1981, pp. 125-139, repris dans Études néoplatoniciennes, Grenoble, J. millon, « Krisis », 19962, pp. 199-221 ; et Valerio Napoli, « L’aporia iniziale del De Principiis. Dall’uno all’ineffabile », dans Ἐπέκεινα τοῦ ἑνός. Il principio totalmente ineffabile tra dialettica ed esegesi in Damascio, Catania/Palermo, CUECm/Officina di studi medievali, « Symbolon. Studi e testi di filosofia antica e medievale » 33, 2008, pp. 129-199. Il me semble que l’interprétation que de la structure en chiasme de l’aporie reprise par Napoli à Salvatore Lilla (cf. « La teologia negativa dal pensiero greco classico a quello patristico a bizantino », Helikon, 31-32, 1991-1992, p. 5, n. 827) doit être poussée plus loin qu’il ne le fait, mais je n’ai pas la place de m’en expliquer ici.

11. Voir par ex. C-W I, 3.11-12 = R I, 3.3 : « C’est pourquoi encore tout procède de lui, parce qu’il est tout, lui aussi, antérieurement au tout. »

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sur le mode de la plus extrême concentration, où toutes choses en « pro- viennent » par détente, soit – rigoureusement – par involution12.

L’un-tout ainsi défini laisse cependant en suspens la question du principe hors ou au-delà du tout13, en tant qu’il est lui-même tout sur un mode spéci- fique, malgré son extrême simplicité, et ne s’excepte pas du tout ainsi que l’exige pourtant l’aporie initiale du traité. Cette exigence d’un principe qui soit non pas avant le tout mais hors de lui n’est donc pas épuisée par l’un-tout, dont elle requiert bien plutôt le dépassement : il s’agit maintenant de s’élan-cer au-delà de l’un, en quête d’un principe qui, pour être véritablement hors du tout, devra être absolument incoordonné au tout (contrairement à l’un qui l’était en quelque manière), c’est-à-dire être au-delà de n’importe quel mode du tout. Dans cette quête, l’âme a pour seul soutien un obscur pressentiment qu’elle hérite des exigences de l’aporie14 : « Notre âme a […] la divination que du tout, conçu de quelque façon que ce soit15, il y a un principe au-delà de tout [et] incoordonné à tout16. » Cette divination est la seule chose qui l’empêche de s’abîmer dans le délire, car il s’agit bien à ce moment de pister le non-être : en effet, si le tout est la totalité de ce qui est, comme l’indique Damascius dans la formulation de l’aporie, le principe, pour s’en excepter, doit logiquement n’être pas – et c’est là l’extrême difficulté de l’aporétique de l’ineffable17.

au risque de paraître faire quelque peu violence au ressac aporétique sous la forme duquel s’expose la pensée de Damascius, je voudrais en proposer une brève reconstruction en cinq temps afin d’introduire à l’étude du sens propre de l’ineffable en observant d’abord comment celui-ci s’annonce dans le discours philosophique. La « divination » dont il vient d’être question est le premier pas vers l’ineffable : c’est cette trace en nous, ténue mais insistante, qu’il va s’agir de suivre, et c’est en elle que s’origine le douloureux effort qu’entreprend la pensée pour s’égaler à l’hyper-originel. L’approfondissement de ce pressentiment s’effectue par le biais de ce que Damascius nomme les « gestations indicibles » (ἄρρητοι ὠδῖνες), qu’il faut « stimuler » pour s’acheminer vers l’ineffable18. Il ne s’agit pas d’un véritable travail d’enfante-ment mais d’un processus toujours avorté, dans la mesure où il est en quête

12. Sur l’un damascien, voir deux études récentes : marilena Vlad, « De principiis : de l’aporétique de l’Un à l’aporétique de l’Ineffable », Χώρα, 2, 2004, pp. 125-148, et Carolle Tresson et alain metry, « Damaskios’ New Conception of metaphysics », dans History of Platonism: Plato redivivus, J. Finamore and R. Berchman (eds.), New Orleans, University Press of the South, 2006, pp. 215-236. Signalons que l’essentiel du De Principiis porte sur le déploiement du concept de l’un, qui attend encore une étude d’ensemble.

13. Ἔξω τῶν πάντων (C-W I, 2.15 = R I, 2.12), ἐπέκεινα τῶν πάντων (C-W I, 1.4 = R I, 1.4).

14. Je reviendrai par la suite sur ce point, que je me contente d’admettre pour l’instant.15. C’est-à-dire selon quelque mode que ce soit, y compris donc le mode un : l’un-tout est

inclus dans cette notion du tout. 16. C-W I, 4.13-15 = R I, 4.6-7.17. Il vaudrait mieux parler, cependant, de l’« aporétique de la notion de principe absolu »,

conformément au sous-titre donné à ce passage dans l’édition Combès-Westerink (I, p. 1), dans la mesure où l’ineffable est plutôt – comme nous allons le voir – ce vers quoi nous conduit, inexorablement, l’aporie du principe.

18. Voir C-W I, 6.7-16 = R I, 5.14-20.

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du non-être19 ; ce concept indique, ce qui est fondamental, que l’analyse de Damascius porte moins sur le « principe » que sur l’âme en quête du prin-cipe, ce qui constitue un des enjeux du statut original de l’ineffable. mais le véritable centre de gravité de l’aporétique de l’ineffable – sur lequel je centrerai l’essentiel de mon interprétation20 – est le renversement des discours (περιτροπὴ τῶν λόγων21), car cette notion fait franchir un cap décisif à l’aporie en matière de complexité en tant qu’elle en indique le redoublement et comme la multiplication infinie, ainsi qu’on peut le voir dans ce passage où la notion apparaît pour la première fois :

[…] si, en disant justement ceci, à savoir qu’il est ineffable, qu’il est le sanctuaire inaccessible du tout, qu’il est incompréhensible, nous éprouvons le renversement de notre discours, il convient de savoir que ce sont là des noms et des concepts appar-tenant aux gestations de notre pensée, lesquelles aussi nombreuses qu’elles soient à avoir l’audace de le rechercher indiscrètement, se trouvent arrêtées sur le seuil du sanctuaire, sans rien annoncer de ce qui lui est propre […]22.

Ce concept surgit au moment où la rigueur aporétique pousse Damascius à nier de l’ineffable ce qu’il vient d’en affirmer ; il dessine une figure originale de l’apophatisme dans la mesure où cette négativité redoublée, voire démul-tipliée, qui exige de nier y compris les négations afin de délier l’ineffable de toute coordination, nous met sur la piste de ce dont il est question : c’est

19. Sur ce point, et l’usage du terme ὠδίς chez Proclus, voir la note de Combès et Westerink : C-W I, p. 134, n. 1 à la p. 6.

20. Suivant en cela Laurent Lavaud, « L’ineffable et l’impossible : Damascius au regard de la déconstruction », Philosophie, 96, hiver 2007, pp. 46-66.

21. Voir notamment C-W I, 21.18 = R I, 15.22. Le terme περιτροπή est d’origine scep-tique, et, comme l’a noté alessandro Linguiti, sa reprise par Damascius est un cas à peu près unique dans l’histoire du néoplatonisme grec (voir L’ultimo platonismo greco…, op. cit., pp. 67-73). Il renvoie à une forme de raisonnement consistant à renverser les arguments de l’intérieur à partir de prémisses contenues en eux. La manière dont Damascius semble recourir à des arguments sceptiques dans l’élaboration critique de son système a été étu-diée pour elle-même par Sara Rappe dans son article « Scepticism in the Sixth Century ? Damascius’ Doubts and Solutions Concerning First Principles », JHPh, 36, 1998, pp. 337-363 ; peut-être faudrait-il cependant préciser que c’est le développement de l’aporie initiale du De Principiis qui exige le recours à des techniques argumentatives d’apparence sceptique, et que Damascius en modifie profondément le sens dans la mesure où elles lui servent à indiquer l’ineffable, puisqu’alessandro Linguiti (op. cit., pp. 71-72, n. 120) a souligné la faiblesse de l’hypothèse d’une contribution sceptique à l’élaboration de la théologie négative plotinienne, prudemment émise par Richard T. Wallis (« Scepticism and Neoplatonism », ANrW, II, 36, 2, 1987, pp. 952-954). Si l’on écarte l’opinion de certains savants qui, comme H. Ritter, ont estimé que la philosophie de Damascius conduisait à un scepticisme complet (Geschichte der Philosophie, IV, Hamburg, Perthes, 1834, p. 682, cité par Linguiti, op. cit., p. 71, n. 119), les conclusions de Linguiti paraissent s’imposer : « […] l’affinità terminologica e concettuale nel trattamento del περιτροπή in Damascio e negli scettici, come anche la presenza di moduli dialettici communi, rende plausible l’ipotesi della trasmissione di forme argumentative dalla scepsi al neoplatonismo. Con ciò non si vuole suggerire tanto che Damascio possa avera avuto conoscenza diretta di testi scettici (né per lui, né per altri autori neoplatonico, eccetuatto Plotino, esistono indizi sicuri in questo senso), quanto piuttosto che egli possa avere appreso per altre vie termini e idee originariamente elaborati nella scepsi » (op. cit., pp. 72-73).

22. C-W I, 8.12-17 = R I, 7.2-6.

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notre échec à le dire qui constitue son mode propre d’appréhension. L’exemple canonique de cette περιτροπὴ τῶν λόγων se trouve dans un passage où Damascius ramasse la substance de son raisonnement en une phrase exem-plaire : « Et peut-être l’absolument ineffable est-il tellement < ineffable > qu’on ne peut même pas poser de lui qu’il est ineffable […]23 » (tandis que l’un peut-être dit ineffable en un sens second). Ce passage définit clairement le retrait de l’ineffable par rapport à lui-même, en insistant en outre sur sa manifestation dans le discours même que l’on tient sur lui, puisque l’ineffable nous somme de ne pas même l’appeler ineffable. Nous ne faisons pas que supprimer ce qui vient après l’ineffable, nous le supprimons en quelque sorte lui-même à tout instant : c’est le véritable sens de la περιτροπὴ τῶν λόγων, qui n’est pas un simple avatar affaibli de la théologie négative, mais au contraire l’opérateur central d’une entreprise originale consistant à faire éclater le discours de l’inté-rieur pour faire deviner, en son cœur, la latence du tout premier principe.

Il s’agit donc, par la critique du discours, d’indiquer qu’il y a de l’inef- fable en toute chose pour faire signe vers l’ineffable lui-même. Le renver-sement des discours consiste à faire surgir l’ineffable du discours que l’on tente de tenir à son propos. Damascius le dit clairement : « […] ce complet renversement des discours et des pensées, c’est la démonstration [ἀπόδειξις], imaginée par nous, de ce dont nous parlons24. » En effet, il porte à la lumière la fuite en arrière ou le retrait permanents de l’absolument antérieur, qui se trouve toujours pris dans une sorte de perpétuelle négativité ressemblant à une balance infinie des propositions25. La fonction de l’ineffable au sein de ce dispositif est de contrer la menace d’une remontée à l’infini, hantise de toute pensée du principe, et dont le spectre se dessine derrière la puissance aporétique infinie contenue en toute chose et révélée grâce à la remarquable critique damascienne du discours : il « résout » en effet l’aporie non pas en y mettant un terme, mais en « absolutisant », si l’on peut dire, l’abîme d’inef-fabilité qui en est à la source26. C’est en ce sens que l’ineffable est source de

23. C-W I, 10.22-24 = R I, 8.22-23 : Καὶ µήποτε τὸ µὲν πάντῃ ἀπόρρητον < ἀπόρρητον >, οὕτως ὡς µηδ’ ὅτι ἀπόρρητον [οὕτως] τιθέναι περὶ αὐτοῦ […]. Ce passage pose des problèmes textuels signalés et résolus par L. G. Westerink (« Le Texte du traité des premiers principes », dans C-W I, pp. LXXXVII-LXXXVIII). Pierre Destrée, dans sa recension de l’édition Combès-Westerink (rPhL, 91, 1993, pp. 148-150), a contesté l’addition du second ἀπόρρητον, alors que Westerink me paraît justement avoir rétabli, sur la base d’une argumen-tation paléographique incontestable, le sens philosophique fort du texte, qui met l’accent sur le retrait permanent de l’ineffable par rapport à lui-même, retrait qui serait indiqué par notre impossibilité à le dire.

24. C-W I, 21.18-20 = R I, 15.22-23.25. Laurent Lavaud s’appuie sur un judicieux parallèle avec ce que Hegel (dans la remar-

que au § 81 de l’encyclopédie de 1830) appelle la « mauvaise dialectique » pour développer une interprétation similaire dans « L’ineffable et l’impossible », art. cit., p. 56.

26. Sur ce point, voir marilena Vlad, « De principiis… », art. cit., p. 148. Comme le dit Laurent Lavaud, cela revient à « repousser la tentation du dépassement » (« L’ineffable et l’impossible », art. cit., p. 56), c’est-à-dire, à faire une solution (paradoxale) du refus de toute solution particulière à l’aporie. J’ajouterai que cela contraint à soutenir, à rebours d’une opinion répandue chez les savants du xixe siècle, que Damascius n’est pas le fossoyeur du néoplatonisme mais en orchestre au contraire le sauvetage.

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l’ineffable et de l’aporie en toutes choses27, et qu’il est donc moins « principe » au sens traditionnellement néoplatonicien – fonction assumée par l’un-tout – que principe d’ineffabilité28.

Les deux derniers temps de l’aporétique de l’ineffable se déduisent logi-quement du renversement des discours. Celui-ci permet d’abord de compren-dre le sens du « silence extraordinaire » dont parle Damascius, et par lequel seul nous pouvons honorer l’ineffable : « extraordinaire » parce que produit au cœur même de la parole par son effondrement, et parce qu’il dépasse ainsi l’opposition parole/silence en tant qu’il opère une percée au cœur du langage même, c’est-à-dire au cœur même de cette opposition qu’il fait ainsi voler en éclat29. Il suscite également l’état d’« hyper-inconnaissance » (ὑπεράγνοια30) dans lequel se trouve l’âme par « rapport31 » à l’ineffable, et qui, de la même manière, se situe au-delà de l’opposition connaissance/ignorance.

L’ineffable comme ἀπόρρητον

Le renversement des discours est donc l’échec des noms appartenant à nos gestations, qui s’arrêtent devant l’ineffable sans rien annoncer de ce qui lui est propre ; il fait éclater le discours de l’intérieur pour mettre à jour l’absolue incoordination de l’ineffable, son absolu retrait par rapport à tout discours et toutes choses32, et en fait surgir l’exigence à titre de principe d’ineffabilité, anté-rieur à toutes choses et radicalement incoordonné au tout. Reste maintenant à articuler cette exigence formulée par le renversement des discours avec le sens du terme ἀπόρρητον, que Damascius emploie de préférence à tout autre, pour montrer que celui-là implique le recours non pas à un « in-dicible » qui ne pourrait que faire retomber immanquablement ce dont on a la divination dans le cercle des déterminations et des négations, mais à un ineffable dont l’intérêt principal réside dans le préverbe ἀπο- : il indique certes le fait que tou-

27. C’est de cette manière qu’il faut, à mon avis, comprendre l’origine de la divination de l’ineffable qu’a l’âme : l’aporie damascienne porte au jour le fonds ineffable de toutes choses, et en particulier de la notion de principe absolu qui met sur la piste de l’ineffable lui-même ; c’est le seul moment où la pensée peut « s’égaler » à son « objet », c’est-à-dire le moment où le principe et sa trace dans le discours (l’ineffable en toutes choses) se rejoignent. Sur ce point décisif, voir marilena Vlad, « De principiis… », art. cit., en part. les pp. 145-148, pour qui l’ineffable « […] supprime toute distinction entre le principe et le fait second de notre référence à lui » (ibid., p. 145).

28. Je reviendrai plus loin sur la question d’une procession à partir de l’ineffable, que Damascius se pose lui-même en plusieurs endroits, et qui paraît aller contre une telle interprétation.

29. Sur ce point également, voir l’article de Laurent Lavaud : « L’ineffable et l’impossi-ble », art. cit., en part. les pp. 52-56.

30. Voir notamment C-W I, 84.15-19 = R I, 56.6-9.31. Si tant est bien sûr que l’on puisse parler d’un « rapport » à l’absolument

incoordonné.32. Comme l’écrit marilena Vlad : « Il est soustrait même à une référence qui aurait

considéré cette même soustraction à la référence. Il est inaccessible même à la pensée qui annonce son inaccessibilité » (« De principiis… », art. cit., p. 146).

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tes choses proviennent, sur un mode ineffable et tellement secret que l’on n’en peut rien soupçonner, de cette origine sacrée, mais surtout l’écart et l’éloigne-ment radicaux de l’ineffable (par rapport au discours, à la pensée, au tout) que jamais un simple ἀ- privatif ne pourra exprimer. Il va donc maintenant s’agir de confronter les usages damasciens des termes ἄρρητος et ἀπόρρητος.

1. Le mot ἄρρητος me paraît avoir, employé comme adjectif, un sens essentiellement « technique » dans la mesure même de sa formation linguis- tique : il sert à désigner l’ « in-dicible », c’est-à-dire, très littéralement, ce qui ne peut pas être dit. Rappelons que chez Plotin, ce terme était employé en ce sens de manière remarquable dans le traité 49 33 pour qualifier l’Un en tant qu’il est insaisissable par un discours toujours infidèle à sa pure simplicité34. Chez Damascius, ἄρρητος va revêtir un sens semblable et de manière peut-être plus marquée encore. Par exemple, en C-W I, 6.13-16 (= R I, 5.18-20), le terme « indicible » cherche à désigner les « gestations » (ὠδῖνες) douloureuses des vérités supérieures, dont nous avons la divination mais que nous ne parve-nons jamais à formuler précisément, et la conscience de cette « vérité sublime » qu’est l’absolue solitude de l’ineffable au-delà de l’un : il s’agit bien de décrire le caractère littéralement in-dicible, impossible à dire, de cette conscience infra- ou extra-noétique pour laquelle il n’est pas de mots. Il ne faudrait pas, cependant, donner une interprétation trop faible de ce terme qui, s’il veut certes dire lit-téralement ce qu’il signifie, « in-dicible », n’en est pas moins investi par la spé-culation damascienne d’une résonance particulière puisqu’il semble renvoyer à une inquiétude de l’âme à la recherche de son origine la plus essentielle : l’un par exemple est dit « indicible »35, et cela signifie que par rapport à lui, l’âme « éprouve les mêmes difficultés, livrée de semblable manière aux tourments et à son renversement36 » que lorsqu’elle s’élance vers l’ineffable. Ce caractère nécessairement douloureux de l’impossibilité de dire ne modifie pas l’aspect « technique » de cette désignation : il permet seulement de lui donner un sens dans le cadre de la démarche damascienne consistant à examiner toujours notre rapport à ce dont il est question.

33. V, 3 [49], 13, 1 : « Voilà pourquoi l’Un est réellement indicible [ἄρρητον], car quoi que l’on dise, on dira toujours quelque chose » (trad. F. Fronterotta légèrement modifiée, cf. Plotin, traités 45-50, traductions sous la direction de L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, Flammarion, « GF », 2009, p. 346). F. Fronterotta rend l’adjectif ἄρρητος par le français « ineffable » ; je me suis permis de modifier cette traduction pour éviter toute confusion, dans la mesure où le sens que prend le terme ici est essentiellement technique, et n’a pas la valeur spéculative qui sera celle de l’ἀπόρρητον damascien.

34. John H. Sleeman et Gilbert Pollet, Lexicon Plotinianum, Leiden/Leuven, Brill/Leuven University Press, « ancient and medieval Philosophy, De Wulf-mansion Centre, Series 1 » 2, 1980, col. 152.14-16. Sur la question du discours sur l’Un chez Plotin, l’étude de référence est celle de Philippe Hoffmann : « L’expression de l’indicible dans le néoplatonisme grec de Plotin à Damascius », dans Dire l’évidence : philosophie et rhétorique antiques, éd. C. Lévy et L. Pernot, Paris, L’Harmattan, « Cahiers de philosophie de l’Université de Paris XII-Val de marne » 2, 1997, pp. 337-338. Voir aussi Dominic J. O’meara, « Le problème du discours sur l’indicible chez Plotin », rThPh, 122, 1990, pp. 145-156.

35. Par ex., en C-W I, 9.8 (= R I, 7.14) ou C-W I, 11.15 (= R I, 9.8).36. C-W I, 9.1-3 = R I, 7.9-10.

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Je reviendrai plus loin sur une série d’occurrences du terme (localisées, pour l’essentiel, dans les 25 premières pages du deuxième volume de l’édition Combès-Westerink) qui posent de difficiles problèmes d’interprétation, et pour lesquelles il me semble plus délicat de distinguer les emplois grammaticaux au vu de l’extrême densité d’occurrences dans certaines pages. Notons cepen-dant, avant de continuer, que l’adjectif ἄρρητος ne semble pas investi d’un sens spéculatif décisif, du moins pas en ce qui concerne l’ineffable ; sa littéralité fait aussi sa sécheresse, et paraît le cantonner à la formulation d’une probléma-tique d’ordre technique, voire mathématique : comment dire l’indicible37 ? Cette question paradoxale a le mérite d’attirer l’attention du lecteur, mais ne

37. Il faut en effet rappeler le sens mathématique du terme ἄρρητος, qui appartient à la terminologie géométrique pythagoricienne (voir Charles mugler, Dictionnaire historique de la terminologie géométrique des Grecs, vol. 1, Paris, Gauthier-Villars/C. Klincksieck, « Études et commentaires » 28, 1958, pp. 83-84) ; ce sens est notamment attesté chez Platon en deux endroits (Hippias majeur, 303 b 8-c 1 et république, VIII, 546 c 5) où l’adjectif ἄρρητος est employé au sens technique d’« irrationnel » comme équivalent ancien du terme ἄλογος, qui le remplace dans la langue scientifique suite aux travaux de Théétète (se met alors en place une opposition entre ῥητὰ (grandeurs rationnelles) et ἄλογα (grandeurs irrationnelles) que l’on retrouve notamment au livre X des Éléments d’Euclide). Je remercie beaucoup m. marwan Rashed d’avoir attiré mon attention sur ce sens du terme ἄρρητος, dont l’intérêt pour la lecture de Damascius, qui ne pouvait pas ignorer ce vocabulaire platonico-pythagoricien, est des plus significatifs. En effet, la grandeur irrationnelle est, par définition, celle que l’on ne peut exprimer au moyen d’un rapport (λόγος) entre deux entiers rationnels (voir de nouveau Charles mugler, loc. cit., ainsi que les pp. 48-51 sur l’irrationalité) ; mais, bien qu’elle soit, en ce sens, informula-ble, toute la recherche mathématique grecque dans ce domaine a consisté à établir une certaine homogénéité entre les irrationnels et les nombres avec lesquels on cherche à les exprimer, c’est-à- dire à tenter de donner des approximations de ces irrationnels au moyen de rationnels – voire des approximations réglées par des algorithmes. Comme l’a remarqué Jules Vuillemin, une telle approximation des irrationnels a deux aspects : d’un côté, elle est négative dans la mesure où elle reconnaît l’impossibilité de les formuler au moyen d’un rapport (ils sont donc bien, en ce sens, des ἄρρητα), mais elle est aussi positive car elle permet malgré tout de manipuler ces grandeurs irrationnelles au moyen d’algorithmes (qui seraient comme des λόγοι infinis). Ce sens mathé- matique du terme ἄρρητος, replacé dans le contexte de la méthode des approximations vers lequel il fait signe, paraît s’appliquer idéalement, chez Damascius, à l’un : celui-ci est en effet si proche de l’ineffable qu’il est comme recouvert d’un voile de mystère et, de ce fait, inaccessible au λόγος, mais il est également possible d’en esquisser une approximation grâce à une méthode originale proposée par Damascius : l’ἔνδειξις (l’allusion, l’indication, voire – de manière signi-ficative – la démonstration, comme c’est le cas dans le Commentaire sur les météorologiques d’Aristote de Jean Philopon, ed. Hayduck, Berlin, Reimer, CaG XIV/1, 123.34). Cette méthode trouve sa source dans une critique serrée de l’usage théologique de la négation – discours encore frontal et par conséquent inadapté aux premiers principes – et permet de suggérer l’un sans tom-ber dans les dangers de l’affirmation ou de la négations pures (ces points sont remarquablement traités dans l’article de Carolle Tresson et alain metry, « Damaskios’ New Conception... », art. cit., notamment aux pp. 220-222 auxquelles j’emprunte beaucoup). Cette méthode « endéic-tique » serait alors en quelque sorte l’équivalent « hénologique » de la méthode mathématique d’approximation des irrationnels, ce qui, d’une part, permettrait d’expliquer comment il est possible de tenir un discours consistant sur l’un même s’il est inaccessible aussi bien à l’affirma-tion qu’à la négation (et en quel sens, malgré le soupçon jeté sur la négation, l’un peut être dit in-dicible), ce discours remplissant vis-à-vis du principe la même fonction que l’approximation par rapport aux irrationnels, et, d’autre part, rendrait parfaitement compte du statut de l’un chez Damascius qui est comme le point de fuite du tout, la limite asymptotique – car impossible à saisir frontalement – vers laquelle tendent la contraction de toutes choses en leur principe pre-mier, et le discours qui cherche à se tenir sur ce dernier. L’ineffable, dans cette perspective, serait alors comme l’irrationalité derrière cette approximation ou cette démonstration d’irrationalité, le sur-principe absolument impossible non seulement à formuler, mais encore à approximer.

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m’en paraît pas moins distincte du véritable problème de Damascius dans les premières pages du De Principiis, qui serait plutôt le suivant : comment penser le fonds d’ineffable et d’aporie qui demeure dans chaque chose, et dont l’ampleur nous est révélée par l’aporie de la notion de principe absolu ? Vers quoi fait signe cette puissance infinie libérée par le renversement des discours ? C’est ce qu’il s’agit de voir maintenant.

2. L’introduction du terme ἀπόρρητος dans la langue conceptuelle de la philosophie est sans doute une des principales innovations à porter au crédit de Damascius. Ce terme est en effet courant dans la langue grecque, où il signifie « secret », « mystérieux », « sacré », c’est-à-dire toutes les nuances de « ce qui ne peut et/ou ne doit pas être dit », mais il n’appartient pas en propre à la langue philosophique ; quand Plotin, par exemple, l’utilise, c’est dans son sens le plus courant38, tandis que Damascius va l’élever à une dignité philosophique des plus éminentes en en faisant le nom – le moins mauvais du moins, car le nom est déjà détermination et coordination – de l’originel. Cette simple originalité doit, d’emblée, nous conduire à porter la plus haute attention à l’emploi singulier de ce terme de préférence à tout autre.

Plutôt que de me livrer à un examen exhaustif et nécessairement fastidieux de toutes les occurrences de ce terme qui revient à de nombreuses reprises dans des passages cruciaux du De Principiis, je me contenterai de m’appuyer sur deux remarques générales pour commencer à en entrevoir le sens. Il importe d’abord de remarquer qu’il y environ deux fois plus d’occurrences pour ce terme que pour ἄρρητος, qui était jusque là privilégié par les philoso-phes, ce qui dit bien la primauté inédite accordée au premier par Damascius : à l’extrême limite, même si son usage d’ἄρρητος était strictement équi- valent à celui de ses prédécesseurs, l’introduction massive du nouveau nœud conceptuel identifié par le terme ἀπόρρητος suffirait à indiquer l’originalité et même l’innovation doctrinales qu’il sert à nommer. C’est bien ce dernier terme qui semble porter l’enjeu conceptuel le plus important. D’autre part, la répartition des occurrences de ce terme dans le De Principiis me paraît, dans ses grandes lignes, assez révélatrice : il apparaît en des endroits relativement localisés, d’abord, au moment de l’aporétique de la notion de principe absolu, notamment vers la fin où on trouve le terme jusqu’à dix fois par page, car il est alors question à ce moment d’établir a priori la nécessité du recours à l’ineffable pour rendre compte de cette aporie ; puis, ensuite, dans les der- nières lignes de chaque tentative de remontée vers le principe (dont il consti-tue à chaque fois le terme) ; sa présence se fait plus diffuse dans la suite du texte, qui est consacrée aux problèmes posés par l’un et ses modalisations, mais le terme est très présent dans les trente premières pages du deuxième volume de l’édition Combès-Westerink, dont le propos est de discuter les doctrines de ses prédécesseurs et d’abord de Jamblique, et où se concentre l’immense majorité des difficultés dont je dirai un mot plus loin.

38. Voir John H. Sleeman et Gilbert Pollet, Lexicon Plotinianum, op. cit., col. 132.14-17.

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Ἀπόρρητος, employé comme adjectif, paraît servir à mettre en lumière la part de fuite que l’on découvre en toutes choses à chaque fois que l’on cherche à les saisir39, là où ἄρρητος indiquait une pure difficulté de dire. Soit par exemple ce texte portant sur le passage de l’unifié à l’un, où Damascius écrit de celui-ci :

C’est là un monde plus ineffable que le monde appelé caché, car il ne supporte même plus d’être appelé monde, mais un-tout indifférencié ; non pas même tout, en vérité, mais l’un antérieur à tout, enveloppant le tout par la simplicité parfaite qui lui est propre40.

Ce passage me paraît bien mettre en lumière le fait que le sens de l’ἀπόρρητος est d’abord celui d’une fuite ou d’un retrait, dont le langage n’est que la manifestation et donc l’instrument de dévoilement privilégié, et pas tant d’une seule impossibilité de dire. L’emploi du verbe ἀνέχοµαι (supporter, endurer en ce sens) présente un intérêt certain, car il montre bien que ce qui est ineffable non seulement désactive les tentatives de nomina-tion, mais, surtout, ne saurait les souffrir, les rejette dans sa fuite en arrière manifestée ici par la précision « non pas même tout, en vérité, mais l’un antérieur à tout » (je souligne), qui illustre bien le mécanisme de retrait permanent dans l’antériorité caractéristique de l’ἀπόρρητος au sens de Damascius. L’accumulation des οὐδέ41, comme c’est exemplairement le cas dans le passage cité, marque la scansion du chemin vers le « plus » ineffable pour suggérer la dérobade infinie de l’antériorité. Cet ἀπόρρητος se trouve, à des degrés divers (ce que montre l’emploi du comparatif dans ce passage), dans tous les objets que peut se donner la pensée : c’est ce que l’on pourrait appeler « l’ineffable en toutes choses ». mais l’important me semble de voir que l’ἀπόρρητος, pour le dire sans détours, nous conduit irrémédiablement vers l’ἀπόρρητον : c’est en effet la fuite que nous découvrons, éprouvons même, en toutes choses, qui nous pousse à remonter toujours plus haut, vers le toujours plus ineffable, pour faire in fine coïncider « le principe et la manière seconde (et en ce sens-là déjà inadéquate) de la reprise du principe dans le discours42 » au moment de la postulation, de la « démonstration » de l’ineffable par la rupture totale du discours et le saut hors de l’exprimable.

39. Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour le principe, ou pour les hénades primordiales, mais tout aussi bien par exemple pour les Formes intelligibles. Sur ce point, voir notamment marilena Vlad, « De principiis... », art. cit., p. 136 : « […] cette inadéquation dans laquelle nous pensons les principes premiers n’a pas la nature d’un simple accident, d’un paradoxe, mais elle puise sa source plus profondément dans notre pensée, se faisant remarquer aussi dans d’autres exemples. ainsi, ce n’est pas seulement au sujet de l’Un qu’on éprouve l’aporie de la division de ce qui est absolument indivisible, mais avant l’Un, la même chose arrive pour l’Être, de même que, bien avant l’Être, c’est le cas des formes : aucune d’entre elles ne peut être saisie de manière adéquate dans son unité propre. »

40. C-W I, 60.19-23 = R I, 41.12-15.41. « Pas même » : ils indiquent un redoublement ou une surenchère dans le rejet.42. marilena Vlad, « De principiis... », art. cit., p. 146.

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3. Il y a donc déjà, à ce stade, une différence entre les deux termes dont il est question : ἄρρητος indique un in-dicible qui marque la défaite d’une pensée dans l’impossibilité de dire, tandis qu’ἀπόρρητος fait signe vers la part d’ineffable dans les choses, cette trace d’antériorité qui les met toujours, et l’âme avec elles, dans une position de retrait ou de fuite par rapport à elles-mêmes, et somme la pensée de s’élancer à la poursuite de ce que cette trace indique. Cette distinction va se manifester dans tout son éclat avec le jeu des substantifs : c’est là où se signale le plus clairement la singularité radicale que constitue l’ἀπόρρητον chez Damascius43.

Partons de deux remarques apparemment contradictoires que Damascius fait à propos de l’un. Vers le tout début de l’aporétique de l’ineffable, alors qu’il vient juste d’introduire ce dernier concept, il effectue comme un pas en arrière pour montrer que la pensée se trouve déjà face à des difficultés extrêmes quant à l’un, qu’elle estime être « complètement inconnaissable et indicible44 » ; deux pages plus loin, en revanche, Damascius montre que « l’un-pur-qui-est-en-nous45 » est déjà suffisant pour nous permet-tre d’émettre des conjectures au sujet de l’un antérieur à tout (τὸ ἓν πρὸ πάντων), ce qui lui permet d’affirmer que « l’un donc est ainsi dicible et ainsi indicible46 ». Il serait facile de mettre cette apparente contradiction sur le compte de l’emballement du discours à l’approche du principe ; mais on pourrait aussi l’interpréter comme la mise au jour par Damascius, avec sa lucidité coutumière, de la secrète complicité du dicible et de l’indicible : si les deux ne sont pas équivalents, ils sont du moins intimement liés, dans la mesure où l’indicible n’est que la négation du dicible, ce qui est une forme de coordination, de lien (là où Damascius cherche précisément à rompre avec tout lien), et ne permet donc pas de quitter absolument les rives du dicible ; l’indicible comme toute négation retombe toujours, en effet, dans la détermination. Cette difficulté constitutive de l’un est cepen-dant féconde pour la pensée, puisqu’elle fait surgir la nécessité d’un au-delà de l’un : cette manière pour les déterminations contraires (dicible, indi- cible) de passer les unes dans les autres et de se renverser d’elles-mêmes nous met sur la piste d’un dépassement de la tension (qui consiste en quel-

43. Rappelons cependant que l’adjectif substantivé τὸ ἀπόρρητον se trouve en plusieurs endroits dans l’œuvre de Jamblique, principale influence philosophique de Damascius, ainsi que l’adjectif ἀπόρρητος. Il ne paraît, pas cependant, avoir le même sens que chez Damascius, où il sert à désigner le principe antérieur à l’un : employé comme substantif, notamment dans la Vie de Pythagore ou les Mystères d’Égypte, il signifie plutôt « le secret » ; par exemple, l’expression τὸ ἐν Ἀϐύδῳ ἀπόρρητον, « le secret d’abydos », revient à deux reprises dans le De Mysteriis (VI, 5, 6 et VI, 7, 14). Un bref passage en revue des occurrences de l’adjec-tif ἀπόρρητος dans les œuvres conservées de Jamblique ne m’a pas, par ailleurs, permis d’y retrouver le sens proprement damascien que j’ai essayé de mettre à jour dans cette étude, ce qui n’exclut pas qu’il ait pu être formulé à divers degrés d’élaboration dans des œuvres perdues.

44. C-W I, 9.7-8 = R I, 7.14.45. « τὸ ἁπλῶς τὸ παρ’ ἡµῖν < ἕν > » (C-W I, 11.13 = R I, 9.7).46. C-W I, 11. 14-15 = R I, 9.8.

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que sorte, comme on l’a vu, à absolutiser cette dernière), et c’est en ce sens que l’un peut aussi être dit « plus ineffable » que ce qui le précède, car en son cœur surgit une aporie plus radicale que les précédentes et qui nous rapproche de l’ineffable lui-même. C’est pourquoi Damascius peut assi-miler la quête de l’ἀπόρρητον à une tentative de « chercher quelqu’autre chose au-delà de l’indicible [τοῦ ἀρρήτου ἐπέκεινα]47 » : cela nous semble marquer fortement la distinction conceptuelle entre les deux, et montrer en même temps que c’est l’indicible, le principe indicible, qui nous met sur la voie de l’ἀπόρρητον.

Venons-en donc à l’ineffable. Il semble clair, dès le moment de son apparition dans le traité, qu’il est découvert par le « renversement des discours » comme son fondement dans la coïncidence avec ce fonde-ment même ; si l’ineffable (τὸ ἀπόρρητον) semble être le nom de ce qui est démontré, ce nom lui-même est pris dans le déploiement infini de la περιτροπὴ τῶν λόγων et il faut soutenir, en toute rigueur, que l’inef- fable est en retrait par rapport à son nom car seul un silence extraordinaire lui convient. Damascius exprime bien ce retrait total en-deçà de toute forme de discours, en-deçà même de la logique du discours (où retombait encore la notion d’indicible), lorsqu’il écrit que « […] la négation est encore un certain discours [λόγος τις], et le niable une réalité, tandis que lui [s.-e. l’ἀπόρρητον] n’est rien, donc même pas niable, ni du tout exprimable, ni même connaissable de quelque façon que ce soit, de sorte qu’il n’est même plus possible de déclarer la négation […]48 » : c’est assez indiquer qu’il ne saurait être question de quelque terme commençant par un ἀ- privatif pour rendre compte de ce dont nous avons la divination, et qui nous est révélé dans le renversement des discours. Le terme français « ineffable » est d’ailleurs, à cet égard, susceptible d’induire en erreur, car même si sa plus grande proximité étymologique avec les mystères du sacré le rend utile pour traduire ἀπόρρητος, il n’en reste pas moins un terme négatif et donc, en ce sens, inadéquat pour traduire le terme grec dont on n’a pas assez remarqué qu’il n’était pas négatif – ce qui remet d’ailleurs sérieusement en question l’assimilation de Damascius à la tradition de la « théologie néga-tive ». Cependant, jusqu’à ce que l’on en forge une meilleure, il vaut sans doute mieux conserver cette traduction devenue d’usage courant, et qui a au moins le mérite de distinguer ce qui doit l’être.

Observons d’autres passages qui me paraissent éclairants sur ce qu’il faut entendre exactement par τὸ ἀπόρρητον dans le cadre d’une phi-losophie néoplatonicienne. Son retrait est tel qu’il semble impossible d’envisager qu’il y ait de la procession en lui49 ; il est en effet au-delà même de la pure simplicité de l’un. En revanche, il semble bien nécessaire

47. C-W I, 9.8-9 = R I, 7.14-15 (je souligne).48. C-W I, 21.15-18 = R I, 15.20-22.49. Voir notamment C-W I, 24.8 = R I, 17.12.

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d’envisager qu’il produit, en quelque manière, ce qui vient « après50 » lui. Damascius écrit à ce propos :

L’un est le principe du tout. Platon, lui aussi, après être remonté jusqu’à lui n’a pas eu besoin d’un autre principe dans sa philosophie. En effet, cet [autre] principe ineffable, ce n’est pas des discours qu’il est principe, ni des connaissances ; car il n’est principe ni des vies, ni des êtres, ni des uns, mais il l’est absolument de tout, et il est placé au-dessus de toute pensée51.

Ce texte remarquable montre très bien que l’ineffable est beaucoup trop retiré pour que l’on puisse penser son mode de production : il produit tout, il n’est rien, et se situe complètement en dehors de l’exprimable, contraire-ment à l’un. Ce dernier est, comme suggéré plus haut, le véritable « prin-cipe » (indicible) au sens où il est effectivement principe du tout ; l’ineffable, en revanche, est tellement au-delà, chute tellement absolue dans le non-être que l’on ne peut même pas envisager sa principialité propre sans blesser son ineffabilité en « mêlant beaucoup d’exprimable à l’ineffable52 », et c’est pour-quoi le très difficile problème du « surgissement » (d’abord du multiple à partir du simple) ne pourra se poser qu’avec l’un. Il faudrait même soutenir, conformément à la logique propre de l’ἀπόρρητον, le renversement des dis-cours, que l’on ne peut même pas dire de lui qu’il est principe (ἀρχή), mais qu’il est en quelque manière au-delà du principe comme de toute chose53. Comme l’écrit marilena Vlad, « Damascius identifie ainsi cet ultime niveau de l’aporétique : celui où l’aporie du principe s’assimile à l’aporie de l’absence du principe, celui où l’aporie comme impossibilité de déterminer devient logique et réclame la nécessité de la non-détermination54 ». Il n’y aurait peut-être même aucun sens à chercher à distinguer le principe de l’au-delà ou de l’absence du principe, dans la mesure où l’ἀπόρρητον s’avance précisément comme le principe toujours absent, ou encore l’ἐπέκεινα55 même.

Bien que la place manque ici pour étudier en détail toutes les occur-rences des termes, on ne saurait cependant passer sous silence un certain nombre de passages où la distinction conceptuelle forte que je crois avoir trouvée entre ἀπόρρητον et ἄρρητον paraît s’estomper. Par exemple, il semble

50. Comme toujours, les guillemets s’imposent pour compenser la nécessaire imprécision du langage, car, en l’occurrence, parler de ce qui se trouve « après » l’incoordonné pur ne va pas sans mal.

51. C-W I, 55.9-13 = R I, 37.26-38.3.52. C-W I, 25.17-18 = R I, 18.7.53. L’expression « au-delà du principe » ne se trouve cependant pas littéralement dans le

texte du traité des premiers principes.54. m. Vlad, « De principiis... », art. cit., p. 148.55. Voir C-W I, 7.2 = R I, 6.5 : « aussi bien, l’un se place par nature avant les plusieurs,

le plus simple avant ce qui est de quelque façon composé, le plus compréhensif avant ce qui est enveloppé en lui, tandis que l’au-delà, si tu veux l’appeler ainsi [τὸ δ’ εἰ θέλεις εἰπεῖν ἐπέκεινα], est au-delà même de toute opposition de ce genre, à savoir non seulement au-delà de l’opposition entre des termes de même rang, mais encore de celle qui se caractérise comme étant entre un premier et ce qui vient après lui » (je souligne).

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567Ineffable et indicible chez Damascius

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très gênant pour ma proposition de lecture de voir Damascius écrire que « si l’un a été le premier à jaillir de l’indicible, il est clair qu’il s’en est écarté et qu’il reste encore couvert par l’incognoscibilité [ἀγνωσία] de celui-là56 » ; Joseph Combès semble d’ailleurs avoir eu le même problème, puisqu’il a ici traduit exceptionnellement τὸ ἄρρητον par « l’ineffable ». De même, dans les premières pages du deuxième volume de C-W, nous sommes étonnés de constater un fort reflux de la distinction, et de voir par exemple Damascius parler de « l’un-tout ne procédant pas de l’indicible par procession, mais par manence57 », parmi d’autres formulations étonnantes par rapport au début du traité. La seule explication que je suis en mesure d’avancer s’appuie sur le contexte de ces occurrences : il me semble que dans les passages du texte concernant directement l’ineffable, i.e. la première moitié du premier volume de C-W58, la distinction entre ἀπόρρητον et ἄρρητον joue à plein et se maintient dans toute sa rigueur, tandis qu’elle tend à s’estomper dans la suite du traité, notamment lorsque Damascius entreprend de discuter les doctrines de ses prédécesseurs. C’est principalement à cet endroit59 que se trouvent les passages qui paraissent confondre l’ineffable et l’indicible, et cela pourrait s’expliquer par leur caractère doxographique : Damascius relâcherait quelque peu sa vigilance terminologique dans son examen critique des doctrines de ses prédécesseurs60. Par ailleurs, j’ajouterai qu’il n’est pas du tout absurde d’em-ployer le terme ἄρρητον pour parler de l’ineffable, car il peut d’une certaine manière être dit indicible, même s’il faudrait immédiatement ajouter qu’il n’est pas même indicible en vertu de la logique du renversement des discours61 ; seulement, ce terme est partiellement inadéquat car il tendrait à réduire la singularité de l’ineffable en le faisant retomber dans le jeu des déterminations et des négations, auquel Damascius met pourtant un soin tout particulier à le faire échapper au début du traité. C’est le terme ἀπόρρητον qui identifie le mieux la singularité de ce que Damascius cherche à penser.

Cette lecture me paraît confirmée par les textes qui viennent clore chacun des essais de remontée vers le principe esquissés par Damascius immédiate-ment après l’aporétique de la notion de principe absolu. La première remontée cherche à aller du besogneux vers ce qui est sans besoin : parvenue à son terme, elle touche à l’ἀπόρρητον, dont on ne peut même pas dire qu’il est principe62,

56. C-W I, 68.8-10 = R I, 46.1-2 (je modifie légèrement la traduction de J. Combès).57. C-W II, 13.14-15 = R I, 93.18-19.58. Soit les quarante premières pages de Ruelle.59. au début du deuxième volume de l’édition Combès-Westerink, soit les pages 86 à

111 de l’édition Ruelle.60. Vue la situation de la tradition manuscrite du traité des premiers principes, pour lequel

nous ne disposons que d’un seul témoin passablement corrompu, le Marcianus gr. 246 (voir Westerink, « Le texte du traité... », op. cit., pp. LXXXIV-XC), une erreur de copie n’est pas non plus à exclure dans le cas des occurrences les plus problématiques.

61. On pourrait dire, par contraste, que le principal avantage du terme ἀπόρρητον est justement de sous-entendre ce « pas même », d’inclure toujours déjà en lui son propre dépassement ; c’est pourquoi il exprime le moins mal ce que Damascius cherche à indiquer.

62. C-W I, 39.6-7 = R I, 16.24-25 : « Ce serait un être tel qu’on ne pourrait dire avec vérité qu’il est principe […]. »

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ni qu’il est transcendant à l’égard du tout – la transcendance étant une forme de coordination –, ce qui nous pousse à le couvrir de superlatifs et à réaffirmer le silence et l’état d’hyper-inconnaissance dans lequel nous nous trouvons face à lui. La deuxième remontée conclut à la nécessité de soupçonner, au-delà de l’un, « ce qui est purement et absolument indicible, non-posable, incoordon -nable et inconcevable de toute manière63 ». Enfin, la troisième remontée, par les mondes parfaits, conduit également à renverser les discours à propos de l’inef-fable pour soutenir finalement, comme dans d’autres passages, qu’il n’est même pas ineffable. Ces passages récapitulent ce qui m’a paru être les principaux traits du concept damascien de l’ἀπόρρητον : le retrait et l’antériorité par rapport à tout, la fuite hors de toute détermination, et l’éclatement de la notion même de principe qui s’abîme dans le non-être de l’ineffable.

Conclusion

Je pense donc avoir suggéré quelques raisons possibles de la préférence accordée par Damascius au terme ἀπόρρητον, par rapport notamment à ἄρρητον, pour désigner le sanctuaire mystérieux dont l’âme a la divination. Toute la distinction conceptuelle entre les deux tient à la différence entre les préverbes ἀ- et ἀπο- : le premier définit un in-dicible, une pure impossibilité de dire64, tandis que le second indique l’écart, la distance, le retrait permanents de ce qui se dérobe toujours aux tentatives de nomination mais ne se laisse entre-voir qu’à travers elles, et fait signe vers le toujours-déjà-se-retirant dont la seule « démonstration » est le renversement des discours mettant l’objet en fuite en le faisant disparaître dans le brouillard de l’aporie, sorte de phénomène- limite seul apte à en suggérer l’infini retrait dans l’espace de la discursivité. L’ἀπόρρητον est donc absolument incoordonné, contrairement à l’indi- cible négatif qui retombe dans la secrète complicité des déterminations et des négations : cela est illustré par la logique du οὐ, du « non », qui caractérise l’indicible, et qui tombe sous le coup de la sévère critique de la négation menée par Damascius, par opposition à la logique de l’ἀπόρρητον qui serait plutôt celle du οὐδέ, du « pas même » servant à indiquer la fuite permanente de ce dont il est question, et constituant une sorte d’ascèse par l’excès ou le renver-sement perpétuel du discours : une exténuation du principe qui nous contraint à ne même plus le dire principe, pour, non pas purifier l’antérieur absolu de toute détermination, mais l’extraire radicalement de la logique même de la déter-mination, orchestrer sa fuite hors de l’exprimable et faire coïncider exigence du principe et absence du principe, évasion du principe hors du discours qui cherche à se tenir sur lui et saisie du terme ultime lui-même. Ἀ- pour la néga-tion, ἀπο- pour le recul et la chute hors de l’exprimable : nous voyons donc

63. C-W I, 56.15-16 = R I, 38.22-23.64. Ce qui n’exclut pas de construire des méthodes pour avoir accès, en quelque manière,

aux termes indicibles : cf. supra notre note 37.

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qu’il faut prendre au sérieux le renversement des discours pour comprendre pourquoi c’est de l’ἀπόρρητον qu’il est question, et non pas d’un ἄρρητον.

Je ne résiste pas à l’envie d’ajouter enfin que cette lecture trouve un appui pour le moins inattendu dans un texte de Vladimir Jankélévitch sur la musi-que qui expose, en des formulations définitives, la distinction entre la séche-resse de l’indicible et la productivité philosophique de l’ineffable65 :

C’est la nuit noire de la mort qui est l’indicible, parce qu’elle est ténèbre impé- nétrable et désespérant non-être, et parce qu’un mur infranchissable nous barre de son mystère : est indicible, à cet égard, ce dont il n’y a absolument rien à dire, et qui rend l’homme muet en accablant sa raison et en médusant son discours. Et l’ineffable, tout à l’inverse, est inexprimable parce qu’il y a sur lui infiniment, inter-minablement à dire : tel est l’insondable mystère de Dieu, tel l’inépuisable mystère de l’amour, qui est mystère poétique par excellence ; car si l’indicible, glaçant toute poésie, ressemble à un sortilège hypnotique, l’ineffable, grâce à ses propriétés fertili-santes et inspirantes, agit plutôt comme un enchantement, et il diffère de l’indicible autant que l’enchantement de l’envoûtement ; la perplexité même qu’il provoque est comme l’embarras de Socrate, une féconde aporie. […] L’ineffable déclenche en l’homme un état de verve. Sur l’ineffable il y a de quoi parler et chanter jusqu’à la consommation des siècles… […] avec les promesses incluses dans l’ineffable c’est l’espérance d’un vaste avenir qui nous est donnée66.

Jamais je n’aurais pu exprimer aussi bien l’idée selon laquelle l’ineffable se découvre véritablement par la prolifération du discours à son propos : le renversement des discours est précisément, chez Damascius, la formalisa-tion logique de cette prolifération, en ce qu’il démontre le nécessaire redou-blement et même la multiplication indéfinie des apories, qui nous conduit ultimement à comprendre le statut de l’ἀπόρρητον et la véritable singularité qu’il constitue, dans l’architecture damascienne aussi bien que dans l’histoire de la philosophie. ajoutons pour finir que même le mot ἀπόρρητον ne doit pas se voir accorder trop de crédit, car ce n’est qu’un mot : son intérêt propre est cependant, grâce au préfixe ἀπο-, d’inscrire l’échec du nom dans le nom lui-même.

Victor BéguinÉcole Normale Supérieure

65. Qui pourrait recouper celle entre l’approximation endéictique et le renversement des discours.

66. Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Paris, Seuil, 1983, pp. 92-93.

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