33
Ohadata D-04-31 INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES. 1 par Rock David GNAHOUI INTRODUCTION « Le gendarme, autrefois protecteur du faible, assure désormais la circulation » (Jean Emmanuel Ray, Les nouveaux enjeux du droit : le droit du travail in le droit dans la société - cahiers français n° 288 / 1998). Les rapports entre salariés et employeurs sont sous-tendus par une inégalité, une sorte de fatalité qui rejaillit sur le sort des travailleurs. C’est pourquoi le législateur social a toujours cherché la protection des salariés par un certain équilibre des forces en présence. Hier, on affirmait encore que le droit du travail 2 est un droit destiné à améliorer la situation des salariés. Mais depuis quelques années déjà, une littérature abondante s’est développée autour des incidences de la conjoncture économique sur le droit du travail, entraînant du coup l’effondrement de l’édifice constitué d’un ensemble de dispositions tendant à préserver les intérêts des salariés. Ainsi, le droit du travail, du fait de la crise 3 , était devenu trop rigide. Il fallait l’assouplir. La flexibilité 4 des règles du droit du travail est apparue comme le remède, la solution idoine pour réaliser des performances économiques et résorber le chômage. Le bilan aujourd’hui n’est pas très flatteur et la situation de l’emploi n’est guère reluisante. L’accent a surtout été mis sur la promotion de l’entreprise, en vue d’attirer les investissements capables de redonner à l’économie nationale une expansion, et ainsi, générer des emplois. En conséquence, la protection de l’entreprise a été projetée au devant de la scène, au grand dam des droits des travailleurs. L’entreprise est placée sur un piédestal par les « jurislateurs ». On s’en convainc avec l’article 25 alinéa 4 de la nouvelle constitution sénégalaise du 22 janvier 2001. Ce texte reconduit la reconnaissance du droit de grève, mais assortit l’exercice de ce droit de limites, en disposant qu’il « ne peut en aucun cas, ni porter atteinte à la liberté du travail, ni mettre en péril l’entreprise ». Cette disposition, en reconnaissant ainsi un droit à la survie de l’entreprise, met en lumière la notion même d’intérêt de l’entreprise. L’intérêt de l’entreprise 5 apparaît comme le concept autour duquel il faut rebâtir les droits des salariés. En effet, sous l’action conjuguée des problèmes économiques persistants, des innovations techniques et de la mondialisation des économies, les conceptions traditionnelles en matière d’organisation de la production et du travail sont bouleversées. 1 L’auteur remercie les professeurs Isaac Yankhoba Ndiaye, Abdoulaye Sakho et Aminata Cissé Niang pour leurs conseils et observations. 2 Le droit du travail est surtout né pour protéger les travailleurs. Il s’est déployé pour garantir des droits aux salariés, comme en témoignent les premières lois sur le travail des enfants, des femmes, sur le droit syndical, le droit de grève…Intrinsèquement, il n’avait pas vocation à être souple, car il réglemente une relation inégalitaire. Par ailleurs, il faut souligner que la plupart des grands combats du syndicalisme ont été gagnés par des grèves souvent violentes. Mais fortement lié à l’économie, il subit d’incessantes réformes en vue de s’adapter aux mutations. Progressiste qu’il était au départ et évoluant en sens unique, il ne l’est plus exactement ainsi. Il se préoccupe de plus en plus de la sauvegarde de l’entreprise, mais pour autant il n’a pas encore définitivement sacrifié tous les droits des travailleurs. 3 M. VOISSET, Droit du travail et crise, DS 1980. 287 ; J. De Munck, Les trois crises du droit du travail, DS 1999. 443 ; Le Monde, 31 octobre 1978, l’effondrement du droit du travail. 4 A. Roudil, Flexibilité de l’emploi et droit du travail, « la beauté du diable », DS 1985. 84. 5 G. Couturier, L’intérêt de l’entreprise, Mélanges J. Savatier, p. 143.

INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Ohadata D-04-31

INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES.1

par Rock David GNAHOUI

INTRODUCTION « Le gendarme, autrefois protecteur du faible, assure désormais la circulation » (Jean

Emmanuel Ray, Les nouveaux enjeux du droit : le droit du travail in le droit dans la société - cahiers français n° 288 / 1998).

Les rapports entre salariés et employeurs sont sous-tendus par une inégalité, une sorte de fatalité qui rejaillit sur le sort des travailleurs. C’est pourquoi le législateur social a toujours cherché la protection des salariés par un certain équilibre des forces en présence. Hier, on affirmait encore que le droit du travail2 est un droit destiné à améliorer la situation des salariés. Mais depuis quelques années déjà, une littérature abondante s’est développée autour des incidences de la conjoncture économique sur le droit du travail, entraînant du coup l’effondrement de l’édifice constitué d’un ensemble de dispositions tendant à préserver les intérêts des salariés. Ainsi, le droit du travail, du fait de la crise3, était devenu trop rigide. Il fallait l’assouplir. La flexibilité4 des règles du droit du travail est apparue comme le remède, la solution idoine pour réaliser des performances économiques et résorber le chômage. Le bilan aujourd’hui n’est pas très flatteur et la situation de l’emploi n’est guère reluisante. L’accent a surtout été mis sur la promotion de l’entreprise, en vue d’attirer les investissements capables de redonner à l’économie nationale une expansion, et ainsi, générer des emplois. En conséquence, la protection de l’entreprise a été projetée au devant de la scène, au grand dam des droits des travailleurs. L’entreprise est placée sur un piédestal par les « jurislateurs ». On s’en convainc avec l’article 25 alinéa 4 de la nouvelle constitution sénégalaise du 22 janvier 2001. Ce texte reconduit la reconnaissance du droit de grève, mais assortit l’exercice de ce droit de limites, en disposant qu’il « ne peut en aucun cas, ni porter atteinte à la liberté du travail, ni mettre en péril l’entreprise ». Cette disposition, en reconnaissant ainsi un droit à la survie de l’entreprise, met en lumière la notion même d’intérêt de l’entreprise.

L’intérêt de l’entreprise5 apparaît comme le concept autour duquel il faut rebâtir les droits des salariés. En effet, sous l’action conjuguée des problèmes économiques persistants, des innovations techniques et de la mondialisation des économies, les conceptions traditionnelles en matière d’organisation de la production et du travail sont bouleversées. 1 L’auteur remercie les professeurs Isaac Yankhoba Ndiaye, Abdoulaye Sakho et Aminata Cissé Niang pour

leurs conseils et observations. 2 Le droit du travail est surtout né pour protéger les travailleurs. Il s’est déployé pour garantir des droits aux

salariés, comme en témoignent les premières lois sur le travail des enfants, des femmes, sur le droit syndical, le droit de grève…Intrinsèquement, il n’avait pas vocation à être souple, car il réglemente une relation inégalitaire. Par ailleurs, il faut souligner que la plupart des grands combats du syndicalisme ont été gagnés par des grèves souvent violentes. Mais fortement lié à l’économie, il subit d’incessantes réformes en vue de s’adapter aux mutations. Progressiste qu’il était au départ et évoluant en sens unique, il ne l’est plus exactement ainsi. Il se préoccupe de plus en plus de la sauvegarde de l’entreprise, mais pour autant il n’a pas encore définitivement sacrifié tous les droits des travailleurs.

3 M. VOISSET, Droit du travail et crise, DS 1980. 287 ; J. De Munck, Les trois crises du droit du travail, DS 1999. 443 ; Le Monde, 31 octobre 1978, l’effondrement du droit du travail.

4 A. Roudil, Flexibilité de l’emploi et droit du travail, « la beauté du diable », DS 1985. 84. 5 G. Couturier, L’intérêt de l’entreprise, Mélanges J. Savatier, p. 143.

Page 2: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

D’un côté, l’entreprise s’est transformée. « On est loin aujourd’hui, de l’image de l’entreprise traditionnelle, forteresse entourée de murs où entrent des matières premières et d’où sortent des produits fabriqués grâce à une combinaison aussi performante que possible des facteurs de production capital et travail6 ». Les grands groupes industriels ou de services ne cessent de se construire et se reconstruire. Les petites et moyennes entreprises sont elles aussi devenues instables.

De l’autre côté, il est apparu des changements à la fois dans la nature du travail et dans la relation du travail : déclin du travail industriel, essor du secteur des prestations de service, développement des emplois précaires, sous-traitance, télétravail en sont quelques manifestations. Le pouvoir patronal s’est alors considérablement renforcé, en raison de la protection de l’entreprise, dont la survie importe plus que tout. La situation des salariés, liée à la stabilité de l’emploi, se trouve menacée, car nombre de décisions fondées sur l’intérêt de l’entreprise sont approuvées par les juridictions toutes les fois que leur légitimité est établie. Or, il faut pouvoir donner un contenu précis à la notion d’intérêt de l’entreprise7, ce que n’arrive pas à faire le juge aussi facilement, tant les termes d’identification sont multiples. Quant au législateur, il ne s’en préoccupe pas directement, mais se borne à clamer la protection de l’entreprise. La jurisprudence recourt à des critères divers pour tenter de donner une définition à la notion d’intérêt de l’entreprise, aux fins d’apprécier la légitimité des décisions prises par l’employeur. Mais elle s’inspire surtout des doctrines sur la notion juridique de l’entreprise. Progressivement, il s’est dessiné toute une construction qui ne surprend guère, à propos du devenir des droits des salariés. Ceux-ci préfèreraient encore perdre certains droits et préserver leurs emplois, plutôt que de voir ces mêmes emplois disparaître. L’intérêt de l’entreprise, du fait de la protection de l’entreprise elle-même, conduit à un effritement des droits des salariés (première partie). Dès lors, on constate une construction progressive du système traditionnellement protecteur (deuxième partie).

PREMIERE PARTIE :

L’EFFRITEMENT DES DROITS DES SALARIES PAR REFERENCE A L’INTERET DE L’ENTREPRISE

L’intérêt de l’entreprise apparaît aujourd’hui comme l’instrument de référence des décisions prises par l’employeur8. C’est l’indicateur de l’état de la protection des droits des salariés. Mais son identification n’est pas aisée. Il faut se plonger dans les enseignements de la doctrine sur la notion même d’entreprise (A), pour essayer de s’en faire une idée. Toutefois, c’est grâce à l’intervention du juge (B) dans l’appréciation de la légitimité des décisions prises par l’employeur, que se dessinent un peu plus les contours de la notion d’intérêt de l’entreprise.

A. L’IDENTIFICATION DE L’INTERET DE L’ENTREPRISE : LES ENSEIGNEMENTS DE LA DOCTRINE. La notion d’intérêt de l’entreprise est de toute évidence liée à celle de l’entreprise.

L’invocation de cet intérêt n’a de sens que parce que l’entreprise existe. Sur l’existence de

6 B. Brunhes, Réflexion sur la gouvernance, D.S. 2001. p. 115 7 L’intérêt de l’entreprise est une nébuleuse au même titre que l’intérêt de l’enfant, l’intérêt social, l’intérêt de

la famille ou encore l’intérêt général. 8 Les expressions chef d’entreprise, employeur et entreprise seront utilisées sans souci de distinction, tout au

long de nos développements.

Page 3: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

l’entreprise, la doctrine a procédé par plusieurs méthodes. Son apport est à cet effet indéniable.

1. Les méthodes d’approche. L’entreprise est une notion relativement récente. Pour savoir ce qu’elle désigne, il y a

deux approches : celle dite technicienne et celle qualifiée d’organisationnelle.

a. L’approche technicienne. Suivant cette approche, on part du droit pour y faire entrer l’entreprise. Cette technique

consiste à rechercher et à déterminer la nature juridique de l’entreprise, pour la classer dans une catégorie juridique préexistante, afin d’en dégager le régime juridique applicable. A ce sujet, deux thèses ont été développées : celle qui fait de l’entreprise un objet de droit et celle qui classe l’entreprise dans la catégorie des sujets de droit.

Suivant la première thèse, l’entreprise est un bien que l’on exploite. Le propriétaire pouvant être une personne physique (cas de l’exploitation individuelle) ou une personne morale, la société : un groupement juridiquement organisé (cas de l’exploitation à plusieurs). Dans le cas de la personne physique, une confusion entre le propriétaire et l’exploitant, le gérant9 est bien possible. En revanche, dans l’hypothèse de la personne morale (la société), on dit couramment que ce sont les actionnaires qui sont les propriétaires de l’entreprise10. Aussi, cette analyse conduit-elle pour beaucoup à prétendre que l’entreprise n’est autre chose qu’un ensemble d’actifs11. Une telle analyse ne résiste pas à l’examen, car elle exclut de l’entreprise le personnel. C’est justement l’existence du personnel de l’entreprise qui démontre toute la faiblesse de cette thèse, et oblige alors à orienter le débat vers le classement de l’entreprise dans la catégorie des sujets de droit.

Selon la seconde thèse développée par Paul Durand, l’entreprise est une institution en raison de l’importance qu’accorde au personnel le droit du travail12. A la base de cette théorie, se trouve l’idée suivant laquelle l’entreprise est une communauté de travail. Ainsi, dirigeant et salariés sont liés par une solidarité. En effet, la qualité et l’intensité du travail salarié sont indispensables aux dirigeants, comme aux apporteurs de capitaux. Dans cette perspective, « l’entreprise se présente comme une société organisée en vue d’une fin13 ». L’institution déborde la personne et tend vers une fin à laquelle les volontés individuelles doivent se trouver subordonnées. L’entreprise serait une forme d’organisation sociale, où la présence d’un groupe humain nécessite l’existence d’un droit interne et d’une autorité chargée de le faire respecter. Dès lors, la tendance est de vouloir faire de l’entreprise une personne morale14. A ce titre, Hamel et Lagarde affirmaient que : « il pourrait être séduisant d’envisager que 9 B. Mercadal : la notion d’entreprise, Mélanges : J. Derrupé, Litec 1991 p.10. 10 Avec la consécration de la société unipersonnelle cf. article 5 de la loi uniforme portant sur le droit des

sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique. 11 C’est ce que traduisent les expressions telles que cession d’actifs (pour parler de cession d’entreprise) ou de

restructuration d’actifs (pour parler de restructuration de groupe de sociétés) ; cf. J. Paillusseau, Entreprise, société, actionnaires, salariés… op. cit. p.160 note 17.

12 P. Durand, Introduction à un rapport sur « la notion juridique d’entreprise » présentée aux journées de l’association H. Capitant de 1947. Dalloz : c’est surtout en droit du travail que l’on a vu apparaître les premières manifestations juridiques de l’existence de l’entreprise. cf. article 23 alinéa 7 de la loi du 9 juillet 1928 devenu l’article L. 122-12 du code du travail français (article L. 66 du code du travail sénégalais) ; l’ordonnance du 22 février 1945 instituant le comité d’entreprise***

13 P. Durand, ibid. 14 P. Didier décrivant l’entreprise comme une unité de production marchande, avance que : « dire qu’une

entreprise est une unité de production marchande, c’est donner à entendre qu’elle est une personne morale ».

Page 4: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

l’entreprise pourrait un jour être revêtue de la personnalité morale : elle serait propriétaire des biens servant à réaliser sa fin économique, et notamment, de son fonds de commerce ; elle deviendrait créancière et débitrice de ceux avec lesquels elle traite en vue de la même fin. Dans ce régime, l’entreprise deviendrait nettement autonome par rapport à l’entrepreneur particulier ou société, qui lui apporte des fonds15 ». Michel Despax exprime nettement ce courant de pensée. Il soutient que l’entreprise est sujet de droit naissant16. Ce qui caractérise surtout cette doctrine, c’est l’opposition entre société et entreprise. Mais celle-ci est totalement irréaliste17, car si l’entreprise devient une personne morale, à quoi servirait alors la société ? Cela n’autorise pas cependant, à confondre entreprise et société, sinon ce serait réduire l’intérêt de l’entreprise à l’intérêt des actionnaires. De toute façon, le législateur18 n’a pas personnifié l’entreprise, et on ne voit pas pourquoi il le ferait, et à quoi cela pourrait bien servir. Tout l’intérêt de la théorie institutionnelle, c’est d’avoir mis en évidence la place et le rôle du personnel dans l’entreprise. Mais cela ne suffit pas à révéler toute la compréhension de la notion d’entreprise. Celle-ci doit encore être entendue en son expression économique, et c’est ce à quoi s’est attelée l’approche organisationnelle.

b. L’approche organisationnelle. L’idée qui domine cette seconde approche est la suivante : il faut partir de la réalité

socio-économique de l’entreprise pour rechercher comment le droit s’en est emparé, en vue de l’organiser au plan juridique. Suivant cette démarche, l’entreprise est considérée comme une entité économique et sociale organisée par le droit.

D’abord, c’est une entité économique et sociale présentant huit caractéristiques fondamentales, à savoir : l’entreprise est une activité économique (activité de production, de transformation, de distribution, de prestation de service etc.), un ensemble de moyens affectés à cette activité (moyens humains, moyens de production etc.), un centre de décision et de pouvoir, une organisation complexe, une communauté humaine organisée, un actionnariat, un centre d’intérêt et enfin, un objet d’organisation juridique.

C’est ensuite, une entité économique et sociale organisée par le droit. A ce sujet, on se réfère aux textes qui ressortissent du droit du travail, du droit des sociétés et du droit des procédures collectives, pour se rendre compte de l’organisation de la structure de l’entreprise, son fonctionnement, les relations qui unissent les personnes qui la composent et les relations qu’elle entretient avec les tiers. Mais c’est surtout dans le droit des sociétés qu’elle trouve une partie importante des règles qui organisent sa structure et sa vie. Aussi, affirme-t-on que « la société est d’abord une technique d’organisation juridique des entreprises19 ». Une technique mise au service de l’entreprise20.

Les différentes thèses développées sur la notion juridique de l’entreprise, dans la mesure où elles ont contribué à cerner l’entreprise elle-même dans toutes ses dimensions, nous

15 Hamel et Lagarde, Traité de droit commercial, Dalloz, 1945 n° 218. 16 M. Despax, l’entreprise et le droit, LGDJ Paris 1956. 17 J. Paillusseau, entreprise, société, actionnaires, quels rapports ? D 1999 ch. p.161. 18 J. Paillusseau, Les apports du droit de l’entreprise au concept du droit, D 1997 ch. p.97. 19 cf. le sénateur Marini dans son rapport sur la modernisation du droit des sociétés, p. 275. 20 Cette idée est surtout développée par M. Paillusseau, Les fondements du droit moderne des sociétés JCP éd.

G 1984. I. 3148. L’auteur écrit que l’entreprise et la société sont deux choses fondamentalement distinctes. La première est une organisation économique et humaine. Elle n’est pas une notion juridique, mais une notion économique et sociale (…). La seconde est une notion juridique permettant de faire accéder l’entreprise à la vie juridique et à l’organiser.

Page 5: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

éclairent un peu plus dans la recherche du concept d’intérêt de l’entreprise. Leur apport est incontestable.

2. L’apport de la doctrine. La notion d’intérêt de l’entreprise plonge indubitablement ses racines dans les

différentes doctrines sur l’entreprise, qui s’efforcent de concilier le capital et le travail21. Mais en dépit des réserves qu’elle suscite, parce qu’on la trouve excessive, et parfois inexacte, c’est la thèse institutionnelle de P. Durand qui apparaît dominante. La Cour d’Appel de Dakar22, dans un arrêt du 31 mai 2000, en fait la clé de voûte de sa motivation. Elle énonce avec solennité que « l’entreprise, analysée sous l’angle de sa conception institutionnelle, constitue une entité autonome qui, bien que distincte de celles de ses différentes composantes et de ses partenaires externes, correspondent à leur intérêt commun, qui est d’assumer sa pérennité, indispensable à la préservation de l’ordre public économique et social ». De cette proclamation, on en déduit que l’intérêt de l’entreprise n’est ni l’intérêt du chef d’entreprise23, ni celui des salariés, ni encore celui des partenaires externes ou des actionnaires. C’est l’intérêt de la communauté, le dénominateur commun24 de tous les intérêts catégoriels, celui qui transcende l’ensemble des intérêts des actionnaires, du personnel, des créanciers, des parties prenantes de l’entreprise. Mais sans exagération, on doit se demander ce que représente ce dénominateur commun.

La première réponse qui vient, est de considérer ce dénominateur comme « l’intersection » de tous les ensembles, à savoir : tous les intérêts catégoriels. En d’autres termes, dans chaque ensemble considéré, il doit pouvoir exister et se vérifier. Ainsi, en se référant à la pérennité pour désigner l’intérêt de l’entreprise, comme le fait la Cour d’Appel de Dakar, on doit pouvoir en toute logique, identifier la notion au niveau de chaque ensemble, chaque catégorie d’intérêt. De la même façon, si les salariés se battent pour la survie de l’entreprise, la pérennité de l’outil économique, cela doit être le même combat à mener par les autres composantes de l’entreprise. Il est fort probable qu’à un moment donné de la vie de l’entreprise, ce combat soit mené ensemble, mais aussi, il n’est pas exclu que les apporteurs de capitaux veuillent tout naturellement délocaliser l’entreprise ou la fermer dans le pire des cas. Comment alors, concevoir ce dénominateur commun ? La délocalisation ou la fermeture n’irait-elle peut-être pas dans l’intérêt de tous, l’intérêt de l’entreprise ?

A vrai dire, l’intérêt de l’entreprise ne peut pas se limiter à la seule pérennité de l’outil économique. L’intérêt de l’entreprise est, à bien y penser, un concept à contenu variable, une notion plastique. Son identification dépendra des circonstances du moment, et son appréciation sera faite au cas par cas.

Assurément, la référence à la thèse institutionnelle n’est que fort légitime, pour peu qu’on veuille se préoccuper du sort de la collectivité des travailleurs, mais à notre avis, elle ne nous paraît pas exclusive.

21 Le tête-à-tête entre le capital et le travail est depuis un certain temps dérangé par de nouveaux acteurs, qui

influent sur les capacités productives et commerciales de l’entreprise. On cite les associations de consommateurs ou de défense de l’environnement. B. Brunhes, op. cit. p. 116.

22 Cet arrêt est inédit, voir document annexé. 23 Contrairement à Camerlynck, pour qui la notion d’intérêt de l’entreprise recouvre non pas l’intérêt d’une

prétendue communauté, mais l’intérêt professionnel de l’employeur, par opposition à ses intérêts extraprofessionnels. cf. : Traité pratique de la rupture du contrat de travail, Librairies techniques 1959, p. 34.

24 J. Paillusseau, L’efficacité des entreprises et la légitimité du pouvoir, Petites affiches, 19 juin 1996, p. 28

Page 6: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

D’abord, l’entreprise peut ne pas comporter de personnel25. Ensuite, lorsque l’entreprise, sous l’énorme pression de la concurrence mondiale, se métamorphose et s’apparente à un ensemble désarticulé, éclaté et fragilisé, comment définir l’intérêt commun ? Où situer l’entreprise dans la forme juridique « groupe de sociétés » ? On constate que la logique financière pousse de plus en plus à un simple agencement de forme juridique de l’entreprise : multiplication des entreprises liées entre elles, mais réputées juridiquement distinctes, où situer les relations de travail ? « On ne voit plus très bien ni sur quel employeur ni sur quelle collectivité de travail s’appuyer pour mettre en œuvre les dispositifs juridiques qui, implicitement ou explicitement, se réfèrent à l’unité et à la stabilité26 ». Par ailleurs, que représente une entreprise dont l’actif corporel est la propriété d’un établissement de crédit bail ou d’un fournisseur bénéficiaire d’une clause de réserve de propriété ? Que dire de l’entreprise face à la mobilité des capitaux ou des investissements ? Peut-on identifier l’entreprise dans le secteur informel ou du moins, l’entreprise ne se réduirait-elle pas tout simplement à une activité économique ? Où se situe l’intérêt commun dans une entreprise où les deux tiers des salariés ont été embauchés sur la base de contrats précaires ?

L’intérêt commun, l’intérêt de l’entreprise ne se conçoit que si l’entreprise elle-même est, de prime abord, repérable. Elle est devenue de nos jours, une « structure molle et volatile27 » au plan économique. Par conséquent, faut-il le réaffirmer, l’entreprise est une réalité économique, une entité économique et sociale. C’est ce qui explique le mécanisme du maintien des contrats en cours, en cas de modification dans la situation juridique de l’employeur (article L122-12 al.2 du code du travail français, article L.66 du code du travail sénégalais). De plus, on ne peut contester cette notion économique de l’entreprise, au seul motif que la collectivité des salariés est hétéroclite, parce que des travailleurs de statuts différents y cohabitent (ceux qui ont des emplois permanents et ceux qui ne bénéficient que d’emplois précaires). L’analyse institutionnelle, cependant, ne peut à elle seule rendre compte de l’intérêt commun. Une analyse mixte de la notion d’entreprise, dès lors, ne serait que bénéfique.

L’entreprise est à la fois une institution28 et un agent économique autonome29. Compte tenu de cette observation, l’intérêt de l’entreprise doit être conçu avec suffisamment d’élasticité pour permettre aux dirigeants, actionnaires, salariés et partenaires externes d’en arbitrer le contenu susceptible d’assurer la pérennité de l’entreprise et les exigences du long terme. L’intérêt de l’entreprise peut alors se définir comme une convergence d’intérêts arbitrés30. Mais a priori, l’intérêt de l’entreprise concerne plus que tout la collectivité des actionnaires et celle des salariés. Aussi, doit-il prendre corps par l’optimisation de la complémentarité des intérêts catégoriels, spécialement de ces deux collectivités31. La difficulté certes, est comment concilier ces intérêts catégoriels si les acteurs n’adoptent pas un comportement loyal ? Mais on pourrait arriver à cette conciliation par ce que certains désignent sous le vocable de « contrat collectif d’entreprise », un compromis destiné à construire la loi commune. Ce contrat serait un instrument de l’expression du personnel et un moyen d’identification de l’intérêt de l’entreprise. « Il serait caractérisé, d’une part, par une

25 L’hypothèse est somme toute théorique. On envisage ainsi une entreprise de façade. 26 A. Supiot, Groupes de sociétés et paradigme de l’entreprise, RTD com. 1985 p. 625. 27 B. Brunhes, Réflexions sur la gouvernance ; DS. Février 201 p. 116 28 L’aspect institutionnel pouvant être apprécié à divers degrés selon les types d’entreprises. 29 L’entreprise, faut-il aussi le préciser, ne recouvre pas que les activités commerciales. 30 L’arbitrage ne doit pas forcément s’attacher à l’idée d’égalité. L’égalité n’est parfois pas souhaitable, car elle

peut devenir un obstacle à la prise de certaines décisions. 31 Jacques Barthélemy, Collectivité du personnel et notion d’entreprise, D. 2000. chr. p. 280

Page 7: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

plus grande autonomie à l’égard des sources de droit tant légales ou réglementaires que conventionnelles, d’autre part, par des acteurs dont la légitimité à l’égard de la collectivité du personnel serait garantie32 ». L’hypothèse est somme toute théorique. On envisage ainsi une entreprise de façade. Mais à défaut de pouvoir s’entendre sur cet intérêt commun, il va falloir recourir à l’expertise du juge, qui appréciera la légitimité des décisions prises par l’employeur au nom de l’intérêt de l’entreprise.

B. L’IDENTIFICATION DE L’INTERET DE L’ENTREPRISE : L’APPRECIATION DU JUGE.

La liberté pour le chef d’entreprise de fixer les buts et les moyens de sa gestion et d’organiser l’entreprise en conséquence a été souvent affirmée33. Mais à partir du moment où l’intérêt de l’entreprise peut justifier et justifie souvent les décisions patronales, n’est-il pas opportun de prévoir des règles que les salariés vont pouvoir invoquer pour assurer une protection minimale de leurs droits ? On considère ainsi, que la défense de cet intérêt n’est pas indifférente aux salariés, puisqu’ils ont particulièrement intérêt à ce que l’entreprise ne disparaisse pas.

En l’état actuel du droit français, la réponse est affirmative. Ainsi, la loi donne aux comités d’entreprise le droit de demander au juge une expertise de gestion ou d’exercer un droit d’alerte34.

En droit sénégalais, à défaut d’une réglementation sur les comités d’entreprise et le droit d’alerte, on peut relever néanmoins quelques dispositions pouvant s’inscrire dans un pareil contexte. Il s’agit, d’une part, de droit d’expression prévu à l’article L.5 du nouveau Code du Travail sénégalais, dont l’originalité est d’être à la fois un droit de participation (droit collectif) – puisque les salariés réunis en petits groupes peuvent discuter le contenu, les conditions et l’organisation du travail – et un droit individuel - chaque salarié peut directement exprimer son opinion. D’autre part, il est question de l’institution du bilan social35. C’est une innovation du nouveau Code du Travail. Mis à la charge de l’employeur dans les entreprises dont les effectifs sont au moins de 50 salariés, le bilan social répond à deux objectifs principaux : améliorer l’information et encourager la concertation dans l’entreprise, en donnant une base chiffrée au dialogue social36, pour une bonne gestion de l’outil économique qu’est l’entreprise. Enfin, on peut citer les dispositions relatives à la mission des représentants du personnel37. Toutes ces interventions législatives participent de l’idée que les salariés appartiennent à une entreprise commune où doit régner une véritable solidarité. Il fat alors faire participer les salariés à la vie de l’entreprise. Mais en toute rigueur, ce qui paraît fondamental dans l’encadrement du pouvoir patronal, c’est l’effectivité du contrôle par le juge, des décisions prises par l’employeur, qui invoque l’intérêt de l’entreprise pour asseoir leur légitimité. A cet effet, on peut tenter d’apprécier la notion d’intérêt de l’entreprise à deux niveaux : en amont et en aval du contrat de travail.

32 Jacques Barthélemy, idem, p. 282 33 Cass. soc 26 janvier 1932 GP 1932 I. 621 ; Paris 14 déc. 1954, JCP 1955 II 8559, note Brèthe de la Gressage.

Soc 31 mai 1956, JCP 1956, II 9397 note Eismein ; D. 1958 p. 21 note Levasseur. 34 Ce droit est exercé lorsque le comité d’entreprise a connaissance de faits « de nature à affecter de manière

préoccupante la situation économique de l’entreprise » art L 432-5 du code de travail français. 35 Le bilan social, comme le droit d’expression des salariés, a été introduit dans le nouveau Code du Travail

sénégalais avec la loi 97-17 du 1er décembre 1997. Le droit d’expression a été prévu en France par la loi du 4 août modifiée par la loi n° 86-1 du 3 janvier 1986.

36 cf. G. Lyon Caen, P. Pelissier, A. Supiot, Droit du travail 19e éd 1998. p. 726. 37 infra. p. ?

Page 8: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

En amont, c'est-à-dire à l’entrée de l’entreprise, au seuil même de l’entreprise et relativement aux décisions d’embauchage, la tâche est ardue en raison de l’opacité de la notion d’intérêt de l’entreprise. A ce stade, on se contentera des objectifs et des finalités de l’entreprise. En fait, on cherchera à voir si la liberté contractuelle du chef d’entreprise est bien exercée, et ce par référence à l’intérêt de l’entreprise invoqué. Mais d’une certaine manière, c’est par l’intermédiaire de certaines règles, dont on sanctionnera la violation, qu’indirectement le concept d’intérêt de l’entreprise pourra être vérifié.

On vise ainsi, l’interdiction d’embaucher, la priorité d’emploi et le principe de non-discrimination. En réalité, ce que vérifie le juge, c’est le respect du principe de non-discrimination et autres règles juridiques pouvant entraver l’accès à l’emploi. Et c’est alors qu’il pourra se prononcer sur la légitimité des décisions fondées sur l’intérêt de l’entreprise. Mais en toute rigueur, toute définition de la notion d’intérêt de l’entreprise est a priori difficile à donner.

On n’est alors point éclairé, et l’opacité de la notion d’intérêt de l’entreprise conduit à admettre l’omnipotence du pouvoir patronal. Il faut néanmoins poursuivre l’effort, se projeter dans l’exécution du contrat de travail, où l’occasion est propice pour tenter de cerner les contours de la notion.

En aval du contrat de travail, la notion d’intérêt de l’entreprise reste malheureusement encore floue. L’examen de certaines décisions dans lesquelles celle-ci a été souvent évoquée illustre ces propos.

1. Intérêt de l’entreprise et validité des clauses de non concurrence Les clauses de non concurrence portent atteinte à deux principes fondamentaux de notre

droit : la libre concurrence38 et la liberté du travail39. Tout homme étant libre d’exercer l’activité professionnelle de son choix, les clauses qui portent atteinte à cette liberté devraient en principe être déclarées illicites. De la même façon, tout homme étant libre de faire concurrence aux entrepreneurs déjà établis, les clauses qui violent cette liberté ne peuvent produire des effets que dans des conditions très particulières. La jurisprudence40 exige la réunion de trois conditions41 pour la validité des clauses de non concurrence :

• la clause doit être justifiée par les intérêts légitimes de l’entreprise42

• elle doit être limitée dans le temps et dans l’espace43

38 cf. article 8 de la nouvelle Constitution sénégalaise de janvier 2001 ; Loi N° 2001-03 ; J.O. n° 5963 du

12 janvier 2001. 39 cf. article 25 de la nouvelle Constitution sénégalaise de janvier 2001 ; ibidem. 40 Il s’agit d’abord de la jurisprudence française. 41 Les décisions mentionnent rarement ce qui pourrait constituer une quatrième condition : l’existence d’une

contrepartie pécuniaire. L’exigence d’une contrepartie pouvait bien se comprendre, puisque dans les contrats synallagmatiques, l’obligation de chaque partie doit avoir une clause qui est la contrepartie fournie par le cocontractant. Mais dans le domaine du contrat de travail, on exclut le droit commun, et la Cour de Cassation française a eu à affirmer que « la validité d’une clause de non concurrence n’est pas subordonnée à l’octroi au salarié d’une contrepartie pécuniaire, si celle-ci n’est pas prévue par une convention collective » soc. 9 oct. 1985, D. 1986. 420, note Y. Serra. Dans la pratique, les acteurs sociaux introduisent fréquemment dans les conventions, une clause prévoyant une contrepartie pécuniaire. voir P. Choissez, La contrepartie financière de la clause de non concurrence d’un contrat de travail, D.S.1993, 662.

42 En vertu des dispositions de l’article L35 du nouveau Code du Travail, la clause ne peut dépasser un an et ne peut s’appliquer que dans un rayon de 50 kilomètres autour du lieu de travail, contrairement à l’ancien code qui retenait une durée de 2 ans dans un rayon de 200 km.

Page 9: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

• elle doit laisser au salarié, la possibilité d’exercer normalement l’activité qui lui est propre.

En droit sénégalais, les décisions ne font aucunement référence à l’intérêt légitime de l’entreprise. Elles se bornent pour la plupart, à apprécier la concurrence au regard de l’activité exercée susceptible de concurrencer l’entreprise.

Ces décisions44 font un amalgame entre la clause de non concurrence et l’obligation de non concurrence à laquelle est tenu le salarié pendant son séjour dans l’entreprise. En réalité, la jurisprudence sénégalaise a eu rarement l’occasion de vérifier la validité de la clause de non concurrence prévue à l’article 17 de la Convention Collective Nationale Interprofessionnelle du 27 mai 1982.

En droit français, en revanche, le contrôle est surtout basé sur une recherche de légitimité, à savoir : l’opportunité de la décision du chef d’entreprise, qui impose au salarié une clause de non concurrence. Fondamentalement, la validité de la clause n’est admise que si la protection des intérêts légitimes de l’entreprise et la possibilité laissée au salarié de retrouver un emploi sont en équilibre45. La proportionnalité ainsi établie permet, comme le souligne le professeur Y. SERRA, de parvenir à une conciliation des intérêts en présence : « en réalisant la synthèse entre la vérification de la légitimité de l’intérêt du créancier de non concurrence – de l’entreprise – et la protection de la liberté économique individuelle du débiteur de non concurrence, – le salarié – puisqu’il s’agit de mettre en relation l’intérêt légitime du premier à l’atteinte apportée à la liberté du second46 ».

Si la nécessaire protection de l’intérêt de l’entreprise est destinée à établir la licéité de l’interdiction de la concurrence, on n’est guère éclairé sur le contenu du concept d’intérêt de l’entreprise, d’autant plus que dans certaines décisions, il est recouru à l’utilisation du pluriel à la place du singulier. Au lieu de l’intérêt légitime de l’entreprise, il est souvent fait référence aux intérêts légitimes de l’entreprise.

Comment faut-il alors comprendre cet emploi différencié ? Quoi qu’on puisse en penser, qu’il s’agisse de l’intérêt légitime ou des intérêts légitimes de l’entreprise, les juges

43 La jurisprudence traditionnelle en France ne faisait pas de l’intérêt de l’entreprise, une condition de validité

des clauses de non concurrence, cass. soc.13 oct. 1988. 122 note Y. Serra, JCP. Éd. E. 1989. II.15474 note J. Amiel – Donat.

La Cour de Cassation estimait que les juges n’ont pas à rechercher si la clause de non concurrence est justifiée par les risques particuliers que présente pour l’employeur le travail fourni par un ancien salarié pour le compte d’une autre entreprise. En d’autres termes, la force obligatoire des contrats doit être respectée, du moment que le salarié a accepté une clause de non concurrence par principe licite.

Depuis quelques années, la jurisprudence française a évolué. Elle retient désormais l’intérêt légitime de l’entreprise comme une condition de validité de la clause de non concurrence. Cette évolution a été consacrée dans l’arrêt Godissart rendu le 14 mai 1992, cass. soc. 14 mai 1992, RJS 6/1992, n° 735. La Cour affirme avec clarté que « en raison des fonctions du salarié, la clause de non concurrence n’était pas indispensable à la protection des intérêts de l’entreprise ».

44 cf. Cour de Cassation 27 juillet 1994, Bull n°1, 1995 p. 119, note A. C. Niang dans la revue sénégalaise de droit pénal n° 3-4 décembre 96 p.168. voir aussi Cour de Cassation 25 mai 1994. Bull des arrêts de la Cour de Cassation arrêt n° 42, 1995, p. 96.

45 Natacha Gavalda « Les critères des clauses de non concurrence en droit du travail », DS 1999. 584. 46 Y. SERRA, « la qualification professionnelle du salarié, élément déterminant de la validité d’une clause de

non concurrence en droit du travail », D. 1996. chr. 245. Dans une décision du 18 déc. 1977, la Cour de Cassation adopte une solution assez nette : « une clause de

non concurrence peut valablement interdire toute activité dans une entreprise concurrente, dès l’instant qu’elle est nécessaire à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise et qu’elle n’empêche pas le salarié de retrouver un autre emploi, compte tenu de sa formation et de son expérience professionnelle ». Soc 18 déc. 1997. DS 1998. obs. J. SAVATIER

Page 10: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

retiennent pour assurer la protection de l’entreprise, soit le secteur concurrentiel47 auquel appartient l’entreprise, soit le risque concurrentiel48 que constitue le salarié (contact avec la clientèle de l’entreprise, l’accès à des informations sensibles sur l’entreprise, l’accès à un savoir-faire propre à l’entreprise).

A notre avis, c’est la survie de l’entreprise, la défense de l’outil économique, dans un environnement concurrentiel qui représenterait le contenu de la notion d’intérêt de l’entreprise et, qui justifierait aux côtés des autres critères (limitation temporelle et spatiale, la possibilité pour le salarié d’exercer normalement l’activité qui lui est propre), la validité des clauses de non concurrence.

2. Intérêt de l’entreprise et modification du contrat de travail ou licenciement du salarié.

La modification du contrat de travail peut avoir des causes diverses. Elle peut être la sanction consécutive à une faute du salarié. Elle peut être aussi la conséquence d’une inaptitude professionnelle du salarié, à la suite d’un accident ou d’une maladie. Enfin, elle peut résulter d’une réorganisation de l’entreprise, en raison de difficultés économiques, d’innovations technologiques ou des nécessités de la concurrence49. On distingue entre modification substantielle et modification non substantielle du contrat de travail50. La modification substantielle peut être définie comme étant « l’atteinte portée à un élément du contrat, considéré comme essentiel51 au regard des conditions économiques et sociales du moment52 ». Elle ne peut être imposée unilatéralement au salarié, lequel a le droit de la refuser53. La mise en œuvre de cette modification ne peut s’opérer qu’avec l’accord des deux

47 « Est conforme à l’intérêt de l’entreprise, compte tenu du secteur très concurrentiel auquel elle appartient » ;

Paris 2 juillet 1997, Jurisprudence n° 022261. 48 « Est indispensable aux intérêts légitimes de l’entreprise (…) étant donné que le secteur commercial

concerné, du travail temporaire, est l’objet d’une forte concurrence » ; Rouen 4 nov. 1997, Juris-data n° 049240.

49 G. Lyon Caen, Jean Pellissier, Alain Supiot, Droit du travail, op. cit. p ; 377. 50 Depuis quelques années, la Cour de Cassation française a décidé de retenir une nouvelle distinction. Elle

n’oppose plus les modifications substantielles aux modifications non substantielles, mais distingue la modification du contrat de travail d’avec le changement des conditions de travail. cf. Soc. 10 juillet 1996 RJS 8/9 n° 900 ; Soc 17 oct. 1996 Rubin n° 3822 D. Ph. Waquet, “la modification du contrat de travail ou des conditions de travail”, JCP 1997 éd. E, I, 643.

En droit sénégalais, c’est l’ancienne terminologie qui a toujours cours. Le Code du Travail de 1997 a d’ailleurs sur ce point, consacré une disposition à la modification substantielle s’inspirant d’une jurisprudence constante. cf. article L67 alinéa 2 du nouveau Code du Travail.

51 Les éléments essentiels du contrat constituent « le socle contractuel » ; la doctrine et la jurisprudence s’accordent pour considérer comme constitutifs des éléments essentiels du contrat de travail, la rémunération, la durée du travail, le lieu d’exécution et les attributions professionnelles du salarié. cf. P. H. Antonmattei, « les éléments du contrat de travail » D.S. 1999 p. 331.

On se rend compte néanmoins aujourd’hui, que la sphère contractuelle n’est pas composée de ces seuls éléments. On estime que certains sont contractuels parce qu’ils ont été contractualisés. Cela amène ainsi, dans la recherche des éléments du contrat de travail, à distinguer les éléments contractuels par nature et les éléments contractualisés. Les premiers seraient consubstantiels au contrat de travail, les seconds dépendraient de la volonté des parties. cf. P. H. Antonmattei, op. cit. p. 330 ; Ch. Radé, les limites du « tout contractuel » DS 2000 p. 828.

52 H. Blaise, « les droits individuels des salariés face à une réduction du temps de travail » DS. 1985. p. 636. 53 La Cour de Cassation dans l’arrêt Raquin du 8 octobre 1987, DS 1987 p. 140 a admis que « l’acceptation par

les salariés de la modification substantielle du contrat de travail, qu’ils ont refusée, ne peut résulter de la poursuite par eux du travail » et que « c’est à l’employeur de prendre la responsabilité de la rupture ». Une clause du contrat ne pouvant pas autoriser l’employeur à modifier unilatéralement la rémunération contractuelle du salarié (cf. Cass. Soc. 30 mai 2000 D. 2000 n° 23).

Page 11: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

parties. En revanche, le refus d’accepter une modification non substantielle, une modification mineure (modification des modalités d'exécution du travail), est assimilé à une faute qui justifie une sanction disciplinaire et éventuellement, un licenciement54 en cas d'inexécution du travail par le salarié. Une entreprise ne peut, sans abus, imposer à un salarié une modification substantielle de son contrat. Toutefois, le caractère justifié de la mesure modificatrice peut tendre à en atténuer le caractère substantiel. Cette justification est tirée de la protection de l'entreprise, de la notion d'intérêt de l'entreprise. Ainsi, une modification substantielle du contrat de travail consécutive à des difficultés économiques, à des mutations technologiques ou à une réorganisation n'entraîne aucun abus. Ainsi, avait-il été jugé que si le salarié a « le droit de refuser les conditions de travail qui lui étaient faites à la suite de la réorganisation des services, rendue nécessaire par l'absorption de la société S., et si l'on admet, à la suite de ce refus, que la société (A...) a pris l'initiative de la rupture du contrat en modifiant unilatéralement les conditions de travail antérieures, cette rupture du contrat ne saurait avoir un caractère abusif, dès lors que la restructuration des services entraînant les modifications envisagées s'imposait à la nouvelle direction55 ».

En somme, le licenciement pour réorganisation des services est un licenciement pour motif économique56. Mais à la vérité, la réorganisation de l'entreprise n'éclaire pas assez sur la notion d'intérêt de l'entreprise. Il faut encore tenter de rechercher la finalité d'une telle mesure, afin de se convaincre de la pertinence de la sauvegarde de l'intérêt de l'entreprise.

La réorganisation est souvent dictée par des difficultés économiques, des mutations technologiques. L'entreprise doit adopter une certaine stratégie, à la fois économique et financière, pour assurer sa survie, sa pérennité. La Cour d'Appel de Dakar57, dans son arrêt du 31 mars 2000 précité, adopte ce point de vue. Compte tenu de l'importance de la définition que donne le juge de la notion d'intérêt de l'entreprise, il serait utile de revenir sur les faits de l'espèce.

Une société confrontée à des difficultés économiques avait adressé à l'inspecteur du travail et de la sécurité sociale, une requête pour demander l'autorisation de licencier 110 salariés. L'inspecteur du travail fit droit partiellement à la demande de l'employeur, en n'autorisant que le licenciement de 39 salariés. La société, d'une part, et les travailleurs dont le licenciement venait d'être autorisé, d'autre part, introduisirent un recours hiérarchique devant le Ministre du Travail. Celui-ci confirma la décision de l'inspecteur du travail, en ce qui concerne l'autorisation de licenciement de 39 salariés, mais l'infirma, en ce qu'elle refusait d'autoriser le licenciement des 71 autres salariés. S'appuyant sur cette décision, la société procéda au licenciement des salariés pour compter du 23 novembre 1993. Entre temps, le Conseil d'État avait été saisi par les travailleurs, en recours pour excès de pouvoir. Cette haute juridiction58 annula en 1995, la décision du Ministre relativement à l'autorisation de licenciement des 71 autres salariés. Forts de cette décision, les salariés demandèrent leur réintégration et le paiement de leurs salaires depuis le jour de leur licenciement, ce que refusa l'employeur. Suite à ce refus, les travailleurs concernés saisirent à nouveau l'inspecteur du travail, ensuite le tribunal du travail, qui les débouta de leur demande aux motifs que l'article

54 Juridiquement, le salarié a le droit de s'opposer aux modifications unilatérales de son contrat. Mais

économiquement, il n'est pas en mesure de discuter. C'est pourquoi un auteur affirme que "le droit de refuser la modification s'apparente bien souvent au droit d'être licencié" cf.. Ch. Rade "les limites du tout contractuel" DS 2000 p 831.

55 Tribunal du travail de Dakar, 17 juin 1982 TPOM n° 12. 145.... 56 Cour Suprême du Sénégal 27 juillet 1983 ; Société Bata c/ Claude Cadet T.A.D.S. Credila 1981-1985 p. 36. 57 Cour d'Appel de Dakar, arrêt n°211 du 31 mars 2000 inédit. 58 Arrêt n° 00112 du 28 juin 1995 inédit.

Page 12: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

47 du Code du Travail applicable en l'espèce et « à l'époque59 », ne prévoit pas la réintégration du travailleur en cas d'annulation de la décision du Ministre par le Conseil d'Etat ». La Chambre sociale de la Cour d'Appel de Dakar confirma cette décision le 25 mars 199760 en écartant par ailleurs, l'application de l'article 47, considérant que la loi nouvelle, (loi n° 94-80 du 8 décembre 1994) supprimant l'autorisation administrative préalable de licenciement pour motif économique, était une loi de procédure et en tant que telle, était d'application immédiate, d'où un pourvoi en cassation. La Cour de Cassation61 casse et annule la décision d'appel, au motif que « le licenciement des travailleurs concernés étant intervenu en 1993, on ne pouvait faire application à ce licenciement, des règles édictées postérieurement et plus précisément, en 1994 », cette loi postérieure au surplus n'était pas une loi de procédure. Elle renvoya alors la cause et les parties devant la même Cour d'Appel autrement composée.

La Cour d'Appel de renvoi, tirant argument de ce que l'article 47 ancien du Code du Travail sous l'empire duquel le licenciement est intervenu, comporte un vide en ce qu'il ne traite pas du refus de réintégrer un travailleur dont le licenciement est nul et de nul effet, analyse les conséquences du refus de l'employeur de réintégrer les 71 autres salariés, à la lumière de l'article 6 du Code des obligations civiles et commerciales (COCC).

Estimant qu'aux termes de l'article 6 du COCC, la réintégration est une obligation de faire, elle en déduit que l'inexécution de cette obligation est constitutive d'une faute engageant la responsabilité de son auteur. Ainsi, elle soutient que l'attitude de l'employeur s'analyse en un licenciement abusif générateur de dommages intérêts.

Au titre de ces dommages intérêts, les travailleurs avaient demandé le paiement d'une somme de 608.409.971 FCFA représentant la somme des salaires qu'ils auraient perçus s'ils avaient effectivement travaillé du 23 novembre 1993 au 31 décembre 1999.

L'employeur, pour sa part, considérait que ces dommages intérêts étaient excessifs et annonciateurs de difficultés susceptibles de compromettre l'équilibre de l'entreprise, qui s'est restructurée depuis le départ des salariés. Il a été suivi par la Cour d'Appel qui, du coup, a donné un contenu au concept d'intérêt de l'entreprise.

Pour la Cour, « les impératifs de survie et de pérennité de l'entreprise doivent être pris en compte dans l'arbitrage des conflits sociaux, lorsque la satisfaction des prétentions dirigées contre celle-ci risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives, telle que la perte de l'outil de travail pour l'employeur et les travailleurs ». Par ailleurs, elle soutient aussi qu' « il est évident que la somme totale demandée au titre de ces dommages intérêts, est exagérée eu égard aux circonstances de la cause, en ce qu'elle risque d'être la cause de graves difficultés de trésorerie dont il convient dès à présent, de mesurer les conséquences sur les résultats et la compétitivité de la société S, qui s'est restructurée depuis près de 6 ans, pour mieux s'adapter au secteur de l'industrie hôtelière, dont l'activité est essentiellement saisonnière ». Cette motivation mérite d'abord d'être critiquée.

On se demande pourquoi le juge cherche à anticiper sur l'exécution de la décision. Ne lui suffit-il pas de préciser seulement le montant des dommages intérêts alloués aux salariés en vertu de son pouvoir modérateur, et laisser l'entreprise proposer les modalités et les délais de paiement ? Il a seulement à motiver sa décision par rapport aux éléments qui peuvent justifier de l'étendue du préjudice causé aux salariés, et qui permettent de fixer le montant des dommages intérêts. La référence à la trésorerie de l'entreprise ne nous paraît pas déterminante, 59 Avant la réforme de 1994 (loi n° 894-80 du 8 décembre 1994) l'article 47 exigeait l'autorisation préalable de

l'inspecteur du travail. 60 Arrêt n° 120 du 25 mars 1997 61 Cour de Cassation 24 mars 1999 arrêt n° 45, arrêt de cassation, arrêt inédit.

Page 13: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

d'autant qu'il n'est pas exclu qu'au moment de l'exécution de la décision, l'entreprise soit redevenue prospère. Mais autrement, on peut expliquer cette position de la Cour.

En réalité, la pérennité de l'entreprise est apparue déterminante dans l'identification de l'intérêt de l'entreprise. C'est pourquoi, tout en déclarant abusif le licenciement des salariés, la Cour d'Appel n'accorda à chaque salarié, que des dommages intérêts représentant 6 mois de salaire, conditionnant ainsi les droits individuels des salariés à la survie de l'entreprise. L'intérêt de l'entreprise indiqué par la pérennité de l'entreprise, vient ainsi cantonner les droits des salariés, quand bien même ces droits auraient trouvé une justification légale de protection, mais à vrai dire, la pérennité de l'entreprise suscite des réserves.

En effet, « au cours de leur existence, les entreprises se développent, s'atrophient, externalisent leurs services, se métamorphosent, font l'objet d'acquisitions et de cessions, partielles ou totales, entre personnes physiques ou morales62 ». Dans ces conditions, que représente encore la pérennité de l'entreprise ? Que signifie-t-elle lorsque l'entreprise n'est plus viable, lorsqu'il n'est plus possible de redresser une entreprise exsangue, dépourvue d'actif et qui a généré un lourd passif ? « Les entreprises sont comme des personnes physiques et morales, mortelles63 », et il faut en prendre acte dans le contexte actuel de l'accélération du progrès technique et de l'exacerbation de la concurrence. L'approche qui identifie l'intérêt de l'entreprise à la pérennité de celle-ci voudrait insister sur la continuité de l'entreprise, gage de stabilité des emplois, pour la préservation de la paix sociale. Cela signifie qu'il ne faut pas avoir les yeux rivés sur le court terme, mais plutôt sur le long terme. En revanche, cette pérennité est synonyme de sacrifice, pour les travailleurs qui auraient perdu leurs emplois suite à leur licenciement.

Par ailleurs, derrière cette pérennité peut bien se cacher autre chose, tel que la recherche de la prospérité64 de l'entreprise, que d'aucuns assimilent aisément à l'intérêt de l'entreprise. Dans une entreprise poursuivant un but lucratif, une telle idée ne se dément pas. Cependant, une observation s'impose : la prospérité de l'entreprise entraîne l'enrichissement du patrimoine social et des actionnaires. Une confusion entre l'intérêt de l'entreprise et celui des actionnaires n'est pas alors exclue. C'est pourquoi, assigner à l'entreprise la recherche de la prospérité peut conduire et conduit souvent à des décisions de fermeture d'entreprise, au mépris de toute idée de préservation des emplois65. Dans tous les cas, l'intérêt de l'entreprise est invoqué presque partout, en matière disciplinaire ou encore en matière de grève.

3. Intérêt de l’entreprise et droit de grève L'exercice du droit de grève n'est pas illimité, et la jurisprudence, se plaçant sur le

terrain de l'abus de droit, cherche de plus en plus à défendre l'intérêt de l'entreprise contre certaines formes pernicieuses d'action collective. Cette défense de l'intérêt de l'entreprise s'appuie sur la distinction entre la désorganisation de la production et celle de l'entreprise66. « Ce n'est qu'au cas où la grève entraîne ou risque d'entraîner la désorganisation de l'entreprise

62 D. Schmidt, les conflits d'intérêts dans la société anonyme, éd Joly 1999 p. 12. 63 D. Schmidt, op. cit. 64 Cette conception s'inscrit dans une culture capitaliste qui entretient une relation entre l'argent et le profit.

L'intérêt de l'entreprise se confond ainsi avec l'intérêt social cf. Rapport Viennot, CNFP et AFEP, Le conseil d'administration des sociétés cotées, Editions techniques professionnelles, Paris juillet 1995, p. 9.

65 N'est-ce pas l'idée que l'on se fait dans le bras de fer qui oppose actuellement les salariés des établissements Marks et Spencer, le groupe ayant décidé de fermer tous ses établissements en Europe ?

66 C'est surtout l'idée de proportionnalité qui rend mieux compte de la jurisprudence. Le juge cherche à déterminer si la grève ne cause pas à d'autres droits ou libertés, une atteinte disproportionnée à son enjeu. Ph. Waquet, La grève, les mouvements illicites et l'abus du droit de grève, RJS. 3/95, chr. p. 139.

Page 14: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

qu'elle dégénère en abus67 ». De toute façon, la défense de l'intérêt de l'entreprise transparaît très nettement dans la nouvelle Constitution sénégalaise, en son article 25 alinéa 4. Le texte dispose que : « le droit de grève est reconnu. Il s'exerce dans le cadre des lois qui le régissent. Il ne peut en aucun cas, ni porter atteinte à la liberté de travail, ni mettre l'entreprise en péril ». Assurément, le texte va faire couler beaucoup d'encre68 et poser d'inextricables problèmes d'interprétation.

La grève est un phénomène collectif, et avant tout un rapport de force, un affrontement qui perturbe forcément le fonctionnement de l'entreprise, à l'effet d'obtenir la satisfaction des revendications des salariés. Que la grève ne constitue pas un droit absolu et comprenne des limites, est admis depuis longtemps. Alors pourquoi cette formule désormais utilisée par le législateur, "la grève ne doit pas mettre en péril l'entreprise" ? Quoique critiquables, on peut cependant mettre à l'actif des dispositions de l'article 25 de la Constitution, le fait qu'il faille protéger les entreprises, car la crise économique a montré qu'elles ne sont pas éternelles. Si le mouvement auquel participent les salariés dépasse manifestement les "lois de la guerre", il faut que le droit réagisse, et en cela, le texte de l'article 25 alinéa 4 s'explique et se justifie. Le droit de grève doit être concilié avec un nouveau principe de valeur constitutionnelle, à savoir la protection de l'entreprise, le droit à la vie de l'entreprise, plus exactement. Ainsi, la grève, bien que déclenchée dans le respect des règles qui l'encadrent, ne doit pas porter atteinte à la survie de l'entreprise. A l'évidence, une véritable offensive se dessine contre les grèves au nom de l'intérêt de l'entreprise. Une seconde lecture de la décision rendue par la Cour d'Appel de Dakar en date du 31 mars 2000 précitée, édifie sur cette interprétation : « (. . .) les impératifs de survie et de pérennité de l'entreprise doivent être pris en compte dans l'arbitrage des conflits sociaux, lorsque la satisfaction des prétentions dirigées contre celle-ci risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives, telles que la perte de l'outil de travail pour l'employeur et les travailleurs69 ». L'opposition entre droit de grève et intérêt de l'entreprise est dès lors péremptoire. Au droit de grève, droit constitutionnalisé, s'oppose désormais le droit à la vie de l'entreprise, un autre droit constitutionnalisé.

Concernant les difficultés d'interprétation des dispositions de l'article 25 alinéa 4 de la nouvelle Constitution sénégalaise, on peut dès maintenant se poser la question de savoir si les travailleurs n'ont pas eux aussi intérêt à la "santé" de l'unité économique qui leur assure emploi et rémunérations ? Comment alors, concilier l'intérêt légitime des salariés à aller en grève et celui tout aussi légitime de l'entreprise, survivre pour assurer sa fonction de richesses ? Comment déterminer le seuil à partir duquel on peut estimer que l'entreprise est en péril ? Le péril doit-il être apprécié avant l'exercice de ce droit (que dire du péril futur) ou pendant la grève, ou encore, après celle-ci ? Enfin, qui apprécie le caractère périlleux de l'exercice du droit de grève ?

En attendant, on peut avancer l'idée suivante : l'exercice normal du droit de grève connaît une limite supplémentaire au nom de l'intérêt de l'entreprise : la survie de l'entreprise, ou mieux, sa pérennité. Une sorte de neutralisation du droit de grève, dirait-on. En tout cas, le droit de grève vient d'être sérieusement réduit, et on peut voir

67 Soc. 10 janvier 1995, RJ.S 3/95 n° 289. 68 Abdoulaye Sakho, Droit de grève et survie de l'entreprise, conférence donnée lors d'un séminaire sur

l'entreprise, Dakar mars/avril 2001, à paraître. Pape Talla Fall, Vraie ou fausse querelle autour de l'article 25 de la nouvelle Constitution in le quotidien le Soleil 2,3,4,5 juin 2001 p. 13.

69 La décision de la Cour d'Appel n'a pourtant pas été rendue en matière de grève, et de plus, elle est intervenue avant la promulgation de la nouvelle Constitution sénégalaise. Une vision futuriste de la règle de droit ?

Page 15: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

à travers les dispositions de l'article 25 alinéa 4 de la nouvelle Constitution sénégalaise, une rupture d'égalité de deux catégories de citoyens face au conflit collectif : les salariés et les employeurs. En somme, les salariés n'ont pratiquement aucun droit de se plaindre des orientations de la politique financière décidée par le chef d'entreprise dans l'intérêt de l'entreprise. Cela confirme nos propos sur l'effritement des droits des salariés, qu'il s'agisse des droits individuels, collectifs, légaux ou conventionnels.

Quoi qu'il en soit, l'appréciation du juge de la notion d'intérêt de l'entreprise apparaît assez délicate, notamment par rapport au contenu ou à la définition du concept lui-même. Les termes de référence sont nombreux : sauvegarde de la compétitivité du secteur d'activité70, nécessité de la bonne gestion, pérennité, prospérité, intérêt légitime, tout y passe pour justifier la décision du chef d'entreprise. Toujours au nom de la notion, il a été décidé qu'il appartient au salarié de garder une certaine réserve, sinon un certain secret, sur des éléments de sa vie personnelle, qui n'ont pas vocation à être affichés, mais dont la révélation est de nature à semer le trouble dans l'entreprise, voire à installer une situation intolérable au sein de celle-ci71. L'intérêt de l'entreprise est désormais l'indicateur, "l'instrument de mesure" des droits des salariés. Partant de ce constat, c'est tout le système traditionnellement protecteur des droits des travailleurs qui est ébranlé.

DEUXIEME PARTIE :

LA DECONSTRUCTION PROGRESSIVE D'UN SYSTEME TRADITIONNELLEMENT PROTECTEUR

L'intérêt de l'entreprise, en dépit de la nébuleuse qui l'enveloppe, est pourtant devenu une notion de plus en plus souvent utilisée. Cette notion est d'une existence certaine dans le droit positif. L'intérêt de l'entreprise est devenu un thème central dans la définition des droits des salariés. La raison est dans l'élévation de la protection de l'entreprise au rang de principe général de droit, un principe constitutionnel, eu égard à l'article 25 de la nouvelle Constitution sénégalaise. La promotion de l'intérêt de l'entreprise qui en découle, suppose que tout un pan de protection jadis en faveur des salariés soit abandonné, ou du moins réexaminé. Le système est de toute évidence secoué à la lumière de la promotion de l'intérêt de l'entreprise (A). Aussi, doit-on s'interroger sur le devenir de l'ordre public social et le sort des droits fondamentaux des salariés (B).

A. Une déconstruction justifiée par la promotion de l'entreprise. Le législateur se soucie du sort des salariés ; mais avec les contingences économiques, il

s'est rendu compte que les emplois que peuvent occuper ceux-ci n'ont d'existence que parce que l'entreprise est viable. C'est pourquoi, par vagues successives de réformes, il a mis l'accent sur la protection de l'entreprise. Les textes récents l'expriment bien, et cela conduit à un subtil renforcement du pouvoir patronal.

1. Les réformes récentes. Aucun texte ne se réfère expressément au concept d'intérêt de l'entreprise, hormis le

texte de l'article 25 alinéa 4 de la nouvelle Constitution sénégalaise, qui implicitement, en fait référence. Pourtant, cela ne doit pas tromper, car à travers la protection de l'entreprise, on 70 Ass. plénière 8 déc. 2000 BICC 528 du 31 janvier 2001 ; soc. 5 avril 1995 DS. 1995. 487 ; soc. 14 mai 1997

RJS 6/1997, n° 657. 71 Nancy 29 nov. 1982 D.1985. 354 note Lapoyade Deschamps.

Page 16: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

comprend parfaitement les objectifs poursuivis par le législateur. On s'en convainc évidemment à la lecture des motifs de la loi 97-17 du 1er décembre 1997 portant code du travail sénégalais. « Le présent code (...) a pour ambition de moderniser les relations sociales, de promouvoir le dialogue social entre les partenaires sociaux, de poser les jalons de l'épanouissement de l'entreprise, sans déprotéger les travailleurs ». La formule laisse entrevoir un léger malaise, notamment quand elle énonce la conjonction entre l'épanouissement de l'entreprise et la non protection des travailleurs. Cet équilibre relève plus de l'incantation que du réalisme. En effet, le renforcement de la protection de l'entreprise passe inévitablement par un recul de la protection des droits des salariés. En tout cas, un examen sommaire des réformes édifie sur le recul de la protection des salariés72, donc du système protecteur lui-même. Au nombre de ces réformes, on peut citer :

- Le réaménagement de la procédure du licenciement ordinaire.

Le code de 1997, dans son article 1.51, indique que « si le licenciement d'un travailleur survient sans l'observation de la formalité de la notification écrite de la rupture ou de l'indication d'un motif, mais pour un motif légitime, ce licenciement irrégulier en la forme ne peut être considéré comme abusif ». Auparavant, la jurisprudence considérait qu'un tel licenciement était abusif et ouvrait droit à l'allocation de dommages intérêts au profit du salarié. Mais avec le nouveau code, la sanction de la violation de la procédure est disqualifiée. Le licenciement est désormais irrégulier. Le tribunal peut toutefois accorder au travailleur une indemnité, mais cela reste facultatif (article 1.51 alinéa 2).

- L'assouplissement du système de la durée du travail.

Suivant l'article 1.136 du nouveau code, les employeurs sont autorisés à déroger à la règle de l'horaire collectif et à pratiquer des horaires individualisés, sous réserve de l'information des délégués du personnel et de l'inspecteur du travail et de la sécurité sociale.

- La suppression de l'autorisation de licenciement pour motif économique.

Elle a été introduite par la loi n° 94-80 du 8 décembre 1994, et confirmée par le code de 1997. Désormais, l'inspecteur du travail ne peut plus s'opposer aux licenciements économiques envisagés et décidés, dans l'intérêt de l'entreprise, par l'employeur. Il peut toutefois exercer ses bons offices, et c'est la seule prérogative qui lui reste (article 1.60 du code de 1997). On peut mettre en parallèle avec cette reforme, la réglementation de l'article 110 de l'Acte Uniforme portant organisation des procédures collectives d'apurement du passif, au sujet des licenciements pour motif économique. L'article 110 exige non seulement que le licenciement ait un caractère urgent et nécessaire, mais encore qu'une autorisation soit accordée par le juge commissaire, à la demande du syndic. La procédure consiste, pour le syndic, à établir l'ordre des licenciements et à informer par écrit les délégués du personnel, qui disposent d'un délai de huit jours pour se prononcer. Ensuite, la lettre d'information et la réponse donnée par les délégués sont transmises à l'inspecteur du travail. Au juge commissaire, il sera remis l'ensemble du dossier. Celui-ci peut autoriser ou non les licenciements projetés. Sa décision peut néanmoins faire l'objet d'une opposition devant la juridiction d'ouverture de la procédure collective. Ladite juridiction statue dans un délai de quinze jours et rend une décision non susceptible d'appel. La réglementation de la loi uniforme est assez singulière. Quand bien même elle met en place une procédure plus protectrice que celle du droit commun, elle est inopportune dans le cadre des procédures collectives, où l'urgence et le caractère indispensable et nécessaire de certaines décisions –parmi lesquelles celle de licencier certains travailleurs – sont évidents. Ensuite, le formalisme 72 L'inégalité entre employés et employeurs participe de la relation même de travail. L'entreprise et les salariés

peuvent évoluer de façon exponentielle. Mais jamais la protection de l'une ne va de pair avec celle des autres.

Page 17: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

qu'impose le texte est paralysant et peut sonner à jamais le glas d'une entreprise déjà en "agonie". Du moindre mal que pourraient constituer certains licenciements, on en arriverait avec ce formalisme, à la mort programmée de l'entreprise, la disparition totale des emplois. Mais mise à part cette singularité de l'article 110 de l'Acte uniforme, et en revenant au code du travail de 1997, on peut également inscrire au catalogue des réformes prônant la protection de l'entreprise :

- L'institution du chômage technique.

Par cette technique, le chef d'entreprise peut suspendre momentanément les contrats de travail, à la suite de difficultés résultant de causes accidentelles ou conjoncturelles. Il importe peu que ces contrats soient à durée déterminée ou à durée indéterminée. L'employeur consulte à titre informatif, les délégués du personnel, pour la mise en œuvre de sa décision, au nom de l'intérêt de 1’entreprise. Exceptionnellement, il informe l'inspecteur du travail, dans le cas où le chômage technique n'est pas prévu par la convention collective ou l'accord d'établissement. Dans ce domaine, l'employeur retrouve un pouvoir de direction unilatéral, dont l'importance est avérée73.

- Les protocoles de départs négociés74.

Il s'agit de pratique consistant en une offre collective de primes, adressée par un chef d'entreprise à ceux qui décideraient de mettre un terme à leur contrat. Mais cette pratique ne dispense pas l'employeur de respecter un certain formalisme. L'employeur doit consulter les délégués du personnel et informer l'inspecteur du travail et de la sécurité, du protocole amiable de départs intervenus. Au départ, et d'un point de vue juridique, la question s'est posée de savoir s'il s'agissait de démissions licites ou de licenciements déguisés. Actuellement, la licéité des départs négociés ne fait plus aucun doute75. La Cour d'Appel de Dakar, dans un arrêt du 20 février 199076, avait préconisé le recours à cette pratique. Avant le code de 1997 (articles 1.48 et 1.64) qui reconnaît la licéité des protocoles de départs négociés, l'article 47 ancien conférait déjà et de manière incidente, une base légale à cette pratique, et la soumet au droit commun des obligations. Mais c'est surtout l'arrêt de la chambre sociale de la Cour d'Appel en date du 19 février 1991, qui a consacré la légitimité des départs négociés77. Les conséquences de l'ampleur de ces réformes sur la protection des salariés ne sont plus à démontrer. Par ailleurs, ces réformes conduisent à un subtil renforcement du pouvoir patronal.

2. Le subtil renforcement du pouvoir patronal de direction et de gestion L'employeur détermine les objectifs et les finalités de l'entreprise. Il apprécie ce qui est

dans l'intérêt de l'entreprise. Il décide seul, et donc de manière unilatérale. C'est cela la réalité du pouvoir patronal, un pouvoir souverain, un pouvoir davantage renforcé avec la promotion de l'entreprise, dont les manifestations s'observent à deux niveaux : au seuil de l'entreprise et dans l'entreprise, à l'occasion de l'exécution du contrat de travail.

a. Au seuil de l'entreprise : la mise à l'épreuve du droit au travail.

73 infra p. 31. 74 J. Pelissier, Les départs négociés, DS 1981. P. 228 et s. J. Savatier, La résiliation amiable du contrat de

travail, DS 1985. P. 682 et s. 75 La Cour de Cassation française l'a clairement affirmé : Soc. 10 Avril 1991. CSBP. Juin 1991 ; A 39. P. 163. 76 TPOM n° 755 du 2 Avril 1991. P. 149. 77 Cour d'Appel de Dakar 19 février 1991, revue sénégalaise de droit pénal, 1996. p. 156, note Isaac Yankhoba

Ndiaye.

Page 18: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Le contrat de travail est l'acte qui conditionne l'application des normes du droit du travail. C'est le moyen d'accéder à un emploi disponible et offert et, comme tout contrat, il est créateur d'obligations. Mais son identification n'est pas aisée, en raison d'une tendance contemporaine qui consiste à rejeter de plus en plus de salariés vers le travail indépendant78. Mieux, son existence même dépendra des objectifs poursuivis par l'entreprise. L'employeur demeure le maître de la structure de l'entreprise, de la hiérarchie et de la qualification des emplois offerts, sans correspondance nécessaire avec les diplômes du salarié ou ses titres découlant des emplois antérieurement tenus. Cela démontre nettement la situation inconfortable du salarié ou du futur salarié face à l'omnipotence du chef d'entreprise.

Égaux en droit, les hommes ne le sont pas en fait. D'un côté, il y a les puissants, les riches, les sachants, de l'autre, les faibles, les pauvres et les ignorants. L'employeur – ou plutôt l'entreprise – se trouve du côté des puissants, le salarié du côté des faibles. En effet, l'employeur reste le détenteur des capitaux79, des moyens de production, celui qui offre l'emploi et qui sollicite de ce fait, la force physique ou intellectuelle du citoyen, futur salarié, contre une rémunération. La réalité est là, indéniable. Que représente le droit au travail, droit constitutionnellement reconnu, si l'entreprise ne peut ou ne veut pas embaucher ?

Au droit au travail80 du citoyen, futur salarié, s'oppose incontestablement l'intérêt de l'entreprise, dont la manifestation s'exprime à travers l'exercice de la liberté contractuelle de l'employeur dans l'embauchage du personnel.

L'entreprise n'embauche que si elle le désire, et si elle s'y emploie, c'est en fonction de ses besoins voire de ses objectifs : soit elle manque de main-d'œuvre qualifiée et à bon prix, soit elle est confrontée à un surcroît momentané d'activité, soit encore, elle veut étendre ses activités ou les diversifier. Dans tous les cas, elle reste seule maîtresse de l'opportunité des embauches et de ses modalités. Il ne peut en être autrement, car l'avenir des entreprises demeure incertain. C'est pourquoi nombre d'entre elles, et les mieux gérées d'ailleurs, pratiquent une "gestion prévisionnelle des effectifs". L'une des techniques de cette gestion est la planification.

On remarque ainsi, toute l'omniprésence de la liberté contractuelle, dont le fondement ne serait pas seulement tiré de la volonté de l'employeur, mais aussi et surtout, de l'intérêt de l'entreprise. On peut d'ailleurs soutenir que c'est cet intérêt qui sous-tend l'expression même de cette volonté. Que serait une volonté qui s'extériorise pour embaucher des salariés, si l'entreprise ne manifeste pas des besoins dans ce sens ? Alors, il serait vain de proclamer l'existence d'un droit au travail, si l'entreprise au sein de laquelle se réalise ce droit par des offres d'emploi, n'a pas les moyens ou n'exprime pas des besoins d'occuper des citoyens, en leur procurant des emplois. On ne comprendrait d'ailleurs pas comment on pourrait imposer au chef d'entreprise, des embauchages, alors qu'il n'est pas le débiteur de ce droit au travail. C'est en effet, à l'Etat que revient la mise en œuvre du droit au travail. Aussi, pour y parvenir, celui-ci peut-il inciter les entreprises à embaucher, en prenant des mesures ponctuelles81, à la fois juridiques et économiques.

78 Parfois, il s'agit de dérive frauduleuse, alors que dans les faits, le salarié est subordonné. Par la requalification

du contrat en contrat de travail par le juge, le "faux indépendant" deviendra un vrai salarié protégé par le code du travail. "La seule volonté des parties est impuissante à soustraire le travailleur au statut social qui découle nécessairement des conditions d'accomplissement de son travail", Cour de Cassation française, crim. 29 oct 1985. Bull. crim. n° 335.

79 Il n'en est pas toujours ainsi, surtout lorsque l'entreprise est créée par des actionnaires. supra, p. 18. 80 cf. article 25 de la Nouvelle Constitution sénégalaise, article L.2 du code du travail sénégalais. 81 On songe par exemple, à une exonération fiscale ou à des subventions, ou encore au bénéfice de certaines

règles juridiques spéciales.

Page 19: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Invoqué pour justifier le refus d'embaucher des salariés, l'intérêt de l'entreprise marque de son empreinte l'exercice de la liberté contractuelle82 de l'employeur. Mais en même temps il constitue une limite de fond au pouvoir patronal. En effet, le juge pourra apprécier si ce pouvoir patronal n'est pas utilisé à d'autres fins que l'intérêt de l'entreprise, auquel cas, il y aurait détournement de celui-ci. Mais en toute logique, ce détournement ne peut être sanctionné que sur la base des textes prohibant certains comportements. A cet effet, on peut relever l'interdiction de certains emplois résultant de l'âge83, les priorités d'embauche84 ou encore la non-discrimination.

Le principe de non-discrimination est formulé dans des instruments juridiques85. Cependant, sa mise en œuvre est parfois altérée par le recours à certaines exclusions fondées sur des politiques de nationalisation86 des emplois. Cela pose évidemment la question du respect des engagements internationaux pris par les États. Par ailleurs, la discrimination qu'invoque un citoyen non embauché doit encore être prouvée87. En effet, la charge de la preuve lui incombe, mais le plus souvent, il succombe au procès, faute d'avoir établi

- exp : interdiction pour une entreprise, de conclure plus de deux contrats à durée déterminée (cf. art 35 du

Code du travail sénégalais), à laquelle la loi n° 87-20 du 18 août 1987 J.O.R.S. 1987. n° 5193, p. 657 a apporté des dérogations.

82 Avant la conclusion du contrat, les parties (employeur et salarié) peuvent engager des pourparlers et passer par une phase précontractuelle de négociations, au cours de laquelle la responsabilité de l'un ou de l'autre peut être retenue. De principe, la rupture des pourparlers ne donne pas lieu à des dommages et intérêts (soc. 17 oct. 1993. Som. 142 ; Soc. 21 déc. 1977 D. 1978 IR. 75). Mais lorsque au cours de ces pourparlers, l'employeur fait une promesse d'embauche ou donne un accord de principe, il est tenu d'une obligation de négocier dont la violation est sanctionnée par la mise en œuvre de sa responsabilité civile. Soc. 24 mars 1958 JCP 1958 II 10868 obs. Carbonnier, D. 1958. 581 obs. Ph. Malaurie.

83 L'exemple du travail des enfants et de certaines personnes âgées. 84 On peut citer les salariés licenciés pour motif économique. Le gouvernement de l'alternance au Sénégal

depuis mars 2000, insiste sur l'obligation pour les entreprises appelées à la réalisation de certains travaux publics, de réserver 1% des emplois aux jeunes.

85 cf. convention n° 111 de l'organisation internationale du travail ; article 91-1er du traité de l'UEMOA du 10 janvier 1994. Article 25 de la constitution sénégalaise. Ce principe, pour autant, n'est pas toujours respecté. La preuve est fournie par les discriminations fondées sur la nationalité, par le biais de la sénégalisation des emplois. La Cour de Cassation sénégalaise, dans un arrêt du 28 avril 1993, Bull. des arrêts de la Cour de Cassation n° 2 p. 50 semble soutenir qu'une loi de sénégalisation peut justifier le licenciement d'un étranger. Une telle décision, compte tenu des nécessités économiques et sociales du moment, pourrait se comprendre, mais théoriquement, elle viole une règle à la fois supranationale, communautaire et nationale. Pour de plus amples propos, voir A. Cissé, "les infortunes du principe constitutionnel d'égalité dans les rapports privés", revue sénégalaise de droit pénal, n° 3-4 1996 p. 112 et s.

86 supra note précédente. 87 La chambre sociale de la Cour de Cassation française vient de marquer un véritable tournant en matière de

preuve de la discrimination, dans deux importants arrêts. Dans le premier (cass. soc. 23 nov. 1999 Bull. v. n° 447. p 329) relatif à l'égalité entre hommes et femmes, la Cour énonce qu'il "appartient au salarié qui se prétend lésé par une mesure, de caractériser une atteinte au principe de l'égalité des traitements entre hommes et femmes, et qu'il incombe à l'employeur d'établir que la disparité de situation ou la différence de rémunération constatée est justifiée par des critères objectifs étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe". Dans le second arrêt relatif à la discrimination syndicale (cass. soc. 28 mars 2000.DS. 2000 p. 593), la motivation du juge suprême n'a pas varié. Elle reprend une énonciation quasi identique du régime de preuve, le salarié qui se prétend lésé doit rapporter la preuve de cette discrimination. Toutefois, cet arrêt est encore plus explicite que le premier, en ce sens que le juge y affirme après l'attendu de principe, que "la preuve de la discrimination n'incombait pas au salarié". Un auteur estime que la Cour de Cassation vient d'opérer « une double unification des régimes de preuve, unification s'agissant de l'égalité de rémunération et de l'égalité de traitement, mais aussi unification quel que soit le motif de discrimination.» cf. Marie Thérèse Lanquetin, un tournant en matière de preuve des discriminations, DS 2000. 591.

Page 20: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

l'existence de la discrimination, tant cette preuve est difficile. Comment pouvait-il d'ailleurs raisonnablement y parvenir ? N'étant pas embauché, il ne connaît rien des méthodes d'organisation de l'entreprise, et ne peut non plus bénéficier du témoignage des salariés, qui vont préférer sauvegarder leur emploi en gardant le silence.

Au demeurant, le principe de non-discrimination n'est plus d'une utilité juridique, lorsque l'entreprise décide d'externaliser ses activités, pour être plus performante au plan économique et financier. Alors, au lieu de parler d'embauchage, on réfléchit plutôt aux licenciements éventuels, et c'est dans l'entreprise, à l'occasion de l'exécution du contrat de travail, que le pouvoir de l'employeur se renforce davantage.

b. Au sein de l'entreprise : l'exécution du contrat de travail En occupant un emploi, parce qu'il a pu conclure avec l'employeur un contrat de travail,

le travailleur prend place dans une structure hiérarchique, où il est tenu d'exécuter les ordres qu'il reçoit concernant l'exécution du travail. Le salarié est ainsi, soumis à l'autorité de son employeur, qui exerce le pouvoir de direction inhérent à sa qualité de chef d'entreprise, selon la thèse institutionnelle développée au sujet de la notion d'entreprise88. Ce pouvoir de direction exercé dans l'intérêt de l'entreprise découle du droit positif, mais son fondement a été discuté.

D'abord, on fait valoir que le pouvoir de direction s'appuie sur le droit de propriété. Il est vrai que l'on ne peut ignorer le rôle du droit de propriété, dans le cas d'une entreprise poursuivant un but lucratif. Le chef d'entreprise est le plus souvent mandaté par les actionnaires ou les détenteurs du capital, et à ce titre, il exerce la gestion de l'entreprise à titre principal, dans les intérêts des propriétaires des biens, ce qui peut avoir des conséquences décisives sur l'emploi ou sur les conditions de travail.

Mais en même temps, on constate que le capital est devenu la propriété d'une multitude de petits actionnaires89, qui à proprement parler, ne contrôlent pas l'entreprise et ne connaissent parfois rien du fonctionnement et de l'organisation de la société. Ce rôle revient aux managers90, aux administrateurs, aux dirigeants qui sont nommés et qui perçoivent une rémunération ; mais qui dans la pratique, exercent le pouvoir patronal, aussi bien dans les intérêts des salariés, dans les leurs que dans ceux des actionnaires. Dans ces conditions, on ne peut résolument lier le droit de propriété et le pouvoir patronal.

Cela est encore plus vrai lorsque l'entreprise ne poursuit pas un but lucratif. Mieux encore, le pouvoir de direction est parfois délégué soit à des subordonnés, soit à des chefs d'établissement, si l'entreprise en compte plusieurs.

88 C'est une allusion faite à la thèse institutionnelle dans la définition de l'entreprise, que nous avons déjà

évoquée. 89 L'actionnariat comprend aussi de plus en plus, des acteurs plus informés, plus expérimentés, disposant d'une

large palette d'outils d'analyse et d'intervention, sur des marchés où la diffusion de l'information a pris une importance considérable. Il s'agit notamment, des investisseurs institutionnels (organisme de placement collectif en valeurs mobilières, caisse de retraite etc.) cf. Rapport Viennot 1995.

90 Dans les entreprises considérées comme managériales, le pouvoir est détenu par les managers, c'est-à-dire les dirigeants salariés non propriétaires de l'entreprise. Cependant, compte tenu de la complexité croissante des problèmes de gestion, les managers voient leur pouvoir croître, et ils finissent par gérer l'entreprise en fonction de leurs intérêts, en négligeant ceux des propriétaires. Cela rejaillit forcément sur les intérêts des salariés. Mais avec la montée en puissance des investisseurs institutionnels internationaux - la mondialisation de l'économie en est pour beaucoup - les actionnaires deviennent tout puissants. Ils considèrent les dirigeants comme leurs employés. Ces dirigeants, à ce titre, savent parfaitement que leur situation dépend de la satisfaction ou de l'insatisfaction de leurs actionnaires, ce qui n'augure pas non plus d'une sauvegarde des intérêts des salariés.

Page 21: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Ensuite, on estime que le pouvoir patronal tire son fondement du contrat de travail. Le contrat de travail fonde pour chaque salarié, son appartenance à l'entreprise. Il limite autant la liberté du salarié, que les pouvoirs du chef d'entreprise. Celui-ci, en effet, doit fournir au salarié, le travail convenu, et certaines décisions prises par lui sont soumises au consentement du travailleur : exemple des modifications substantielles du contrat de travail91. Et pourtant, une décision de modification substantielle du contrat sera considérée comme légitime, si elle est justifiée par l'intérêt de l'entreprise (exemple : mise en chômage technique92, réorganisation etc.), d'où le recours au concept d'intérêt de l'entreprise.

Aujourd'hui, avec la protection de l'entreprise, on peut fonder les pouvoirs du chef d'entreprise autrement que par le droit de propriété et le contrat de travail. Le pouvoir patronal s'appuierait aussi sur l'intérêt de l'entreprise. Cet intérêt n'est-il pas fréquemment utilisé pour apprécier la finalité de l'exercice du pouvoir patronal ? Et tant que ce pouvoir n'est pas exercé dans un intérêt autre que celui de l'entreprise, les décisions du chef d'entreprise ne sont-elles pas légitimes ? Seul juge du fonctionnement de l'entreprise, ce qui s'oppose forcément à un arrêt de travail pour fait de grève, l'employeur dispose au nom de l'intérêt de l'entreprise, d'une grande liberté d'action très supérieure à celle étroitement réglementée qu'il détient en matière disciplinaire. Il peut adapter les horaires de travail des non grévistes, récupérer des heures de grève en heures supplémentaires93, après la reprise du travail. Lorsque la désorganisation concertée de l'entreprise est constitutive d'une situation contraignante94, l'employeur peut décider du lock-out95.

C'est encore l'intérêt de l'entreprise qui, justifiant et renforçant subtilement le pouvoir patronal, va envelopper le lien de subordination, critère principal de qualification du contrat de travail. Ce lien revêt de nos jours, un caractère ambivalent.

D'une part, le lien de subordination apparaît ténu, en raison des progrès de l'autonomie au travail. Cela s'explique notamment par le développement des nouvelles technologies, l'élévation du niveau de formation des travailleurs, les nouvelles méthodes de management etc. Les travailleurs se voient reconnaître une plus grande autonomie dans l'organisation de leur travail, une flexibilité en termes de temps, de lieu. Ainsi en va-t-il dans le cas du télétravail. Le lien de subordination ne disparaît pas, mais il s'apprécie de manière différente. On évalue les produits du travail au lieu d'en prescrire le contenu. Les salariés se trouvent ainsi, davantage soumis à des obligations de résultat qu'à des obligations de moyens. Il en résulte une plus grande latitude dans l'exécution de leur travail. En fait, le lien de subordination est intériorisé. Au cours de la prestation de travail, le pouvoir de direction est latent, car il est laissé au travailleur une certaine liberté dans la conduite et l'exécution du travail. Ce n'est qu'au contrôle du résultat auquel est tenu celui-ci, qu'il se manifeste de nouveau, mais avec plus de rigueur.

D'autre part, ce lien de subordination devient plus pesant, et c'est le recours aux formes d'emploi précaire (contrat à durée déterminée, travail temporaire, travail à temps partiel etc.) qui le justifie. La pesanteur du lien de subordination s'explique dans le cas de ces emplois, par le pouvoir du chef d'entreprise de donner ou non, suite à la relation de travail, à l'expiration du contrat. Et dans un contexte de chômage exacerbé, cela conduit les salariés à se soumettre à 91 Supra, p. PAGEREF _Ref. 24651428 21 92 Supra, p. PAGEREF _Ref. 24651478 21 93 Le refus individuel d'heures supplémentaires peut conduire à un licenciement ; cf. cass. soc. 21 juin 1989

(IBM). DS. 1989.500 94 cf. Soc. 7 fév. 1990, Bull. civ. V, n° 42, qui se réfère à l'absence de "nécessité contraignante". 95 J. M. Sportouch, La fermeture d'entreprise en cas de conflit collectif, D.S. 1998. p. 682 et s. ; A. Ramin, Le

lock-out et le chômage technique, L.G.D.J. 1977.

Page 22: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

des conditions de travail qu'ils refuseraient, s'ils savaient pouvoir trouver facilement un autre emploi.

Le renforcement du pouvoir patronal est encore plus sensible, avec les nouvelles techniques d'organisation des entreprises. L'employeur qui décide de réorganiser son entreprise entend le faire dans l'intérêt de celle-ci, en vue de créer le maximum de valeur pour le client. En effet, la concurrence mondiale est devenue impitoyable, et pour cette raison, l'entreprise doit s'adapter pour être compétitive, sans quoi elle doit disparaître. La réorganisation de l'entreprise consiste parfois à regrouper en activités autonomes, certaines tâches précédemment fractionnées. Les autres peuvent être réduites, supprimées ou externalisées (activités dites subalternes, maintenance informatique, gestion des ressources humaines). Dans ce type d'organisation encore appelé "re-engineering"96, plusieurs tâches précédemment accomplies par plusieurs personnes peuvent être désormais exercées par une seule ou par une équipe réduite, responsabilisée. On exige du salarié, de la créativité, de l'imagination et de l'initiative. Mais il ne présente un intérêt pour l'entreprise que dans la mesure où il est capable de créer de la valeur pour les clients devenus de plus en plus exigeants, avec un meilleur rapport qualité/prix/services. En conséquence, certains emplois sont frappés de disparition, au nom de l'intérêt supérieur de l'entreprise, et corrélativement, les droits des salariés sont menacés. C'est tout le système qui est ébranlé. Alors, comment redéfinir la protection des salariés ? Pour ce faire, un réexamen du système est de rigueur.

B. Le réexamen du système

L'effritement des droits des salariés, du fait de la protection de l'entreprise, impose de reconsidérer l'ossature du système, traditionnellement conçu pour assurer leur protection face à l'employeur ; peut-être s'agit-il de redéfinir certaines règles, afin de ne pas toujours faire miroiter aux salariés, ce qui économiquement n'est plus possible, bien que socialement souhaitable. Autrement dit, faut-il maintenir l'ordre public social ? Et quel est l'avenir des droits fondamentaux des salariés ?

1. Le recul de l'ordre public social ? La définition des conditions de travail (salaires, horaires, congés etc.) peut être

différente, selon que l'on se rapporte au contrat de travail, à la convention collective, à l'accord d'établissement ou à la loi. Cette pluralité de sources n'implique cependant aucune incertitude juridique quant à la source à laquelle il convient de se référer. Il suffit d'appliquer l'ordre public social97 spécifique du droit du travail, et qui privilégie la disposition la plus favorable. Pour ALIPRANTIS, « l'application de la norme la plus favorable aux salariés » constitue un « principe à portée générale98 ». G. H. Lyon Caen et M. Keller vont renchérir, en écrivant que « le principe de la lex favoris (...) peut être rangé au nombre des principes généraux spécifiques au droit du travail99 ».

La règle est simple. De la Constitution au contrat individuel, en passant par la loi et les diverses conventions collectives, chaque source doit se révéler plus favorable au salarié que celle qui la précède. Principe de faveur100 ou règle d'application de la disposition la plus 96 Michael Hammer and James Champy, Reengineering the Corporation, Nicholas Brealey Publishing, London,

1993 ; James Champy, Reengineering Management, Harper collins Publishers, London 1995. 97 Louis Rozes, Remarques sur l'ordre public en droit du travail, DS 1977 p. 311. G. Lyon Caen, Négociation

collective et législation d'ordre public DS. 1973 p. 89. 98 N. Aliprantis, La place de la convention collective dans la hiérarchie des normes; Paris LGDJ, 1980 p. 52. 99 Encyclopédie Dalloz, Rep. Trav. V° Travail (droit du), sources, n° 76. 100 A. Jeammaud, Le principe de faveur, Enquête sur une règle émergente, DS 1999. p. 116.

Page 23: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

favorable, on s'accorde pour dire qu'il s'agit « d'une règle expresse de solution des concours de normes simultanément applicables, qui ne se confond pas avec les règles de création de norme101 ». « L'ordre public est appelé à intervenir, moins comme une technique d'éradication de la disposition contraire, comme en droit civil, que comme un principe de solution aux conflits des normes, en accordant la préférence à la disposition plus favorable au salarié102 ». Cette notion tire sa source de l'article 1.80 du code du travail sénégalais. Inspiré des dispositions de l'article 132-4 du code du travail français, le texte dispose que « la convention peut mentionner des dispositions plus favorables aux travailleurs, que celles des lois et règlements en vigueur ; elle ne peut déroger aux dispositions d'ordre public définies par ces lois et règlements ». On retrouve aussi cette notion aux articles 1.87 alinéa 2 et 1.92 alinéa 4. Dans certains cas, l'avantage du salarié peut porter sur un élément simple, facile à individualiser (obtention de salaire maximum avec un minimum d'effort). En revanche, dans d'autres hypothèses, l'appréciation peut s'avérer difficile, et il revient à la jurisprudence103 d'apprécier le caractère avantageux ou non de la disposition. De toute façon, l'ampleur de la notion de disposition favorable au salarié ayant dominé le droit du travail, n'est plus à rappeler. Mais contrairement à une idée reçue, le droit du travail n'est pas ce droit « toujours favorable au salarié », ou celui des droits acquis104. Cette vision utopique est maintenant oubliée. En effet, les partenaires ne respectent pas toujours cette règle, parce qu'ils ne négocient pas les conditions de travail en permanence. Par ailleurs, l'ordre public dérogatoire105 permet aux partenaires sociaux de signer des textes dérogeant à certaines règles, et ce, non pas classiquement dans un sens favorable au salarié, mais dans un sens moins favorable.

Cette évolution revêt une importance capitale. En effet, pour obtenir plus de flexibilité des règles du droit du travail, l'accent a été particulièrement mis sur la protection de l'entreprise, de l'intérêt de l'entreprise. Ainsi, la convention collective ou l'accord d'établissement n'est plus une source de contrainte pour l'employeur, elle est devenue un instrument fort apprécié. La compétitivité économique en est la véritable cause. Évidemment, lorsqu'un magasin respecte le repos dominical, pourra-t-il longtemps supporter la concurrence de son voisin qui aura décidé de travailler les dimanches ? Théoriquement, l'ordre public dérogatoire peut chercher à creuser largement au-dessous du plancher légal, au risque même de menacer tout l'édifice constitué par la protection des salariés. En tout cas, avec les accords dérogatoires106 comme en droit français, il est parfaitement possible de chercher non plus à améliorer les droits des salariés, mais à les réduire à certaines conditions, et avec la "bénédiction" du législateur lui-même, dans l'intérêt de l'entreprise. Le droit du travail qui s'est construit sous le signe de l'ordre public social, passe donc aujourd'hui sensiblement sous

101 Y.Charlaron, L'application de la disposition la plus favorable, Études offertes à G. Lyon Caen Paris. Dalloz

1989. 102 L. Rozes, op. cit. p. 315. 103 Soc. 11 janv. 1962, DS, 1962, p. 290, obs. J. Savatier 104 E. Dockès, L'avantage individuel acquis, DS 1993, p. 826. 105 Quand on évoque que la convention ne peut déroger aux dispositions d'ordre public définies par les lois en

vigueur, on inaugure une discussion sur l'usage du verbe déroger. Une règle déroge à une autre dès lors qu'elle dispose différemment sur tout ou partie de son objet, quels que soient les bénéficiaires de cette différenciation.

106 Y. Charlaron, L'accord dérogatoire en matière de travail DS 1998. p. 355. Les accords dits dérogatoires ont été prévus pour la première fois en 1982 (ordonnance n° 82-41 du 16 janvier 1982 sur la durée de travail). Ils sont mentionnés en termes généraux dans les articles 132-26 et 132-24 (loi du 13 novembre 1982). Ultérieurement, sont venus s'ajouter les articles L 122-13 alinéa 3 (travail dominical grâce à des équipes de semaine) et L 221-5-1 (fixation de la période de congé) [ loi du 29 juin 1987 ]. On peut y ajouter les lois sur les 35 h.

Page 24: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

celui de l'ordre public économique, et évolue vers le droit de l'emploi. La Cour d'Appel de Dakar, dans son arrêt du 31 mars 2000 précisé implicitement, le constate lorsqu'elle affirme que « l'entreprise, analysée sous l'angle de sa conception institutionnelle, constitue une entité autonome poursuivant des fins propres qui, bien que distinctes de celles de ses différentes composantes et de ses partenaires externes, correspondent à leur intérêt commun, qui est d'assumer sa pérennité indispensable à la préservation de l'ordre public, économique et social ». Une stipulation qui préserve l'emploi au prix d'une baisse de la rémunération, intègre bien ce contexte. La question du maintien ou non de l'ordre public social face à l'intérêt de l'entreprise, se manifeste encore en cas de transfert d'entreprise, ou en d'autres termes en cas de modification dans la situation juridique de l'employeur. En effet, par application des dispositions de l'article 1.66 du code du travail de 1997 (1.122-12 alinéa 2 du code du travail français), tous les contrats de travail en cours au jour du transfert, sont maintenus. Seuls les contrats de travail en cours se poursuivent avec le nouvel employeur, à l'exclusion des conventions collectives. C'est dire que les droits acquis par les salariés, en vertu de la convention alors applicable dans l'entreprise transférée, disparaissent. S'il est permis alors d'hésiter sur l'attitude à adopter sur cette question, en revanche, en ce qui concerne les droits fondamentaux des salariés, il va falloir sans doute faire preuve de vigilance.

2. Renforcer les droits fondamentaux ? Le droit du travail est l'une des disciplines qui ont profondément évolué ; de même, c'est

l'une de celles où la promotion des droits de la personne et des libertés fondamentales a été particulièrement sensible. En effet, l'état de subordination du salarié peut impliquer de la part de celui-ci, certains renoncements qui naturellement, iraient de soi. Toutefois, il y a bien des raisons d'y voir un champ de prédilection de la recherche d'une protection vigilante des droits fondamentaux107. Le salarié est avant tout, une personne, et l'objet du contrat n'est pas sa personne elle-même, mais sa force physique ou intellectuelle et sa capacité de travail. A ce titre, le caractère inégalitaire de la relation de travail et la promotion de l'intérêt de l'entreprise rendent nécessaire la protection des droits fondamentaux au sein de l'entreprise, constituant un ensemble juridiquement structuré. L'adoption par l'OIT en juin 1998, d'un socle de droits fondamentaux108, témoigne de l'utilité de rendre plus humaine la relation de travail. Il faut préserver l'intimité et les actes de la vie personnelle du salarié contre les incursions non justifiées du chef d'entreprise, et le développement des nouvelles technologies ne saurait en constituer un prétexte. On ne peut sanctionner l'exercice par le salarié, de son droit d'expression dans l'entreprise, qu'en cas d'abus. De même, les mesures prises à son égard sans aucun rapport avec ses comportements professionnels, ne peuvent être autorisées.

Toutefois, ce qui paraît davantage important, d'une part, c'est la prise en compte des exigences de la durée et de la continuité de la vie professionnelle du salarié. Une cessation non désirée de la relation de travail, ou même les transformations de sa vie professionnelle imposées par l'employeur, au nom de l'intérêt de l'entreprise, peut porter atteinte à sa dignité. On ne peut rejeter comme cela un salarié qu'on a appelé à travailler pour soi, et même promu à une carrière, sans se préoccuper des suites de la cessation de la relation de travail. Avant de transposer la réflexion au plan des indemnités et dommages et intérêts éventuels à allouer au salarié, c'est d'abord une question de dignité à respecter. Une obligation de reclassement imposée à l'employeur ou une obligation de s'adapter professionnellement que doit remplir le salarié, serait une attention portée à la continuité de la vie professionnelle du salarié. L'inspecteur du travail qui exerce ses bons offices, en cas de licenciement pour motif économique, pourrait bien y contribuer. Malheureusement, celui-ci, en l'état actuel du droit positif sénégalais, n'a plus les pouvoirs pour imposer quelque mesure contraignante que ce 107 Jean Maurice Verdier, Relations de travail et droits fondamentaux, Mélanges Drai, Dalloz 2000 p. 653. 108 Liberté d'expression, liberté syndicale, droit à la négociation collective, interdiction du travail forcé etc.

Page 25: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

soit à l'employeur. Il revient alors au législateur, de prescrire des règles qui tiennent compte de la dignité du salarié, afin de ne pas déprotéger les travailleurs face à l'épanouissement de l'entreprise, comme il l'a proclamé dans les motifs de la loi de 1997, instituant le nouveau code du travail sénégalais. L'intérêt de l'entreprise ne doit pas tout justifier, et on peut bien s'inquiéter pour la dignité du salarié, lorsqu'on affirme qu' « en l'absence de toute faute, l'employeur est parfaitement fondé à résilier le contrat de travail, essentiellement basé et uniquement, sur l'intérêt de l'entreprise ; la présence du salarié étant appréciée comme un facteur susceptible de perturber gravement le fonctionnement de l'entreprise109 ».

D'autre part, c'est la protection de l'autonomie de la représentation des salariés qu'on ne saurait méconnaître. Le droit des travailleurs à une représentation collective aux différents niveaux de la vie sociale et professionnelle, est affirmé et organisé par divers textes intégrés au cadre du travail. Il constitue un droit fondamental dont la consécration réside dans les alinéas 3 et 5 de l'article 25 de la nouvelle Constitution sénégalaise. Ces textes visent respectivement le droit syndical et le droit de participation110, par l'intermédiaire des délégués, à la détermination des conditions de travail dans l'entreprise. L'autonomie collective, qui se manifeste en particulier par la négociation collective et la conclusion de conventions ou d'accords collectifs, constitue de ce fait un pilier du système des relations professionnelles qu'il faut sauvegarder. Mais encore, une vigilance s'impose, notamment en ce qui concerne l'autonomie du syndicat, dans la désignation de ses représentants, en premier lieu ; celle des représentants eux-mêmes dans l'exercice de leur mandat électif ou syndical, en second lieu, et l'indépendance du salarié investi d'un mandant représentatif à l'égard de l'employeur, enfin. Sur ce dernier point, il faut remarquer que cette indépendance conditionne l'authenticité de l'exercice des fonctions représentatives, et c'est la raison pour laquelle une protection a été dès l'origine instituée par la loi, au profit des délégués du personnel et délégués syndicaux111. Cette protection implique l'intervention de l'inspecteur du travail, aux fins d'autoriser le licenciement des délégués. Elle couvre le licenciement proprement dit, quel qu'en soit le motif, qu'il soit individuel ou collectif. Elle englobe toutes les modifications du contrat de travail, les sanctions disciplinaires autres que le licenciement, les départs négociés, elle exclut aussi la poursuite par voie judiciaire, de la résiliation du contrat de travail du délégué du personnel112.

Quoi qu'il en soit, pour l'ensemble des droits fondamentaux, on a souligné la nécessité impérieuse d'assortir leur reconnaissance, de sanctions spécifiques et adéquates. Certains auteurs ont d'ailleurs écrit à ce sujet, qu' « un droit qui ne concrétise pas, par une protection spéciale, la transcendance des droits inhérents à la personne, n'est pas en règle avec les principes fondamentaux des cités libres », et qu'on est alors en présence d'une véritable « hypocrisie113 ». C'est pourquoi, une nullité suivie de la remise en l'état antérieur à l'acte ou à la mesure contraire serait tout indiquée. La réintégration du salarié en l'occurrence, à l'instar

109 Tribunal de travail de Dakar 17 juin 1982, TPOM. n° 780. p.236. 110 Les dispositions du texte de l'article 25 alinéa 5 de la nouvelle Constitution sénégalaise sont loin du principe

de la "démocratie économique" que consacre l'article 8 du préambule de la Constitution française de 1946. L'article 8 précité dispose que " tout travailleur participe par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail, ainsi qu'à la gestion des entreprises". La comparaison des textes français et sénégalais montre que le constituant sénégalais a ignoré la gestion de l'entreprise comme pouvant relever des prérogatives des salariés. Le droit de participation des salariés, compte tenu de la protection affichée de l'entreprise, doit être renforcé par l'institution d'un droit à l'information économique et financière. Ce sera un moyen d'éviter les conflits inutiles, et par-là même, démontrer que l’intérêt de l’entreprise est d’abord un intérêt commun.

111 voir article L.214 du nouveau code du travail. 112 Cour Suprême du Sénégal, 8 décembre 1982, TPOM .1983. n° 84 p. 110. Chambre mixte 21 juin 1974 (arrêts

Perrier), D. 1974.593, concl. Touffait. 113 J. Rivero, in Mélanges Sayaguès Laso, t. III. p. 23.

Page 26: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

de la sanction de la violation des règles protectrices des délégués du personnel114, et le prononcé de sanctions pénales seraient de nature à renforcer la protection. Ainsi, même si au nom de l'intérêt de l'entreprise, la protection des salariés est de plus en plus sacrifiée, il resterait quelque chose pour rappeler à l'employeur que ceux-ci font partie de l'entreprise, et qu'il faut aussi compter avec eux.

ROCH GNAHOUI DAVID

Maître de conférences agrégé des facultés de droit

Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

114 X. Prétot et D. Chelle, Le licenciement du salarié protégé, RJS 7/92 p. 457. M. Kirsh, La rupture du contrat

des délégués du personnel, Pénant 1952. p. 12.

Page 27: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

ANNEXE ARRET DE LA COUR D'APPEL DE DAKAR du 31 MARS 2000

LA COUR,

Vu les pièces du dossier Ouï les parties en toutes leurs demandes, fins et conclusions ; Après en avoir délibéré conformément à la loi ;

Attendu que par arrêt n° 45 du 24 mars 1999, la Cour de Cassation a cassé et annulé l'arrêt n° 120 rendu le 25 mars 1997 par la Cour d'Appel de Dakar, et renvoyé la cause et les parties devant ladite Cour autrement composée, pour y être statué sur les mérites de l'appel régulièrement interjeté le 04 octobre 1996 par Alassane Tall et 68 litisconsorts contre le jugement n° 50/96 du 27 septembre 1996, par lequel le Tribunal du Travail de Dakar les a déboutés de leur demande en réintégration avec paiement d'indemnités, tenant lieu de salaires de la date de leur licenciement à celle de leur réintégration effective, ou à défaut, l'allocation de dommages intérêts pour licenciement abusif ;

Attendu que dans de très abondantes conclusions, appuyées d'un nombre non moins important dont l'énumération serait exhaustive, les parties ont exposé leurs moyens respectifs, desquels il ressort :

Que la société des Hôtels Savana, au motif qu'elle était confrontée à des difficultés économiques, avait adressé à l'inspecteur du Travail et de la Sécurité Sociale de Thiès, une requête en date du 20 septembre 1993, pour demander l'autorisation de licencier 110 travailleurs qui étaient en service à Savana Koumba et Savana Saly ;

Que par décision n° 279/IRTSS en date du 10 octobre 1993, l'inspecteur du Travail faisait partiellement droit à la demande de l'employeur, pour ce qui concerne 39 travailleurs en service à Savana Koumba, mais refusait d'autoriser le licenciement de Alassane Tall et autres, soit 71 travailleurs qui étaient en service à Savana Saly ;

Que sur recours de la société des Hôtels Savana et des travailleurs en service à Savana Koumba, dont le licenciement venait d'être autorisé, le Ministère du Travail confirmait la décision de l'inspecteur du Travail autorisant leur licenciement, mais l'infirmait en ce qu'elle refusait d'autoriser le licenciement des travailleurs de Savana Saly ;

Que la société des Hôtels Savana, s'appuyant sur cette décision du Ministère du Travail en date du 11 novembre 1993, procédait au licenciement de Alassane TALL et autres, pour compter du 23 novembre 1993 ;

Que par arrêt n° 00112 du 28 juin 1995, le Conseil d'Etat a annulé la décision du Ministère du Travail, en son article 2 infirmant l'article 2 de la décision n° 279/IRTSS/T du 18 décembre 1993 de l'inspecteur du Travail de Thiès, portant refus d'autorisation de licenciement de Alassane Tall et autres ;

Qu'en dépit d'une signification sommation faite le 23 novembre 1995, réitérée par deux actes datés des 28 novembre 1995 et 5 décembre 1995, l'employeur n'a pas accédé à la demande des travailleurs en réintégration et en paiement de salaires échus depuis le jour de leur licenciement ;

Attendu que suite à ce refus de l'employeur d'accéder à la demande, les travailleurs ont saisi l'inspecteur du Travail, puis le Tribunal du Travail, qui les a déboutés de leur demande, au motif que l'article 47 ancien du Code du Travail, applicable en l'espèce, ne prévoit pas la

Page 28: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

réintégration du travailleur en cas d'annulation de la décision du Ministère par le Conseil d'Etat ;

Attendu que par des conclusions après cassation, reprenant l'essentiel de leurs moyens de première instance et d'appel, Alassane Tall et autres font valoir que l'arrêt du Conseil d'Etat, qui a annulé la décision administrative ayant autorisé leur licenciement, n'a pas à spécifier leur réintégration, que leur demande en réintégration n'est que la conséquence directe de l'annulation de la décision sur laquelle s'est fondé leur employeur pour procéder à leur licenciement, raison pour laquelle, ils demandent à ce qu'il plaise à la Cour, infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, et statuant à nouveau, dire et juger que leur licenciement est nul et de nul effet, ordonner leur réintégration effective, et condamner la société Savana Saly à payer à chacun d'eux la somme indiquée au dispositif de leurs conclusions à titre d'indemnités, tenant lieu de salaires, d'accessoires de salaires et de congés payés, de la date de leur licenciement intervenu en 1993, à celle de leur réintégration effective et arrêté au 31 décembre 1999 ;

Qu'à titre subsidiaire, ils demandent à la Cour, si elle n'estimait pas opportun d'ordonner leur réintégration, de déclarer leur licenciement abusif et de condamner la société Savana Saly à leur payer les sommes demandées à titre de dommages intérêts ;

Attendu que la confirmation du jugement déféré est demandée par la société Savana Saly qui, dans ses conclusions après cassation reprenant ses premiers moyens, fait valoir que la réintégration du salarié comme conséquence logique de la nullité du licenciement n'a pas été prévue expressément par la loi 83-02 du 28 février, qui a ajouté un alinéa à l'article 47 ancien du Code du Travail, précisant en outre, que la loi ne prévoyant pas que l'annulation de la décision du Ministre annule le licenciement, celui-ci ne peut être déclaré nul ; qu'elle estime enfin, que le Conseil d'Etat ne contrôle pas si les faits sont de nature à justifier leur licenciement, et que l'annulation de la décision du Ministre, intervenue sur la base d'un contrôle de régularité, n'a aucune conséquence sur la validité du licenciement ;

Attendu qu'à l'audience du 23 février 2000, Mes Coumba Sèye Ndiaye et Boubacar Wade, ont tour à tour plaidé pour préciser les thèses développées dans leurs écritures ;

Attendu que sous l'empire de l'article 47 ancien du Code du Travail applicable à la cause, la réalité et la validité du motif économique d'un licenciement envisagé par l'employeur étaient soumises à un contrôle a priori de l'inspecteur du Travail et de la Sécurité Sociale ;

Que dans le cadre de ce contrôle a priori, l'inspecteur du travail devait vérifier la régularité de la procédure suivie par l'employeur, mais aussi l'existence et le bien-fondé du motif économique invoqué au soutien de la demande d'autorisation de licenciement, qu'il pouvait accorder ou refuser à la suite de son appréciation des éléments du dossier, étant précisé que ces éléments pouvaient être complétés par d'autres recueillis au cours d'une expertise ou toute mesure d'instruction ;

Attendu que le motif économique du licenciement était également soumis au contrôle a posteriori du Ministre du Travail, saisi par la voie du recours hiérarchique, mais aussi du Conseil d'Etat qui, contrairement à ce qui a été soutenu, exerçait non seulement un contrôle de régularité, mais aussi un contrôle sur la matérialité et la validité du motif économique, l'exposé des motifs de la loi 77-17 du 22 février 1977 modifiant l'article 47 du Code du Travail ancien, est clair sur ce point ;

Attendu que sous l'empire de l'article 47 ancien du Code du Travail, le licenciement pour motif économique décidé sans l'autorisation préalable de l'administration était nul et de nul effet, donc censé n'avoir jamais été prononcé ;

Page 29: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Qu'il en résulte donc, que la société Savana Saly ne saurait être admise à faire valoir que l'annulation par le Conseil d'Etat de la décision administrative, qui servait de support au licenciement de Alassane Tall et autres, n'a aucun effet sur la validité de ce licenciement, cette décision d'annulation de l'autorisation administrative ayant replacé les parties dans le même état où elles se trouvaient avant son intervention, le licenciement étant accessoire à l'autorisation administrative, suit son sort, ce qui explique que l'annulation d'une décision administrative refusant d'accorder une autorisation de licenciement, a toujours été considérée comme une autorisation conférant un caractère valable au licenciement prononcé en pareil cas ;

Attendu qu'au regard de ce qui précède, le licenciement de Alassane Tall et autres est nul et de nul effet, puisque censé n'avoir jamais été prononcé ;

Qu'il en résulte donc, qu'ils sont fondés à soutenir que la conséquence logique de cette nullité est leur réintégration effective ;

Mais attendu qu'en dépit de la signification de l'arrêt du Conseil d'Etat, faite par acte délaissé le 29 novembre 1995 par Me Malick Sèye Fall, Huissier de justice à Dakar, suivie d'une seconde signification en date du 28 novembre 1995, faite par le même officier ministériel et contenant sommation de réintégrer immédiatement les travailleurs, et de leur payer la somme globale de 183.153.100 F à titre d'indemnités, représentant des salaires détaillés dans des décomptes individuels, la société Savana Saly n'a pas obtempéré et s'est renfermée dans un mutisme complet ;

Attendu que cette attitude a déterminé Alassane Tall et autres à lui servir, par acte de Maître Sourakhatou Diène, Huissier de justice à Thiès, une troisième signification de l'arrêt du conseil d'Etat, auquel étaient annexés 70 décomptes individuels et l'état récapitulatif des sommes réclamées ;

Attendu que ce troisième acte servi d'huissier, contenant lui aussi sommation de réintégrer les travailleurs et de payer les sommes portées sur les décomptes à titre de salaires échus, a été effectivement reçu par le Directeur de l'Exploitation de l'Hôtel Savana Saly, lequel a répondu :

« Je ne vois pas dans l'arrêt, que la société Savana ait été condamnée à payer cette somme ; j'ai besoin d'un délai d'une semaine pour revoir l'organigramme... les gens ont quitté depuis deux ans, la société s'est restructurée en fonction des effectifs présents depuis lors » ;

Attendu que cette déclaration n'a été suivie d'aucun effet, la société Savana n'ayant pris aucune initiative susceptible d'être interprétée comme une intention de tirer les conséquences de l'arrêt du Conseil d'Etat ;

Attendu qu'à ce stade, la tension des relations des parties était allée croissant, en raison de l'intransigeance de la société Savana Saly, ce qui a déterminé les travailleurs à saisir de nouveau Maître Sourakhatou Diène, Huissier de justice à Thiès, pour constater son refus à la demande en intégration ;

Attendu qu'au cours de ce constat faisant l'objet d'un procès-verbal dressé le 22 décembre 1995, et contenant un rappel de la demande de délai faite auparavant, l'hôtel Savana Saly est resté dans sa logique, en refusant de nouveau de réintégrer les travailleurs, comme cela résulte de la déclaration de son Directeur de l'Exploitation, qui a répondu à l'huissier en ces termes : « II n'existe nullement dans la décision, que les agents licenciés doivent être réintégrés immédiatement, pour la raison majeure que le licenciement n'était pas abusif ; je suis au regret de vous informer que la réintégration n'est pas possible » ;

Page 30: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Attendu que compte tenu de ces dernières déclarations, la Cour ne peut que constater que l'hôtel Savana Saly s'est mis en marge de la loi en refusant de tirer les conséquences de l'arrêt du Conseil d'Etat, qui a eu pour effet de rendre nul et de nul effet le licenciement pour motif économique, qui était fondé sur l'acte administratif annulé, et de permettre aux relations de travail de reprendre leur cours normal ;

Attendu que l'article 47 ancien du Code du Travail, sous l'empire duquel est intervenu le licenciement de Alassane Tall et autres, comporte un vide en ce qu'il ne traite pas du refus de réintégrer un travailleur dont le licenciement est nul et de nul effet ;

Que c'est donc à la lumière du COCC, la réintégration de répondre à la question qui résulte du refus de l'employeur ;

Attendu qu'aux termes de l'article 6 du COCC, la réintégration est une obligation de faire dont l'inexécution est constitutive d'une faute engageant la responsabilité de son auteur ;

Attendu qu'il est acquis aux débats que l'Hôtel Savana Saly a opposé un refus catégorique à la demande en réintégration des travailleurs, empêchant ainsi, la poursuite normale des contrats de travail qui avaient repris leur cours normal, consécutivement à l'annulation de la décision administrative qui servait de support à leur licenciement ;

Qu'il y a donc lieu, en vertu du caractère synallagmatique du contrat de travail, de considérer que les contrats de travail qui liaient Alassane Tall et ses 68 litisconsorts ont été rompus à l'initiative de l'Hôtel Savana Saly, avec effet au 22 décembre 1995, date du procès-verbal de non conciliation dressé par l'inspecteur du Travail, devant qui son représentant venait de manifester une nette volonté de ne pas poursuivre les relations de travail, en refusant une nouvelle fois d'accéder à la demande en réintégration des travailleurs ;

Qu'il échet, sur la base de ces motifs, d'infirmer le jugement entrepris et de dire et juger, qu'à l'exception de Mame Sèye Faye et de Alima Lô, décédées avant le 22 décembre 1995, les autres travailleurs qui sont restés à la disposition de l'employeur jusqu'à cette date sans être rémunérés, sont fondés à soutenir que l'attitude de leur employeur s'analyse en un licenciement abusif générateur de dommages intérêts à leur profit ;

Attendu qu'au titre des dommages intérêts pour licenciement abusif, Tall et autres demandent la condamnation de l'Hôtel Savana Saly au paiement de la somme globale de 608.409.971 F, représentant la somme des salaires qu'ils auraient pu percevoir s'ils avaient effectivement travaillé du 23 novembre 1993 au 31 décembre 1999, et dont le détail figure au décompte annexé à leurs écritures après cassation ;

Attendu qu'au cours de sa plaidoirie, le conseil de l'hôtel Savana Saly s'est interrogé sur le total des sommes réclamées en l'espèce, à titre de dommages intérêts, qu'il considère comme annonciateur de difficultés susceptibles de compromettre l'équilibre de l'entreprise, qui a pris des mesures de redressement depuis le départ des travailleurs, et s'est restructurée en fonction des effectifs présents depuis lors, pour mieux s'adapter à un environnement très concurrentiel ;

Attendu que dans sa réplique, le conseil des travailleurs s'est vivement opposé à cette argumentation, et a souligné que c'est en raison de l'intransigeance de l'employeur, que ceux-ci se sont résignés à demander à ce que son refus d'accéder à leur demande en réintégration soit considéré comme un licenciement abusif générateur de dommages intérêts, dont le montant correspond aux salaires perdus, du fait de ce refus, et répare de manière équitable leur préjudice ;

Page 31: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Attendu que ce débat à la barre sur les conséquences d'une décision allouant aux appelants la somme totale de 608.409.971 F, réclamée au titre des dommages intérêts pour licenciement abusif, soit six années de salaire pour chaque travailleur, s'analyse en une interpellation sur la mission des juridictions sociales en matière de régulation des rapports sociaux au sein de l'entreprise ;

Attendu que l'entreprise analysée sous l'angle de sa conception institutionnelle, constitue comme une entité autonome poursuivant des fins propres qui, bien que distinctes de celles de ses différentes composantes et de ses partenaires externes, correspondant à leur intérêt commun qui est d'assumer sa pérennité indispensable à la préservation de l'ordre public économique et social ;

Attendu que c'est cette conception institutionnelle qui a déterminé le législateur à initier d'importantes réformes fondées sur le concept d'intérêt de l'entreprise, la loi n° 94-80 du 08 décembre 1994 portant suppression de l'autorisation de licenciement pour motif économique et codifiant la jurisprudence, qui a validé la pratique des départs négociés initiés par les partenaires sociaux, et la loi n° 97 du 1er décembre 1997 portant nouveau Code du Travail, illustrent de manière parfaite le sens et la portée de ces réformes, qui confirment l'ancrage de ce concept d'intérêt dans le droit positif ;

Attendu qu'au regard de ces orientations, les impératifs de survie et de pérennité de l'entreprise doivent être pris en compte dans l'arbitrage des conflits sociaux, lorsque la satisfaction des prétentions dirigées contre celle-ci risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives, telle que la perte de l'outil de travail pour l'employeur et les travailleurs ;

Qu'il suffit, pour s'en convaincre, de se référer à l'exposé des motifs de cette dernière loi portant Code du Travail, dont l'un des objectifs est de « poser les jalons de l'épanouissement de l'entreprise, sans protéger les travailleurs », le législateur ayant tenu en outre, à réaffirmer ses préoccupations, en précisant que les modifications de fond apportées et les principes nouveaux posés dans le cadre des nouvelles orientations du droit positif « visent à instaurer un équilibre entre les aspirations des travailleurs et les contraintes de l'entreprise » ;

Attendu qu'il est constant, que consécutivement au licenciement pour motif économique de Alassane Tall et autres, intervenu en novembre 1993, la Société des Hôtels Savana Saly s'est restructurée en fonction des effectifs qui n'étaient pas visés à l'époque par cette mesure, et des travailleurs dont le droit à la priorité d'embauche, a permis leur recrutement ultérieur pour faire face à des besoins nouveaux ;

Attendu qu'au regard de ce qui précède, il est indéniable que les travailleurs, dont les aspirations doivent s'équilibrer avec les contraintes de l'entreprise, sont constitués en l'espèce, non seulement des travailleurs qui demandent la réparation de leur préjudice en raison du caractère abusif de leur licenciement, mais aussi, des travailleurs dont les contrats sont en cours et qui aspirent légitimement à la protection de leur emploi, la pérennité de l'entreprise constituant le gage de cette protection ;

Attendu que du 23 novembre 1993 - jour du prononcé de la mesure de licenciement annulée par l'arrêt du Conseil d'Etat - au 22 décembre 1995, date d'établissement du procès-verbal de non-conciliation retenue par la Cour comme étant celle de la rupture effective à l'initiative de l'employeur, les travailleurs sont restés à sa disposition sans être rémunérés, alors que pareille situation, considérée par la jurisprudence fermement établie en la matière comme un temps de travail effectif, ouvre droit au paiement des salaires et de tous les avantages prévus par le contrat de travail ;

Page 32: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Attendu qu'en raison du caractère alimentaire du salaire, son non-paiement dans les circonstances ci-dessus décrites doit être pris en compte dans l'appréciation des dommages intérêts réclamés, en raison du caractère abusif du licenciement qui s'en est suivi ;

Attendu que si au regard de ce qui précède, il est évident que la rupture des relations de travail, intervenue à l'initiative de la Société des Hôtels Savana Saly, s'analyse en un licenciement abusif générateur de dommages intérêts au profit des travailleurs, il est également évident que la somme totale demandée au titre des dommages intérêts, est exagérée eu égard aux circonstances de la cause, en ce qu'elle risque d'être la cause de graves difficultés de trésorerie, dont il convient dès à présent, de mesurer les conséquences sur les résultats et la compétitivité de la société Savana Saly, qui s'est restructurée depuis près de six ans pour mieux s'adapter au secteur de l'industrie hôtelière, dont l'activité est essentiellement saisonnière ;

Attendu que compte tenu de ces observations, il ne fait aucune doute que l'allocation de l'intégralité de la somme de 608.409.971 F réclamée au titre des dommages et intérêts, pour licenciement abusif, mettrait en péril l'outil de travail et compromettrait la survie de la société, puisqu'il est suffisamment établi que, consécutivement au licenciement des travailleurs intervenu depuis novembre 1993, celle-ci s'est restructurée et a connu une réorganisation intérieure rendue nécessaire par le contexte de l'époque, ce qui du reste n'est pas contesté par Alassane Diallo et autres ;

Qu'il échet, compte tenu de ces éléments de faits appréciés souverainement par la Cour, d'allouer à chaque travailleur, à titre de dommages intérêts, toutes causes de préjudice confondues, une somme totale représentant six mois de salaire, avec comme base, le salaire du mois de décembre 1995, leur dernier mois de service de leur emploi, et le montant des salaires non payés de la période du 23 décembre 1993 au 22 décembre 1995, au cours de laquelle ils sont restés à la disposition de l'employeur ;

PAR CES MOTIFS Statuant publiquement, contradictoirement, en matière sociale et en dernier ressort ;

EN LA FORME

Reçoit l'appel de Alassane TALL et 68 litisconsorts ;

AU FOND

Vu l'arrêt n°45 rendu le 24 mars 1999 par la Cour de Cassation infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; Statuant à nouveau ;

Vu l'arrêt n° 00112 du 28 juin 1995 du Conseil d'Etat annulant la décision n° 01849 du 11 novembre 1993 du Ministère du Travail autorisant le licenciement pour motif économique de Alassane TALL et autres ;

Dit qu'en application de l'article 47 ancien du Code de Travail en vigueur à l'époque, ce licenciement est nul et de nul effet et ouvre droit à la réintégration, avec paiement d'une indemnité égale aux salaires échus du jour de licenciement de la réintégration effective ;

Constate que du 23 novembre 1995, jour du licenciement pour motif économique annulé par la décision du Conseil d'Etat, au 22 décembre 1995, date de la signature du procès-verbal de non-conciliation, Alassane Diallo et autres sont restés à la disposition de l'employeur, sans être rémunérés en conséquence ;

Page 33: INTERET DE L’ENTREPRISE ET DES DROITS DES SALARIES

Constate également le refus réitéré de l'hôtel Savana Saly d'accéder à la demande en réintégration des travailleurs ;

Dit et juge que ces refus d'exécuter une obligation de faire a entraîné la rupture des contrats de travail, et s'analyse en un licenciement, avec effet au 1er décembre 1995, jour de la signature du procès-verbal de non-conciliation ;

Déclare le licenciement abusif ;

Alloue à chaque travailleur, à titre de dommages intérêts, toutes causes de préjudice confondues, outre le montant total des salaires qu'ils auraient dû percevoir du 23 novembre 1993 au 23 décembre 1995, six mois de salaire brut ;

Dit et juge également qu'en ce qui concerne Mame Sèye Faye et Alima Lô, décédées avant la date du 22 décembre 1995, leurs droits sont constitués de l'indemnité de décès et les salaires échus au jour de leur décès ;

Condamne l'hôtel Savana Saly à payer à chaque travailleur, la somme totale qui lui est allouée.

__________