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22 // REVUE FRANCOPHONE DES LABORATOIRES - FÉVRIER 2013 - 449 BIS Intérêts et limites de l’utilisation clinique des biomarqueurs en cardiologie Simon Weber a, * a Service de cardiologie Hôpitaux universitaires Paris Centre – Site Cochin 27, rue du Faubourg Saint-Jacques 75679 Paris cedex 14 * Correspondance [email protected] 1. Introduction Jusqu’aux dernières années du 20 e siècle, la cardiolo- gie était certainement l’une des disciplines médicales la moins consommatrice d’examens biologiques. En dehors du calcul du contenu en oxygène du sang veineux mêlé, dosage quelque peu inhabituel quasi folklorique, il n’y avait aucun marqueur biologique de l’insuffisance car- diaque. La signature biologique de l’infarctus du myocarde existait, sous forme du dosage de CPK puis, de façon un peu plus spécifique, de l’iso enzyme MB ; il s’agissait cependant de marqueurs rustiques, peu spécifiques et très peu sensibles qui n’étaient réellement positifs que lorsque le diagnostic d’infarctus était de toute façon évident à l’électrocardiogramme. Le dosage des CPK était en pratique surtout utile lorsque l’électrocardio- gramme était en défaut (pacemaker ou bloc de branche gauche). La découverte, la mise au point et la validation de marqueurs beaucoup plus pertinents de la nécrose myocardique (troponine) et d’un premier marqueur fiable de l’insuffisance cardiaque (BNP) ont, en l’espace de quelques années, hissé la biologie au rang des instru- ments décisionnels du cardiologue. Comme presque toujours en médecine, cette montée en puissance a été liée à la conjonction de la mise au point de l’instrument diagnostique d’une part mais également de la formidable amélioration des moyens thérapeutiques, de l’insuffisance cardiaque comme des syndromes coro- naires aigus d’autre part. Ce qui a permis à ces nouveaux marqueurs de se rendre indispensables en fournissant des renseignements qui, au-delà de la confirmation du diagnostic, permettaient de déployer à bon escient les nouvelles thérapeutiques interventionnelles et pharma- cologiques efficaces. Cependant comme souvent, ce récit triomphaliste doit être nuancé par les imperfections et les maladresses, malheureusement assez fortement prévalentes entachant l’utilisation optimale de ces nou- veaux instruments. 2. La médaille Deux décennies de collaboration entre biologistes et car- diologues cliniciens ont permis de valider de très beaux instruments d’aide au diagnostic en cardiologie les dosages de la troponine et ceux du BNP 2.1. Troponine Les taux sanguins de ce marqueur très sensible et rai- sonnablement spécifique de la destruction cellulaire myocardique s’élèvent au-dessus des bornes validées dès que quelques centaines de milligramme de myocarde sont détruits. Cette élévation est relativement rapide, atteignant, avec les réactifs récents dits « ultrasensibles », le seuil diagnostique dès la 3 e heure après le début du phénomène pathologique. Les taux sanguins observés sont, si l’on compare des populations de malades, assez bien corrélés avec la masse de myocarde agressée ; cette corrélation est bien entendu beaucoup moins évidente à l’échelon individuel, compte tenu de la multiplicité des paramètres biologiques impliqués dont la masse de myocarde nécrosée n’est qu’un parmi d’autre. Ce dosage est devenu utile dans de nombreuses situa- tions communes en cardiologie d’urgence. Non pas tant l’infarctus myocardique transmural (ST+) ou la décision d’acheminer le patient immédiatement vers une salle de coronarographie pour effectuer une angioplastie de désocclusion est prise sur la clinique (symptôme) et l’électrocardiogramme sans attendre les quelques dizaines de minutes nécessaires aux résultats biologiques. En effet chaque minute de retard représente moins de myocarde sauvé et il est moins pénalisant d’effectuer une coronarographie inutile (le résultat négatif de la troponine arrive après la bataille) que de retarder la désocclusion coronaire d’un authentique infarctus en phase aiguë. Les dosages de troponine restent essentiels lorsque l’électrocardiogramme n’est pas contributif ou n’est pas interprétable. Surtout, le véritable triomphe des dosages de tropo- nine est le diagnostic des douleurs thoraciques inter- mittentes sans modification électrique inter critique. Il s’agit là d’une entité fréquente (plusieurs centaines de milliers par an en France) correspondant aux appella- tions successives de syndrome de menace, syndrome pré infarctus, angor instable, syndrome coronarien aigu, ST-. Jusqu’à l’avènement de la troponine, le diagnostic était quasi exclusivement clinique, reposant sur le seul interrogatoire. La mise au point de ce marqueur très sensible permet de photographier la souffrance de © 2013 – Elsevier Masson SAS – Tous droits réservés.

Intérêts et limites de l’utilisation clinique des biomarqueurs en cardiologie

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Page 1: Intérêts et limites de l’utilisation clinique des biomarqueurs en cardiologie

22 // REVUE FRANCOPHONE DES LABORATOIRES - FÉVRIER 2013 - 449 BIS

Intérêts et limites de l’utilisation clinique des biomarqueurs en cardiologieSimon Webera,*

a Service de cardiologieHôpitaux universitaires Paris Centre – Site Cochin27, rue du Faubourg Saint-Jacques75679 Paris cedex 14

* [email protected]

1. Introduction

Jusqu’aux dernières années du 20e siècle, la cardiolo-gie était certainement l’une des disciplines médicales la moins consommatrice d’examens biologiques. En dehors du calcul du contenu en oxygène du sang veineux mêlé, dosage quelque peu inhabituel quasi folklorique, il n’y avait aucun marqueur biologique de l’insuffisance car-diaque. La signature biologique de l’infarctus du myocarde existait, sous forme du dosage de CPK puis, de façon un peu plus spécifique, de l’iso enzyme MB ; il s’agissait cependant de marqueurs rustiques, peu spécifiques et très peu sensibles qui n’étaient réellement positifs que lorsque le diagnostic d’infarctus était de toute façon évident à l’électrocardiogramme. Le dosage des CPK était en pratique surtout utile lorsque l’électrocardio-gramme était en défaut (pacemaker ou bloc de branche gauche). La découverte, la mise au point et la validation de marqueurs beaucoup plus pertinents de la nécrose myocardique (troponine) et d’un premier marqueur fiable de l’insuffisance cardiaque (BNP) ont, en l’espace de quelques années, hissé la biologie au rang des instru-ments décisionnels du cardiologue.Comme presque toujours en médecine, cette montée en puissance a été liée à la conjonction de la mise au point de l’instrument diagnostique d’une part mais également de la formidable amélioration des moyens thérapeutiques, de l’insuffisance cardiaque comme des syndromes coro-naires aigus d’autre part. Ce qui a permis à ces nouveaux marqueurs de se rendre indispensables en fournissant des renseignements qui, au-delà de la confirmation du diagnostic, permettaient de déployer à bon escient les nouvelles thérapeutiques interventionnelles et pharma-cologiques efficaces. Cependant comme souvent, ce récit triomphaliste doit être nuancé par les imperfections et les maladresses, malheureusement assez fortement prévalentes entachant l’utilisation optimale de ces nou-veaux instruments.

2. La médaille

Deux décennies de collaboration entre biologistes et car-diologues cliniciens ont permis de valider de très beaux instruments d’aide au diagnostic en cardiologie les dosages de la troponine et ceux du BNP

2.1. TroponineLes taux sanguins de ce marqueur très sensible et rai-sonnablement spécifique de la destruction cellulaire myocardique s’élèvent au-dessus des bornes validées dès que quelques centaines de milligramme de myocarde sont détruits. Cette élévation est relativement rapide, atteignant, avec les réactifs récents dits « ultrasensibles », le seuil diagnostique dès la 3e heure après le début du phénomène pathologique. Les taux sanguins observés sont, si l’on compare des populations de malades, assez bien corrélés avec la masse de myocarde agressée ; cette corrélation est bien entendu beaucoup moins évidente à l’échelon individuel, compte tenu de la multiplicité des paramètres biologiques impliqués dont la masse de myocarde nécrosée n’est qu’un parmi d’autre.Ce dosage est devenu utile dans de nombreuses situa-tions communes en cardiologie d’urgence.

Non pas tant l’infarctus myocardique transmural (ST+) ou la décision d’acheminer le patient immédiatement vers une salle de coronarographie pour effectuer une angioplastie de désocclusion est prise sur la clinique (symptôme) et l’électrocardiogramme sans attendre les quelques dizaines de minutes nécessaires aux résultats biologiques. En effet chaque minute de retard représente moins de myocarde sauvé et il est moins pénalisant d’effectuer une coronarographie inutile (le résultat négatif de la troponine arrive après la bataille) que de retarder la désocclusion coronaire d’un authentique infarctus en phase aiguë.

Les dosages de troponine restent essentiels lorsque l’électrocardiogramme n’est pas contributif ou n’est pas interprétable.

Surtout, le véritable triomphe des dosages de tropo-nine est le diagnostic des douleurs thoraciques inter-mittentes sans modification électrique inter critique. Il s’agit là d’une entité fréquente (plusieurs centaines de milliers par an en France) correspondant aux appella-tions successives de syndrome de menace, syndrome pré infarctus, angor instable, syndrome coronarien aigu, ST-. Jusqu’à l’avènement de la troponine, le diagnostic était quasi exclusivement clinique, reposant sur le seul interrogatoire. La mise au point de ce marqueur très sensible permet de photographier la souffrance de © 2013 – Elsevier Masson SAS – Tous droits réservés.

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THÉMATIQUE À TAPER

REVUE FRANCOPHONE DES LABORATOIRES - FÉVRIER 2013 - 449 BIS // 23

55es JOURNÉES DE BIOLOGIE CLINIQUE NECKER – INSTITUT PASTEUR

tous petits territoires myocardiques, d’établir ainsi le diagnostic et de mettre en route le traitement adapté pharmacologique (anti thrombotique, anti ischémique) et bien souvent réalisation rapide d’une coronarographie. Ce dosage s’est donc avéré capable de remplir la mis-sion pour laquelle il a été conçu : identifier le diagnostic et stratifier le risque des patients pris en charge pour suspicion d’angine de poitrine instable.

2.2. Le BNPQuelle que soit sa variante biologique, NT Pro BNP ou BNP, ce marqueur biologique, directement lié à la sécrétion du peptide natriurétie par le muscle cardiaque défaillant soumis à une forte pression d’étirement (éléva-tion de la pression télé diastolique du ventricule gauche) permet d’établir le diagnostic de l’insuffisance cardiaque. Largement entré en pratique clinique, il est réellement utile dans deux situations cliniques différentes.

Face à une dyspnée aiguë, la franche élévation des taux sanguins de BNP permet de rattacher le symptôme à une défaillance ventriculaire gauche aiguë (OAP) dans des situations pratiques où de nombreux diagnostics sont envisageables chez le même patient telles pneu-mopathie, embolie pulmonaire, décompensation d’une bronchopathie chronique obstructive pour ne citer que les trois principaux.Les dosages du BNP s’intègrent bien sûr dans une stra-tégie diagnostique comportant outre l’examen clinique, un cliché thoracique, une échographie cardiaque, et parfois le dosage d’autres biomarqueurs tels notam-ment les D-dimères lorsque le diagnostic d’embolie pulmonaire fait partie des hypothèses différentielles. Dans cette indication, la performance du dosage du BNP est excellente.

Chez l’insuffisant cardiaque chronique traité, l’évo-lution des taux sanguins du BNP fait partie des critères d’évaluation de l’efficacité du traitement et du pronostic du patient. Dans cette indication les dosages s’intègrent également dans une stratégie plus globale comportant au premier rang l’analyse des symptômes, la surveillance du poids, de la fonction rénale, et éventuellement la réévaluation échographique de la fonction ventriculaire gauche et des pressions pulmonaires. Le service rendu est bien réel, une ré-ascension des taux sanguins de BNP doit faire rechercher un facteur de décompensa-tion associé, une poussée évolutive de la maladie, et peut d’autre part amener à augmenter les posologies de certains médicaments, notamment vasodilatateur et diurétique.

3. Le revers de la médaille

Comme nous l’avons vu le service rendu est considé-rable mais conditionné par la bonne compréhension de certaines limites.

3.1. TroponineL’élévation des taux sanguins de troponine n’est pas synonyme de syndrome coronaire aigu. Il existe d’autres causes d’élévation correspondant généralement non

pas à une destruction myocardique focale en rapport avec l’occlusion d’une branche coronaire, mais avec une souffrance sous endocardique plus diffuse pouvant être la conséquence d’une défaillance ventriculaire gauche aigue, d’un état de choc septique, d’une tachycardie importante… la souffrance aiguë du ventricule droit secondaire à une embolie pulmonaire massive peut également générer une élévation de troponine. Enfin, la spécificité tissulaire de la troponine est excellente mais n’est pas absolue ; une élévation de troponine, même hyper, super, supra sélective, dosée par le meilleur des laboratoires du monde peut être observée en l’absence de toute souffrance myocardique objectivable.

L’introduction récente d’une nouvelle génération de troponine dite « ultra sensible » a augmenté encore la sensibilité du dosage mais au prix d’une majoration des problèmes de spécificité et surtout d’une définition encore imparfaite de la limite supérieure de la norme, notamment chez les patients âgés ou insuffisants rénaux.

Des hospitalisations injustifiées en cardiologie, du fait d’un résultat de troponine considéré comme inquiétant sont encore fréquentes. Elles peuvent mener, selon le phénomène bien classique du doigt dans l’engrenage, à une cascade d’examens complémentaires invasifs pouvant parfois déboucher sur des indications lourdes, iatrogènes de revascularisation alors même que le symp-tôme ayant initialement amené le malade chez le médecin ou à l’hôpital n’avait rien à voir avec une authentique pathologie coronaire. La pertinence de l’indication cli-nique du dosage est donc essentielle. Celui-ci ne doit être indiqué que lorsqu’il existe une raison crédible de suspecter un syndrome coronaire aigu. Une trop large prescription de troponine, pour ouvrir le parapluie, ou tout simplement pour cocher paresseusement l’une des cases d’un formulaire de demande d’examens complé-mentaires biologiques peut conduire à des hospitali-sations abusives, voire à de mauvaises indications de revascularisation myocardique.

3.2. Le BNPLe risque de mauvaise utilisation des résultats de ce dosage est probablement moins important que les pro-blèmes précédemment évoqués avec la troponine. Les deux principales difficultés à surmonter sont les suivantes.

L’existence d’une assez vaste plage d’incertitude chez le patient âgé chez lequel sont observés des taux « intermédiaires » de BNP. Bien entendu si le BNP est franchement bas, le diagnostic d’insuffisance cardiaque aigue est récusé et si le BNP est supérieur à 5 000 voire 10 000, voire plus, le diagnostic d’OAP est confirmé. Pour les valeurs intermédiaires, notamment chez l’octogé-naire porteur simultanément d’une cardiopathie et d’une pathologie bronchique chronique, il est plus prudent de considérer que le résultat du dosage est « non contri-butif » et d’asseoir le raisonnement sur les paramètres cliniques, radiologiques et échographiques.

Chez l’insuffisant cardiaque chronique, les dosages i té ra t i fs du BNP sont complémenta i res , pour adapter le traitement, des paramètres cliniques, mais ne représentent pas un critère de substitution.

55es JOURNÉES DE BIOLOGIE CLINIQUE NECKER – INSTITUT PASTEUR

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est très belle ; quelques éléments de bon sens, dominés par la cohérence clinique, permettent de limiter consi-dérablement le revers et de garder donc tout son éclat à cette médaille.

Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Les dosages ne doivent pas être trop fréquents, intel-ligemment guidés par l’éventuelle aggravation des symptômes. Il ne s’agit en aucun cas de résultats d’INR pouvant amener à la modification téléphonique d’une posologie d’AVK.Les biomarqueurs en cardiologie posent l’éternelle question de la médaille et de son revers. La médaille