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Introduction à la lecture des Séminaires de Jacques Lacan Jacques Lacan a donné son Séminaire de 1951 à 1980, celui-ci sera sténographié à partir de 1953. Jusqu'en 1973, Lacan, s'est refusé à toute publication de son Séminaire. A cette date, il confie à Jacques-Alain Miller l'établissement du texte. Cette transcription, qui commence par le séminaire de 1964, livre XI, "les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse", se poursuit aujourd'hui, à un rythme soutenu ces deux dernières années. Il s'agit là de transmission de la psychanalyse. Le séminaire est un enseignement, qui exige que le lecteur y mette du sien C'est à cela, sans doute, que tient la réputation d'un Lacan illisible qui pourtant prévient de ce que « un écrit n’est pas à lire » : « Ce qui se lit passe-à-travers l'écriture en y restant indemne. Or ce qui se lit, c'est de ça que je parle, puisque ce que je dis est voué à l'inconscient, soit à ce qui se lit avant tout » . A ce jour quatorze livres ont été publiés. Ce sont ces quatorze qui sont ici introduits, un par un, par des membres de l'Ecole de la Cause freudienne. Chacun le fait avec son style et sa lecture marquée de son transfert au texte de Lacan. La voie ainsi frayée, le lecteur pourra cheminer à son pas. Jacques LACAN, Le Séminaire 1953 – 1980 Les écrits techniques de Freud (S I) , 1953-1954, Seuil 1975 Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (S II), 1954-1955, Seuil 1978 Les psychoses (S III), 1955-1956, Seuil 1981 La relation d'objet (S IV), 1956-1957, Seuil 1994 Les formations de l'inconscient (S V), 1957-1958, Seuil 1998 Le désir et son interprétation (S VI), 1958-1959

Introduction a La Lecture Des Seminaires - Ecole de La Cause Freudienne

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Introduction à la lecture des Séminaires de Jacques Lacan

Jacques Lacan a donné son Séminaire de 1951 à 1980, celui-ci sera sténographié à

partir de 1953. Jusqu'en 1973, Lacan, s'est refusé à toute publication de son

Séminaire. A cette date, il confie à Jacques-Alain Miller l'établissement du texte.

Cette transcription, qui commence par le séminaire de 1964, livre XI, "les quatre

concepts fondamentaux de la psychanalyse", se poursuit aujourd'hui, à un rythme

soutenu ces deux dernières années. Il s'agit là de transmission de la psychanalyse. Le

séminaire est un enseignement, qui exige que le lecteur y mette du sien C'est à cela,

sans doute, que tient la réputation d'un Lacan illisible qui pourtant prévient de ce que

« un écrit n’est pas à lire » : « Ce qui se lit passe-à-travers l'écriture en y restant

indemne. Or ce qui se lit, c'est de ça que je parle, puisque ce que je dis est voué à

l'inconscient, soit à ce qui se lit avant tout » . A ce jour quatorze livres ont été publiés.

Ce sont ces quatorze qui sont ici introduits, un par un, par des membres de l'Ecole de

la Cause freudienne. Chacun le fait avec son style et sa lecture marquée de son

transfert au texte de Lacan. La voie ainsi frayée, le lecteur pourra cheminer à son pas.

Jacques LACAN, Le Séminaire 1953 – 1980

• Les écrits techniques de Freud (S I) , 1953-1954, Seuil 1975

• Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (S

II), 1954-1955, Seuil 1978

• Les psychoses (S III), 1955-1956, Seuil 1981

• La relation d'objet (S IV), 1956-1957, Seuil 1994

• Les formations de l'inconscient (S V), 1957-1958, Seuil 1998

• Le désir et son interprétation (S VI), 1958-1959

• L'éthique de la psychanalyse (S VII), 1959-1960, Seuil 1986

• Le transfert (S VIII), 1960-1961, Seuil, 2001

(Dont le titre complet est annoncé par Lacan dès la première séance du séminaire :

Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses

excursions techniques.)

• L'identification (S IX), 1961-1962

• L'angoisse (S X), 1962-1963, Seuil, 2004

• Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (S XI) , 1964, Seuil

1973

• Problèmes cruciaux pour la psychanalyse (S XII), 1964-1965

• L'objet de la psychanalyse (S XIII), 1965-1966

• La logique du fantasme (S XIV), 1966-1967

• L'acte psychanalytique (S XV), 1967-1968

• D'un Autre à l'autre (S XVI), 1968-1969, Seuil 2006, ISBN 2-02-082705-0

• L'envers de la psychanalyse (S XVII)

• D'un discours qui ne serait pas du semblant (S XVIII), 1970-1971, Seuil 2007

• Ou pire... (S XIX), 1971-1972

• Encore (S XX), 1972-1973, Seuil, ISBN 2-02-002769-0

• Les non dupes errent (S XXI), 1973-1974

• RSI (S XXII), 1974-1975

• Le sinthome (S XXIII), 1975-1976, Seuil

• L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre (S XXIV), 1976-1977

• Le moment de conclure (S XXV), 1977-1978

• La topologie et le temps (S XXVI), 1978-1979

• Dissolution (S XXVII), 1980

Introduction à la lecture du Séminaire I

Les écrits techniques de Freud

Philippe Benichou

Introduction

C’est en 1953 que Lacan débute le premier des dix séminaires de textes freudiens qu’il tiendraà Saint-Anne. Ce séminaire fait suite à l’exposé inaugural de son enseignement « Fonction etchamp de la parole et du langage en psychanalyse »1 et Lacan choisit les écrits techniques deFreud, auxquels il ajoute « L’introduction au narcissisme », pour développer la théorie dutransfert et de la fin de la cure qui se déduisent de la thèse de l’inconscient structuré commeun langage.

Comme il le maintiendra jusqu’à la fin de son enseignement, Lacan interroge le cœur de cequ’est « la nature de la psychanalyse »2, les règles techniques ne trouvant leur fondement qu’àse rapporter au sens même de la psychanalyse. Dans ces années, cette prise de position, Lacanl’a faite sous le chef du retour à Freud, retour qui passe alors par la dénonciation desdéviations de la psychanalyse issues des auteurs post-freudiens, à savoir : un « puritanismecroissant »3 quant à la sexualité, une centration de la pratique sur la relation duelle quiméconnaît la fonction tierce du symbole, la parole comme médium fondamental del’expérience.

Le stade du miroir et le schéma optique

Ces déviations ayant pour fondement une théorisation du moi conçu comme fonction desynthèse, Lacan leur oppose sa propre théorie du moi produite par l’introduction enpsychanalyse de la notion du stade du miroir. La « fonction imaginaire » de l’ego estfondamentalement « méconnaissance »4. Le moi ne saurait se situer dans le monde, du fait del’aliénation dans l’image du semblable, que sur le mode de la connaissance paranoïaque.L’autre du miroir est la figure captivante de la libido mais également la figure du « maîtreabsolu »5 avec lequel il n’est de relation que mortelle. Seule la « médiation de lareconnaissance »6, première formulation par Lacan de ce qu’il introduira comme la fonctionde l’Autre dans le séminaire suivant7, permet au sujet de se situer hors de cette relation deleurre et de destruction.

Lacan introduit dans ce séminaire le schéma optique, schéma qui trouve sa forme définitivedans le texte « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache »8 et auquel Lacan ajoutera undéveloppement essentiel dans le séminaire « L’angoisse »9, en y situant la place de l’objet acomme réel. A ce moment de son enseignement, Lacan fait un pas de plus dans l’élaborationdu stade du miroir, en rendant intelligibles les distinctions sujet – moi – moi idéal et Idéal dumoi et donc, en différenciant les incidences du symbolique et de l’imaginaire dansl’expérience analytique.

Proposons, à titre de lecture introductive à ce schéma, d’identifier chacun de ses éléments. Levase réel y figure le corps propre, vécu comme morcelé par l’anarchie des pulsions et laprésence des objets que sont les fleurs, a. Le sujet, identifié à l’œil, n’en saisit une imagetotalisante comme image réelle du vase, le moi, par l’intermédiaire de la figure de l’autreimaginaire, image virtuelle du vase, i’(a), que par la présence du miroir qui représente lafonction de l’Autre.

C’est cette introduction de la fonction de l’Autre dans le stade du miroir qui est l’avancéepropre de ce schéma. En effet, l’illusion d’optique que produit ce montage est conditionnéepar le positionnement respectif de l’œil et du miroir et elle disparaît si le miroir vient à sedéplacer sur son axe, le miroir figurant donc le conditionnement de l’imaginaire par lesymbolique. Le schéma permet également de distinguer le moi idéal imaginaire, figure de lacomplétude et de la toute puissance, d’avec l’Idéal du moi symbolique qui est le lieu d’où lesujet peut se voir aimable au regard des exigences de la loi.

Le réel dans la psychose

Lorsque cette fonction de l’Autre de la parole est atteinte, cela produit des effets essentiels surla capacité pour un sujet de structurer son monde et ses objets à partir de l’imaginaire. Lacanen donne l’illustration dans ce séminaire avec le commentaire, qui fait date, de deux casd’enfants psychotiques : le cas Dick de Mélanie Klein10 et le cas de « l’enfant au loup » deRosine Lefort. Dés lors que ces sujets ne peuvent trouver à se constituer une image du corps,ils sont livrés à un réel, défini comme « ce qui résiste absolument à la symbolisation »11. Dickn’a de contact qu’avec une béance, vivant dans un monde non-humain, dés lors que « lelangage ne s’est pas accolé à son système imaginaire »12. Avec le cas de Rosine Lefort, nousavons également un sujet qui « ne vit que dans le réel »13 et n’a d’usage de la parole que

réduite à un « trognon »14. Ces cas ont la valeur d’exemplifier la fonction essentielle de laparole et la « vertu de la situation symbolique de l’Œdipe ».15

La primauté du symbolique dans le transfert

Lire un séminaire de Jacques Lacan nécessite toujours de le situer dans l’époque à laquelle il aété prononcé. L’effort pour distinguer ici la dimension propre de la parole doit se comprendreen opposition à une théorie du transfert qui avait pris autorité dans la doctrine analytique post-freudienne, à savoir : une « conception purement duelle…venue gouverner la relationanalytique », ainsi que Lacan l’écrit dans le texte issu de l’élaboration de ce séminaire16.Cette conception duelle s’était traduite par l’inflation de l’usage du concept du contre-transfert dans la direction de la cure. Lacan n’y voit que la « somme des préjugés del’analyste »17 et une pratique de l’analyse centrée sur des interprétations « d’ego à ego ».Contre Balint auquel il consacre de longs développement, Lacan énonce au contraire quel’analyste doit occuper une fonction tierce qui transcende la relation duelle et permet de nepas penser le transfert uniquement dans sa dimension imaginaire, à savoir comme obstacle,résistance, mais de se centrer sur son efficace, le transfert symbolique soutenant l’acte de laparole de l’analysant en tant qu’il change « la nature des deux êtres en présence »18.

L’analyste se doit de ne pas méconnaître l’autonomie de la fonction symbolique, introduitedans l’homme par la présence du langage « fondamentalement lié…à la loi »19 et par la voixqui le supporte. Lacan introduit à ce propos la distinction éclairante entre l’introjection et laprojection. L’introjection est symbolique, elle porte sur la loi et sa forme dégradée commecommandement « isolé du reste de la loi »20 qu’est le surmoi, alors que la projection estimaginaire.

Primauté du symbolique et conclusion de la cure

Pour conclure cette introduction, il faut faire une place au dernier débat que Lacan soutient icicontre les post-freudiens, celui de la finalité de la cure analytique. Ceux-ci avaient postulé àla fin de l’analyse une relation à l’autre sexe moralisante et normative, qu’on trouve chezBalint sous les termes du genital love21. Au delà de la demande infantile d’amour et des traitsde perversion de la sexualité, l’analyse se conclut sur une harmonie génitale et sur la fictionde satisfactions complémentaires trouvées dans l’amour par les deux partenaires. « LaRelation génitale pour tout dire est sans histoire » ira même jusqu’à dire un auteur, même s’ilreconnaît qu’il s’agit là d’une formulation « un peu théorique »22.

Ce que Lacan promeut, c’est qu’au cœur de l’analyse se situe la question du désir en tant quedistinct de l’amour. « Le dernier sens de la parole du sujet devant l’analyste, c’est son rapportexistentiel devant l’objet de son désir »23. Relisant Freud, Lacan rappelle combien le centre degravité du sujet est l’histoire, une histoire trouée du fait du refoulement. Il s’agit dansl’analyse que l’analysant reconstitue l’histoire de son moi, de ses aliénations successives afinde faire reconnaître son désir par l’émergence d’une parole pleine. La parole est « cettedimension par où le désir du sujet est authentiquement intégré sur le plan symbolique ».24 etc’est par elle que se réalise la vérité du sujet. C’est la « révélation… ressort dernier de ce quenous cherchons dans l’expérience analytique »25, « aveu de l’être » aux résonancesheideggeriennes.

Cette conception de la fin de la cure implique donc une théorie du désir susceptible dereconnaissance à la fin de l’analyse et une certaine assomption du sujet que Lacan ne

maintiendra pas, notamment avec l’écriture du sujet comme �. Jacques-Alain Miller amontré26 en quoi cette théorie du désir qui vise la reconnaissance plus que la satisfaction faitl’impasse sur la jouissance et comment Lacan modifiera ensuite sa position, dans « L’instancede la lettre » tout d’abord, où la reconnaissance du désir laisse place au désir, métonymie dumanque-à-être ne pouvant venir à être dit, puis dans la suite de son enseignement en déplaçantl’accent du désir à la jouissance.

1 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Ecrits, Seuil, Paris.2 Lacan J., Le Séminaire, Livre I, Les écrit techniques de Freud, Seuil, Paris, p.211.3 ibid. p. 2274 ibid. p.645 ibid. p.1726 ibid. p.1937 Lacan J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse,Seuil, Paris, p.275.8 Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Ecrits, Seuil, Paris9 Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Seuil, Paris.10 Klein M., « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », Essais depsychanalyse, Payot, Paris.11 Lacan J., Le Séminaire, Livre I, Les écrit techniques de Freud, Seuil, Paris, p.8012 ibid. p. 9913 ibid. p.12014 ibid. p.12115 ibid. p.10116 Lacan J., « Variantes de la cure-type », Ecrits, Seuil, Paris, p.34817 Le Séminaire, Livre I, Les écrit techniques de Freud, op. cit. p.3118 ibid. p.12719 ibid. p.17920 ibid. p.22121 On peut trouver les articles de Balint sur la fin de l’analyse dans son ouvrage Amour primaire et techniquepsychanalytique Payot, Paris.22 Bouvet M. « La clinique psychanalytique » in La psychanalyse d’aujourd’hui, publié sous la direction de S.Nacht, PUF, Paris, p. 61 et 63.23 Le Séminaire, Livre I, Les écrit techniques de Freud, op. cit.. p.26824 ibid. p.20725 ibid. p.5926 Notamment dans son cours de l’Orientation lacanienne » de 81-82, « Scansions dans l’enseignement deLacan » (inédit)

Introduction à la lecture du Livre II

Le moi dans la théorie de Freudet dans la technique de la psychanalyse

Anicette Sangnier

« Le séminaire sur La lettre volée »1, prononcé en 1955 et rédigé en 1956, ouvre le volumedes Écrits de Jacques Lacan, en dépit de la diachronie qui en ordonne les textes. C'est dire laplace essentielle que Lacan dans son enseignement accorde au circuit symbolique, soitl'insistance de la chaîne signifiante et le décentrement du sujet qui s'en suit.Lacan s'appuie sur la nouvelle d'Edgar Poe, « La lettre volée », pour montrer que l'ordresymbolique est constituant pour le sujet. Celui-ci reçoit du parcours d'un signifiant – la lettre– sa détermination majeure.Le moi est une fonction imaginaire, du registre du leurre, ses mirages ne s'ordonnent qu'à êtreliés par la chaîne signifiante : « Le retour au moi comme centre et commune mesure n'est pasdu tout impliqué dans le discours de Freud. Il y est même contraire – plus son discourss’avance…et plus il nous montre le moi comme un mirage, une somme d’identifications. » 2

« La lettre volée » fait l'objet d'un long développement dans la troisième partie du séminaireque nous présentons ici.

Le séminaire Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse estdonné de novembre 1954 à juin 1955. Lacan y poursuit son retour à Freud, lecture incisive dutexte, afin de rétablir le tranchant de la vérité freudienne ;Il pousse plus avant l’examen et la critique de la notion du moi dans la théorie de Freud,abordé l’année précédente, menant jusqu’à ses ultimes conséquences l’opération dedécentrement freudien.« Au-delà du principe de plaisir » est le texte pivot de cette opération qui place l’instinct demort au cœur de la théorie.

L’enseignement de ce séminaire nous retient sur plusieurs points :

- Ce séminaire se présente, au cours de plusieurs séances, comme un dialogue. On yrencontre des noms qui nous sont depuis devenus familiers dans le champ de lapsychanalyse : Anzieu, Hyppolyte, Leclaire, Lefebvre-Pontalis, Mannoni, Valabrega.Leurs échanges avec Lacan sont captivants, il s’y dessine l’élaboration de la théoriepsychanalytique orientée par la rigueur de Lacan. Sollicité par Lacan, chacun se risqueà dire son approche du texte freudien ; Ce défrichage, presqu’à bras le corps, estpassionnant. Les discussions sont vives, souvent empreintes d’humour, chacun s’yexpose, y mettant du sien.

- C’est aussi le mouvement d’une époque, à la pensée féconde et active, dans laquelleon se trouve emporté. Alexandre Koyré, Claude Lévi-Strauss, dont Lacan salue etcommente les ouvrages ou les conférences, sont autant de partenaires de sonélaboration.

- Quelques textes que l’on retrouve dans les Ecrits sont contemporains du séminaire etleur étude y est intégrée. Les lire, insérés dans le cours de cet enseignement - sous uneforme plus développée ou quelque peu modifiée - les éclaire d’une manière nouvelle.J'ai cité « Le séminaire sur La lettre volée », il faudrait ajouter : « Variantes de lacure type »3, ou encore, texte antérieur de 1945, « Le temps logique ou l'assertion decertitude anticipée »4, soit l'apologue des trois prisonniers : seul un saut logique, lemoment de conclure, permet au sujet de rompre avec les impasses de la répétition.

- Enfin la pensée de Lacan, il y a plus de cinquante ans, s’avère déjà un puissantantidote aux ravalements des théories et des pratiques contre lesquels nous luttonsaujourd’hui. En suivant Freud au-delà du principe de plaisir, où l’ordre symbolique apartie liée à la mort –en cela c’est notre expérience qui est en jeu – Lacan montre quel’insistance du réel l’emporte sur l’homéostase du moi et ses mirages.

L’au-delà du principe de plaisir et l’instinct de mortFreud n’est pas un humaniste

Le moi est une fonction imaginaire, il est nécessaire de s’en déprendre pour accéder à laconception du sujet qu’énonce Lacan. Prenant appui sur le livre de Lévi-Strauss, Lesstructures élémentaires de la parenté, qui témoigne de la prégnance de l’ordre symbolique –d’où la pertinence de cette question : « en quoi sommes-nous effectivement parents de lamachine ? » - Lacan met en avant la notion de circuit et l’essentiel de la révélationfreudienne : la notion de répétition n’est introduite que par le registre du langage, par lafonction du symbole, « l’être humain est en partie hors de la vie, il participe à l’instinct demort »5. L'insistance répétitive, « Wiederholungszwang » (la compulsion de répétition) c'estbien là la conjonction entre la parole et la mort.Lacan déploie et précise les schémas freudiens de l’Entwurf (Esquisse, 1895) à laTraumdeutung (L’interprétation des rêves, 1899) et forge, à partir de là, deux schémas : lebouquet renversé, schéma optique pour la théorie du narcissisme, et le schéma en croix,schéma L, où l’axe imaginaire du moi, a-a’, vient couper l’axe symbolique S-A, discours del’inconscient.L’avancée de Freud dans la Traumdeutung, démontre Lacan, prolonge la réflexion del’Entwurf. Rêve et symptôme mettent en jeu l’un comme l’autre la structure du langage. C’estlà un point qui insiste; Lacan fouille, étudie, ne lâche pas ce qui fait l’essence du langage,l’ordre symbolique. Son commentaire du texte vise à saisir le progrès de la pensée freudienne,« afin d’expliquer le dernier état de la pensée de Freud, qui s’exprime dans l’Au-delà duprincipe de plaisir ».6

En cernant le génie de Freud, Jacques Lacan épingle – déjà – la pensée behaviouriste commeun « pur et simple escamotage ».C’est en ce point qu’intervient l’étude minutieuse du rêve freudien « L'injection faite à Irma ».Ce rêve fondamental, « le rêve des rêves, le rêve inauguralement déchiffré »7, est décortiquépas à pas, au plus près du texte. Lacan isole ce qu’a été pour Freud l’expérience de ladécouverte de l’Inconscient, faite dans une atmosphère angoissante, nous dit-il. Le

morcellement imaginaire du moi précipite le sujet dans le désarroi, il ne peut trouver son unitéqu’à l’extérieur.Cette lecture du rêve inaugural de Freud, qui emporte au-delà du principe de plaisir, « permetd’aller plus loin, de comprendre comment il faut concevoir l’instinct de mort, le rapport del’instinct de mort avec le symbole, cette parole qui est dans le sujet sans être la parole dusujet ». 8

Wo Es war, soll Ich werden

Lacan rompt radicalement avec une conception intégrative de la psychanalyse: « Si on formedes analystes, c'est pour qu'il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent »9.Lacan forge, en cette année de séminaire, sa conception du cours et de la fin d’une analyse, àrebours des us de l’époque: « L'analyse doit viser au passage d'une vraie parole ... de l'autrecôté du mur du langage (…) c'est la relation dernière du sujet à un Autre véritable, à l'Autrequi donne la réponse qu'on attend pas, qui définit le point terminal de l’analyse »10 Et Lacan de nous livrer sa lecture de la formule freudienne, Wo Es war, soll Ich werden : « Làoù le S (notre sujet) était, le Ich doit être », c'est loin d'être le moi, « que le sujet finisse parcroire au moi est comme tel une folie »11. Au cours d’autres séminaires, Lacan reviendra à ceténoncé, l'accentuant diversement selon les moments et l’orientation de son enseignement.Enfin, reprenant le mythe de Sosie (l’Amphitryon de Plaute à Molière) et l'analyse d'un sujetobsessionnel dont le cas est relevé chez Fairbairn, Lacan donne des orientations très précisespour la lecture des cas et la technique psychanalytique : l'analyste doit se garder d'entériner lafonction du moi, qui fait le sujet dépossédé de lui-même.L'ultime paragraphe du séminaire revient encore sur l'essentiel du texte freudien : « L’ordresignifiant est à la fois non-étant et insistant pour être, voilà ce que Freud vise quand il nousparle de l'instinct de mort comme ce qu'il y a de plus fondamental, - un ordre symbolique engésine, en train de venir, insistant pour être réalisé. »12

1 Lacan J., « Le séminaire sur « La Lettre volée », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11-612 Lacan J., Le Séminaire, Livre II, texte établi par J-A Miller, Paris, Seuil, 1980, p.2443 Lacan J., « Variantes de la cure-type », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 323-3624 Lacan J. « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.197-2135Lacan J., Le Séminaire, livre II, op. cit., p.1136 Ibid., p.1637 Ibid., p.1788 Ibid., p.2039 Lacan J., Le Séminaire, livre II , op. cit., p.28710 Ibid., p.28811 Ibid.12 Ibid., p.375

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Introduction à la lecture du Livre III

Les Psychoses

Valérie Pera Guillot

Résumer ce séminaire s’est très vite avéré une gageure. En effet, Lacan, tout au long de cetteannée, de novembre 1955 à juillet 1956, avance suivant un processus d’élaboration constant.Donc, plutôt que la forme du résumé qui gomme ce mouvement, nous suivrons les cheminsqu’emprunte Lacan pour construire un système logique qui rende compte de l’expérience.Le texte de ce séminaire, tel que Jacques-Alain Miller l’a établi pour sa parution en 1981,révèle un Lacan procédant en détective ; il conduit son auditoire de l’époque, puis nous seslecteurs d’aujourd’hui, sur les traces d’un élément qui manque, et qu’il ne dévoile que dansles dernières séances de l’année. La conférence de J.-A. Miller « Problèmes cliniques pour lapsychanalyse »1, datant de la parution de ce séminaire, a servi de grille pour suivre l’enquête.

Pourquoi « Les psychoses » ?

Lacan est psychiatre et ses textes de jeunesse, parmi lesquels sa thèse, témoignent d’unepratique précoce auprès de patients psychotiques. En 1955, quand il aborde les psychoses àpartir de la psychiatrie, c’est pour en souligner les impasses, et parallèlement il dénonce lemalentendu qui conduit à intégrer la psychanalyse dans la psychiatrie en faisant de lapsychanalyse un instrument qui permettrait de comprendre le fou. Il ne cesse au contraire derépéter aux psychanalystes que dès lors qu’ils croient comprendre le fou, tout est àrecommencer. Il nous engage à relire Freud et à être attentif à la façon dont il procède. Son« coup de génie » a été de déchiffrer le texte écrit par un paranoïaque, le Président Schreber,paru en 1903, sous le titre les Mémoires d’un névropathe2. Il a pris appui sur le témoignageécrit du sujet et est resté au plus près des dires du célèbre Président. L’originalité de Freudtient à ce recours à la lettre souligne Lacan dès 1956 ; elle a permis de poser les bases d’uneconceptualisation du phénomène psychotique au plus près de l’expérience tandis que lapsychiatrie s’est de plus en plus éloignée de cette écoute du sujet, pour se référer à desthéories psychologisantes faisant appel à des normes comportementales. Cependant, dans lechamp de la psychiatrie, Lacan accorde une place particulière à ce que Clérambault a dégagécomme phénomène élémentaire dans la psychose – la pensée répétée, contredite,commandée ; il met l’accent sur le caractère idéiquement neutre3 qui souligne la discordanceobservée entre d’une part le phénomène élémentaire et d’autre part les affects du sujet. Cetteremarque signe la rupture avec la dimension de la compréhension. Lacan en déduit que lephénomène élémentaire est structural. Il le situe, en particulier sous sa forme la pluscaractéristique, celle de l’hallucination, dans le registre même où il apparaît, celui de laparole. Par ailleurs il note que l’édifice du délire a la même structure que le phénomèneélémentaire4 .

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Le phénomène psychotique relève de la parole

« La structure de la parole, note Lacan, c’est que le sujet reçoit de l’autre son message sousune forme inversée. La parole pleine, (…), engagée est fondée sur cette structure. »5. MaisLacan pointe la nécessité de faire intervenir un tiers dans cette dialectique entre le sujet etl’autre : dans le message un Autre est visé, au-delà du partenaire, en tant qu’Autre absolu, ilest garant de ce qui se dit. Concernant la pensée judéo-chrétienne, Lacan situe l’acte de foi quia institué l’existence d’un Dieu non trompeur comme un pas décisif. Sur cet acte repose lacroyance en « une vérité de la réalité »6, et la possibilité de la parole de sujet à sujet. CetAutre doit être reconnu - bien qu’il ne soit pas connu – pour que puisse s’instituer ladimension de la parole vraie.Parallèlement, son étude du témoignage de Schreber le conduit à reconnaître deux types dephénomènes qui marquent une rupture avec le langage commun, celui qui sert àcommuniquer. Il s’agit de l’intuition délirante, phénomène plein, dont la signification nerenvoie à aucune signification et à l’opposé la ritournelle, forme la plus vide, où lasignification ne renvoie plus à rien7. « Ces deux formes, la plus vide et la plus pleine, arrêtentla signification », elles signent le délire.

Verwerfung

Lacan, dans son retour à Freud, s’appuie sur les études cliniques de Freud pour avancer dansl’étude des psychoses. Il s’arrête sur l’hallucination du doigt coupé de l’Homme aux loups, etutilise la formule d’« une coupure d’expérience »8 pour décrire l’épreuve traversée par lepatient de Freud. Celui-ci se remémore une scène vécue à l’âge de cinq ans : il joue avec soncouteau et soudain il remarque qu’il s’est coupé profondément le petit doigt. Il est pris d’uneterreur inexprimable, n’ose rien dire, et quand il regarde son doigt, après un tempsindéfinissable, il constate qu’il n’a rien. Pour rendre compte de cette coupure d’expérience,Lacan se réfère aux catégories de l’imaginaire, du réel et du symbolique. Il retient d’abordque quelque chose de primordial quant à l’être du sujet n’est pas entré dans la symbolisation,et n’a pas été refoulé, contrairement à ce qui se passe dans la névrose, mais a été rejeté. C’estce qui se passe pour le patient de Freud. Pour celui-ci « ne rien savoir de la chose (lacastration), même au sens du refoulé se traduit par ceci que ce qui est refusé dans l’ordresymbolique resurgit dans le réel (sous la forme de l’hallucination) »9. Lacan introduit alors leterme freudien de Verwerfung qui a les rapports les plus étroits avec l’hallucination, c’est-à-dire avec « la réapparition dans le réel de ce qui est refusé par le sujet »10. Tout au long decette année d’enseignement, Lacan cherche la traduction capable de rendre compte au mieuxce que désigne le terme de Verwerfung, au regard de la clinique des psychoses. Il articule laquestion ainsi : « il y a donc à l’origine Bejahung, c’est-à-dire affirmation de ce qui est, ouVerwerfung »11. Ce n’est qu’à la dernière séance, quand il aura dégagé ce quelque chose deprimordial non été symbolisé, ce quelque chose qui manque dans le symbolique, qu’il arrêtele terme de forclusion pour traduire la Verwerfung12.

« le psychotique est un martyr de l’inconscient »

Dans la névrose, la partie de la réalité que le sujet n’a pas pu affronter est conservéesecrètement (dans l’inconscient). On reste dans le même plan, le refoulé reparaît là où il a étérefoulé, dans le symbolique et sous un masque, celui du symptôme. Le névrosé donne untémoignage couvert de l’inconscient qu’il faut déchiffrer.Dans la psychose, le refoulé reparaîtdans un autre lieu, dans l’imaginaire et sans masque. Ce qui lui fait dire que « le psychotique

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est un martyr de l’inconscient »13, au sens où il témoigne à ciel ouvert de l’existence del’inconscient. Le dialogue intérieur permanent auquel est soumis Schreber et qu’il ressentcomme étranger relève de cette structure. Cette expérience d’une présence permanente, sousforme d’un discours qui lui est étranger, conduit Schreber à poser l’existence d’un Autre, dieude langage.

Une clinique de l’Autre

Cette question de l’Autre subit bien des modifications tout au long du Séminaire III. AinsiLacan pose dans les premières leçons qu’il y a exclusion de l’Autre dans la paranoïa pours’interroger à la fin sur « ce que ça veut dire, que l’autre n’existe pas »14 alors que sa lecturedu cas Schreber le conduit à affirmer que l’Autre existe pour Schreber, et plus largement dansla paranoïa. C’est la nature de cet Autre qu’il s’agit alors de définir.Lacan dit qu’il y a exclusion de l’Autre dans la paranoïa au moment où il se réfère à unexemple d’hallucination extrait d’une de ses présentations de malades. La patiente avouequ’elle a dit « Je viens de chez le charcutier » en croisant un voisin et qu’il lui a dit un grosmot, qu’elle n’avoue pas facilement, « Truie ». Ici il n’y a pas d’Autre au-delà de celui auquelelle s’adresse, pas « d’Autre absolu »15 auquel se réfèrerait sa parole, l’Autre « est atteintd’une dégradation imaginaire de l’altérité »16de sorte que la relation à l’autre est tout entièresur l’axe imaginaire, et la patiente situe sa propre parole dans l’autre, un autre qui est elle-même. Lacan se fonde là sur ce qu’il a précédemment articulé avec le stade du miroir et lafaçon dont le moi se constitue à partir de l’image de l’autre, du semblable, le moi étant dansune relation de dépendance à l’égard de cet autre, du semblable, et corrélativement cetterelation aliénante est source de rivalité à l’endroit de cet autre.Le Dieu de Schreber est d’abord présence note Lacan. « Et son mode de présence est le modeparlant. »17. Mais la relation de Schreber à son Autre, depuis son premier thérapeute, leDocteur Flechsig, jusqu’à Dieu c’est le laisser en plan, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix.Chaque fois que Dieu se retire, Schreber est soumis à toutes sortes de phénomènes,hurlements, appels au secours, bruits intrusifs…, qui témoignent d’une décomposition de lastructure du langage. En retour, dans ce rapport mégalomane où Schreber est l’interlocuteurexclusif de Dieu, le grand danger qui menace Dieu, c’est de trop aimer Schreber, Lacan parlelà d’érotomanie divine. Schreber se plaint que cet Autre rapporte tout à lui, Schreber, ce queLacan retient comme un élément essentiel pour poser le diagnostic de psychose « le délirecommence à partir du moment où l’initiative vient d’un Autre »18. Par ailleurs, la relationamoureuse qui lie le sujet à son Autre, en tant que cet Autre est d’une altérité radicale, abolitle sujet et cet amour est un amour mort.

Le signifiant manquant

Pour le sujet névrosé, « l’Autre est le lieu où se constitue le je qui parle avec celui quientend »19. Cela suppose une mise en ordre du signifiant, celle-ci dépend d’un tiers : « il yfaut une loi, une chaîne, un ordre symbolique, l’intervention de l’ordre de la parole, c’est-à-dire du père », sous la forme du « nom du père » précise Lacan. Pour l’homme du discours dela science, c’est le complexe d’Œdipe qui ordonne ainsi le signifiant. C’est au lieu de cetAutre que le sujet pose la question de sa position sexuelle, de la procréation, de la mort en tantqu’elles sont liées à la reconnaissance symbolique. Dans la psychose, l’hétérogénéité radicalede l’Autre ne permet pas au sujet d’y porter sa question. Ainsi il reviendra à Schreber deconstruire lui-même tout un réseau de nature symbolique pour répondre aux grandes questionsde l’existence.Lacan dans tout ce séminaire, dans un but didactique, passe par la névrose pour marquer ce

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qui la différencie de la psychose. Il part d’un signifiant énigmatique pour tout sujet, celui de laprocréation et étudie les conséquences de la rencontre avec ce signifiant énigmatique suivantque le sujet est névrosé ou psychotique. Notons que c’est dans les effets de cette rencontreque se déduit ce qui fait défaut au sujet. Le névrosé prend appui sur le père du complexed’Œdipe, celui qui est porteur du phallus, qui possède la mère de droit, pour soutenir saquestion. Dans une psychose, « quelque chose n’a pas fonctionné au niveau de l’Œdipe »20.Lacan avance alors pas à pas. Dans la psychose, il articule le problème autour du manqued’un signifiant, et c’est paradoxalement par la figure imaginaire du père qui se manifeste par« de l’unilatéral et du monstrueux »21 qu’il introduit ce manque. A la capture imaginaire parl’image du père à laquelle le sujet est soumis, répond « une dépossession primitive dusignifiant »22.Ce signifiant n’a jamais trouvé à s’inscrire, il est rejeté, il est forclos. Cesignifiant manquant, Lacan en suit la trace dans le texte de Schreber et nous le livre à la fin deson séminaire, c’est le Nom-du-Père.

Quelques jalons pour l’avenir

Dans ce séminaire, Lacan n’aborde pas le traitement des psychoses, ou quand il le fait, c’estplutôt pour mettre en garde le clinicien. En effet, la clinique analytique est une clinique quiopère avec le transfert, or le transfert et la prise de parole peuvent être source dedécompensation psychotique.Dans le lien de Schreber à Dieu, Lacan pointe la dimension de jouissance, « voluptéineffable » qui passe par le discours permanent que Schreber doit entretenir avec son Autre23.Il cite également les concepts schrébériens de volupté, de béatitude mais ce sont autant dejalons qu’il reprendra dans la suite de son enseignement.Enfin, c’est en juillet, à la fin de l’année, qu’il aborde la fonction phallique. Il a maintenantl’appui du signifiant du Nom-du-Père pour éclairer le rôle du phallus dans le triangle oedipienet c’est sous cet angle qu’il reprendra son séminaire l’année suivante sous le titre La relationd’objet. 1 Miller J.-A., « Problèmes cliniques pour la psychanalyse », Quarto n°1, revue de l’Ecole de la Causefreudienne en Belgique, 19812 Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Seuil, Paris, traduction française de 1975 de P. Duquenne et N.Sels, 389 pages.3 Lacan J;, Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Seuil, Paris, p.2844 Ibid, p.285 Ibid, p.476 Ibid, p.787 Ibid, p.43/448 Ibid, p.229 Ibid10 Ibid11 Ibid, p.9512 Ibid, p.36113 Ibid, p.14914 Ibid, p.30915 Ibid, p.6216 Ibid, p.11617 Ibid, p.14018 Ibid, p.21819 Ibid, p.30920 Ibid, p.22721 Ibid, p.23022 Ibid, p.23123 Ibid, p.158

Introduction à la lecture du Livre IV

La relation d’objet

Jacques Borie

En 56-57, Lacan tient son séminaire sous un titre paradoxal : La relation d’objet, terme alors

très en vogue chez les post-freudiens anglo-saxons et qu’il ne va cesser de critiquer surtout à

l’occasion de la parution d’un livre des tenants français de cette orientation : La psychanalyse

aujourd’hui .

Le point d’Archimède de cette critique s’entend lorsque Lacan annonce dès la première leçon1qu’il faut compléter son titre d’une deuxième partie …et les structures freudiennes. C’est

donc avec la boussole avec laquelle il vient d’inaugurer son enseignement : le retour à Freud

avec l’hypothèse structuraliste de l’inconscient, que Lacan s’avance contre les tenants de la

relation d’objet en en déduisant : il n’y a de relation qu’au manque d’objet. JA Miller fait

d’ailleurs remarquer que ce séminaire aurait aussi pu s’intituler « la fonction de la

castration »2 , car c’est cette fonction qui organise le rapport du sujet à l’objet sous le mode du

manque. Remettre cette fonction au centre du processus objecte à la considération alors

dominante que la relation à l’objet est une adaptation du moi à la réalité en vue d’obtenir une

relation génitale complète!

Mais si ce contexte critique voir polémique irrigue tout ce séminaire, on doit aussi le lire sous

l’angle de la poursuite par Lacan de son propre effort consistant à mettre à l’épreuve de la

clinique ces avancées conceptuelles tells que la définition de la fonction paternelle par la

métaphore. L’année précédente, par l’examen des psychoses, il avait montré les conséquences

de l’échec de cette opération en la nommant forclusion, et cette fois il aborde les limites de

cette métaphore paternelle par la clinique de la phobie principalement. On comprend

pourquoi : dans la phobie du Petit Hans on a un objet parfaitement identifiable dans

l’expérience commune « le cheval » et dont la valeur subjective ne cesse de se modifier : le

cheval na fait pas peur puis il fait peur et enfin Hans n’en a plus peur ; il ne s’agit donc pas de

chercher une adaptation du moi à la réalité dans le registre de la perception mais à saisir la

logique de ces variations dans leur lien à l’angoisse et à la libido.

Mais la surprise la plus notable pour le lecteur de ce séminaire est la référence faite à

la mère ; on connaissait Lacan comme théoricien de la fonction du Nom-du-Père et voila que

la figure de la mère devient centrale ; mais ce n’est pas une mère réduite aux bons soins à

fournir à l’enfant c’est une mère en tant que femme, sexuée, cherchant dans l’enfant la

réponse à son manque phallique. La leçon centrale de la psychanalyse est que le symptôme

de l’enfant est à déchiffrer en référence à la sexualité féminine. C’est autour d’un manque que

tout tourne. L’enfant tente de répondre de ce manque en jouant la partition du phallus

imaginaire mais son insuffisance rend bien vite la mère inquiétante voire terrifiante ; c’est la

mère « inassouvie » (titre du chapitre XI) à la demande illimitée montrant la carence du père

réduit à l’impuissance bavarde que représente bien le père de Hans.

Cet abord implique que l’objet soit à considérer dans son lien au phallus, en tant qu’il le relie

au manque et qu’il en sexualise la signification.

C’est pourquoi Lacan insiste dans ce séminaire sur la clinique de la phobie et du fétichisme :

la phobie en tant qu’elle met en valeur la dimension métaphorique du cheval comme solution

à la carence du père et du fétiche en tant qu’objet métonymique objectant au manque de pénis

de la mère. Mais ce n’est pas Hans qui est fétichiste, c’est sa mère qui veut le prendre comme

fétiche. La distinction très fine que fait Hans sépare les culottes de la mère en - ce qui le

dégoûte : elles ne sont pas portées par la mère – et ce qui ne lui cause aucun effroi : elles sont

sur le corps de la mère. C’est cette disjonction de l’objet et de l’Autre qui signe la perversion

du fétichiste que n’est pas Hans. Le traitement de la phobie du Petit Hans est conçu comme

une résorption de l’imaginaire (« les perversions transitoires ») par le symbolique à travers

les déplacements que permet le signifiant cheval et ses multiples attelages possibles. L’objet

est donc symbolisable soit par métaphore (phobie) soit par métonymie (fétiche). L’opération

de dévissage de la baignoire par laquelle se termine la cure de Hans est la réponse symbolique

à la crainte de la morsure de la mère ; dévissée, elle devient échangeable et rentre dans le

circuit qui permet à toute chose de ne pas valoir que pour elle-même.

Notons toutefois que cette opération laisse un reste malgré le succès thérapeutique. Si Hans

n’a plus peur du cheval, le noir autour de la bouche reste un point insoluble et qui continue à

l’inquiéter ; la métaphore n’est pas sans reste et le symbolique pas sans trou ; on voit là une

préfiguration de ce que Lacan développera plus tard avec son objet a.

Si ce séminaire met en valeur la puissance de la mère, c’est aussi pour montrer que la

fonction paternelle ne se réduit pas du tout à la personne du père, carent de structure. Et ce

qui apparaît de plus en plus est la multitude des possibilités de suppléance du père ; si le

séminaire III sur les psychoses avait donné cette valeur au délire du paranoïaque, ici la

fonction de suppléance est reconnue au signifiant de la phobie mais aussi à la grand-mère

paternelle qui fait la loi dans la famille, dans une dérivation féminine du Nom-du-Père. On

peut ajouter que le transfert de Hans sur Freud au delà de son père a aussi cette dimension de

suppléance sur ce que veut une mère puisque il lui suppose un savoir en lien à Dieu !

Cinquante ans après, ce séminaire a encore une grande actualité spécialement pour qui

travaille avec des enfants ; la multiplicité des références à des cas le rend encore plus lisible et

le souci de rendre la psychanalyse égale à son temps y affleure en permanence ; ainsi note-t-il

l’actualité de Françoise Sagan (qui vient de publier son premier roman au grand succès

Bonjour tristesse ) pour décrire « l’évolution dans les rapports entre les sexes »3 ; cette

évolution fait de Hans un contemporain de ces « charmants jeunes gens d’après la guerre qui

attendent … pour tout dire qu’on les déculotte» et nous rend encore plus proche notre époque

où les identités sexuelles se sont largement évaporées.

Jacques Borie

1 Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d'objet, texte établi par J-A Miller, Seuil, Paris, 19xx, p.112 Notre commentaire du séminaire s'appuie sur la présentation qu'en a faite J-A Miller dans la Lettre

mensuelle, n°128 et 129, avril/mai 1994, à laquelle je renvoie.3 Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d'objet, op. cit., p.417.

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Introduction à la lecture du Livre V

Les formations de l’inconscient

Myriam Mitelman

Le séminaire sur les formations de l’inconscient 1 peut se dévorer comme un récit d’aventures,à la découverte du grand Autre. Le lecteur du Séminaire, déjà familier de l’ Autre comme« trésor du signifiant » accomplira alors ce grand parcours dévoilant au fil des leçons unAutre infiniment complexe, gros de toute la théorie freudienne sur la constitution du sujet àtravers l’épopée oedipienne.

Le Livre V du Séminaire se prête aussi à une étude minutieuse de l’œuvre de construction,étage par étage, qu’est le graphe du désir, véritable matrice du sujet. Le graphe s’établissantprogressivement figure et scelle l’un des fondamentaux de la doctrine lacanienne : lasolidarité obligée du sujet avec le partenaire incontournable qu’est le grand Autre.

Si Lacan aborde les formations de l’inconscient par un commentaire de l’ouvrage de Freudsur le mot d’esprit2, auquel sont consacrées les sept premières leçons de cette année 1957-1958, c’est en raison de la conception du sujet qui s’y véhicule: un sujet non pas structuré à lamanière du moi de l’expérience, mais étranger à sa propre perception de lui-même, et dontl’analyse du Witz donne les coordonnées précises.

La structure du mot d’esprit met d’emblée l’accent sur l’Autre : c’est à lui que s’adresse biensouvent celui qui énonce le mot d’esprit, à l’instar de Hirsch Hyacinthe, personnage imaginépar Heine et cité par Freud, dont les histoires commencent souvent par cette invocation:« Aussi vrai que Dieu me doit tous les bonheurs… ». Cette dimension d’appel à l’Autrecomme lieu de vérification se fait sentir par exemple sur le plan phénoménologique à traversle besoin que nous éprouvons de trouver quelqu’un à qui raconter le Witz dont nous venonsde rire. Le mot d’esprit nécessite donc la sanction de l’Autre, dont la fonction est del’authentifier.

« Vous êtes trahi en ceci que votre désir a couché avec le signifiant »

Les personnages peuplant les histoires juives chères à Freud, « quémandeurs à qui l’onaccorde ce qu’ils ne demandent pas, ou, ayant obtenu ce qu’ils demandent, en font un autreusage » font consister l’étroite corrélation entre le sujet et l’Autre. Souvenons-nous del’anecdote de ce mendiant venant d’obtenir de son bienfaiteur une somme d’argent pournourrir femme et enfants, surpris par ce dernier en train de savourer un plat de saumon-mayonnaise, et lui rétorquant : « quand je n’ai pas d’argent je ne peux pas manger dusaumon, et quand j’en ai, je ne le pourrais pas non plus ! Alors quand pourrais-je manger dusaumon-mayonnaise ? ». L’histoire incarne ce que toute demande comporte d’aliénation auxsignifiants et aux objets de l’Autre. De cette aliénation, Lacan met en valeur une conséquencedont il ne cessera de remanier tout au long de son œuvre la conceptualisation : au travers des

2

méandres de la demande, le sujet perd le fil de son désir, si bien que celui-ci ne parvientjamais à se faire entendre3.

En ce sens, le trait d’esprit équivaut à une création venant suppléer à l’échec de lacommunication du désir par la voie du signifiant, création que l’Autre entérine. Cette fonctionde garantie d’un message inédit implique un supplément de définition de l’Autre : pouvoirauthentifier une signification nouvelle, non contenue dans le code, nécessite que l’Autrecontienne en lui le principe même du signifiant, il faut « qu’il soit capable de donner lefondement de la loi ».

Complexe d’Œdipe, métaphore paternelle, Nom-du-Père

Les principes mis en valeur par l’analyse du mot d’esprit éclairent de façon lumineuse lecommentaire des textes freudiens sur le complexe d’Œdipe, objet de la deuxième partie duséminaire. Le graphe, enrichi au fur et à mesure de notations cliniques précises, condensera,au fil des douze leçons rassemblées sous l’intitulé « la logique de la castration » lesdéveloppements freudiens sur l’Œdipe.

Suivre la lecture détaillée à laquelle procède Lacan des textes freudiens sera l’occasion pourle lecteur de découvrir la richesse clinique de cette deuxième section. L’objet, le signifiant, lademande, le désir, trouvent ici une application nouvelle. La relation de l’enfant à son l’objetprimordial, la mère, la nécessaire symbolisation de cet objet instaurée par le circuit de lademande, le repérage par l’enfant du désir de la mère au travers de la dialectique phallique,elle-même corrélative du rapport du père à la loi du signifiant, toute cette successiond’opérations s’insère dans le graphe, qui figure progressivement un grand Autre à multiplesétages, que le sujet a à parcourir en son entier, traversant toutes les identifications impliquéespar ce trajet, se trouvant toujours renvoyé, du fait des mécanismes signifiants, à l’ étagesupérieur («à une cour supérieure » dit Lacan), jusqu’à cette limite du Nom-du-Père(équivalant à l’Autre comme fondement de la loi dans l’analyse du mot d’esprit), signifiantultime assurant la stabilité de la construction oedipienne toute entière.

L’analyse du Witz et celle du complexe d’Œdipe sont fondées sur un même point destructure : le sujet se trouve affecté par le désir, mais ne peut parvenir à l’articuler, àvéritablement le signifier du fait de la subversion de ce désir par le signifiant.

Le Witz consiste en une trouvaille qui supplée à l’insuffisance du langage (« le peu de sens »)à traduire le désir.Selon une logique identique, du point de vue de l’enfant ayant à s’inscrire dans la dialectiquesociale en tant qu’être désirant, c’est le phallus qui prend en charge l’ensemble de la questionde la signification, en tant que « symbole général de cette marque, de ce manque fondamentalnécessaire à introduire le désir dans le signifiant », à condition que soit en place le signifiantparticulier qu’est le Nom-du-Père et qui assure l’ancrage du signifiant dans la loi.

L’on peut considérer le séminaire sur Les formations de l’inconscient comme un véritabletraité sur cette notion si problématique et difficile à saisir qu’est le phallus. La troisièmesection en propose plusieurs abords, qui ne se laissent pas nécessairement concilier, mais c’estlà précisément que peut résider l’un des enjeux de cette lecture.

Indiquons simplement quelques perspectives :

3

- Lacan écrit le phallus Φ lorsqu’il évoque la nécessité structurale de ce terme en tantque venant se superposer au corps des signifiants pour désigner l’ensemble des effetsdu signifiant.

- le phallus est le signifiant du désir de l’Autre, « la marque de ce que l’Autre désireen tant qu’Autre réel ».

- C’est grâce au signifiant phallique que se constitue l’au-delà de la demande, l’au-delà du registre signifiant qui ouvre au sujet le champ du désir.

Retour sur le désir

Le désir constitue le concept central de la troisième partie. C’est là le point de vue à partirduquel Lacan interroge la clinique de l’hystérique et de l’obsessionnel. Subverti par lesignifiant et restant de ce fait toujours inexprimé, le désir prend dans ces développementscliniques sur la névrose la valeur d’un indicible, d’un au-delà du signifiant et de l’Autre de lademande, à quoi les symptômes hystérique et obsessionnel ouvrent des voies d’accèsdifférentes. Notons que la composante indicible, inexprimable du désir sera conceptualiséeplus tard par Lacan sous le terme de jouissance.

L’Autre est donc le lieu où se découvre le désir et pourtant simultanément, consiste en unestructure qui empêche sa réalisation. Face à cette impasse constitutive du sujet, l’hystériquemettra l’accent sur l’insatisfaction du désir et pour ce faire cherchera dans le désir de l’Autrel’indice du sien propre, tandis que la stratégie de l’obsessionnel confronté à cette même aporiesera de faire du désir un désir interdit qui nie l’Autre comme tel.

Impossible de restituer ici toute la portée clinique de cette dernière section du séminaire. Sonintitulé, « La dialectique du désir et de la demande dans la clinique et dans la cure desnévroses » tient ses promesses, puisque dans la rubrique des conséquences à tirer de cesleçons sur le désir, un passage est dévolu au désir de l’analyste. Le chapitre XXIV, Transfertet suggestion, donne des indications éthiques précieuses : l’opération analytique y estprésentée comme ayant à maintenir toujours séparées les deux lignes supérieures du graphe,celle du signifiant, de l’identification et de la suggestion d’une part, et d’autre part celle del’au-delà du signifiant, la ligne du transfert. C’est dans l’espace tenu ouvert par l’analysteentre ces deux lignes que le sujet pourra trouver accès à son désir.

Cinquante ans après que Jacques Lacan ait prononcé ces leçons, elles restent d’une actualitébrûlante. A l’heure où les pratiques psy se démultiplient comme autant de stratégies de lasuggestion, à ranger donc à l’étage inférieur du graphe, le cinquième séminaire vise unsommet, redessinant l’offre de la psychanalyse : la conquête, avec chaque analyse, de ce quin’est pas programmable.

Myriam Mitelman

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l'inconscient, texte établi par J-A Miller, Seuil, Paris,Mai 19982 Sigmund Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Gallimard, Paris3 A ce sujet, Jacques-Alain Miller, « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne n°43, mai 1991

Introduction à la lecture du Livre VII

L'éthique de la psychanalyse

Pauline Prost

Ce séminaire occupe une place à part dans l'enseignement de Lacan, le seul dont il ait pu dire

qu'il aurait aimé le rédiger. Cette place d'exception peut se justifier de plusieurs manières; elle

constitue un triple tournant, dans son rapport à Freud, à l'actualité de l'analyse, et aussi à lui-

même, c'est-à-dire aux premiers séminaires (de I à VI), marqués par le primat du symbolique

et de l'inconscient "structuré comme un langage". L'accès du sujet à une parole pleine, au

déchiffrage de ses symptômes, l'assomption de son histoire dans une visée de vérité était déjà

en rupture avec une postérité freudienne qui donnait à la libération du désir "la portée d'un

affranchissement et d'un nouvel hédonisme". Lacan désigne ironiquement de "pastorale

freudienne" "ce "chant des sirènes" qui entretient le malentendu, voire l'imposture d'un retour

à "une morale naturelle", une réponse renouvelée à la demande de bonheur, "à laquelle nous

avons la plus quotidienne affaire", où la libération sexuelle par la levée du refoulement

ouvrirait la voie d'une "érotique", conjuguant morale et clinique dans l'accès au stade génital,

à l'oblativité, à la réciprocité des désirs.

L'Antinaturalisme de Freud.

Lacan prend appui sur les obstacles et les impasses repérés par Freud lui-même dans sa

clinique (le sujet ne veut pas guérir), traduits dans la notion d'un "Au-delà du principe de

plaisir" élargies au "Malaise dans la civilisation". Il lui fait crédit d'avoir buté sur un

paradoxe, une faille, dont le versant subjectif est, pour la conscience morale, de se sentir

d'autant plus coupable qu'elle est exigeante et sévère, et le versant culturel, transhistorique,

mis en scène dans le récit mythique de "Totem et Tabou":le meurtre du Père ne rend pas la

jouissance plus facile, mais en renforce l'interdiction. Tout se passe comme si le vivant

humain, cherchant son Bien, comme tout vivant, dans la sphère du plaisir, rencontrait une

limite, une zone à la fois désirable et défendue. C'est ce que Lacan désigne comme "le secret

du principe de réalité": bien loin de s'opposer au principe de plaisir, il se dédouble entre ce

qui est réglé par les lois du langage, en phase avec le principe de plaisir ( c'est la nouveauté du

Séminaire VII), et un "au-delà", terme qui revient sans cesse dans le séminaire, étranger et

pourtant intime, Autre absolu du sujet, centre exclu, "extime", affect primaire aussi difficile à

nommer qu'à approcher, que Lacan désigne comme "la Chose" (Das Ding), et qui impose la

catégorie du Réel, articulée, pour la première fois, à celle d'imaginaire et de symbolique. Le

Réel est, en ce sens, à l'opposé de la réalité, ce qui doit être évité, contourné.

L'éthique, à la différence de la morale, qui énonce des règes valables pour tous et propose des

idéaux, "s'articule à la visée du réel comme tel, garantie de la Chose", en tant qu'elle désigne

pour chaque sujet le plus grand Bien et le plus grand Mal, au-delà de la distinction du bien et

du mal, la Jouissance, terme promu par Lacan pour situer la psychanalyse à son vrai niveau,

trans- biologique, mais aussi trans-clinique., comme en témoignent les structures cliniques qui

présentent, chacune à sa manière, une posture de défense et d'évitement.( désir impossible,

insatisfait, dénié, refoulé, forclos).

Cet au-delà de toute adaptation vitale, de toute homéostase, que Lacan nomme le Réel, est

aussi un au-delà du discours, et ne s'annonce que sous le voile mythique et religieux,

condensés par Freud dans le drame de Totem et Tabou: la mort du Dieu-Père, relayée par

celle du Dieu-Fils, rebondit dans l'Oedipe, clef de voûte de la construction freudienne et

carrefour structural de la psyché moderne, en ce qu'il maintient la figure du Père interdicteur.

En quoi Lacan peut dire que Freud "sauve le Père".

L'escalier dérobé de la Jouissance: transgression, sublimation, perversion.

Lacan dénonce le caractère postiche, de moins en moins crédible, de ce père interdicteur, et en

dévoile la structure: le désir humain, secrètement aimanté par la Chose, Autre préhistorique et

objet perdu, qui le condamne à la Répétition, en force l'accès à la faveur d'une transgression,

dont le double visage du Père, incarné chez Freud par les deux Moïses, illustre les deux voies,

de la sublimation et de la perversion.

Ainsi la rigueur des dix commandements, sagesse des nations, garante de toute vie sociale,

bien loin d'être adoucie par les visées émancipatrice de l'âge de la science et de la pensée des

Lumières, révèle sa face mortifère sur le double versant d'un désir de savoir, par où la science,

aveugle à toute norme naturelle, se révèle habitée par une pulsion de mort, et une loi morale,

féroce et mortifiante, qui justifie Lacan de réunir l'Impératif Kantien, le "tu dois" absolu, et la

maxime sadienne de la jouissance, dans l'injonction aveugle, et féroce, d'échapper à toutes les

limites, aux aléas et aux incertitudes des affects, du plaisir, des sentiments, où la "nature"

pourrait sembler nous servir de guide dans la conduite de la vie..

Dans cette excès, cette loi inhumaine, sublime ou perverse, se révèle la topologie du désir, qui

campe sur cette frontière où le plaisir se mue en douleur, comme l'atteste, dans la clinique, le

lien subtil entre le symptôme, dont on se plaint, et le fantasme, où chacun loge le scénario

d'une jouissance intime, qui ne s'explique ni ne s'interprète, mais dont l'analysant a à faire le

constat, à mesurer la part d'entraves symptomatiques qu'il dresse sur la voie de son désir.

Le "champ de bataille de notre expérience".

Dans le but d'arracher le désir à la sphère du besoin, de lui restituer sa dimension d'au-delà de

toute harmonie naturelle, le grand détour par le triomphe du monothéisme, le rigorisme

luthérien et kantien, et les impasses sadiennes de l'affranchissement de l'homme de plaisir,

ramènent Lacan à la tragédie antique dont Aristote admettait déjà qu'elle met en échec

l'éthique du Souverain Bien. Ce débat encadre tout le Séminaire, mais c'est la tragédie qui a le

dernier mot.

Au fil de sa "réinterprétation du message Sophocléen" affleure le désir de Lacan lui-même,

son combat pour la dignité de l'analyse, qui donne à tout le Séminaire un ton pathétique, mais

aussi l'enjeu du désir de l'analyste, et de celui qui s'engage avec lui dans cette aventure.

Le héros tragique - tel Oedipe ou Antigone - incarne le sujet du désir qui, franchissant toutes

les limites, accepte d'en payer le prix. Il peut être (et il sera) trahi impunément car il est au-

delà de la crainte et de la pitié, au-delà du "service des Biens", c'est-à-dire de l'utile et des

besoins, au-delà même des pièges et des illusions de "l'amour du prochain". Il assume

l'acceptation radicale, irréductible, de la malédiction de sa lignée, sous la forme du désir de

savoir, pour Oedipe, de la fidélité totale à un frère criminel, pour Antigone.

Cette malédiction consentie, qui mène le héros à sa perte et le pousse à "incarner le pur et

simple désir de mort comme tel", offre à Lacan un miroir, grandiose bien qu'illusoire dans son

extrémité, une sorte de catharsis des illusions euphorisantes et normalisantes de la

psychanalyse: le désir n'est réductible ni au besoin, ni à l'utile, ni même au "possible" qui est

le champ d'action de la loi commune. Il n'accède à l'éthique qu'en affrontant un "impossible",

en s'avançant sur la limite de ce qu'est pour chacun "la Chose", vacuole de jouissance

inconnue, mais irréductible, qui relance et oriente le désir sans qu'il en reconnaisse l'objet.

"Wo es war", "Là où c'était...La Chose", le sujet doit advenir. Ce noyau de jouissance

l'enracine dans sa destinée particulière, qui exige que la dette soit payée. Ce n'est pas tous les

jours le destin des Atrides, mais chacun doit céder "la livre de chair", consentir à la castration.

C'est le message austère que Lacan oppose, en 1960, à la dérive humaniste,

"compassionnelle", dirait-on aujourd'hui, de la psychanalyse.

Pauline Prost

Introduction à la lecture du Livre VIII

Le transfert

Yves-Claude Stavy

Le séminaire VIII suit le séminaire VII

Simple lapalissade ? Allons donc. C’est un préliminaire à toute chance de lecture féconde du

Séminaire de Jacques Lacan, tel qu’il était mené, année après année. Pas d’assertion posée par

Lacan à tel moment de son enseignement, qui puisse se confondre avec un dogme. Plutôt un

pari, constant depuis la thèse sur le cas Aimée : parvenir à cerner un insupportable à partir et

contre les Lumières de ce qui, à tel moment précis, tient lieu de ce qui est sûr. Le sûr

(variable), symptôme d’un point de certitude (constante). « Il arrive que nos élèves se leurrent

de trouver déjà là ce à quoi notre enseignement nous a porté depuis. N’est ce pas assez que ce

qui est là n’en ait pas barré le chemin ?», écrit Lacan en 1966, dans « De nos antécédents »

(1).

Aborder la lecture de tel séminaire de Lacan et non pas de tel autre, c’est devoir déjà isoler

l’enjeu tel qu’il se posait au terme du séminaire précédent.

Le séminaire VII : une éthique de la psychanalyse orientée par la Chose, hors

civilisation langagière

Le séminaire VII L’éthique de la psychanalyse (1959-1960) - précédant le séminaire Le

transfert (1960-1961) -, marque un tournant crucial dans l’enseignement de Jacques Lacan.

Durant les années cinquante, il s’agissait avant tout pour Lacan, d’opérer une distinction entre

ce qui relève de la catégorie du symbolique (fonction et champ de la parole et du langage), et

ce qui relève de la catégorie de l’imaginaire (les identifications moïques, en particulier). Le

séminaire VII opère une mise en cause inédite de la confiance accordée jusque là à l’ordre

symbolique. Il s’agit, pour le Lacan de L’éthique, avec Freud, de tenir compte de ce qui

persiste dans le symptôme, malgré son interprétation la plus rigoureuse. Le symptôme n’obéit

pas seulement aux lois du refoulement. Il s’avère une défense vis-à-vis d’une jouissance ne se

laissant pas annuler par la fonction signifiante : « désir et fantasme ne saturent pas ce dont il

s’agit dans la jouissance, rejetée hors du symbolique et de l’imaginaire, dans le réel », écrit

Jacques-Alain Miller dans les « six paradigmes de la jouissance » (2).

- C’est l’avancée majeure du séminaire VII : une éthique de la psychanalyse n’oubliant pas la

certitude d’un réel hors signifiant, derrière la civilisation langagière.

- Mais cette avancée majeure ouvre elle-même sur une impasse : affirmer que la jouissance ne

provient pas de l’Autre symbolique, mais de la Chose (das Ding), hors symbolisation

langagière, pose la question de savoir comment parvenir à en tenir compte, à l’aide de la

fonction et du champ de la parole et du langage. C’est l’enjeu du séminaire VIII que de

commencer à tenter de répondre à cet enjeu, crucial pour la psychanalyse.

Le transfert avant le séminaire VIII, et le transfert dans le séminaire VIII

Poursuivre l’année suivante sous le titre Le transfert, est l’effort mené dès lors par Lacan,

pour repenser, à nouveaux frais, la relation du signifiant avec le hors symbolisé. A cet égard,

le séminaire VIII, marque une première étape dans un ensemble constitué des quatre

séminaires suivant le séminaire de L’éthique de la psychanalyse, (Le transfert,

L’identification, L’angoisse, et Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse) :

- Le recours au Banquet de Platon permet en effet à Lacan, de mettre en valeur l’agalma dans

le transfert : « quelque chose qui est un élément caché, déterminant, et qui n’a pas le statut, la

structure signifiante», souligne également Jacques-Alain Miller (2). A l’aide d’un signifiant,

le symbole Φ, signifiant de la jouissance, Lacan tente ainsi d’épingler un hors symbolisé.

Dans Le transfert, Φ est en quelque sorte le signifiant d’une jouissance, (elle, hors

symbolique). Cette première étape est donc une étape intermédiaire : dans le séminaire

L’angoisse, la jouissance cesse de trouver son signifiant, tout en trouvant place, en tant

qu’élément, dans la structure: « l’objet a traduit une signifiantisation de la jouissance, en

respectant qu’il ne s’agit pas là de signifiant », écrit encore Jacques-Alain Miller (2).

- Présenter le transfert sous l’égide d’un agalma cachant autant qu’indiquant un élément de

structure non signifiant, c’était de la part de Lacan, produire une subversion inédite de sa

propre théorie du transfert jusque là avancée :

1) Le transfert pour Lacan, avant le séminaire VIII

Les abords théoriques du transfert par Lacan suivent en effet, comme leur ombre, les avancées

et les renversements successifs scandant son enseignement.

a) Avant le séminaire de L’éthique de la psychanalyse, l’enjeu est de donner la priorité aux

lois du langage et du signifiant, sur l’inertie, imaginaire : l’analyste, dans la « Direction de la

cure » (1959), est « celui qui supporte la demande, non comme on le dit pour frustrer le sujet,

mais pour que reparaissent les signifiants où sa frustration est retenue » (3), D’où un transfert

alors « expliqué [par] une régression qui ne montre rien d’autre que le retour au présent de

signifiants usités dans des demandes pour lesquelles il y a prescription » (3).

- Sans doute, Lacan considère-t il dès cette date, que « l’amour, c’est donner ce qu’on n’a

pas » et Lacan d’ajouter aussitôt, que dans la cure, « même ce rien, [l’analyste] ne le donne

pas […]. Autrement, cela ne vaudrait pas cher » (3).

- Mais ce « rien » tel qu’il est abordé avant le séminaire L’éthique de la psychanalyse, est

affine au sujet lui-même : sans la moindre connexion à un reste échappant à la symbolisation.

La théorie du transfert dans la « Direction de la cure », revient à « confondre le transfert est la

demande […]. C’est dire que les demandes n’étaient que transfert, […] mais cela oblige aussi

à écrire le transfert avec le signifiant qui est alors celui de la pulsion chez Lacan [$ <> D]. Ca

donne comme clé de ce virage de la fin de l’analyse, que toutes les demandes qui ont été

déployées durant l’analyse, n’étaient que transfert», souligne Jacques-Alain Miller, dès son

cours de 1985 (4).

« Si le transfert primaire reste le plus souvent à l’état d’ombre, ce n’est pas cela qui

empêchera cette ombre de rêver, et de reproduire sa demande, quand il n’y a plus rien à

demander » affirme encore Lacan en 1959 (3).

b) Le séminaire L’éthique de la psychanalyse opère un renversement inédit des rapports de

l’homme au logos. La jouissance venant de la Chose, et non pas de l’Autre, n’est pas

totalement soustraite par l’opération langagière. L’objet dont la pulsion fait le tour, cesse de

pouvoir être abordé par les seules lois du signifiant à partir desquelles s’articulaient si

rondement : besoin, désir, et demande.

2) La théorie du transfert dans le séminaire VIII

Ce rien, équivalent au sujet dans « Direction de la cure », va subir un renversement sans

précédent dans le séminaire Le transfert :

« Donner ce qu’on n’a pas, suppose un statut singulier de l’inclusion », constate Jacques-

Alain Miller : « Il est intéressant de voir que [dans « la direction de la cure »], la demande

s’adresse à l’Autre du signifiant, et il faut donc que cet Autre dispose des signifiants d’accueil

et de refus. Le sujet en est le serf. On comprendrait de travers la double identification au

signifiant tout puissant de la demande et à l’objet de la demande d’amour, si on ne se rappelait

pas que l’objet est encore [dans « la direction de la cure »] un objet qui est signifiant

imaginaire. […] Si on peut passer au Banquet [dans le séminaire VIII] à des considérations

qui ont l’air tout à fait disjointes sur la demande et le désir au stade oral, anal et génital (5),

c’est que c’est exactement le même mouvement que dans « la direction de la cure », mais

cette fois ci repris avec un statut de l’objet qui n’est plus simplement signifiant. […]. Le sujet

pur, les particularités du sujet sont annulées pour n’être plus que le manque de signifiant.

C’est au contraire du particulier de l’objet, qu’une valeur unique peut émerger et s’instaurer »

(6).

3) La théorie du transfert après le séminaire VIII

Réponse à l’impasse d’une Chose hors d’atteinte, le séminaire Le transfert est une première

tentative de Lacan, pour nouer une nouvelle alliance entre la jouissance et l’Autre, à l’aide

d’un signifiant particulier, le symbole Φ (7). Après cette tentative, Lacan maintiendra son pari,

tout en renonçant dès lors à épingler la jouissance, à l’aide d’un signifiant : ce sera l’inclusion

dans l’Autre d’un objet non signifiant, mais pas hors structure. Les séminaires de L’angoisse

(1962) puis Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1963), seront l’occasion

pour Lacan d’aborder les conséquences d’une jouissance post langage, fragmentée en objets

petit a. Ce qui, dans le séminaire VIII, s’avérait caché sous le semblant flamboyant du phallus

symbolique (7), va trouver une formalisation rigoureuse dans le séminaire Les quatre concepts

fondamentaux de la psychanalyse, à l’aide d’une porte à double entrée: d’une part, le sujet

supposé savoir (« celui que je suppose savoir, je l’aime »); d’autre part, la consistance logique

de l’objet a dans l’Autre. Théorie du transfert et enjeux de fin de cure devaient bientôt trouver

avec l’invention, par Lacan, de la passe (1967), une issue inédite.

Notes

(1) Lacan, Jacques, « De nos antécédents », Ecrits, Seuil, Paris, p.67.(2) Miller, Jacques-Alain, « Les six paradigmes de la jouissance » , La Cause freudienne n°43, p14 et 17(3) Lacan, Jacques, « La direction de la cure », Ecrits, p 618.(4) Miller, Jacques-Alain, cours « L’Orientation lacanienne », « Extimité », cours des 11 et 18 déc. 1985 (inédit).(5) Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Seuil, Paris, chap XIV et XV p 237 à 264(6) op.cit. chap. XVII, p 281 à 296.(7) op.cit. chap. XII « le transfert au présent » p 281 à 296.

Introduction à la lecture du Livre X

L’angoisse

Nathalie Charraud

L’objet a dans le séminaire X

Dans le séminaire X, Lacan souligne qu’au stade oral le petit sujet est dans la confusion del’objet a et de l’Autre, et de lui-même avec l’objet. Le sein fait partie de lui, mais peut devenircessible, séparé : l’angoisse de sevrage correspond au moment où le sein, il puisse le prendreou le lâcher, c’est là où se produit le moment de surprise le plus primitif, accompagné d’unsentiment de déréliction1. La connexion de l’objet oral avec la voix instaure les manifestationsprimaires du surmoi sous forme d’incorporation.Les objets a dans leur pluralité renvoient aux objets pulsionnels freudiens et Lacan tente dansla dernière partie du séminaire une formalisation de chacun de ces objets dans leurappartenance au sujet ou à l’Autre, en des schémas distincts pour chaque objet maisprécurseurs2 de ceux de l’aliénation et de la séparation que l’on trouve dans le séminaire XI,et qui vaudront pour l’objet a en tant que tel. L’objet oral correspondant au besoin renvoie àun besoin dans l’Autre alors que l’objet anal, objet de demande éducative, indique la demandedans l’Autre. L’objet oral complète le petit enfant d’un sein dont il cherchera assez vite, nonsans angoisse, à se sevrer.« Il ne sait pas, il ne peut pas savoir, que le sein, le placenta, c’est la réalité de la limite de apar rapport à l’Autre. Il croit que a, c’est l’Autre, le grand Autre, la mère. En revanche, c’estau niveau anal qu’il a pour la première fois l’occasion de se reconnaître dans un objet. »3

« L’objet anal se trouve à être le premier support de la subjectivation dans le rapport àl’Autre, je veux dire ce en quoi, ou ce par quoi, le sujet est d’abord requis par l’Autre de semanifester comme sujet, sujet de plein droit »4

Au stade anal, c’est la première fois que le sujet a l’occasion de se reconnaître dans un objetdont il se sépare, en réponse à la demande de l’Autre. L’excrément devient objet agalmatique,avec toute l’ambivalence d’une reconnaissance ambiguë de la part de l’Autre qui en faitbientôt, d’un objet admiré, quelque chose de repoussant. « L’évacuation du résultat de lafonction anale en tant que commandée va prendre toute sa portée au niveau phallique commeimageant la perte du phallus »5

Cette imaginarisation s’appuie sur la connexion du stade anal et la scoptophilie. En mêmetemps, elle s’associera à l’angoisse de castration : l’amour se métaphorisera en don, même sion ne donne rien. Le désir si particulier de l’obsessionnel, son ambivalence, est à rattacher àce nouage entre anal, scopique et castration. Le désir sous le mode anal s’appuie sur une sortede métonymie scopique qui fait qu’un objet remplacera toujours l’autre, un désir prendra laplace d’un autre, ce qui peut être source d’inhibition. Le sujet fonctionnant sous le mode oralaura au contraire pour fixation un point, jusqu’à l’aveuglement, avec l’angoisse de se perdre

en perdant l’objet. L’angoisse chez l’obsessionnel, que Lacan caractérise comme angoisseanale, s’accroche à ce noyau irréductible qu’il faut que l’Autre « demande ça ». Sesmanœuvres audacieuses, ses tentatives perverses et raffinées, visent cette demande de la partde l’Autre.La métaphore du don, la fonction de la trace, voire de la signature (chez le voleur) sontempruntées à la sphère anale. « Le don est l’acte suprême, a-t-on dit, et même l’acte socialtotal »6

La référence de Lacan est ici clairement l’essai sur le don de Marcel Mauss.Nous nous proposons de faire un rapide détour par le texte du grand sociologue avant deconsidérer la façon dont Lacan mathémise la grammaire d’une phrase dont la signification estun objet qui émerge d’un nœud de sens tournant précisément autour du don.

L’essai sur le don de Marcel Mauss7

Dans les sociétés dites primitives, les offrandes aux dieux étaient faites pour obtenir leurbienveillance et leur protection. Par contamination, tout don est en quelque sorte signifiant dedemande. L’obligation de rendre met l’accent sur le fait que l’objet est toujours àl’intersection du sujet ($) et de l’Autre (A barré), et qu’il doit circuler. Mauss s’interroge sur« cette force qui pousse à rendre la chose reçue, et en général à exécuter les contrats réels »(p .153). La question du don met en jeu le symbolique des contrats et le réel de l’objet. C’estun « système de prestation totale » dans la mesure où « c’est tout le clan qui contracte pourtous, pour tout ce qu’il possède et pour tout ce qu’il fait, par l’intermédiaire de sonchef »(p.152). Il y a encore prestation totale au sens où c’est le principe de rivalité qui domineces pratiques, jusqu’au potlach. Il y a obligation de donner et de recevoir, refuser de prendreéquivaut à déclarer la guerre.Les objets offerts chez les Trobriandais par exemple, étudiés par Malinowski, étaient desbracelets, des colliers, des haches, etc.., des objets fabriqués, des objets culturels. Pour Mauss,ces objets jouaient le rôle de monnaie. Thésaurisés, ils ont été la source de la fortune desTrobriandais. Non détruits par l’usage, ces objets pouvaient être quantifiés, même s’ilsn’avaient pas la valeur libératoire de nos monnaies modernes. Au contraire, ils demeuraientattachés à des personnes et à des clans, leur valeur est encore subjective et personnelle,mesurée à l’empan de leurs donateurs successifs (p.178).

Dans son introduction à l’œuvre de M.Mauss, Claude Levi-Strauss exprime son admirationpour le grand ethnologue qui « voyait donc juste quand il constatait dès 1902 qu’en somme,dès que nous en arrivons à la représentation des propriétés magiques, nous sommes enprésence de phénomènes semblables à ceux du langage> » (p. XXXI). Quand Mauss parle desystème, comme le faisait d’ailleurs Saussure, Levi-Strauss y voit la naissance d’une penséestructuraliste :« Pour la première fois, le social cesse de relever du domaine de la qualité pure : anecdote,curiosité, matière à description moralisante ou à comparaison érudite et devient un système,entre les parties duquel on peut donc découvrir des connexions, des équivalences et dessolidarités » (p.XXXIII). Les activités sociales s’analysent en termes de relations et decombinatoire et L.S. compare l’essai sur le don à la phonologie et la linguistique, du moinschez Mauss cette orientation est restée à l’état d’esquisse. « Que Mauss n’ait jamais entreprisl’exploitation de sa découverte et qu’il ait ainsi inconsciemment incité Malinowski à se lancerseul (…) dans l’élaboration du système correspondant, est un des grands malheurs del’ethnologie contemporaine » (p.XXXV). Ceci d’autant plus que ce dernier fit reculer lesprogrès acquis en décrivant des phénomènes et en introduisant des postulats sans valeurscientifique. Le commun dénominateur aux yeux de Levi-Strauss des activités sociales

décrites dans l’Essai est le terme d’échange. Ainsi le hau est un produit de la réflexionindigène et Mauss n’aurait pas tiré toutes les conséquences de son observation sur laparticularité linguistique relevée chez les Papous et les Mélanésiens qui « n’ont qu’un seulmot pour désigner l’achat et la vente, le prêt et l’emprunt. Les opérations antithétiques sontexprimées par le même mot ». L.S. nous invite à reformuler ce problème de l’interprétation dujugement mélanésien : « Ne sommes-nous pas dès lors fondé à dire que si Mauss avait puconcevoir le problème du jugement autrement que dans les termes de la logique classique, etle formuler en termes de logique des relations, alors, avec le rôle de la copule, se seraienteffondrées les notions qui en tiennent lieu dans son argumentation (il le dit expressément : <lemana … joue le rôle de la copule dans la proposition>), et le hau dans la théorie du don ? »(p.XL)Le don est donc un acte signifiant au cœur des relations sociales comme des relations entredeux individus. Pour M. Mauss, c’est un acte social total, qui implique et organise la totalitéde la communauté autour, ajoutera Lacan, de la question de l’objet.

« Je te demande de refuser ce que je t’offre »

Cette phrase célèbre, produite par Lacan le 9 février 1972, est construite avec trois verbesdont le dernier signifie un don enveloppé des deux premiers. Cet emboîtement se révèle plusprécisément avec l’écriture qu’il propose : le « je te demande + substantif » s’écrit f(x,y,z). Lesubstantif s’écrit à son tour « refuser » : z=g(x,y,z), où le substantif à son tour s’écrit « ce queje t’offre » : z=h(x,y). La grammaire ainsi fait partie de la signification, comme Jakobsonl’avait affirmé la veille lors d’une conférence. La signification qui émerge est celle d’unobjet : « Je te demande de refuser ce que je t’offre, parce que c’est pas ça ». Mais Lacanprécise que, même sans le « c’est pas ça », la signification de l’objet surgirait d’un nœud desens, du nœud formé par les trois verbes, qui pourrait plutôt s’énoncer : « je te demande derefuser que je t’offre », l’objet est d’autant plus là qu’il est éclipsé de la phrase. C’est de lademande paradoxale qu’émerge l’objet, qui n’est pas ici ramené à l’objet anal, mais à l’objeten tant que tel.

« C’est d’un nœud de sens que surgit l’objet lui-même, et pour le nommer, puisque je l’ainommé comme j’ai pu, l’objet a ».

L’objet a fait partie de ces choses qui ne peuvent se dire, à propos de quoi il vaut mieux setaire, selon Wittgenstein. Et Lacan d’ajouter que c’est bien pourquoi « c’est pas ça ».Au niveau de la logique classique, la phrase devient impossible : si c’est pas ça que je t’offre,alors pourquoi le refuser, et pourquoi le demander ? Il est impossible de soutenir une relationde la demande au refus, de même du refus à l’offre. Autrement dit, si c’est pas ça que jet’offre, c’est pas ça que tu peux refuser, et c’est pas ça que je te demande. Mais l’objet n’estpas tant dans le « c’est pas ça » que dans le nœud des trois verbes, et Lacan affirme que si onôte un de ces verbes, ça ne veut plus rien dire : l’effet de sens est dans la conjonction des troisverbes, en tant que « je l’appelle petit a ». Ce nœud plus précisément sera le nœud borroméenqu’il introduit dans cette leçon pour la première fois.Nous n’avons plus affaire à des objets a, mais à une fonction a que l’on pourrait écrire a(x),où le x décrirait les quatre ou cinq objets de la pulsion. De ces objets pulsionnels, l’objet aémerge donc dans une équivalence des verbes binaires : je t’emmerde, je te regarde, je teparle, je te bouffe, sont tous les quatre grammaticalement équivalents, et c’est cetteéquivalence même qui est l’objet a.Le pivot de la signification qui se trouvait encore dans le séminaire X du côté du père dansson unicité8, se déplace clairement ici du côté de l’objet a élaboré comme unique.

J.A.Miller, dans sa présentation des prochaines journées de l’AMP consacrées à l’objet a,soulignait le moment tournant que représente le séminaire X, concernant la question du pèreen relation à l’objet a.

En effet, il y a à la fin de ce séminaire une sorte d’hommage rendu au père comme père dudésir. Ce père singulier est contemporain d’une élaboration plurielle des objets a. Dans lesséminaires suivants, l’objet a tend à se logifier pour devenir l’indicateur d’une pure placetopologique, alors qu’à l’inverse le père, au moins le Nom-du-Père, se pluralise en les Noms-du-Père9. On assiste dans le séminaire X à ce chiasme entre objet et père, et nous avons pumettre en évidence un moment, dans le séminaire XIX, où l’objet a est effectivement construitcomme ce autour de quoi tourne la signification. C’est l’objet qui, d’une certaine façon,capitonne la signification, et non plus le Nom-du-Père. Au niveau théorique, le petit a dans lesderniers séminaires sera au centre du coinçage du nouage borroméen entre le symbolique,l’imaginaire et le réel.

1 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L'angoisse, texte établi par J-A Miller, Seuil, Paris, p.3622 Ibid, p.3363 Ibid, p.3504 Ibid, p.3795 Ibid, p.3516 Ibid, p.3537 Marcel Mauss, « essai sur le don », Sociologie et anthropologie, PUF 1991 (4ème édition)8 On se rappelle le commentaire de Lacan de la grande scène d’Athalie dans le séminaire III, chapitre XXI, où lacrainte de Dieu est le point de capiton de toute la scène.9 Les noms-du-Père était le titre prévu pour l’année de séminaire suivante, auquel Lacan renoncera pourintroduire, dans le nouveau contexte de l’ENS, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

Introduction à la lecture du Livre XVI

D’un Autre à l’autre

Catherine Bonningue

Un Séminaire charnière

C’est dans la période fort agitée d’après 68 que Lacan s’adresse à un auditoire qu’il neménagera pas pour autant, sous un titre abstrait et peu séducteur.1 Un titre, de plus, quisemble nous orienter vers un binaire d’un Lacan classique : petit autre/grand Autre. Lepetit autre étant le semblable, formé à son image, et l’Autre un autre sujet authentique,qui peut tromper. Une distinction basique de l’imaginaire et du symbolique, du moi etdu sujet. Un bougé est bien au contraire introduit dans ce Séminaire sur ces deuxtermes. L’Autre étant plutôt ici, notamment dans la figure de l’analyste, l’inconsistant,qui ne garantit son acte que dans une réponse surprise. L’autre n’est plus mirage, refletou ombre, mais consistant (objet a).Ce Séminaire est charnière dans l’enseignement de Lacan, annonçant le dernier Lacan(Encore), et reprenant en les remaniant, par exemple, les leçons de L’éthique de lapsychanalyse sur la Chose, transformé en concept de jouissance, et celles de L’angoissesur les prélèvements corporels, qui sont ici en quelque sorte logifiés. Dans D’un Autre àl’autre, l’ordre symbolique de l’Autre n’est plus, Lacan nous annonçant ce qui sera laplurification des noms du père, en en faisant un Autre multiple, feuilleté, là où l’objet a,l’autre, lui, est unique, posé comme une consistance logique satisfaite d’une certainemanière par les divers prélèvement corporels.Ce Séminaire tranche aussi avec de grands textes du Lacan classique comme« Subversion du sujet » où l’incomplétude de l’Autre — — renvoyait à un manquede signifiant, laissant Lacan encore à des références d’ordre linguistique. Lacan se faitici argumentateur, et ce, à partir de la logique du signifiant. Il explore ainsi le rapportentre un Autre inconsistant et ce qui revient de jouissance du côté du sujet. Il est déjàsur le chemin de ce qu’il appellera parlêtre, corrélant sujet et jouissance.

Lacan convoque Gödel : nulle consistance de vérité dans l’Autre. Mais aussi Pascal,dans une exploitation inédite de son « pari » pour mettre en valeur les formes évaluablesde la jouissance. La mise dans la partie du pari de Pascal, c’est les plaisirs réduits ausignifiant, que Lacan fait passer à la moulinette de son « choix forcé » construit sur lesopérations aliénation/séparation. Il donnera forme à la jouissance dans le plus-de-jouir,

construit sur la plus-value marxienne. C’est la logification de l’objet a qui le conduiraaux quatre discours de L’envers de la psychanalyse. Trois d’entre eux sont déjà articulésà la fin de ce Séminaire.Le petit autre est donc ici résolument un autre logique, un trou dans un Autreinconsistant. Il est ainsi apparié, « enforme » de l’Autre. L’autre objet a vient à la placede la barre dans l’Autre ; il est l’ultime. Pouvant être la structure (topologique) même del’Autre en même temps que l’essentiel du sujet. Il est équivalent au grand J de laJouissance et au grand A de l’Autre. Chaque objet a impose une structure topologiquedistincte à l’Autre, imposant ainsi une forme à la jouissance.Lacan a aussi recours à la mathématique d’un Fibonacci pour avancer dans un conceptde répétition freudien refondé en répétition de jouissance, lui laissant encore ici pour untemps ses adhérences au signifiant en tant que répétition de plus-de-jouir.

La clinique est aussi au rendez-vous de ce Séminaire avant tout structural, celle del’homme et de la femme, de l’obsessionnel et de l’hystérique, et surtout de laperversion, dans une approche qui est à la fois freudienne et en même temps renouvelée,puisque Lacan ne part pas du fantasme pervers du névrosé, mais de l’exhibitionnisme etdu voyeurisme, du masochisme et du sadisme. En quelque sorte une clinique du sujet dela jouissance. Seront dégagés à proprement parler l’objet regard et l’objet voix,lacanisés, au fond, sur leurs soubassements freudiens, l’objet a étant la plaque tournantede cette clinique de la perversion. Les névroses sont autant de réponses auximpossibilités auxquelles sont confrontés les êtres sexués, et aux interrogations quant ausavoir dans son rapport à la jouissance. La relation entre les sexes, telle qu’elle estabordée ici, nous met sur la voie du dit de Lacan « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Ilperce à jour le mystère de la jouissance autoérotique liée à celle orientée vers lepartenaire sexuel. La clinique nous entraîne à la rencontre d’un certain nombre d’êtresmathématiques et de structures logiques.Le fantasme est abordé dans ce Séminaire comme empêchant l’harmonie sexuelle, etfaisant écran à l’inconsistance de l’Autre. L’incidence de la jouissance se situe ici dansle trauma auquel il s’agit de donner son statut. L’acte analytique est le mystère du désirde l’analyste, puisqu’une analyse se conclut par la chute du sujet supposé savoir,rencontré par l’analysant pour obtenir la vérité sur son être.Lacan nous fait apparaître le destin de tout sujet, qui est, du fait qu’il parle, d’avoir uninconscient. Un être écorné. Le sujet est ici effaçon, toujours effacé, laissant le Je,ébauche du parlêtre, prendre sa place. C’est un sujet surgi du rapport indicible à lajouissance, être du sujet, la jouissance faisant la substance même de la psychanalyse. Lajouissance, un absolu pour le sujet.

D’un Autre à l’autre est cependant avant tout structuraliste, nous présentant uneclinique structure, et mettant en valeur une armature signifiante sur le fond informe dela jouissance. On assiste à un passage du mythique au logique, soit à un discours sansparole, ce qui trouvera un point d’aboutissement dans les formules de la sexuation.Concluons maintenant sur l’abord de la politique par Lacan cette année-là qui se trouvamarquée par son expulsion de la rue d’Ulm. Ce qui ne le laissa pas sans son reste de« bout d’Ulm », comme il aimait le formuler. Son emprunt étant là au Hegel de Kojève.Loin des élaborations de l’époque d’un Michel Foucault, il oppose le pouvoir au savoir.Pour faire le choix du savoir, bien entendu, dans un couplage à la jouissance. CeSéminaire est d’une certaine façon une réponse de Lacan aux événements de Mai. De

Marx à Lacan, pourrait-on dire. Il nous donne avant l’heure une lecture de ce qui estdevenu la puissance du marché, sa promotion comme absolu.

1 Nous reprenons ici de très près « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », de Jacques-AlainMiller, La Cause freudienne n° 65 à 67, Paris, Navarin/Seuil, 2006, 2007.

Introduction à la lecture du Livre XVII

L’envers de la psychanalyse

Jean-Luc Monnier

Le séminaire XVII a été publié, en mars 1991, par Jacques-Alain Miller qui en a établi le

texte. Ce n’est pas un séminaire d’aspect homogène, comme peut l’être L’angoisse : il se

compose de plusieurs parties distinctes et sa structure reflète le contexte social et politique

dans lequel Jacques Lacan l’a prononcé. En effet, la première leçon fut donnée le 26

novembre 1969 et la dernière le 17 juin 1970, c’est-à-dire en ces temps encore troublés qui

ont suivi les événements de 68. Et, pour la première fois, comme le rappelle Jacques-Alain

Miller dans son cours du 22 février 2006, il n’a lieu que tous les quinze jours.

Charnière dans l’enseignement de Lacan, le Séminaire XVII introduit la dernière période à

laquelle le séminaire XX donnera son accomplissement logique en assignant la « première

place » à la jouissance ; en même temps il marque un aboutissement de la recherche

développée dans le séminaire précédent : c’est-à-dire le séminaire XVI D’un Autre à l’autre.

Citons Jacques-Alain Miller dans son cours du 3 mai 2005 :

« Et donc le Séminaire XIV et le Séminaire XV font la paire, comme le SéminaireXVI D’un Autre à l’autre et le Séminaire XVII L'envers de la psychanalyse le fontégalement. Puisque comme j'ai déjà pu le montrer c'est la première leçon du Séminairede L'envers de la psychanalyse qui donne son coup de fion, achève la recherchecommencée dans D'un Autre à l’autre. »

La construction hétérogène accouche cependant d’une cohérence. Le séminaire XVII est

entièrement consacré à l’étude du rapport logique entre jouissance et signifiant, mais dans une

perspective nouvelle : non plus dans le rapport interdit/franchissement que Lacan avait

développé dans le Séminaire L’éthique de la psychanalyse, mais dans un rapport d’usage,

lorsque cette jouissance prend la forme de l’objet plus-de-jouir, de « boni »1 déjà dégagé

l’année précédente. C’est ce que formalisera le premier chapitre intitulé « production des

quatre discours ». Introduction au Séminaire mais aussi bien grille de lecture, décodeur, ce

chapitre place d’emblée la répétition au carrefour du signifiant et de la jouissance, à la fois

sous le signe de son retour et de sa perte : la répétition est le rappel d’une jouissance mythique

dont le « signifiant [se fait] l’appareil,2 » et expérience de son deuil .

Le père freudien « tout amour »3 se trouve radicalement mis en cause dans sa fonction de

porteur de la Loi et c’est en cela aussi que le Séminaire XVII est une charnière, il est l’écho

dans la théorie lacanienne des bouleversements de la clinique contemporaine de l’après-68.

Ce père freudien revisité, sous les espèces du père de Dora qui en fait surgir la vérité – sa

castration, voit sa figure et son opération, déjà pluralisée, assumée par la fonction logique du

signifiant maître, S1.

Le « démontage » des mythes freudiens, Œdipe, Totem et Tabou, Moïse, que Lacan met en

série logiquement, dans leur « discordance »,4 lui permet de les saisir dans leur essence

« d’énoncé de l’impossible. »5 Le père s’y révèle donc pour ce qu’il est : un agent, une

couverture, un semblant, un effet du langage destiné à masquer que la jouissance est déjà

trouée, marquée d’un moins, d’une perte.

C’est sur une route qui conduit de l’interdit à l’impossible comme réel que le séminaire XVII

nous emmène. Un tel voyage ne sera pas sans conséquence sur le statut de la vérité dont le

mi-dire ne tient pas tant à la « censure qu’à la structure »6 : c’est aussi en cela qu’elle se fait

sœur de la jouissance.

Dans le chapitre conclusif intitulé par Jacques-Alain Miller :« Le pouvoir des impossibles »,

Lacan boucle son propos en introduisant un concept à première vue inattendu : la honte,

curseur à l’aide duquel se mesure pour le sujet moderne le rapport du signifiant maître à la

jouissance dans le monde contemporain. Par là, il faire apercevoir à ses auditeurs l’ampleur

du bouleversement éthique qui agite déjà cette époque, et ne cesse de se développer depuis.

La honte ou plutôt sa disparition résonne avec la décrépitude du père et la corruption du lien

entre le sujet et le signifiant maître, dont se nourrit une « jouissance spectacularisée ». C’est

par une phrase-choc « Il m’arrive de vous faire honte », que Lacan conclut son propos cette

année-là. Il indique alors une place pour le psychanalyste qui serait de jouer la honte pour en

faire l’index de la jouissance et la remettre à sa place de cause.

Ce Séminaire est à l’image de son œuvre : visionnaire, dessinant il y plus de trente ans les

contours de notre monde moderne et de son éthique du bien-jouir : logiquement et donc sans

concession.

1 J. Lacan, Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J-A Miler, Seuil, Paris, mars1991, p.19.2 ibid. p. 54.3 ibid. p. 114.4 J.A. Miller, cours du 11 juin 2003, Un effort de poésie, non publié.5 J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit. p. 1456 J. A. Miller, cours du 11 juin 2003, op. cit.

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Introduction à la lecture du Livre XVIII

D’un discours qui ne serait pas du semblant

Dominique Laurent

Discours et coupure : Sexus cuts

Ce titre peut paraître énigmatique pour présenter le séminaire XVIII « D’un discours qui neserait pas du semblant » sorti en librairie le 8 novembre. L’énigme tente de répondre à celledu titre du séminaire. Il faut le lire comme une référence à la littérature et au cinémaaméricains pour aborder ce dont traite ce texte. Référence à Henry Miller, William Burroughs,Raymond Carver et Robert Altman . Ce séminaire fait partie du dernier enseignement deLacan. L’établissement de ce séminaire par J.A.Miller est un tour de force d’autant plusprécieux pour la communauté analytique qu’il se double d’un commentaire continu pour endémontrer la logique. S’il permettra au terme de sa lecture de donner « sa valeur exacte àl’aphorisme lacanien : il n’y a pas de rapport sexuel » , la coupure peut être une façon del’aborder .

Une écriture déduite de la coupure

Comment passe-t-on de la coupure de la castration et de l’objet a à la formulation du nonrapport sexuel ? Ceci suppose une autre écriture, un autre algorithme que celui de Saussure.Une écriture déduite de la pratique de la coupure, de la ponctuation que suppose la séanceanalytique. De ce non rapport pourrait s’autoriser la coupure d’avec un discours qui « sedéveloppe à partir du semblant ».C’est dans cet écart, ce passage de la coupure à l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel quese déploie la parole comme rapport sexuel. De ce point « ça laisse un peu à désirer »1 . Danssa cinquième leçon Lacan « abat la carte » de l’écrit non pas pour montrer, mais« démontrer » l’achose, l’objet a, la jouissance dont le sujet est séparé et qu’il tente derécupérer par son fantasme et son fonctionnement pulsionnel. Il rappelle que pour parler del’achose il lui a fallu le support de l’écrit sous la forme du graphe du désir. La lettre, lesLettres, letter, litter, la lettre volée qui circule et dont on ne saura jamais ce qu’elle contient,lituraterre, la lettre littoral entre la jouissance et le savoir2 sont autant de façons de désignerpour la psychanalyse le bord du trou dans le savoir. Trou dans le savoir qui ne permet pasl’écriture du rapport sexuel qui dirait enfin à chacun comment se comporter à l’endroit du

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sexe. Trou dans le savoir qui ne permet pas de résorber l’objet a dans le savoir. L’inconscientstructuré comme un langage , conçu à partir de 67 non plus comme un signifiant privé desens en attente d’une signification mais comme une articulation signifiante hors sens qui senoue par un réel et non par le sens ,« commande cette fonction de la lettre » 3. Si la lettresymbolise tous les effets de signifiants dont les interprétations se résument à la jouissance,rien ne permet pourtant de la « confondre avec le signifiant »4. Si Lacan propose le texte dePoe à la psychanalyse, « c’est justement de ce qu’elle ne puisse l’aborder qu’à y montrer sonéchec. C’est par là que je l’éclaire, la psychanalyse… Je l’éclaire de démontrer où elle faittrou. »5 C’est à partir de cette perspective que nous poursuivrons le fil de ce développement.

La séance analytique, l’écrit et la ponctuation

La séance psychanalytique comme l’a formulé Lacan, a partie liée à la façon dont un sujetdans une civilisation donnée, peut se raconter lui -même. Elle a partie liée avec la subjectivitéde l’époque. C’est pourquoi la littérature a parasité, hanté longtemps la séancepsychanalytique. Arthur Schnitzler a tout de suite tiré parti des apports nouveaux de lapsychanalyse. La traumnovelle de 1926 en est un témoignage fascinant, et la mise en scènerécente au cinéma par Stanley Kubrick sous le titre « eyes wide shut » en donne une nouvellelecture : celui d’un récit hystérique lu du point de vue paranoïaque. Déplacement de discourset de signifiant maître. Lacan a révélé avec le séminaire XXIII les rapports de la séance analytique qu’il a inventée,avec l’écriture joycienne. Il conçoit en effet la séance analytique à la hauteur d’un inconscientréel qui serait celui de lalangue , à l’aune en somme d’une écriture Joycienne, qui toléreraitpourtant la ponctuation par la coupure. L’inconscient de l’écriture joycienne, tel qu’il apparaîtdans le monologue de Molly Blum ou dans Finnegan’s wake se déroule sans véritable signede ponctuation. C’est le Paradis de lalangue comme l’a bien vu Philippe Sollers.Proust, Joyce, Kafka à sa façon, ont inventé différents registres du monologue intérieur sanssigne de ponctuation ou témoignant d’une maîtrise inouïe de la ponctuation de phrasesinterminables.L’absence de ponctuation dans les textes écrits n’est pas une nouveauté. Celle-ci marquaitdéjà les textes sacrés. Salomon ben Isaac plus connu sous son acrostiche Rachi est le premierau XIe siècle à avoir osé mettre des points de ponctuation, des signes diacritiques, dans laThora. Jusque-là, le commentaire du texte s’articulait sur le midrash des versets. Devant unedifficulté de compréhension textuelle ou contextuelle, les maîtres tendaient à donner desréponses indirectes. Sans se lancer dans des débats théologiques ardus mais en sélectionnantdans l’immense compilation des midrashim, il a su restituer le sens d’une langue devenue tropancienne pour être comprise. Son nom est resté immortel pour cette audace interprétative.Cette audace vaut aussi pour Saint Jérôme et sa traduction latine de la bible dans la traditioncatholique. La traduction, le passage d’une langue à l’autre, est aussi affaire de ponctuation.Le sens donné dans une traduction dépend de la coupure de la ponctuation.

Le refus de la langue intérieure, la phrase courte, quel cut ?

Si le monologue intérieur s’exprimait de façon inédite en Europe dans ce début du XXesiècle, la littérature américaine dans le même temps choisissait une tout autre voie qui n’a pasété sans conséquence sur nombre d’écrivains et philosophes. Hemingway, Steinbeck, DosPassos, Pound, Faulkner ont refusé la langue intérieure et privilégié la phrase courte et lescoupures sur des segments plus ou moins hors sens des conduites. La juxtaposition de cessegments fait l’oeuvre et opère une déstructuration narrative du roman telle qu’elle a été miseen place en Europe au 19 eme siècle.

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Cette nouvelle façon d’écrire montre en acte le pouvoir de la littérature. Elle a débordé parl’excès et la coupure hors sens, les cadres que la rhétorique avait construits pour faire seconjoindre le signifiant et le sens.Mais le pire était à venir avec la Beat Generation et sa volonté farouche d’écrire autrementqu’Hemingway. L’accord se porte dans les années 50-60 sur une coupure qui ne porte plus surle sens mais sur ce que Lacan appellera le joui-sens. L’éponyme de cette tentative, se réaliseavec la technique littéraire du cut up de W.S Burroughs, le plus sombre des trois anges de laBeat Generation. Le cut up consiste à écrire un texte à partir de bribes de mots écrits ouentendus, découpées et mélangées au hasard sous l’empire de l’héroïne. Le cut porte sur lehors sens, mais se fonde sur l’expérience de la jouissance du toxique. Lacan notait que l’usagede la drogue permettait de rompre le mariage avec le phallus et d’avoir accès à ce qui seraitun envers de la castration soit l’illusion d’un accès enfin à la satisfaction qui serait la bonne.Nous pourrions opposer ici une littérature fondée sur le phallus comme semblant « agent àpartir duquel s’organise un discours » et une littérature qui tente de se fonder sur une coupured’avec ce semblant-là, et qui passe par l’expérience corporelle d’une jouissance autoérotiquedestructrice liée à l’usage du toxique. Que dire de Joyce ? La corporisation du signifiant que Lacan aborde dans « Radiophonie »aborde le signifiant par lalangue et renvoie à la façon dont le corps de chacun s’y estintroduit. Le « reusement » ou le « tétable » de Leiris renvoie à une lalangue avant que celle-ci ne soit disciplinée par le langage. Le « reusement » renvoie à des expériences du corpsjouissant. Ce signifiant résonne à partir de la jouissance qu’il recèle. Leiris essaie de faitapparaître dans l’écrit quelque chose d’avant la parole, une lalangue comme jouissanceautiste. Nous pourrions dire que l’écriture joycienne est une généralisation de ce que Leirisisole avec le « reusement », une généralisation élevée à la dimension de lalangue commeexpérience corporelle de jouissance. Nous pourrions ajouter que la littérature du joui-sens arétroagi sur le roman noir qui la précédait.Les grands romans noirs, ceux de Raymond Chandler et de Dashiel Hammett qui sont entrésdans le panthéon de la littérature, ont fait se rejoindre autrement que Gide et son acte gratuit,l’acte et le hors sens. Une nouvelle dramatisation est apparue avec l’enquête critiquedisposant des moyens de la science. La littérature de James Ellroy, à cet égard, a anticipé « lesexperts ». « Le dahlia noir », enquête sur le meurtre réel et atroce d’une jeune femme à LosAngeles, est l’écriture en abîme d’une enquête qu’Ellroy n’a jamais résolue : celle du meurtrede sa mère dans des circonstances proches. Les hommes et les femmes pris dans la danse dusexe et de la mort, dévoilent de façon radicale le fait qu’ il n’y a pas de semblant permettantd’établir un rapport entre homme et femme , quels que soient les discours établis. Ellroyinterroge toutes les fictions possibles de chacun, sans succès pour tenter de donner du sens aupassage à l’acte meurtrier dont la jouissance horrible en jeu se mesure aux atrocités commises.De façon plus contemporaine, les nouvelles de Raymond Carver, quant à elles, interrogent lesemblant par sa coupure en termes de jouissance. Short cuts, le film de Robert Altman dont lescénario tiré du recueil de nouvelles de Carver fait tenir ensemble des histoires dont lacoupure ne repose plus sur le récit ou le signifié à proprement parler, mais sur la jouissance.La façon de filmer d’Altman accentue, bien entendu, les modalités de la coupure chez Carverdont des documents récents font valoir le rôle décisif de l’éditeur.

De la bonne coupure

La littérature contemporaine est hantée par ce qui serait la bonne coupure. Coupure sur lesens, le hors sens ou la jouissance. C’est exactement ce qui a été la préoccupation scientifiquede Lacan, qui a accompagné la littérature tout en suivant son objectif propre, celui de laconstruction de la bonne coupure pour la séance psychanalytique. Une coupure qui ne se

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fierait pas au sens donc au semblant, mais qui en tiendrait compte pour provoquer unerupture ou plutôt une certaine façon de faire du sujet avec sa jouissance. Il ne s’agit pas d’uneprise de conscience – ça ce sont des histoires de TCC. Cela relève plutôt de l’insightfulgurant. Sans sortir de la méconnaissance, il s’agit d’obtenir du sujet qu’il construise avecles signifiants qui ont marqué son corps de jouissance, un bord pulsionnel qui le sépare d’unecertaine façon de la jouissance qui le hante. Le Séminaire comme le dit J.A. Miller6 montre comment tout discours se développe à partird’un signifiant maître ou d’un élément en position de signifiant maître qui n’est rien d’autrequ’un semblant. C’est un signifiant imaginaire « qui donne son support imaginaire à ce quel’on appelle : autorité, pouvoir, maîtrise. C’est l’agent d’un discours… son insigne, ce au nomde quoi on parle et on agit, et que l’on ne met pas en question.. » C’est la mise en question deces signifiants maîtres dans la névrose qui laisse une chance de desserrer l’étau desidentifications et aborder ce qui de la jouissance peut s’appréhender dans le symbolique.La Californie, par la littérature et le cinéma, est à cet égard un laboratoire d’expérience où sedénudent les signifiants maîtres et où s’inventent dans le même temps des semblantsnouveaux de la société démocratique dans un nouage inédit avec la science. Berkeley, Siliconvalley, Hollywood, sont les héritiers de la grande ruée vers l’or qui a marqué la création del’état californien. Citizen Kane d’Orson Welles a mis en valeur le signifiant maître qu’estl’argent pour mieux critiquer l’empire de ce S1, sous les formes qu’il prenait alors, quasimenten temps réel. La tentative folle du Hearst Castle de récupérer les œuvres d’art de l’histoiredu monde dans un montage de décor qui ne s’avoue pas mexicain, devient alors une sommede semblants. Les œuvres ont été rassemblées par le fait du prince, qui par les mines d’argentdont il a hérité et son génie propre dans les affaires, lui a permis de construire un fantasme.Si l’on veut l’ordonner comme Welles a cru pouvoir le faire autour d’une mère adorée, on diraque ce décor extravagant lui a permis de rejoindre le souvenir magnifié d’un voyage partagéseul avec sa mère dans les trésors de l’art européen. Rendu maintenant accessible au public,le Castle se visite avec des guides qui ne portent aucun jugement de valeur et apportent peud’éléments sur l’origine des œuvres et l’histoire de l’art dans laquelle elles s’inscrivent. Toutest réduit à l’état de semblant, de semblants sans valeur au regard de la fortune qui les aacquises. C’est l’envers de ce que nous appelons les semblants. Reconnaissons à OrsonWelles d’avoir su se réveiller avant l’Europe d’un rêve de pouvoir. L’Europe, faut-il le dire,était alors encore encombrée des miasmes des furhers : furher, duce, conducator, petit père,maréchal. Il a fallu que ces semblants tombent pour que Lacan en fasse l’élaboration: soit unecritique radicale du semblant fondamental qu’est le Nom du Père.Une coupure qui ne serait pas du semblant n’est pas une coupure obtenue par les paradisartificiels, ni par les paradis « authentiques » de Philippe Sollers. Lacan proposera unenouvelle façon d’articuler la coupure du non-rapport sexuel, en la situant non plus entermes de castration ou de privation mais dans une zone de contact : la compacité. Le realcut, ce n’est ni le short cut ni le long cut : c’est la coupure indéfinie. Autrement dit la vie.

1 Lacan J, Le Séminaire livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J-A Miller,Seuil, Paris, 2007, p 832 ibid p 1173 ibid p 1174 ibid p1185 ibid p1166 Miller, J-A, Lettre en ligne, n°42