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B ERNARD N ADOULEK L’épopée des civilisations Le choc des civilisations n’aura pas lieu, mais la guerre des ressources a commencé… © Éditions Eyrolles, 2005 ISBN : 2-7081-3243-1

Introduction - eyrolles.com · ... à la poursuite du terrorisme international et au danger le plus important qui vient aujourd’hui de la prolifération nucléaire. D’un point

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ERNARD

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ADOULEK

L’épopée des civilisations

Le choc des civilisations n’aura pas lieu, mais la guerre des ressources a commencé…

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© Éditions Eyrolles, 2005

ISBN : 2-7081-3243-1

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Introduction

ENJEUX DE LA MONDIALISATION

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Le redéploiement identitaire

Après un siècle d’affrontements idéologiques et militaires entre fascisme,communisme et démocratie libérale, nous revenons à un principe d’affirma-tion identitaire des puissances fondé sur les civilisations. Après un demi-sièclede relations internationales basées sur l’opposition bipolaire des blocs Est-Ouest et de leurs idéologies, communisme et capitalisme, nous revenons à unsystème multipolaire dont les protagonistes se définissent par leur héritage his-torique, leur culture et leur religion. Après la dernière décennie du

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siècleoù, dans les pays occidentaux développés, on a pu croire à l’avènement d’unecivilisation universelle fondée sur la démocratie libérale, c’est aujourd’huil’éventualité d’une guerre de civilisations qui occupe le devant de la scènemédiatique. Quelle nouvelle vision du monde pouvons-nous fonder en ter-mes de valeurs, de cultures, de civilisations ? Mais attention, une crise de civi-lisation peut en cacher une autre. Vivons-nous un choc des civilisations, ausens identitaire d’un affrontement entre, par exemple, l’Orient et l’Occident,ou une crise de la civilisation, au sens universel de ce terme, c’est-à-dired’une crise de notre modèle mondial de développement ?

L’épopée des civilisations commence il y a environ 2,5 millions d’années,avec les premiers outils du paléolithique. Le concept de civilisation définitrétrospectivement le genre humain tout entier en un sens universel etdynamique : celui de la formidable épopée qui nous a conduits à conquérirles cinq continents, à apprendre à vivre dans tous ses écosystèmes, même lesplus rudes, à naviguer sur les fleuves, sur la mer, sur l’océan, dans le ciel et,demain, dans l’espace où nous trouverons une sphère d’expansion illimitée. Lacivilisation, en son sens singulier et universel, désigne donc l’état d’avance-ment matériel et intellectuel du genre humain. En revanche, les civilisations,en leur sens pluriel et identitaire, sont les sept civilisations qui se sont mainte-nues jusqu’à nous et ont acquis une dimension mondiale. Les civilisationsafricaine, anglo-saxonne, asiatique, indienne, latine, musulmane, slave, totali-sent ensemble plus de 90 % de la population, de l’espace et des ressourcesmondiales

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. Ces sept civilisations constituent de nouveaux pôles de référencede la mondialisation. Sept univers mentaux très éloignés les uns des autres carles civilisations déterminent nos conceptions de la société, de l’économie, dupolitique.

Aujourd’hui, nous assistons à un double redéploiement, multipolaire etmulticulturel, des relations internationales où deux systèmes coexistent désor-mais : le système géopolitique des puissances et le système identitaire des

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civilisations. Sur le plan géopolitique, le changement est rapide. Avec la fin dela guerre froide, le monde est redevenu multipolaire. L’Amérique reste la pre-mière puissance mondiale, mais elle doit aujourd’hui tenir compte, demanière croissante, de la puissance de l’Europe et de celle de l’Asie. Demain,de nouvelles puissances émergentes — Chine, Inde, Russie, Brésil, etc. —viendront accentuer ce caractère multipolaire de l’échiquier mondial. D’unpoint de vue militaire, en plus des conflits en cours — Irak, Tchétchénie,Israël, etc. —, nous pouvons nous attendre à d’autres conflits de basse inten-sité, à la poursuite du terrorisme international et au danger le plus importantqui vient aujourd’hui de la prolifération nucléaire. D’un point de vue écono-mique, dans un futur très proche, la Chine sera la première puissance mon-diale et les pays émergents joueront un rôle international croissant. DanielCohen souligne avec raison que, pour la plupart des pays du Sud, la mondiali-sation aiguise les frustrations «

parce qu’elle tarde à advenir et non parce qu’elleserait déjà advenue

»

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. Le commerce Sud-Sud a déjà supplanté le commerceNord-Sud

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et la dynamique du développement mondial échappera de plus enplus aux pays occidentaux. À cette mutation géopolitique se superpose unerévolution identitaire exacerbée qui fait ressurgir les civilisations comme nou-veaux pôles de référence de la mondialisation. Quelle forme le redéploiementdes équilibres géopolitique va-t-il prendre à travers ce retour en force descivilisations ? Pour mieux le comprendre, opérons un rapide retour sur le

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siècle. Pendant la fin du

XIX

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et le début du

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siècle, les nations européenness’affrontent, tant sur le continent européen qu’à l’échelle mondiale, à traversleurs empires coloniaux. Dans la montée des nationalismes européens exacer-bés, qui préparent les deux guerres mondiales du

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siècle, les notions deculture et de civilisation sont revendiquées par chacun des protagonistes pourjustifier leur suprématie supposée. Mais dans les conflits qui s’annoncent, troisnouvelles idéologies de portée universelle sont également en présence : le fas-cisme des puissances de l’Axe, la démocratie libérale des alliés occidentaux etle communisme de l’URSS. À l’issue la Seconde Guerre Mondiale, l’idéolo-gie fasciste a cédé devant la coalition du communisme et de la démocratielibérale. Divers régimes fascistes persistent encore au sud de l’Europe, enAmérique Latine et dans divers pays du Tiers-Monde, mais ils n’apparaissentplus que comme des survivances condamnées, discréditées. À la fin de laSeconde Guerre Mondiale, l’équilibre international, dominé par les puissancescoloniales européennes, s’effondre. Un nouveau système bipolaire Est-Ouestémerge, dominé par les États-Unis, fer de lance des démocraties occidentales,et l’Union Soviétique, figure de proue des pays communistes. Pendant que la« guerre froide » gèle les équilibres au Nord de la planète par la dissuasionnucléaire entre les blocs Est-Ouest, au Sud, le Tiers-Monde est en proie à ladécolonisation, aux luttes d’indépendance nationales, à l’affrontement indirectdes blocs Est-Ouest, et à la « guerre chaude » qui fait rage en Asie, en Afriqueet en Amérique Latine. Il faudra attendre les années 1970 pour que les paysdu Tiers-Monde finissent d’acquérir leur indépendance nationale, attendre lesannées 1980 pour que l’Union Soviétique marque le pas dans la course à lapuissance et aux armements, et attendre encore les années 1990 pour qu’elleimplose économiquement et idéologiquement, minée par le totalitarisme.

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Dans les années 1990, des trois idéologies dont l’antagonisme avait gouvernéle

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siècle, il ne reste que la démocratie libérale qui, forte de l’avance despays occidentaux développés, et plus particulièrement des États-Unis qui enfont leur credo, semble vouée à une destinée mondiale.

Au début des années 1990, après la chute de l’Union Soviétique, le pro-cessus de mondialisation économique et technologique devient le fait majeurqui occupe tous les esprits. Le monde, unifié de fait par la fin de la rivalitéentre communisme et capitalisme, semble évoluer vers un équilibre interna-tional fondé sur la coopération des démocraties libérales. C’est « la Fin del’Histoire », annoncée par Hegel, puis par Francis Fukuyama

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. D’un point devue politique, la victoire de la démocratie suscite l’espoir d’un nouvel ordreinternational qui, sous l’égide de l’ONU, devrait garantir une paix mondialepermettant de résoudre les problèmes planétaires liés au développement, àl’environnement, à la santé, à l’éducation, à la délinquance internationale, auterrorisme et aux conflits locaux. D’un point de vue économique, le grandmouvement de désenclavement libéral de la planète semble promettre unaccroissement des richesses et une réduction des inégalités. Dans son discoursdu 11 septembre 1990 sur le nouvel ordre international, le Président Bushinvoque «

une nouvelle ère libérée de la terreur… dans laquelle toutes les nationspourront vivre en harmonie… où les forts respecteront le droit des faibles

». Or, enune décennie, avant même les années 2000, il a vite fallu déchanter. Les iné-galités se sont accrues, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, ainsiqu’entre les pays riches et les pays pauvres. Le règlement des grands problèmesmondiaux n’a pas avancé. Un nouveau type d’affrontement, la purificationethnique, lié aux différences identitaires et au racisme, a ensanglantél’ancienne Yougoslavie et le Rwanda. Les intégrismes religieux s’affirmentplus fort que jamais, dans le monde musulman tout comme aux États-Unis.Le terrorisme international s’est développé de manière inquiétante et, aprèsl’attentat du 11 septembre 2001, une nouvelle doctrine américaine de la

« guerre préventive »

justifie le regain du militarisme en Afghanistan et en Irak.Après l’assaut terroriste contre les tours du World Trade Center, onze ansaprès le discours de Bush — le père — sur

« la nouvelle aire de paix et de droit »

,le Président Bush — le fils — tient un discours militariste sur

« l’Axe duMal »

et la

« guerre préventive ».

Si le premier mandat de George W. Bush avait pu apparaître comme undurcissement exceptionnel de la vie politique américaine, la majorité desAméricains, en le réélisant en novembre 2004, a clairement légitimé sa nou-velle politique néo-conservatrice. Cette politique néo-conservatrice consacreégalement une fracture du pays et radicalise l’opposition entre les démocratesréformateurs et les républicains dont le parti a basculé sur sa droite. Le résultatde la réélection de Bush est, sur le plan intérieur, un recul sécuritaire de ladémocratie, marqué par le

Patriot Act

, et, sur le plan extérieur, une victoiredes néo-conservateurs et de leur doctrine de la guerre préventive. De fait,c’est aussi une victoire du terrorisme. Oussama Ben Laden a pratiquementjoué un rôle d’agent électoral pour le président Bush. De plus, en 2004, aprèsl’attentat terroriste de Madrid, Ben Laden fait à nouveau élire un président enEspagne. À travers la guerre en Tchétchénie, le terrorisme a également jouéun rôle clef dans la réélection de Poutine en Russie. Ainsi, même si les

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démocraties ont démontré leur capacité de résistance face au terrorisme,celui-ci a déjà remporté une victoire significative à l’échelle mondiale dans ledurcissement sécuritaire qu’il leur impose. Sur le plan de la politique inté-rieure des États-Unis, c’est aussi la victoire des milieux d’affaires conserva-teurs et celle des fondamentalistes protestants. Les objectifs des milieuxd’affaires conservateurs sont clairs et affichés : démanteler toute forme de pro-tection sociale et obtenir le plus de réduction d’impôts possible. Pour les fon-damentalistes protestants, il s’agit de revenir sur la séparation de l’Église et del’État et de lutter contre l’avortement, contre l’homosexualité, contre l’ensei-gnement du darwinisme, pour la peine de mort, etc. Ainsi, la révolution néo-conservatrice réunit aux États-Unis : les milieux d’affaires conservateurs etleur lutte contre toute politique sociale, les fondamentalistes protestants etleur entreprise de moralisation puritaine, et les néo-conservateurs avec leurdoctrine de la guerre préventive dont le but est de pouvoir intervenir partoutdans le monde où les intérêts américains sont menacés, sans avoir à se soucierde leurs alliés, du droit ou des institutions internationales. Ainsi, l’Amériqueelle-même est en plein repli identitaire dans un néo-isolationnisme centré surla défense des « ses valeurs ». Enfin, avec le second mandat de Bush, il y a biendes risques accrus de guerre contre les « États voyous », mais les causes de ceséventuels conflits seront plus que jamais de maintenir la suprématie mondiale,de plus en plus menacée, des États-Unis.

L’Amérique se trouve aujourd’hui dans la situation d’une citadelle assiégée.Une part de ce déclin relatif peut s’expliquer à travers une hypothèse déve-loppée par Toynbee dans son ouvrage

Guerre et Civilisations

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, et reprise parPaul Kennedy, un autre historien anglais, dans son ouvrage

Naissance et déclindes grandes puissances

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. Avant qu’une nation parvienne à la puissance, et tantqu’elle n’a pas encore de responsabilités géopolitiques, toutes ses forces sonttendues vers le développement économique, ce qui lui permet d’augmenterrapidement sa richesse. Quand cette nation parvient à une richesse suffisante,elle engage une politique de puissance et d’armement pour pouvoir défendreses intérêts là où ils sont menacés. Dans ce premier temps, richesse et puis-sance vont de pair : la richesse est indispensable pour acquérir la puissance etcette puissance est nécessaire pour protéger la richesse. Puissance et richesseconnaissent alors une expansion rapide. Mais, dans un deuxième temps, lesintérêts de cette nation étant toujours plus étendus, il lui faut financer unepuissance militaire toujours croissante et les ressources consacrées à l’arme-ment, à l’équipement d’armées, de flottes maritimes et aériennes, viennent sesoustraire au développement économique. À l’apogée de cette puissance,s’engage alors un déclin irrémédiable. Comme le dit Toynbee, «

le géant arméétouffe sous sa cuirasse

». La puissance militaire qui avait accompagné le déve-loppement précipite maintenant l’heure du déclin. Cette hypothèse s’appliqueau déclin absolu de l’ex-URSS mais également au déclin, plus relatif maistout aussi irrémédiable, des États-Unis d’aujourd’hui. Bien que les États-Unisdemeurent la première puissance mondiale, ils ne peuvent gouverner lemonde à eux seuls, et leur récent aventurisme militaire représente une tenta-tive illusoire de préserver un leadership condamné.

Cependant, paradoxalement, dans ce même moment où le leadershipaméricain s’effondre, les États-Unis sont en proie à une transformation radi-

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cale qui en fait un « pays-monde », un miroir de la mondialisation. Les der-nières vagues de l’immigration latine et asiatique accentuent le caractèremulticulturel de sa société. Grâce aux universités américaines, très largementdominantes à l’échelle internationale, la formation des étudiants indiens etasiatiques permet une mise en phase des États-Unis avec leurs pays d’originedont ils forment les élites économique et politique. De même, l’actuelle révo-lution conservatrice et religieuse des États-Unis est le reflet d’une tendancemondiale, tout particulièrement visible dans les pays musulmans, et l’Améri-que semblait bien placée pour incarner cette tendance. Mais avec sa récenteguerre en Irak, l’Amérique a suscité un rejet massif, non seulement des paysmusulmans, mais d’un ensemble de pays non occidentaux, pour qui elle appa-raît comme un impérialisme et non plus comme un phare de la démocratie.Les États-Unis se coupent également d’une partie de leurs alliés européens etasiatiques qui les considèrent aujourd’hui comme potentiellement dangereuxsur le plan international, tant du point de vue militaire qu’économique.Enfin, leur unilatéralisme militaire a durement remis en cause la crédibilité del’ONU et du droit international.

Un des résultats majeurs de ce processus est que, dans la plupart des paysnon occidentaux, l’équilibre international garanti par l’ONU apparaît de plusen plus comme une politique de préservation des intérêts occidentaux, et quele droit international, fondé sur la Déclaration universelle des Droits del’Homme de 1948, est de plus en plus dénoncé en tant qu’idéologie occiden-tale qui s’exerce au mépris de la diversité culturelle des autres peuples et desautres civilisations. Vivons-nous le prélude du « choc de civilisations »,annoncé par Samuel P. Huntington

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? Pourtant les civilisations, entités com-posites, divisées en nations et en peuples, en ethnies et en langues, en tradi-tions et en cultures différentes, ces civilisations ne sont pas des acteursinternationaux, elles ne prennent pas de décisions comme les États, ne met-tent pas en œuvre de politiques, ne participent pas aux négociations interna-tionales, ne déclarent pas la guerre. Comment pourraient-elles s’affronter ?

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Crise de transition

Quelle est la nature des rapports entre civilisations et mondialisation ?

Apriori

, mondialisation et civilisation sont deux concepts qui paraissent auxantipodes l’un de l’autre. D’un côté, la mondialisation, le grand mouvementplanétaire de décloisonnement et de progrès économique, technologique,politique : un concept tourné vers l’avenir. De l’autre côté, les civilisations,des entités composites, multiformes, ancrées dans les traditions, dans les reli-gions, dans l’histoire : un concept tourné vers le passé. Deux concepts qui,au-delà de leurs contradictions apparentes, sont pourtant indissociablementliés dans la mutation planétaire à laquelle nous assistons.

Une des conséquences actuelles de la rapidité du changement provoquépar la mondialisation est une crise de transition qui se manifeste dans la mon-tée en puissance d’un redéploiement identitaire généralisé. Que cela soit dansles pays développés ou en voie de développement, la rapidité du changementpolitique, économique, social et technologique des cinq dernières décennies aprovoqué une érosion des valeurs et des règles de conduite traditionnelles,suscitant une crise d’identité qui s’exprime à l’échelle mondiale, notamment àtravers une révolution conservatrice mondiale et par la résurgence de mouve-ments intégristes dans toutes les grandes religions. Cette crise de transition estaujourd’hui soulignée par de nombreux auteurs qui formulent différentesthéories sur sa nature.

Le premier à avoir donné une synthèse mondiale du caractère identitairede cette crise est sans conteste Gilles Kepel. Dès 1991, dans

La Revanche deDieu

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, Gilles Kepel décrit cette crise de transition comme un redéploiementdes sociétés monothéistes face à une modernité envahissante et brutale. Plusrécemment, en 2000 dans

Jihad

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, Kepel réédite son analyse qui se concentresur les échecs de la modernisation des pays musulmans. En 1994, SamuelP. Huntington

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accentue le caractère identitaire de cette crise en annonçantque les guerres du

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siècle seront des guerres entre civilisations. Dans cettehypothèse, Gilbert Achar, voit un «

choc des barbaries

»

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, celui de«

l’impérialisme américain

» relooké en messianisme autoproclamé contre lefanatisme identitaire des groupes intégristes musulmans. Achar insiste surl’idée selon laquelle chaque étape de la Civilisation, au sens du progrès maté-riel et intellectuel, produirait sa forme spécifique de barbarie, de même quechacune des civilisations, au sens identitaire, donnerait à cette barbarie uneforme spécifique

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. Pour Emmanuel Todd

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, la cause de cette crise réside dansl’aboutissement planétaire des phénomènes d’alphabétisation et de contrôle

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des naissances des pays en voie de développement. Les progrès de l’éducationont provoqué un ensemble de phénomènes comme les délocalisations et lesmouvements migratoires. Ces progrès éducatifs suscitent également un niveaud’aspiration accru. Pour les femmes, cette montée de l’alphabétisation s’esttraduite par un contrôle de la fécondité qui leur ouvre la voie vers le mondedu travail. Selon Todd, cette évolution mondiale provoquerait un déra-cinement mental des populations et des comportements sociopolitiques vio-lents, liés au processus de modernisation. Mais, comme dans le cas desrévolutions anglaise (1688), française (1789) et russe (1917) qui représentaient,selon Todd, des évolutions de même nature, une situation de stabilisationdevrait « mécaniquement » succéder aux troubles

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. Au contraire d’EmmanuelTodd, pour qui cette crise concerne surtout les pays en voie de développe-ment, pour Francis Fukuyama, le « grand bouleversement »

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concerne sur-tout les sociétés occidentales développées et même, plus précisément, lesÉtats-Unis pris dans le passage d’une économie industrielle à une économiepost-industrielle et à l’ère de l’information. Là encore, selon Fukuyama, lacrise de transition est marquée par des troubles sociopolitiques qui devraientrapidement s’apaiser. Pour Alain Minc

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, les causes de la crise résident dans lesinégalités que génère le libéralisme à l’échelle mondiale et, plus précisément,dans l’incapacité des pays émergents à mettre en place un État-providence etses mécanismes de redistribution

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. Immanuel Wallerstein

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va plus loin, il n’yvoit rien de moins qu’une crise structurelle du capitalisme qui toucherait à seslimites en matière d’accumulation de capital dans trois domaines clefs :d’abord, l’augmentation inéluctable du prix du travail, qui était combattue parla délocalisation vers des zones arriérées de l’« économie-monde », zones quisont de moins en moins nombreuses et où l’organisation des salariés vacroissant ; ensuite, l’augmentation du prix des « intrants », éléments quientrent dans la production d’un bien, avec des matières premières qui s’épui-sent et une pollution de plus en plus chère à traiter ; enfin, avec une augmen-tation de la fiscalité correspondant au développement constant des politiquessociales. Selon cette hypothèse, quasi post-marxiste, ces trois domaines mar-queraient les limites de l’accumulation de capital et provoqueraient une crisede confiance des opinions publiques par rapport aux États

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. Quelle que soit l’interprétation adoptée, le mécanisme de cette crise n’est

pas nouveau : à chaque grande étape de mutation de l’histoire de l’humanité,le changement des conditions d’existence remet en cause les valeurs et lescultures des sociétés. Il en résulte un état d’anomie défini par Durkheimcomme un affaiblissement des normes morales et sociales : les repères du passés’affaiblissent avant que ceux du futur ne s’affirment. Le concept d’anomie estprincipalement dû à Durkheim, qui en fait un usage systématique dans sestravaux

De la division du travail social

et

Le Suicide

. Durkheim a montré quel’affaiblissement des règles imposées par la société aux individus a pour consé-quence d’augmenter l’insatisfaction générale. Le suicide « anomique », quivient d’une activité déréglée, a tendance à se multiplier en période de crise.Pendant une phase de transition, la dynamique du changement remet encause les comportements traditionnels et les systèmes de règles deviennentcontradictoires. Selon Durkheim, pour éviter la démoralisation, l’individudoit voir ses aspirations et son comportement encadrés par un ensemble de

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règles et de pressions sociales. Corollairement, dans les situations où la libertéde l’individu n’est pas limitée, les conduites déviantes ou erratiques se multi-plient. En se référant à Durkheim, Parsons décrit les quatre signes principauxde l’anomie : l’indétermination des objectifs, le caractère aléatoire des critèresde conduite, la coexistence d’attentes conflictuelles et l’absence de référence àdes symboles traditionnels. À chaque bouleversement économique ou politi-que important, les repères sociaux et moraux sont remis en cause jusqu’à ceque de nouvelles formes de sociabilité remplacent les précédentes. Cemécanisme de crise s’applique aussi bien aux crises économiques que politi-ques. Pendant cette crise de transition, l’érosion des valeurs peut entraînerdivers types de conflits, entre pays ou entre classes sociales ; on assiste à l’aug-mentation de la criminalité, à la remise en cause des liens familiaux et desprincipes moraux, ainsi qu’à une perte de confiance dans les institutions

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. Du point de vue développé dans cet ouvrage, dans ces périodes d’instabi-

lité et d’insécurité, dans chaque civilisation, on assiste à un retour aux valeursmorales et religieuses traditionnelles, qui viennent compenser l’affaiblissementdu lien social grâce à un ressourcement identitaire. Mais, parallèlement à cetaspect positif du rôle des civilisations, on assiste également à des résurgencesnégatives, telles que xénophobie, racisme, puritanisme ou intégrisme reli-gieux, qui sont les manifestations négatives les plus extrêmes, les plus anomi-ques, de ce même ressourcement identitaire. C’est à ce mécanisme duel decompensation qu’on peut relier le retour en force des civilisations dans lebouleversement actuel provoqué par la mondialisation. Ce qu’il y a de nou-veau dans la crise actuelle, c’est, premièrement, son ampleur mondiale ;deuxièmement, le décalage entre pays développés et pays en voie de dévelop-pement, et entre pays en voie de développement eux-mêmes ; troisièmement,la persistance prévisible de ce resurgissement des civilisations. Premièrement,pour la première fois de l’histoire de l’humanité, une telle crise se déroule àl’échelle mondiale avec une ampleur et une rapidité sans précédent, alimen-tées en temps réel par les médias planétaires, dans le grand phénomène dedécloisonnement international provoqué par la mondialisation. Deuxiè-mement, l’ampleur de cette crise est sans commune mesure entre les paysdéveloppés et les pays en voie de développement. Pour les pays développés,on peut éventuellement admettre, comme Fukuyama

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, qu’il s’agit seulementd’une crise limitée d’ajustement traduisant le passage à la société post-indus-trielle de l’information et qui serait déjà en train de commencer à se résorberaux États-Unis et dans les pays occidentaux développés. La situation est plusdifficile dans les pays en voie de développement qui passent d’un stade préin-dustriel, voire parfois médiéval, à l’ère post-industrielle et à la société del’information. D’une part, la mutation industrielle à laquelle ils ont à faireface a un impact considérable sur leur mode de vie encore récemment ancrésur des économies agricoles. D’autre part, l’accès aux médias modernes donneà ces populations non occidentales une vision de l’Occident qui provoqueautant d’espoirs que de frustrations dans la mesure où l’évolution tarde àadvenir

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, d’où une crise de transition d’ampleur planétaire. Mais il y a éga-lement un décalage entre les pays en voie de développement eux-mêmes,selon la manière dont leurs valeurs permettent d’aborder la mutation encours. Ainsi, cette crise a eu un impact différent sur les pays asiatiques, qui ont

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réussi à s’adapter à cette mutation avec la rapidité et les succès économiquesdes dernières décennies et, par exemple, sur les pays musulmans, qui peinent àrésoudre leurs difficultés politiques et économiques. Une des raisons majeuresde cette différence est la manière dont, d’un côté, les pays asiatiques ont uti-lisé l’héritage de leur civilisation pour mettre au point un modèle de dévelop-pement dirigiste inspiré de leur tradition confucéenne et, de l’autre côté,l’échec, tant des pays musulmans que des mouvements intégristes, à apporterdes solutions originales dans ce domaine. Cette différence, dont nous explo-rerons les causes et les conséquences, nous amène à la troisième caractéristi-que de la mutation actuelle : même si la crise de transition est provisoire,l’impact des civilisations sur la mondialisation ne s’en résorbera pas pourautant puisqu’il se perpétuera dans les succès ou les échecs du développementau sein de chaque grande aire culturelle. Une des thèses principales de cetouvrage consiste à dire que, dans chaque civilisation, il n’y aura de solutionsefficaces de développement que dans la mesure où ces solutions s’appuieront,comme dans les pays occidentaux ou asiatiques, sur les valeurs capables dedonner un sens aux modèles politiques et économiques mis en œuvre.

En attendant, au cœur de la crise de transition, les nouvelles demandesidentitaires suscitées par cette crise peuvent concerner des revendicationspacifiques, comme la réhabilitation d’une langue régionale ou la créationd’un lieu de culte pour une minorité religieuse, mais elles se manifestent éga-lement dans des domaines plus inquiétants qui vont de l’intégrisme au terro-risme, jusqu’à la terrifiante « purification ethnique », yougoslave ourwandaise, digne des pires horreurs de la Seconde Guerre Mondiale. Àl’heure de la mondialisation, on ne veut plus être yougoslave, mais serbe,croate ou bosniaque ; on ne veut plus être rwandais, mais hutu ou tutsi, quitteà tuer pour cela, et même en mourir.

Cependant, malgré la purification ethnique, malgré les intégrismes de toutbord, malgré le terrorisme, la guerre des civilisations n’aura pas lieu pour desraisons qui sont à la fois historiques, géographiques et identitaires. Premièreraison, les différences culturelles ne sont jamais les causes des guerres, qui onttoujours des objectifs beaucoup plus concrets, économiques ou politiques. Enrevanche, le discours sur les civilisations est le plus souvent utilisé pour justi-fier l’invasion, la colonisation, la captation de richesses, la domination politi-que et, surtout, la supériorité du vainqueur. Ce qui a été le cas lorsque lesEuropéens ont « inventé » le concept même de civilisation pour « justifier » lacolonisation. D’où l’aggravation du conflit lorsqu’il est justifié par des motifsidentitaires qui poussent un des protagonistes à postuler sa supériorité civilisa-trice et l’infériorité de son adversaire : ce dernier, exclu de la Civilisation,peut alors se voir appliquer les traitements les plus barbares. La deuxième rai-son, « géographique », est que les guerres qui ont une dimension ethnique,religieuse ou identitaire ont le plus souvent lieu entre membres d’une mêmecivilisation ou entre peuples vivant en situation de proximité. Ce n’est pasl’étranger lointain qu’on assassine, c’est son propre voisin. C’est ce que nousmontrent les deux guerres mondiales du

XX

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siècle, souvent qualifiées de« guerres civiles européennes ». C’est ce que nous montrent les conflits you-goslave et rwandais. Dans son dernier livre,

Fitna

, dont le sous-titre est

Guerreau cœur de l’islam

, Gilles Kepel décrit un phénomène comparable

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. La proxi-

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mité géographique est indispensable au maintien des protagonistes en pré-sence, au maintien des antagonismes en suspens et à l’accumulation descontentieux. Enfin, la troisième raison, plus importante que les deux précé-dentes, est que, dans ce type de conflit, répétons-le : ce n’est pas l’étrangerqu’on assassine, c’est son voisin, son semblable, celui qui nous ressemble à unpoint tel que les repères sont brouillés, un voisin tellement proche qu’on ris-que de ne plus faire la différence entre « eux » et « nous ». Nous faisons sou-vent un contresens sur la Shoah : ce n’est pas parce qu’ils étaient différentsque les Juifs ont été massacrés par les nazis, mais bien parce qu’ils étaient inté-grés, parce qu’ils ressemblaient à des Allemands, parce qu’ils jouaient un rôleéconomique et culturel important à l’échelle européenne. De même dans laterrifiante purification ethnique yougoslave ou rwandaise, c’est le voisinimmémorial, le semblable, celui dont l’apparence se confond pratiquementavec celle de son agresseur. C’est lorsque le semblable joue le rôle de boucémissaire

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que la violence est la plus grande car, une fois le conflit com-mencé, il est difficile de revenir en arrière, il est difficile de penser qu’après leshorreurs de l’affrontement, on pourra de nouveau vivre ensemble, d’où lapropension à mener le massacre jusqu’à son terme. Nous y reviendrons : s’il ya des guerres de civilisations, ce sont des guerres internes à chaque civilisa-tion.

Il serait tentant d’opposer à cette idée de « guerre entre semblables »l’affrontement actuel entre les États-Unis et le monde musulman, mais ceserait une erreur de perspective. Dans cet affrontement, les groupes intégristesdes deux bords, musulmans et protestants, sont curieusement proches les unsdes autres : mêmes nébuleuses fondamentalistes qui nient la séparation del’Église et de l’État et qui luttent de concert pour le même type d’objectifs(contre l’avortement, contre l’homosexualité, pour la peine de mort, etc.) ;même prétention d’un retour intégral, c’est-à-dire intégriste, aux sources dumonothéisme ; même vision manichéenne du salut, du bien et du mal ;même omniprésence de la religion dans la vie quotidienne ; même« libéralisme » théologique, où l’absence d’autorité spirituelle instituée favo-rise l’éparpillement des courants religieux ; même doctrine de la guerresainte, etc. Plus encore, dans les deux cas, ces groupes intégristes, chrétiens etmusulmans, ne sont pas des traditionalistes mais bien des populationséduquées, passées par les universités et partageant le même intérêt pour lesnouvelles technologies et les médias qui permettent de promouvoir leurs dis-cours et de mettre en œuvre leurs stratégies. Si l’on ajoute à cela les liens,aujourd’hui bien connus, d’amitié et d’affaires entre le clan Bush et le clanBen Laden et, plus globalement, l’alliance entre les États-Unis et l’ArabieSaoudite, qui date de 1945, et l’interdépendance économique fondée sur lepétrole, c’est bien d’une guerre entre semblables qu’il s’agit. Entre les deuxcamps, la proximité est indéniable.

Après les massacres de la Première et de la Seconde Guerre Mondiale, etles réactions collectives d’horreur qui ont suivi chacun de ces conflits, com-ment en sommes-nous revenus là aussi vite ? Si chaque étape de civilisationproduit sa forme spécifique de barbarie, qu’elle est l’origine de la nôtre ?S’agit-il d’un décalage entre les progrès matériels, les progrès intellectuels et,plus encore, les progrès moraux de l’humanité ? Sachant qu’il a fallu environ

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5 000 ans pour que l’humanité accède globalement à la révolution intellec-tuelle qu’est l’écriture25, combien de temps faudra-t-il à l’humanité pour par-venir à une révolution morale qui permettrait d’éviter les ravages les plusflagrants de la barbarie ? Vraisemblablement un temps assez long pour qued’autres mutations idéologiques ou culturelles continuent de susciter notrevigilance. Même si le développement des médias et la montée en puissanced’une opinion publique mondiale permettent d’espérer pour l’avenir unmeilleur équilibre des relations internationales, la paix universelle n’est paspour demain. La plus grande vigilance est à l’ordre du jour car intégrer l’épo-pée des civilisations à notre vision du monde, c’est adopter une vision héroï-que de l’histoire : c’est-à-dire une vision du monde où l’homme « faitl’histoire » à chaque fois qu’il résout une des difficultés à laquelle le genrehumain est confronté.

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L’impact des civilisations

Comment ce retour en force des civilisations « fonctionne-t-il » ? Qu’est-ce qu’une civilisation ? Nous reviendrons en détail sur les définitions desconcepts de civilisation et de culture ; contentons-nous de quelques élémentsgénériques pour cette introduction. La civilisation est le plus haut degréd’unité des groupes qui composent le genre humain. La civilisation, prisedans son sens universel d’état d’avancement matériel et intellectuel, définitd’ailleurs la société humaine tout entière dans un sens dynamique : celui de laCivilisation « en train de se faire », selon Norbert Elias26.

Au contraire, les civilisations, prises dans leur sens identitaire, représententles facteurs culturels communs à des peuples qui peuvent avoir évolué sur leplan historique et essaimé sur le plan géographique. Par exemple, pour la civi-lisation anglo-saxonne, il y a bien des différences de culture nationale entre lespeuples alémanique, scandinave, anglais, américain, canadien, australien etnéo-zélandais mais, malgré ces différences, d’une part, ils héritent tous descultures antiques des Germains et des Scandinaves et, d’autre part, ils partici-pent d’une identité culturelle commune où se mêlent la mythologie des Ger-mains, le protestantisme, le libéralisme et une vision de la démocratie fondéesur une tradition très spécifique des libertés civiles. De la même manière, lacivilisation asiatique est divisée en de nombreuses cultures nationales — chi-noise, coréenne, japonaise, etc. — mais, d’une part, tous ces peuples héritentde la culture chinoise antique et, d’autre part, ils participent d’une identitéculturelle syncrétique où se confondent le taoïsme27, le confucianisme28 et lebouddhisme29. La civilisation est donc un concept englobant par opposition àla culture qui est un concept différenciant.

En effet, la culture est un concept indéfiniment divisible dans le temps etdans l’espace. Dans le temps, par exemple, la culture chrétienne est très diffé-rente selon sa forme originelle et celles qu’elle prendra successivement : dansl’Empire Romain où elle devient religion d’État, dans l’Europe médiévale,pendant la Renaissance, pendant les Guerres de Religion, etc. Dans l’espace,les cultures nationales se subdivisent en cultures régionales, en culture de clas-ses sociales, en cultures professionnelles, etc., jusqu’à la culture individuelle.Le concept de culture s’applique donc à des groupes humains différenciés,pris à une époque donnée, en un lieu donné et dans un contexte donné.

De manière générale, civilisation et culture désignent un ensemble de phé-nomènes collectifs, transmissibles et évolutifs, à la fois matériels et intellec-tuels, permettant aux hommes de coopérer et de communiquer. En

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coopérant pour assurer leur survie, leur nourriture, leur habitat, leur vête-ment, la fabrication de leurs outils, de leurs armes, ou encore en communi-quant, en créant leurs langues, leurs coutumes, leurs croyances, les hommesaccumulent des strates de cultures qui se transforment progressivement encivilisation dans le flux des générations. À travers l’histoire, chaque civilisationse structure autour de valeurs et de croyances spécifiques : il en résulte unesorte de matrice « génétique » ayant un impact global sur la vision du mondeet les comportements collectifs de ses membres. Une des caractéristiques pre-mières de ce processus est que les civilisations et leurs valeurs sont principale-ment fondées sur les religions. En effet, les matrices « civilisationnelles » sesont agrégées à des époques où seules les religions posaient globalement lesproblèmes de l’existence humaine et de son sens, de même que les problèmesde l’origine du monde, de son fonctionnement et de ses finalités. C’est pour-quoi, pendant une crise de transition qui se manifeste par une fantastiqueaccélération technologique, scientifique, sociale, économique, politique etgéopolitique, les civilisations resurgissent à travers des visions du monde fon-dées sur les religions.

Autre caractéristique fondamentale, l’impact des civilisations sur les com-portements collectifs est parfois vécu consciemment mais, le plus souvent, ilse substitue à la conscience des acteurs (individus, groupes sociaux, commu-nautés ethniques, religieuses ou nationales) ou de leurs stratégies quand ceux-ci agissent sans conscience claire de ce qu’il font ou sans objectif clairementdéterminé. Autrement dit, quand un acteur agit sans avoir d’objectif ou destratégie très claire, pendant une crise de transition par exemple, il empruntele plus souvent, sans en avoir conscience, les voies qui lui ont été léguées parson histoire, par sa civilisation, par sa culture qui, comme le dit le proverbepopulaire, est « ce qui reste quand on a tout oublié ». Le resurgissement des civili-sations n’est donc jamais aussi fort que quand les protagonistes d’une crisen’ont pas vraiment de vision claire de ce qu’ils font, pas de stratégie, ou biendes stratégies contradictoires. Ce qui est actuellement le cas, par exemple, despays développés, où une fracture s’est creusée entre les alliés américains eteuropéens ou bien, plus globalement, dans les oppositions entre les politiquesdes pays développés et des pays en voie de développement.

L’impact des civilisations sur la mondialisation pourrait donc être défini dela manière suivante. Premièrement, une civilisation constitue une matrice cul-turelle, qu’on peut comparer à un code génétique, qui oriente les visions dumonde et les comportements collectifs de ses membres. Les valeurs de cescivilisations sont fondées sur les religions qui ont été les premières doctrinesdonnant des réponses sur le sens de notre existence. Deuxièmement, lescaractéristiques des civilisations et leurs valeurs respectives resurgissent enforce à chaque grande mutation qui remet en cause les repères socioculturelsd’une société donnée. L’impact des civilisations sur les comportements collec-tifs n’est jamais aussi fort que dans les crises de transition, pendant lesquellesnos repères sont brouillés, et quand nous agissons sans une conscience trèsclaire de la situation. Troisièmement, ce resurgissement des civilisations sejoue à travers deux tendances, contradictoires et complémentaires, d’inclusionet d’exclusion. La tendance positive d’inclusion tend à restaurer les lienssocioculturels affaiblis par la crise, par un retour vers les valeurs traditionnel-

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les. La tendance négative d’exclusion déclenche des phénomènes dexénophobie et de racisme, de fondamentalisme religieux et d’intégrisme, ren-forçant la certitude de Soi par la négation de l’Autre. Ce double impact descivilisations sur les comportements collectifs est aujourd’hui au cœur du redé-ploiement multipolaire et multiculturel des équilibres géopolitiques.

Le retour en force des civilisations prélude-t-il à une régression identitaireet religieuse généralisée du contexte international ? Traduit-il un resurgisse-ment de l’irrationalité et d’une violence primitive, une sorte de retour durefoulé à une époque qui semblait jusque-là dominée par le progrès scientifi-que, l’innovation technologique et le développement économique ? Ou, aucontraire, ce resurgissement identitaire vient-il équilibrer le mouvementd’interaction multiforme de la mondialisation en réactualisant les valeurs qui,dans chaque grande aire culturelle, donnent un sens aux grandes évolutions ?En effet, ce n’est pas pour faire la guerre que nous avons besoin de connaîtreles civilisations, mais pour mieux communiquer, pour mieux coopérer, pournégocier, pour créer des richesses, pour construire un avenir multiculturelcommun. La question est de savoir si la montée en puissance des civilisationsconstitue seulement un retour vers le passé ou une voie incontournabled’accès à la modernité, et peut-être même la meilleure possibilité d’ancrer desformes d’économie de marché et de démocratie adaptées aux valeurs des dif-férentes formes de société. C’est dans ce questionnement que s’inscrit cetouvrage.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les civilisations sontsimultanément en présence les unes des autres. Pour la première fois, les hom-mes peuvent être simultanément très éloignés du point de vue géographiqueet culturel, et très proches au quotidien grâce aux nouveaux médias planétai-res. L’affirmation des différences entre civilisations est inséparable de la tensionvers l’idéal universaliste des Lumières. Deux tendances qui interagissent,s’opposent et se complètent. Mais l’hypothèse d’un équilibre multiculturelmondial reste un défi car, comme la raison l’emporte rarement dans l’histoire,préserver la double dynamique de la diversité culturelle et de l’unité civilisa-trice ne peut se concevoir que comme un combat sans cesse renouvelé.

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La bataille des ressources

Nous avons vu que certaines des différentes théories qui tentent de rendrecompte de la crise de transition que nous connaissons actuellement mettentplus l’accent sur son caractère structurel que sur ses aspects identitaires. C’estbien LA Civilisation, et non pas les civilisations, qui nous pose un problèmegrave à courte échéance. C’est la civilisation mondiale et notre modèle dedéveloppement industriel qui sont aujourd’hui remis en cause. Avec la pollu-tion causée par nos industries et les troubles climatiques qui en résultent, nousvoyons poindre une première limite de taille, celle du bouleversement denotre écosystème. Avec l’épuisement général des ressources naturelles, qui seprofile nettement, et à courte échéance, c’est un bouleversement structurel denotre modèle de développement industriel qui s’annonce.

Prenons l’exemple de la Chine. Le monde entier admire aujourd’hui lavitesse à laquelle ce pays gigantesque est parvenu à devenir l’« atelier dumonde ». En 2003, par exemple, les exportations chinoises, qui ont progresséde 32 % pendant les huit premiers mois, représentent 55 % de la productionmondiale des appareils photos, 50 % des téléphones, 50 % des ordinateursportables et 30 % des climatiseurs, etc.30 En termes d’intrants, c’est-à-dire deressources entrant dans la fabrication d’un produit, cette croissance a un coûténorme : pendant la même année, la Chine a consommé 30 % du pétroleextrait, 30,3 % de l’acier (contre 13,5 % il y a une décennie), 40 % du cimentet 25 % des investissements directs mondiaux31. Or seule une très faible frac-tion de la population chinoise vit selon les standards des pays développés. Queva-t-il se passer dans les prochaine années si la Chine maintient son rythme decroissance pour offrir un mode de vie développé à son 1,3 milliardd’habitants ? Prenons l’exemple de l’acier à partir des estimations chinoises :en 2003, les importations chinoises en minerai de fer s’élevaient à150 millions de tonnes, ce qui représentait 30 % des exportations mondialeset a provoqué un envol des cours qui ont plus que doublé32. Selon ces pré-visions chinoises, en 2030, pour son 1,6 milliard d’habitants, la consommationde minerai de fer dépassera les 600 millions de tonnes, soit davantage que lesréserves disponibles sur le marché mondial. Selon Wang Jian, membre de laSociété de macroéconomie de Chine, la situation est encore plus grave pourles céréales. Mais c’est à propos du pétrole que les inquiétudes chinoises sontles plus grandes car, pour maintenir la croissance du niveau de vie de sa popu-lation, il lui faudrait 60 % des ressources mondiales. Depuis l’an 2000, on saitque nos réserves pétrolières seront épuisées vers 2050 ; en décembre 2004, les

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compagnies pétrolières nous réaffirment que nous avons encore quatredécennies devant nous. Les Chinois sont moins optimistes et Wang Jian écrit :« Quand le monde entier prendra conscience des bouleversements que la demande chi-noise devrait à terme entraîner en matière d’offre et de demande de produits primairessur le marché international, des limitations aux importations chinoises de matière pre-mière apparaîtront. À mon sens, la Chine ne pourra poursuivre son développement éco-nomique sans subir d’importantes restrictions au niveau mondial que jusqu’en 2010,dans le meilleur des cas.33 » Avant même l’épuisement des ressources naturelles,les Chinois prévoient donc qu’une véritable « guerre économique » commenceradans cinq ans. Il ne s’agit là que du seul cas chinois et, en admettant mêmequ’on le résolve, que dira-t-on au 1,1 milliard d’Indiens qui sont dans unesituation similaire ? Qu’expliquera-t-on aux Africains, aux Latino-Améri-cains, etc. ? Comment leur expliquera-t-on que la mondialisation ne peuttenir ses promesses ?

Notre modèle de développement industriel touche à ses limites : il n’estpas capable d’assurer à l’humanité entière un niveau de vie comparable à celuides pays développés car il n’a tout simplement pas assez de ressources naturel-les pour faire face à une demande permettant d’offrir un mode de vie compa-rable à celui des pays développés aux 6 milliards d’habitants de notre planète.De ce fait, la répartition des ressources disponibles va procéder d’une logiquede guerre économique. De ce point de vue, les États-Unis réalisent une « trèsbonne affaire » avec leur intervention en Irak. L’Amérique est aujourd’hui, tantbien que mal, ancrée au cœur de la région qui contient les plus grosses réser-ves pétrolières mondiales, avec la capacité d’avancer ses pions vers l’Iran oul’Arabie Saoudite. Mais ce hold-up du siècle a un autre aspect stratégiqueimportant : il permet aux États-Unis de garder l’Europe et l’Asie sousinfluence. Les Chinois ont très bien compris la situation, et Wang Jian écrit :« Ainsi, en cas de conflit avec l’Union Européenne, ils [les États-Unis] peuvent pous-ser le Japon et la Chine dans leur camp grâce aux intérêts pétroliers. En effet, faute dese montrer dociles, ces deux derniers pays risqueraient de voir leur économie sombrerdans le marasme par manque de pétrole à court ou à moyen terme. […] Le développe-ment pacifique du monde n’a donc peut-être que cinq ans devant lui. » C’est doncbien la guerre économique qui nous attend et, à moyen terme, la pénurie quisera largement aggravée par la montée de nouveaux antagonismes. En effet,pendant les dernières décennies, la politique chinoise s’est prudemmentdéployée dans l’ombre de celle des États-Unis : la Chine a besoin de l’énormemarché américain pour « tirer » sa croissance et les États-Unis ont besoin del’épargne chinoise et japonaise pour équilibrer leurs gigantesques déficitsgrâce aux investissements étrangers à Wall Street. Mais nous voyons déjà uneesquisse de durcissement à travers l’attitude des banques centrales de la Chineet du Japon. Depuis vingt ans, Japonais et Chinois achètent des bons du Tré-sor américains pour compenser le déficit de la balance commerciale améri-caine face à leurs exportations et pour maintenir la solvabilité de leur plusgros marché à l’export. Ainsi, sur un total de 1 645,97 milliards de dollarsd’actifs américains détenus par les banques centrales étrangères, les banquesasiatiques en détiennent à elles seules 1 204,23, soit environ les trois quarts34.Mais ces banques centrales asiatiques n’ont fait aucun achat lors de l’adjudica-tion de septembre 200435… Elles sont revenues à l’adjudication suivante, mais

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l’avertissement est clair : la perception asiatique du monde est en train dechanger. La Chine, en particulier, a conscience de devenir une des premièrespuissances mondiales, sinon « la » première : elle ne suivra donc plus aveugle-ment la politique des États-Unis. Dans la guerre économique qui se profile,les alliances et les coalitions vont se redéployer.

Bien que des solutions scientifiques et technologiques se profilent à moyenterme par rapport à ce problème de ressources, c’est donc bien vers un conflitéconomique généralisé que nous allons à court terme si des mesures ne sont pasprises à un niveau international. La guerre des civilisations n’aura donc pas lieu,mais la bataille des ressources a déjà commencé. Nous ne pourrons éviter cecombat que grâce à une concertation internationale accrue et à un objectif com-mun. Une meilleure concertation internationale suppose de prendre en compteles valeurs des civilisations non occidentales pour parvenir à de véritables négo-ciations multiculturelles. L’objectif commun et universel dont nous avons besoinpour ressouder LA Civilisation à l’échelle planétaire est déjà à l’œuvre, c’est laconquête de l’espace, où va se poursuivre l’épopée des civilisations.

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Résumé synthétique de l’ouvrage

Ce livre est divisé en une introduction, trois parties et une conclusion. Lerapide résumé que nous donnons ci-dessous est destiné à servir de guide aulecteur en lui donnant d’emblée une vision globale de l’ouvrage.

PREMIÈRE PARTIE

La première partie décrit les rapports entre civilisations et mondialisationainsi que les enjeux liés aux différences culturelles. Le premier chapitre,« Histoire de la mondialisation et des civilisations », permet de remettre enperspective le phénomène de mondialisation, comme cadre général de l’his-toire des civilisations, des origines de l’humanité à nos jours. En effet, pour« mettre à plat » les rapports entre civilisations et mondialisation, on postuleimplicitement que les deux phénomènes sont comparables, notamment entermes d’échelle spatio-temporelle. Or, si on considère que la mondialisationest le concept qui permet de décrire les phénomènes mondiaux, il fautdécrire les grandes étapes de la mondialisation, entendue comme histoire descivilisations, et essayer de dégager leur sens. L’hypothèse développée ici envi-sage la mondialisation comme concept rétrospectif de l’histoire des civilisa-tions et propose une périodisation en cinq phases. Pendant la première,« paléolithique et nomade » (de 2,5 millions d’années à 8 000 ans avant notreère), les groupes de chasseurs-cueilleurs qui composent l’humanité naissantese lancent à la conquête des cinq continents. La deuxième période,« néolithique et sédentaire » (de 8 000 à 3 000 ans avant notre ère), voit lanaissance d’un nouveau modèle civilisateur fondé sur l’agriculture. Pendant latroisième période, « continentale et militaire » (de 3 000 ans avant notre èreau XVe siècle), au-delà de l’histoire des royaumes ou des empires, sur des iti-néraires continentaux, nous assistons au premier affrontement géostratégiquemondial entre les civilisations nomades et sédentaires, nées pendant les deuxpériodes précédentes. La quatrième période, « océanique et économique »(du XVIe au XXe siècle), est marquée par la navigation océanique et, surtout,par le développement d’un système économique international qui s’amorcedès les débuts de la colonisation. Enfin, la cinquième période, contemporaine,« spatiale et politique » (depuis 1945), se caractérise par la constitution pro-gressive d’un système politique international et donne à l’histoire de l’huma-nité une aire de développement spatiale illimitée. Nous sommes voués au

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spatial car, avec les conséquences cumulées de la poursuite d’une industrialisa-tion planétaire galopante et de ses conséquences en termes de pollution et demodification du climat, nous avons peut-être créé des dommages irréversiblespour notre écosystème. De plus, nous allons continuer à épuiser irrémédia-blement les ressources de la planète. La conquête de l’espace n’apparaît doncplus seulement comme une nouvelle étape de l’épopée des civilisations maiscomme un principe de précaution qui vise à rendre la survie de l’humanitéindépendante d’un écosystème menacé. Dans ce premier chapitre, pour cha-cune de ces cinq phases, j’analyse la différentiation progressive des concepts decivilisation et de culture, en précisant leur définition respective, parallèlementà la manière dont ils illustrent l’évolution historique. J’analyse également lesréactions collectives à la prise de conscience de la diversité culturelle : com-ment le même devient-il un autre ?

Le deuxième chapitre de cette première partie, « Entre la fin de l’histoireet le choc des civilisations », permet d’évaluer les hypothèses de Fukuyama surla « fin de l’Histoire » et d’Huntington sur le « choc des civilisations ». À tra-vers l’opposition des thèses en présence, la question est de savoir si la diversitéculturelle présente s’abolira dans un retour à l’unité, c’est-à-dire dans l’avène-ment d’une civilisation universelle fondée sur la démocratie libérale ou si, aucontraire, les différences culturelles, structurellement liées à la dynamique demondialisation, nous entraînent vers une guerre des civilisations. Une troi-sième voie consisterait-elle à postuler que ces deux tendances ne sont ni aussiradicales ni aussi opposées qu’il y paraît, que les convergences des modes devie et les différences identitaires se nourrissent réciproquement ?

Le troisième chapitre, « Les fondements culturels de la propriétéintellectuelle », donne un exemple d’alternative concrète à cette troisièmevoie. L’analyse des lois française, américaine et chinoise montre qu’un phéno-mène aussi moderne que la propriété intellectuelle est abordé de manière trèsdifférente selon les valeurs de chaque civilisation. Ces différences culturellesne sont cependant pas prises en compte dans les négociations internationalesactuelles de l’OMC qui traitent de la propriété intellectuelle comme s’ils’agissait d’un phénomène universel. Cet exemple montre qu’au-delà des dis-cours idéologiques sur « la guerre et la paix », l’analyse des différences cultu-relles a de multiples applications concrètes dans le contexte du développement.

DEUXIÈME PARTIE

La deuxième partie du livre offre une grille de lecture du redéploiementmultipolaire et multiculturel des équilibres entre les sept civilisations contem-poraines. Ce redéploiement concerne, par ordre d’« ancienneté », les civilisa-tions africaine, indienne, asiatique, latine, anglo-saxonne, musulmane et slave.Les sept civilisations contemporaines qui ont atteint une taille planétaire. Lestrois premières civilisations — africaine, indienne et asiatique — nées entre lepaléolithique et le néolithique, ont la caractéristique commune de reposer surdes croyances « cosmiques », c’est-à-dire sur un ordre immanent des phéno-mènes, des êtres et des choses. Les quatre autres civilisations monothéistes —latine, anglo-saxonne, musulmane et slave — ont une naissance plus tardive et

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un caractère plus exclusiviste dans leur prétention à une vérité transcendante.Pour chacune de ces civilisations, le but de cet ouvrage est de montrer lescaractéristiques spécifiques susceptibles d’enrichir le processus de mondialisa-tion. La richesse des contributions des sept civilisations en présence permetd’ancrer le leitmotiv de ce livre : ce n’est pas pour faire la guerre qu’il estimportant d’analyser les différences culturelles mais bien pour coopérer, pourcommuniquer, pour créer des richesses.

TROISIÈME PARTIE

La troisième partie de l’ouvrage porte sur les « Comparaisons, différenceset convergences » entre civilisations. Pour établir ces différences et ces conver-gences, j’ai choisi deux domaines de comparaison très différents : le premier,concret et pragmatique, concerne la stratégie et les rapports de force ; lesecond, abstrait et spéculatif, porte sur les conceptions du temps et les rap-ports entre visions du monde.

Dans le premier chapitre, « Comparaison des modèles stratégiques », l’ana-lyse des fondements culturels comparés de la pensée stratégique en Occidentet en Asie permet d’établir que, même dans un domaine aussi « élémentaire »que la guerre, les différences entre stratégies militaires ne se définissent qu’àpartir des valeurs qui donnent un sens à l’action et des identités culturelles quicristallisent ces valeurs.

Dans le deuxième chapitre, « Conceptions du temps et philosophies del’Histoire », il s’agit autant de repérer les différences que les convergences dansun domaine où chaque civilisation voit naître en son sein des conceptions dif-férentes du temps, au fur et à mesure que le temps la change. Ce chapitre, demême que le précédent, montre que les passerelles de convergence ne se des-sinent qu’une fois que les différences ont été clairement identifiées. Dans cha-que domaine de coopération ou de conflit, il faut identifier les différencesculturelles de manière précise pour faire jouer les convergences et parvenir àune conception multiculturelle du monde.

CONCLUSION

Enfin, dans la conclusion de cet ouvrage, « Le recommencement del’histoire », il s’agit de montrer que, bien que les différences entre civilisationss’affirment durablement, la constitution progressive d’une civilisation univer-selle progresse elle aussi.

Le premier point de cette conclusion, « Civilisation virtuelle et maïeutiquedes réseaux » porte sur l’exemple de l’informatique et des nouvelles technolo-gies de l’information et de la communication qui font naître de nouvellesconvergences mondiales et de nouveaux comportements collectifs à l’échelleplanétaire. Comme c’est le cas depuis les origines de l’humanité et la créationdes premiers outils de silex, cette évolution universelle progresse à traversl’innovation technologique.

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Dans le deuxième point, « Mutations socioculturelles », il s’agit, autant quefaire se peut, d’évaluer l’évolution à laquelle nous sommes confrontés dans unensemble de domaines qui vont des aspects les plus opérationnels de la vieprofessionnelle aux aspects les plus intimes de notre vie privée. Les nouvellestechnologies bouleversent déjà nos conceptions du travail, des loisirs, del’éducation et même, entre autres, des rapports sexuels qui entrent dans unenouvelle aire virtuelle. Ces technologies introduisent un nouveau type dedépendance, à la fois aliénant et libérateur. Plus globalement, elles préfigurentune évolution mondiale qui va dans le sens d’une unité civilisatrice du genrehumain.

Enfin, le troisième chapitre « Conquête de l’espace », évoque de manièretrès rapide, tant les modalités de cette conquête, que la manière dont la pers-pective de l’exploration spatiale nous ramène vers la première période del’histoire de l’humanité, la plus longue, celle pendant laquelle nous avonspassé 2,5 millions d’années à conquérir les cinq continents. Nous sommes aurecommencement de l’histoire et l’épopée des civilisations continue à traversle plus formidable défi qui soit : la conquête de l’univers.

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