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17 Introduction Absolutisme, souveraineté et guerre, les trois mots s’inscrivent au cœur des évolutions politiques des xvi e et xvii e siècles. Ensemble, depuis le Moyen Age, ils se fondent en un étroit complexe argumentaire. La souve- raineté, ce « pouvoir de domination et de décision » évoqué par Montaigne dans ses Essais, possède dès l’origine une acception absolue : le roi, premier moteur de la loi, n’entend se soumettre à aucune autre autorité, hormis celle de Dieu placé à la source de son pouvoir. De cette transcendance originelle, issue d’une pensée chrétienne alimentée aux écrits d’Aristote et du droit romain, et maintenue jusqu’en 1789, les souverains ont progressivement bâti une autorité immanente, appuyée, à partir du xvi e siècle, sur la raison d’État. Invoquée par Machiavel (1469-1527), cette dernière, que l’on retrouve sous la plume administrative dissimulée derrière les expressions du « service du roi » voire du « bien public », s’impose dès lors à tous les sujets. Les juristes, les philosophes et les théologiens, de Jean Bodin (1530-1596) à Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704), ont construit le corpus théorique assurant aux rois la pleine et entière maîtrise de la législation, de la guerre, de la justice comme de l’impôt. Et au milieu de ce gué chronologique, sous le règne de Louis XIII (1610-1643) et de son principal ministre, le cardinal de Richelieu (1585-1642), en 1632, un autre penseur, Cardin Le Bret (1558-1655), peut alors avancer que « le Roi est seul souverain dans son royaume et la souveraineté n’est non plus divisible que le point en la géo- métrie 1 ». Dans cette image ramassée, tout autant mathématique que physique, le roi absolu, délié d’une autre force qui serait d’équilibre, tel un conseil ou une assemblée, possède tous les pouvoirs. Cardin Le Bret écrit au moment où le royaume pousse ses premiers pions dans la perspective de sa prochaine entrée dans la guerre européenne de Trente ans (1618-1648) : en 1628, Louis XIII et Richelieu avaient envahi le duché de Savoie ; à la fin de l’année 1631, quelques semaines avant la 1. Le Bret C., Les Œuvres de messire C. Le Bret... Contenant son traité de la souveraineté du roy. Ses décisions sur le domaine & autres choses publiques. Sur les mariages. Les testamens. Les matieres ecclesias- tiques & criminelles, avec les arrêts rendus en consequence. Ses harangues faites aux ouvertures du parle- ment. Ses plaidoyers avec les arrêts de la cour des Aydes, sur la plus grande partie des droits du roy. Et son traité intitulé Ordo perantiquus judiciorum civilium. Nouvelle edition, revûë & augmentée de plusieurs choses notables, & corrigée tres-exactement, Paris, édition de 1689, livre 1, chap. 9, p. 19. « L’absolutisme au miroir de la guerre », Martial Gantelet ISBN 978-2-7535-2027-1 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr

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Introduction

Absolutisme, souveraineté et guerre, les trois mots s’inscrivent au cœur des évolutions politiques des xvie et xviie siècles. Ensemble, depuis le Moyen Age, ils se fondent en un étroit complexe argumentaire. La souve-raineté, ce « pouvoir de domination et de décision » évoqué par Montaigne dans ses Essais, possède dès l’origine une acception absolue : le roi, premier moteur de la loi, n’entend se soumettre à aucune autre autorité, hormis celle de Dieu placé à la source de son pouvoir. De cette transcendance originelle, issue d’une pensée chrétienne alimentée aux écrits d’Aristote et du droit romain, et maintenue jusqu’en 1789, les souverains ont progressivement bâti une autorité immanente, appuyée, à partir du xvie siècle, sur la raison d’État. invoquée par Machiavel (1469-1527), cette dernière, que l’on retrouve sous la plume administrative dissimulée derrière les expressions du « service du roi » voire du « bien public », s’impose dès lors à tous les sujets. Les juristes, les philosophes et les théologiens, de Jean Bodin (1530-1596) à Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704), ont construit le corpus théorique assurant aux rois la pleine et entière maîtrise de la législation, de la guerre, de la justice comme de l’impôt. Et au milieu de ce gué chronologique, sous le règne de Louis Xiii (1610-1643) et de son principal ministre, le cardinal de Richelieu (1585-1642), en 1632, un autre penseur, Cardin Le Bret (1558-1655), peut alors avancer que « le Roi est seul souverain dans son royaume et la souveraineté n’est non plus divisible que le point en la géo -métrie 1 ». Dans cette image ramassée, tout autant mathématique que physique, le roi absolu, délié d’une autre force qui serait d’équilibre, tel un conseil ou une assemblée, possède tous les pouvoirs.

Cardin Le Bret écrit au moment où le royaume pousse ses premiers pions dans la perspective de sa prochaine entrée dans la guerre européenne de Trente ans (1618-1648) : en 1628, Louis Xiii et Richelieu avaient envahi le duché de Savoie ; à la fin de l’année 1631, quelques semaines avant la

1. Le Bret C., Les Œuvres de messire C. Le Bret... Contenant son traité de la souveraineté du roy. Ses décisions sur le domaine & autres choses publiques. Sur les mariages. Les testamens. Les matieres ecclesias-tiques & criminelles, avec les arrêts rendus en consequence. Ses harangues faites aux ouvertures du parle-ment. Ses plaidoyers avec les arrêts de la cour des Aydes, sur la plus grande partie des droits du roy. Et son traité intitulé Ordo perantiquus judiciorum civilium. Nouvelle edition, revûë & augmentée de plusieurs choses notables, & corrigée tres-exactement, Paris, édition de 1689, livre 1, chap. 9, p. 19.

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parution de son ouvrage, les armées royales s’étaient emparées des duchés de Lorraine et de Bar. Ouvert officiellement en 1635 par une déclaration de guerre portée au roi d’Espagne à Bruxelles, clôturé en 1659 par le traité des Pyrénées, ce conflit franco-espagnol, qui intègre et dépasse celui de Trente ans, participe, et avec lui plus encore les suivants de Louis XiV, de la construction d’un État absolu. L’effort guerrier infligé au royaume – sur un siècle, d’Henri iV (1553-1610) à son petit-fils, Louis XiV (1638-1715), les effectifs des armées françaises passent de 10 000 hommes à près de 400 000 – impose le renforcement de l’autorité royale, tant dans l’outil militaire devenu le « géant du Grand siècle », que dans les provinces 2. Les intendants, généralisés dans les années 1630, y deviennent ainsi le bras armé d’un pouvoir exécutif qui ambitionne de contrôler étroitement, et sans intermédiaire, le moindre de ses territoires 3. ils endossent la mise en œuvre d’une pression fiscale inédite ; à elle seule, elle conditionne la capacité belliqueuse du royaume. La guerre, tant par son dispositif idéologique – des Te Deum, visant à unifier les sujets derrière les victoires de leur roi, au programme iconographique de Versailles – que par la réorganisation d’une armée hiérarchisée et contrôlée, est le premier agent de la centralisation du pouvoir et de l’unification d’une souveraineté absolue 4.

Et Metz ? Le lien avec l’absolutisme et la guerre s’y impose d’emblée. il tient d’ailleurs en quelques dates militaires qui rythment l’histoire de la ville : elle est conquise, avec Toul et Verdun ainsi que leurs évêchés, par Henri ii (1519-1559) au terme d’une rapide campagne, le « Voyage d’Allemagne », en 1552 5 ; en 1648, c’est par un traité international de paix, celui-là même qui clôture une part de la guerre de Trente ans, signé à Münster et intégré aux négociations menées en Westphalie, que le « droit de protection sur les trois Évêchés », exercé jusque là par la France, devient « une Souveraineté absolue et indépendante 6 » ; enfin, en 1659, au traité des Pyrénées avec l’Espagne, puis en 1661 à celui de Vincennes avec le duc de Lorraine, Charles iV (1604-1675), le jeune Louis XiV obtient plusieurs territoires lui permettant de relier entre elles, et ensemble au royaume, de solides possessions sur ses frontières de l’Est 7. En un peu plus d’un siècle, de 1552 à 1661, c’est donc bien la guerre qui fut le moteur de l’installation 2. Lynn J. A., Giant of the Grand Siècle. The French Army, 1610-1715, Cambridge, Cambridge University

Press, 1997, p. 82-83 pour l’évolution des effectifs partagés en réels et théoriques.3. Bonney R., The Intendants of Richelieu and Mazarin 1624-1661, Oxford University Press, Oxford,

1973.4. Cornette J., Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993.5. Cabourdin G., Les Temps modernes. 1. De la Renaissance à la guerre de Trente ans, Nancy-Metz, PUN

et Éditions Serpenoise, 1991, p. 63-72.6. Pour reprendre les objectifs des plénipotentiaires français évoqués dans une lettre adressée à la reine-

régente, le 17 septembre 1646, citée dans ibid., p. 226-227. Le traité de paix signé à Munster entre la France et le Saint-Empire, le 24 octobre 1648, parlera lui de « suprême Seigneurie » comme synonyme de « droits de Souveraineté » (article LXXi).

7. Cabourdin G., Les Temps modernes. 2. De la paix de Westphalie à la fin de l’Ancien Régime, Nancy-Metz, PUN et Éditions Serpenoise, 1991, p. 17-22.

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de la monarchie dans la région. D’autant plus que cet ancrage géographique s’est accompagné d’une intégration politique dont les scansions ressortent là encore des conflits internationaux. De sa conquête du xvie siècle au début des années 1630, Metz, en tant que ville protégée, ne connaît aucun officier royal, excepté un Président destiné à connaître des différends entre les Français, c’est-à-dire des soldats pour l’essentiel, et les Messins ; elle ne paye, à son protecteur, ni taille, ni gabelle, ni aucun autre impôt. C’est l’entrée dans le conflit européen qui modifie en profondeur ces appréciables privi-lèges politiques et fiscaux. Pour accentuer son emprise sur ce territoire bien autonome, et pour dégager un financement lié à la vente d’offices, en quelques années, la monarchie y érige un parlement (1633), crée un tribunal de bailliage (1641) et y installe un intendant (1637). Enfin, dans cette décennie 1630 de renforcement du pouvoir royal, une certaine normalisa-tion fiscale accompagne ces nouveautés : un impôt levé sur le sel finance les gages des officiers de la Cour souveraine et du bailliage. Bref, indubitable-ment, la guerre construit, conforte et étend la souveraineté du roi à Metz, avant même que cette dernière, pleine et entière, ne soit légalement reconnue par les puissances européennes.

Quant au concept politique lui-même, la ville se trouve étonnamment au centre de plusieurs de ses analyses. Elles se déploient toutes dans ce temps court des années 1630. Ainsi de Cardin Le Bret, dont nous venons de citer le texte, et qui publie l’ouvrage qui le contient, un Traité de la Souveraineté du roi, au début de cette décennie. il tire son inspiration, entre autres, d’un séjour effectué dans les trois évêchés de Metz, de Toul et de Verdun, quelque temps auparavant, en 1625. Nommé alors intendant de ces derniers, il menait une enquête destinée à y affermir l’autorité de Louis Xiii 8. Dans son ouvrage de 1632, il précisera s’être « autrefois servi de semblables raisons pour justifier les droits que le roi a sur les villes de Metz, Toul et Verdun qui sont de l’ancien domaine de la couronne, après avoir été reconquises sur ceux [il faut y lire les empereurs] qui les avaient usurpées sur la France 9 ». Or, à la même époque et dans le même espace géographique, d’autres érudits travaillent dans le même champ théorique. Le premier est un chancelier de la cathédrale de Metz – l’une des cinq dignités de son chapitre –, Charles Hersent (1590-1660 ou 1662). En 1632, l’année de parution du traité de Cardin Le Bret, et sous un titre approchant, il rédige un panorama historique « de la Souveraineté du Roy à Mets, pays Messin, et autres villes et pays circonvoisins 10 ». Les seconds,

8. BNF, FF 18903, « Procez-verbal de monsieur Lebret et autres commissaires du Roy [Jean de Lon, sieur de Lorme, et Pierre Dupuy], en l’an 1625, de ce qu’ils ont ordonné touchant les usurpations par les ducs de Lorraine sur les éveschez de Metz, Toul et Verdun, en vertu de lettres patentes du roi, des 13 et 16 novembre 1624 », 16 avril-31 juillet 1625.

9. Cité par Vignal-Souleyreau M.-C., Richelieu et la Lorraine, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 92.10. Hersent Ch., De la souveraineté du roy à Mets, pays messin et autres villes et pays circonvoisins, qui

estoient de l’ancien royaume d’Austrasie ou Lorraine. Contre les prétentions de l’Empire, de l’Espagne et

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Théodore Godefroy et Pierre Dupuy, deux historiographes qui déjà avaient participé à l’enquête de 1625, rassemblent eux aussi dans ces années 1630 les éléments qui permettront, vingt ans plus tard, de publier un Traité tou - chant les droits du Roy très chrestien sur plusieurs Estats et seigneuries possédés par divers princes voisins 11. Ces argumentations touchant « les droits du Roy » s’attachent à l’espace lorrain. Elles visent à dénoncer les empiétements territoriaux opérés par les ducs, ces « divers princes voisins », sur des terres protégées par les rois de France. Enfin, en 1634, Martin Meurisse (1584-1644), évêque suffragant de Metz depuis 1629, y publie une Histoire des Évesques de l’Église de Metz. Par delà les Gesta episcoporum qui constituent le propre du livre, il y défend lui aussi, et avec des arguments parallèles à ceux de Charles Hersent, la souveraineté pleine et entière du pouvoir royal : il conclut d’ailleurs son texte par l’évocation dithyrambique de la création du parlement 12.

La ville de Metz, et avec elle les évêchés concernés, ont ainsi inspiré quatre ouvrages portant, en totalité ou en partie, sur la souveraineté royale. Rassemblés, en quelques années, ils dessinent une ligne de front concep-tuelle justifiant une emprise croissante de la monarchie sur ces territoires excentrés, laissés en marge de son autorité depuis leur conquête du xvie siècle. C’est que ces derniers, bien que fragmentés et isolés du reste du pays, occupaient une position géostratégique majeure : ils couvraient à la fois le sud des Pays-Bas espagnols et ouvraient sur la façade occidentale du Saint Empire romain germanique ; bientôt, dès 1635, Metz, leur principale forteresse, allait devenir la base arrière des armées françaises projetées en Allemagne, avant de protéger l’État (Vauban) sous Louis XiV. Dans cette perspective, et même si les enjeux militaires n’avaient pas été encore claire-ment identifiés par tous les acteurs, il s’agit d’enraciner la présence française dans ces terres simplement occupées. Ainsi, en 1632, Charles Hersent cherche à dépasser ce régime de protection. il imagine le conduire vers une sujétion identique à celle des autres villes et provinces du royaume. Pour cela, il forge une nouvelle catégorie juridique intermédiaire, celle de « pro - tection souveraine » : elle « emporte avec soy une véritable souveraineté [...] toutefois plus douce, & accompagnée de quelques conditions favorables à une ville ou païs 13 ». À l’évidence, et comme un constat partagé dans le

de la Lorraine et contre les maximes des habitans de Mets, qui ne tiennent le roy que pour leur protecteur. Par R. Charles Hersent, chancelier de l’église cathédrale de Metz, et prédicateur, Paris, 1632.

11. Dupuy J. (au nom de son frère Pierre et de Théodore Godefroy), Traité touchant les droits du Roy très chrestien sur plusieurs estats et seigneuries possédés par divers princes voisins et pour prouver qu’il tient à juste titre plusieurs provinces contestées par les princes estrangers. Recherches pour monstrer que plusieurs provinces et villes du royaume sont du domaine du Roy. usurpations faites sur les trois éveschez, Metz, Toul, Verdun, et quelques autres traitez concernant des matières publiques, Paris, 1655. Voir Vignal-Souleyreau M.-C., « Religion et politique en Lorraine au tournant des xvie et xviie siècles », Europa Moderna, n° 1, 2010, p. 51-90.

12. Meurisse M., Histoire des Evesques de l’Eglise de Metz, Metz, 1634, p. 674.13. Hersent Ch., De la souveraineté du roy à Mets, op. cit., p. 171-172.

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monde intellectuel de l’époque, la question de la souveraineté du roi à Metz participe étroitement du renforcement du pouvoir sur des frontières qui, bientôt, allaient se retrouver aux premières lignes d’une guerre à venir.

Cette histoire est bien connue. Une thèse majeure, La Réunion de Metz à la France, présentée par Gaston Zeller à l’université de Strasbourg en 1926, en a depuis longtemps retracé les péripéties de 1552 à 1648 14. En de nombreux points, les éléments qui y sont développés sont indépassables. L’ouvrage est même d’une telle densité que les recherches ultérieures se sont en priorité portées sur les aspects délaissés par l’historien. Depuis les années 1920, on s’est amplement intéressé à l’amont de sa période 15, mais aussi à l’aval, tant avec le règne de Louis XiV et de ses intendants, qu’avec le xviiie siècle du maréchal de Belle-isle (1684-1761), gouverneur de Metz et des Trois-Évêchés et secrétaire d’État de la guerre entre 1758 et 1761 16. Surtout, d’importantes réflexions se sont inscrites dans le champ religieux, opportunément écarté par le maître ; elles y étaient d’autant plus portées par l’historiographie que la ville comptait trois confessions à l’époque moderne : une catholique, une protestante et une juive. Dès lors, les travaux des chercheurs ont considérablement enrichi la compréhension d’un Moyen Age messin porté jusqu’en 1552 17, ainsi que celle des commu-nautés réformées et hébraïques des xvie, xviie et xviiie siècles 18. Quant à la période traitée en propre par La Réunion de Metz à la France, celle allant de l’occupation d’Henri ii (1552) aux traités de Westphalie (1648), voire jusqu’à la paix des Pyrénées (1659), et à la thématique privilégiée par l’ouvrage, une histoire du politique, la plupart des textes écrits depuis lors se sont presqu’exclusivement appuyés sur le grand œuvre de l’historien, érigé comme l’alpha et l’oméga d’une compréhension historique.

14. Zeller G., La Réunion de Metz à la France 1552-1648, Paris, Société d’édition : les belles lettres, 1926.

15. À la suite de Schneider J. (La Ville de Metz aux xiiie et xive siècles, Nancy, imprimerie Georges Thomas, 1950), voir plusieurs recherches majeures qui toutes font une mise au point historiographique et politique : Hari A., Écrire l’histoire des évêques de Metz au Moyen Age : les Gesta episcoporum messins de la fin du viiie siècle à la fin du xive siècle, Metz, Thèse de doctorat, 2009-2010 et, autour de la figure du messin André de Rineck, Blanchard J.-Chr., L’armorial d’André de Rineck : un manuscrit messin du xve siècle (Vienne, Österreischiche Nationalebibliothek, Cod. 3336), Nancy 2, Thèse de doctorat, 2003 et Dieter H., André Voey de Ryneck : Leben und Werk eines Patriziers im spätmittelalterlichen Metz, Saarbrücken, 1986.

16. Lasconjarias G., un Air de majesté. Gouverneurs et commandants dans la France de l’Est au xviiie siècle, Paris, CTHS, 2010. Voir aussi Rohan-Chabot A. de, Le Maréchal de Belle Isle ou la revanche de Foucquet, Paris, Perrin, 2005.

17. Roemer Fl., Les Institutions de la République Messine, Metz, Éditions Serpenoise, 2007.18. Pour les protestants, la liste est longue. Voir, à la fois pour une récente mise au point historiogra-

phique et bibliographique, mais aussi pour sa contribution majeure à l’histoire messine, Léonard J., Le Ministère de Paul Ferry à Metz (1612-1669). Essai de contribution à l’étude des pasteurs réformés français sous le régime de l’Édit de Nantes, Thèse de doctorat, Lyon 3, 2011. Pour les Juifs, les ouvrages de référence sont ceux de Meyer P.-A., La Communauté juive de Metz au xviiie siècle, Nancy-Metz, PUN-Éditions Serpenoise, 1993 et de Roos G., Relations entre le gouvernement royal et les juifs du nord-est de la France au xviie siècle, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2000.

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Pourtant, sur un certain nombre de points, il est apparu que cette première modernité messine pouvait être appréhendée à l’aune des progrès et des mutations historiographiques survenus depuis... 1926. Les perspec-tives sont larges. L’une des premières tiendrait sans doute au questionne-ment de la problématique d’ensemble qui structure le propos de l’ouvrage fondateur. Cet arrière-plan est fils de son époque. Tout comme l’historien. Gaston Zeller, qui débute sa carrière avant 1914, se ressent encore quelque peu de l’école positiviste 19. il tient d’abord à fixer l’événement. il y est d’autant plus conduit qu’il écrit sur un lieu et en un moment particulier : son livre paraît huit années après la fin de la Première Guerre mondiale ; il concerne une ville qui vient de retourner à la France après un demi-siècle d’annexion allemande (1871-1918). Avec une très grande rigueur intellec-tuelle, il s’emploie à dégager l’histoire de cette « réunion », le mot cependant interroge, des a priori et des scories nationalistes. De fait, le contexte d’écri-ture n’intervient que dans l’émouvante dédicace adressée à son frère et à ses « camarades tombés avec lui pour le définitif retour de Metz à la France » ; et dans les premières lignes de l’avant-propos, il défie quiconque de « renifler à chaque page » sa nationalité. Bien qu’étreint d’un profond sentiment patriotique, Gaston Zeller va s’attacher, avec succès et tout au long de son écriture, à ce que la raison prenne le pas sur le cœur.

Cet effort de neutralisation n’a pas été sans quelques conséquences stylis-tiques. Le choix des titres relève d’une froide objectivité scientifique : « réunion », « occupation » (1e partie) et « protection » (2e partie). Dans l’introduction, par une sorte de lapsus prenant le contre-pied de possibles passions, il parle même, pour évoquer le rattachement de 1648, d’une « annexion », un mot aux terribles résonnances à Metz en 1926 20. À la vérité, on pouvait faire plus chaleureux. En 1948, à l’occasion du tricente-naire des traités de Westphalie, une introduction apportée à l’édition d’un fac-similé des principaux articles concernés témoignera de moins de pudeurs patriotiques : elle évoquera une « association », une « intégra-tion [...] dans la communauté française » ou une « union 21 ». Les précau-tions scientifiques de Gaston Zeller l’honorent bien évidemment. D’une annexion à l’autre, l’étonnant parallèle de l’introduction avait le mérite de réifier, voire de dépasser, une question issue des débats nationalistes du xixe siècle, et en grande partie devenue inutile, celle d’une inclination française préalable à l’occupation. Mais dans un même mouvement, ce strict cloisonnement du cœur et de la raison a aussi conforté une interpré-tation dominante des événements. De manière subtile et argumentée, se 19. Zeller G., « Les charges de la Lorraine pendant la guerre de Hollande », Mémoires de la Société

d’Archéologie Lorraine, 1911, p. 13-68.20. Zeller G., La Réunion de Metz à la France, op. cit., p. 3.21. Le Tricentenaire du plus grand monument de la diplomatie 1648-1948. La pièce historique qui associa

l’Alsace et les Trois-Évêchés aux destinées françaises, Paris, Maurice Devriès Éditeur (éditions M. D.), s. d. [1948].

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dégage de l’ouvrage une claire problématique : le portrait d’une lente répres-sion de l’autonomie urbaine par l’implacable centralisation française. Et la distance intellectuelle prise avec la question patriotique renforça la mise en avant d’une « petite patrie 22 », toujours menacée par Paris. De tradition en France depuis le xixe siècle, le concept est particulièrement présent à Metz, sans doute depuis l’édition des ordonnances de son parlement à la fin du xviiie siècle 23. Le tropisme fut d’autant plus prégnant qu’il entrait en étroite résonnance avec la lecture politique alors donnée de l’Ancien Régime : celle d’une « réduction à l’obéissance », conceptualisée par Ernest Lavisse, en 1906, dans les volumes de L’Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution, qu’il consacre à Louis XiV 24. Cette compréhension univoque des événements transparaît en toute clarté lors de l’évocation du tribunal de bailliage, une structure judiciaire dont la création donna en effet lieu à de profondes contestations par l’Hôtel de ville déjà en place 25 :

« Le conflit devait renaître à plus d’une reprise. Dès 1644, notamment, le magistrat [Hôtel de ville] plaida pour se faire rendre l’administration de la police, arguant des désordres qui s’y commettaient depuis la création du bailliage. il crut même un moment être arrivé à ses fins. Mais son espoir fut de courte durée. Bon gré mal gré, il lui fallut se résigner à cette nouvelle déchéance. Dans le naufrage de tout ce qui avait fait sa raison d’être et son prestige, il ne conserva que le droit – essentiel, il est vrai, à son amour-pro-pre – de marcher dans les cérémonies publiques immédiatement après le gouverneur, sur le même rang que les officiers du bailliage 26. »

De « l’occupation » à la « protection », puis à la « réunion », les Messins ne sont ainsi, sous la plume de Gaston Zeller, que les sujets quelque peu désincarnés d’une implacable volonté qui s’impose à eux de l’extérieur. Contraints et forcés, réduits à l’obéissance et à la normalisation, ils ne peuvent qu’assister au « naufrage de tout ce qui avait fait [leur] raison d’être et [leur] prestige. » Dès lors, la plupart des auteurs ultérieurs se sont inscrits

22. Sur ce sujet, voir Thiesse A.-M., Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1997.

23. Nous aurons l’occasion de revenir sur quelques remarques contenues dans les marges du Recueil des édits, déclarations et lettres-patentes enregistrés au parlement de Metz, édité à Metz entre 1774 et 1788 par Emmery J.-L.-Cl. Quant au xixe siècle, voir l’introduction du Journal de Jean Bauchez, greffier de Plappeville au xviie siècle, édité par Abel Ch., de Bouteiller E. à Metz, en 1868, p. XXi-XXii : « C’est précisément dans cette période séculaire que les bourgeois de Metz, de Toul et de Verdun, ont résisté tant qu’ils ont pu à l’absorption envahissante de la monarchie française et se sont vaine-ment opposés à l’annexion de leur pays au royaume de France, sous le nom de province des Trois-Évêchés. »

24. Voir la réédition de ces deux volumes dans Lavisse E., Louis XIV. Histoire d’un grand Règne, 1643-1715, Paris, Laffont, 1989. « La réduction à l’obéissance » est le titre du premier chapitre du livre iV.

25. Gantelet M., « Au cœur des légitimités urbaines. Les conflits d’autorité entre députés messins concurrents aux États généraux (1649-1653) », Les cahiers de CRHQ [en ligne], 2008, 20 p., n° 1, disponible sur : http ://www.crhq.cnrs.fr/cahiers/1/c1a3-Gantelet.pdf (consulté le 18/10/2010).

26. Zeller G., La Réunion de Metz à la France, op. cit., t. ii, p. 298-299.

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dans ce scénario des plus simples : au gouverneur, comme représentant du souverain, la mission de contenir les habitants sous la protection instituée en 1552 ; au Magistrat, le pouvoir urbain, le devoir de contenir les poussées de souveraineté royale 27. Sur le fond documentaire de Gaston Zeller, l’on prit alors à la lettre, et sans toujours de réels contrepoints archivistiques, les témoignages publiés. Le brûlot de Charles Hersent en est un bon exemple. L’auteur témoigne en effet d’une réelle acrimonie envers les Messins :

« Mais pour ce que dans la communiquation que j’ay euë avec ceux de Mets depuis cinq où six années, je n’ay pas reconnu dans beaucoup d’entre eux une disposition d’esprit à la soumission & obéissance qu’ils doivent au Roy en qualité de souverain. Que bien plutost j’ay remarqué en quelques-uns des principaux de l’Église, & de la Justice [l’exécutif urbain], une grande aliénation de la France ; pour ne dire une faction toute formée contre l’authorité souveraine du Roy, et une extrême haine de ses sujets naturels, principalement quand ils sont personnes de marque et aucune-ment zelez pour le service de leur Prince : & que les plus modestes & réglez d’entr’eux ne veulent accorder au Roy la souveraineté de leur Ville & Pays, mais seulement la protection, le nom de souverain leur étant autant odieux, qu’autrefois le nom de Roy à la République Romaine 28. »

De fait, les analyses qui sont données de sa pensée s’inscrivent dans cette opposition déclarée :

« Tel est ce traité de propagande royale. il est l’œuvre d’un clerc de la Contre-Réforme que la lutte contre le protestantisme ne laisse jamais indif-férent ; d’un érudit qui sait utiliser l’histoire et le droit pour justifier les conquêtes de son roi ; d’un Français de l’« intérieur » comme on dirait aujourd’hui [1983], et qui fait prévaloir les efforts de centralisation et d’uni-fication contre les particularismes locaux 29. »

Sans contester le fond du raisonnement, sans se méprendre sur l’irrésis-tible avancée, tant intellectuelle que militaire et politique de la monarchie dans la région, il faut bien avouer que l’arrière-plan problématique sur lequel se déploient ces analyses pèche par son étroitesse. il fait notamment l’impasse sur la réception de la politique royale dans la ville – les Messins sont-ils vraiment les perdants de la création du parlement ? – ainsi que sur la profondeur sociale des acteurs. Le personnel politique messin de cette époque est peu connu 30. Seules quelques études permettent de saisir toute la richesse que l’on pourrait attendre de la reconstruction des structures

27. Le Moigne Fr.-Y. (dir.), Histoire de Metz, Toulouse, Privat, 1986, p. 237-238.28. Hersent Ch., De la souveraineté du roy à Mets, op. cit., p. 13-14.29. Hennequin J., « Le traité de Charles Hersent : de la souveraineté du roi à Metz », Mémoires de

l’Académie Nationale de Metz, 1983, p. 7-15.30. Deux courtes études, placées essentiellement après la période de Gaston Zeller, nous éclairent :

Le Moigne Fr.-Y., « “Hommes du roi” et pouvoir municipal à Metz (1641-1789) », G. Livet et B. Vogler (pub.), Pouvoir, ville et société en Europe 1650 à 1750, Paris, Ophrys, 1983, p. 571-589 et Prevot M., Les Relations entre les principaux pouvoirs à Metz depuis l’érection des fonctions munici-

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familiales et confessionnelles à Metz 31. Par contre, aucune anatomie consu-laire, aucune prosopographie d’ampleur, telles qu’elles ont été menées à Nantes ou à Rodez, ne nous éclairent 32. Ainsi, dans le cas de Charles Hersent, nous ne savons rien, ou presque, de sa biographie à Metz 33. Sans doute, faudrait-il pouvoir mieux saisir certaines allusions concernant « une extrême haine de ses sujets naturels [les Français], principalement quand ils sont personnes de marque [lui-même ?] et aucunement zelez pour le service de leur Prince. » Comment a-t-il obtenu sa dignité ? Que dire de ses liens avec les gouverneurs ? Combien de temps, simplement, a-t-il séjourné à Metz ? Toutes questions dont les réponses apporteraient des éléments d’explication à ce ton si offensif. Ainsi, et à l’inverse, pour Martin Meurisse, une part de son parcours, bien connu, éclaire son ouvrage. Le suffragant prend la plume à un moment où ses protecteurs, Gaston d’Orléans (1608-1660) et Jacques le Coigneux (1589-1651), un parlementaire parisien de sa maison, viennent d’entrer en rébellion ouverte contre Richelieu. En janvier 1631, ils ont rejoint la cour du duc de Lorraine, Charles iV, avant de s’enfuir devant les armées françaises lors de l’invasion des duchés en décembre, puis de se réfugier à Bruxelles en 1632. Le livre de Meurisse, publié dans ce contexte des plus dangereux pour l’auteur, s’apparente ainsi à un retournement de fidélité. Se consacrant prudemment à l’étude, et à la pastorale, il fait en même temps allégeance envers le Premier ministre 34. Les compliments obséquieux qu’il adresse à « ceste haute & incomparable intelligence Monseigneur l’éminentissime Cardinal Duc de Richelieu 35 » pourraient ainsi en témoigner. Et le fait qu’il choisisse de publier à Metz, avec diffi-culté, tend à montrer que la ville était animée de débats proprement politi-ques. Nous n’en savons malheureusement que peu de choses.

Bref, il semblerait que l’unique problématique de l’affrontement et de la défense de particularismes toujours menacés, ne suffise pas à épuiser le sens des événements. Ainsi du bailliage évoqué ci-dessus. Dans la linéarité d’une réduction à l’obéissance attendue, ce tribunal devient le symbole des avancées royales empiétant sur les privilèges locaux. Dès lors, on ne s’étonne guère, que d’un côté comme de l’autre, ce sont souvent de Messins dont il

pales électives en offices (1692) jusqu’à l’installation d’un autre pouvoir municipal en septembre-octobre 1789, Mémoire de Maîtrise, Metz, 1996.

31. Laperche-Fournel M.-J. : « Stratégies matrimoniales en milieu protestant. Quelques réseaux familiaux messins au xviie siècle », Histoire Économie et Société, 1997, n° 4, p. 617-646.

32. Saupin G., Nantes au xviie siècle. Vie politique et société urbaine, 1598-1720, Rennes, PUR, 1996 et Mouysset S., Le Pouvoir dans la bonne ville. Les consuls de Rodez sous l’Ancien Régime, Toulouse, Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron-CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, 2000.

33. Dom Calmet A., Bibliothèque lorraine, ou Histoire des hommes illustres qui ont fleuri en Lorraine, dans les Trois Évêchés, dans l’archevêché de Trèves, dans le duché de Luxembourg, etc., par le R. P. dom Calmet..., Nancy, 1751, p. 497-498.

34. Hari A., « Reprise et continuations modernes des gesta episcoporum médiévaux à Metz », M. Sot (dir.), Liber, gesta, histoire. Écrire l’histoire des évêques et des papes, de l’Antiquité au xxie siècle, 2009, Turnhout, Brepols, 2009, p. 347-365. Avec tous mes remerciements à l’auteur.

35. Meurisse M., Histoire des Evesques, op. cit., p. 613-614.

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s’agit : la moitié des nouveaux magistrats, dont le lieutenant général civil lui-même, le sont 36 ! Enfin, les interrogations sociologiques développées depuis la rupture historiographique des Annales, ne sont pas sans nous rappeler que, derrière l’amour-propre lié à une place dans les cérémonies, il s’agissait d’une manière de dire, et de vivre, l’ordre social 37. À la vérité, Gaston Zeller n’est pas dupe de sa propre perspective. il n’hésite pas, à l’occasion, à douter de plaintes trop affirmées des uns et des autres : lorsqu’un Messin évoque « la mauvaise humeur de ses concitoyens, forcés de subir le Parlement », une note précise, avec raison, que « rien ne trans-parait de cette mauvaise humeur dans les procès-verbaux des délibérations du Grand-Conseil 38 ». Et à la fin de sa conclusion, à un moment où l’auto-censure intellectuelle se relâche, il fournit une analyse tout à la fois sensitive et en même temps profondément heuristique. Les paragraphes concernés, les derniers du livre, méritent d’être cités in-extenso :

« Un témoignage formel en ce sens s’offre à nous à la date de 1623, à un moment où déjà la guerre de Trente Ans a commencé à ravager l’Allemagne, et où par comparaison les populations frontières, sujettes de la couronne de France, sont mieux en mesure d’apprécier leur bonheur relatif. Le 18 avril, Jean de Flavigny, ancien Treize [nom donné à certains magistrats messins], écrit à Pierre Storck, ammeister de Strasbourg [responsable de l’exécutif ] : “icy [...] avons tous les subjects du monde de nous contenter du bon traic-tement que nous recevons de Sa Majesté, comme bénignement protégés ; et n’avons aucune plaincte de taille, ny d’impôts, pour n’y estre subjects, ains seulement de quelque surcharge de garnison, qui nous est compensée par l’argent que Sa Majesté envoye annuellement pour la paier, qui demeure dans la ville et qui tourne au proffit de chacun en particulier”.

Ces quelques lignes ne tirent pas seulement leur intérêt de l’aveu qu’elles renferment, mais aussi – surtout – du correspondant auquel elles s’adressent. il s’agit d’un dirigeant strasbourgeois. Or, les Strasbourgeois sont menacés par Tilly ; ils traversent un moment difficile. Jean de Flavigny ne l’ignore pas. Et ce n’est pas sans arrière-pensée qu’il leur fait l’éloge de la domination française. Quelques jours plus tard, il parlera clair, il leur conseillera sans détours d’accepter la protection que le roi est prêt à leur accorder. Metz, devenue française, vantant son sort à Strasbourg et l’engageant à suivre son exemple, n’est-ce pas un touchant appel ? il nous plaît de finir sur ce geste, qui crée entre les deux villes, plus de cinquante ans à l’avance, comme un premier lien de solidarité française 39. »

Son ouvrage achevé, le scientifique laisse ainsi libre cours aux élans de son cœur. Mais dans une fulgurante intuition, il nous livre surtout une clé

36. Le Moigne Fr.-Y., Histoire de Metz, op. cit., p. 241.37. Cosandey F. (textes réunis par), Dire et vivre l’ordre social en France sous l’Ancien Régime, Paris,

Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2005.38. Zeller G., La Réunion de Metz à la France, t. ii, p. 277.39. Ibid., p. 305-306.

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de lecture différente. Non plus celle de l’opposition des privilèges locaux et de la souveraineté royale, qui se révèle à l’usage stérilisante, mais celle de l’articulation des intérêts, ceux des élites et ceux du roi, dans la construction de l’absolutisme. Une autre histoire, inscrite dans le sillage de celles déjà écrites, notamment pour le Languedoc, se devine 40. Dépassant les écrits des juristes et la construction des concepts politiques, il s’agirait de scruter les réalités sociales, financières et administratives de cette extension de souve-raineté. Alors joueraient à plein le rôle des trajectoires individuelles et le poids diachronique des liens de clientèles reliant l’élite messine aux gouver-neurs et au pouvoir royal. À un « absolutisme total 41 » mettant au cœur du processus de construction étatique une irrésistible réduction à l’obéissance, se substituerait le portrait d’un absolutisme de compromis noués entre les élites locales et le souverain ; une « collaboration active et volontaire 42 », et non plus une simple et rude opposition.

C’est dans cette inversion de perspective qu’il est apparu opportun de reprendre le dossier de la « réunion de Metz à la France. » D’autant qu’une lecture du grand œuvre laissait entrevoir des périodes moins défrichées que d’autres. Gaston Zeller est un spécialiste à la fois du xvie siècle et de l’his-toire des relations internationales 43. Son texte s’en ressent : du point de vue des liens, et des oppositions, entre la France et l’Allemagne, sujet auquel il a consacré de nombreuses recherches 44, l’ampleur du regard archivistique, notamment pour le xvie siècle, est impressionnante 45. Par contre, dans les rapports noués entre Metz et la monarchie, et plus particulièrement pour la période du xviie siècle, l’auteur manie à grands traits les documents. Sans conteste, il pose les principaux jalons institutionnels et événementiels. Mais du simple point de vue quantitatif, ce xviie siècle, qui chronologiquement occupe en théorie la moitié de l’ouvrage, n’en monopolise qu’une faible partie qui va en s’amenuisant après Henri iV : les années qui suivent l’assas-sinat du roi (1610) sont traitées au travers de la révolte du duc d’Épernon (1554-1642), gouverneur de Metz, lors de la « guerre de la mère (Marie de Médicis) et du fils (Louis Xiii) », entre 1619 et 1620, ainsi que par l’évo-cation de l’enquête de Cardin Le Bret en 1625 ; les années 1630 sont lues 40. Beik W., Absolutism and Society in Seventeenth-Century France, Cambridge, Cambridge University

Press, 1997.41. Ruiz ibáñez J. J. et Rab S., « Théories et pratiques de la souveraineté dans la Monarchie hispanique :

un conflit de juridictions à Cambrai », Annales. Histoire, Sciences Sociales, n° 3, 2000, p. 623-644, p. 634.

42. Jouanna A., Le Devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1989, p. 244.

43. Zeller G., Histoire des relations internationales. Les Temps modernes, Paris, Hachette, 1953 (t. 1 : De Christophe Colomb à Cromwell) et 1955 (t. 2 : De Louis XIV à 1789).

44. Zeller G., La France et l’Allemagne depuis dix siècles, Paris, Armand Colin, 1932.45. il a naturellement dépouillé tous les dépôts français, centraux comme régionaux, ainsi que de

nombreuses archives étrangères, à Bruxelles, à Vienne et à Luxembourg (Zeller G., La Réunion de Metz à la France, op. cit., p. 6-17).

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à l’aune des créations des parlement et bailliage et à celui des événements militaires de 1630-1631 ; quant aux années 1640, elles sont à peine esquissées. Au reste, la modicité des travaux historiques sur cette période, une fra gilité paradoxalement issue de l’importance du travail de Gaston Zeller, avait déjà été évoquée pour l’ensemble de l’espace régional. En 1987, un bilan historiographique soulignait combien « le xviie siècle lorrain est le parent pauvre de la recherche : la guerre de Trente Ans, les occupations françaises, les relations difficiles et complexes avec le royaume seraient à reprendre 46 ». Un nécessaire travail de « complexification » pouvait dès lors s’amorcer. Au début des années 2000, plusieurs livres ont apporté de nouveaux éclai-rages : la question juridique a été retravaillée, en lien avec ses implications confessionnelles 47 ; le point de vue militaire, une « guerre de Trente ans en Lorraine », a bénéficié d’une mise au point d’envergure 48 ; enfin, les priorités accordées par Richelieu à cet espace lorrain stratégique ont été dégagées à partir d’une plongée dans les archives du cardinal-ministre 49.

De nombreuses sources permettaient de s’inscrire dans le sillage de ces recherches récentes. D’abord les écrits littéraires. Étonnamment, Gaston Zeller ne les utilise guère. ils sont pourtant nombreux. Deux se détachent. Le premier, pour le début du xvie siècle, est une chronique rédigée par un mercier messin, Philippe de Vigneulles (1471-1528) 50. Écrit quelques vingt-cinq années avant 1552, et édité seulement au début du xxe siècle, quelques mois après la publication de La Réunion de Metz à la France, ce long texte retrace, en quatre tomes dans l’édition moderne, l’his-toire de la cité des origines à 1526 51. Si les trois premiers volumes sont de facture médiévale, et relèvent d’une vaste compilation d’œuvres contempo-raines, le dernier, écrit parfois au jour le jour, trace un portrait de la ville dans le premier quart du xvie siècle : dévoilant une conscience municipale en crise, il permet d’amorcer un raisonnement mettant en valeur combien l’occupation française, loin d’être simplement l’objet d’une confrontation entre la France et l’Allemagne, entre le roi et l’empereur, loin d’être simple-ment subie par les Messins, a pu leur apporter une solution acceptable à un

46. Roth F., « Cent d’histoire lorraine. Essai d’historiographie », Annales de l’Est, 1987, p. 280, cité dans Martin Ph., une Guerre de Trente ans en Lorraine 1631-1661, Metz, Éditions Serpenoise, 2002, p. 7.

47. Dans l’articulation du religieux et du politique, voir Behre Miskimin P., One King, One Law, Three Faiths. Religion and the Rise of Absolutism in Seventeenth-Century Metz, Westport, Greenwood Press, 2002. Quant au domaine juridique, voir les études les plus récentes de Petry Chr. («Faire des sujets du roi». Rechtspolitik in Metz, Toul und Verdun unter französischer Herrschaft (1552-1648), Munich, Oldenbourg, 2006) et de Roemer F. (Les Gens du roi près le parlement de Metz (1633-1790). Les ambiguïtés d’un parquet de province, Thèse de droit, Paris 2, 2000).

48. Martin P., une Guerre de Trente ans en Lorraine, op. cit.49. Vignal-Souleyreau M.-Chr., Richelieu et la Lorraine, op. cit.50. Chopin M., Histoire d’une ville-récit d’une vie. une étude de la Chronique de Philippe de Vigneulles

(1471-1528), Lyon 2, Thèse de doctorat, 1992.51. Vigneulles Ph. de, Chroniques, éd. Bruneau Ch., Metz, Société d’Histoire et d’Archéologie

Lorraine, 1927-1933.

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blo cage politique profond 52. Ce postulat, qui ancre de notre point de vue la compréhension de l’événement « 1552 », constituera le point de départ de notre livre.

Le second, le Journal de Jean Bauchez, se place en exact contrepoint chronologique de Philippe de Vigneulles 53 : composé un siècle plus tard, à partir des années 1620, il s’ouvre en 1561 par la reprise d’une ancienne chronique locale, pour s’achever en 1650 par une composition personnelle de l’auteur amorcée dès l’évocation des événements de 1574 54. Le texte appartient aux écrits du for privé. il se situe dans la mouvance des livres de raison dont le xviie siècle constitue l’âge d’or 55. La guerre, celle ouverte en 1635, en est son noyau. Elle occupe plus des deux tiers de l’ouvrage. Sa déclaration déclenche même chez l’auteur une rupture stylistique : au printemps, il abandonne la versification au profit de la prose 56 ; il insère aussi, plus fréquemment qu’auparavant, ses relations dans des cycles suivis, précisément datés et longuement développés. Comme si l’urgence d’un témoignage, rendu nécessaire par le déferlement des violences, s’était imposée à son esprit : l’écriture semble suivre au plus près les événements ; elle cherche même à introduire une compréhension, une logique dans l’anarchie de la guerre. Jean Bauchez est ainsi notre grand témoin. il réside à Plappeville, un village situé à quelques kilomètres au sud-ouest de Metz. C’est un proche du pouvoir local : son père et son grand-père occupaient la charge d’échevin de leur communauté 57 ; les titulaires de l’époque, en 1635, lui sont apparentés 58 ; lui-même, en 1638, exerce la fonction de « greffier de justice » au nom du seigneur local, l’abbé de Saint-Symphorien, l’une des communautés bénédictines de la ville 59. il appartient ainsi à ces petites élites villageoises. Dès lors, il se distingue à la fois de la bourgeoisie messine et du menu peuple urbain. Proche des seconds, éloignés des premiers, son regard est celui d’un monde rural vivant en osmose avec la ville si proche. Dénué de tout ancrage « national », qu’il soit français, allemand, lorrain ou même messin, ce modeste écrivain du quotidien nous décrit la guerre du point de vue d’un villageois. il est un contrepoids précieux, voire unique, aux archives manuscrites issues des pouvoirs en place : ceux de la ville comme du royaume, ceux des militaires comme des ennemis.

52. Gantelet M., « Entre France et Empire, Metz, une conscience municipale en crise à l’aube des Temps Modernes (1500-1526) », Revue Historique, n° 1, 2001, p. 1-45.

53. Journal de Jean Bauchez, op. cit.54. Ibid., « introduction », p. V-XXiii.55. Tricard J., « Les livres de raison français au miroir des livres de famille italiens : pour relancer une

enquête », Revue historique, n° 624, 2002, p. 997-1008.56. Journal de Jean Bauchez, op. cit., p. 113.57. Présentation de ces « gens de justice » – maire et échevin – et de leurs fonctions dans Brasme P.,

Woippy, village du Pays messin, Metz, Éditions Serpenoise, 1987, p. 227 et suiv.58. Le maire est son parrain (Journal de Jean Bauchez, op. cit., p. 327-238) et il est le cousin d’un de ses

lieutenants (ibid., p. 294).59. Ibid., p. iX.

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Car ces dernières sources abondent. Elles se structurent autour des délibérations du pouvoir municipal conservées dans les archives de la ville de Metz. Entre 1590 et 1715, soit dans une série continue portée jusqu’à la fin du règne de Louis XiV, ces comptes-rendus ont tous, ou presque, été conservés. On compte alors, sur ce grand xviie siècle, 4 262 réunions du Magistrat. Sans entrer dans les lourdes statistiques qui nous occuperont par la suite, constatons simplement que l’atonie des pouvoirs urbains décrite traditionnellement pour cette époque, ne se rencontre pas ici, du moins pas totalement ni pour l’ensemble de la période. Remonter systématiquement ces registres mal tenus, et malgré la sécheresse d’un langage descriptif et sans émotion, permet de suivre, au jour le jour, les débats et les décisions politi-ques locales. Ces délibérations constituent ainsi la colonne vertébrale de cet ouvrage. Elles déterminent tous les autres grands pans documentaires. Du point de vue local, les archives budgétaires, très riches elles aussi, reconsti-tuent le substrat financier de l’action urbaine. Les recueils de correspon-dances, actives et passives, les prolongent avec bonheur. Là encore, vraisem-blablement conservées dans leur totalité, elles couvrent les moindres détails des affaires politiques, militaires et fiscales qui préoccupent le milieu dirigeant. Des agents, des députés, des délégués, des « amis en Cour » constituent le prolongement du pouvoir urbain dès lors porté à Paris, à Bruxelles, à Luxembourg, à Nancy et ailleurs. Parmi eux, on y compte même Bossuet 60. La précision de leurs relations comme l’ampleur de leurs actions, voire la vie même insufflée dans leurs lettres, autorisent de multiples lectures. Entre autres, un abord micro-historique de ces textes permet de reconstituer les structures de l’intercession, comme les diverses procédures de la négociation menée par une ville du xviie siècle cherchant à avoir prise sur son destin. En miroir, ces archives locales en engendrent d’autres. La ville n’est pas isolée. Au contraire, elle s’inscrit à la fois dans la hiérarchie politique d’un État reliant les lieutenants de roi – les représentants du gouverneur – aux principaux ministres, ainsi que dans un espace régional transfrontalier. Avec ces différentes structures, qu’elles relèvent du roi ou des ennemis, les Messins entretiennent des relations continues. D’autres sites, à Paris, à Luxembourg ou à Chantilly, parfois aussi à Vincennes, nous en rendent compte. ils enrichissent la compréhension des événements. ils accroissent notre plongée dans ce premier xviie siècle messin.

Ce complexe documentaire, mêlant témoignages littéraires et archives manuscrites, permet ainsi d’examiner à nouveau la question politique abordée par Gaston Zeller. Telle une boite de Pandore, il nous dévoile un paradoxe. D’un côté, jouant de l’épaisseur humaine des liens de clien-tèles et des apparences institutionnelles, les sources nous confirment l’irré-sistible construction de l’absolutisme. Rien de nouveau depuis 1926, 60. AMM, AA 41, pièce 45, lettre du 19 octobre 1653, reproduite dans Urbain Ch., Levesque E.

(éd.), Correspondance de Bossuet, Paris, 1909, t. i, lettre 4, p. 5-7.

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INTRODuCTION

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excepté que le processus revêt une configuration plus complexe dans ses modalités sociales, politiques et symboliques, que la simple réduction à l’obéissance imposée à une cité assujettie. il se déploie moins dans la confrontation que dans le compromis, notamment autour de la notion de « bonne ville » ; il relève moins d’une unité du pouvoir royal qui avancerait d’un seul tenant, que d’une lutte à fleurets mouchetés, pétrie de fidélités et de bénéfices ecclésiastiques, entre les cardinaux-ministres, Richelieu puis Mazarin, et l’institution des gouverneurs. Sur le temps long de « l’occupa-tion » à la « réunion », de 1552 à 1661, cette construction sera l’objet de la première partie de cet ouvrage. Les deux suivantes, resserrées chronologi-quement autour de la guerre franco-espagnole (1635-1659), viennent contredire cette histoire attendue. Alors que l’emprise de la monarchie s’accentue indubitablement sur une ville stratégique, la pratique réelle de la souveraineté, elle, semble se déliter : le monopole de la guerre et de la paix, l’articulation étroite et absolue entre la décision et son application, le renforcement de la frontière territoriale par le conflit, tout ce qui fait la substance même de l’absolutisme y perd de sa densité. Les archives révèlent l’ampleur, comme les modalités, d’un dialogue continu avec la monarchie, avec ses ministres et ses représentants : généraux, intendants d’armée et de province, ou gouverneurs. Les décisions et leurs applications sont discutées, contestées et aménagées par les Messins, trente ans durant, de Paris en Lorraine et jusque dans leurs murs. Par ailleurs, face à une violence devenue endémique, la ville tente de se soustraire à la guerre : elle noue, avec les ennemis, des relations que les ordonnances royales pourtant interdisent ; elle négocie avec eux des modalités empiriques de suspension du conflit, basées sur des sauvegardes et des contributions versées aux gouverneurs des places environnantes. C’est cet absolutisme d’infinies négociations, et cette étrange division de l’autorité, que les deux parties suivantes, ramassées dans un temps plus court, tenteront d’éclairer.

La souveraineté royale semble ainsi prise dans une redoutable crise des ciseaux : d’un côté, une irrésistible réduction à l’obéissance menée par un roi absolu maître du moindre de ses territoires ; de l’autre, et au même moment, une contestation infinie de ses décisions, portée de Paris en Lorraine, et jusqu’à ses ennemis. À l’articulation de ces deux tensions contradictoires, à la résolution de ce paradoxe, la guerre pourrait bien tendre un miroir révéla-teur d’une certaine vérité structurelles des pratiques politiques de l’Ancien Régime européen.

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