46

Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek
Page 2: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

depuis 1987

Iva Prochazkova

le temps

des oranges

Traduit de l’allemandpar Hélène Boisson

Extrait 4Lecture offerte par La Joie de lire

Page 3: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

225

chapitre 4

— Touché !— Non mais tu rêves ?!Darek et Hugo regardèrent tous deux l’entraîneur. — Hugo reste sur le terrain, arbitra-t-il. Allez, ça joue !Darek ne discuta pas. Il était absolument certain que la balle

avait atteint Hugo. Mais il y aurait d’autres occasions. Il pouvait compter sur ses talents de viseur. Si les capitaines des équipes de dodgeball voulaient toujours l’avoir dans leur équipe, c’est bien parce qu’il ne manquait presque jamais sa cible. Quelques minutes avant le coup de sifflet final, presque tous les joueurs de l’équipe adverse étaient déjà sur le banc de touche, et c’était largement grâce à lui. Il avait gardé Hugo pour la fin.

Pour l’heure, Hugo sautillait à travers tout le terrain en cherchant à le provoquer, le majeur levé dans sa direction. Darek attendit qu’il s’approche de la ligne latérale, où son rayon d’action serait limité. Là, il prit son élan et tira, le plus fort et le plus vite possible. Il avait visé à la jambe, car il connaissait les réactions de Hugo. Il savait qu’il allait fléchir les genoux et tout faire pour intercepter la balle. Mais Darek ne lui en laissa pas l’occasion : le tir était trop tendu et trop bas. Tous les joueurs suivirent anxieusement la trajectoire du ballon. Comme l’avait pressenti Darek, Hugo tendit les bras et essaya de le ramener contre son corps avec ses doigts, mais il lui glissa des mains et alla s’écraser juste avant la ligne

Page 4: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

226 227

Il regarda en silence les vingt-cinq visages tournés vers lui. De toutes les cordes vocales monta un même cri :

— … on va gagneeeeer !Et c’est ainsi que depuis quatre jours déjà, ils se levaient aux

aurores (Debout, messieurs ! La grasse matinée, c’est chez papa-maman !) et couraient sans interruption jusqu’au soir, avec ou sans ballon, travaillaient les passes, la course en slalom, les tirs au but, les situations de duel, faisaient du saut à la corde, de la musculation, jouaient au dodgeball ou au ballon prisonnier, nageaient (Celui qui n’a pas fait ses cinq longueurs me fera 150 pompes à la place !). Le soir venu, ils s’écroulaient sur leur lit, morts de fatigue.

Leur sponsor, c’était Sarka Tunklova, née à Piosek, qui venait de terminer sa carrière de skieuse professionnelle. Hyper-musclée, elle était propriétaire d’une chaîne de salles de sport. Le premier jour, elle était venue inaugurer officiellement le stage d’entraînement. Elle leur avait fait admirer sa musculature surdéveloppée, mais leur avait aussi exposé ce qu’elle attendait d’eux :

— Quand j’ai commencé à skier, personne ne me prenait au sérieux, parce que je n’avais même pas l’équipement adéquat. Mais mes parents, eux, croyaient en moi. Alors ils ont pris un crédit et ils m’ont fait un cadeau : de magnifiques skis Dynastar. Avec ces skis, j’ai remporté trois médailles. Ça m’a permis de comprendre l’importance des cadeaux qui arrivent juste au bon moment. Les gars, cette semaine d’entraînement, c’est le cadeau que je vous fais. À vous d’en profiter au mieux.

Aussitôt après ce petit discours, le coach les avait tous emmenés sur le terrain. Course d’échauffement, étirements, saut de haies, sprint.

de fond. Les cris de son équipe déchirèrent le silence. Hugo, qui avait perdu l’équilibre, bascula vers l’avant et parcourut quelques mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie.

— Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça ? demanda Darek qui triomphait sans retenue.

Hugo ne répondit rien. Il se releva et courut droit sur lui, furieux. Mais avant qu’il ait pu se jeter sur lui, l’entraîneur l’attrapa par le bras et le tourna de force vers lui, scandalisé :

— Ça va pas, non ? Trois points de pénalité pour comportement antisportif ! Jusqu’à demain, tu es exclu de toutes les activités collectives. Et maintenant, va faire soigner ça ! ordonna-t-il sèchement en désignant ses tibias ensanglantés.

Hugo voulut répondre, mais il renonça et se traîna vers l’infirmerie, le visage fermé. L’entraîneur regarda sa montre, puis le ciel éclatant. On voyait juste un gros nuage approcher depuis la frontière polonaise, capable d’occulter le soleil quelque temps. Il n’était pas exclu qu’il tombe quelques gouttes. Darek attendait impatiemment la pluie. Après cette journée caniculaire, il se sentait fourbu, desséché, et rêvait de s’allonger à l’ombre dans les tribunes, de fermer les yeux et de ne rien faire. Mais il n’en était pas question. Ce n’était pas pour ça qu’il était venu au camp d’entraînement.

Dès le voyage aller, l’entraîneur avait mis les choses au point :— Messieurs, cette semaine, on va travailler dur ! Si l’un de

vous croit qu’il va pouvoir se la couler douce, il peut descendre tout de suite ! Si notre sponsor nous finance un séjour dans des installations sportives top niveau, ce n’est pas pour jouer à la baballe ! Je ne vous ferai pas de cadeau. Cette année, on est passé à un cheveu de la coupe, mais l’année prochaine…

Page 5: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

228 229

termes techniques, si bien que dans les discussions avec son père et Anton, il ne disait plus « le haut du sabot », mais « la couronne ». Il avait appris que la ganache n’était pas seulement une sorte de chocolat, ou un vieux synonyme de « tronche », mais aussi la partie la plus rebondie de la mandibule ; il savait maintenant où se situaient le paturon, l’astragale. Il avait lu tout ce qu’on trouve sur internet au sujet de la Melbourne Cup, connaissait la date du premier Grand Prix de l’Arc de Triomphe ; la monte western et les différents obstacles composant un parcours n’avaient plus de secrets pour lui.

— Je t’aurai prévenu ! le taquinait Anton de temps en temps. Naprawde j’ai peur que tu finisses par muter ! Tu as déjà des sabots qui commencent à pousser. Bientôt, il faudra te mener au pré !

Son père, lui, ne le charriait pas ; mais parfois, quand ils avaient fini le travail et que Darek enfourchait un cheval, il s’appuyait à la barrière et le regardait. Dans ses yeux, Darek lisait de l’inquiétude, de l’agacement. Comme si son père se demandait ce qu’il pouvait bien leur trouver, à ces grosses bêtes au tout petit cerveau. Certains jours, il interdisait même à Darek de monter, en disant qu’il n’avait pas envie d’aller repêcher un autre cheval dans la rivière. Darek sentait bien que ce n’était qu’un prétexte. Six semaines étaient passées depuis la venue des pompiers, et le souvenir de l’événement s’estompait avec le temps. Les blessures de Circé avaient cicatrisé remarquablement vite grâce à l’air frais de la montagne, et les contusions de Darek avaient disparu sans laisser de traces. Les voisines du village avaient trouvé depuis longtemps d’autres sujets de commérages, et même dans le café de monsieur Mihule, la jument devenue folle n’était plus vraiment un sujet de conversation. La vie continuait. Anton lui-

Sarka avait fait deux tours de stade avec eux, les avait regardés un moment depuis les tribunes, puis s’était éclipsée en leur faisant un petit signe de la main. Avoir la carrure de Schwarzenegger ne l’empêchait pas d’être sympathique. Darek se demanda si ces cadeaux étaient réservés aux équipes de foot junior. Serait-elle partante pour subventionner des entraînements aux courses de chevaux ? Même s’il aimait bien le foot, il n’était pas obsédé par ça, contrairement aux autres copains de son club. Finalement, le foot ne jouait pas un grand rôle dans sa vie. Ce qui l’attirait bien davantage, c’était l’équitation. Ni son expérience peu concluante avec Circé, ni les hématomes aux côtes que lui avait valus sa première sortie avec Souricette, ni toute une série de petits incidents plus ou moins douloureux n’avaient pu diminuer sa passion. Les chevaux – il y a six mois encore une terre inconnue pour lui, ou presque – faisaient désormais partie de son quotidien. Plus il passait de temps avec eux, plus il les aimait, et plus ils occupaient ses pensées. Le respect, l’appréhension et les rêveries avaient peu à peu fait place à une connaissance assez approfondie des chevaux. Désormais, il savait apprécier chez eux même ce qui était imparfait, remarquer des détails qui ne l’avaient pas frappé de prime abord.

— Maintenant que tu sais par expérience comment un cheval peut t’envoyer un coup de sabot, sentir toutes les odeurs, comment il peut devenir fou, te vider de ta selle, ce serait bien de lire des choses là-dessus, lui conseilla un jour monsieur Havlík.

Au retour d’une visite chez sa fille à Ostrava, il lui offrit l’Encyclopédie des chevaux. Un de ces cadeaux qui tombaient au bon moment. Darek y trouva une description de presque tous les chevaux qu’ils possédaient, et une définition des principaux

Page 6: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

230 231

temps à nous activer auprès d’eux, il faut bien que ça nous rappor-te quelque chose. Sinon, on investirait notre temps et notre énergie dans quelque chose de plus rentable, est-ce que je me trompe ?

Il se trompait. Même s’il aurait bien aimé avoir raison, ou prendre Darek en flagrant délit de négligence. Il contrôlait son travail, et quand il lui arrivait de constater un manque de soin, il ne lui faisait aucune critique. Au contraire, il avait même l’air de s’en réjouir. Chaque trace de désordre, chaque tâche qui n’était pas terminée à 100 % prouvait à ses yeux qu’en réalité, Darek ne s’intéressait pas tant que ça aux chevaux. Que pour lui, ils n’étaient pas si importants qu’il le prétendait. Que son intérêt ne serait qu’un feu de paille. C’est pourquoi il avait si bien accueilli le projet de stage de foot d’une semaine. Avant le départ, il lui avait même fait une surprise :

— Ton anniversaire, c’est dans quelques mois, c’est vrai, avait-il dit, mais je crois que ceci te plaira quand même, non ?

Et il lui avait donné son cadeau, une paire de superbes chaussures à crampons. Aux yeux de son père, le football avait bien plus de valeur que l’équitation. C’était un sport plus exigeant physiquement, plus logique, plus intéressant. Il était lui-même un supporter acharné du FC Banik Ostrava, il avait joué dans la Ligue Espoirs du temps où il était apprenti, et depuis cette époque, il ne manquait jamais un match de son club.

— Une semaine d’entraînement intensif ! Tu ne peux pas laisser passer une occasion comme celle-là ! De toute façon, en ce moment, il n’y a plus personne : tu ne ferais que tourner en rond ici.

Ses derniers mots faisaient allusion au départ de Micha et Hanka, mais aussi à l’absence d’Ema et Marta, parties jusqu’à la fin des vacances dans un centre de vacances.

même, quand on évoquait l’événement, le balayait d’un geste indifférent. Et comme pour montrer qu’il leur faisait toujours confiance, il avait amené début août un nouvel étalon, un grand cheval pommelé qui répondait au nom d’Oscar, avec une tache rose entre les naseaux. Tout avait repris son cours, tout redevenait paisible. Seul le père de Darek restait morose, avare de mots. Comme s’il regrettait de s’être un jour lancé dans cet élevage de chevaux.

— Lequel de nos chevaux préfères-tu ? s’était-il risqué à lui demander quelque temps plus tôt, tandis qu’ils retournaient le foin ensemble dans le pré d’en haut.

— Je ne fais pas de différence entre eux, avait répondu son père. Je m’en occupe de la même façon.

— Je sais bien, mais si tu devais les vendre tous d’un seul coup et n’en garder qu’un seul, lequel choisirais-tu ?

Son père lui avait retourné la question :— Et toi, si on devait vendre toutes nos poules ? Laquelle

garderais-tu ?Darek avait pouffé de rire :— Aucune ! Que veux-tu que je fasse d’une poule ? Elles sont

tellement bêtes, elles ne sont bonnes qu’à caqueter.— Et à pondre des œufs, avait complété son père. Les chevaux

n’en font pas autant. — Papa ! Tu ne peux pas comparer des chevaux et des poules ! — Et pourquoi pas ? Dans les deux cas, ce sont des animaux

d’élevage, des bêtes utiles.— Pas seulement ! Et pas pour tout le monde !— Peut-être pas pour la reine d’Angleterre, tu as raison, concéda

son père avec un sourire en coin, mais pour nous, qui passons notre

Page 7: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

232 233

chambres, allez-y, ceux qui veulent rester dehors, mettez-vous à l’ombre ! Et buvez, messieurs ! Chacun de vous va me boire immédiatement minimum deux verres d’eau !

Darek se releva du gazon où il se reposait pour aller rejoindre les autres. Ils se ruaient dans les vestiaires, refaisaient le match, recensaient les fautes de tel ou tel joueur, les injustices de l’entraîneur, se montraient leurs petits bobos ou essoraient leurs T-shirts trempés de sueur. Dans la file qui s’était formée devant la fontaine à eau réfrigérée, Darek se mit derrière Simon, le vice-capitaine, qui jouait à Kane & Lynch sur son mobile. Darek regarda un moment par-dessus son épaule, le laissa négocier un virage particulièrement vicieux, puis demanda s’il pouvait envoyer un petit sms. Simon accepta tout naturellement.

— Tant que tu veux, lui dit-il, te gêne pas, j’ai les sms illimités !Il vida son lance-grenades, liquida deux unités de soldats armés

jusqu’aux dents, plongea une piqûre d’adrénaline dans le cœur de son coéquipier, sauta par la portière d’une auto en marche, puis tendit le téléphone à Darek et alla se désaltérer.

I not only miss you, tapa à toute allure Darek. Au cours de la journée, il avait eu le temps de préparer son sms : plus besoin d’y réfléchir. C’était la réponse à la question de Hanka, qu’il avait reçue par la poste la veille. Do you miss me ? avait-elle écrit au bas d’une carte postale envoyée des Émirats Arabes Unis, en petits caractères penchés. Il ne connaissait pas son écriture : jusque là, ils n’avaient échangé que des e-mails. Sur la carte, on voyait le fort al-Fahidi, l’hôtel Burj al-Arab et d’autres attractions touristiques écrasées par le soleil. Au verso, la légende indiquait que tout cela se trouvait à Dubaï, et la main de Hanka avait ajouté un message en mode télégraphique : Canicule style volcan,

— Ne t’inquiète pas, je me débrouillerai tout seul, ici ! l’assura-t-il. Il lui promit de seller tous les jours Souricette afin qu’à son retour, tout son apprentissage ne soit pas à refaire. Et de ne pas laisser Oscar et Hercule trop près l’un de l’autre. Le nouveau venu était plus jeune, et c’était un dominant. Dès qu’il s’était un peu remplumé, il avait commencé à lutter pour devenir le chef du troupeau. Il fallait le cantonner dans un secteur clôturé du pré, et éviter autant que possible de le laisser voir son rival. Un jour, alors que Papa le menait à l’abreuvoir, Oscar avait attaqué Hercule. Pour cette fois, Hercule l’avait chassé en montrant les dents, mais Darek était certain que cela se reproduirait. Oscar se montrait de plus en plus agressif : même la clôture ne suffisait plus à l’arrêter. Tant que son père était à la maison, il pouvait encore garder le contrôle de la situation ; mais ces derniers temps, il partait donner un coup de main dans une menuiserie de Bruntal, et les chevaux restaient seuls pendant des heures. Darek s’inquiétait à l’idée de tout ce qui pouvait arriver.

— Évidemment, le grand défenseur des chevaux, sans ta surveillance personnelle, tout ira à vau-l’eau ici ! se moquait son père. Et moi, alors ? Et Anton ? Et monsieur Havlík, qui vient tous les jours ? On ne peut pas nous faire confiance ? Allez, mon vieux, arrête de te faire du souci et fonce !

Darek était donc parti pour son stage, mais il se faisait tout de même du souci. Ses pensées revenaient toujours aux chevaux.

— Tout le monde écoute ! fit soudain la voix tonitruante du coach. On prend une petite heure de récupération ! Sinon, par cette chaleur, c’est l’insolation. Ceux qui veulent rentrer dans les

Page 8: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

234 235

— Tu peux aussi envoyer un mail, si tu veux. J’ai un ordinateur portable, là-haut, ajouta-t-il, à nouveau plongé dans Kane & Lynch.

Darek versa de l’eau froide dans un gobelet, et tout en la buvant à grandes gorgées, il monta dans la chambre. S’allonger sur son lit et profiter de ce temps libre pour récupérer, c’était sûrement la meilleure chose à faire. Cependant, dès qu’il ouvrit la porte, une bouffée de chaleur l’assaillit, si collante qu’il suffoqua. Les fenêtres étaient fermées, les stores baissés, et bien que le soleil soit déjà presque entièrement masqué par l’angle du bâtiment, la canicule n’avait pas faibli. Lukas et Jaromir, ses compagnons de chambre, étaient vautrés sur leurs lits, visiblement vannés.

— Debout messieurs ! fit Darek en singeant le coach. La grasse matinée, c’est chez papa-maman !

Du lit de Lukas monta un grognement, de celui de Jaromir un juron. Tout cela manquait singulièrement d’enthousiasme, de fraîcheur. Darek prit sa serviette et ressortit dans le couloir, bien décidé à aller dans les douches et à laisser de l’eau froide couler sur son corps jusqu’à en avoir le frisson. Ensuite, il s’offrirait quelque chose à manger et un coca, histoire de reprendre des forces pour l’entraînement du soir.

L’argent de poche plutôt maigre que son père lui avait donné avait déjà fondu dans des proportions inquiétantes. Darek le dépensait principalement pour s’acheter une glace ou une canette de coca, mais une fois, il n’avait pas pu résister et s’était offert une pizza avec les autres, lors d’une sortie nocturne dans la petite ville de Vidnava. Ils l’avaient mangée à la terrasse du restaurant. Autour des deux tables qu’ils avaient rapprochées, les discussions étaient joyeuses, les rires bruyants. Ils faisaient du bruit exprès, pour mieux secouer la léthargie de la place

mer chaude comme une soupe. Hier une méduse m’a embrassée. Bronzette = ennui force 2. Irais bien seule quelque part mais les vieux flippent sur les enlèvements, ils ne nous quittent pas des yeux, même Micha. Hâte d’être rentrée. H. Suivait la question en anglais à laquelle Darek venait de répondre.

Tout ce qui était intime entre eux, ils l’exprimaient en anglais. Pourtant, la langue de Tolkien, Pratchett et Rowling ne les fascinait pas tant que ça (Darek ne la maîtrisait d’ailleurs pas assez pour lire les livres de ses auteurs favoris en version originale). C’était plutôt que le tchèque ne convenait absolument pas aux déclarations d’amour. Il sonnait creux, pas assez solennel, trop quotidien – comme toutes les langues maternelles. Les anglophones de naissance étaient bien à plaindre, se disait parfois Darek. Quelles possibilités s’offraient à eux pour exprimer des sentiments extraordinaires ? Se disaient-ils « je t’aime » en espagnol ? En langue des signes ? À quoi ressemblerait la question de Hanka en braille, ou la réponse qu’il était en train de taper à la hâte, en surveillant prudemment que personne ne l’espionne ?

I can’t be without you, my… Darek eut un instant d’hésitation, mais il finit par taper le seul mot qui convenait, le seul qui disait ce qu’il ressentait pour elle : … my love.

Il composa le numéro de Hanka, envoya le message, puis l’effaça immédiatement. Simon n’était pas très ragots, il n’habitait pas à Piosek mais dans un village voisin, et quant à Hanka, il ne voyait peut-être même pas qui c’était, mais Darek tenait à préserver sa vie privée et détestait étaler ses sentiments.

— Merci. Je te revaudrai ça. Simon eut un geste désinvolte et se remit aussitôt à taper sur

son mobile.

Page 9: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

236 237

D’abord un reste d’eau tiède accumulé dans les tuyaux, mais bien vite, l’eau devint agréablement fraîche. Darek leva le front, se massa le cuir chevelu, prit une grande gorgée d’eau qu’il recracha petit à petit. La lassitude quittait rapidement ses membres. Il avait l’impression d’être un générateur, capable de transformer en gigawatts d’énergie chaque goutte d’eau qu’il recevait. Il ne ferma le robinet qu’en sentant ses dents claquer et le froid envahir chacun de ses os. C’était le seul moyen de se rafraîchir pour un bon bout de temps. Au lieu de se donner à 100 %, il essaierait d’aborder le match du soir de façon un peu plus cool, pour ne pas transpirer comme les autres fois.

La porte des sanitaires s’ouvrit et se referma. Darek entendit des pas sur le carrelage. Quelqu’un alla à la fenêtre et l’ouvrit. On entendit le frottement d’un briquet, puis une profonde expiration. Un des gars était manifestement venu là pour fumer. Darek écarta un peu le rideau, distingua la fenêtre ouverte et une colonne de fumée qui se balançait mollement dans l’air immobile. Le visage du fumeur et son torse étaient masqués par la vitre teintée. Mais il reconnut aussitôt les jambes. Les tibias écorchés par le sable du terrain badigeonnés de teinture d’iode, et aux deux genoux, un bandage tout neuf.

Darek referma le rideau avec dégoût. Hugo venait tout gâcher, comme d’habitude. Toute son euphorie s’était envolée. En présence de Hugo, Darek se sentait toujours comme au garde-à-vous. Quelques secondes plus tôt, il était si bien sous l’eau fraîche, en attendant d’avoir vraiment froid. Maintenant, il était condamné à attendre dans sa cabine de douche, que ça lui plaise ou non. Combien de temps fallait-il pour fumer une cigarette ? Trois minutes ? Quatre minutes ? Et si Hugo en grillait une deuxième ?

déserte. Ils savaient tous que c’était l’une de leurs dernières soirées de vacances. Bientôt, ils rentreraient chez eux, les cours reprendraient et l’été toucherait à sa fin. Ce soir-là, Darek s’était même laissé convaincre de sortir son harmonica et de présenter son petit répertoire. La jeune serveuse de la pizzeria était venue leur demander d’être un peu plus discrets, mais on voyait bien qu’elle se contentait de faire ce que son chef lui avait dit, et que le bruit ne la dérangeait pas. Elle avait un piercing au sourcil. En le voyant, Darek pensa à Hanka. Il était triste qu’elle ne soit pas avec lui en cet instant, mais en même temps, ces moments où ils étaient séparés étaient importants pour eux. Ils étaient régis par des lois physiques très particulières. Parce qu’ils ne pouvaient ni se voir, ni se toucher, il leur semblait être plus proches que jamais. Il n’y avait aucune logique là-dedans, mais c’est ainsi que Darek le vivait. Hanka était si présente à ses yeux qu’à tout moment, il pouvait se représenter à la perfection ses yeux, ses gestes, et même son parfum d’orange. Seule sa voix se dérobait à son souvenir. C’est la raison pour laquelle Darek avait décidé que dès qu’ils auraient vendu leurs premiers chevaux (à contrecœur, il avait fini par admettre que Croquant et Circé allaient bientôt changer de propriétaire), il utiliserait sa part pour s’offrir un téléphone portable. Ainsi, quand il serait loin, il pourrait tout de même avoir pour lui Hanka tout entière.

Les douches étaient tout au bout du couloir. Elles empestaient le désinfectant, mais grâce au verre teinté des vitres, la chaleur n’y était pas aussi intenable que dans les chambres. Darek se hâta de se déshabiller, choisit une cabine dans l’angle de la pièce, se mit sous la douche et ouvrit le robinet. Il ferma les yeux et laissa voluptueusement l’eau couler sur sa tête, sa nuque et ses épaules.

Page 10: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

238 239

guirlande de stalactites lumineuses. Mais à Ostrava, Noël est encore plus spectaculaire, et le centre de tout, le nec plus ultra en cette période de Noël, c’est le centre commercial Silésia.

Par un samedi après-midi glacial, nous courons justement vers là, ma mère, Ema, Hugo et moi. J’ai oublié mes gants dans le train et j’ai terriblement hâte d’arriver enfin à l’intérieur. Déjà, les lumières éblouissantes me réchauffent de loin… et je suis impatient sans savoir au juste de quoi. Hugo aussi est tout excité. Au départ, c’est son père qui s’était proposé pour nous emmener en voiture, mais au dernier moment, la scierie où il travaille a signé un nouveau contrat, et il a dû annuler sa demi-journée de congé.

— Vous voulez un chocolat chaud, les enfants ? demande Maman.

Bien sûr qu’on en veut un. Nous voulons tout ce qu’il est possible d’avoir. Quelle chance inouïe que ce soit Maman, entre tous les adultes, qui ait pris de son temps pour nous accompagner ! Il faut profiter de l’aubaine. Avec mon père ou celui de Hugo, les perspectives seraient nettement moins favorables – leur enthousiasme à l’approche de Noël est somme toute assez modéré. Mais Maman, au moment de l’Avent, se laisse toujours fléchir.

— Amandes grillées ? Pain d’épices ? Pomme d’amour ?Nous grignotons nos amandes et nos pains d’épices, nous nous

gavons de chocolat chaud, nous regardons tous les magasins, tous les stands, nous nous arrêtons sans cesse pour admirer les vitrines. Maman ne proteste pas, elle s’assied dans le fauteuil relax, écoute les conseils que dispense la vendeuse. Des capteurs à infrarouges recherchent les zones douloureuses. Ensuite, c’est le massage gratuit. Maman est rayonnante, épatée par tout ce que permet la

Il lui faudrait patienter deux fois plus, faire couler un peu d’eau chaude. Et s’il sortait, tout simplement ? Hugo était-il d’humeur à se battre, à se jeter sur lui ? Depuis le premier jour, Darek sentait qu’il avait une dent contre lui : il cherchait seulement une occasion. Et voilà qu’elle se présentait d’elle-même, là, dans ces douches. Certes, elles ne fermaient pas à clé, mais s’ils coinçaient quelque chose sous la poignée de la porte pour qu’on ne puisse pas l’ouvrir de l’extérieur, ils auraient bien le temps de se démolir comme il faut. Ou même de s’entretuer s’ils en avaient envie. Sans aucun problème.

L’eau continuait à couler sur la tête de Darek, mais il n’y puisait plus la moindre force, la moindre parcelle d’énergie. La perspective de ce qui l’attendait le fatiguait d’avance. Il était épuisé par cette lutte perpétuelle qui les opposait tous les deux et qui ne réglait jamais rien. Un jour, c’était Darek qui gagnait, la fois suivante, c’était Hugo, et ainsi de suite. Darek voulait en finir. Mais comment ? Pouvait-on tirer un trait sur une haine qui durait depuis si longtemps ? Il y avait déjà presque trois ans que Darek avait fait son nœud de colère. Il l’avait serré si fort que personne ne pourrait jamais le défaire. La seule solution, c’était de trancher – comme l’avait fait Alexandre avec le nœud gordien. Mais cela servirait-il à quelque chose ?

* * *

Noël approche. Impossible de l’ignorer. Sur le tableau noir de l’école, à l’église, dans la boutique de madame Gajdošiková, derrière les fenêtres où l’on voit briller les bougies de l’Avent, et même sur la façade de notre petite gare, qui s’orne d’une

Page 11: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

240 241

le 4x4 du père de Hugo, il dévasterait tout sur son passage, c’est sûr et certain. Il a vraiment toutes les qualités, à la fois super bien conçu et esthétiquement très réussi. Il n’y a que le prix qui laisse à désirer. Si je le montrais à Maman, elle dirait que le Père Noël ne s’appelle pas Bill Gates. Elle me rappellerait tout ce que j’ai déjà noté sur ma liste. Et aussi la paire de gants que je viens de perdre dans le train. Je me demande ce que je pourrais répondre à ses arguments. Intérieurement, je raye de la liste tous mes anciens choix. Et je peux tout à fait sortir sans gants. Je garderai tout l’hiver les mains dans mes poches, c’est tout ! Je ne veux rien voir sous le sapin de Noël, rien de rien. À part le Devastator.

Ema s’approche de moi. Elle se dandine, ça y est : elle a envie de faire pipi.

— Retiens-toi, lui dis-je, Maman arrive. Mais hélas, elle secoue la tête : elle ne peut pas, il faut qu’elle y

aille tout de suite. Je l’accompagne jusqu’à la sortie en longeant les caisses. Nous passons le portique de sécurité, quand soudain, l’alarme se déclenche.

— Stop ! Un agent de la sécurité nous arrête. Il nous regarde d’un air

sévère, surtout moi, comme s’il me trouvait suspect. Je hausse les épaules, mais en même temps, je me sens devenir tout rouge. Je déteste ce genre de situations. Celles où je suis au centre des regards, où tout le monde me dévisage d’un air soupçonneux, où c’est à moi d’apporter la preuve que je n’ai rien fait. Je me mets aussitôt à douter de moi-même.

— Tu as acheté quelque chose ? demande le vigile.Sur son uniforme, il y a un badge, et sur le badge, un nom

russe : Boris Krassov.

technologie. Quant à nous, ce qui nous intéresse dans le fauteuil, c’est sa télécommande avec tous ces boutons, et les mouvements automatiques qui évoquent ceux d’un robot. Mais l’endroit qui nous attire entre tous, comme un aimant, c’est la boutique pompa. Le magasin est immense, et du sol au plafond, il est rempli à craquer de jeux et de jouets. Arrivés devant l’entrée, nous savons que nous avons atteint le but de notre expédition. Plus rien d’autre ne trouve grâce à nos yeux. Maman essaie bien de nous raisonner, mais finalement, nous trouvons un arrangement : elle nous laisse au magasin de jouets et pendant ce temps, elle va faire un tour à la librairie juste à côté.

— Viens, on va regarder un joli livre avec des images ! dit-elle dans l’espoir d’entraîner Ema.

Mais Ema veut rester avec nous. Elle serre très fort ma main, se cache derrière Hugo. Je promets de bien la surveiller, et Maman s’en va. Elle se retourne une dernière fois :

— Je suis juste à côté, et je reviens vous chercher dans un quart d’heure.

Maintenant, nous voilà enfin libres de tout explorer, de tout toucher, de tout essayer. Hugo et moi faisons une partie de baby-foot, puis nous essayons de marquer des paniers au rayon basket, nous sautons avec Ema sur le trampoline. Hugo, en collectionneur passionné, est attiré par le présentoir des cartes Magic. Moi, je n’aime pas ça. Je préfère me diriger vers les boîtes de jeux de construction. Au plus fort de ma phase Bionicles, je feuillette le nouveau catalogue. Le Kaxium V3 n’est pas mal, mais de toute la gamme, c’est le Devastator qui me plaît le plus. Ici, non seulement ils ont la boîte, mais aussi le modèle tout monté dans une vitrine. Je n’arrive pas à le quitter des yeux. S’il était plus gros, disons comme

Page 12: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

242 243

l’humilier. Il la ramasse sans même bouger un cil : il a sans doute l’habitude de ce genre de scènes. Sans un mot, il fouille toutes les poches. Évidemment, il découvre la danseuse en tenue papillon. Il fait une moue entendue, mais s’abstient de commentaires. Puis il me donne encore l’ordre de retourner mes poches de pantalon, et le contrôle est terminé. Je peux remettre mon blouson.

— À toi, maintenant, annonce-t-il en se tournant vers Ema. Fais voir ce que tu as sur toi !

— Je veux faire pipi, dit-elle, le visage plissé comme celui d’une grand-mère.

— Tu me montres ce que tu as dans tes poches ? — Piii-piii ! répond Ema en serrant les jambes l’une contre

l’autre. — D’abord tes poches !Les traits d’Ema se déforment encore, plus que quelques

secondes et elle va se mettre à hurler. C’est alors que je vois Maman revenir de la librairie. En nous voyant de loin avec le vigile, elle presse le pas.

— Que se passe-t-il ? — Ema a envie d’aller faire pipi, mais il veut qu’elle lui montre

ses poches, dis-je à mi-voix, car un petit cercle de badauds s’est formé autour de nous.

— Ses poches ? s’étonne Maman, mais pour quoi faire ? — Le détecteur a sonné, explique l’employé, je suis donc dans

l’obligation de procéder à un contrôle. Je lis l’embarras sur le visage de ma mère. Elle ne peut pas

croire que nous ayons volé quelque chose, mais elle ne veut pas avoir d’ennuis avec ce Boris Krassov. Son uniforme noir, ses

— Est-ce que tu as sur toi quelque chose qui vient de ce magasin ?Je fais non de la tête. Il m’examine de la tête aux pieds.— Peux-tu vider tes poches ? Je rougis de plus belle. Je sors d’une de mes poches le reste des

amandes, un mouchoir, quelques petites billes en métal. Je dépose le tout sur le comptoir de l’entrée. Boris Krassov inspecte mes affaires, puis il m’attrape par la capuche pour regarder dedans. Je me dégage brusquement.

— Pas si vite ! dit-il, menaçant. — Ne me touchez pas ! répliqué-je. Est-ce que je vous ai touché,

moi ? — Ôte ta veste, ordonne-t-il. — Et pourquoi ? Justement, je n’ai pas la moindre envie de l’enlever. Dans

la poche intérieure, j’ai caché un flyer, une publicité que j’ai trouvée un peu plus tôt dans le passage couvert. Sur le dessus, il y a une danseuse qui porte un minuscule tutu orné de papillons multicolores, et rien d’autre. J’avais l’intention de regarder la photo de plus près quand je serais tout seul, à la maison, et pour l’heure, j’ai honte de l’avoir sur moi. Je n’ai pas envie que ce Boris Krassov la découvre et la mette à côté des amandes et des autres bricoles qui s’étalent sur le comptoir. En un geste de défi, je croise les bras sur ma poitrine :

— Je ne vois pas pourquoi je devrais enlever ma veste !— Parce que je te le demande, tu m’entends ? Alors, ça

vient ?Le visage d’Ema se tord dangereusement, et je décide de

laisser tomber. J’ai trop peur qu’elle ne se mette à pleurer. J’enlève ma veste et je la jette aux pieds du vigile, pour

Page 13: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

244 245

— Darek ! Mais comment peux-tu te permettre de… proteste ma mère, atterrée. Tu vas immédiatement…

— Me permettre quoi ? crié-je avant de donner un coup de pied à Boris Krassov.

Mais en vain : il s’écarte à temps. — Et lui, tu as vu ce qu’il se permet ?À cet instant, un second gardien apparaît. Il me saisit

brutalement par le bras, si bien que je dois me retourner pour échapper à la douleur.

— Ça suffit, ce cinéma, petit ! me siffle-t-il à l’oreille. Puis il regarde ma mère : Venez, nous allons régler ça au bureau.

Nous nous mettons en marche, ils m’emmènent comme un criminel. Je suis hors de moi, en rage. Tout le monde nous regarde. Ema pleure, elle a mouillé son pantalon. Maman lui caresse les cheveux ; dans la panique, elle a oublié Hugo. Mais pas moi. Je sais qu’il nous guette, planqué quelque part. Il n’ose pas se montrer, Hugo la couille molle. Maintenu par les deux vigiles, je serre les dents et ravale mes larmes de rage. Au fond de moi, j’assassine Hugo de toutes les manières possibles et je jure que je ne lui pardonnerai jamais. Jamais !

* * *

Par la fenêtre ouverte, la canicule de l’après-midi envahissait les sanitaires. On n’entendait qu’un halètement, un souffle court. La jambe de Darek se déroba, mais il eut juste le temps de se retenir au bord de la fenêtre. Depuis combien de temps étaient-ils là, tout les deux ? Il n’en avait pas la moindre idée. Dix minutes ? Un quart d’heure ? Hugo était à bout de forces, c’est tout juste s’il tenait sur

yeux sévères et même son nom n’invitent pas spécialement à la discussion. Et surtout, les jambes croisées d’Ema indiquent qu’il faut faire vite.

— Viens par ici, dit Maman de cette voix douce et rassurante qui a le don d’apaiser Ema. Nous allons montrer tes poches au monsieur, et après, nous pourrons aller aux toilettes.

Elle se penche vers Ema et explore ses poches. De celle de gauche, elle tire un petit pain d’épices entamé, et de celle de droite un petit paquet.

— Qu’est-ce que c’est ? Où est-ce que tu as eu ça ? Maman contemple le paquet, ébahie. Elle ne comprend pas.

Moi si.— Ce sont des cartes, expliqué-je tout en cherchant quelqu’un

du regard. Mais bien sûr, Hugo n’est visible nulle part. — « Magic : The Gathering » déchiffre péniblement ma mère, avec

son indéfectible accent silésien. Elle regarde Ema :— Ça te plaît, ça ? Tu voulais regarder les images ?Ema secoue la tête. — Non ? Mais alors, peux-tu m’expliquer comment ces cartes

sont arrivées jusque dans ta poche ? Ema hausse les épaules, ne dit rien. À sa place, c’est Boris

Krassov qui intervient :— Ce n’est pourtant pas sorcier ! dit-il sur un ton acerbe. Les

petits voleurs dans ce genre, ça me connaît ! Sans réfléchir, je lui donne un coup de poing. J’ai visé son

menton : je voulais lui faire ravaler son commentaire injurieux, mais je suis trop petit, il m’attrape le poignet.

— Bas les pattes, jeune homme ! fait-il avec un sourire forcé.

Page 14: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

246 247

céder si facilement à la provocation. Dans le bus qui les emmenait au centre sportif, il avait observé Hugo, assis juste devant lui. Il écoutait de la musique dans ses écouteurs, s’agitait en rythme, tambourinait avec les doigts sur le dossier du siège de devant. Il avait l’air détendu, et de son côté, Darek s’aperçut que finalement, Hugo lui était devenu indifférent. Ce constat avait quelque chose de choquant. Pendant presque trois ans, plus jamais il n’avait pu porter un regard objectif sur Hugo. Son antipathie pour lui était telle que sa simple vue suscitait en lui une douleur physique. Automatiquement, il revivait la scène de ce samedi de l’Avent gâché par sa faute – les agents de sécurité dans leur costume noir, Ema avec ses jambes pleines de pipi, son bras à lui tordu derrière son dos, et Hugo, l’invisible Hugo caché quelque part dans les rayons.

— Laisse-le, avait dit Maman quand ils étaient ressortis du bureau et que Darek, furieux, s’était mis à sa recherche. Tu vas voir, il va nous suivre.

Elle avait raison. Hugo parcourut tout le chemin séparant le centre commercial de la gare en restant toujours un bon pâté de maisons en arrière. Quand ils s’arrêtaient, il s’arrêtait aussi. Maman ne l’appela pas. Elle ne parvint à l’approcher qu’une fois dans le train. Elle le prit par la main. Elle ne lui fit aucun reproche. Au contraire, elle lui assura qu’elle n’était pas fâchée contre lui. Qu’il avait sûrement terriblement envie de ces cartes. Elle promit de ne pas le dire à ses parents.

Darek aurait voulu la faire taire. Il ne comprenait pas son attitude. Comment pouvait-elle pardonner ? Ce n’était donc rien, la façon lamentable dont Hugo s’était comporté ? Dont il s’était servi d’Ema ? Il ne méritait pas tant de générosité ! Mais sa mère

ses jambes. Darek l’avait déjà fait tomber deux fois. La troisième fois, il ne pourrait pas se relever. Ses pansements étaient tombés depuis belle lurette, ses genoux écorchés saignaient, il respirait avec peine. Darek, revigoré par sa douche froide, avait gagné un peu d’énergie. De plus, il avait eu l’avantage de l’effet de surprise, au début du moins. Quand il avait écarté le rideau de douche et sorti la tête, Hugo n’était pas préparé à le voir. Paresseusement appuyé à la fenêtre, il allumait une deuxième cigarette.

— Tu es venu pour que je t’en mette plein la gueule, c’est ça ? lui avait lancé Darek en se hâtant d’enfiler son slip sur ses jambes mouillées.

Hugo avait sursauté, s’était retourné, écarquillant les yeux comme s’il avait vu un fantôme. Mais il s’était vite ressaisi, enchanté de relever le défi :

— Toi, je vais te massacrer !Il avait jeté la cigarette allumée dans le lavabo et bondi jusqu’à

la porte, qu’il avait bloquée avec le balai à franges. — Viens ici, connard !Aucun des deux n’en parla, mais Darek sentit que cette fois-ci,

ce ne serait pas un combat comme tous les autres. Aujourd’hui, tout se jouait. Leur haine réciproque avait atteint un seuil critique. Il fallait décider comment tout allait continuer, donner un nouveau tour à leur relation. Même entre ennemis, les liens finissent par s’user. Plusieurs fois déjà, Darek avait constaté que la présence de Hugo ne le perturbait plus comme avant. Cela était surtout dû à Hanka (ces derniers temps, il avait été bien occupé de ce côté-là). Mais le travail avec les chevaux l’avait fait changer aussi. S’il voulait les contrôler, il lui fallait déjà être capable de se maîtriser lui-même. Il avait appris à être patient, à ne plus

Page 15: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

248 249

pour ajouter une victoire de plus à son drapeau ? Tout cela n’était plus qu’une question de temps.

— Oui, j’en ai assez, dit Darek, j’en ai assez de toi, fils de pute.

Il se releva en se cramponnant au rebord du lavabo, puis se pencha au-dessus. Il cracha un peu de sang, qui descendit lentement rejoindre la cigarette abandonnée par Hugo. Darek mesura tout le temps qu’il avait perdu avec Hugo, avec cette haine qu’il lui vouait. Toute l’énergie qu’il avait investie dans ces bagarres. Combien tout cela était absurde. Idiot. Inutile.

— Je m’ennuie tellement avec toi, lui dit-il, que ça ne m’amuse même plus de te casser la gueule.

— Ça ne t’amuse plus, ha ha ha, s’esclaffa Hugo. Et qui est-ce qui vient de te casser la gueule, à toi ? Qui est-ce qui crache ses dents dans le lavabo ? Je te fais trop peur, c’est ça ?

— Je ne vois pas de quoi j’aurais peur.Darek cracha à nouveau. Presque plus de rouge, cette fois. Peut-

être qu’il s’était juste mordu l’intérieur des joues. — Alors lève-toi, que je te donne le reste !— Tu n’as qu’à te le donner toi-même, minus !— Ne m’appelle pas minus.— Excuse-moi, minus.Hugo lui donna un grand coup de pied dans le dos. Darek se

cogna la tête contre le robinet et par réflexe, il tendit la main derrière lui à l’aveuglette. Il avait saisi la cheville de Hugo. Il serra fort et se retourna.

— Tu sais ce que je pourrais te faire ? dit-il en voyant Hugo tituber, chercher à se dégager, sautiller maladroitement sur un pied. Je pourrais te tirer l’autre patte et te régler ton compte ici,

ne pouvait pas faire autrement. Il fallait toujours qu’elle se mette à la place des autres. Debout dans le couloir avec Hugo, elle le prit par les épaules comme s’ils étaient les meilleurs amis du monde.

— Ça reste entre nous, d’accord ? Hugo se hâta d’approuver. — Ce qui s’est passé, on ne peut rien y changer. Je sais que c’est

toi qui en souffres le plus. Je suis sûre que si tu pouvais rembobiner le film et recommencer cet après-midi, tu ne le referais pas.

Darek avait détourné la tête pour ne pas croiser le regard repentant de Hugo. Il ne l’aurait pas supporté. À moi, tu ne me la fais pas ! Tu prends ton air désolé, ma mère te croit, mas pas moi ! Quand on sera rentrés, tu me le paieras ! Pour Ema et pour moi ! Tu ne perds rien pour attendre !

Dans les douches, l’air devenait lourd, et Darek sentait le sang brûlant lui battre violemment les tempes. Le temps s’était arrêté. Hugo et lui se trouvaient comme prisonniers d’une boucle temporelle fermée. Peut-être ne pourraient-ils plus jamais en sortir. Peut-être leur destin était-il de se battre jusqu’à la fin des temps. Et si tout ça n’avait pas de fin, ils resteraient ici, sur ce carrelage qui puait le désinfectant, à se massacrer éternellement : frapper du poing droit, esquiver, avancer, coup de pied, poing gauche, esquiver…

Hugo jouait la comédie, comme toujours. Au moment où il semblait complètement mort, il frappa Darek au menton avec une force inattendue. Darek vacilla, tomba. Au-dessus de sa tête, il entendit la voix de Hugo :

— Alors, ça t’a suffi ? Et comment. Il savait bien que Hugo en avait assez, lui aussi.

Qui allait rester à terre, qui allait quitter le champ de bataille

Page 16: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

250 251

pour s’en souvenir, il n’avait pas pu oublier. Ce qu’il ne pardonnait pas à Darek, c’était justement sa propre mauvaise conscience, sa propre bassesse, son manque de courage, et peut-être même la grandeur d’âme dont Maman avait fait preuve. Depuis trois ans, cet après-midi d’hiver n’en finissait pas de durer, menaçait même de ne jamais prendre fin, et c’est ainsi que Hugo et lui étaient enchaînés l’un à l’autre. Des frères siamois qui voudraient ne plus se toucher, ne plus se voir, mais incapables d’y parvenir sans une aide extérieure.

— J’ai toujours réglé ça directement avec toi, mais maintenant, c’est fini, dit Darek avec un calme qui le surprit lui-même. (Où était donc passée sa colère ?) Si tu touches encore une seule fois à Ema, si tu lui dis des méchancetés, si tu lui fais quoi que ce soit, je t’envoie mon père.

Hugo se mit à pouffer :— Et qu’est-ce qu’il va me faire ?— À lui de voir. Darek fit couler de l’eau, lava son visage couvert de sueur, se

rinça la bouche pour chasser le goût de fer laissé par le sang. Mais il tenait Hugo, car il n’avait pas la moindre envie de recevoir un autre coup de pied.

— Je crois que tu le connais assez pour te faire une idée.Hugo s’amusait follement. Il partit d’un grand éclat de rire et

gémit d’une voix grotesque :— Au secours, tu me fais trop peeeeeur ! Tu as vu, je tremble !

Je crois qu’à cause de toi, je vais chier dans mon froc !— Vas-y, je t’en prie, lui lança Darek, sois toi-même !Il referma le robinet et se sécha le visage. Le coup de poing au

menton de tout à l’heure avait été si puissant que toute sa tête en

sur le carrelage. Je sais que tu en as une énorme envie, mais sorry, il faudra demander à quelqu’un d’autre.

Darek lâcha le pied de Hugo et se redressa. Tout se mit à tourner dans sa tête.

— Pour moi, dit-il en regardant Hugo droit dans les yeux pour que le manège s’arrête de tourner, tu vaux encore moins que le mégot que tu as jeté dans le lavabo. Pour moi, tu n’existes plus.

— Et si j’existe plus, qui c’est qui vient de t’en mettre une, abruti ? C’est ma clope, peut-être ?

— Il faut que tu saches qu’aujourd’hui, c’était la dernière fois. À partir de maintenant, tu peux te battre avec qui tu veux, je m’en fous. Laisse-moi en dehors de ça. Ça ne m’intéresse plus.

— Ah ouais ? Et ta débile mentale de sœur, tu t’en fous aussi ?

En voyant le sourire qui s’étalait sur le visage de Hugo, Darek se demanda, abattu, comment se sortir de là. Il n’y avait pas d’échappatoire. C’est par Ema que Hugo le tenait. En s’en prenant à elle, il pouvait faire de lui tout ce qu’il voulait. Comme s’il la retenait en otage. N’importe quand, il pouvait obliger Darek à se battre avec lui, c’était clair et net. Ce que Darek ne comprenait pas, c’étaient les motivations de Hugo. Qu’est-ce qui le poussait à faire ça ? N’en avait-il pas plein le dos lui aussi ? Ne valait-il pas mieux s’expliquer une bonne fois pour toutes, au lieu de se rouler par terre comme des gamins ?

— Mais Hugo, c’est quoi ton problème, à la fin… ? Tout en parlant, Darek comprit. La vérité, soudain, tombait

du ciel. Pour Hugo, chasser toute l’histoire de sa mémoire, c’était encore plus difficile que pour lui. Vu sous cet angle, tout s’expliquait ! Même si Hugo, lui, n’avait sûrement pas fait de nœud

Page 17: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

252 253

— Vous n’avez rien du tout. Tes juments, quand est-ce que tu les as vues pour la dernière fois ? Et tes beaux étalons, où sont-ils au moment où je te parle ?

Hugo fit un pas vers Darek. Son geste n’avait rien de menaçant ; ses yeux exprimaient plutôt de la pitié. Comme si, en refusant de comprendre, Darek lui faisait sincèrement de la peine.

— Chez toi, c’est un enclos vide qui t’attend, idiot ! À part ton père, franchement, je ne vois pas qui tu vas pouvoir seller ! Parce que tes chevaux, ceux que tu as si bien chouchoutés, ils sont quelque part en Italie, en train d’être découpés en tranches dans des abattoirs !

— Mais tu délires, ou quoi ? cria Darek. Les étoiles se multiplièrent devant ses yeux, ses mouvements

s’accélérèrent. — Arrête tout de suite ces conneries !En guise de réponse, Hugo lécha son index et son majeur et

les leva devant lui sans un mot, comme pour faire un serment. Son regard sérieux, son visage impassible inquiétèrent Darek plus encore que le reste. Il sentit un frisson courir le long de son dos trempé de sueur.

— Tu ne sais rien de nos chevaux ! Si on les élève, ce n’est pas comme bêtes à viande ! protesta-t-il, moins sûr de lui qu’un instant plus tôt. Il y en a plein qui ont des papiers, c’est juste qu’ils étaient chez des salauds qui les ont tués à la tâche. Mais maintenant, ils sont en pleine forme, et on leur a même trouvé des acquéreurs.

— Des abattoirs. — Hugo, ferme ta gueule ou tu vas encore t’en prendre une !

cria-t-il.

résonnait encore. Il ressentait une envie irrépressible de fermer les yeux, mais n’osait pas perdre ainsi le contrôle du champ de bataille. Il vit Hugo retourner à la fenêtre, attraper son paquet et s’en allumer une. Il ne riait plus. Il souffla la fumée par la fenêtre et jeta à Darek un regard plein de mépris :

— Je suppose qu’ils viendront à deux ? Ton vieux et ce mec polonais… Ils vont me mettre dans le camion avec leurs pauvres canassons et m’envoyer à l’abattoir, c’est ça ? À moins qu’ils me découpent sur place ? Pour me transformer en quoi, en saucisson ? En fromage de tête ? En goulasch ? Ça ne fera pas autant de steaks que cette jument noire que tu as voulu noyer dans la rivière, mais…

— Ferme-la, tronche de steak ! articula Darek avant de cligner un peu des paupières pour chasser les étoiles qui dansaient devant ses yeux. Toujours aussi jaloux !

— Moi ? Hugo lui souffla la fumée au visage. Là, tu te trompes.— Mais alors, c’est quoi ton problème ? Qu’est-ce que tu as

contre nos chevaux ? Ça te dérange que je fasse de l’équitation et pas toi ? Si ça t’intéresse, pourquoi tu ne…

– Moi, je ne monte pas des cadavres. — Des cadavres ? Qu’est-ce que tu racontes ? N’importe quoi !— Ha ha ha, ricana Hugo. Après chaque ha, il fit une petite pause et souffla un nuage de

fumée. — C’est vrai qu’au début, ils n’étaient pas beaux à voir,

reconnut Darek, mais on les a chouchoutés. Demande à Micha, ou… Tu peux venir voir, qui t’en empêche ? Maintenant, on a cinq étalons qui sont vraiment beaux, trois juments, et le reste, ça va.

Page 18: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

254 255

* * *

À Vidnava, la place était tout aussi endormie que la dernière fois. Les ombres s’allongeaient déjà sur les pavés, les tables devant la pizzeria étaient vides. Quelques cyclistes s’attroupaient autour d’un plan des alentours, deux ou trois personnes attendaient à l’ar-rêt de bus, des chiens s’aboyaient dessus : voilà pour l’animation. Darek se laissa tomber sur le socle d’un monument encore chaud des rayons du soleil, sortit sa bouteille d’eau et en but avidement la moitié, presque d’un seul trait. Jamais il n’avait été aussi pressé d’arriver. Son cœur battait à tout rompre, son T-shirt lui collait à la peau. Quand avait-il déjà couru aussi vite ? Jamais, sans doute. Il lui fallait absolument attraper le bus à temps, il ne voyait aucune autre possibilité. Il avait débranché son cerveau, réprimé tous ses senti-ments et concentré toutes ses forces dans ses jambes. Elles étaient brûlantes, douloureuses ; après le match du soir, il n’avait même pas pris le temps de changer de chaussures. Il avait gardé ses crampons et depuis, il courait comme un dératé. Comme un cheval.

— Et qu’est-ce qu’on va dire au coach s’il te cherche ? avait demandé Lukas en le voyant fourrer son blouson dans son sac à dos et lever le camp.

— Que vous ne m’avez pas vu depuis le dîner, proposa Darek. Vous ne savez pas où je suis, ni quand je reviens. Vous savez juste qu’il ne m’est rien arrivé.

— Mais ce n’est pas logique, protesta Lukas. Tu le connais, il s’énerve facilement.

— OK, alors dites-lui de ne pas s’inquiéter pour moi, que j’ai eu une affaire privée à régler. Demain matin, soit j’appelle, soit je reviens.

Le calme qu’affichait Hugo suscitait en lui une telle panique que sa voix devenait incontrôlable.

— Pas des abattoirs ! Les clients d’Anton, ce sont des gens qui s’y connaissent en chevaux. On les vend, mais n’importe quand, je peux aller les voir et vérifier que tout va bien ! Anton me l’a promis, d’ailleurs il adore les chevaux…

— Oui c’est ça, fit Hugo en hochant la tête, c’est un grand ami des bêtes. Comment tu crois qu’il se fait tout ce fric, ton horse buddy ? (Il écrasa la cigarette et la jeta par la fenêtre.) Il a deux gros camions, et des gars comme ton père les remplissent de viande pour lui. Le vendeur de cadavres – chez nous, à la scierie, on ne l’appelle pas autrement ! Il passe son temps à faire la navette entre l’Italie, la Pologne, la Lituanie et va savoir quels autres coins où il peut ramasser des bêtes à moitié mortes. Il les achète une bouchée de pain, il les nourrit pour pas cher et quand il les revend, ça lui fait un beau paquet de fric ! Tu sais combien ça lui rapporte ? D’ailleurs toi aussi tu en profites, tu es mouillé là-dedans, alors pas la peine de t’énerver comme ça !

Il décocha un dernier regard moqueur et se dirigea vers la porte.

— Ce n’est pas vrai ! cria Darek dans son dos. Il aurait voulu le rattraper et le lui dire en face, mais la tête lui

tournait trop. Il lui fallait se tenir au lavabo. — Je ne suis mouillé dans rien du tout ! Et mon père non plus !Hugo enleva le balai et ouvrit la porte. Avant de sortir dans le

couloir, il se retourna une dernière fois :— C’est sûr, dit-il avec un sourire sarcastique, tout ça, c’est juste

par amour pour les chevaux !

Page 19: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

256 257

La première chose qu’il fit (peut-être dans l’espoir de prolonger encore cette incertitude, ce moment de répit), fut de vérifier s’il avait de nouveaux e-mails. Dans sa boîte, il tomba sur un message de Micha qui datait de deux jours. Contrairement à sa sœur, il ne s’ennuyait pas sur la plage à Dubaï : il avait son iPod pour passer le temps. Il écrivait qu’il avait plein de nouveaux jeux, et que le meilleur était La Révolte des Singes de Feu. Une fois rentré, il essaierait de le télécharger pour qu’ils puissent y jouer tous les deux sur l’ordinateur de Darek. Il serait rentré samedi soir et si ce n’était pas trop tard, il passerait voir les chevaux. Il avait hâte de les revoir.

Le second message venait de Slovaquie, où Ema et Marta avaient entamé leur deuxième semaine. Dans son style sans fioritures, Marta disait qu’elles se plaisaient bien au centre de repos, que la cuisine était bonne, et qu’elles avaient une chambre avec balcon ; il avait plu dimanche et lundi, mais depuis, le beau temps était revenu. Dans les bois, elles avaient trouvé un couteau de poche. Ema était impatiente que Darek lui taille un nouveau bateau en bois avec. Sous le texte, Marta avait joint deux photos d’Ema. Sur la première, on la voyait au milieu d’un groupe d’enfants, sur l’autre, devant un enclos plein de moutons. À en juger par l’expression de son visage, elle suppliait Marta de la laisser emmener à la maison le petit agneau blanc du troupeau.

Devant les photos, la mine de Darek s’assombrit. C’était le centre de vacances où Ema allait avec Maman – mais s’en souvenait-elle seulement ? Il lui semblait que le souvenir de leur mère s’effaçait dans l’esprit de sa petite sœur. Lentement, mais inexorablement. Bientôt, Marta l’aurait remplacée. Pourquoi ? Seulement parce que sa vie à elle n’avait pas été frappée par un événement. C’était

— Mais tu reviendras, oui ou non ?Darek n’en savait rien. La réponse dépendait de toute une série

d’événements. Au début de la chaîne, il y avait Hugo, avec son horrible théorie. C’était si insensé, si absurde, si invraisemblable même, que ça ne valait même pas la peine d’y penser. S’ils nourrissaient ces chevaux, ce ne pouvait pas être pour les envoyer à l’abattoir ! Hugo avait inventé ça de A à Z ! Lui qui mentait comme un arracheur de dents… Rien de ce qu’il n’avait affirmé dans les sanitaires n’était vrai. Il n’avait pas la moindre idée de ce que devenaient les chevaux. Car ce n’était pas seulement Hugo la couille molle. C’était aussi Hugo le mytho. Il ne reculait devant rien pour exaspérer Darek, pour l’humilier. On ne peut pas croire ce qu’il raconte, se répétait Darek. Pas un seul mot.

Dans la canicule de cette fin de journée pourtant, quand le soir arriva, il sentit qu’un étrange changement se produisait en lui. Les paroles de Hugo le hantaient. Impossible de s’en débarrasser, ni en suant sur le terrain de sport, ni ensuite, sous une nouvelle douche. Les paroles de Hugo se collaient à lui comme des sangsues : depuis qu’elles l’avaient mordu, elles ne voulaient plus le lâcher. Il ne lui restait qu’à aller trouver Simon.

— Faut que j’aille sur internet, lui annonça-t-il sans autre explication.

La demande pouvait sembler abrupte, mais il n’était pas en état d’inventer une formule plus polie. Heureusement, Simon n’était pas du genre à se formaliser pour si peu. Sans poser la moindre question, il le regarda et lui tendit son ordinateur.

— Il faut que tu ailles dans les vestiaires ou dans la cantine, dit-il. Ici, dans les chambres, la connexion est mauvaise.

Darek alla s’asseoir dans un coin du réfectoire et se connecta.

Page 20: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

258 259

Ses muscles étaient encore si fatigués qu’il n’avait aucune envie de quitter sa confortable position.

— Elle est là depuis près de trois cents ans ! répondit l’homme, aussi fier que si c’était lui, à l’époque, qui avait érigé la statue de ses propres mains.

— Et pourquoi ?— Pourquoi quoi ?— Pourquoi est-ce qu’elle est là ?— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Le vieil homme secoua

la tête. Voyons, à quoi ça sert, les figures des saints ? — Je ne sais pas.— Ils nous apportent leur protection.— J’ai pigé. En fait, elle vous sert de garde du corps. La canne du vieux eut un sursaut agacé. — Tu vas te lever, oui ou non ? Tu pourrais au moins aller

t’asseoir sur le banc ! ajouta-t-il, vexé. Il avait l’air persuadé que le derrière de Darek indisposerait

tellement la statue qu’elle risquait d’y réfléchir à deux fois avant d’assurer la protection du village. Dans un effort surhumain, Darek se leva. Mis à part la plante de ses pieds, qui le brûlait à chaque pas, c’était plus supportable qu’il ne l’aurait cru. La fatigue se faisait moins sentir sur les muscles bien échauffés. Il recula de quelques pas pour mieux voir la statue. Il ne distinguait pas bien les traits du visage de pierre, car la colonne était trop haute, mais il lui sembla malgré tout que les lèvres de Marie esquissaient un sourire. Elle n’avait pas l’air de souffrir, bien au contraire. Comme celle qui pendait au rétroviseur de la bmw d’Anton. Un frisson lui parcourut l’échine.

— Elle protège aussi les salauds, dit-il, vous le saviez ?

l’avantage des vivants sur les morts. Darek trouvait cela tellement injuste. Il ne s’y ferait jamais, mais n’avait pas les armes qui auraient pu combattre Marta. Pas même de bons arguments – au contraire, tout parlait en sa faveur. Elle ne se prenait pas pour la maman, elle ne s’incrustait pas chez eux, et grâce à elle, tout marchait bien à la maison. Elle faisait ce qu’il fallait, et elle le faisait si bien que même ces dames du Centre familial étaient maintenant rassurées. Elles lui donnaient toute confiance et il n’était plus question de familles d’accueil, de foyers, ni de ce qu’on racontait dans le village. Bref, pour madame Kotchi et Cie, la famille Lysko n’avait plus besoin qu’on lui trouve une solution. L’influence de Marta était également sensible sur leur père : il passait désormais plus de temps à la maison qu’au bar. Darek en était reconnaissant à Marta, en dépit du reste. Et tout le reste, quel qu’il soit, faisait partie du lot.

Soudain, une voix retentit tout près de lui : — Dis donc, garnement ! Cet endroit n’est pas fait pour

s’asseoir ! Darek leva les yeux. Un homme aux cheveux blancs agitait sa

canne sous son nez, indigné. — Il est fait pour quoi, alors ? — Tu as intérêt à te lever de là !— Expliquez-moi d’abord à quoi il sert, ce piédestal. — À soutenir la statue de la Vierge. Tu es aveugle ? Darek leva les yeux. Au-dessus de lui se dressait une colonne, et

tout en haut, on voyait une femme de pierre en longue robe à plis. — Très bien. Et ça fait combien de temps qu’elle est là ?

demanda-t-il pour prolonger la conversation.

Page 21: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

260 261

yeux. Dès que possible. Tout de suite. Darek serra ses tempes entre ses mains. Il avait mal à la tête, les yeux qui pleuraient. Ce n’étaient pas seulement les suites de la bagarre : plutôt un début d’insolation.

Les portes se fermèrent, un signal retentit et le bus démarra lentement. Darek avança dans le passage pour s’installer tout au fond, son sac posé à côté de lui. Il ferma les yeux. Le soulagement fut réel, mais de courte durée. Même derrière ses paupières closes, des barres lumineuses défilaient devant lui et le moindre son résonnait bruyamment dans son crâne. Il prit sa bouteille d’eau, la but jusqu’au bout, ce qui ne suffit pas à étancher sa soif. Il garda les yeux fermés. L’air du soir entrait par la fenêtre, le bus tanguait fortement, et Darek sentit peu à peu remonter dans sa mémoire un souvenir depuis longtemps oublié. Il secoua fortement la tête, cligna des paupières, s’efforça de le chasser. Il voulait rester dans le présent, dans l’ici et maintenant. C’était la seule vérité, les souvenirs étaient mensongers. Il le savait mieux que quiconque : on donnait volontiers un nouveau visage à ce qui s’était passé, il était facile de déformer les phrases dites, les gestes faits depuis longtemps. Mais ce souvenir-là s’obstinait à refaire surface. Plus moyen d’y échapper.

* * *

Je suis assis dans la cuisine, sur le vieux canapé. Je ne sais pas quel âge je peux avoir, mais je suis encore enfant unique. J’ai mal à la gorge et je pleure. Mon père me met dans la bouche une cuillerée de miel. Bien qu’il soit plutôt liquide, j’ai du mal à l’avaler.

— Les salauds ? répéta l’homme. La colère qui avait quitté ses traits le reprit. Que vas-tu chercher là ? Pourquoi ferait-elle ça ?

— Par neutralité.— La neutralité, c’est bon pour la Suisse ! répliqua le vieux.La remarque de Darek l’avait mis en rage, et il agitait frénéti-

quement son bâton. — Mais non, un saint ne peut pas être neutre envers les

salauds ! Encore moins la Vierge Marie ! Où as-tu donc entendu pareilles…

La suite fut couverte par le moteur du bus qui arrivait. Darek ramassa son sac à dos et le hissa sur son épaule.

— Je vous aurai prévenu ! dit-il. Il faut la tenir à l’œil. Elle aide tous ceux qui savent bien prier. Et je connais des gros porcs qui sont sacrément forts pour ça !

Il fit un signe de la main au vieil homme écumant de colère, le confia aux bons soins de la Vierge et courut jusqu’à l’arrêt de bus.

— Je vais à Krnov, indiqua-t-il au conducteur. En payant puis en attendant l’impression du billet, il se

demanda comment continuer son voyage. Entre Krnov et la maison, il restait encore une bonne trentaine de kilomètres. Or, dans ses poches, il n’avait plus qu’une pièce de dix couronnes. C’était sa faute. Il n’aurait jamais dû partir sur un coup de tête. Il aurait mieux fait d’emprunter de l’argent à Simon ou à Lukas. Ou encore mieux, à Hugo ! S’il avait menti, il méritait de payer. Mais si pour une fois, ce gros loser avait raison ? Il y avait au moins un point sur lequel il disait vrai, Darek le savait. Mais jusqu’où allait cette vérité, et quelles conséquences avait-elle pu avoir sur leurs chevaux ? Il fallait s’en assurer de ses propres

Page 22: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

262 263

cœur se remplit de joie et de fierté : je suis aussi malade que ma mère. Tous les deux, nous partageons le même mal de gorge, la même tisane au miel, la même angine.

— Elle est plus petite, la mienne ? demandé-je à mon père lorsque nous retournons dans la cuisine.

— De quoi parles-tu ?— De mon angine. — Je ne sais pas s’il y a différentes tailles d’angines. Ce sont

plutôt les microbes qui sont plus ou moins forts. — Et les miens, ils sont très forts, hein ? articulé-je plein

d’espoir. Mon père hoche la tête. — Mais c’est toi qui vas gagner. Tu vas leur montrer à qui ils

ont affaire. Il veut m’allonger sur le canapé, mais je me cramponne à son

cou, je ne me laisse pas faire. — Je gagnerai mieux si tu me portes, Papa. Il me balade dans toute la cuisine tout en sifflotant. J’oublie la

douleur à la gorge, je pose la tête sur son épaule et j’écoute. Un jour, moi aussi, je saurai siffler aussi bien que lui. Je saurai faire tout ce qu’il fait, j’aurai la même force que lui. C’est alors qu’au-dessus de la porte, j’aperçois une araignée. Je la montre à mon père. Non seulement il ne s’arrête pas, mais il lui accorde à peine un regard. Son manque d’intérêt me surprend.

— Les araignées, madame Gajdošiková leur donne un coup de tapette à mouches, dis-je. Elle écrase aussi les mouches et les taons. Elle vise bien. Et toi, tu ne sais pas viser ?

Mon père arrête de siffler. — Ce n’est pas pour ça.

— Tiens, pour faire passer, dit mon père en approchant de mes lèvres une tasse de tisane, ça va te faire du bien.

La première gorgée de tisane enflamme ma gorge, comme si elle était pleine de charbons ardents. J’essaie de recracher, mais je ne fais que m’étouffer.

— Où est Maman ? Je veux la voir ! prononcé-je péniblement. Des larmes coulent sur mes joues, et à force de gémir et de tousser,

je n’arrive plus à respirer. Je me mets à battre frénétiquement des bras.

— Allons, allons, doucement, calme-toi ! dit Papa, qui me donne des tapes dans le dos. Ta maman est là-haut, dans son lit. Elle aussi, elle a une angine.

Je proteste :— Non, c’est pas vrai ! Tu mens, tu mens, tu mens !Sans un mot, mon père me prend dans ses bras et m’emmène

au premier étage. Les marches craquent sous notre poids à tous deux, et ce bruit familier me rassure. Nous restons en arrêt devant la porte de leur chambre.

— Chut ! fait mon père en posant l’index sur mes lèvres. Il ne faut pas la réveiller !

Il appuie doucement sur la poignée et s’approche du lit. Dans la chambre, ça sent le miel. La lampe de chevet est recouverte d’un foulard, et à côté, il y a une tasse de tisane fumante. Ma mère est sous la couette, des cheveux collés sur le front. Elle a les yeux fermés et respire difficilement dans son sommeil. Même si deux cernes sombres se dessinent sous ses yeux, même si ses joues sont brûlantes de fièvre, je suis soulagé : Papa ne m’a pas menti. Toujours dans ses bras, je m’étire pour la toucher – tout doucement, juste du bout des doigts, pour ne pas la réveiller. Mon

Page 23: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

264 265

Il ne répond pas tout de suite.— J’aime pas ça. Je garde les yeux fermés. Au son de sa voix, je devine que mon père ne répondra plus à

aucune question. À nouveau, j’appuie ma tête sur son épaule, je le serre dans mes bras. Pour moi, ce qu’il m’a dit n’est pas un aveu de faiblesse. Au contraire, maintenant, je me sens plus proche de lui.

— Je deviendrai comme toi, Papa, chuchoté-je à son oreille. Je ne ferai pas des choses qui sont déf… des choses qu’on ne peut plus changer. Seulement quand c’est nécessaire. Et seulement les yeux fermés.

* * *

La lune était descendue ; au-dessus des bois, elle touchait déjà la cime des arbres. Sa lumière avait pâli. Darek marchait aussi vite qu’il pouvait. La route barrée de grandes ombres était encore bien visible. Bientôt, quand la lune aurait disparu derrière la forêt, l’obscurité serait totale.

Il se demandait quelle heure il pouvait bien être. Quand il était monté dans le train à Krnov, il était presque dix heures. Comme il n’avait pas de billet, il s’était caché dans les toilettes, mais le contrôleur l’avait repéré quelques arrêts plus loin et forcé à descendre.

— Tu n’as pas honte, petit voyou ! avait-il crié en soulignant chaque mot par une grande claque dans le dos. C’est à cause de gars comme toi que nos chemins de fer seront bientôt en faillite ! Tu as intérêt à descendre, ou je t’enferme dans le local de service. Tu veux que je te remette à la police, à Olmütz ?

— C’est pour quoi, alors ?— Les araignées, c’est signe de chance. C’est pour ça qu’elles

ont tant de pattes. Pour aller porter bonheur un peu partout. Tu ne savais pas ça ?

— Et les guêpes non plus, tu ne les tues pas, remarquai-je. Pourquoi ?

— Je n’aime pas trop les choses qui sont définitives. Qu’on ne peut plus jamais changer, explique-t-il. Tu as déjà vu une guêpe morte s’envoler ?

Je secoue la tête. Si je me souviens bien, l’épicière balaie les petits cadavres d’insectes hors de sa boutique, avec la poussière et les autres saletés.

— Madame Gajdošiková a une balayette pour ça. Et des fois, elle en fait tout un gros tas. Elle tue aussi les cafards, les fourmis… tout !

— Moi, je ne tue que quand c’est nécessaire.— Et quand est-ce que c’est nécessaire ?— Dors, au lieu de poser des questions. — Dis-le-moi, et je m’endors tout de suite. Quand est-ce que

tu tues ? — De temps en temps, une de nos poules, ou un lapin…

murmure-t-il à contrecœur.Je sais bien que nous mangeons du poulet et du lapin, mais

jusque-là, je ne m’étais pas demandé comment les bêtes allaient de la ferme jusqu’à notre assiette. Abasourdi, j’essaie de m’imaginer la scène : mon père avec une tapette à mouches, en train de courir après les poules. C’est tellement ridicule que je ne peux pas y croire. Il doit s’y prendre autrement.

— Comment tu fais, Papa ? Comment tu les tues ?

Page 24: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

266 267

viande grillée. La file d’attente se formait peu à peu, on entendait des bruits de couverts, d’assiettes qui s’entrechoquent.

— Allez, dépêche-toi, il y a du rôti aux petits oignons ! (Depuis le comptoir, Jaromir lui fit signe de venir.) Et en accompagnement, des knedlik sauce vanille !

Darek était encore assis dans un coin devant l’ordinateur portable de Simon, plongé dans ses recherches sur Google. Il faisait défiler les pages, les portails, les forums de discussion, entrait de nouveaux mots clés, mais pour l’instant, il ne trouvait rien de bien concluant. Alors qu’il s’apprêtait à refermer le portable et aller rejoindre la file d’attente du dîner, il cliqua sur un dernier lien et vit apparaître toute une série de photos. Il les regarda toutes, l’une après l’autre. Dès la deuxième, il se sentit mal à l’aise. La troisième était encore pire, et devant la quatrième, il se figea, atterré. On y voyait une grande grille devant laquelle était garé un camion. À l’arrière, par les portes ouvertes, on voyait dépasser un cheval couché sur le plancher, les yeux exorbités. Plusieurs hommes le tractaient avec une corde. L’un de ses antérieurs se dressait en l’air, l’autre non. La jambe était sectionnée à la hauteur du genou. Sous la photo, on lisait cinq mots : « Italie : la fin du voyage ». Après avoir survolé la légende, les yeux de Darek scrutèrent le cheval mutilé. Il n’était pas mort, on voyait à ses yeux qu’il était parfaitement conscient. Son iris brun était cerclé de blanc, ses pupilles dilatées d’effroi et de douleur.

— Allez, grouille-toi ! lui cria Jaromir depuis la fille d’attente, sinon, il n’y aura plus rien pour toi !

Darek ne réagit pas. Comme dans le brouillard, il regardait la flaque de sang qui s’étalait près du véhicule. C’était une grosse bétaillère comme Darek en voyait passer de temps à autre sur les

La seconde option était totalement impensable : Olmütz, c’était bien trop loin. Inutile de discuter avec un contrôleur aussi remonté. Il descendit du train.

La gare portait le nom prétentieux de Riesa-en-Silésie. Il y avait tout juste un quai et tout était absolument désert, mais à côté de la salle d’attente, il vit un plan des environs. Par le sentier de randonnée, Piosek était à 14 kilomètres. Par la route, à 19 kilomètres. Darek hésita un instant, puis opta pour le chemin le plus long. Il n’avait pas pensé à prendre une lampe, et la perspective de trébucher dans la nuit noire sur des petits chemins de montagne n’avait rien de réjouissant. En terrain dégagé, ce serait plus sûr. La lune était presque pleine et éclairait non seulement le tracé de la route, mais aussi les prés qui la bordaient, avec les silhouettes anguleuses des vaches. De temps en temps, l’une ou l’autre se tournait vers Darek et meuglait pour lui dire bonjour. Le son ne faisait pas le même effet que dans la journée : c’était comme un appel mélancolique.

— Salut, la vache ! répondait-il. Avec celles qui étaient tout au bord de la route, il commençait

même une petite conversation :— Tu ne peux pas dormir ? Tu as faim ? Fais gaffe à ne pas

brouter quelque chose de toxique !Il était heureux d’entendre le son de sa voix. Cela faisait bien

trop longtemps qu’il n’avait pas parlé, et il ressentait un besoin criant de briser le silence, peu importe comment. Il se mit à siffler, mais s’arrêta très vite. Siffler, c’était la spécialité de son père, et penser à son père lui donnait envie de vomir.

Le malaise avait commencé dans le réfectoire. C’était le mélange des odeurs de cuisine – la vanille, la salade de concombres, la

Page 25: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

268 269

en train d’enlever le crottin du pré, il avait vu quelque chose de vivant sous sa chaussure. Il avait fait un saut de côté, avant de contempler, fasciné, le jeune oiseau d’un brun clair s’éloigner entre les branches et les hautes herbes, en poussant des cris stridents. En quelques secondes à peine, il l’avait perdu de vue. Il se fondait parfaitement dans son environnement, mais Darek devinait qu’il était encore tout près, à portée de main. C’est ce qui l’étonnait le plus avec les prairies : à première vue, tout semblait calme, presque sans vie, mais si on ouvrait l’œil, on y découvrait une foule de choses. Tout était lié. Monsieur Havlík avait raison : les liens et les coïncidences étaient partout, il suffisait de se concentrer pour les voir.

— Mais la plupart des gens sont trop distraits pour cela, disait-il. On regarde ici, on regarde là, on a peur de manquer quelque chose, et finalement, on ne voit rien. Nous avons oublié ce que c’est que la concentration.

Les animaux, eux, n’avaient pas oublié. Parfois, Darek observait de loin le comportement des chevaux quand ils étaient seuls. Ils broutaient, ils couraient dans le pré, insouciants en apparence ; mais il suffisait qu’Hercule soit mis en alerte pour que tout le troupeau imite son attitude. Ils regardaient autour d’eux, pointaient les oreilles, humaient le vent avec toute leur attention, comme si rien d’autre n’existait. Ils formaient un seul organisme. Dans ces moments-là, Darek les enviait. Il aurait tellement aimé être parmi eux dans l’herbe, entendre et sentir la même chose qu’eux.

Il laissa tomber son sac à dos sur le sol et resta un moment immobile. La lassitude l’envahissait, mais ce n’était pas le plus grave. Il était furieux contre lui-même. Il s’était promis de chasser

routes. La plupart ne portaient aucune inscription. Mais celle-là avait une cabine bleue et un logo imprimé sur les flancs. Un logo que Darek connaissait bien. Sur le fond bleu ciel, la silhouette du cheval en pleine course se voulait romantique, et l’inscription Horse Buddy éveillait la sympathie. D’un seul coup, Darek s’imagina – non, ce n’était pas son imagination, mais une conscience aiguë et soudaine de la réalité – le camion roulant dans la plaine, le conducteur qui fumait, qui discutait avec son collègue, téléphonait à ses enfants, rigolait avec eux, leur demandait comment ça s’était passé à l’école, sans se soucier le moins du monde de ce qui pouvait bien se jouer dans sa remorque. Dans cet espace rempli jusqu’au dernier pouce de viande de cheval vivante. Un éclair de lucidité aveuglant, violent. Il ne dura qu’un bref instant, mais Darek eut le temps de voir tous les détails. Une bouffée de chaleur l’envahit, et il se sentit si nauséeux qu’il eut à peine le temps de sortir. Il vomit dans l’herbe derrière le réfectoire, au milieu des odeurs de rôti et de vanille, avec devant les yeux le cheval et son horrible moignon. Tout en vomissant, il sut qu’il porterait en lui les pupilles dilatées de l’animal pris de panique, pour toujours.

Un avion vrombit étonnamment fort dans le silence de la nuit. En haut de la colline, la forêt masquait déjà toute la moitié inférieure de la lune, et les sons se faisaient plus présents à mesure que la lumière déclinait. Au bord de la route, dans l’herbe, on entendait le chant des grillons et plus loin, dans les prés, le cri du roi des cailles, qui ressemblait au bruit que fait un peigne que l’on frotte sur une boîte d’allumettes. Darek sentit un frisson désagréable sous ses pieds – son corps avait gardé le souvenir d’un malheureux incident survenu à la fin du printemps : il avait failli tuer un de ces oiseaux en marchant dessus. Alors qu’il était

Page 26: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

270 271

montrait la caméra cachée. La qualité était mauvaise, les images bougeaient, elles étaient sous-exposées, mais cela ne faisait que renforcer leur authenticité. À vrai dire, elles ne montraient rien d’autre qu’un convoi de chevaux – de l’entrée brutale dans le camion jusqu’au déchargement des bêtes à moitié mortes sur le lieu d’abattage, en passant par un montage qui montrait les conditions du voyage lui-même. La vidéo ne durait que quelques minutes. Elle se terminait par la mise à mort des chevaux.

Darek avait supporté les images jusqu’à la fin. Désormais, il n’était plus le même. Comme s’il avait été contaminé par la vidéo, par tout ce qu’il avait appris. Comme s’il avait absorbé quelque chose qu’il n’arrivait plus à expulser, quelque chose qui se répandait en lui, gagnait les moindres fibres de son corps et de son âme pour les empoisonner. Pourrait-il un jour courir comme avant sur un terrain de football, rigoler avec Micha, jouer au samouraï, embrasser Hanka sans arrière-pensées ? Pourrait-il un jour regarder à nouveau un cheval dans les yeux ?

Il sauta par-dessus le fossé et fila à travers champs. La rosée était déjà tombée et un puissant parfum de cumin sauvage montait de la prairie. Darek pensa à Souricette qui aimait tant les feuilles de carvi, de fenouil, de camomille. Comme une apothicaire, elle arpentait la prairie à la recherche de tout ce qui sentait bon, et éternuait à qui mieux mieux. Où pouvait-elle être maintenant ? Dans le pré aux lièvres ? Dans le pré d’en haut ? Papa l’avait-il rentrée dans son box pour la nuit ? Ou bien… Les paroles de Hugo lui revenaient : Tes juments et tes beaux étalons, tu peux les oublier… Chez toi, c’est un enclos vide qui t’attend, idiot !

Était-il imaginable que leurs chevaux soient en ce moment même quelque part en Italie, en train d’être abattus ? Était-on en

les chevaux de son esprit, ne serait-ce que quelques heures, mais il n’y arrivait pas. Ils revenaient de tous les côtés – pas seulement les siens, mais aussi les chevaux inconnus qu’il avait découverts sur internet. Surtout ceux-là. Il avait beau s’en défendre, les photos ne cessaient de réapparaître devant ses yeux. Il y en avait au moins dix, plus bouleversantes les unes que les autres. Elles montraient la souffrance des bêtes et la brutalité des êtres humains dans toutes leurs variantes possibles et imaginables. Darek n’avait vu apparaître nulle part Anton en personne. Heureusement. Si au détour d’une de ces images, il avait vu son visage souriant le regarder, il aurait été capable de démolir l’ordinateur dans un accès de colère. En parcourant un article sur l’élevage et la vente en gros de chevaux en Pologne et en Lituanie, il était une nouvelle fois tombé sur le logo de la société Horse Buddy. Cette fois, c’était un camion plus grand, plus moderne. La légende expliquait qu’on pouvait y faire entrer une dizaine de chevaux, voire plus suivant leur taille. Ils étaient emmenés jusqu’à des abattoirs situés en Italie. Le trajet durait jusqu’à quatorze heures d’affilée. On ne leur donnait rien à manger ni à boire, pour que la viande ne soit pas gorgée d’eau à leur arrivée. Beaucoup se blessaient pendant le voyage, et certains n’y survivaient pas. Les animaux blessés, piétinés, étaient vendus au rabais, à moins qu’ils ne partent directement à l’équarrissage, mais le business n’en restait pas moins très rentable.

Alors que Darek, qui s’était forcé à lire jusqu’au bout, pensait qu’il avait déjà vu le pire, il avait découvert une vidéo sur YouTube. Depuis, plus de six heures s’étaient écoulées, mais l’impression ne s’effaçait pas, l’effet ne faiblissait pas. Il ressentait la même pitié, la même fureur, la même impuissance que devant ce que

Page 27: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

272 273

Darek prit le petit sentier qui longeait la rive en prenant garde à ne pas trébucher sur une grosse racine. Ici et là, il passait devant des bancs que les pêcheurs avaient fabriqués avec des rondins et des planches. Un peu plus loin s’élevait une cabane en bois où l’on pouvait s’abriter en cas de pluie. Elle n’avait pas de porte ; dedans, ça sentait le foin fraîchement coupé que quelqu’un avait amené des prés environnants.

Darek s’arrêta. Pouvait-il s’offrir une petite pause ? Valait-il mieux faire abstraction de la fatigue, laisser la cabane derrière lui et continuer son chemin ? Mais avait-il encore assez de forces ? Maintenant qu’il avait arrêté de marcher, l’épuisement se faisait sentir. Il avait mal au dos, les muscles de ses jambes tremblaient, ses épaules étaient raidies. Il se débarrassa de son sac, en sortit sa veste et se laissa tomber sur le foin odorant. C’était moelleux à souhait. Le crissement et la tiédeur de l’herbe lui firent du bien, dans la nuit qui commençait à se rafraîchir. Évidemment, tout un tas de bestioles s’y étaient sans doute invitées, y compris des araignées, peut-être même quelques souris, mais cela lui était égal. Il étendit sa veste sous sa tête et avec un soupir de soulagement, étira enfin son corps douloureux.

Il écoutait le bruissement des arbres, le battement de son cœur, le silence. Autour de lui, le monde dormait. Ses yeux se fermèrent, et peu à peu, la tension douloureuse de la journée se dénoua. Il avait agi précipitamment. À la maison, tout devait se passer comme d’habitude. Ce qui ne changeait rien au cœur du problème : les agissements d’Anton étaient inexcusables. Bien au-delà de l’échelle de valeurs au sein de laquelle Darek avait vécu jusque-là. Si F12 était bien égal à -F21, Anton méritait une punition terrible. D’après la troisième loi de Newton, autrement dit la loi

train de les frapper à coup de fouet électrique, de les pousser dans un couloir en béton, de leur braquer le pistolet d’abattage sur le front, l’un après l’autre, pour… Darek secoua la tête.

— N’importe quoi ! s’écria-t-il, et pour faire bonne mesure, il le redit en anglais : bullshit !

Malgré toutes les données trouvées sur internet, malgré tout ce qu’il avait ressenti, il ne savait pas quoi penser. Il ne doutait pas de l’authenticité des images, mais comment croire qu’elles aient le moindre rapport avec lui, Darek ? Avec son père ? Avec leurs chevaux ? Pour ce qui était d’Anton, les preuves étaient trop criantes. Accablantes. Il était de toute évidence impliqué dans ces trafics de chevaux. Il possédait une entreprise qui se remplissait les poches en envoyant des chevaux à la mort. Il jouait la comédie. Devant Darek, il faisait le connaisseur, l’éleveur, l’amoureux des chevaux qui ne se souciait que de leur bien-être. Alors que pour lui, le seul but, c’était que les chevaux grossissent, qu’ils prennent du poids, et donc de la valeur. Darek s’avisa que monsieur Havlík avait peut-être vu clair dans son jeu, ce qui expliquait le mépris qu’il lui témoignait. Darek, lui, n’avait rien vu, rien compris. Il avait considéré Anton comme un ami. Il avait accepté les bottes de cavalier qu’il lui avait données, était monté dans sa voiture, avait mangé une glace avec lui. Il le tutoyait. Il s’était fait avoir dans les grandes largeurs. Il croyait qu’ils avaient la même vision des choses, le même but. Bien entendu, il savait depuis le début qu’il s’agissait aussi d’argent, mais plus il passait du temps au pré, plus il devenait évident à ses yeux que l’essentiel, ce n’était pas le profit. L’essentiel, c’étaient les chevaux. Leur santé, leur contentement. Leur vie.

Déjà, on distinguait le lac. Dans l’obscurité, il paraissait plus grand. La surface noire de l’eau était calme, immobile, sans éclat.

Page 28: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

274 275

Son père fronça les sourcils :— Surveille tes paroles ! Anton, c’est mon ami, ne dis pas du

mal de lui. Si tu as quelque chose à lui reprocher, va plutôt le lui dire en face.

— Mais je vais le faire ! Il profite de toi, papa ! Non seulement il te fait travailler pour pas cher, mais il fait de toi son complice ! Et moi aussi ! On l’aide à accomplir son boulot dégueulasse… Horse Buddy, c’est une boîte qui envoie des chevaux à l’abattoir aux quatre coins de l’Europe pour en tirer un maximum de fric ! Il ne les vend pas à des éleveurs ! C’est ce qu’il nous fait croire pour…

Un grand plouf. Puis un autre. Le bruit effaça toute la conversation, mais aussi le mors dans la main de son père, la grange, et tout son rêve matinal. Darek s’éveilla, troublé. Dommage, pensa-t-il, déçu, il faut toujours que je me laisse avoir par mes rêves. C’était si réaliste, si vivant, comment ne pas y croire ?

Il s’assit, puis sortit la tête de la cabane. Le jour se levait. La surface du lac, si lisse pendant la nuit, était maintenant agitée. Les poissons sautaient à qui mieux mieux et retombaient bruyamment, l’eau était creusée de tourbillons, de vaguelettes. D’après la couleur du ciel, il devait être très tôt ; les montagnes disparaissaient encore dans la brume.

À peine sorti de son tas de foin, Darek fut saisi par le froid. Il referma sa veste jusqu’en haut, jeta le sac sur ses épaules et se remit vite en route. La marche le réchaufferait. S’il s’était orienté correctement, trois vallées le séparaient encore de Piosek ; au fond de chacune coulait un ruisseau. Dans une heure, il serait chez lui. Il fallait passer devant un rocher en forme de cuvette, puis emprunter le sentier sinueux qui montait.

des actions réciproques, il lui faudrait vivre un jour une souffrance, une peur égales à celles qu’il avait infligées aux chevaux. Et de lui non plus, personne n’aurait pitié. À commencer par Darek, même s’il cherchait à expliquer ce qui avait pu le pousser à agir ainsi. Peut-être Anton n’envoyait-il à l’abattoir que les chevaux malades, trop vieux, trop faibles pour avoir un autre avenir ? Ce qui n’était nullement le cas de leurs chevaux à eux. Ils étaient beaux. Ils n’avaient peut-être pas grande valeur marchande, mais ils allaient bien. Les envoyer directement à la mort, cela défiait le sens commun. Non, sa mère n’aurait jamais consenti à cela ! Au grand jamais ! Ils broutaient au-dessus de la ferme et il n’allait pas tarder à les revoir – plus que quelques heures à attendre. Il lui fallait juste prendre un peu de repos.

* * *

— Mais qu’est-ce que tu es allé imaginer ? Papa était devant la grange, tenant en main le licol qu’il venait

d’enlever à Croquant. Il regardait Darek d’un air surpris, presque offensé.

— Tu trouves qu’on n’en a pas assez fait pour ces chevaux ? Qu’on n’y a pas mis assez d’argent ? On ne les a pas requinqués de façon exemplaire ? Et tu as vraiment cru que je les enverrais se faire tuer… Que je t’aurais fait croire n’importe quoi depuis le début…

— Pas toi, mais Anton, oui, se défendit Darek. Il fournit en viande les abattoirs. Tu devrais voir dans quelles conditions ! Si tu veux, je te montrerai ses camions sur le net. Il nous raconte des mensonges…

Page 29: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

276 277

rails du chemin de fer. De l’autre côté se dressait le Schieferberg, dont les pentes grises étaient éclairées par les touches de couleur des églantiers et des sorbiers des oiseleurs, ce qui annonçait la fin de l’été. Dans quelques jours, l’école ouvrirait ses portes et tout rentrerait dans le cadre habituel. Un cadre étroit, bien carré, contraignant.

Peu avant la remise des bulletins, la professeure d’éducation civique avait interrogé la classe : « Qu’est-ce que vous n’aimez pas au collège ? Qu’aimeriez-vous faire quand vous serez adultes ? Comment vous représentez-vous l’avenir ? » Puis elle avait écrit au tableau un sujet de devoir écrit. C’était encore une question : « Que ferez-vous de votre vie ? » Les élèves n’avaient pas eu la moindre envie de plancher sur le sujet. À quoi bon spéculer sur l’avenir alors qu’au même instant, derrière la vitre, le soleil brillait, le parfum de la forêt embaumait l’air, et qu’on pouvait faire tant de choses, non pas dans le futur, mais tout de suite ! Darek avait exposé ses projets en deux pages sobres et sans fioritures. Il avait écrit qu’il aimerait avoir assez d’argent pour s’acheter de bons chevaux et monter une écurie de course. Il avait comptabilisé le nombre de salariés nécessaires, cité les races qui l’intéressaient, les concours auxquels ses bêtes participeraient. Il avait parlé dressage, soins des chevaux, victoire, succès. Il avait obtenu la meilleure note. On sent que tu as déjà une vision claire de ton avenir, avait écrit l’enseignante sur la copie, admirative.

À présent qu’il retrouvait les collines et les prairies familières, il ne pouvait s’empêcher de penser à cette rédaction. Un gros tas de mensonges destinés à impressionner la prof. S’il avait voulu exprimer ce qu’il attendait vraiment de l’avenir, la feuille serait restée blanche. À vrai dire, il ne s’était fixé aucun but précis.

Deux ans plus tôt, sa classe était venue faire une balade ici avec le professeur d’anglais. Ils comptaient marcher jusqu’au grand cirque au fond de la vallée, mais ils n’étaient pas allés jusqu’au bout. Non loin du lac, ils avaient trouvé un chamois mort. Il gisait sur le sol, les pattes repliées sous son corps, le museau enfoui dans la terre, comme s’il était tombé en sautant d’un rocher. Pourtant, en s’approchant, les enfants avaient vu une plaie ouverte au cou. Autour du chamois, il y avait du sang partout. Le professeur en avait déduit que quelqu’un lui avait tiré dessus. Près de l’animal abattu, ils avaient attendu l’arrivée du garde forestier. Personne n’avait plus envie de parler, ni même de continuer l’excursion. Darek avait touché l’animal en cachette, même si le professeur le leur avait interdit. Sous la fourrure rêche, il eut l’impression de sentir le souffle de l’animal, suspendu, mais prêt à reprendre d’un instant à l’autre. Pure imagination. La ligne entre la vie et la mort était ténue, mais on ne pouvait la franchir que dans un seul sens. Les mouches le savaient, qui accouraient déjà au festin. En peu de temps, il y en avait déjà tout un nuage au-dessus de l’animal mort.

Cette fois aussi, elles étaient là. Elles filaient en ligne droite dans l’air, se posaient parfois sur l’eau miroitante. Le ruisseau coulait en cascade sur les pierres, et en se penchant au-dessus, Darek aperçut d’innombrables petites bulles d’air qui dansaient dans le courant. Il rapprocha ses deux mains pour recueillir l’eau vive et but. La dernière fois qu’il avait pu se désaltérer, c’était à la gare de Krnov ; il était complètement déshydraté. L’eau était froide, elle piquait la gorge quand on l’avalait, et quand il se redressa pour continuer son chemin, ses papilles sentirent un léger goût d’aiguilles de sapin. Lorsqu’il eut atteint la première crête, il vit les

Page 30: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

278 279

alvéoles étaient sans doute pleines d’un miel de forêt à la teinte foncée que son père n’allait pas tarder à récolter. « J’attends que tu reviennes ! avait-il dit à Darek avant son départ pour le stage de formation.Tu m’aideras. »

Dans tout cela, le coup de main n’était pas ce qui comptait le plus. Darek savait que son père aimait fêter la dernière récolte de miel de l’année. L’année passée, Maman était encore là, juste avant que l’ambulance ne l’emmène définitivement. Ils avaient mis des chaises et des tables dans le pré, Maman avait préparé de délicieux gâteaux au miel, Ema avait eu une robe neuve. On avait invité les Janoš, monsieur Havlík et quelques collègues de travail de Papa. Cette année, ce serait différent. Le miel, lui, gardait le même goût année après année. Mais Papa et ses copains ne partaient plus au boulot ensemble chaque jour, et à la place de Maman, il y aurait Marta…

Darek passa la main sur son visage. La sueur avait séché, son front s’était rafraîchi. Il sauta sur ses pieds et repartit en courant. L’inquiétude ne le lâchait plus, il lui fallait arriver en haut le plus vite possible. Ce n’est que là, à la vue des chevaux, qu’il pourrait enfin souffler. Tandis qu’il se demandait quelle heure il était, un sifflement strident monta du fond de la vallée. Dans la brume, on ne pouvait pas voir le train, mais Darek savait qu’il entrait en gare. Il était donc sept heures et quart. Au moment même où il sifflerait à nouveau en quittant la gare, Darek serait arrivé là-haut.

Dans sa course, il rencontra une troupe de scouts. Ils portaient des bérets orange ornés d’un castor souriant et des sacs à dos plus grands qu’eux. Ils avaient des tartines à la main. Une fillette de l’âge d’Ema vint le saluer poliment :

Naturellement, les médailles lui faisaient envie. Mais au fond, à quoi cela servait-il ? Après chaque concours, la vie quotidienne reprenait. Il fallait panser les chevaux, les faire boire, retourner à la vie normale. La plupart n’étaient jamais aussi heureux que dans l’herbe jusqu’aux genoux, au milieu d’un pré agité par une légère brise. Sans que personne ne les selle, ne leur passe le mors, ne les commande, ne les pousse à la performance. Il leur suffisait d’être là. Ils n’en demandaient pas davantage. Mais nous, les humains, nous faisons toujours des histoires. Nous voulons toujours ce que nous n’avons pas. Darek pensa soudain que le sentiment le plus typiquement humain était sans doute l’insatisfaction. Mais nous appelons ça l’ambition, et nous en faisons une qualité. Y compris la prof d’éducation civique : « Tu es ambitieux, c’est bien ! avait-elle dit à Darek après avoir lu son devoir. Tu iras loin dans la vie ! »

Sous le grand mélèze, au fond de la troisième et dernière vallée, il s’offrit une pause. Il ôta sa veste et s’accroupit, le dos appuyé contre le tronc. Son front était brûlant, il avait des points de côté et était à nouveau en nage. Il avait marché trop vite, couru presque. Devant lui se dressait la toute dernière colline. Entre les arbres, il reconnaissait la clairière d’où partait le confortable chemin forestier qui menait à travers bois jusqu’à la maison de monsieur Havlík. Il pouvait soit l’emprunter, soit rester sur le petit sentier escarpé. Quand il aurait traversé le bois, il verrait déjà les ruches. Les dégâts causés par Circé étaient réparés depuis longtemps. Son père avait réussi à rattraper à temps l’essaim dans la cerisaie. Heureusement, la reine n’était pas partie et dès que son peuple égaré avait repéré son odeur, il avait sagement rampé jusque dans sa ruche. À présent, les

Page 31: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

280 281

Pas d’emballage, pas de feinte !Prends-la vite, elle n’est pas terrible,Mais c’est mieux qu’un bouton horrible.

Excellent ! Cela plairait à Hanka. De meilleure humeur, Darek sortit de la forêt et s’arrêta parmi les

longues tiges des fougères. Il voyait la maison de monsieur Havlík, et derrière, un fil à linge avec des pantalons qui séchaient. De là où il était, il ne voyait pas la ferme que la colline dissimulait. En revanche, il avait une vue directe sur le pré d’en haut. Il était vide. Darek sortit à grand peine du massif de fougères et courut le long de la clôture électrifiée, pour atteindre l’endroit où commençait la vieille barrière en rondins. Il l’escalada et regarda encore. Rien. La partie basse de la prairie était elle aussi désespérément déserte. Dans l’herbe rase, on voyait des petits tas de crottin ; autour de l’abreuvoir, le sol était abondamment piétiné, et de l’eau stagnait dans les traces laissées par les sabots. Darek se hissa sur la pointe des pieds, mais il eut beau s’étirer au maximum, il ne parvint pas à voir autre chose que la colline, et finit par perdre l’équilibre. Battant des bras, il dévala la pente sur le chemin caillouteux. Il cherchait à calmer ses pensées qui s’affolaient. Surtout, ne pas paniquer ! Le fait que la prairie soit déserte ne voulait encore rien dire. Les chevaux broutaient sûrement dans le pré aux lièvres. Mais bien sûr ! Son père avait dû les mener là-bas parce que l’herbe y avait repoussé, et qu’il n’avait pas eu le temps d’enlever le crottin dans le pré d’en haut. C’était logique. Depuis plusieurs jours, il travaillait à la menuiserie : comment aurait-il trouvé le temps de nettoyer le pré ?

— Bonjour, vous sauriez par où on peut rejoindre le Hohen Stock ? Notre chef de patrouille s’est perdu.

Darek sourit en constatant qu’elle le vouvoyait. Il fit comme s’il ne remarquait pas le visage renfrogné du chef et indiqua le chemin à la petite fille. Il leur suffisait de monter jusqu’au prochain col, et ils auraient le Hohen Stock devant eux.

— Merci ! On vous fera coucou de là-haut ! s’écria-t-elle. À son accent qui étirait la fin des mots, Darek devina qu’elle

venait de Prague. Il regarda un instant le groupe d’enfants s’éloigner, pour s’assurer qu’ils partaient bien dans la bonne direction, puis il reprit son ascension. En guise de comité d’accueil, il entendit le bourdonnement des abeilles. L’une d’elles vint se poser doucement dans son cou. Elle le chatouillait en se promenant un peu partout, mais il n’osait pas la chasser de peur de se faire piquer. Elle remonta le long de son oreille gauche, rampa jusqu’à sa tempe et finit par s’installer au beau milieu de son front. Darek regretta de ne pas avoir de miroir. Le spectacle était sûrement impressionnant. Grâce à une abeille, son front osseux trouvait enfin sa raison d’être. Il envisagea d’écrire un poème à Hanka à ce sujet.

Une abeille a orné mon frontCœur et âme, je t’en fais don, De ce cadeau, n’aie nulle crainte…

Mais l’abeille s’envola avant qu’il ait trouvé une rime plausible. Il y réfléchit un moment, concentré. Quelque chose avec « plainte » ? « peinte » ? « étreinte » ? Mais non :

Page 32: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

282 283

Pologne, jusqu’en Slovaquie, plus loin encore. Peut-être jusqu’en Italie. Son estomac se noua douloureusement. Il se détourna, avala plusieurs fois sa salive.

Ses yeux parcoururent la ferme. L’abri à voitures était vide, il manquait même la remorque. Sans doute son père était-il allé livrer à Bruntal l’une de ses commandes de menuiserie. Il travaillait généralement la nuit, car ses journées étaient trop courtes. Darek l’avait toujours aidé à finir les travaux urgents. Ce travail en commun leur faisait du bien à tous deux ; même s’ils parlaient peu, le rythme de leurs gestes était aussi une façon de communiquer. Comme si sans un mot, dans ce silence partagé, ils se disaient quelque chose.

Darek serra les mâchoires et s’adossa au hangar. Il n’avait même pas besoin de serrer les poings ; tout son corps n’était qu’un poing serré. Plus jamais il ne ferait de la menuiserie avec son père ! Les coups de main, c’était fini. Pour le miel non plus, il ne fallait plus compter sur lui. Qu’il se débrouille ! Quand il l’aurait en face de lui, Darek ne perdrait pas de temps à tergiverser, il lui cracherait à la figure.

Espèce de lâche, qu’est-ce que tu as fait quand Anton est venu avec le camion ? Tu as pris une carotte pour les attirer dedans ? Tu avais un bâton à la main, comme ces types sur YouTube ? Raconte-moi ! Est-ce que tu l’as fait sans plaisir ? Tu as gardé les yeux fermés ? Est-ce que tu te disais que c’était nécessaire, parce que tu n’es pas la reine d’Angleterre et que les chevaux ne sont que des animaux de rente ? Ça ne t’a pas dérangé, que la chose soit définitive ? Qu’on ne puisse plus rien y changer…

— Darek… C’est toi ?Il sursauta et regarda l’entrée de la ferme. Monsieur Havlík

était là.

Chez monsieur Havlík, toutes les portes et fenêtres étaient closes, mais un mince filet qui s’échappait de la cheminée montrait qu’il avait déjà allumé son feu. Darek poussa jusqu’à la haie d’où on avait une vue dégagée sur le pré aux lièvres. L’herbe haute et grasse se balançait au vent, pleine de graminées en fleurs. Sans âme qui vive pour la brouter.

Darek toucha du doigt la clôture : le courant était coupé. Il se baissa pour passer entre les fils, traversa la prairie en diagonale jusqu’à l’enclos. Il n’était plus pressé, maintenant. Il savait que Hugo avait dit la vérité. Les chevaux étaient partis.

En leur absence, le pré devenait un lieu complètement différent. Moins exceptionnel. Interchangeable. Il ne restait plus que des traces de pas, des branches mordillées, et une odeur fugitive que le vent chasserait, que la pluie rincerait. Les empreintes des sabots disparaîtraient aussi, de même qu’au front de Darek, il ne restait déjà plus la moindre trace de cette abeille qui l’ornait un peu plus tôt. Mais pour l’abeille, cela n’avait rien de tragique : elle avait déployé ses ailes pour rejoindre la forêt, où elle s’ébattait avec les autres. Leurs chevaux, eux, ne s’ébattaient nulle part. Leurs chevaux… Darek préféra ne pas y penser. Il n’avait pas le courage d’imaginer jusqu’au bout, de visualiser où ses bêtes se trouvaient en cet instant. À supposer qu’elles vivent encore.

Il fit un tour dans l’enclos. L’herbe y était piétinée jusqu’à la racine, les marques de sabots nombreuses et profondes. À la barre pendait encore une longe ; au mousqueton, une touffe de crins était restée accrochée. La couleur était celle d’Oscar, ou de Souricette. Darek la caressa. S’il ouvrait le mousqueton, les crins s’envoleraient au-dessus des montagnes et des vallées, jusqu’en

Page 33: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

284 285

maison. Mais il ne réussit pas. Monsieur Havlík leva une béquille, lui barra le passage et le força à se déporter de côté. Ainsi, ils se retrouvèrent soudain face à face. Le vieux voisin respirait avec peine, on entendait du bruit au fond de ses bronches.

— Tu as perdu ta langue ? Je ne vaux même pas une réponse ?Ses sourcils gris se hérissaient, mais il ne semblait pas fâché.

Préoccupé, plutôt. Et le bras qui tenait en l’air la béquille tremblait. Après une hésitation, Darek fit un pas vers lui. Il lui fallait bien s’approcher pour mieux se rendre compte à quel point il lui mentait.

— C’était quand ? l’interrogea-t-il brusquement. Quand les ont-ils emmenés ?

— Attends, calme-toi…— Quand ?!— Il y a… monsieur Havlík s’éclaircit la gorge. Il y a déjà trois

jours. — Et où sont-ils ? — Je ne sais pas. Il faudra que tu demandes à ton père. Dans le gravier de la cour, on voyait de grosses traces de pneus

(C’est ici que s’est garé le camion) et en regardant par-dessus l’épaule du voisin, Darek crut tout voir de ses propres yeux (En premier, Hercule, à cause de son bon caractère, et derrière lui, le magnifique, le sombre Croquant). Hésitants, ils avançaient sur la passerelle en pente, ils regardaient une dernière fois autour d’eux sans comprendre, et enfin, poussés par les vociférations impatientes des hommes, ils disparaissaient dans la remorque du poids-lourd géant orné du logo romantique (capacité : dix à douze chevaux en fonction de leur gabarit).

Darek se représentait la scène de façon si vivante qu’il fut tenté de siffler pour disperser les chevaux. S’il avait été là trois jours

— Je t’avais vu là-haut, dans la forêt, mais j’ai cru que je m’étais trompé. Que fais-tu là, mon gars ?

Le vieillard traversa la cour pour rejoindre l’enclos ; tous ses gestes trahissaient son malaise.

— Je pensais que tu ne rentrais qu’après-demain. Il s’est passé quelque chose ?

La question mit Darek en colère. Est-ce que c’était une blague ? Il était là, devant un enclos vide, il avait sous les yeux la prairie abandonnée, et on lui demandait si tout allait bien ?

— Non, tout va super bien ! lui lança-t-il à la figure. — Ton père sait que tu es là ? Darek ne répondit rien. Mener une conversation dans un mo-

ment pareil lui paraissait tellement honteux. Ouvrir la bouche, as-sembler des syllabes pour former des mots, exprimer des idées. Des idées, mais quelle connerie ! Il avait déjà remarqué que les adultes avaient coutume de parler pour atténuer le bruit que faisaient leurs actes, pour détourner l’attention de l’essentiel. Quand un cheval mourait, quand quelqu’un le tuait de façon planifiée, calculée, bru-tale, sans pitié – c’était en soi tellement atroce qu’on ne pouvait que rester muet. Tout au plus s’enfermer dans sa chambre, se cacher sous sa couette et sangloter tant qu’il vous restait des larmes. Ou s’enfuir en courant pour ne plus jamais revenir. Fuir ce pré, cet en-clos, cette touffe de crins abandonnés… S’enfuir sans plus jamais se retourner. On pouvait essayer, sinon d’oublier, du moins de ne plus y penser si souvent. Mais on ne pouvait pas en parler. Dans aucune langue. Pas même en anglais.

Il partit sans un mot, se dirigea vers le portillon de l’enclos, qui était resté grand ouvert (C’est par là qu’ils les ont fait sortir, en file indienne, l’un après l’autre) pour disparaître à l’intérieur de la

Page 34: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

286 287

— Et vous, vous le saviez ! Depuis le début ! Même cette nuit où vous attendiez avec moi qu’on repêche Circé dans le ruisseau ! Et avant ça, quand on a soigné le sabot de Croquant! Vous avez toujours su ce que mon père et Anton avaient en tête !

Il secoua la tête :— Je ne savais rien, crois-moi.Ses yeux et sa voix laissaient penser qu’il cherchait avant tout

à se convaincre lui-même. Darek comprit soudain qu’ils étaient dans la même situation. Car lui aussi, il avait des remords. Son père ne lui avait-il pas envoyé toutes sortes de signaux ? Par son attitude terre à terre, distante avec les bêtes, ne cherchait-il pas à le mettre en garde ? À éviter qu’il ne s’attache trop aux chevaux ? Son regard ne l’avait-il pas trahi bien des fois ? Ses remarques en apparence anodines n’étaient-elles pas des avertissements ? Un cheval, ce n’est pas plus qu’une chèvre, une vache ou un lapin – de la chair, des os et voilà tout. Ils n’ont pas de pouvoirs surnaturels, et ils ne sont pas si intel-ligents que ça. Il faut que ça nous rapporte… Et dès le jour où ils avaient ensemble mesuré la prairie, quand Darek lui avait demandé ce que les chevaux allaient manger en hiver, n’avait-il pas répondu quelque chose comme « D’ici l’hiver, on a bien le temps… » Au lieu de hocher la tête stupidement, Darek aurait dû entendre le message caché. Comment avait-il pu se montrer si naïf, si irresponsable ? Pourquoi n’avait-il jamais demandé à Anton les noms, les adres-ses des élevages auxquels ils allaient vendre les chevaux ? Il s’était laissé mener par le bout du nez, et maintenant, il se défoulait sur monsieur Havlík.

— De temps à autre, des voisins m’ont rapporté quelques commérages, reconnut monsieur Havlík, mais je n’ai pas pris ça au sérieux… Juste des conjectures…

plus tôt, c’est ce qu’il aurait fait. Il les aurait empêchés de monter, il les aurait chassés sur la route, ils se seraient éparpillés au milieu des arbres – loin, très loin dans la montagne. Et maintenant, allez les rattraper là-haut ! Mais pourquoi n’avait-il pas été là, putain ! Tout était de sa faute ! Pourquoi s’était-il si facilement laissé convaincre de partir ? Pourquoi avait-il fait confiance à son père avec tant de naïveté ?

Plus jamais il ne se laisserait avoir ! Plus jamais il ne referait un de ces matchs de foot à la con ! Et remonter sur une selle – personne ne le verrait plus jamais faire ça !

— Vos selles, je vous les rends, fit Darek. En dépit de ses efforts pour garder le contrôle de sa voix, elle lui échappait. Elle tremblait comme le son d’un harmonica. Et aussi les longes. Et les rênes.

— Je te les ai offertes. Je ne veux pas les reprendre.— Alors je vais les foutre en l’air ! Je n’en aurai plus jamais besoin !— Ne crie pas, calme-toi…— Je ne veux pas me calmer ! cria-t-il, les larmes aux yeux.

Pourquoi devrais-je rester calme ? Dimanche, il y avait des chevaux ici ! Je ne veux pas qu’on me calme, je veux savoir où ils sont !

— Ils les ont sans doute… monsieur Havlík hésita, regarda autour de lui comme pour chercher de l’aide. Mais comme rien de tel ne venait, il lui fallut terminer : c’est sans doute déjà fini. Ils les ont déjà… déjà abattus, mon garçon. Mais ne t’imagine pas que c’était cruel. Ils n’ont sûrement pas souffert. Dans les abattoirs, on prend des précautions. On ne les stresse pas. C’est une mort pour ainsi dire sans douleur…

Darek se boucha les oreilles, détourna les yeux. Mais cela ne servait à rien : l’enclos était toujours aussi vide. Brusquement, il se retourna vers le vieil homme :

Page 35: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

288 289

ramenait à la maison… Tout partait à vau-l’eau autour de lui, et l’alcool ne suffisait pas à noyer ses soucis. Et c’est là qu’Anton est arrivé avec son projet – douteux, c’est vrai, mais à ce moment-là, c’était sa seule planche de salut. Ton père s’est raccroché à ça. Comment aurais-je pu lui en vouloir de s’être repris en main ? D’avoir trouvé la force de nourrir de nouveaux espoirs ?

— Vous appelez ça de nouveaux espoirs ? Darek bouillonnait de colère. Comment pensez-vous pouvoir changer les choses si vous ne les appelez même pas par leur nom ? Est-ce que c’est pour les rendre moins dégueulasses ? Pour vous sentir moins mal ?

— Comment je me sens, peu importe. Mais si tu te mets dans la tête que c’est la fin du monde, tu te trompes.

— Moi ? Qu’est-ce que je me mets dans la tête ? Et vous alors ? Vous ne venez pas de me dire qu’à l’abattoir, les bêtes meurent sans stress, sans douleur ?

— J’ai dit « pour ainsi dire sans douleur ».— Tout ce que vous avez dit, c’est de la merde en boîte ! Entre

autres choses, que les chevaux sont des anges, qu’ils ont besoin d’amour ! Et vous, si on vous mettait dans une cage toute petite, si on vous faisait rouler des centaines de kilomètres sans savoir comment ni pourquoi ? Vous trouveriez que c’est une preuve d’amour ?

Monsieur Havlík baissa les yeux. — Non… Je ne peux pas m’imaginer…— Eh bien faites un effort, putain ! On ne vous donne rien à boire,

et puis tout à la fin, quand vous êtes tellement à bout de forces, que vous tenez à peine debout, on vous frappe, on vous gueule dessus, on vous pousse dans un entrepôt qui pue le sang. Avant que ce soit votre tour, on tue vos copains et il vous faut voir ça, et ensuite, on

— N’empêche ! Vous auriez dû me le dire ! lui cria Darek pour mieux étouffer les reproches qu’il se faisait à lui-même, son sentiment de culpabilité.

— Et tu aurais fait quoi ?— J’aurais ouvert l’enclos quand il était encore temps ! Je les

aurais laissé filer !— Où ça ? Dans la forêt ? Dans les champs ? À la scierie ? On

aurait toujours fini par les retrouver. Et je crois même qu’ils ne seraient pas partis. Ils étaient bien, ici. Ils nous aimaient bien.

— Et vous, vous ne les aimiez pas ? — Quelle question ! Tu sais très bien ce qu’ils représentaient

pour moi. — Et ça ne vous gêne pas, l’idée que vous auriez pu faire

quelque chose pour les sauver, et que vous ne l’avez pas fait ? Monsieur Havlík fixait des yeux le pré vide et secouait la tête

en signe d’impuissance. — Je ne pouvais rien faire pour l’empêcher, mon garçon.

Les événements, on ne peut pas les arrêter, on ne peut pas s’y soustraire…

— Ne me parlez plus de vos événements ! éclata Darek. Il lui fallait se retenir pour ne pas attraper le vieillard par les épaules et le secouer un bon coup. À défaut, il se défoula en donnant un grand coup de pied dans le portillon de l’enclos. Tout ce que vous savez faire, c’est parler. En fait, vous êtes un lâche. Vous n’avez aucun courage.

Monsieur Havlík encaissa l’attaque. — Ce n’est pas une question de courage, dit-il. Ton père était

au fond du trou, mon gars. La mort de votre mère l’a beaucoup perturbé. Et puis le manque de travail, le peu d’argent qu’il

Page 36: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

290 291

— Justement, c’est à vous qu’il pensait, mon grand ! C’est pour vous qu’il a fait tout ça !

Le vieux monsieur était si ébranlé par ce que lui avait lancé Darek un peu plus tôt qu’il n’arrêtait pas de serrer et desserrer les doigts sur la poignée de sa canne, dans un geste sans doute involontaire.

— Je sais que pour le moment, tu ne peux pas comprendre, mais laisse passer du temps, et tu verras…

Darek lui tourna le dos et fila dans la maison. Il n’avait pas besoin qu’on le console. Il lui fallait être seul. Il voyait bien que monsieur Havlík était triste lui aussi, au désespoir peut-être, mais qu’il ne le montrait pas. Il était plus vieux, plus maître de lui-même. Darek, au contraire, devait extérioriser ses sentiments, les faire sortir pour ne pas suffoquer.

— Le temps guérit toutes les blessures, crois-moi, dit monsieur Havlík d’une voix douce tandis qu’il s’éloignait, et Darek eut le plus grand mal à s’empêcher de se retourner pour lui crier de se taire enfin.

Non qu’il ne le croie pas, au contraire. Il savait que c’était vrai, et c’était bien là le pire. Évidemment, le deuil s’allège peu à peu, la douleur s’émousse, la raison trouve une explication, la faute est pardonnée. Seuls les faits restent. Sur eux, le temps est sans effet. Douze chevaux tués ne seront plus jamais vivants. Des chevaux qui couraient dans le pré, qui venaient chercher leur dose de caresses, qui hennissaient à son approche pour lui souhaiter la bienvenue…

« Hiiiiiiiii ! »Il s’immobilisa. Le son venait de quelque part derrière lui. Il

était si authentique, cette fois, qu’il ne pouvait pas se tromper. Si c’était une hallucination, il fallait qu’il se fasse examiner, car ça

vous met le pistolet électrique sur le front, et là, sans stress, sans douleur… Darek tendit son index droit et actionna une détente imaginaire : … Pan ! Peut-être que vous n’êtes pas tout à fait mort, mais tant pis, on va vous trancher la carotide et vous saigner à blanc, suspendu la tête en bas. Plus ou moins sans douleur.

Darek laissa retomber le bras qui brandissait le pistolet. Il s’entendait respirer. Sous la pomme d’Adam, il sentit la douleur s’installer, et comme à chaque fois qu’il était hors de lui, le sang battre dans ses tempes. Tout à coup, il crut entendre un hennissement. Il tendit l’oreille, regarda partout. Ce devait être un effet de son imagination. La prairie était toujours aussi déserte, aussi silencieuse, et on n’entendait que le souffle du vent et le caquètement des poules, là-bas, dans le poulailler. Appuyé sur ses béquilles, monsieur Havlík, dévoré par le remords, contemplait Darek. Celui-ci remarqua alors les cernes profonds et sombres qu’il avait sous les yeux.

Noir et blanc, blanc et noir, ça change sans arrêt. Jamais une couleur ne tient très longtemps. C’est comme les ambiances, avait dit Hanka au printemps, quand elle avait montré à Darek sa galerie de photos sur Facebook. Sur le moment, il lui avait donné raison, mais à présent, il n’en était plus si sûr. Les ambiances disparaissaient, mais pas sans laisser de traces. Et parfois, elles vous saisissaient si violemment que vous aviez peur d’étouffer.

— Je sais comment tu te sens, mon garçon, mais il faut que tu essaies de comprendre ton père.

— Et pourquoi ?— Pour lui, ce n’était pas une partie de plaisir.— Pour lui ? C’est la meilleure ! Et pour les chevaux alors ? Et

Ema, et moi ? Il n’a même pas pensé à nous…

Page 37: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

292 293

vers lui, ses grands yeux doux qui le regardaient, la chaleur de sa peau sous sa main, et quand il se serra tout contre elle, cette odeur familière qu’il reconnut aussitôt – celle d’un tableau noir fraîchement effacé.

— Oh, Galloise, murmura-t-il, la gorge douloureusement nouée, la bouche soudain pleine de salive. Son nez le chatouillait et des flots de larmes coulèrent de ses yeux. C’est si bon que tu sois restée. Si merveilleux.

* * *

La route était encore humide des averses de l’après-midi, mais les nuages étaient déjà partis au loin, très haut, et le vent les chassait de l’autre côté des montagnes. Le jour déclinait, les oiseaux piaillaient dans les arbres et les buissons. Darek les entendait par la fenêtre ouverte. Assis à son bureau, dans sa chambre, il tenait sa tête dans ses mains et fixait l’inscription jzd progres. L’été écoulé l’avait effacée encore un peu plus, certaines lettres avaient même totalement disparu. Bientôt, ce serait le toit de l’étable qui finirait par s’effondrer, ses murs qui seraient totalement envahis par les sureaux, si bien que plus personne ne saurait ce qu’il y avait eu un jour à cet endroit. La coopérative agricole unifiée disparaîtrait de la mémoire du village, comme le château du comte avant elle. Les moineaux et les merles n’en avaient que faire. Ils sautillaient tout autour de la basse-cour dans l’espoir de s’inviter au dîner des poules.

Darek entendit la voix de son père et le crissement de la porte du poulailler qui s’ouvrait.

— Pssstt, allez vous-en !

ne tournait vraiment pas rond. Il se retourna. Monsieur Havlík n’était plus appuyé à la clôture, mais devant la grange. Il tenait sa béquille dans la main gauche et avec la main droite, il tentait de faire coulisser la barre qui bloquait la porte de la grange.

— Vous avez entendu ? lui cria Darek. Qu’est-ce que c’était ?La barre céda et lentement, le battant de la porte tourna sur ses

gonds. Une tache blanche apparut à l’intérieur. Le cœur de Darek battit plus fort. Il fit quelques pas mal assurés, s’arrêta, irrésolu. Mais il ne put y tenir davantage et se mit à courir. Tu délires encore, c’est un rêve, idiot ! Ne te laisse pas avoir ! Il passa en trombe devant monsieur Havlík, franchit le seuil et regarda autour de lui dans la pénombre de la grange, retenant son souffle.

Dans un des boxes, il y avait Galloise. Dans le faisceau lumineux qui tombait de la lucarne, sa robe presque toute blanche étincelait comme de l’argent. En voyant Darek, elle secoua la tête et hennit à nouveau.

— Galloise ! Il attendit quelques secondes, au cas où le son de sa voix aurait

suffi à dissiper l’enchantement. Les rêves étaient particulièrement sensibles aux bruits.

— C’est toi ? Incrédule, il s’approcha de la jument. Elle tendit l’encolure,

s’ébroua aimablement pour le saluer, se dandina d’un pied sur l’autre, impatiente. Tout cela avait l’air on ne peut plus vrai. Mais Darek n’osait pas y croire à 100 %. Et si c’était un rêve ? Il fallait la toucher. Il se pencha pour passer sous la barre de bois et tendit la main vers la jument, le cœur battant. Ses doigts s’enfoncèrent dans la crinière épaisse, un souffle humide l’environna. Ce n’était pas un rêve. Elle était vivante. Sa tête au profil concave tournée

Page 38: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

294 295

choix – aussi mauvais peut-être que ceux de son père. Peut-être que son fils, à son tour, le haïrait.

La porte de la grange grinça, la lumière s’éteignit et son père sortit dans la cour maintenant plongée dans le noir.

— Darek ! cria-t-il en regardant la fenêtre. Sans bouger, Darek le regarda. Il savait que la lumière de sa

chambre éteinte, il était invisible. — Tu veux bien descendre une minute ? J’ai un tas de planches

à descendre, elles sont en haut, dans la grange !— Va les chercher toi-même ! dit Darek sans élever la voix ni

faire un geste. Il doutait que son père eût vraiment besoin de ces planches.

Ce n’était qu’une nouvelle tentative pour le faire sortir de sa chambre. Les précédentes avaient toutes échoué.

— Darek ! Arrête de bouder et descends ! Il va bientôt faire nuit, on n’y verra plus rien…

Darek se leva et vint à la fenêtre, si bien que la lumière de dehors éclaira un instant son visage. Il regarda son père l’espace de quelques secondes, puis referma le battant à grand bruit et tourna la poignée. Son père leva les bras et cria quelque chose, mais à travers le double vitrage, on n’entendait pas un mot. Qui plus est, son père avait déjà dit tout ce qu’il avait à dire dans l’après-midi, quand en rentrant de Bruntal, il avait vu le jerrican au milieu de la cour.

Darek était allé le chercher dans l’atelier dès que la pluie avait cessé. Il avait enfin quitté son lit. Dans la maison silencieuse, les marches de l’escalier semblaient grincer plus fort que d’habitude. Sous le porte-manteau, il y avait toujours les crampons de foot, et aussi les bottes de cheval d’Anton. Darek avait bourré les

Peu avant, Darek l’avait vu, la faux à la main, couper l’herbe au bord de la route. En rentrant à la maison, il avait levé les yeux vers la mansarde, mais Darek s’était baissé précipitamment. Il ne voulait plus croiser le regard de son père. Ni parler avec lui. Il aurait voulu ne plus jamais le revoir.

Le vacarme de la basse-cour se calma, la silhouette de son père ressortit. Il se dirigeait vers la grange, un seau à la main. Sans doute pour donner du son d’avoine à Galloise. Du temps où ils avaient douze chevaux, il fallait économiser sur l’avoine, mais pour une seule jument, ils en avaient plus qu’assez. Avant de disparaître dans l’écurie, son père leva à nouveau les yeux vers le toit, et une nouvelle fois, Darek se cacha derrière le montant de la fenêtre.

— Tu veux ma photo, assassin ? pesta-t-il à mi-voix. Involontairement, son regard sur posa sur le cadre accroché

au mur. Sa mère souriait toujours, mais il savait que ses mots ne lui plaisaient pas. Et alors ! ? Elle était morte ! Elle n’avait plus aucun contrôle sur ses faits et gestes. Cet après-midi, déjà, il le lui avait clairement dit. Les insultes qu’il réservait à son père dans la solitude de sa chambre étaient d’un tel calibre que même à Hugo, il n’aurait pas osé les dire. Ensuite, il s’était jeté sur son lit, la tête lourde, et avait longtemps regardé dans le vide. Dehors, tout était calme et gris. Le jour s’en allait, la brume se changea d’abord en une petite bruine, puis en une véritable averse. Il aurait bien voulu pleurer, mais il n’y parvenait plus. Il avait versé toutes ses larmes dans la crinière de Galloise. Il se sentait insignifiant. Les choses arrivaient, et il n’avait aucune influence sur elles. Les adultes prenaient des décisions, et il ne pouvait pas les en empêcher. Dans quelques années, il serait un adulte lui aussi, et il ferait des

Page 39: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

296 297

virage. Certain que son père l’avait vu, il disparut à l’intérieur. Tranquillement, sans hâte. Il ne voulait pas donner l’impression de se cacher. Il avait le droit de ne pas adresser la parole à son père. Il avait le droit de l’ignorer. Pour toujours peut-être.

— Darek ? Cette fois, la voix venait du couloir. Son père était derrière la

porte. — Pas de bêtises, sors de là ! J’ai au moins cinq traverses à

récupérer là-haut ! Sans toi, je n’y arriverai pas !Je ne suis pas là, répondit intérieurement Darek. Tu m’as envoyé

au camp d’entraînement, alors ne viens pas me parler !— Je suis en train de faire une armoire, il faut qu’elle soit

finie demain. Ça tombe bien que tu sois rentré. Tu vas pouvoir m’aider.

Darek secoua la tête. Les stratagèmes de son père étaient lamentablement transparents. Une armoire ! Et puis quoi encore ? L’atelier était parfaitement rangé, sans la moindre trace d’un travail en cours. Des mensonges, une fois de plus.

— Darek, ouvre, il faut qu’on parle. On ne se débarrassera pas du problème comme ça.

De quel problème ? pensa amèrement Darek. Tu t’es déjà débarrassé des chevaux !

— Si tu penses que j’ai fait ça de gaieté de cœur, tu te trompes, continua son père de l’autre côté de la porte.

Les adultes, à chaque fois qu’ils faisaient quelque chose de mal, prétendaient qu’ils ne l’avaient pas fait par plaisir. Comme si le monde était plein de saloperies qu’il fallait accomplir, mais toujours le cœur lourd.

deux paires de chaussures de papier et de paille, les avait sorties dans la cour et en entassant du gravier mouillé, avait dressé une sorte de bûcher. Il savait que ce n’était qu’un geste symbolique, absolument dérisoire comparé à ce que son père et Anton avaient fait. Mais aucune meilleure idée ne lui était venue. Il avait ouvert le bidon d’essence et copieusement arrosé les chaussures. Au départ, il avait eu le projet de brûler aussi les selles, mais il s’était ravisé. Pas seulement à cause de Galloise. À cause de monsieur Havlík. Ce n’est pas lui que Darek voulait punir. Quand il frotta l’allumette et la jeta sur le tas de chaussures, il eut soudain une autre idée. Il courut à sa chambre et en redescendit avec sa ficelle à nœuds, et la jeta dans les flammes rougeoyantes.

— Et maintenant, va te faire foutre ! lui cria-t-il. Et comme cela lui parut trop tiède, trop anodin, il fit encore ses adieux à sa ficelle, en anglais :

— Fuck you, you fucking fuck !Il regarda la fumée monter, il vit la ficelle se tordre. Les flammes,

autour du nœud le plus complexe (celui qui représentait son père), s’agitaient de plus belle, plus fortes, comme furieuses. Quelques minutes plus tard, quand la ficelle fut réduite en poussière, Darek se sentit soulagé. C’était déjà une bonne chose de faite. Plus de nœuds ! Dans le monde de Maman, ils fonctionnaient peut-être, mais pour Darek, ils n’étaient que des obstacles. Désormais, il se donnerait ses propres règles.

Il regagna sa chambre pour voir le brasier d’en haut. Les chaussures de foot s’étaient vite consumées. Pour les bottes, c’était plus long. Il n’en restait plus grand-chose, juste des restes de semelles fumantes, quand on entendit la voiture approcher. Darek se pencha à la fenêtre jusqu’à ce qu’elle apparaisse à la sortie du

Page 40: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

298 299

Darek n’eut pas un geste, pas la moindre réaction. Il attendait.

— Si tu veux savoir, dit son père sur un ton plus calme, il n’y aura pas de nouvel arrivage. Anton n’amènera plus de chevaux. J’ai rompu mon contrat avec lui. Je ne pouvais pas continuer. C’est fini, on n’est plus associés. Alors, qu’est-ce que tu en dis ?

Darek s’approcha de la porte. C’était une sensation étrange que de savoir son père à quelques centimètres de lui à peine, et de ne pas le voir. Quelle expression y avait-il sur son visage ? Il était sûrement différent, plus authentique que quand ils étaient face à face.

— Qu’est-ce que tu en dis, hein ? répéta-t-il. Sa voix était si pressante qu’elle avait quelque chose d’enfantin.

Darek sentit que cette fois, il ne s’en tirerait pas par le silence. Il lui répondrait à haute voix. Brièvement. En une seule phrase, peut-être.

— Si tu ne l’avais pas fait, dit-il à haute voix, je serais parti et tu ne m’aurais plus jamais revu, Papa.

Soudain, il se sentit gagné par une immense fatigue. Il se laissa tomber sur son lit, ferma les yeux, remonta la couette au-dessus de sa tête.

— On ne dira rien à Ema, entendit-il encore faiblement, à la frontière du sommeil. Il ne faut pas qu’elle sache ce qui est vraiment arrivé aux chevaux. Ça la rendrait triste pour rien…

Darek n’en entendit pas davantage. Il s’endormit en espérant que ce sommeil serait profond, sans rêves.

— Tu es un grand garçon, putain ! Tu ne comprends pas que c’était pour assurer votre avenir, à toi et à Ema ? se défendit son père. Pour que vous ne restiez pas sans rien au cas où il m’arriverait quelque chose ? Sa voix se fit plus douce : Si Maman était là…

… elle ne t’aurait jamais laissé faire, compléta Darek en pensée. Dans le couloir, le silence se fit. On n’entendait plus que la

respiration de son père, sonore, haletante. Par tous les pores de sa peau, Darek percevait son désarroi. Il avait beau avoir les épaules de Monsieur Muscle, sans Maman, il était faible. Et il cachait ses failles par la colère.

— Darek, tu m’écoutes, oui ou merde ?Il secoua furieusement la poignée, mais la porte verrouillée à

double tour ne s’ouvrit pas. — Comment voulais-tu que je sache que tu allais t’amouracher

à ce point de ces bestiaux ? J’ai essayé de tout arrêter… mais c’était déjà trop tard. J’avais mis nos économies dedans. Il fallait au moins que je les récupère ! Il n’y avait plus rien à faire, tu saisis ?

Il y a toujours quelque chose à faire, le contredit mentalement Darek.

Papa se tut un instant. Quand il reprit, il y avait de l’ironie dans sa voix.

— Tu ne sais rien du tout de la vie, alors arrête de jouer les juges ! Tu crois que pour garder Galloise chez nous, c’était gratuit ? Qu’Anton me l’a laissée juste par amitié ? Tu délires ! Il me l’a déduite des bénéfices, il ne me reste plus un centime ! Il a proposé de me la laisser comme avance sur… sur la prochaine livraison, mais j’ai refusé. Tu veux que je te dise pourquoi ? Ça t’intéresse ?

Page 41: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

300 301

— Je te l’ai raconté cent fois ! protesta-t-il sèchement. Essaie de te rappeler.

— À une dame… — … qui a une ferme près d’Eger, compléta Darek. Depuis qu’Ema était rentrée du centre de vacances, il

avait répété chaque jour ses histoires, si bien qu’à force, il les connaissait par cœur. Au début, il rougissait en les racontant, mais en la voyant écouter avec tant d’intérêt, réclamer toujours plus de détails, il cessa d’avoir honte.

— Je t’ai dit qu’elle nous avait proposé de venir le voir, mais c’est trop loin.

— Loin comment ?— Très loin. Ça coûterait très cher en essence. En plus, Papa

n’a pas le temps de partir en balade. Tu sais qu’il travaille même le dimanche.

— On pourrait y aller avec Anton !Darek serra les dents et secoua énergiquement la tête. Le nom

d’Anton lui donnait encore le frisson.— Et pourquoi ?— Parce que.— Parce que quoi ?Ce n’était pas si facile d’inventer des histoires. — La voiture d’Anton est en panne.— C’est pour ça qu’il ne vient plus nous voir ?Darek approuva.— Alors on ira avec Marta.— On n’ira nulle part, dit-il en prenant la longe. Puisque je te

dis que c’est trop loin !— Circé aussi, elle est loin… insista Ema. Où ça, déjà ?

* * *

— Et Grand Schtroumpf ?— Au cirque.— Qu’est-ce qu’il fait là-bas ?— Qu’est-ce que j’en sais ? Il danse sur ses pattes arrière, comme

il le faisait quand j’essayais de lui mettre une selle, au printemps. C’était un sacré cirque ! Tu te souviens ?

Ema fronça les sourcils, appuya son poing contre sur front et réfléchit de toutes ses forces. Un instant après, le souvenir refit surface.

— Il t’a mordu ! s’écria-t-elle. Ça te fait encore mal ?Darek secoua la tête.— Montre-moi !Il retroussa la jambe de son pantalon pour lui faire voir sa

cheville. Une marque s’étendait encore à l’endroit où trois mois plus tôt, le huçul l’avait mordu. Ema passa les doigts sur la cicatrice. Un peu plus haut, sur le mollet, elle remarqua un bleu presque effacé. Du gros hématome, on ne distinguait plus que les contours jaunâtres.

— Et ça ?— Je me suis fait mal un jour où Souricette m’a éjecté, cet été. Le visage d’Ema s’assombrit, elle fit la moue :— Souricette… Où est-elle, maintenant ? — Elle est partie avec Croquant. On les a vendus ensemble. Tu

te souviens, ils s’aimaient bien, ces deux-là. — Est-ce qu’ils auront des enfants ? — Forcément. — Et Hercule, qui l’a acheté ?

Page 42: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

302 303

— Oui, c’est vrai.Darek grattouilla l’encolure de la jument, ajusta la couverture

de selle sur son dos et fixa la longe à la muserolle. — Allez, monte !Ema grimpa sur le marchepied, se cramponna à la crinière de

Galloise, et d’un petit saut, elle se hissa sur son dos. Elle enchaînait parfaitement tous ces mouvements, sans hésiter ; plus de trace de la maladresse qu’elle montrait encore six mois plus tôt. Darek l’aida à passer la jambe de l’autre côté, puis lui rappela les règles qu’elle connaissait :

— D’abord c’est moi, après c’est toi ! Et à la fin, tu ne demandes pas à rester encore un peu, et puis encore un peu plus, et ainsi de suite, d’accord ?

— D’ac-cooord ! murmura Ema, l’air absent.Elle se tenait bien droite, la colonne vertébrale souple, les cuisses

bien plaquées sur les flancs de Galloise. Sur son visage, on lisait cette expression de bonheur intense qu’elle n’avait que lorsqu’elle montait à cheval. Darek donna de la longe, fit claquer sa langue, et la jument se mit en mouvement. Elle faisait le tour de l’enclos où les pluies de septembre avaient depuis longtemps effacé les traces des autres chevaux.

— Plus vite ?Ema approuva. — Alors tiens-toi bien !Sur un signe de Darek, Galloise passa au petit trot. Avec sa tête

haute, sa queue qui battait derrière elle et sa croupe qui s’agitait énergiquement, la jument donnait une impression de vitalité, de joie. Pas seulement parce qu’elle était blanche, et qu’elle avait été la plus fiable du troupeau. La décision de leur père tenait surtout

— Arrête, maintenant.Mais Ema ne se laissait pas décourager. — Où-est-Cir-cééé ? Où-est…— En Autriche, dit-il. C’est une écurie de course qui l’a

achetée.— Elle a gagné une médaille ! s’exclama Ema, très fière. Une

médaille d’or ?Son frère interrogea sa mémoire. Avait-il parlé d’une médaille

d’or ? Non, tout de même pas. Même s’il mentait, il s’efforçait de garder un fond de vraisemblance. Pour ce qui est des choses invraisemblables, il n’avait pas besoin de se creuser la tête : elles lui venaient à l’esprit d’elles-mêmes.

— De bronze, tempéra Darek. — Ils voulaient aussi acheter Galloise, pas vrai ? Mais Papa a

dit… Qu’est-ce qu’il leur a dit ?Ema était suspendue à ses lèvres. Elle aimait particulièrement

cette partie-là de l’histoire.— Papa a dit… Darek fit une courte pause pour ménager ses

effets, et dit en imitant la voix de leur père : Mais vous êtes fous ? Pour rien au monde !

— Pour rien au monde ! répéta Ema, ravie. Elle prit à deux mains la tête de Galloise et l’embrassa sur

le nez :— Parce que tu es toute blanche, et la plus mignonne de

toutes !La jument accueillait sans rechigner les marques d’affection

d’Ema. À en juger par sa lèvre inférieure à moitié pendante et par ses oreilles détendues, elle trouvait même ça agréable.

— Galloise, on ne la vendra à personne, c’est vrai ?

Page 43: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

304 305

pas son premier poil de barbe, quand il le met soigneusement de côté et qu’il veille dessus sa vie durant, il garde pour toujours son cœur d’enfant.

— Un cœur d’enfant ? Quel intérêt ? Parce qu’il pompe plus vite ? Parce qu’il pèse moins lourd ?

— Parce que les rêves restent dedans. Darek éclata de rire. — Ce n’est pas une coutume, c’est une superstition !— Mais il paraît que ça marche. — Et s’il décide de l’arracher ? Elle haussa les épaules :— Alors dans ce cas, il n’a plus le choix. Il doit prendre les

choses comme elles viennent. You have to face reality. Darek considéra un instant les avantages et inconvénients de ces

deux scénarios. Aussi loin qu’il s’en souvienne, ses rêves avaient toujours été trompeurs. Il se tâta le menton.

— Où est-il ? Hanka guida sa main et il finit par distinguer au toucher la

pointe de son premier poil de barbe. Il le saisit du bout des doigts.

— Attention, avertit Hanka avec une inquiétude feinte. Tu prends des risques ! Réfléchis encore un peu !

— Tu n’as pas dit que pour être ton ami, il fallait avoir du courage ?

Il tira sur le poil et l’arracha avec la racine. Un petit pincement, rien de plus.

— Voilà, les rêves, c’est fini, commenta Hanka. Et maintenant ?— On n’a plus le choix.Il souffla sur le bout de ses doigts et confia au vent son cœur

au fait qu’avec son pas parfaitement cadencé, son dos large, elle permettait à Ema de se balader sans risque, de rêvasser tout en murmurant ses petits poèmes secrets.

Darek tournait au centre du cercle, suivant des yeux les mouvements de la jument, et peu à peu, il crut voir sa silhouette blanche prendre une teinte plus sombre.

Ça fait un moment qu’on ne s’est pas vus, mon ami, mais maintenant, je suis là. Il crut reconnaître le joyeux hennissement de Croquant. Pour toi, je sauterai sans peine par-dessus le ruisseau ! Ou même par-dessus la grange, pour te prouver que je suis un champion !

La douleur qu’il connaissait bien le saisit à l’estomac, son nez se mit à piquer, il sentit une pression derrière ses yeux. Darek cligna vite des paupières pour mieux retenir ses larmes. Une fois de plus, il y parvint. Plus facilement qu’hier, bien plus facilement qu’un mois plus tôt. Demain, il y parviendrait encore mieux. Tout comme de jour en jour, il devenait de plus en plus facile de ne plus éviter son père, de répondre à ses questions, au moins par des monosyllabes, les yeux baissés. Qui sait, peut-être serait-il capable un jour de le regarder dans les yeux. Un jour ou l’autre, ils finiraient sans doute par se reparler normalement. Monsieur Havlík avait raison, comme toujours – le temps faisait merveille. À tous points de vue.

— Oh, regarde ! s’était exclamée Hanka, étendue près de lui sur les rochers plats au bord de la rivière, loin derrière le village, loin de tous. C’est ton premier poil de barbe ! Il faut que tu y fasses attention !

— Comment ça ? — Tu ne connais pas la tradition ? Quand un homme ne perd

Page 44: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

306

d’enfant. Puis il se tourna vers Hanka. Six mois plus tôt, il craignait encore d’affronter son regard. Désormais, cette peur était loin. Il se pencha vers elle, tout près :

— Let’s face reality.

Page 45: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

iva prochazkova

Iva Procházková est née en 1953 en République tchèque. En 1986, elle s’installe en Allemagne. Elle a écrit de nombreux livres pour enfants et reçu de nombreuses récompenses. Pour son roman Wir treffen uns, wenn alle weg sind (« Rendez-vous quand tout le monde sera parti »), elle a reçu le Prix Friedrich-Gerstäcker et le Prix du livre protestant 2008.

Page 46: Iva Prochazkova - La Joie de lire€¦ · mètres sur les genoux. L’entraîneur siffla la fin de la partie. — Ça t’a suffi, ou tu en veux un troisième comme ça? demanda Darek

Les Editions La Joie de lire bénéficient d’un soutien de la Ville de Genève sous la forme d’une convention de subventionnement.

Nous remercions pour son aide financière à la traduction de ce livre le Goethe-Institut fondé par le Ministère des affaires étrangères allemandes.

Titre original : Orangentage© 2013 S. Fischer Verlag, FrankfurtTous droits réservés pour tous pays

Pour la présente édition en français :© Éditions La Joie de lire S.A.

5 chemin Neuf - CH - 1207 GenèveISBN : 978-2-88908-346-6Dépôt légal : janvier 2017

Imprimé en Allemagne

Photographie de couverture : © Mariait/Shutterstock Design graphique de la couverture : Servane Tranchant

Mise en page : Pascale Rosier et Christelle Duhil