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Jacques TARDI (né le 30 août 1946 à Valence) Le Cartel Étude « Entre le Front et l'Arrière », planches 104-105 Album de bande dessinée «C’était la guerre des tranchées» Format : 23,2 x 30, 5 cm - 128 pages Janvier 1918 p.100-107 éd. Casterman, 1993

Jacques TARDI (né le 30 août 1946 à Valence)

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Page 1: Jacques TARDI (né le 30 août 1946 à Valence)

Jacques TARDI (né le 30 août 1946 à Valence)

Le CartelÉtude

« Entre le Front et l'Arrière », planches 104-105Album de bande dessinée «C’était la guerre des tranchées»

Format : 23,2 x 30, 5 cm - 128 pagesJanvier 1918 p.100-107

éd. Casterman, 1993

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Brève biographie de l'auteurJacques Tardi, dessinateur et scénariste français de bandes dessinées

(Valence 1946).

Jacques Tardi a passé son enfance dans l’Allemagne occupée, où son père était militaire de carrière.Après avoir étudié aux beaux-arts de Lyon et aux Arts décoratifs à Paris, Jacques Tardi débute en 1969 dans l’hebdomadaire Pilote. Il dessine en 1971 «Adieu Brindavoine», son premier récit sur la Première Guerre mondiale. Jacques Tardi a été lauréat en 1985 du Grand Prix de la Ville d'Angoulême et et en 2011 il a reçu deux Eisner Awards. Ses centres d'intérêt sont pour la bande dessinée à caractère historique, et ses personnages proviennent souvent du peuple : ceux qui ne sont pas des héros, qui ont leurs forces et faiblesses, qui n'ont pas choisi ce qu'ils sont en train de vivre.

En 1976, il crée l'un de ses plus importants personnages, Adèle, dans la série des «Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec» chez Casterman, qui mêle récit fantastique, d'aventure et policier. . A partir de 1981, il adaptera des romans de Léo Malet (1909-1996) et de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961). Les atrocités de la guerre de 1914-1918, dont le récit a hanté sa jeunesse, sont l’un de ses thèmes d’inspiration majeurs : en 1993 paraît «C’était la guerre des tranchées», suivi, quelques années plus tard, de l’adaptation du roman de Didier Daeninckx (1949-) «Le der des ders». En 2001, il quitte l'atmosphère de la première guerre mondiale pour celle d'un autre épisode sanglant, celui de la Commune de Paris, en 1870, avec le premier des 4 volumes du "Cri du peuple".

Contexte (historique, social, artistique...) Les récits de Tardi s'inspirent d'abord de la réalité historique. Bien qu'il se

défende avec raison de faire un travail d'historien, il n'en reste pas moins qu'il s'est beaucoup documenté, notant même que les "chiffres officiels sont tous différents d'un ouvrage historique à l'autre". De plus, il a bénéficié de l'aide quotidienne de Jean-Pierre Verney, spécialiste renommé de la première guerre mondiale.

Au niveau du style graphique, le trait de Tardi peut être rapproché du langage graphique issu de Hergé, «la ligne claire» : contour systématique (trait noir, épaisseur régulière, identique pour tous les éléments du dessin) ; l’exploitation des aplats : surfaces uniformes ; réalisme des décors ; régularité des bandes (peu de débordements d’images ou encore de modification de taille des bandes d’une page sur l’autre, ...) ; chacune des vignettes est entourée par un trait simple.

Au niveau de la narration enfin, le choix de personnages principaux qui ne sont pas des héros, mais montrent au contraire faiblesses et lâchetés, peut se rapprocher de toute une littérature critique de la guerre, dont Tardi donne la bibliographie à la fin de son ouvrage, mais aussi du Voyage au bout de la nuit, de Céline, que Tardi a illustré.

RéférencesCadre scolaire : Œuvre étudiée dans le cadre du chapitre sur l'autobiographie,

dossier sur "le "je" dans l'histoire", avec étude de Maus d'Art Spiegelman, d'un extrait du Voyage au bout de la nuit de Céline, de lettres de poilus et de textes de propagande.

Analyse de l’œuvreFormes : Cette œuvre s'apparente à la bande dessinée d’histoire. Le format

est de l’album est de 23,2 x 30, 5 cm, habituel pour un album de bande dessinée. L’usage du noir et blanc fait référence à la technique de la xylographie (= ancien procédé d’impression utilisant des caractères de bois ou des planches de bois gravées en relief). Ce choix permet de renforcer la sensation d’angoisse, d’oppression.

La composition retenue est très sobre : une seule vignette rectangulaire par bande. Une vignette élargie qui permet d’être au cœur de l’action et au plus près des personnages. Ces planches comprennent peu de texte, hormis la dernière : la première ne comporte qu'un unique mot dans une bulle, et la dernière une conversation rapide, une correspondance et une affiche. Le format des vignettes est inhabituel et il évoque un écran de cinéma : ce sont de longues vignettes horizontales qui font écho au format «scope» des films de guerre. Le but étant de rendre la réalité d’autant plus spectaculaire.

Techniques : Tardi utilise un rotring, un 0,5. Pour épaissir un peu le trait, il le redouble. Son dessin se base sur deux effets, d’une part, l’exploitation du monochrome, et d’autre part, la trame régulière en pointillés (certainement en décalcomanie). L’union de ces deux techniques donne un rendu particulier, une ambiance froide et solennelle. De même Tardi a fait un travail minutieux pour réaliser les expressions des visages avec des regards fatigués, harassés, horrifiés.

Au niveau de la narration, c'est le cri d'agonie du personnage principal qui permet de passer du front à l'arrière, selon un procédé qui rappelle celui du champ/contre-champ. L'économie des paroles laisse la place à la gravité des situations.

Significations : Ce passage correspond à une forme de chute dans l'histoire de Bouvreuil, présenté comme un personnage sympathique, artiste travaillant douilles et obus pour les vendre, sans cesse en quête d'une opportunité de se faire un peu d'argent, ce qui intrigue le narrateur : "Comme nous tous, il ne devait pas rouler sur l'or, à moins qu'il ait eu à l'arrière une très nombreuse famille à sa charge ?". Après avoir accepté moyennant rémunération de relever un soldat en première ligne, il y perd la vie, et hurle dans son agonie un nom féminin, "Édith". Le récit change alors

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de décor dans la case suivante pour nous mener vers l'arrière, près du personnage nommé Édith, qui devient alors personnage principal.

Cette situation permet à Tardi de présenter la vie à l’arrière, ce qu'il ne fera qu'à une seconde reprise, qui raconte l'annonce de la guerre. Le décor est celui d'une usine d'armement. La première case montre un ensemble de femmes au travail, dans un silence pesant, chacune devant sa machine, sans expression. La deuxième case nous offre un dialogue, où Édith ne répond que par un monosyllabe aux questions de sa collègue. L'ambiance est lourde, le personnage est concentré sur l'obus qu'il termine, tête baissée. Le sujet de la conversation, ce sont les soldats du front, ou plutôt leur mort.

La question de la collègue demandant si Édith a reçu des nouvelles de son mari donne accès, dans la case suivante, aux nouvelles données par Bouvreuil : Édith tient la lettre dans ses mains, et le texte est reproduit en agrandi, à droite de son visage.

La lettre est un modèle du genre, et imite les lettres de tranchées. On y retrouve les codes de l'époque, comme la mention "carte postale" rayée, remplacée par "correspondance militaire", les cachets postaux, l'indication de la compagnie à laquelle appartient Bouvreuil etc. L'écriture est manuscrite, serrée. Les nombreuses fautes d'orthographe qu'on y repère traduisent le manque d'instruction de Bouvreuil, et le catégorise dans une classe sociale peu élevée (ce que soulignait déjà son besoin d'argent). On y apprend alors que son besoin d'argent est motivé par l'envie d'offrir des boucles d'oreilles que sa femme avait trouvées jolies. Ce motif naïf renforce la sympathie pour le personnage, et le sentiment d'absurdité de sa mort, pour un simple bijou.

Ce motif renforce le processus de réification présenté dans tout ce passage, avec les femmes faisant corps avec leur machine, dans un travail à la chaîne qui les prive de pensées, dans un univers mécanique. L'homme vaut la machine, et Bouvreuil se vend aussi facilement qu'il vendait ses bibelots. Tardi évoque ainsi sous une nouvelle forme l'un des leitmotivs (= motif qui se répète) de son livre, celui de la guerre qui détruit la dimension humaine, transforme en chair à canon, en objet.

Mais ce motif se double ici d'une critique sociale : à la gauche de la tête d'Edith, en position symétrique de la lettre, on trouve une affiche de propagande. Cette affiche impose le "silence !!!", pour des raisons de sécurité de l'état, une nécessité de ne pas parler de la guerre, de ne pas pouvoir se confier. Cette affiche souligne le rôle de la propagande dans l'atmosphère de la guerre, une atmosphère qui ne permet même pas à l'être humain d'exprimer ses souffrances et ses peurs sous peine de trahison et de défaitisme, une atmosphère faite de peur également, qui tranche avec les efforts de Bouvreuil pour rassurer sa femme.

Enfin, on peut lire que cette affiche est éditée par le journal "Le Matin", ce qui est à mettre en relation avec la réponse que fait Edith à son mari, dans la case suivante. Dans celle-ci, elle reprend textuellement la critique sociale jusque-là

implicite : "C'est peut-être parce qu'on est pauvre que la guerre est pour nous". Pour argumenter cette idée, elle explique : "Si tu savais mon Pierre comme il y a tellement d'embusqués à Paris des jeunes fils de riches qui non pas l'air malade". Ainsi, à l'horreur de la guerre se lie l'horreur de l'injustice sociale, qui sera reprise dans le dernier récit avec le sort des coloniaux.

On peut même mettre en liaison cette dernière idée avec l'affiche vue plus haut : les journalistes font partie de ces "planqués" dont se plaint Edith, ceux qui ne font pas la guerre, mais en parlent, et empêchent les autres de le faire, d'exprimer leurs idées pacifistes autrement que dans des lettres privées : "C'est pas juste et nous deux qui voulons du mal a personne ni aux boches ni aux autres".

Usages : Tardi raconte la guerre des tranchées, la vie quotidienne, les angoisses des soldats et de leurs familles. Mais ici, son récit lui permet une incursion dans la vie à l’Arrière, et montre combien la vie du Front est soutenue par toute une machine, celle de la propagande et celle des usines. Toute l'horreur du sort de Bouvreuil et d’Édith se montre ainsi dans une triple ironie : la révélation de ce pourquoi il a risqué sa vie, une simple paire de boucles d'oreilles ; l'injustice sociale relevée par Édith ; et l'ironie de la situation d’Édith, fabriquant les bombes qui permettent à la guerre de se poursuivre, quand elle voudrait tant qu'elle s'arrête.

Ce passage permet ainsi à Tardi d'exprimer ses idéaux sociaux qui ne se montrent par ailleurs presque pas dans le reste de l’œuvre, si ce n'est dans la vision de la guerre comme une machine pour écraser les faibles pour le profit des riches ou la gloire des généraux.