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Le Phénix et la Lettre volée Le Coït énigmatisé : Une lecture de « La secte du Phénix » de Borges Jacques-Alain Miller « El tiempo es la substancia de que estoy echo. » José-Luis Borges Borges a fait une petite nouvelle sensationnelle où il présente la pratique dune secte énigmatique *. On découvre à la fin du conte que cette pratique étrange est en fait le coït. On pourrait décrire ainsi la pratique de la psychanalyse : tu vas dans un lieu précis, où quelquun tattend, et cest là la porte daccès, le sas vers linconscient ; alors, dans ce lieu, tu copules avec linconscient tu payes et tu sors ; et puis, tu recommences. Quelle jouissance se paye là ? A décrire les choses ainsi, un peu rie lextérieur, on peut répondre à la question de Lacan de savoir pourquoi la psychanalyse na pas inventé une nouvelle perversion. Cest que lanalyse elle-même est une perversion. Cest une façon nouvelle et singulière de jouir du langage et den faire sourdre quelque chose de rare. Ce conte de Borges est pour moi le joyau de ses écrits. Borges est allé loger ça in fine dans son recueil Fictions, dont il y a des éditions différentes enrichies au fur et à mesure. Ce conte de cinq paragraphes, rien de plus qui sintitule « La secte du Phénix » y passe apparemment inaperçu. Une sorte de canular Le premier paragraphe introduit de façon parodique la secte du Phénix. Comme beaucoup de ce que Borges a écrit, cest une sorte de canular. Dun coup, de quelques phrases, sans doute parce quil est question de Flavius Joseph, cela fait songer aux mentions que lon trouve dans la littérature antique, par exemple sur les sectateurs de Jésus. Cette approche indirecte, par ce quon a dit, ce quon a écrit, convient à la notion même de la secte en tant quelle se rassemble autour dun savoir qui est essentiellement secret, un savoir qui nest pas exposé, un savoir qui est savoir sous un voile, un savoir supposé, pour reprendre le terme de Lacan. Pour accéder au savoir secret de cette secte, qui est elle-même supposément secrète, de ce quelle est, on na que des indices, fragmentaires, cueillis dans toutes les littératures, des indices décalés et éventuellement contradictoires. Borges excelle dans lévocation du savoir fragmentaire, celui des vieilles chroniques, mais on le voit aussi bien prélever un morceau de système, les systèmes de lidéalisme allemand : lArgentin va cueillir là une petite phrase qui résonne et le fragment surgit dans son éclat. Savoir et secret Borges étale, clans tout ce quil a produit de littérature, le corps morcelé du savoir. H se meut comme un poisson dans leau dans S de A barré, comme nous désignons le caractère nécessairement fragmentaire, éclaté, décalé, du savoir. Il arrive à faire sourdre une poésie de lérudition canularesque. Borges avait beaucoup lu, surtout lEncyclopédie britannique, doù il prélevait des petits éclats, faisant allusion à une culture universelle. Dans ce petit texte, « La secte du Phénix », il conjugue le savoir et le secret, qui paraissent deux termes antinomiques : dun côté ce quon sait, et de lautre côté ce quon ne sait pas. Cest ce partage du savoir et du secret qui nourrit limaginaire de la conspiration, très présent chez Borges. Lexistence dune conspiration a pour effet de partager lhumanité en deux classes distinctes : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Il faut bien reconnaître quaux débuts de la psychanalyse, parce quon était là rassemblé autour dun savoir qui nétait pas de tous, qui présentait à la fois un certain caractère doriginalité qui prétendait en même temps à luniversalité, ce mouvement psychanalytique a dabord été approché, conçu comme une sorte de conspiration, ll nest pas dit que les premiers psychanalystes eux-mêmes et Freud naient pas beaucoup cédé à limaginaire de la conspiration. Ils lappelaient, entre eux, la cause ! Cest aussi bien la conspiration freudienne. Cest le point de départ de ces affaires de secte et de conspiration : ceux qui ont le savoir et ceux qui ne lont pas. Dun côté, les quelques-uns, les Happy Few Band of Brothers, et puis tous les autres. Mais la torsion que Borges imprime à limaginaire de la secte, dans ce texte en particulier, cest quil se révèle que les quelques-uns ne savent pas davantage 4 Accueil Cliquer

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Le Phénix et la Lettre volée

Le Coït énigmatisé : Une lecture de « La secte du Phénix » de Borges Jacques-Alain Miller

« El tiempo es la substancia de que estoy echo. » José-Luis Borges

Borges a fait une petite nouvelle sensationnelle où il présente la pratique d�une secte énigmatique*. On découvre à la fin du conte que cette pratique étrange est en fait le coït.

On pourrait décrire ainsi la pratique de la psychanalyse : tu vas dans un lieu précis, où quelqu�un t�attend, et c�est là la porte d�accès, le sas vers l�inconscient ; alors, dans ce lieu, tu copules avec l�inconscient tu payes et tu sors ; et puis, tu recommences.

Quelle jouissance se paye là ? A décrire les choses ainsi, un peu rie l�extérieur, on peut répondre à la question de Lacan de savoir pourquoi la psychanalyse n�a pas inventé une nouvelle perversion. C�est que l�analyse elle-même est une perversion. C�est une façon nouvelle et singulière de jouir du langage et d�en faire sourdre quelque chose de rare.

Ce conte de Borges est pour moi le joyau de ses écrits. Borges est allé loger ça in fine dans son recueil Fictions, dont il y a des éditions différentes enrichies au fur et à mesure. Ce conte � de cinq paragraphes, rien de plus � qui s�intitule « La secte du Phénix » y passe apparemment inaperçu.

Une sorte de canular Le premier paragraphe introduit de façon parodique la secte du Phénix. Comme beaucoup de ce que Borges a écrit, c�est une sorte de canular. D�un coup, de quelques phrases, sans doute parce qu�il est question de Flavius Joseph, cela fait songer aux mentions que l�on trouve dans la littérature antique, par exemple sur les sectateurs de Jésus.

Cette approche indirecte, par ce qu�on a dit, ce qu�on a écrit, convient à la notion même de la secte en tant qu�elle se rassemble autour d�un savoir qui est essentiellement secret, un savoir qui n�est pas exposé, un savoir qui est savoir sous un voile, un savoir supposé, pour reprendre le terme de Lacan.

Pour accéder au savoir secret de cette secte, qui est elle-même supposément secrète, de ce qu�elle est, on n�a que des indices, fragmentaires, cueillis dans toutes les littératures, des indices décalés et éventuellement contradictoires. Borges excelle dans l�évocation du savoir fragmentaire, celui des vieilles chroniques, mais on le voit aussi bien prélever un morceau de système, les systèmes de l�idéalisme allemand : l�Argentin va cueillir là une petite phrase qui résonne et le fragment surgit dans son éclat.

Savoir et secret Borges étale, clans tout ce qu�il a produit de littérature, le corps morcelé du savoir. H se meut comme un poisson dans l�eau dans S de A barré, comme nous désignons le caractère nécessairement fragmentaire, éclaté, décalé, du savoir. Il arrive à faire sourdre une poésie de l�érudition canularesque.

Borges avait beaucoup lu, surtout l�Encyclopédie britannique, d�où il prélevait des petits éclats, faisant allusion à une culture universelle. Dans ce petit texte, « La secte du Phénix », il conjugue le savoir et le secret, qui paraissent deux termes antinomiques : d�un côté ce qu�on sait, et de l�autre côté ce qu�on ne sait pas. C�est ce partage du savoir et du secret qui nourrit l�imaginaire de la conspiration, très présent chez Borges. L�existence d�une conspiration a pour effet de partager l�humanité en deux classes distinctes : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas.

Il faut bien reconnaître qu�aux débuts de la psychanalyse, parce qu�on était là rassemblé autour d�un savoir qui n�était pas de tous, qui présentait à la fois un certain caractère d�originalité qui prétendait en même temps à l�universalité, ce mouvement psychanalytique a d�abord été approché, conçu comme une sorte de conspiration, ll n�est pas dit que les premiers psychanalystes eux-mêmes et Freud n�aient pas beaucoup cédé à l�imaginaire de la conspiration. Ils l�appelaient, entre eux, la cause ! C�est aussi bien la conspiration freudienne. C�est le point de départ de ces affaires de secte et de conspiration : ceux qui ont le savoir et ceux qui ne l�ont pas. D�un côté, les quelques-uns, les Happy Few Band of Brothers, et puis tous les autres.

Mais la torsion que Borges imprime à l�imaginaire de la secte, dans ce texte en particulier, c�est qu�il se révèle que les quelques-uns ne savent pas davantage

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que tous les autres. Cela ne les empêche pas d�être groupés, d�être rassemblés. Par quoi ? Par le signifiant de la secte, signifiant dont Borges nous a montré tout de suite qu�il est hautement douteux. Ils ne savent pas davantage que les autres ce qui est un secret pour les autres. Et se révèle même, à la fin de ce texte, que ceux que l�on nous a présentés comme des quelques-uns sont tellement nombreux qu�ils sont tous les autres.

Le secret pour les autres est aussi un secret pour eux-mêmes, et cela répond à cette phrase de Hegel dans son Esthétique à propos de l�art égyptien : « Les secrets des Égyptiens étaient des secrets pour les Égyptiens eux-mêmes ». C�est ce qui finit par émerger, petit à petit, dans les cinq paragraphes de Borges.

Deux grands versants du savoir…

Deux grands versants du savoir ont occupé ce qu�on appelle l�Occident, l�Occident des Occidentaux que Lacan appelait des « Occidentés » : le savoir grec et le savoir égyptien. Le savoir grec, c�est le savoir étalé, le savoir exposé, dont le modèle est mathématique. La secte des mathématiciens a surgi d�abord comme une secte spéciale. Elle a eu du succès, celle-là. C�est pourquoi elle a de quoi retenir dans la psychanalyse, secte plus récente qui n�a pas encore obtenu la place centrale dans la culture que la secte des mathématiciens a conquise. C�est une secte qui était orientée vers un réel tout à fait nouveau, un réel extrêmement solide, qui faisait pâlir Lacan de jalousie. Comment obtenir pour la secte des psychanalystes un réel promis au même succès que le réel mathématique ?

D�un côté, le savoir grec, le savoir du mathème. On commence, on termine, vous n�avez rien à dire, c�est bouclé, il n�y a plus qu�à refaire le chemin ou à intégrer le résultat dans une structure plus compréhensible. De l�autre côté, le savoir égyptien, le savoir crypté, le savoir mystérieux, supposé. Il faut bien qu�on le suppose pour y aller voir et essayer un déchiffrement, c�est-à-dire de remplacer un certain nombre de signifiants par d�autres, qui eux veulent dire quelque chose pour vous, et qui, de ce fait, font que les premiers aussi veulent dire quelque chose. Deux postulations, le savoir grec et le savoir égyptien, et antinomiques, comme le mathème l�est au mystère.

… antinomiques Cette antinomie-là a été essentielle pour l�esprit des Lumières. On peut se rapporter à Voltaire, à son article « Secte » du Dictionnaire philosophique. « Il n�y a point de secte en géométrie. On ne dit point un euclidien, un archimédien. Quand la vérité est évidente, il est impossible qu�il s�élève des parties et des factions. Jamais on n�a disputé s�il fait jour à midi. » C�est évidemment une naïveté. On peut parfaitement disputer la question de savoir s�il fait jour à midi. Il s�agit encore de savoir où se produit ce midi-là, par exemple. C�est tout l�esprit des Lumières, l�esprit anti-secte. En effet, examiner toutes choses à la lumière de ce midi-là, de ce midi dont on ne discute pas, et étendre ce midi-là qui règne sur le modèle mathématique à toute question en ce monde. Ah ! évidemment, quand on met à la lumière de midi des vérités qui ne prospèrent que dans l�ombre, des vérités chauve-souris, ces vérités-là s�évaporent. La Révolution française a sanctionné la volonté d�aller examiner les fondements des signifiants-maîtres comme si c�étaient des signifiants mathématiques, de vouloir en matière politique être démonstratif et universel.

La psychanalyse est partagée entre le grec et l�égyptien. D�un côté, elle a pour objet de son travail le savoir de l�inconscient, qui est de type égyptien, dans la mesure où il est à décrypter, et on sait la fascination personnelle de Freud pour l�Ancienne Égypte, pour son art, pour ses produits. Il s�environnait de témoignages du savoir crypté, et en même temps la psychanalyse vise à le conduire au mathème. La référence de Freud, c�est le discours scientifique. Autant il a le goût, la fascination de l�objet égyptien, autant il martèle l�appartenance de la psychanalyse au discours scientifique, et qu�il faut que le réel de l�inconscient soit attestable dans le discours scientifique.

La question est évidemment plus difficile que ce que Voltaire en émet. Il n�y a pas que des spécialités en mathématiques, il y a des sectes, qui ont tendance en effet à devenir des spécialités. Il n�y a pas la géométrie, comme on pouvait encore l�écrire au dix-huitième, il y a des géométries. Et puis, la conception intuitionniste des mathématiques a surgi au vingtième siècle avec des traits sectaires extrêmement marqués autour d�un leader, Brouwer, qui concevait en effet son intuitionnisme comme une véritable croisade.

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Un savoir séparé

La secte est définie, de façon très insuffisante dans le dictionnaire Robert, comme l�ensemble de personnes qui professent une même doctrine philosophique ou comme un groupe organisé de personnes qui ont une même doctrine au sein d�une religion. Cela ne va pas du tout. On se rapporte à la racine du mot, segui, suivre, mais il y a évidemment dans la secte quelque chose de la section, quelque chose de sectio, qui désigne l�action de couper, de se séparer. La secte comporte essentiellement une partialité de la vérité, un parti pris en matière de vérité. Déjà, s�assumer comme secte, c�est avouer que le savoir dont il s�agit, ce savoir de doctrine, n�est pas pour tous (ou que la secte retienne ce savoir ou qu�elle constate que les autres y résistent). C�est un savoir séparé. C�est pourquoi la secte a en effet des affinités essentielles avec le secret, avec le savoir qui n�est pas à la disposition de tous.

Dans sa secte du Phénix, Borges commence par nous décrire une secte de très loin, telle qu�on peut l�approcher par ce que j�appelai des indices, et puis, dans une glissade sensationnelle, il l�élargit finalement à l�humanité entière, révélant en quoi l�humanité elle-même est une secte.

Le texte

Voici le premier paragraphe. « Ceux qui écrivent que la secte du Phénix eut son origine à Héliopolis et qui la font dériver de la restauration religieuse qui succéda à la mort du réformateur Aménophis IV, allèguent des textes d�Hérodote, rie Tacite et des monuments égyptiens. Mais ils ignorent, ou veulent ignorer, que la dénomination de Phénix n�est guère antérieure à Hrabano Mauro, et que les sources les plus anciennes (disons les Saturnales ou Flavius Josèphe) parlent seulement des Gens de la Coutume ou des Gens du Secret. Grégorovius avait déjà observé, dans les petits couvents de Ferrare, que la mention du Phénix était rarissime dans le langage oral. A Genève, j�ai conversé avec des artisans, qui ne me comprirent pas quand je leur demandai s�ils étaient des hommes du Phénix ; mais ils admirent sur le champ qu�ils étaient des hommes du Secret. Sauf erreur de ma part, il en est de même pour les bouddhistes : le nom sous lequel le monde les désigne n�est pas celui qu�ils prononcent. »

Le mystère règne, et la mention de Genève est ici touchante, puisque c�est le lieu que Borges a choisi pour mourir, et le lieu où il a passé les années les plus heureuses de son adolescence. Un de ses derniers recueils de poèmes s�appelle Les conjurés, ce qu�il appelle les conjurés étant l�union des premiers cantons suisses, pour former la Suisse. Il évoque en quelques vers cette conspiration, cette conjuration initiale, et le poème se termine sur l�évocation, qui a l�air de l�enchanter, d�une Suisse qui s�étendrait au monde entier.

Quelle délicatesse ce terme de « Gens du Secret » C�est le nom propre de toutes les sectes initiatiques. Ce serait formidable de s�appeler « Gens du Secret » au lieu de « psychanalystes ». Il dit aussi « les Gens de la Coutume ». Cela annonce la place qu�il va donner dans ce texte à un rite mystérieux.

Le rite est une action, une action symbolisée qui comporte qu�on prête son corps au symbole. Il y a des rites individuels que nous décrit Freud à l�occasion, par analogie avec le rite anthropologique, mais le rite fait lien social. Dans la glissade de Borges, tout le secret dont il s�agit était introduit par les livres et par les « on dit ». Tout le secret se révèle se concentrer dans un rite.

Dans le deuxième paragraphe, il fait la différence entre les Gens du Secret et les gitans. Les Gens du Secret ne sont pas comme les gitans, ni non plus comme les juifs. « Les sectaires se confondent avec les autres hommes, comme le prouve le fait qu�ils n�ont pas été persécutés. »

Troisième paragraphe : « Il n�y a guère de groupe humain où ne figurent des partisans du Phénix. » Voilà une secte qui est en quelque sorte omniprésente, qui se mêle à tous.

Le quatrième paragraphe soustrait doucement à la notion de secte tous les traits particularisant de la secte. Ils n�ont pas de livre sacré, pas de mémoire commune, pas de langue à eux, mais seulement un rite. Et même, « le rite constitue le Secret ».

« J�ai compulsé les rapports des voyageurs, j�ai conversé avec des patriarches et des théologiens ; je peux certifier que l�observance du rite est la seule pratique religieuse des sectaires. Le rite constitue le Secret. Celui-ci se transmet de génération en génération, mais l�usage veut qu�il ne soit enseigné aux enfants ni par leur mère, ni par des prêtres. L�initiation aux mystères est l��uvre des individus les plus vils. Un esclave, un lépreux ou un mendiant sont des mystagogues. Un enfant peut également instruire un autre enfant. L�acte en soi est banal,

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momentané, et ne réclame pas de descriptions. Le matériel est constitué par du liège, de la cire, ou de la gomme arabique. » C�est pour égarer le lecteur. On commence à comprendre de quoi il s�agit. « Il n�y a pas de temple consacré spécialement à la célébration de ce culte, mais des ruines, une cave ou un vestibule sont considérés comme des lieux propices. Le Secret est sacré, mais il n�en est pas moins un peu ridicule. L�exercice en est furtif et même clandestin, et ses adeptes n�en parlent pas. » Cela date de l�après-guerre. « Il n�existe pas de mot honnête pour le nommer, mais il est sous-entendu que tous les mots le désignent ou plutôt qu�ils y font inévitablement allusion. Ainsi, au cours du dialogue j�ai dit quelque chose et les adeptes ont souri ou bien ils ont été gênés, car ils ont senti que j�avais effleuré le Secret. »

Il m�est arrivé de dire récemment que Borges avait été très réfractaire à la psychanalyse. Ce qui est vrai. Il a d�ailleurs dit que la psychanalyse était la branche médicale de la science-fiction. C�est formidable. Mais il a fait, paraît-il, un petit peu de séances d�analyse.

Et le cinquième paragraphe : « J�ai mérité dans trois continents l�amitié de nombreux dévots du Phénix. Je suis persuadé que le Secret au début leur parut banal, pénible, vulgaire, et (ce qui est encore plus étrange) incroyable. Ils ne voulaient pas admettre que leurs ancêtres se fussent rabaissés à de semblables manèges. Il est étrange que le Secret ne se soit pas perdu depuis longtemps ; malgré les vicissitudes du globe, malgré les guerres et les exodes, il arrive, terriblement, à tous les fidèles. Quelqu�un n�a pas hésité à affirmer qu�il est devenu instinct. »

Borges livre le secret

C�est le coït. Il nous égare avec quelques fanfreluches comme la cire arabique, qui n�est pas indispensable à l�acte, mais il parvient littérairement à énigmatiser le coït. J�avais d�ailleurs fait une référence à ce texte dans la tentative d�énigmatiser la séance analytique pour nous et de décrire ce qui fait partie du quotidien d�un certain nombre d�analysants et d�analystes sur le mode sectaire.

C�est le secret du texte, qui se présente lui-même comme un savoir à décrypter. On se demande en effet de quoi il s�agit. La gomme arabique est-elle absolument définitoire de ce rite ou peut-on laisser cela de côté pour saisir ce dont il s�agit ? Le texte est

fait pour qu�on se demande de quoi il s�agit. Quelle est la référence ?

Cela fait longtemps que j�avais la notion de ce texte et de son charme, et je me suis aperçu que, dans la remarquable édition de la Pléiade, tome 1, page 1595, on trouve une note qui signale que Borges a livré le secret dans un entretien avec un Américain. Borges mange le morceau : « La première fois que j�ai entendu parler de cet acte, quand j�étais petit garçon, j�ai été scandalisé à l�idée que ma mère et mon père l�avaient accompli. C�était une découverte stupéfiante, non ? Mais il faut dire que c�est un acte d�immortalité, un rite d�immortalité, n�est-ce pas ? ».

Le tour de force de ce texte, c�est d�énigmatiser l�acte sexuel, la relation sexuelle. C�est même pousser à la limite l�esprit des Lumières jusqu�au point où le réel rationnel se retourne en fantastique.

Le point limite de l’esprit des Lumières

L�esprit des Lumières a d�abord été de formuler qu�il y a des coutumes. Il n�y a pas que notre façon de faire, il y en a d�autres. Il y a des coutumes, essentiellement diverses selon les peuples et selon les traditions, et l�humanité se partage entre diverses coutumes. Le fait qu�elles sont multiples montre que les nôtres, comme les autres, sont des semblants, qu�elles n�ont pas un fondement nécessaire dans l�humanité, que ce sont des inventions, et il s�agit de choisir l�invention la meilleure, celle qui fait le moins mal à cette humanité.

C�est le point limite de cet esprit, puisque la coutume dont il s�agit est celle de l�humanité comme telle. Dans ce texte, l�oeuvre de chair est traitée intégralement comme un fait de culture. Elle est mise au compte d�une secte, d�une partialité. Elle est virée par là au compte du semblant.

La vieille question des Lumières, celle de Montesquieu, « Comment peut-on être Persan ? », c�est la question que pose celui qui adhère tellement aux coutumes de son lieu, de son temps, de son peuple, qu�il ne peut plus saisir pourquoi l�autre fait autrement, et il s�en étonne. C�est le sentiment d�étrangeté qui saisit devant les coutumes de l�étranger. Au dix-huitième siècle, on s�est en effet enchanté des récits de voyageurs, de l�exotisme qui virait au semblant la vie quotidienne. Ce qui précède en quelque sorte le texte de Borges, c�est le « Supplément au voyage de Bougainville » de Diderot, où il s�enchante de nous montrer qu�il y a des peuples pour lesquels l�acte sexuel a de tout

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autres valeurs morales et symboliques que pour nous. Le prêtre arrive et aussitôt on lui offre l�épouse du chef, la fille. Diderot décrit comment le prêtre se récrie, dans les premiers temps, devant ces offres.

Comment peut-on être un homme ?

Borges conduit ici à quelque chose qui est comme la question : comment peut-on être homme ? C�est la condition humaine qui elle-même paraît étrange, énigmatique, et spécialement au niveau du coït. Comment peut-il se faire qu�on se livre à quelque chose d�aussi incroyable que ce qu�on appelle faire l�amour ?.

Le génie de Borges, dans la secte du Phénix, est d�aborder le sexe par le savoir. Il dit « la secte du Phénix ». Le phénix, c�est le phallus. Le phallus est un phénix. -Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois ! L�acte sexuel consomme la disparition du phallus, et puis, supposément, le phallus, après un temps, un laps plus ou moins grand, renaît de ses cendres.

L�humanité fait du sexe un secret. Et même lorsqu�elle n�en fait plus un secret, il y a quelque chose du sexe qui intrinsèquement est un secret. Et de ce fait, l�humanité peut être décrite comme une secte.

Le paradoxe qui anime ce texte est bien que là, en matière de sexualité, tous se comportent comme les quelques-uns qui cacheraient un secret à tous, alors que c�est le secret de tous. C�est pourquoi c�est bien un texte qui est de l�époque de la psychanalyse.

Le « quelques-uns à part » qui se révèle en définitive passer dans le « tous », dans l�universel, est un thème fondamental de Borges.

Son conte qui s�appelle « Le congrès », qu�il a mis très longtemps à écrire, qui avait une importance spéciale pour lui, d�après ses dires, décrit une conspiration très spéciale, fomentée par un propriétaire foncier qui, devant son incapacité à devenir député au Congrès de l�Uruguay, décide de fonder le Congrès du Monde où seraient représentés tous les hommes de toutes les nations. Il ne regroupe jamais qu�une petite bande un peu véreuse, quelque chose comme les apôtres ou comme la bande de Freud.

Le Congrès du Monde

Qu�est-ce qu�on fait lorsqu�on est le Congrès du Monde ? Ils se mettent à parler de tout et de n�importe quoi, y compris des choses les plus futiles. Ils dressent des listes, montent une bibliothèque d�ouvrages de consultation. Ils cherchent la langue qui conviendrait à la réunion du Congrès du Monde ; est-ce l�espéranto, le volapük, ou le latin ? est-ce le langage analytique de John Wilkins ? Et puis, Don Alejandro fait rassembler les livres dans la cour, les fait brûler. Il dit : « Le Congrès du Monde a commencé avec le premier instant du monde et continuera quand nous ne serons plus que poussière. Il n’y a pas un endroit où il ne siège. » Le Congrès du Monde est partout, est en chacun, en chaque chose, en chaque événement. Et il emmène ce qui reste de la petite bande en promenade le soir, en voiture découverte, à travers Buenos Aires, pas loin du cimetière de La Recoleta. C�est un moment enchanteur, décrit en un seul paragraphe, une sorte de révélation que le Congrès du Monde est là, qu�il n�est pas besoin de s�échiner à rassembler des livres et à étudier des langues, mais que tout est là déjà et n�a pas besoin de nous, n�a pas besoin que l�on se remue. Il y a donc comme une révélation mystique. Je ne vous en cite que ce passage : Ce qui importe c�est d�avoir senti que notre plan, dont nous nous étions tant de fois moqué » (le Congrès du Monde est aussi une sorte de point limite de l�esprit des Lumières, une universalité soutenue par une conspiration, qui découvre finalement qu�elle est inutile), « existait réellement et secrètement, et qu�il était l�univers tout entier et nous-mêmes. »

On a au départ ces quelques tous qui sont comme crispés sur leurs particularités. Ils veulent représenter tous, et c�est finalement la sublime dissolution du Congrès du Monde dans le monde lui-même. En quelque sorte, le monde n�a pas besoin d�être représenté par le Congrès du Monde, et il n�a pas besoin que certains se livrent à une tâche spéciale. Cette tâche est déjà accomplie, elle est déjà là. C�est l�univers, c�est le grand Tout.

On ne peut pas s�empêcher de penser à la phrase de Hegel : « L�absolu veut être auprès de nous. » Rien de toute cette Phénoménologie de l’esprit ne serait concevable si l�absolu ne voulait pas et n�était pas déjà auprès de nous. C�est le moment mystique.

L�universel, l�univers lui-même, du seul fait d�être abordé par le biais du particulier et quand le

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particulier sait s�abolir ensuite, est le quotidien. Chaque chose prend alors un autre sens. C�est l�essence de toutes les sagesses mystiques, de faire retrouver dans le plus futile de l�événement, le sens de l�absolu, qui est ici un sens secret. C�est la conjugaison si belle de ces deux mots : réellement et secrètement. C�est un secret qui n�a pas de contenu, un secret qui n�est rien que la signification du secret, comme Lacan peut dire que le sujet supposé savoir n�est que la signification du savoir.

La secte du Phénix met en scène l�appartenance de la sexualité et du secret. C�est un secret que tous pratiquent et cela reste pourtant un secret pour chacun. Il y a du secret dans la sexualité pour chacun. C�est un savoir qui tient tout entier dans un acte que tous accomplissent comme un rite, fait voir Borges, c�est-à-dire sans savoir ce qu�il signifie.

C�est de toute la littérature le texte le plus condensé, le plus exquis, pour mettre en scène ce que veut dire le non-rapport sexuel en tant qu�il est secret pour ceux qui accomplissent la relation sexuelle (et pour ceux qui ne l�accomplissent pas aussi bien). C�est en cela que, de façon prodigieuse, Borges indique à la dernière phrase que le rite rejoint l�instinct, parce que le rite comme l�instinct est par excellence ce qu�on fait sans savoir pourquoi : « Quelqu�un n�a pas hésité à affirmer qu�il est devenu instinctif. »

La réfutation du temps C�est exactement dans la même veine que s�inscrit la révélation mystique, la révélation du sans-pourquoi. Vous connaissez la citation d�Angélus Silésius : « La rose est sans pourquoi ». C�est la révélation qui se donne à la fin du Congrès : le monde est sans pourquoi. Le monde n�a pas besoin de nous, de notre souci, n�a pas besoin de nous si nous sommes le souci, si nous sommes esprit d�entreprise, si nous sommes désir. C�est une sagesse qui retrouve celle du Tao. Il ne faut pas tellement bouger. Il suffit de se promener, et puis tout ce qui arrive est là. C�est le thème du monde et du manque, si l�on veut. Le manque est illusoire, ll n�y a que ce qui est. Et c�est encore trop dire, parce que cela évoque autre chose. On pourrait dire, comme Heidegger : il y a le « il y a ».

Le monde, tel qu�il apparaît à la fin du Congrès, c�est te monde matériel, celui qu�on aperçoit dans la promenade. Bien sûr, il y a aussi les imaginations, les songes, les fictions. Tout cela est aussi, d�une certaine façon. C�est pourquoi Borges débouche en définitive sur l�univocité de l�être. Tout cela est

aussi, à quoi tu songes, tes rêves, l�idée qui te passe par la tête, l�instant.

Bien sûr, dans cette perspective, le temps devient problématique. Ce Borges est l�auteur d�un texte capital pour notre enquête de cette année et qui comporte une réfutation du temps. Borges est d�ailleurs l�auteur de deux réfutations du temps (il prend soin de le dire) : l�une en 1944, l�autre en 1946. Il pousse la malice jusqu�à publier ces deux articles dans son recueil en même temps et en indiquant bien leurs dates. Le titre exact est d�ailleurs « Nouvelle réfutation du temps ». Ce qui implique bien sûr qu�il y en a eu avant, des réfutations du temps. La malice est ici que le titre lui-même dément la thèse qu�il expose. Il commence d�ailleurs par dire qu�il n�y croit pas, mais « elle vient souvent me visiter pendant la nuit ou dans la lassitude du crépuscule avec la force illusoire d�une vérité première. » Qu�est-ce que son texte démontre là ? Qu�en fait on a réfuté le temps. De nombreux philosophes réfutent le temps, et les négations du temps sont des négations qui appartiennent à l�idéalisme philosophique, à l�imaginaire ou à la littérature. Il fait cela à son mode, avec des petits fragments qu�il va cueillir partout, mais pour montrer que la négation du temps est pensable, c�est-à-dire qu�elle est �uvre de la pensée et de l�imagination. Mais avec quel effet ? D�isoler le réel du temps. La nouvelle réfutation du temps de Borges montre que d�être réfuté n�empêche pas le temps d�être. Il est malgré la réfutation du temps, c�est-à-dire comme impossible. A la fin, c�est la réfutation de la réfutation, la réfutation dans le réel de la réfutation idéaliste du temps : « Pour notre malheur, le monde est réel, et moi, pour mon malheur, je suis Borges. » Ce n�est pas tout à fait la fin. Le texte se termine après cette phrase par la citation d�un distique d�Angélus Silésius : « Ami, c�est suffisant. Si tu veux en lire davantage, va et deviens toi-même l�écriture et toi-même l�être (das Wesen). » « Je suis du temps » Qu�est-ce que cela introduit, si l�on force juste un petit peu les choses pour les conceptualiser ? C�est qu�il y a une cassure borgésienne du cogito. Le cogito s�en va de son côté. C�est l�idéalisme, la réfutation du réel, la réfutation du temps. Un certain nombre d�interprètes ont voulu montrer que le cogito n�avait d�existence à proprement parler que dans ['instant. En effet, dès que Descartes achoppe sur son

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cogito, il se pose la question : « Je pense, je suis, mais combien de temps ? » Les commentateurs ont voulu montrer que cette question du « combien de temps ? » ne pouvait se résoudre qu�en passant par le grand Autre divin, parce que le cogito ne pouvait jamais s�assurer de son être que dans l�instant de la pensée. Pour que le « combien de temps ? » se continue, il faut la démonstration de l�existence de Dieu. Du côté du cogito, il n�y a pas de temps, et en même temps cela l�ouvre à l�omni-temporalité, à la co-présence de tout ce qui a eu lieu et aura lieu : par la pensée, « je suis l�univers », « je suis tous les hommes ». C�est un thème qui enchante Borges, du côté du cogito. Par la pensée, je nie le réel, je fais de la littérature, je réfute le temps. Mais le sum, lui, joue sa partie à côté. Du côté du sum, je suis du temps. Personne n�a marqué, me semble-t-il, d�une façon aussi pure et aussi précise que Borges, l�appartenance du « je suis » au temps, un « je suis » qui est fait de temps, et le temps substance de ce que je suis.

Le mortel mangé par l’immortel

C�est encore trop simple de dire « moi, je ne suis que Borges ». Ce texte se complète d�un autre, célèbre, une simple page de Borges qui s�appelle « Borges et moi ». Où moi je parle de ce Borges, qui donc n�est pas moi, dont je dis le nom, qui fait des tas de choses, qui a une vie passionnante, tandis que moi je me promène dans Buenos Aires, et en plus, tout ce que je fais est mis au compte de Borges. Le « je ne suis que Borges » qui termine la réfutation du temps pâlit devant cette sublime division, qui est esquissée à la fin de la réfutation du temps quand il dit : « Je suis le fleuve qui m�entraîne, le tigre qui me déchire, le feu qui me consume ». Là, il dit « je suis Borges et je suis ce qui dévore Borges ». Ce n�est pas une division simplement entre l�être et l�apparence. D�un côté, Borges, celui qui a le nom, l�écrivain, l�être du symbolique, et en même temps le « m�as-tu-vu » que moi considère un peu douteux. Mes qualités à moi, chez Borges, prennent un certain accent théâtral, dit-il. Il y a d�un côté Borges l�immortel, et puis de l�autre côté, il y a moi, le support, le matériel de Borges, le moi mortel. Comme le dit le texte : « Je suis condamné à disparaître définitivement et seul quelque instant de moi pourra survivre dans l�autre. » Le mortel s�éprouve mangé par l�immortel, au point qu�il dit : « Je ne peux pas, comme Spinoza le dit, persévérer dans l�être. Moi, je suis forcé de persévérer dans

Borges, et non en moi, pour autant que je sois quelqu�un. » Autrement dit, il y a d�un côté un moi qui étend le temps, qui est temps, et puis il y en a un autre qui est signifiant et qui par là est une idéalité, une idéalité qui opère, et qui fait d�ailleurs de moi son déchet. Le moi ici s�éprouve comme le déchet de sa propre immortalité. Il faut tout de même noter la toute première phrase de cette page célèbre, qui n�est pas expliquée : « C�est à l�autre, à Borges, que les choses arrivent ». Cela veut dire que Borges place l�événement du côté du signifiant. Contrairement à ce qu�un vain peuple pourrait penser, l�événement est du côté de l�immortel, pas du côté du flux temporel où simplement je me promène. Pour qu�il arrive quelque chose, il faut être du côté du signifiant.

Le phénix-phallus

Faisons encore un petit retour au phénix-phallus. Désigner le phallus comme le phénix, c�est mettre l�accent sur la puissance devant le temps, le PH. Le PH triomphe du temps. Il triomphe de lui puisqu�il renaît avec la puissance de l�encore, il ne faut pas s�exalter là-dessus. Le temps marque sa présence, bien sûr, au niveau du particulier, mais non pas s�il s�agit de la transmission de la vie, et précisément de ces deux aspects qui sont là tout le temps présents dans ce que Borges nous fait passer : le germen immortel et puis les corps qui dépérissent et qui périssent. La vie existe sous ces deux formes : l�immortel de la vie et puis le périssable sous la forme corporelle. Je vous renvoie à ce sur quoi j�ai lourdement insisté l�année dernière dans cette supposée biologie lacanienne.1

Ainsi le rapport de la vie au temps est double. Elle lui cède et puis aussi bien elle le traverse. Et ce qui demeure, au moins dans l�espèce, et tant qu�elle dure, c�est la célébration du rite sexuel, c�est-à-dire la célébration de ce non-savoir sur le sexe ou du secret sexuel, d�un non-savoir qui se donne des allures de savoir � c�est ce que l�on appelle un secret en la matière �, du secret sexuel qui est aussi bien fermé à ses propres sectateurs. C�est pourquoi on cherche toujours à en apprendre davantage sur le sujet de ce secret. C�est qu�il y a une appartenance essentielle entre le sexuel et le secret, qui fait qu�en effet « encore » s�applique à cette quête.

Le conte de cinq paragraphes est tout tramé de l�histoire, d�une histoire qui est parcourue en tous les 1 Cf. MILLER J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps » (1999),

La Cause freudienne n°44, Paris, diffusion Seuil, 2000.

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sens, depuis les plus vieilles chroniques jusqu�aux « on dit » recueillis dans les voyages. Mais ce qui est en fait cerné, c�est un fait trans-historique, la répétition mystérieuse du même acte. On trouve dans la « Nouvelle réfutation du temps » de Borges cette proposition : « Ne suffit-il pas de la répétition d�un seul terme pour disloquer et confondre toute l�histoire du monde, pour faire apparaître que cette histoire n�existe pas. »

D�ailleurs, Borges, cette bibliothèque ambulante, avait en même temps, à l�égard de l�histoire, le même recul que Lacan dans la dernière partie de son enseignement : ne pas toucher à la H, à la Hache de l�Histoire. Ici, le terme unique qui se répète, et qui est de nature à disloquer l�histoire du monde et à faire apparaître qu�il n�y a pas d�histoire du monde, c�est le rite sexuel. C�est la leçon de cette secte du Phénix, que le coït annule l�histoire du monde, et que sur lui converge la nature et la culture, qu�il donne accès comme à un point à l�infini où les deux ordres parallèles se rejoignent, et dans le secret, hors savoir. C�est bien le cas de le dire à ce propos : « Pardonnez-leur parce qu�ils ne savent pas ce qu�ils font. »

La secte de la séance J�ai évoqué la secte du Phénix à propos de la psychanalyse comme pratique, et comme pratique de la séance. J�aurais pu dire « la secte de la séance ». On peut évidemment aborder la psychanalyse comme pratique sectaire au niveau du groupe analytique. C�est évident qu�il y a un pousse-à-la-secte dans la psychanalyse. Pour le saisir, il faut le rapporter à ce dont elle fait son affaire et qui est dénommé l�inconscient. Et Freud pouvait vouloir en faire un réel digne de la science et Lacan le capturer dans le mathème, il y a bien ce qui y résiste et que Lacan a situé et qui fait qu�il y a secte, qu�il y a matière à sectarisme dans la psychanalyse. Il ne faut pas penser que d�internationaliser la secte change la nature de la secte. On fait simplement un syndicat de sectes.

C�est un abord très limité de la question, parce que ce ne sont que des conséquences du rapport au savoir qu�il y a dans le discours analytique. Le phénomène est à saisir dans sa racine, c�est-à-dire dans la séance analytique elle-même. Et il y a une appartenance essentielle de la psychanalyse et de la séance. La séance est tout de même la forme majeure de sa pratique. Il n�y a pas de psychanalyse sans séance de psychanalyse. Et une séance de

psychanalyse est une rencontre, que l�on pourrait qualifier sur le fond de la secte du Phénix, une rencontre entre Gens du Secret, Gens de l�Inconscient, Gens du Savoir supposé. Là, on ne pourrait pas dire que des lieux propices pour la secte de la séance sont des ruines, une cave ou un vestibule. On considère que le lieu propice est le cabinet de l�analyste. Mais Freud avait une certaine liberté avec ça, il lui arrivait de faire des promenades avec tel analysant (exceptionnellement ! Il n�est pas question que la promenade devienne la forme majeure de la pratique analytique). C�est une rencontre dont on peut dire, sur le fond de la secte du Phénix, que les gens de cette secte qui se rencontrent régulièrement s�abstiennent de se livrer au rite sexuel.

Cela ne fait que mettre en évidence la relation essentielle qu�il y a entre la séance et le rapport sexuel. Ce que l�on appelle gentiment la règle d�abstinence, qui compléterait la règle de l�association libre. Qu�est-ce qu�elle veut dire cette règle sinon qu�il faut que la relation sexuelle soit possible pour qu�elle n�ait pas lieu ? Elle est d�ailleurs, il faut l�avouer, par la présence même du lit, de ce lit qui s�appelle le divan, et qui fait qu�il y a des sujets qui ne peuvent pas s�allonger sur ce lit dans la séance analytique par le fait que la connotation sexuelle est pour eux insupportable à soutenir.

Vous imaginez comment cela se dirait sous la plume de Borges : ils se rencontrent dans une pièce où il y a un lit, il n�y en a jamais qu�un qui s�y couche, pour que, à la place, s�établisse une relation au savoir. La relation au savoir mobilise la libido, et il faut que cette libido s�emploie au savoir.

* *Texte établi par Catherine Bonningue du cours de J.-A. Miller du 24 novembre 1999, (Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII. Publié avec l�aimable autorisation de Jacques-Alain Miller.

Lacan, Borges, Quine, et le phylum du propos psychanalytique Samuel Nemirovsky

Tous les écrivains ne sont qu�un seul. � Le poème est un, un le roman. Les noms propres sont aussi des noms d�autrui. Toute vérité est fiction. Tout coin un Aleph. Borges, c�est ça.

Je me rappelle Borges très âgé, aveugle, et sage ; comme un Tiresias portenio 1, se promenant rue Florida à Buenos Aires, avec sa canne, connaissant

1 On désigne ainsi les habitants de Buenos Aires.

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