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1 Je cultive, tu transformes, nous mangeons Un panorama de l’agriculture et de l’alimentation

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1 Je cultive, tu transformes, nous mangeonsUn panorama de l’agricultureet de l’alimentation

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montre à chaque ménage qui le peut qu’il a la res-ponsabilité de produire une partie de ses légumes. Il est intéressant de noter qu’au moment de la campa-gne présidentielle américaine de 2008, des citoyens ont lancé une pétition pour réclamer le retour de ce potager et inciter les candidats à la présidence à s’y engager formellement au lendemain de l’élection. Promesse tenue par Michelle Obama en mars 2009.

On avance que ces jardinets de guerre auraient fourni, lors de la Deuxième Guerre mondiale, près de 40 % des légumes frais des États-Unis. Montréal n’a pas été en reste et continue, aujourd’hui encore, à miser sur l’implantation de jardins collectifs dans plusieurs de ses arrondissements. Ce sont des lieux de culture et de cultures ! On vient y jardiner, échanger et, dans les quartiers à forte densité eth-nique, on y découvre des plantes des quatre coins du monde ! La réputation de la métropole québé-coise en matière d’agriculture urbaine est établie et des mouvements très actifs, comme le CRAPAUD1, militent pour que l’agriculture « citoyenne » trouve sa place dans la ville.

En France, bien que leur création ne soit pas liée à la guerre, les jardins ouvriers, devenus ces jardins familiaux qui défilent encore sous le regard des passagers des trains, témoignent d’un phéno-mène semblable. L’abbé Jules Lemire, leur concep-teur, souhaitait permettre aux ouvriers « d’échapper à leur taudis, de profiter d’un air plus respirable », mais aussi « les éloigner des cabarets ». À la libéra-tion, on en aurait compté plus de 200 000 sur le territoire français.

Améliorer sa condition alimentaire en temps de guerre ou bonifier l’alimentation de sa famille au moment de la naissance de la société industrielle sont des phénomènes que l’on peut qualifier aujourd’hui d’excentriques, au regard de ce qui s’est

1 http://crapaud.info

Évolution et révolutions sont les deux mots qui marquent l’évolution humaine et celle de l’agriculture. De longues périodes au cours desquelles les choses bougent plus ou moins lentement et des étapes charnières où le virage s’effectue. Le chasseur- cueilleur se sédentarise, com-mence à cultiver quelques plantes, organise la chasse puis découvre progressivement qu’il peut cohabiter avec l’animal qui le nourrira. L’agriculture et l’élevage installés, le commerce peut alors commencer. On marchande des céréales, du pain, des épices, on échange des semences ; le troc comme les tractations commerciales sont des phénomènes vieux comme le monde.

Révolution industrielle et grandes guerres

Puis, viennent la révolution industrielle du xixe siècle et les grandes guerres qui vont marquer les sociétés. « L’effort de guerre » sollicitera forte-ment l’Europe en même temps qu’il aura des réper-cussions chez les Alliés d’outre-Atlantique. Il faut, en plus du matériel militaire, de quoi nourrir les popu-lations. Une première opération, incitant la produc-tion domestique d’aliments frais voit le jour en Angleterre à la fin de la Première Guerre mondiale. Quelques décennies plus tard, la main- d’œuvre agri-cole étant à nouveau sollicitée par une deuxième guerre, la promotion du jardinage domestique se remet en place en Europe, comme en Amérique du Nord. Aux États-Unis, c’est Eleanor Roosevelt qui porte le message en plantant un jardin potager sur les terrains de la Maison-Blanche. Ce faisant, elle

Évolution, révolutions

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Retournez les emballages de vos aliments et regar-dez, vous trouverez souvent la signature des géants de l’agroalimentaire mondial. Ceux qui demeurent à l’origine de cette offre alimentaire, qu’ils soient paysans, agriculteurs, producteurs, reçoivent un pourcentage de plus en plus faible du prix du produit. Selon la nutritionniste américaine Marion Nestle3, ce pourcentage représenterait 10 % du prix de détail en Amérique du Nord, deux fois plus en Europe : « Les producteurs de denrées ne reçoivent qu’une fraction du prix que paient les consommateurs au supermar-ché. En 1998, par exemple, une moyenne de 20 % du prix de détail des aliments retournait aux produc-teurs. Ce pourcentage, qui a décliné depuis, ne serait pas distribué équitablement. Les producteurs d’œufs, de bœuf ou de poulet obtiennent de 50 % à 60 % du prix de détail alors que les maraîchers reçoivent moins de 5 %4. » Les producteurs qui se tirent d’af-faire sont ceux dont les rendements sont élevés. Ce sont des spécialistes de la culture ou de l’élevage qui livrent des produits de qualité à un marché en demande de matières premières et d’aliments frais destinés à la grande distribution.

C’est véritablement au sortir de la Deuxième Guerre mondiale que s’est affirmée cette spécialisa-tion. Comme les lendemains de la guerre imposent une réflexion sur la reconstruction des espaces physique autant qu’économique, et ce, de part et

3 www.foodpolitics.com4 Marion Nestle, Food Politics. How the food industry infl uences nutrition and health, University of California Press, 2002, p. 17. Traduction des auteurs.

L’heure de la traite en 1900 au Québec.(Archives de la Côte-du-Sud)

produit en agriculture. En effet, c’est dans sa fonction première qui est celle de produire « à plein temps », dans l’essence même de la profession, que l’activité agricole sera marquée par la révolution industrielle et par les guerres. Bien qu’elle nourrisse alors plus d’une famille, la ferme de 1950 est très souvent mul-tifonctionnelle : si tout va bien, le potager et un petit verger fournissent légumes et fruits jusqu’au lende-main de l’hiver ; les poules donnent les œufs, les animaux d’élevage fournissent la viande. Toutefois, l’agriculteur a déjà commencé, depuis plusieurs années, à porter une partie de son lait à la laiterie, crémerie, beurrerie, à livrer sa récolte de céréales au meunier du coin et à « exporter » ses pommes hors de sa région. Villageois et agriculteurs se côtoient dans l’espace rural, transformateurs alimentaires et urbains font de même dans les villes et les communes. La spécialisation se dessine petit à petit.

Le temps de la spécialisation

Puisqu’il faut nourrir les villes, la production se structure progressivement en mode industriel. La terre fournit quelques matières premières utilisées par l’industrie de la transformation ; certains quar-tiers de Montréal sentent bon les biscuits qui cuisent. On parle même de « Viauville » à une époque où un quartier entier vit de la biscuiterie Viau2. En France, l’usine LU où l’on cuit le Petit Beurre marque la vie de Nantes. Aujourd’hui, le Biscuit Village, qui a fait la réputation de Viau, est fabriqué par Dare Foods, en Ontario et le Petit Beurre relève de l’empire Kraft. Ces deux marques de commerce demeurent, gage de sérieux et de constance auprès des consommateurs. Il y a d’autres exemples : les Français se rappelleront du tollé provoqué par la fermeture de l’usine de fabrication de la moutarde de Dijon. Si les installations ont été déplacées dans des bâtiments modernes, à Chevigny Saint-Sauveur, il y a longtemps que la moutarde Amora-Maille n’est plus « dijonnaise », autrement que par sa fabrication. Unilever est devenu proprié-taire de la marque et c’est la moutarde des Prairies canadiennes qui sert à la fabriquer.

2 Du nom de son propriétaire Charles-Théodore Viau qui avait pensé l’aménagement du quartier dans l’optique d’en faire une ville.

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La politique agricole commune en Europe répond, entre autres, à ces objectifs : accroître la productivité, assurer un niveau de vie équitable aux agriculteurs et des prix raisonnables aux consommateurs. Les États-Unis, comme le Canada, s’engagent dans la même voie. Les limites des propriétés agricoles s’étendent, en particulier en Amérique du Nord où il y a de l’espace à re vendre. La spécialisation se dessine. Certains paysans abandonnent la terre et trouvent du travail en usine.

Le temps de la performance

La multifonctionnalité de l’agriculture s’efface donc progressivement au profit de la perfor-mance. Le paysan, devenu agriculteur, se trans-forme en producteur. Sa performance se mesurera à l’aune des rendements. Selon des informations publiées en 2006 par les Producteurs agricoles du Canada : « De nos jours, les producteurs agrico-les ne représentent que 2 % de la population. Les gains de productivité en agriculture sont par

d’autre de l’Atlantique, il apparaît alors essentiel de créer des emplois dans les usines pour accélérer la production de biens. Mais ce n’est pas tout de pro-duire, il faut également vendre et pour y arriver, il faut « dégager de l’argent », créer des contextes favorables à l’achat. Bref, on choisit alors de réduire le coût des matières premières alimentaires en spécialisant l’ac-tivité agricole. La recherche agronomique fait un bond phénoménal et la sélection végétale s’affine. Les produits issus de la chimie de synthèse apparaissent dans les champs. Ces facteurs combinés auront pour effet de faire exploser les rendements.

Pas un hectare de terrain n’est inculte dans la vallée de la Dordogne.

1950, France.

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çant progressivement ses exigences sanitaires pour écarter, le plus possible, les menaces à la santé. Un monde régi par la méthode HACCP9, les contrôles stricts de la chaîne du froid, une hygiène parfaite jusqu’au geste d’achat et des campagnes d’informa-tion destinées aux consommateurs pour qu’à leur tour, ils prolongent la chaîne de salubrité jusqu’à l’assiette. Un monde qui nourrit beaucoup de monde et qui s’appuie, pour continuer, sur la crois-sance du niveau de vie dans les pays émergents, la modification des habitudes alimentaires de ces populations, l’abandon des gestes liés à la cuisine dans les pays occidentaux, la concentration des

9 HACCP : Hazard Analysis Critical Control Point. Il s’agit d’une méthode d’analyse et de maîtrise des risques liés à la transforma-tion alimentaire.

ailleurs remarquables. Nos grands-parents et arrière-grands-parents ne réussissaient à nourrir qu’une dizaine de personnes, alors que le produc-teur moderne en nourrit environ 120. La produc-tivité a fait un bond de 300 % depuis les années 19505. » Le portrait est sensiblement le même aux États-Unis et en France.

Le rendement moyen français des cultures de blé tendre (le blé utilisé pour la fabrication du pain et qui représente la première culture céréalière française) atteint maintenant 6 400 kg à l’hectare ; il était de 1 600 kg à l’hectare en 1946. « Avant guerre, les progrès étaient lents, avec des rende-ments compris entre 12 et 18 quintaux de blé. Soit à peine mieux que le niveau mesuré au recense-ment agricole de 18626. »

Aux États-Unis, où, à la différence du Canada et de la France, la production laitière n’est pas contingentée7, le nombre moyen d’animaux dans les fermes laitières passe de 20 à 100 entre 1970 et 2000. La variation du troupeau moyen aujourd’hui va de 800 animaux en Californie à moins de 80, dans les États du Nord-Est. On en compte 45 en France et 70 au Canada (statistique de 2007). Il ne reste pourtant aux États-Unis que 90 000 des 650 000 fermes laitières enregistrées en 1970, période au cours de laquelle la produc-tion de lait par vache a doublé alors que le nombre d’animaux diminuait. La majorité des fermes laitières restantes sont toujours des fermes familiales.

En parallèle, le nombre de travailleurs du secteur de la transformation alimentaire croît pro-gressivement jusqu’à atteindre une moyenne de 6 % des emplois8 en Europe et en Amérique du Nord. Et ce secteur économique n’est plus arrimé, comme il le fut longtemps, à l’agriculture de proxi-mité. Il a évolué vers un monde d’intermédiaires, regroupant des négociants de denrées brutes, des transformateurs, des grossistes en tous genres et des commerçants qui interagissent entre les extré-mités de la chaîne que sont la production et la consommation. Un monde qui a évolué en renfor-

5 www.oafc.org/pdf/Dirt-FREfi nal.pdf6 www.agreste.agriculture.gouv.fr7 Au Canada et en Europe, la production laitière est régie par un système de gestion de l’offre. Les producteurs doivent respecter un volume de lait maximum à produire, appelé quota de production.8 La France est le deuxième pays exportateur de produits agricoles et agroalimentaires dans le monde. Le secteur totalise 1,2 million d’emplois.

Les céréaliers français sont devenus très performants en bénéfi ciant d’importants soutiens agricoles.

La production laitière représente presque 50 % de l’agri culture au Québec.

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Pour Bernard Gaborit, producteur de lait bio près de Nantes : « Il y a quarante ans, on a dit aux paysans européens : vous produisez, vous ne posez pas de questions. Nous, les coopératives et l’industrie alimentaire, on s’occupe de la vente, c’est pas votre affaire. On a fait croire que le paysan n’était capable que de produire ! Mais pour l’avenir de l’agriculture, le producteur doit être l’acteur du début jusqu’à la mise en marché. Il faut qu’il sache pourquoi il produit, quand il doit produire et comment. Ce sont les fondamen-taux de l’agri culture. Il faut redéfinir sa mission dans la chaîne alimentaire, sa relation avec le consommateur pour qu’il retrouve l’amour de son métier. »

Partout dans nos pays respectifs, en France et au Québec, mais plus largement en Europe et aux

populations dans les villes, etc. Un monde ultra-concurrentiel qui observe finement les gestes d’achat et qui s’arrache des parts de marché à coup de publicités, de marketing, d’images. Résultat, pour le consommateur des pays industrialisés, le prix moyen du panier d’épicerie a progressivement diminué. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), les dépenses alimentaires atteignaient le quart (27,7 %) du budget des ménages en 1960 et avaient fondu de 12 % en 2005. Le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec évaluait la part moyenne du panier d’aliments dans le budget des ménages québécois à 10,9 % en 2007. Selon Marion Nestle, l’Américain « moyen » consacrait moins de 10 % de son budget à l’alimentation au début du troisième millénaire10. Il importe ici de nuancer. Le budget alimentaire occupe une part beaucoup plus importante des dépenses des familles à faible revenu. L’alimentation n’est pas « bon marché » pour tout le monde.

Le temps des questionnements

Il apparaît depuis quelques décennies, qu’aux deux bouts de cette longue chaîne, bon nombre de personnes se cherchent. Les unes ne voyant plus qui elles nourrissent et les autres, qui les nourrit.

10 Marion Nestle, Food Politics…, idem, p. 17.

Quelques fromages de chèvre du Vermont.

Le marché Locavore de Racine au Québec.

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États-Unis, se raniment d’anciennes façons de vendre. En marge des grands circuits de distribution implantés depuis le xxe siècle, ces pratiques com-merciales s’appuient sur l’échange, la convivialité, voire la prise en charge d’une partie des dépenses agricoles par les consommateurs. Elles comblent les distances. Celles qui se mesurent en kilomètres tout autant que celles, plus difficiles à évaluer, qui privent les consommateurs des réponses qui les sécurisent. Le sociologue français Jean-Pierre Poulain, qui a observé ce phénomène, explique ainsi le désarroi des mangeurs : « La distance sort les consommateurs de l’évidence, de l’allant de soi et leur impose de penser, de réfléchir sur les usages et leurs logiques. Elle coupe également les liens entre producteurs, transformateurs et metteurs en marché, pour qui les mangeurs deviennent une sorte d’abstraction. Elle est une des sources du sentiment de crise vécu par les consommateurs. Cette distance est aussi géographique, car les ali-ments se déplacent de plus en plus, dans un marché partiellement mondialisé11. »

Nous voyons donc une « petite révolution » en marche un peu partout. Il nous apparaît clair que germent aujourd’hui des exemples du « faire autrement », des preuves d’une résistance ter-rienne axée sur la proximité et marquée par les préoccupations environnementales et les rapports citoyens.

11 Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l’obésité, Paris, PUF, collec-tion « Sciences sociales et société », 2009, p. 59.

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Depuis le XIXe siècle, les campagnes se sont vidées. L’exode rural a été marqué par un transfert de population comme le monde ne l’avait jamais vécu. Les campagnes pauvres d’Irlande, d’Italie, de France, du Nord de l’Eu-rope fournissent les bataillons d’immigrants, partis pour trouver meilleur sort dans le Nouveau Monde. Au nord des Amériques, la croissance des familles canadiennes- françaises créant une trop forte demande sur les terres à cultiver, provoque l’émigration vers les filatures de la Nouvelle-Angleterre. On traverse l’Atlantique pour tenter de conquérir l’espace rural du Centre et de l’Ouest du continent nord-américain. Le colon qui arrive dans les Prairies canadiennes se voit remettre « un quart de section » ou 64 hectares de terre à défricher et exploiter. Les familles québécoises, très nombreuses, voient leurs enfants s’exiler pour trouver du travail. Ils seront nombreux à franchir la fron-tière américaine pour fournir une main-d’œuvre bon marché et docile à une industrie manufacturière en plein essor.

La « modernisation » de l’agriculture

En Europe, la mise en place de la politique agri-cole commune12 en 1957, sera le signal de la moder-nisation de l’agriculture. Les petites exploitations vont disparaître, des plans de départs massifs à la

12 Le traité de Rome est l’acte fondateur de l’Union européenne. Il va donner naissance à la politique agricole commune (PAC) associant Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas.

retraite vont libérer des terres. La concentration des exploitations agricoles, la mécanisation, l’utili-sation de nouvelles techniques culturales seront le ferment de l’agriculture productiviste. Davantage de production avec moins de bras. Les enfants d’agriculteurs font des études. Le marché de l’em-ploi, dynamique pendant les trente glorieuses13, va en effet jouer le rôle d’aspirateur. La ville attire, l’économie de services y génère de plus en plus d’emplois. Les commerces ruraux ferment. Cer-tains villages de Lozère, de l’Ardèche, de la Creuse, en France et du nord de la Mauricie, du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie , au Québec, deviennent des villages fantômes.

À la fin des années 1960, le gouvernement du Québec décide de fermer 96 villages et de relocaliser près de 65 000 personnes. Mais la résistance s’orga-nise. Après quelques fermetures, 65 de ces villages se regroupent pour former, dans l’Est du Québec, les « Opérations Dignité ». Le mouvement, « devenu un des plus grands mouvements de résistance popu-laire dans l’histoire du Québec rural14 », sera mené par trois abbés, curés des paroisses de Sainte-Paule, Esprit-Saint et Les Méchins. Un centre d’interpréta-tion, inauguré en 2009, à Esprit-Saint rappelle les grands moments de cette lutte et souligne la mobili-sation sans précédent qui a eu lieu.

13 L’expression « Les trente glorieuses » désigne la période de forte croissance économique qu’ont connue les pays occidentaux de 1947 à 1974.14 Alain Dion, « Un centre célèbre les Opérations Dignité », L’Aut’ Journal, 26 décembre 2007.

L’espace rural n’est plus la propriété des agriculteurs

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Les années 1980 sont des années de crise. Les emplois industriels déclinent. Pour sa part, l’agri-culture produit beaucoup, souvent trop. Les pays occidentaux se déchirent pour exporter à bas prix les surplus agricoles. Le secteur agroalimentaire est florissant, innovant et grand pourvoyeur d’emplois. Le nombre de plats cuisinés offerts aux femmes, qui ont durement gagné leur accès au marché du travail, augmente considérablement.

En France, c’est l’agroalimentaire qui assurera le maintien de l’emploi dans plusieurs régions. En général, les activités de transformation du lait, du porc et de la volaille se situent plus loin qu’à la périphérie des métropoles et des capitales.

À la fin du xxe siècle, la vie trépidante des milieux urbains incitera des travailleurs indépen-dants et des salariés motivés à quitter la ville pour s’installer à la campagne. La pression immobilière y est moins forte, le marché offre un choix de

Des mouvements de résistance

Alors que certains villages se vident, on assiste en parallèle aux premiers signaux du retour à la terre. Ils s’expriment à travers des mouvements pacifistes et alternatifs. La Drôme devient le creuset de l’agriculture biologique en France tandis qu’au Québec, les Cantons de l’Est organisent un premier congrès du bio. Tous ces militants de la première heure, rejetant la société de consommation, veulent recréer une société rurale autonome, voire autar-cique. Mais l’autarcie est plus difficile à vivre qu’à rêver ! Plusieurs de ces artisans du retour à la terre se lasseront et reviendront à la ville.

L’autre élément qui explique le ralentissement de ce mouvement de retour à la terre, c’est le premier choc pétrolier du milieu des années 1970.

15 www.benjerry.com

L’histoire de Ben and Jerry’s15 est étonnante. Partie de rien en 1978, cette entreprise de fabrication de crèmes glacées aux saveurs originales a grossi jusqu’à infl uencer la qualité de la production laitière de l’État du Vermont. Refl et des temps, elle fait aujourd’hui partie de l’empire Unilever. Ici, la boutique au cœur de Paris.

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les banlieusards, ont oubliées. Le chant du coq à 5 heures du matin, le bruit des cloches de vaches en Savoie ou en Suisse, mais plus couramment le tracteur et les engins agricoles traversant le village, les odeurs d’épandage sont mal acceptées par des habitants qui exigent une campagne aseptisée.

Des citadins à la campagneL’arrivant apparaît comme le censeur des acti-

vités de la ferme. Les agriculteurs vivent mal cette promiscuité. L’espace rural devient alors un espace de conflits. Dans la Beauce québécoise ou fran-çaise, de même que dans plusieurs régions de pro-duction porcine, c’est le traitement du lisier et la contamination des nappes phréatiques qui posent problème. Dans la région Poitou-Charentes, les conflits entre la population et les agriculteurs portent sur la gestion de la ressource en eau. Les étés chauds la raréfient, les rivières sont parfois à sec alors que les systèmes d’irrigation fonctionnent à plein régime dans les champs de maïs. Incompré-hension totale ! Le premier censeur de l’agri culteur, c’est son voisin. Mais qui a la responsabilité d’ani-mer la campagne ? À qui « appartient » doréna-vant le territoire rural ? Que faire quand la banlieue s’étend jusque dans les champs de maïs ?

Autant de questions qui ont représenté et repré-sentent toujours un casse-tête et une responsabilité pour les élus. Cette gestion des conflits de voisi-nage doit passer par une meilleure communication entre les deux populations. Le développement des productions fermières, la valorisation du patri-moine alimentaire local, les « visites à la ferme », participent à une meilleure connaissance de la fonction nourricière des exploitations.

La campagne dans les centres-villes

Ironiquement, des centres-villes abandonnés, deviennent même des zones agricoles. C’est le cas à Detroit16, fortement ébranlée par la restructuration de l’industrie automobile américaine. Des terrains abandonnés sont décontaminés et reverdis, d’autres, plus sains, sont voués au maraîchage. En s’appuyant sur les principes et les méthodes de l’agriculture

16 www.greeningofdetroit.com

résidences à des prix très attractifs. Mais ils ne suf-firont pas à combler le manque de main-d’œuvre dans les nombreuses régions rurales qui manquent de bras. Ces néo-ruraux, qui s’installent, recherchent une meilleure qualité de vie, un nouveau départ, tentent de retrouver leurs racines. Ils souhaitent sortir de l’indifférence urbaine. Ils sont souvent engagés dans les milieux associatifs et sont attentifs à la protection des milieux naturels. Pour certains d’entre eux, le retour à la campagne s’accompagne de la redécouverte du bien manger. Ils apprennent à cultiver leur jardin, à fréquenter les marchés locaux, à acheter en direct de la ferme fromages, volailles ou légumes. Au Québec, parmi ceux qui deviendront producteurs, certains développeront des complicités avec des chefs cuisiniers. Cette interaction permettra aux premiers de trouver des débouchés pour leurs produits et aux seconds d’ob-tenir variété et fraîcheur en direct de la ferme.

La modernisation des réseaux de transports collectifs, en particulier dans l’Ouest de l’Europe, a aussi un impact majeur dans ce phénomène de migration, en particulier pour les déplacements journaliers des travailleurs. Habiter à Tours, dans la vallée de la Loire, ne demande qu’une heure de TGV pour rejoindre son travail au cœur de Paris. La densification du réseau autoroutier autour des métropoles américaines encourage l’étalement urbain et le prolongement de la banlieue. La ville pénètre de plus en plus dans des espaces qui, il y a peu, étaient exclusivement réservés à l’activité agri-cole. Enfin, s’ajoute le phénomène de la résidence secondaire en région rurale : on quitte la ville, au moment de la retraite pour revenir vers son lieu de naissance. On s’offre le bord du fleuve Saint- Laurent, la côte vendéenne, dans une maison de village retapée qu’on occupera au moment des vacances et la fin de semaine. On caresse une seconde carrière en région. Nombreux sont aujourd’hui les villages plus animés les week-ends que tout au long de la semaine.

La campagne, un espace à redéfinir

En redevenant tendance, la campagne est souvent idéalisée ou mal comprise. L’activité agri-cole produit des nuisances que les urbains, comme

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Produire une partie de ses aliments peut per-mettre de comprendre les aléas vécus par des agri-culteurs. De même, la vie des villages peut être source d’intégration et de compréhension mutuelle : les néo-ruraux y découvrent souvent que la campagne n’est pas synonyme d’isolement et de pauvreté relationnelle. En France, rien de tel qu’or-ganiser une manifestation culturelle ou sportive pour apprendre à vivre ensemble. Sur ce sujet les agriculteurs ne sont pas inactifs. On ne compte plus les animations villageoises, où, bénévoles du cru et néo-ruraux s’associent dans des manifesta-tions d’envergure. Le festival Le Nombril du Monde à Pougne-Hérisson20, village de 300 habitants dans le Poitou, en est un bel exemple. Il attire annuelle-ment 10 000 festivaliers répondant à l’invitation du conteur Yannick Jaulin.

20 www.nombril.com

L’association qui organise le festival de Pougne-Hérisson regroupe agriculteurs et citoyens. Ensemble, ils mettent en valeur les produits du terroir poitevin.

urbaine, on entend cultiver sur les toits, les terrains vacants, les murs et faire de ces espaces abandon-nés, des lieux où cultiver une partie de la nourriture. Les projets de jardinage collectif y sont nombreux et axés sur les populations à faible revenu. Des entre-prises agricoles proposent leur récolte aux restaura-teurs et sur les marchés. Un mouvement national pour la promotion de l’agriculture urbaine17 a vu le jour, dans la foulée de ce qui se passe dans cette ville de l’État du Michigan.

Aux premiers jours de novembre 2010, on apprenait que le toit d’un édifice situé près du Marché central de Montréal, lieu où se vendent des quantités importantes de fruits et légumes frais, se transformerait en serre de production. On y cueillera « des légumes de centre-ville ».

Comme le rapportait le quotidien Le Devoir, les deux entrepreneurs, Kurt D. Lynn et Mohamed Hage, « proposent une petite révolution dans l’in-dustrie montréalaise des légumes. Avec l’aide de Google Earth, ils ont répertorié les plus grands toits plats des bâtiments industriels de Montréal et proposent d’y faire pousser des produits potagers à longueur d’année. À commencer par le toit de cette bâtisse sans nom, en périphérie du Marché central, qui nourrira 2 000 personnes18 ». Ils ont indiqué à la journaliste Mélissa Guillemette que : « Plus la nourriture s’éloigne d’où elle a été cultivée, plus elle perd sa saveur et sa valeur nutritive. Et plus elle pollue en raison du transport. »

Vancouver, New York, Moncton au Nouveau-Brunswick ont adopté des règlements pour autoriser les citoyens qui le désirent à garder une ou deux poules dans leur cour, après avoir analysé les risques sanitaires et tenté de prévenir les conflits de voisinage. À l’été 2010, la présence des poules en ville (inter-dites depuis 1966) refaisait la « manchette » à Montréal et servait à provoquer la réflexion sur l’importance d’une agriculture urbaine19.

17 www.urbanfarming.org18 Mélissa Guillemette, « Une ferme sur le toit, sans pesticides ni OGM », dans Le Devoir, 5 novembre 2010.19 L’agriculture urbaine est le résultat de toutes les actions indivi-duelles et collectives qui ont pour objet de produire une partie de sa nourriture au cœur de la ville.

165480OSU_Partie1_CS4.indd 11165480OSU_Partie1_CS4.indd 11 27/04/11 18:1127/04/11 18:11