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JEAN BRADLEY JOURS FRANCS préface de JOSEPH KESSEL 1948

JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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Page 1: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JEAN BRADLEY

JOURS FRANCS

preacuteface de

JOSEPH KESSEL

1948

JOURS FRANCS2

PREacuteFACE

ean Bradley vint agrave moi au cours de lanneacutee 1945 apregraves la consommation de la deacutefaite allemande Il portait une sorte

de message doutre tombe Un garccedilon avec lequel il avait souf-fert toutes les souffrances des camps de concentration et que les supplices avaient tueacute lui parlait souvent de moi comme dun camarade Bradley me donna une petite photographie de groupe effaceacutee indistincte Il eacutetait impossible dy deacutechiffrer un visage Le nom du jeune mort neacutetait quun preacutenom masque habituel de la guerre clandestine et neacuteveilla rien dans ma meacute-moire Je nai jamais su qui mavait envoyeacute Bradley

Lui-mecircme eacutetait un tout jeune homme long eacutemacieacute agrave la peau encore grise et creuse et sans vie avec de beaux yeux singuliers que des lunettes sombres dont il jouait selon son humeur nerveuse cachaient et deacutecouvraient tour agrave tour

Il me raconta son histoire

En juin 1940 quand il avait 17 ans ses parents furent tueacutes sur les routes de lexode par les avions qui fauchaient les co-lonnes de reacutefugieacutes Bradley revint agrave Paris Un camarade lui demanda sil voulait heacuteberger un soldat anglais Il accepta sans tregraves bien comprendre la raison et la porteacutee de ce qursquoil faisait On ne refuse pas agrave un camarade

Il fut deacutenonceacute dix-huit mois de cellule au Cherche-Midi dix-huit mois agrave Fresnes et deux anneacutees de camp Il connut les

J

JOURS FRANCS 3

douleurs de tous les prisonniers et de tous les deacuteporteacutes de la Reacutesistance mais pour lui elles furent dun poids particulier Il navait pas le secours inteacuterieur de savoir quil payait un acte deacutelibeacutereacute choisi exeacutecuteacute avec amour pour une cause essen-tielle Sa torture il ne la devait quau hasard elle eacutetait gratuite en quelque sorte Il se sentait infeacuterieur agrave ses compagnons

Bradley revenait en France ravageacute physiquement deacutevasteacute moralement Et seul au monde

Le temps ougrave agrave lordinaire se nouent la vie le caractegravere les amitieacutes formait pour lui une dureacutee maudite et deacutesertique une fosse immonde close de murailles et de barbeleacutes

Ceux qui agrave travers les mois et les mois interminables deacutepreuves de misegravere et de terreur ont cultiveacute dans une ma-niegravere de serre aussi ardente que lenfer les images de leur vie passeacutee comme un souvenir enchanteacute et une miraculeuse es-peacuterance tous ceux-lagrave quand enfin ils ont toucheacute au but sont toujours fatalement et cruellement meurtris par le choc du reacuteel Les soldats et les captifs des longues guerres ont eacuteprouveacute ce sentiment lun des plus difficiles agrave soutenir dune acircme eacutegale

Quon pense donc aux chimegraveres ineffables dont un garccedilon doueacute de limagination et de la sensibiliteacute les plus vives - et agrave lacircge ougrave elles se trouvent porteacutees agrave leur plus haut point dinten-siteacute - a pu embellir le recircve de son retour en France quand sous le bacircton et le fouet il ahanait de faim de froid deacutepuise-ment de nauseacutee de deacutegoucirct pour son propre corps flasque et briseacute et grouillant de vermine

Quon imagine ensuite le spectacle le climat quil deacutecouvre soudain lui qui ne connaicirct plus personne - agrave la lettre per-sonne - dans son pays et de qui en ce pays personne ne soccupe

Leacutelan de guerre - pour ceux du moins qui lont connu - sest eacutevanoui De tristes cendres couvrent le grand feu sacreacute de la Reacutesistance Les discussions les haines commencent agrave chemi-

JOURS FRANCS4

ner sourdement Leacutegoiumlsme lapathie la veacutenaliteacute sinstallent sur les degreacutes du temple Du temple pourri Le Marcheacute Noir

Bradley neut pas besoin de parler longtemps pour montrer son eacutetat drsquoacircme Il neacutetait quamertume aigreur et cynisme

Rien nest plus patheacutetique agrave surprendre chez un ecirctre tregraves jeune Sil accueille ces larves la vie entiegravere peut se desseacutecher dans la rancune impuissante le fiel le fleacutetrissement Une fu-reur active et mecircme lacte aveugle insenseacute de reacutevolte me paraissent preacutefeacuterables

Jessayai de montrer agrave Bradley que sa deacuteception pour deacute-chirante quelle apparucirct eacutetait ineacutevitable Elle appartenait agrave la condition humaine Je raisonnais Il ricanait

laquo Tout vaut mieux que de rester ainsi lui dis-je alors fut-ce de jeter au hasard une bombe raquo

Bradley ne me fit pas de reacuteponse mais quelque temps apregraves il mapporta sa bombe

Qui eacutetait ce livre

Il faut en faire laveu je fus eacutepouvanteacuteJavais souvent songeacute agrave la somme incalculable de haine

aux terribles treacutesors de vengeance quavaient pu amasser dans leurs entrailles soumises agrave la torture les squelettes chan-celants des camps de concentration Javais essayeacute de mefigurer la fureur qui les avait lanceacutes une fois libres contre leurs gardiens et leurs bourreaux Je croyais en avoir composeacute une notion valable

Mais le livre de Bradley deacutepassa mon attente de la mecircme maniegravere que le hurlement dun fou que la plainte du deacutelire se distinguent de tout son humain Il y avait lagrave un lyrisme eacutegareacute volcanique fangeux et saisissant Une eacuteruption de sang cor-rompu de douleur et de feacuterociteacute barbares Un charnier heacuterisseacute de massacre et de supplices Un sadisme deacutement Un rut agrave

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leacutetat de spasme Un chant macabre triomphant affreux deacute-sespeacutereacute

On ne reconnaissait plus limage de lhomme dans cette rage deacutemoniaque parmi cet enchevecirctrement de ventres deacute-gorgeant leurs intestins de tecirctes en bouillie de sexes martyri-seacutes

Et ceacutetait un Franccedilais qui avait commis cela Et il osait leacutecrire

La bombe eacutetait lagrave et javais peur Cette peur en fait une bombe agrave retardement

Jai toujours penseacute - et pense encore - quil nest pas de li-mite agrave lexpression litteacuteraire et que toute veacuteriteacute sur lhomme a droit au jour Singuliegraverement si elle est dite avec talent Et agrave mon sens une inspiration atroce mais eacutetonnante - et qui sans doute ne se retrouvera plus - eacuteclate dans la cruditeacute sauvage dans la sanguinaire effusion de ce livre

Mais jai toujours penseacute aussi que en temps de guerre rien ne doit ecirctre publieacute qui puisse servir lennemi

Or si la guerre des armes venait alors de sachever une au-tre lutte continuait avec ses fluctuations ses incertitudes et ougrave se jouait encore pour une grande part le destin de la France Il sagissait de la place quelle pouvait occuper dans un monde nouveau ougrave elle neacutetait plus heacutelas quune nation seconde

Beaucoup sinon tout deacutependait des Etats-Unis dAmeacuterique Et lagrave-bas on sapitoyait deacutejagrave sur lAllemagne on refusait de croire au supplice des camps Le teacutemoignage de Bradley ex-ploiteacute amplifieacute deacutenatureacute devait donner agrave cette campagne une arme redoutable Par ses soins le peuple franccedilais de victime deviendrait bourreau Les droits de la France agrave la reacuteparation agrave la seacutecuriteacute agrave la justice pouvaient sen trouver affaiblis Neacutetait-ce pas aider lAllemagne agrave regagner une bataille que deacutemouvoir en sa faveur lopinion publique dun pays ougrave cette opinion quand elle est deacutechaicircneacutee a tout pouvoir

Vieux deacutebat sur la veacuteriteacute et lutiliteacute la liberteacute et lopportuniteacute qui na jamais de solution que personnelle

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Je demandai agrave Bradley dattendre Il voulut bien le faire Je devine ce quil put lui en coucircter davoir agrave rentrer un tel cri

Mais deux ans et demi se sont eacutecouleacutes Bradley fait paraicirctre son livre Je ne lai pas retenu Honnecirctement je pense que mes anciens scrupules ne sont plus de saison Les jeux politi-ques sont faits Sur ce terrain ces pages ne sont plus dange-reuses

Elles ne le sont que pour leur auteurJentends deacutejagrave le concert dindignation de deacuteneacutegations

dinsultes Les eacuteternels bigots les eacuteternels hypocrites les eacuteter-nels professeurs de vertu et marchands de pudeur laquoMania-que disent-ils fou deacutegeacuteneacutereacute monstreraquo Et de crier au deacutes-honneur agrave lobsceacuteniteacute

Bradley le sait et prend ses risquesA quel sentiment obeacuteit-il en le faisant remords deacutefi besoin

de confession exorcisme Je ne le lui demanderai pasMais je sens quil y agrave lagrave une sorte de reacuteveacutelation et quelle na

jamais eacuteteacute faite avec plus de courage ni de forceJe sais que hideux sont les massacres des gardes chiour-

mes et immondes les viols mais aussi quelle est inexpiable lexeacutecution du Russe libeacutereacute qui avait cru la vengeance per-mise consacreacutee et soudain fusilleacute parce quil faut bien que lordre un jour revienne

Et je noublie pas un instant que pour se payer sans frein comme lont fait Bradley et ses compagnons ils ont eu dabord agrave souffrir sans mesure Ces damneacutes ces gargouilles insatia-bles du sang et de la chair des Allemands ce sont les Alle-mands mecircmes qui les avaient peacutetris et sculpteacutes et tireacutes du fond des acircges dont lhomme croyait avoir perdu la meacutemoire

J KESSEL

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I

ui jai tueacute avec rage avec haine avec foi avec une lucidi-teacute terrible Jai tueacute parce que javais mal dans mes yeux

dans mon cracircne dans mes oreilles dans ma poitrine et dans mon ventre et dans mon acircme Jai tueacute pendant deux semaines avec toute ma violence et tout mon meacutepris pour recouvrer le droit de vivre

Et cependant moi et mes camarades neacutetions rien neacutetions que des loques et des squelettes nauseacuteabonds et ridicules neacutetions que du vent des ombres des plaies et des pleurs neacutetions que la peau sur los et la bure rayeacutee sur la peau

Et le miracle fut de tenir de tenir durement sans pitieacute seize jours pleins et furieux

Nous avons eu des deacutegoucircts des apitoiements des gestes horribles nous avons brucircleacute des maisons pilleacute des villages brucircleacute des fermes eacutecarteleacute des ecirctres Nous avons rendu une justice effroyable et primitive nous avons ri du sang Nous avons fait naicirctre la peur les humiliations la deacutetresse la reacutevolte et la mort et la priegravere nous avons chanteacute devant les cadavres chanteacute devant les filles nues et les adolescents pacircles nous avons creuseacute des trous dans la douleur allemande Nous avons renverseacute des laquo Gretchen raquo blondes et rousses et jeu-nes et belles nous les avons prises sauvagement et sans fai-blesses en fouillant dans leur chair avec la ferveur des justi-ciers Nous avons meacutepriseacute la loi des hommes fouleacute les senti-ments nous avons accompli notre travail

O

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Et derriegravere nous derriegravere nos bras il y avait les camarades tortureacutes depuis des mois il y avait Dora Auschwitz Ravens-bruck Buchenwald Dachau Mathausen Gurs Compiegravegne et les bagnes les citadelles et les chambres agrave gaz et les couloirs sombres ougrave lon brucirclait la viande humaine il y avait les deacutepor-teacutes politiques de toutes les nations dEurope il y avait les mar-tyrs et les disparus dans lombre avec des gestes de poupeacutees lasses il y avait les servitudes il y avait ce crime de nous avoir rendus plus becirctes que les becirctes il y avait notre saleteacute notre vermine nos matricules et nos dents tremblantes Le rutabaga le chou et la flotte et les graviers et les cordes et les gibets il y avait les expeacuteriences meacutedicales la peste et le ty-phus et la folie et la terreur le front moite et la faim et les fregraveres qui se battaient pour une portion de soupe et les amis qui sanglotaient deacutepuisement avec le ventre creuseacute de taches eacutecarlates il y avait la dysenterie et leau pisseuse et puante qui seacutechappait de nos intestins il y avait les gifles et linterro-gatoire et la cigarette que lon contemplait et la chemise blan-che ou rouge ou bleue ou verte de la traductrice et les faus-ses paroles et les vraies que lon ne pouvait plus croire il y avait les cellules les laquo Verboten raquo les cruches les chacirclits et le broc et la couverture qui sentait la paille et le placirctre et la lu-miegravere dans notre nuit et nos rires de deacutegeacuteneacutereacutes de fous et de lacircches il y avait les menus fantastiques imagineacutes dans les solitudes et lrsquoangoisse il y avait les appels de laube et du matin et de lapregraves-midi et du soir il y avait les arbres de Noeumll devant les grappes de pendus

Il y avait la fanfare accompagnant les exeacutecutions il y avait les coups de bottes et les coups de fouets et le fer et le feu et la vase qui nous eacutecoeurait il y avait dans nos recircves et nos deacutesirs accumuleacutes et nos femmes et nos enfants et nos maicirc-tresses et nos chansons et Paris et ses cafeacutes ses rues et ses sursauts

Il y avait notre deacutesespoir un deacutesespoir plus grand que le monde plus grand que Dieu plus grand que tout

Il y avait les petits Polonais et les Russes arquebouteacutes dans leurs agonies minuscules il y avait ce que lon avait voulu sciemment et deacutelibeacutereacutement corrompre notre coeur

Il y avait du sang noir qui appelait un autre sang noir

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Et si nous avons tueacute cest avec joie et si nous le refaisions ce serait encore avec joie

Le massacre est une leccedilon qui sapprendOn a eu tort de nous lavoir appris

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II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

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Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

JOURS FRANCS 19

IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

JOURS FRANCS 57

- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

JOURS FRANCS58

res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

JOURS FRANCS 59

XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

JOURS FRANCS 63

XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 2: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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PREacuteFACE

ean Bradley vint agrave moi au cours de lanneacutee 1945 apregraves la consommation de la deacutefaite allemande Il portait une sorte

de message doutre tombe Un garccedilon avec lequel il avait souf-fert toutes les souffrances des camps de concentration et que les supplices avaient tueacute lui parlait souvent de moi comme dun camarade Bradley me donna une petite photographie de groupe effaceacutee indistincte Il eacutetait impossible dy deacutechiffrer un visage Le nom du jeune mort neacutetait quun preacutenom masque habituel de la guerre clandestine et neacuteveilla rien dans ma meacute-moire Je nai jamais su qui mavait envoyeacute Bradley

Lui-mecircme eacutetait un tout jeune homme long eacutemacieacute agrave la peau encore grise et creuse et sans vie avec de beaux yeux singuliers que des lunettes sombres dont il jouait selon son humeur nerveuse cachaient et deacutecouvraient tour agrave tour

Il me raconta son histoire

En juin 1940 quand il avait 17 ans ses parents furent tueacutes sur les routes de lexode par les avions qui fauchaient les co-lonnes de reacutefugieacutes Bradley revint agrave Paris Un camarade lui demanda sil voulait heacuteberger un soldat anglais Il accepta sans tregraves bien comprendre la raison et la porteacutee de ce qursquoil faisait On ne refuse pas agrave un camarade

Il fut deacutenonceacute dix-huit mois de cellule au Cherche-Midi dix-huit mois agrave Fresnes et deux anneacutees de camp Il connut les

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JOURS FRANCS 3

douleurs de tous les prisonniers et de tous les deacuteporteacutes de la Reacutesistance mais pour lui elles furent dun poids particulier Il navait pas le secours inteacuterieur de savoir quil payait un acte deacutelibeacutereacute choisi exeacutecuteacute avec amour pour une cause essen-tielle Sa torture il ne la devait quau hasard elle eacutetait gratuite en quelque sorte Il se sentait infeacuterieur agrave ses compagnons

Bradley revenait en France ravageacute physiquement deacutevasteacute moralement Et seul au monde

Le temps ougrave agrave lordinaire se nouent la vie le caractegravere les amitieacutes formait pour lui une dureacutee maudite et deacutesertique une fosse immonde close de murailles et de barbeleacutes

Ceux qui agrave travers les mois et les mois interminables deacutepreuves de misegravere et de terreur ont cultiveacute dans une ma-niegravere de serre aussi ardente que lenfer les images de leur vie passeacutee comme un souvenir enchanteacute et une miraculeuse es-peacuterance tous ceux-lagrave quand enfin ils ont toucheacute au but sont toujours fatalement et cruellement meurtris par le choc du reacuteel Les soldats et les captifs des longues guerres ont eacuteprouveacute ce sentiment lun des plus difficiles agrave soutenir dune acircme eacutegale

Quon pense donc aux chimegraveres ineffables dont un garccedilon doueacute de limagination et de la sensibiliteacute les plus vives - et agrave lacircge ougrave elles se trouvent porteacutees agrave leur plus haut point dinten-siteacute - a pu embellir le recircve de son retour en France quand sous le bacircton et le fouet il ahanait de faim de froid deacutepuise-ment de nauseacutee de deacutegoucirct pour son propre corps flasque et briseacute et grouillant de vermine

Quon imagine ensuite le spectacle le climat quil deacutecouvre soudain lui qui ne connaicirct plus personne - agrave la lettre per-sonne - dans son pays et de qui en ce pays personne ne soccupe

Leacutelan de guerre - pour ceux du moins qui lont connu - sest eacutevanoui De tristes cendres couvrent le grand feu sacreacute de la Reacutesistance Les discussions les haines commencent agrave chemi-

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ner sourdement Leacutegoiumlsme lapathie la veacutenaliteacute sinstallent sur les degreacutes du temple Du temple pourri Le Marcheacute Noir

Bradley neut pas besoin de parler longtemps pour montrer son eacutetat drsquoacircme Il neacutetait quamertume aigreur et cynisme

Rien nest plus patheacutetique agrave surprendre chez un ecirctre tregraves jeune Sil accueille ces larves la vie entiegravere peut se desseacutecher dans la rancune impuissante le fiel le fleacutetrissement Une fu-reur active et mecircme lacte aveugle insenseacute de reacutevolte me paraissent preacutefeacuterables

Jessayai de montrer agrave Bradley que sa deacuteception pour deacute-chirante quelle apparucirct eacutetait ineacutevitable Elle appartenait agrave la condition humaine Je raisonnais Il ricanait

laquo Tout vaut mieux que de rester ainsi lui dis-je alors fut-ce de jeter au hasard une bombe raquo

Bradley ne me fit pas de reacuteponse mais quelque temps apregraves il mapporta sa bombe

Qui eacutetait ce livre

Il faut en faire laveu je fus eacutepouvanteacuteJavais souvent songeacute agrave la somme incalculable de haine

aux terribles treacutesors de vengeance quavaient pu amasser dans leurs entrailles soumises agrave la torture les squelettes chan-celants des camps de concentration Javais essayeacute de mefigurer la fureur qui les avait lanceacutes une fois libres contre leurs gardiens et leurs bourreaux Je croyais en avoir composeacute une notion valable

Mais le livre de Bradley deacutepassa mon attente de la mecircme maniegravere que le hurlement dun fou que la plainte du deacutelire se distinguent de tout son humain Il y avait lagrave un lyrisme eacutegareacute volcanique fangeux et saisissant Une eacuteruption de sang cor-rompu de douleur et de feacuterociteacute barbares Un charnier heacuterisseacute de massacre et de supplices Un sadisme deacutement Un rut agrave

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leacutetat de spasme Un chant macabre triomphant affreux deacute-sespeacutereacute

On ne reconnaissait plus limage de lhomme dans cette rage deacutemoniaque parmi cet enchevecirctrement de ventres deacute-gorgeant leurs intestins de tecirctes en bouillie de sexes martyri-seacutes

Et ceacutetait un Franccedilais qui avait commis cela Et il osait leacutecrire

La bombe eacutetait lagrave et javais peur Cette peur en fait une bombe agrave retardement

Jai toujours penseacute - et pense encore - quil nest pas de li-mite agrave lexpression litteacuteraire et que toute veacuteriteacute sur lhomme a droit au jour Singuliegraverement si elle est dite avec talent Et agrave mon sens une inspiration atroce mais eacutetonnante - et qui sans doute ne se retrouvera plus - eacuteclate dans la cruditeacute sauvage dans la sanguinaire effusion de ce livre

Mais jai toujours penseacute aussi que en temps de guerre rien ne doit ecirctre publieacute qui puisse servir lennemi

Or si la guerre des armes venait alors de sachever une au-tre lutte continuait avec ses fluctuations ses incertitudes et ougrave se jouait encore pour une grande part le destin de la France Il sagissait de la place quelle pouvait occuper dans un monde nouveau ougrave elle neacutetait plus heacutelas quune nation seconde

Beaucoup sinon tout deacutependait des Etats-Unis dAmeacuterique Et lagrave-bas on sapitoyait deacutejagrave sur lAllemagne on refusait de croire au supplice des camps Le teacutemoignage de Bradley ex-ploiteacute amplifieacute deacutenatureacute devait donner agrave cette campagne une arme redoutable Par ses soins le peuple franccedilais de victime deviendrait bourreau Les droits de la France agrave la reacuteparation agrave la seacutecuriteacute agrave la justice pouvaient sen trouver affaiblis Neacutetait-ce pas aider lAllemagne agrave regagner une bataille que deacutemouvoir en sa faveur lopinion publique dun pays ougrave cette opinion quand elle est deacutechaicircneacutee a tout pouvoir

Vieux deacutebat sur la veacuteriteacute et lutiliteacute la liberteacute et lopportuniteacute qui na jamais de solution que personnelle

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Je demandai agrave Bradley dattendre Il voulut bien le faire Je devine ce quil put lui en coucircter davoir agrave rentrer un tel cri

Mais deux ans et demi se sont eacutecouleacutes Bradley fait paraicirctre son livre Je ne lai pas retenu Honnecirctement je pense que mes anciens scrupules ne sont plus de saison Les jeux politi-ques sont faits Sur ce terrain ces pages ne sont plus dange-reuses

Elles ne le sont que pour leur auteurJentends deacutejagrave le concert dindignation de deacuteneacutegations

dinsultes Les eacuteternels bigots les eacuteternels hypocrites les eacuteter-nels professeurs de vertu et marchands de pudeur laquoMania-que disent-ils fou deacutegeacuteneacutereacute monstreraquo Et de crier au deacutes-honneur agrave lobsceacuteniteacute

Bradley le sait et prend ses risquesA quel sentiment obeacuteit-il en le faisant remords deacutefi besoin

de confession exorcisme Je ne le lui demanderai pasMais je sens quil y agrave lagrave une sorte de reacuteveacutelation et quelle na

jamais eacuteteacute faite avec plus de courage ni de forceJe sais que hideux sont les massacres des gardes chiour-

mes et immondes les viols mais aussi quelle est inexpiable lexeacutecution du Russe libeacutereacute qui avait cru la vengeance per-mise consacreacutee et soudain fusilleacute parce quil faut bien que lordre un jour revienne

Et je noublie pas un instant que pour se payer sans frein comme lont fait Bradley et ses compagnons ils ont eu dabord agrave souffrir sans mesure Ces damneacutes ces gargouilles insatia-bles du sang et de la chair des Allemands ce sont les Alle-mands mecircmes qui les avaient peacutetris et sculpteacutes et tireacutes du fond des acircges dont lhomme croyait avoir perdu la meacutemoire

J KESSEL

JOURS FRANCS 7

I

ui jai tueacute avec rage avec haine avec foi avec une lucidi-teacute terrible Jai tueacute parce que javais mal dans mes yeux

dans mon cracircne dans mes oreilles dans ma poitrine et dans mon ventre et dans mon acircme Jai tueacute pendant deux semaines avec toute ma violence et tout mon meacutepris pour recouvrer le droit de vivre

Et cependant moi et mes camarades neacutetions rien neacutetions que des loques et des squelettes nauseacuteabonds et ridicules neacutetions que du vent des ombres des plaies et des pleurs neacutetions que la peau sur los et la bure rayeacutee sur la peau

Et le miracle fut de tenir de tenir durement sans pitieacute seize jours pleins et furieux

Nous avons eu des deacutegoucircts des apitoiements des gestes horribles nous avons brucircleacute des maisons pilleacute des villages brucircleacute des fermes eacutecarteleacute des ecirctres Nous avons rendu une justice effroyable et primitive nous avons ri du sang Nous avons fait naicirctre la peur les humiliations la deacutetresse la reacutevolte et la mort et la priegravere nous avons chanteacute devant les cadavres chanteacute devant les filles nues et les adolescents pacircles nous avons creuseacute des trous dans la douleur allemande Nous avons renverseacute des laquo Gretchen raquo blondes et rousses et jeu-nes et belles nous les avons prises sauvagement et sans fai-blesses en fouillant dans leur chair avec la ferveur des justi-ciers Nous avons meacutepriseacute la loi des hommes fouleacute les senti-ments nous avons accompli notre travail

O

JOURS FRANCS8

Et derriegravere nous derriegravere nos bras il y avait les camarades tortureacutes depuis des mois il y avait Dora Auschwitz Ravens-bruck Buchenwald Dachau Mathausen Gurs Compiegravegne et les bagnes les citadelles et les chambres agrave gaz et les couloirs sombres ougrave lon brucirclait la viande humaine il y avait les deacutepor-teacutes politiques de toutes les nations dEurope il y avait les mar-tyrs et les disparus dans lombre avec des gestes de poupeacutees lasses il y avait les servitudes il y avait ce crime de nous avoir rendus plus becirctes que les becirctes il y avait notre saleteacute notre vermine nos matricules et nos dents tremblantes Le rutabaga le chou et la flotte et les graviers et les cordes et les gibets il y avait les expeacuteriences meacutedicales la peste et le ty-phus et la folie et la terreur le front moite et la faim et les fregraveres qui se battaient pour une portion de soupe et les amis qui sanglotaient deacutepuisement avec le ventre creuseacute de taches eacutecarlates il y avait la dysenterie et leau pisseuse et puante qui seacutechappait de nos intestins il y avait les gifles et linterro-gatoire et la cigarette que lon contemplait et la chemise blan-che ou rouge ou bleue ou verte de la traductrice et les faus-ses paroles et les vraies que lon ne pouvait plus croire il y avait les cellules les laquo Verboten raquo les cruches les chacirclits et le broc et la couverture qui sentait la paille et le placirctre et la lu-miegravere dans notre nuit et nos rires de deacutegeacuteneacutereacutes de fous et de lacircches il y avait les menus fantastiques imagineacutes dans les solitudes et lrsquoangoisse il y avait les appels de laube et du matin et de lapregraves-midi et du soir il y avait les arbres de Noeumll devant les grappes de pendus

Il y avait la fanfare accompagnant les exeacutecutions il y avait les coups de bottes et les coups de fouets et le fer et le feu et la vase qui nous eacutecoeurait il y avait dans nos recircves et nos deacutesirs accumuleacutes et nos femmes et nos enfants et nos maicirc-tresses et nos chansons et Paris et ses cafeacutes ses rues et ses sursauts

Il y avait notre deacutesespoir un deacutesespoir plus grand que le monde plus grand que Dieu plus grand que tout

Il y avait les petits Polonais et les Russes arquebouteacutes dans leurs agonies minuscules il y avait ce que lon avait voulu sciemment et deacutelibeacutereacutement corrompre notre coeur

Il y avait du sang noir qui appelait un autre sang noir

JOURS FRANCS 9

Et si nous avons tueacute cest avec joie et si nous le refaisions ce serait encore avec joie

Le massacre est une leccedilon qui sapprendOn a eu tort de nous lavoir appris

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II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

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Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

JOURS FRANCS26

et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

JOURS FRANCS44

A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

JOURS FRANCS 45

X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

JOURS FRANCS46

peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

JOURS FRANCS 47

et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

JOURS FRANCS48

Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

JOURS FRANCS 63

XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

JOURS FRANCS64

vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 3: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JOURS FRANCS 3

douleurs de tous les prisonniers et de tous les deacuteporteacutes de la Reacutesistance mais pour lui elles furent dun poids particulier Il navait pas le secours inteacuterieur de savoir quil payait un acte deacutelibeacutereacute choisi exeacutecuteacute avec amour pour une cause essen-tielle Sa torture il ne la devait quau hasard elle eacutetait gratuite en quelque sorte Il se sentait infeacuterieur agrave ses compagnons

Bradley revenait en France ravageacute physiquement deacutevasteacute moralement Et seul au monde

Le temps ougrave agrave lordinaire se nouent la vie le caractegravere les amitieacutes formait pour lui une dureacutee maudite et deacutesertique une fosse immonde close de murailles et de barbeleacutes

Ceux qui agrave travers les mois et les mois interminables deacutepreuves de misegravere et de terreur ont cultiveacute dans une ma-niegravere de serre aussi ardente que lenfer les images de leur vie passeacutee comme un souvenir enchanteacute et une miraculeuse es-peacuterance tous ceux-lagrave quand enfin ils ont toucheacute au but sont toujours fatalement et cruellement meurtris par le choc du reacuteel Les soldats et les captifs des longues guerres ont eacuteprouveacute ce sentiment lun des plus difficiles agrave soutenir dune acircme eacutegale

Quon pense donc aux chimegraveres ineffables dont un garccedilon doueacute de limagination et de la sensibiliteacute les plus vives - et agrave lacircge ougrave elles se trouvent porteacutees agrave leur plus haut point dinten-siteacute - a pu embellir le recircve de son retour en France quand sous le bacircton et le fouet il ahanait de faim de froid deacutepuise-ment de nauseacutee de deacutegoucirct pour son propre corps flasque et briseacute et grouillant de vermine

Quon imagine ensuite le spectacle le climat quil deacutecouvre soudain lui qui ne connaicirct plus personne - agrave la lettre per-sonne - dans son pays et de qui en ce pays personne ne soccupe

Leacutelan de guerre - pour ceux du moins qui lont connu - sest eacutevanoui De tristes cendres couvrent le grand feu sacreacute de la Reacutesistance Les discussions les haines commencent agrave chemi-

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ner sourdement Leacutegoiumlsme lapathie la veacutenaliteacute sinstallent sur les degreacutes du temple Du temple pourri Le Marcheacute Noir

Bradley neut pas besoin de parler longtemps pour montrer son eacutetat drsquoacircme Il neacutetait quamertume aigreur et cynisme

Rien nest plus patheacutetique agrave surprendre chez un ecirctre tregraves jeune Sil accueille ces larves la vie entiegravere peut se desseacutecher dans la rancune impuissante le fiel le fleacutetrissement Une fu-reur active et mecircme lacte aveugle insenseacute de reacutevolte me paraissent preacutefeacuterables

Jessayai de montrer agrave Bradley que sa deacuteception pour deacute-chirante quelle apparucirct eacutetait ineacutevitable Elle appartenait agrave la condition humaine Je raisonnais Il ricanait

laquo Tout vaut mieux que de rester ainsi lui dis-je alors fut-ce de jeter au hasard une bombe raquo

Bradley ne me fit pas de reacuteponse mais quelque temps apregraves il mapporta sa bombe

Qui eacutetait ce livre

Il faut en faire laveu je fus eacutepouvanteacuteJavais souvent songeacute agrave la somme incalculable de haine

aux terribles treacutesors de vengeance quavaient pu amasser dans leurs entrailles soumises agrave la torture les squelettes chan-celants des camps de concentration Javais essayeacute de mefigurer la fureur qui les avait lanceacutes une fois libres contre leurs gardiens et leurs bourreaux Je croyais en avoir composeacute une notion valable

Mais le livre de Bradley deacutepassa mon attente de la mecircme maniegravere que le hurlement dun fou que la plainte du deacutelire se distinguent de tout son humain Il y avait lagrave un lyrisme eacutegareacute volcanique fangeux et saisissant Une eacuteruption de sang cor-rompu de douleur et de feacuterociteacute barbares Un charnier heacuterisseacute de massacre et de supplices Un sadisme deacutement Un rut agrave

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leacutetat de spasme Un chant macabre triomphant affreux deacute-sespeacutereacute

On ne reconnaissait plus limage de lhomme dans cette rage deacutemoniaque parmi cet enchevecirctrement de ventres deacute-gorgeant leurs intestins de tecirctes en bouillie de sexes martyri-seacutes

Et ceacutetait un Franccedilais qui avait commis cela Et il osait leacutecrire

La bombe eacutetait lagrave et javais peur Cette peur en fait une bombe agrave retardement

Jai toujours penseacute - et pense encore - quil nest pas de li-mite agrave lexpression litteacuteraire et que toute veacuteriteacute sur lhomme a droit au jour Singuliegraverement si elle est dite avec talent Et agrave mon sens une inspiration atroce mais eacutetonnante - et qui sans doute ne se retrouvera plus - eacuteclate dans la cruditeacute sauvage dans la sanguinaire effusion de ce livre

Mais jai toujours penseacute aussi que en temps de guerre rien ne doit ecirctre publieacute qui puisse servir lennemi

Or si la guerre des armes venait alors de sachever une au-tre lutte continuait avec ses fluctuations ses incertitudes et ougrave se jouait encore pour une grande part le destin de la France Il sagissait de la place quelle pouvait occuper dans un monde nouveau ougrave elle neacutetait plus heacutelas quune nation seconde

Beaucoup sinon tout deacutependait des Etats-Unis dAmeacuterique Et lagrave-bas on sapitoyait deacutejagrave sur lAllemagne on refusait de croire au supplice des camps Le teacutemoignage de Bradley ex-ploiteacute amplifieacute deacutenatureacute devait donner agrave cette campagne une arme redoutable Par ses soins le peuple franccedilais de victime deviendrait bourreau Les droits de la France agrave la reacuteparation agrave la seacutecuriteacute agrave la justice pouvaient sen trouver affaiblis Neacutetait-ce pas aider lAllemagne agrave regagner une bataille que deacutemouvoir en sa faveur lopinion publique dun pays ougrave cette opinion quand elle est deacutechaicircneacutee a tout pouvoir

Vieux deacutebat sur la veacuteriteacute et lutiliteacute la liberteacute et lopportuniteacute qui na jamais de solution que personnelle

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Je demandai agrave Bradley dattendre Il voulut bien le faire Je devine ce quil put lui en coucircter davoir agrave rentrer un tel cri

Mais deux ans et demi se sont eacutecouleacutes Bradley fait paraicirctre son livre Je ne lai pas retenu Honnecirctement je pense que mes anciens scrupules ne sont plus de saison Les jeux politi-ques sont faits Sur ce terrain ces pages ne sont plus dange-reuses

Elles ne le sont que pour leur auteurJentends deacutejagrave le concert dindignation de deacuteneacutegations

dinsultes Les eacuteternels bigots les eacuteternels hypocrites les eacuteter-nels professeurs de vertu et marchands de pudeur laquoMania-que disent-ils fou deacutegeacuteneacutereacute monstreraquo Et de crier au deacutes-honneur agrave lobsceacuteniteacute

Bradley le sait et prend ses risquesA quel sentiment obeacuteit-il en le faisant remords deacutefi besoin

de confession exorcisme Je ne le lui demanderai pasMais je sens quil y agrave lagrave une sorte de reacuteveacutelation et quelle na

jamais eacuteteacute faite avec plus de courage ni de forceJe sais que hideux sont les massacres des gardes chiour-

mes et immondes les viols mais aussi quelle est inexpiable lexeacutecution du Russe libeacutereacute qui avait cru la vengeance per-mise consacreacutee et soudain fusilleacute parce quil faut bien que lordre un jour revienne

Et je noublie pas un instant que pour se payer sans frein comme lont fait Bradley et ses compagnons ils ont eu dabord agrave souffrir sans mesure Ces damneacutes ces gargouilles insatia-bles du sang et de la chair des Allemands ce sont les Alle-mands mecircmes qui les avaient peacutetris et sculpteacutes et tireacutes du fond des acircges dont lhomme croyait avoir perdu la meacutemoire

J KESSEL

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I

ui jai tueacute avec rage avec haine avec foi avec une lucidi-teacute terrible Jai tueacute parce que javais mal dans mes yeux

dans mon cracircne dans mes oreilles dans ma poitrine et dans mon ventre et dans mon acircme Jai tueacute pendant deux semaines avec toute ma violence et tout mon meacutepris pour recouvrer le droit de vivre

Et cependant moi et mes camarades neacutetions rien neacutetions que des loques et des squelettes nauseacuteabonds et ridicules neacutetions que du vent des ombres des plaies et des pleurs neacutetions que la peau sur los et la bure rayeacutee sur la peau

Et le miracle fut de tenir de tenir durement sans pitieacute seize jours pleins et furieux

Nous avons eu des deacutegoucircts des apitoiements des gestes horribles nous avons brucircleacute des maisons pilleacute des villages brucircleacute des fermes eacutecarteleacute des ecirctres Nous avons rendu une justice effroyable et primitive nous avons ri du sang Nous avons fait naicirctre la peur les humiliations la deacutetresse la reacutevolte et la mort et la priegravere nous avons chanteacute devant les cadavres chanteacute devant les filles nues et les adolescents pacircles nous avons creuseacute des trous dans la douleur allemande Nous avons renverseacute des laquo Gretchen raquo blondes et rousses et jeu-nes et belles nous les avons prises sauvagement et sans fai-blesses en fouillant dans leur chair avec la ferveur des justi-ciers Nous avons meacutepriseacute la loi des hommes fouleacute les senti-ments nous avons accompli notre travail

O

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Et derriegravere nous derriegravere nos bras il y avait les camarades tortureacutes depuis des mois il y avait Dora Auschwitz Ravens-bruck Buchenwald Dachau Mathausen Gurs Compiegravegne et les bagnes les citadelles et les chambres agrave gaz et les couloirs sombres ougrave lon brucirclait la viande humaine il y avait les deacutepor-teacutes politiques de toutes les nations dEurope il y avait les mar-tyrs et les disparus dans lombre avec des gestes de poupeacutees lasses il y avait les servitudes il y avait ce crime de nous avoir rendus plus becirctes que les becirctes il y avait notre saleteacute notre vermine nos matricules et nos dents tremblantes Le rutabaga le chou et la flotte et les graviers et les cordes et les gibets il y avait les expeacuteriences meacutedicales la peste et le ty-phus et la folie et la terreur le front moite et la faim et les fregraveres qui se battaient pour une portion de soupe et les amis qui sanglotaient deacutepuisement avec le ventre creuseacute de taches eacutecarlates il y avait la dysenterie et leau pisseuse et puante qui seacutechappait de nos intestins il y avait les gifles et linterro-gatoire et la cigarette que lon contemplait et la chemise blan-che ou rouge ou bleue ou verte de la traductrice et les faus-ses paroles et les vraies que lon ne pouvait plus croire il y avait les cellules les laquo Verboten raquo les cruches les chacirclits et le broc et la couverture qui sentait la paille et le placirctre et la lu-miegravere dans notre nuit et nos rires de deacutegeacuteneacutereacutes de fous et de lacircches il y avait les menus fantastiques imagineacutes dans les solitudes et lrsquoangoisse il y avait les appels de laube et du matin et de lapregraves-midi et du soir il y avait les arbres de Noeumll devant les grappes de pendus

Il y avait la fanfare accompagnant les exeacutecutions il y avait les coups de bottes et les coups de fouets et le fer et le feu et la vase qui nous eacutecoeurait il y avait dans nos recircves et nos deacutesirs accumuleacutes et nos femmes et nos enfants et nos maicirc-tresses et nos chansons et Paris et ses cafeacutes ses rues et ses sursauts

Il y avait notre deacutesespoir un deacutesespoir plus grand que le monde plus grand que Dieu plus grand que tout

Il y avait les petits Polonais et les Russes arquebouteacutes dans leurs agonies minuscules il y avait ce que lon avait voulu sciemment et deacutelibeacutereacutement corrompre notre coeur

Il y avait du sang noir qui appelait un autre sang noir

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Et si nous avons tueacute cest avec joie et si nous le refaisions ce serait encore avec joie

Le massacre est une leccedilon qui sapprendOn a eu tort de nous lavoir appris

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II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

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Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

JOURS FRANCS54

XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

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- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 4: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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ner sourdement Leacutegoiumlsme lapathie la veacutenaliteacute sinstallent sur les degreacutes du temple Du temple pourri Le Marcheacute Noir

Bradley neut pas besoin de parler longtemps pour montrer son eacutetat drsquoacircme Il neacutetait quamertume aigreur et cynisme

Rien nest plus patheacutetique agrave surprendre chez un ecirctre tregraves jeune Sil accueille ces larves la vie entiegravere peut se desseacutecher dans la rancune impuissante le fiel le fleacutetrissement Une fu-reur active et mecircme lacte aveugle insenseacute de reacutevolte me paraissent preacutefeacuterables

Jessayai de montrer agrave Bradley que sa deacuteception pour deacute-chirante quelle apparucirct eacutetait ineacutevitable Elle appartenait agrave la condition humaine Je raisonnais Il ricanait

laquo Tout vaut mieux que de rester ainsi lui dis-je alors fut-ce de jeter au hasard une bombe raquo

Bradley ne me fit pas de reacuteponse mais quelque temps apregraves il mapporta sa bombe

Qui eacutetait ce livre

Il faut en faire laveu je fus eacutepouvanteacuteJavais souvent songeacute agrave la somme incalculable de haine

aux terribles treacutesors de vengeance quavaient pu amasser dans leurs entrailles soumises agrave la torture les squelettes chan-celants des camps de concentration Javais essayeacute de mefigurer la fureur qui les avait lanceacutes une fois libres contre leurs gardiens et leurs bourreaux Je croyais en avoir composeacute une notion valable

Mais le livre de Bradley deacutepassa mon attente de la mecircme maniegravere que le hurlement dun fou que la plainte du deacutelire se distinguent de tout son humain Il y avait lagrave un lyrisme eacutegareacute volcanique fangeux et saisissant Une eacuteruption de sang cor-rompu de douleur et de feacuterociteacute barbares Un charnier heacuterisseacute de massacre et de supplices Un sadisme deacutement Un rut agrave

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leacutetat de spasme Un chant macabre triomphant affreux deacute-sespeacutereacute

On ne reconnaissait plus limage de lhomme dans cette rage deacutemoniaque parmi cet enchevecirctrement de ventres deacute-gorgeant leurs intestins de tecirctes en bouillie de sexes martyri-seacutes

Et ceacutetait un Franccedilais qui avait commis cela Et il osait leacutecrire

La bombe eacutetait lagrave et javais peur Cette peur en fait une bombe agrave retardement

Jai toujours penseacute - et pense encore - quil nest pas de li-mite agrave lexpression litteacuteraire et que toute veacuteriteacute sur lhomme a droit au jour Singuliegraverement si elle est dite avec talent Et agrave mon sens une inspiration atroce mais eacutetonnante - et qui sans doute ne se retrouvera plus - eacuteclate dans la cruditeacute sauvage dans la sanguinaire effusion de ce livre

Mais jai toujours penseacute aussi que en temps de guerre rien ne doit ecirctre publieacute qui puisse servir lennemi

Or si la guerre des armes venait alors de sachever une au-tre lutte continuait avec ses fluctuations ses incertitudes et ougrave se jouait encore pour une grande part le destin de la France Il sagissait de la place quelle pouvait occuper dans un monde nouveau ougrave elle neacutetait plus heacutelas quune nation seconde

Beaucoup sinon tout deacutependait des Etats-Unis dAmeacuterique Et lagrave-bas on sapitoyait deacutejagrave sur lAllemagne on refusait de croire au supplice des camps Le teacutemoignage de Bradley ex-ploiteacute amplifieacute deacutenatureacute devait donner agrave cette campagne une arme redoutable Par ses soins le peuple franccedilais de victime deviendrait bourreau Les droits de la France agrave la reacuteparation agrave la seacutecuriteacute agrave la justice pouvaient sen trouver affaiblis Neacutetait-ce pas aider lAllemagne agrave regagner une bataille que deacutemouvoir en sa faveur lopinion publique dun pays ougrave cette opinion quand elle est deacutechaicircneacutee a tout pouvoir

Vieux deacutebat sur la veacuteriteacute et lutiliteacute la liberteacute et lopportuniteacute qui na jamais de solution que personnelle

JOURS FRANCS6

Je demandai agrave Bradley dattendre Il voulut bien le faire Je devine ce quil put lui en coucircter davoir agrave rentrer un tel cri

Mais deux ans et demi se sont eacutecouleacutes Bradley fait paraicirctre son livre Je ne lai pas retenu Honnecirctement je pense que mes anciens scrupules ne sont plus de saison Les jeux politi-ques sont faits Sur ce terrain ces pages ne sont plus dange-reuses

Elles ne le sont que pour leur auteurJentends deacutejagrave le concert dindignation de deacuteneacutegations

dinsultes Les eacuteternels bigots les eacuteternels hypocrites les eacuteter-nels professeurs de vertu et marchands de pudeur laquoMania-que disent-ils fou deacutegeacuteneacutereacute monstreraquo Et de crier au deacutes-honneur agrave lobsceacuteniteacute

Bradley le sait et prend ses risquesA quel sentiment obeacuteit-il en le faisant remords deacutefi besoin

de confession exorcisme Je ne le lui demanderai pasMais je sens quil y agrave lagrave une sorte de reacuteveacutelation et quelle na

jamais eacuteteacute faite avec plus de courage ni de forceJe sais que hideux sont les massacres des gardes chiour-

mes et immondes les viols mais aussi quelle est inexpiable lexeacutecution du Russe libeacutereacute qui avait cru la vengeance per-mise consacreacutee et soudain fusilleacute parce quil faut bien que lordre un jour revienne

Et je noublie pas un instant que pour se payer sans frein comme lont fait Bradley et ses compagnons ils ont eu dabord agrave souffrir sans mesure Ces damneacutes ces gargouilles insatia-bles du sang et de la chair des Allemands ce sont les Alle-mands mecircmes qui les avaient peacutetris et sculpteacutes et tireacutes du fond des acircges dont lhomme croyait avoir perdu la meacutemoire

J KESSEL

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I

ui jai tueacute avec rage avec haine avec foi avec une lucidi-teacute terrible Jai tueacute parce que javais mal dans mes yeux

dans mon cracircne dans mes oreilles dans ma poitrine et dans mon ventre et dans mon acircme Jai tueacute pendant deux semaines avec toute ma violence et tout mon meacutepris pour recouvrer le droit de vivre

Et cependant moi et mes camarades neacutetions rien neacutetions que des loques et des squelettes nauseacuteabonds et ridicules neacutetions que du vent des ombres des plaies et des pleurs neacutetions que la peau sur los et la bure rayeacutee sur la peau

Et le miracle fut de tenir de tenir durement sans pitieacute seize jours pleins et furieux

Nous avons eu des deacutegoucircts des apitoiements des gestes horribles nous avons brucircleacute des maisons pilleacute des villages brucircleacute des fermes eacutecarteleacute des ecirctres Nous avons rendu une justice effroyable et primitive nous avons ri du sang Nous avons fait naicirctre la peur les humiliations la deacutetresse la reacutevolte et la mort et la priegravere nous avons chanteacute devant les cadavres chanteacute devant les filles nues et les adolescents pacircles nous avons creuseacute des trous dans la douleur allemande Nous avons renverseacute des laquo Gretchen raquo blondes et rousses et jeu-nes et belles nous les avons prises sauvagement et sans fai-blesses en fouillant dans leur chair avec la ferveur des justi-ciers Nous avons meacutepriseacute la loi des hommes fouleacute les senti-ments nous avons accompli notre travail

O

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Et derriegravere nous derriegravere nos bras il y avait les camarades tortureacutes depuis des mois il y avait Dora Auschwitz Ravens-bruck Buchenwald Dachau Mathausen Gurs Compiegravegne et les bagnes les citadelles et les chambres agrave gaz et les couloirs sombres ougrave lon brucirclait la viande humaine il y avait les deacutepor-teacutes politiques de toutes les nations dEurope il y avait les mar-tyrs et les disparus dans lombre avec des gestes de poupeacutees lasses il y avait les servitudes il y avait ce crime de nous avoir rendus plus becirctes que les becirctes il y avait notre saleteacute notre vermine nos matricules et nos dents tremblantes Le rutabaga le chou et la flotte et les graviers et les cordes et les gibets il y avait les expeacuteriences meacutedicales la peste et le ty-phus et la folie et la terreur le front moite et la faim et les fregraveres qui se battaient pour une portion de soupe et les amis qui sanglotaient deacutepuisement avec le ventre creuseacute de taches eacutecarlates il y avait la dysenterie et leau pisseuse et puante qui seacutechappait de nos intestins il y avait les gifles et linterro-gatoire et la cigarette que lon contemplait et la chemise blan-che ou rouge ou bleue ou verte de la traductrice et les faus-ses paroles et les vraies que lon ne pouvait plus croire il y avait les cellules les laquo Verboten raquo les cruches les chacirclits et le broc et la couverture qui sentait la paille et le placirctre et la lu-miegravere dans notre nuit et nos rires de deacutegeacuteneacutereacutes de fous et de lacircches il y avait les menus fantastiques imagineacutes dans les solitudes et lrsquoangoisse il y avait les appels de laube et du matin et de lapregraves-midi et du soir il y avait les arbres de Noeumll devant les grappes de pendus

Il y avait la fanfare accompagnant les exeacutecutions il y avait les coups de bottes et les coups de fouets et le fer et le feu et la vase qui nous eacutecoeurait il y avait dans nos recircves et nos deacutesirs accumuleacutes et nos femmes et nos enfants et nos maicirc-tresses et nos chansons et Paris et ses cafeacutes ses rues et ses sursauts

Il y avait notre deacutesespoir un deacutesespoir plus grand que le monde plus grand que Dieu plus grand que tout

Il y avait les petits Polonais et les Russes arquebouteacutes dans leurs agonies minuscules il y avait ce que lon avait voulu sciemment et deacutelibeacutereacutement corrompre notre coeur

Il y avait du sang noir qui appelait un autre sang noir

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Et si nous avons tueacute cest avec joie et si nous le refaisions ce serait encore avec joie

Le massacre est une leccedilon qui sapprendOn a eu tort de nous lavoir appris

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II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

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Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

JOURS FRANCS44

A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

JOURS FRANCS 45

X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

JOURS FRANCS46

peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

JOURS FRANCS 47

et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

JOURS FRANCS48

Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

JOURS FRANCS 63

XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

JOURS FRANCS64

vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 5: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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leacutetat de spasme Un chant macabre triomphant affreux deacute-sespeacutereacute

On ne reconnaissait plus limage de lhomme dans cette rage deacutemoniaque parmi cet enchevecirctrement de ventres deacute-gorgeant leurs intestins de tecirctes en bouillie de sexes martyri-seacutes

Et ceacutetait un Franccedilais qui avait commis cela Et il osait leacutecrire

La bombe eacutetait lagrave et javais peur Cette peur en fait une bombe agrave retardement

Jai toujours penseacute - et pense encore - quil nest pas de li-mite agrave lexpression litteacuteraire et que toute veacuteriteacute sur lhomme a droit au jour Singuliegraverement si elle est dite avec talent Et agrave mon sens une inspiration atroce mais eacutetonnante - et qui sans doute ne se retrouvera plus - eacuteclate dans la cruditeacute sauvage dans la sanguinaire effusion de ce livre

Mais jai toujours penseacute aussi que en temps de guerre rien ne doit ecirctre publieacute qui puisse servir lennemi

Or si la guerre des armes venait alors de sachever une au-tre lutte continuait avec ses fluctuations ses incertitudes et ougrave se jouait encore pour une grande part le destin de la France Il sagissait de la place quelle pouvait occuper dans un monde nouveau ougrave elle neacutetait plus heacutelas quune nation seconde

Beaucoup sinon tout deacutependait des Etats-Unis dAmeacuterique Et lagrave-bas on sapitoyait deacutejagrave sur lAllemagne on refusait de croire au supplice des camps Le teacutemoignage de Bradley ex-ploiteacute amplifieacute deacutenatureacute devait donner agrave cette campagne une arme redoutable Par ses soins le peuple franccedilais de victime deviendrait bourreau Les droits de la France agrave la reacuteparation agrave la seacutecuriteacute agrave la justice pouvaient sen trouver affaiblis Neacutetait-ce pas aider lAllemagne agrave regagner une bataille que deacutemouvoir en sa faveur lopinion publique dun pays ougrave cette opinion quand elle est deacutechaicircneacutee a tout pouvoir

Vieux deacutebat sur la veacuteriteacute et lutiliteacute la liberteacute et lopportuniteacute qui na jamais de solution que personnelle

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Je demandai agrave Bradley dattendre Il voulut bien le faire Je devine ce quil put lui en coucircter davoir agrave rentrer un tel cri

Mais deux ans et demi se sont eacutecouleacutes Bradley fait paraicirctre son livre Je ne lai pas retenu Honnecirctement je pense que mes anciens scrupules ne sont plus de saison Les jeux politi-ques sont faits Sur ce terrain ces pages ne sont plus dange-reuses

Elles ne le sont que pour leur auteurJentends deacutejagrave le concert dindignation de deacuteneacutegations

dinsultes Les eacuteternels bigots les eacuteternels hypocrites les eacuteter-nels professeurs de vertu et marchands de pudeur laquoMania-que disent-ils fou deacutegeacuteneacutereacute monstreraquo Et de crier au deacutes-honneur agrave lobsceacuteniteacute

Bradley le sait et prend ses risquesA quel sentiment obeacuteit-il en le faisant remords deacutefi besoin

de confession exorcisme Je ne le lui demanderai pasMais je sens quil y agrave lagrave une sorte de reacuteveacutelation et quelle na

jamais eacuteteacute faite avec plus de courage ni de forceJe sais que hideux sont les massacres des gardes chiour-

mes et immondes les viols mais aussi quelle est inexpiable lexeacutecution du Russe libeacutereacute qui avait cru la vengeance per-mise consacreacutee et soudain fusilleacute parce quil faut bien que lordre un jour revienne

Et je noublie pas un instant que pour se payer sans frein comme lont fait Bradley et ses compagnons ils ont eu dabord agrave souffrir sans mesure Ces damneacutes ces gargouilles insatia-bles du sang et de la chair des Allemands ce sont les Alle-mands mecircmes qui les avaient peacutetris et sculpteacutes et tireacutes du fond des acircges dont lhomme croyait avoir perdu la meacutemoire

J KESSEL

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I

ui jai tueacute avec rage avec haine avec foi avec une lucidi-teacute terrible Jai tueacute parce que javais mal dans mes yeux

dans mon cracircne dans mes oreilles dans ma poitrine et dans mon ventre et dans mon acircme Jai tueacute pendant deux semaines avec toute ma violence et tout mon meacutepris pour recouvrer le droit de vivre

Et cependant moi et mes camarades neacutetions rien neacutetions que des loques et des squelettes nauseacuteabonds et ridicules neacutetions que du vent des ombres des plaies et des pleurs neacutetions que la peau sur los et la bure rayeacutee sur la peau

Et le miracle fut de tenir de tenir durement sans pitieacute seize jours pleins et furieux

Nous avons eu des deacutegoucircts des apitoiements des gestes horribles nous avons brucircleacute des maisons pilleacute des villages brucircleacute des fermes eacutecarteleacute des ecirctres Nous avons rendu une justice effroyable et primitive nous avons ri du sang Nous avons fait naicirctre la peur les humiliations la deacutetresse la reacutevolte et la mort et la priegravere nous avons chanteacute devant les cadavres chanteacute devant les filles nues et les adolescents pacircles nous avons creuseacute des trous dans la douleur allemande Nous avons renverseacute des laquo Gretchen raquo blondes et rousses et jeu-nes et belles nous les avons prises sauvagement et sans fai-blesses en fouillant dans leur chair avec la ferveur des justi-ciers Nous avons meacutepriseacute la loi des hommes fouleacute les senti-ments nous avons accompli notre travail

O

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Et derriegravere nous derriegravere nos bras il y avait les camarades tortureacutes depuis des mois il y avait Dora Auschwitz Ravens-bruck Buchenwald Dachau Mathausen Gurs Compiegravegne et les bagnes les citadelles et les chambres agrave gaz et les couloirs sombres ougrave lon brucirclait la viande humaine il y avait les deacutepor-teacutes politiques de toutes les nations dEurope il y avait les mar-tyrs et les disparus dans lombre avec des gestes de poupeacutees lasses il y avait les servitudes il y avait ce crime de nous avoir rendus plus becirctes que les becirctes il y avait notre saleteacute notre vermine nos matricules et nos dents tremblantes Le rutabaga le chou et la flotte et les graviers et les cordes et les gibets il y avait les expeacuteriences meacutedicales la peste et le ty-phus et la folie et la terreur le front moite et la faim et les fregraveres qui se battaient pour une portion de soupe et les amis qui sanglotaient deacutepuisement avec le ventre creuseacute de taches eacutecarlates il y avait la dysenterie et leau pisseuse et puante qui seacutechappait de nos intestins il y avait les gifles et linterro-gatoire et la cigarette que lon contemplait et la chemise blan-che ou rouge ou bleue ou verte de la traductrice et les faus-ses paroles et les vraies que lon ne pouvait plus croire il y avait les cellules les laquo Verboten raquo les cruches les chacirclits et le broc et la couverture qui sentait la paille et le placirctre et la lu-miegravere dans notre nuit et nos rires de deacutegeacuteneacutereacutes de fous et de lacircches il y avait les menus fantastiques imagineacutes dans les solitudes et lrsquoangoisse il y avait les appels de laube et du matin et de lapregraves-midi et du soir il y avait les arbres de Noeumll devant les grappes de pendus

Il y avait la fanfare accompagnant les exeacutecutions il y avait les coups de bottes et les coups de fouets et le fer et le feu et la vase qui nous eacutecoeurait il y avait dans nos recircves et nos deacutesirs accumuleacutes et nos femmes et nos enfants et nos maicirc-tresses et nos chansons et Paris et ses cafeacutes ses rues et ses sursauts

Il y avait notre deacutesespoir un deacutesespoir plus grand que le monde plus grand que Dieu plus grand que tout

Il y avait les petits Polonais et les Russes arquebouteacutes dans leurs agonies minuscules il y avait ce que lon avait voulu sciemment et deacutelibeacutereacutement corrompre notre coeur

Il y avait du sang noir qui appelait un autre sang noir

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Et si nous avons tueacute cest avec joie et si nous le refaisions ce serait encore avec joie

Le massacre est une leccedilon qui sapprendOn a eu tort de nous lavoir appris

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II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

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Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

JOURS FRANCS 21

moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

JOURS FRANCS36

VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

JOURS FRANCS56

lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

JOURS FRANCS 57

- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

JOURS FRANCS58

res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

JOURS FRANCS 59

XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

JOURS FRANCS60

- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

JOURS FRANCS 61

sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

JOURS FRANCS 63

XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

JOURS FRANCS64

vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

JOURS FRANCS66

XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 6: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JOURS FRANCS6

Je demandai agrave Bradley dattendre Il voulut bien le faire Je devine ce quil put lui en coucircter davoir agrave rentrer un tel cri

Mais deux ans et demi se sont eacutecouleacutes Bradley fait paraicirctre son livre Je ne lai pas retenu Honnecirctement je pense que mes anciens scrupules ne sont plus de saison Les jeux politi-ques sont faits Sur ce terrain ces pages ne sont plus dange-reuses

Elles ne le sont que pour leur auteurJentends deacutejagrave le concert dindignation de deacuteneacutegations

dinsultes Les eacuteternels bigots les eacuteternels hypocrites les eacuteter-nels professeurs de vertu et marchands de pudeur laquoMania-que disent-ils fou deacutegeacuteneacutereacute monstreraquo Et de crier au deacutes-honneur agrave lobsceacuteniteacute

Bradley le sait et prend ses risquesA quel sentiment obeacuteit-il en le faisant remords deacutefi besoin

de confession exorcisme Je ne le lui demanderai pasMais je sens quil y agrave lagrave une sorte de reacuteveacutelation et quelle na

jamais eacuteteacute faite avec plus de courage ni de forceJe sais que hideux sont les massacres des gardes chiour-

mes et immondes les viols mais aussi quelle est inexpiable lexeacutecution du Russe libeacutereacute qui avait cru la vengeance per-mise consacreacutee et soudain fusilleacute parce quil faut bien que lordre un jour revienne

Et je noublie pas un instant que pour se payer sans frein comme lont fait Bradley et ses compagnons ils ont eu dabord agrave souffrir sans mesure Ces damneacutes ces gargouilles insatia-bles du sang et de la chair des Allemands ce sont les Alle-mands mecircmes qui les avaient peacutetris et sculpteacutes et tireacutes du fond des acircges dont lhomme croyait avoir perdu la meacutemoire

J KESSEL

JOURS FRANCS 7

I

ui jai tueacute avec rage avec haine avec foi avec une lucidi-teacute terrible Jai tueacute parce que javais mal dans mes yeux

dans mon cracircne dans mes oreilles dans ma poitrine et dans mon ventre et dans mon acircme Jai tueacute pendant deux semaines avec toute ma violence et tout mon meacutepris pour recouvrer le droit de vivre

Et cependant moi et mes camarades neacutetions rien neacutetions que des loques et des squelettes nauseacuteabonds et ridicules neacutetions que du vent des ombres des plaies et des pleurs neacutetions que la peau sur los et la bure rayeacutee sur la peau

Et le miracle fut de tenir de tenir durement sans pitieacute seize jours pleins et furieux

Nous avons eu des deacutegoucircts des apitoiements des gestes horribles nous avons brucircleacute des maisons pilleacute des villages brucircleacute des fermes eacutecarteleacute des ecirctres Nous avons rendu une justice effroyable et primitive nous avons ri du sang Nous avons fait naicirctre la peur les humiliations la deacutetresse la reacutevolte et la mort et la priegravere nous avons chanteacute devant les cadavres chanteacute devant les filles nues et les adolescents pacircles nous avons creuseacute des trous dans la douleur allemande Nous avons renverseacute des laquo Gretchen raquo blondes et rousses et jeu-nes et belles nous les avons prises sauvagement et sans fai-blesses en fouillant dans leur chair avec la ferveur des justi-ciers Nous avons meacutepriseacute la loi des hommes fouleacute les senti-ments nous avons accompli notre travail

O

JOURS FRANCS8

Et derriegravere nous derriegravere nos bras il y avait les camarades tortureacutes depuis des mois il y avait Dora Auschwitz Ravens-bruck Buchenwald Dachau Mathausen Gurs Compiegravegne et les bagnes les citadelles et les chambres agrave gaz et les couloirs sombres ougrave lon brucirclait la viande humaine il y avait les deacutepor-teacutes politiques de toutes les nations dEurope il y avait les mar-tyrs et les disparus dans lombre avec des gestes de poupeacutees lasses il y avait les servitudes il y avait ce crime de nous avoir rendus plus becirctes que les becirctes il y avait notre saleteacute notre vermine nos matricules et nos dents tremblantes Le rutabaga le chou et la flotte et les graviers et les cordes et les gibets il y avait les expeacuteriences meacutedicales la peste et le ty-phus et la folie et la terreur le front moite et la faim et les fregraveres qui se battaient pour une portion de soupe et les amis qui sanglotaient deacutepuisement avec le ventre creuseacute de taches eacutecarlates il y avait la dysenterie et leau pisseuse et puante qui seacutechappait de nos intestins il y avait les gifles et linterro-gatoire et la cigarette que lon contemplait et la chemise blan-che ou rouge ou bleue ou verte de la traductrice et les faus-ses paroles et les vraies que lon ne pouvait plus croire il y avait les cellules les laquo Verboten raquo les cruches les chacirclits et le broc et la couverture qui sentait la paille et le placirctre et la lu-miegravere dans notre nuit et nos rires de deacutegeacuteneacutereacutes de fous et de lacircches il y avait les menus fantastiques imagineacutes dans les solitudes et lrsquoangoisse il y avait les appels de laube et du matin et de lapregraves-midi et du soir il y avait les arbres de Noeumll devant les grappes de pendus

Il y avait la fanfare accompagnant les exeacutecutions il y avait les coups de bottes et les coups de fouets et le fer et le feu et la vase qui nous eacutecoeurait il y avait dans nos recircves et nos deacutesirs accumuleacutes et nos femmes et nos enfants et nos maicirc-tresses et nos chansons et Paris et ses cafeacutes ses rues et ses sursauts

Il y avait notre deacutesespoir un deacutesespoir plus grand que le monde plus grand que Dieu plus grand que tout

Il y avait les petits Polonais et les Russes arquebouteacutes dans leurs agonies minuscules il y avait ce que lon avait voulu sciemment et deacutelibeacutereacutement corrompre notre coeur

Il y avait du sang noir qui appelait un autre sang noir

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Et si nous avons tueacute cest avec joie et si nous le refaisions ce serait encore avec joie

Le massacre est une leccedilon qui sapprendOn a eu tort de nous lavoir appris

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II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

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Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

JOURS FRANCS 49

superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

JOURS FRANCS52

Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

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- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 7: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JOURS FRANCS 7

I

ui jai tueacute avec rage avec haine avec foi avec une lucidi-teacute terrible Jai tueacute parce que javais mal dans mes yeux

dans mon cracircne dans mes oreilles dans ma poitrine et dans mon ventre et dans mon acircme Jai tueacute pendant deux semaines avec toute ma violence et tout mon meacutepris pour recouvrer le droit de vivre

Et cependant moi et mes camarades neacutetions rien neacutetions que des loques et des squelettes nauseacuteabonds et ridicules neacutetions que du vent des ombres des plaies et des pleurs neacutetions que la peau sur los et la bure rayeacutee sur la peau

Et le miracle fut de tenir de tenir durement sans pitieacute seize jours pleins et furieux

Nous avons eu des deacutegoucircts des apitoiements des gestes horribles nous avons brucircleacute des maisons pilleacute des villages brucircleacute des fermes eacutecarteleacute des ecirctres Nous avons rendu une justice effroyable et primitive nous avons ri du sang Nous avons fait naicirctre la peur les humiliations la deacutetresse la reacutevolte et la mort et la priegravere nous avons chanteacute devant les cadavres chanteacute devant les filles nues et les adolescents pacircles nous avons creuseacute des trous dans la douleur allemande Nous avons renverseacute des laquo Gretchen raquo blondes et rousses et jeu-nes et belles nous les avons prises sauvagement et sans fai-blesses en fouillant dans leur chair avec la ferveur des justi-ciers Nous avons meacutepriseacute la loi des hommes fouleacute les senti-ments nous avons accompli notre travail

O

JOURS FRANCS8

Et derriegravere nous derriegravere nos bras il y avait les camarades tortureacutes depuis des mois il y avait Dora Auschwitz Ravens-bruck Buchenwald Dachau Mathausen Gurs Compiegravegne et les bagnes les citadelles et les chambres agrave gaz et les couloirs sombres ougrave lon brucirclait la viande humaine il y avait les deacutepor-teacutes politiques de toutes les nations dEurope il y avait les mar-tyrs et les disparus dans lombre avec des gestes de poupeacutees lasses il y avait les servitudes il y avait ce crime de nous avoir rendus plus becirctes que les becirctes il y avait notre saleteacute notre vermine nos matricules et nos dents tremblantes Le rutabaga le chou et la flotte et les graviers et les cordes et les gibets il y avait les expeacuteriences meacutedicales la peste et le ty-phus et la folie et la terreur le front moite et la faim et les fregraveres qui se battaient pour une portion de soupe et les amis qui sanglotaient deacutepuisement avec le ventre creuseacute de taches eacutecarlates il y avait la dysenterie et leau pisseuse et puante qui seacutechappait de nos intestins il y avait les gifles et linterro-gatoire et la cigarette que lon contemplait et la chemise blan-che ou rouge ou bleue ou verte de la traductrice et les faus-ses paroles et les vraies que lon ne pouvait plus croire il y avait les cellules les laquo Verboten raquo les cruches les chacirclits et le broc et la couverture qui sentait la paille et le placirctre et la lu-miegravere dans notre nuit et nos rires de deacutegeacuteneacutereacutes de fous et de lacircches il y avait les menus fantastiques imagineacutes dans les solitudes et lrsquoangoisse il y avait les appels de laube et du matin et de lapregraves-midi et du soir il y avait les arbres de Noeumll devant les grappes de pendus

Il y avait la fanfare accompagnant les exeacutecutions il y avait les coups de bottes et les coups de fouets et le fer et le feu et la vase qui nous eacutecoeurait il y avait dans nos recircves et nos deacutesirs accumuleacutes et nos femmes et nos enfants et nos maicirc-tresses et nos chansons et Paris et ses cafeacutes ses rues et ses sursauts

Il y avait notre deacutesespoir un deacutesespoir plus grand que le monde plus grand que Dieu plus grand que tout

Il y avait les petits Polonais et les Russes arquebouteacutes dans leurs agonies minuscules il y avait ce que lon avait voulu sciemment et deacutelibeacutereacutement corrompre notre coeur

Il y avait du sang noir qui appelait un autre sang noir

JOURS FRANCS 9

Et si nous avons tueacute cest avec joie et si nous le refaisions ce serait encore avec joie

Le massacre est une leccedilon qui sapprendOn a eu tort de nous lavoir appris

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II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

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Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

JOURS FRANCS 63

XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

JOURS FRANCS64

vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

JOURS FRANCS 65

Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

JOURS FRANCS66

XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 8: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JOURS FRANCS8

Et derriegravere nous derriegravere nos bras il y avait les camarades tortureacutes depuis des mois il y avait Dora Auschwitz Ravens-bruck Buchenwald Dachau Mathausen Gurs Compiegravegne et les bagnes les citadelles et les chambres agrave gaz et les couloirs sombres ougrave lon brucirclait la viande humaine il y avait les deacutepor-teacutes politiques de toutes les nations dEurope il y avait les mar-tyrs et les disparus dans lombre avec des gestes de poupeacutees lasses il y avait les servitudes il y avait ce crime de nous avoir rendus plus becirctes que les becirctes il y avait notre saleteacute notre vermine nos matricules et nos dents tremblantes Le rutabaga le chou et la flotte et les graviers et les cordes et les gibets il y avait les expeacuteriences meacutedicales la peste et le ty-phus et la folie et la terreur le front moite et la faim et les fregraveres qui se battaient pour une portion de soupe et les amis qui sanglotaient deacutepuisement avec le ventre creuseacute de taches eacutecarlates il y avait la dysenterie et leau pisseuse et puante qui seacutechappait de nos intestins il y avait les gifles et linterro-gatoire et la cigarette que lon contemplait et la chemise blan-che ou rouge ou bleue ou verte de la traductrice et les faus-ses paroles et les vraies que lon ne pouvait plus croire il y avait les cellules les laquo Verboten raquo les cruches les chacirclits et le broc et la couverture qui sentait la paille et le placirctre et la lu-miegravere dans notre nuit et nos rires de deacutegeacuteneacutereacutes de fous et de lacircches il y avait les menus fantastiques imagineacutes dans les solitudes et lrsquoangoisse il y avait les appels de laube et du matin et de lapregraves-midi et du soir il y avait les arbres de Noeumll devant les grappes de pendus

Il y avait la fanfare accompagnant les exeacutecutions il y avait les coups de bottes et les coups de fouets et le fer et le feu et la vase qui nous eacutecoeurait il y avait dans nos recircves et nos deacutesirs accumuleacutes et nos femmes et nos enfants et nos maicirc-tresses et nos chansons et Paris et ses cafeacutes ses rues et ses sursauts

Il y avait notre deacutesespoir un deacutesespoir plus grand que le monde plus grand que Dieu plus grand que tout

Il y avait les petits Polonais et les Russes arquebouteacutes dans leurs agonies minuscules il y avait ce que lon avait voulu sciemment et deacutelibeacutereacutement corrompre notre coeur

Il y avait du sang noir qui appelait un autre sang noir

JOURS FRANCS 9

Et si nous avons tueacute cest avec joie et si nous le refaisions ce serait encore avec joie

Le massacre est une leccedilon qui sapprendOn a eu tort de nous lavoir appris

JOURS FRANCS10

II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

JOURS FRANCS 11

Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

JOURS FRANCS 13

reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

JOURS FRANCS14

III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

JOURS FRANCS 15

Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

JOURS FRANCS16

Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

JOURS FRANCS18

Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

JOURS FRANCS 19

IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

JOURS FRANCS20

Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

JOURS FRANCS 57

- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

JOURS FRANCS58

res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

JOURS FRANCS 59

XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 9: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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Et si nous avons tueacute cest avec joie et si nous le refaisions ce serait encore avec joie

Le massacre est une leccedilon qui sapprendOn a eu tort de nous lavoir appris

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II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

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Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

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- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 10: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JOURS FRANCS10

II

ur le toit de la laquo Polizei Presidium raquo de Dusseldorf je contemple la ruine et leacutecroulement de la Rheacutenanie Labou-

reacutee par lassaut victorieux des chars ameacutericains elle flambe aux trois pocircles de lhorizon Le quatriegraveme cest le Rhin avec derriegravere lui Oberkassel conquise depuis six semaines

Dusseldorf sest tue peacutetrifieacutee par les bombes au phosphore et soumise en preacutesence de soldats eacutetrangers aux humiliations totales Une rumeur sourde faite des bruits innombrables des laquoJeepsraquo et des laquoDodgesraquo sen eacutechappe Parfois un coup de feu un racircle qui voudrait appeler et surtout des hurlements en toutes les langues Lon devine les races rien quagrave leur parler et le pillage agrave lheure actuelle est maicirctre de la ville Les haines sassouvissent les magasins dalimentation volent en eacuteclat les stocks de chaussures ruissellent sur le paveacute et les costumes vont revecirctir des quantiteacutes innombrables dhommes agrave nouveau libres La bataille de revanche bat son plein Il est bon de crier un laquoHeil Hitlerraquo ironique aux anciens seigneurs devenus es-claves il est bon de saisir agrave pleins bras une fille blonde qui pendant de longues anneacutees vous a accableacute de son meacutepris et de lui faire sentir la violence de la possession et de la rage Il est bon douvrir des tripes et de ne point les refermer il est bon deacutetrangler un Allemand et de laisser sur sa nuque la mar-que rouge de dix doigts enfin ressusciteacutes

Les souffrances ont deacutechaicircneacute la soif du meurtre et on cher-che sa part de repreacutesailles Dusseldorf-Ankrhein paie sa dette de guerre dorgueil et de cruauteacute avec du sang de la sueur et des larmes

S

JOURS FRANCS 11

Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

JOURS FRANCS 49

superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

JOURS FRANCS52

Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

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- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 11: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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Au loin vers le nord Essen Bochum Gelsenkirchen arse-naux du Reich pulveacuteriseacutes par les escadrilles anglo-saxonnes et les combats de rues brucirclent brucirclent en flammes eacutepaisses et lourdes avec des flambeaux gigantesques au sommet des incendies Le vent apporte une odeur de cendre et de bois chaud qui fait dilater les narines A lEst Wupertal ougrave de san-glants combats eurent lieu principalement autour de lrsquoautostrade oscille de droite agrave gauche et ouvre son ventre au carnage avec un souffle dagonie La province rheacutenane est lagrave pantelante et morte Morte par la gracircce de ses maicirctres morte par le fer de ses ennemis morte par le sursaut de ses victi-mes

Rattingen aussi titube avec la destruction Rattingen ougrave le monument principal eacutetait limmeuble de la Gestapo Rattingen ougrave les chambres de torture engloutissaient des fourneacutees hallu-cinantes de cadavres

Et cest une eacutetrange sensation que decirctre maintenant libre en chemise rayeacutee de forccedilat revolver agrave la hanche Chesterfield agrave la bouche et de contempler les ruines de son ancien cal-vaire

Jouvre la poitrine agrave laube et mes mains et ma tecircte et mes dents

Rattingen ougrave le jour qui preacuteceacuteda la libeacuteration 600 Russes furent pendus par grappes entiegraveres Rattingen agrave lentraille fumante disparaicirct de la carte du monde

Il eacutetait 4 heures du matin lorsque les chars allieacutes forcegraverent la porte du camp Les SS seacutetaient reacutefugieacutes dans les miradors et se barricadaient De tous les laquolagsraquo ce fut une rueacutee vers les tanks Bientocirct ceux-ci furent entoureacutes dune foule compacte aux cheveux courts et qui beacutegayait dadmiration

Les hommes en kaki nous contemplaient

laquoAmerican American Americanraquo

Nos yeux morts regardaient leurs yeux dun autre univers Et subitement ce fut une explosion denthousiasme Nous bondicirc-mes sur eux avec des baisers des cris des sanglots et des

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

JOURS FRANCS 29

Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

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- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 12: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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rires Des chocolats des cigarettes des rations K sortirent de toutes leurs vestes On mangea comme des brutes et on se retourna contre nos bourreaux Ah quelle chasse Javais une barre de fer dans les mains et tout ce qui eacutetait gris je le fracas-sais Les SS mettaient les bras contre leur figure la barre vo-lait et cassait lhomme qui sabattait en petits soubresauts craintifsLes laquoLagsraquo on y mettait le feu on deacuteversait de lessence agrave seaux et avec des pelles et des fourches 220 gammeacutes connu-rent la mort Ils couraient comme des lapins en furie on leur sautait agrave la gorge et dessous le menton senfonccedilait lacier Il y en eut qui furent sabreacutes depuis le ventre jusquau coeur Les Russes coupaient des oreilles et des bras Un feldwebel eut les deux jambes arracheacutees et perdit son sang en quelques minutes avec des hurlements de becircte hallucineacutee Sa femme fut attacheacutee jupes au vent agrave quatre piquets ficheacutes au sol et tour agrave tour une leacutegion de damneacutes en pantalons ouverts vint prendre sa jouissance Au deacutebut la gueuse cria A la fin elle remuait encore faiblement la poitrine ses seins eacutetaient laceacutereacutes de grif-fes et ses cuisses ougrave les deux jarretelles pendaient lamenta-blement eacutetaient recouvertes de glu

Un petit boche qui nous enlevait les ongles un par un fut li-goteacute agrave un poteau Une corde fut mise agrave sa tecircte et huit hommes tiregraverent sur cette corde jusquau moment ougrave le cracircne se deacuteta-cha du tronc

Du sang oh il y en avait dans cette nuit de vengeance On cassait des reins des os on broyait des muscles dans une atmosphegravere dextermination

Le gardien qui me fit fouetter pour une tentative de reacutevoltecent deacutetenus lui donnegraverent des coups furieux et un chien le deacutepeccedila Je revois encore son visage craquer dans la gueule de la becircte

Jusque vers huit heures cette folie continua Apregraves il y eut une espegravece dabattement Le jour seacutetait leveacute et des dizaines de cadavres affreusement comiques jonchaient le sol Plu-sieurs eacutetaient complegravetement nus et lon distinguait parfois le ta-touage SS au-dessous de laisselle De grosses flaques de sang noir eacuteclaboussaient les murs et les alleacutees Nous avions

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

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III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

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- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

JOURS FRANCS64

vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

JOURS FRANCS 67

sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 13: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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reacutecupeacutereacute notre existence quavait pourrie le camp de concen-tration Nous avions tueacute

De temps en temps une vague plainte surgissait vite eacutetouf-feacutee par un talon Quelques hommes sacharnaient sur les res-tes des anciens soldats drsquoHitler en sautant pieds joints sur leur ventre pour faire eacuteclater la peau Cest pour cela que lon pou-vait rencontrer danciens bagnards avec des intestins drsquohom-mes autour des galoches

Je me suis regardeacute apregraves cette nuit Jeacutetais rouge du sang des autres Rouges eacutetaient mes bras rouge eacutetait mon torse rouge eacutetait ma tecircte rouge eacutetait ma joie ma grande et dure joie

JOURS FRANCS14

III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

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Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

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Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

JOURS FRANCS 47

et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

JOURS FRANCS48

Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

JOURS FRANCS 49

superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

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- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

JOURS FRANCS68

Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

JOURS FRANCS 69

CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 14: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JOURS FRANCS14

III

eux jours deux jours que nous sommes libres Deux jours pleins chatoyants et brutaux deux jours francs de ven-

geance

Au matin de ce deuxiegraveme jour larmeacutee ameacutericaine nous aplaceacutes moi et mon inseacuteparable Ivan sur une petite route et nous devons fouiller tous les Allemands qui passent Notre chef est un laquoYankraquo du Colorado mi-blagueur et mi-seacuterieux terriblement laquoFar-Westraquo avec son revolver

Voici le premier Boche Une tecircte rose un air larmoyant une superbe bicyclette et un gros colis

- Halt bitteEt ce laquobitteraquo je le fais rouler dans ma bouche comme un

bonbon magnifique Lhomme sarrecircte beacutegaie et explique - Mais je nai jamais eacuteteacute nazi Dabord quest-ce que cest

que les nazis Je vais chez mon enfant un petit enfant il est si fragile que je lui apporte de la bonne nourriture de la cam-pagne Vous devez me croire monsieur le lieutenant et vous aussi monsieur le Franccedilais et vous aussi monsieur le Russe

Bill du Colorado contracte les maxillaires et comme il nap-preacutecie pas la conversation met son Colt contre le ventre du type Cela arrecircte net le flot de paroles

laquoAllons Bill pas tant de maniegraveres et descends-leraquo Mais Bill se contente de lui enlever la montre les bagues le bracelet en or et la lampe eacutelectrique

- A vous deux maintenant dit-il

D

JOURS FRANCS 15

Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

JOURS FRANCS16

Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

JOURS FRANCS48

Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

JOURS FRANCS 49

superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

JOURS FRANCS50

Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

JOURS FRANCS 51

XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

JOURS FRANCS52

Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

JOURS FRANCS 61

sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

JOURS FRANCS68

Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

JOURS FRANCS 69

CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 15: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JOURS FRANCS 15

Je vais droit aux poches Le stylo il eacutecrira mes futures let-tres damour et le portefeuille heacutebergera mes futurs billets de banque

- Arrecircte dit Ivan- Je continue dis-jeLe pull-over il y a longtemps que jignore ce luxe La che-

mise pure soie Seigneur quelle sera douce agrave mes eacutepaules La cravate en rayonne tu peux la garder et les chaussures cest pour Ivan hein Ivan

- Da daLa bicyclette aussi nest-ce pas Ivan Voyons le colis maintenant Ououououou ouou du pain de

la margarine du beurre du saucisson et des cigarettes Com-bien de cigarettes Bill

- One Two trois quatre cinq six seven eight nine ten quinze trente

- Cest pour nous hein Bill - OK

Je plaque ma marchandise sur un talus Ivan prend la veste le pantalon et le neacutecessaire agrave toilette que je navais pas aper-ccedilu

- Allez vieux Fritz DeacuteguerpisEt le Fritz sen va en caleccedilon tricot de corps et nu-pied car

javais oublieacute de dire quIvan posseacutedait aussi les chaussettes Sur le dos un petit paquet 200 grs de pain une boite de beurre et un demi-saucisson

- Bonne chance laquoPanzer GrenadierraquoIl ne se retourne pas et baisse un peu plus la nuque Au

premier de ces messieurs En attendant on fume et on boit Bill est geacuteneacutereux en cognac La vie est large et saine et il ny a pas encore de laquoMilitary Policeraquo pour deacutefendre cette bonne population allemande contre les brutaliteacutes eacutetrangegraveres

Le deuxiegraveme cest un soldat de la Werhmacht deacutemobiliseacute ou agrave peu pregraves Des papiers il en possegravede mais avec tellement de signatures et de tampons que je preacutefegravere ne pas approfon-dir Bill fouille et comme lhabitude est prise il pulveacuterise son record bagues montre et lampe eacutelectrique en 30 secondes

JOURS FRANCS16

Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

JOURS FRANCS 17

Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

JOURS FRANCS18

Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

JOURS FRANCS 21

moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

JOURS FRANCS 49

superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

JOURS FRANCS52

Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

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- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 16: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JOURS FRANCS16

Ivan rumine une ideacutee qui ne sera certainement pas tregraves drocircle lorsquil la mettra agrave exeacutecution tout agrave lheure et gratte la terre de son talon A la suite de Bill je prends un cache-col une ceinture de cuir et un eacutetui agrave cigarettes Ivan sapproche et crache contre le nez du soldat Celui-ci recule en plissant des paupiegraveres Il est verdacirctre Agaceacute Ivan le deacuteculotte et le ren-voie

Au troisiegravemeCest un couple damoureux Lui blond elle blonde les

mecircmes yeux clairs La mecircme deacutemarche et la mecircme peur- PapiersIls tendent leurs papiers Bill reacutecupegravere flegmatique les ba-

gues les montres et les lampes eacutelectriquesJe tousse pour meacuteclaircir la voix La jeune poupeacutee a une

canadienne et un vison sous le bras De quelles rapines euro-peacuteennes proviennent ces objets Je demande agrave la fille denle-ver ses bas et ses chaussures en daim je garde son sac son chapeau sa canadienne et sa fourrure Toi le compagnon espadrilles culotte chemise et gabardine La canne aussi donne-la agrave Ivan il en fera des allumettes

Au quatriegravemeCest un grand sec et basaneacute vieillard Rides et rides et en-

core des rides et toujours des rides un nez busqueacute un col dur le pli du pantalon impeccable des escarpins vernis et des guecirc-tres

- Allons grand-papa bagues et montres pour Bill et les vecirc-tements sur le talus Ivan

Ivan sennuie et ne reacutepond pas Ce sera donc moi lexeacutecu-teur aujourdrsquohui Un coup de pied dans les reins et tout lattirail vestimentaire se deacutetache pour tomber sur lherbe

Puis nous partons nous partons vers une baraque ougrave ago-nisent deux garccedilons et une fille de lEst Ils meurent avec de pauvres sourires de pauvres grimaces sans recircves sans avoir jamais vu la minute dexistence heureuse sans avoir jamais connu la douceur de vivre sans rien et ils racirclent Quand nous arrivons des femmes nous font signe de ne pas faire de bruit

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

JOURS FRANCS32

bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

JOURS FRANCS54

XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

JOURS FRANCS 63

XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

JOURS FRANCS64

vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 17: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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Ivan derriegravere moi avec un eacutenorme paquet et Bill retiennent leurs souffles

Nous peacuteneacutetrons dans la piegravece ougrave sont accrocheacutes au mur les drapeaux des Nations Unies Juste au-dessus du lit un portrait de Staline Et dans un coin une petite fille brune et noiraude comme une boheacutemienne et qui tousse tousse si fort que Bill sapproche delle et lui place du candy entre les legravevres La pe-tite manque de seacutetrangler de saisissement

Ils sont trois Piotr Annouchka et Serge

Piotr est de Leningrad ville sainte entre toutes les villes saintes et son visage ne colore de pacircleurs eacuteclatantes et son nez se pince sa bouche raidit la peau sa poitrine se soulegraveve et deacuteblaie leacutedredon et ses jambes briseacutees par les SS vibrent dun effort immobile ougrave les veines seules bleuissent et se contrac-tent

A Piotr je donne la canadienne et je pose la fourrure contre sa joue Je lui donne le cache-col je lui montre les chaussettes et Piotr sanglote devant ces choses merveilleuses et soulegraveve la tecircte Piotr agrave la tecircte eacutenorme contemple ces richesses fabu-leuses il deacutecouvre la canadienne et le tissu et la fourrure les caresse et son regard cherche mon regard en pensant laquoSpas-sibaraquo dune couleur irreacuteelle

A Annouchka je montre les bas et les lui mets autour du cou et les chaussures de daim et le manteau de vison et je couvre sa poitrine et Announchka fille violeacutee par tant de brutes nazies au ventre eacutepuiseacute dodeline sa chevelure rousse et griffe tristement son oreiller

Cest Ivan qui songe maintenant et qui srsquoagenouille et qui prie je ne sais quel Dieu et cest Bill qui debout dans lenca-drement de la porte examine ses manches avec attention

A Serge je donne la belle veste et le beau pantalon et les belles chaussettes et le portefeuille et le briquet et leacutetui agrave cigarettes et jallume une cigarette que je colle dans sa macirc-choire

Serge de Stalingrad a la colonne verteacutebrale rompue par un sous-officier des SA

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

JOURS FRANCS 19

IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

JOURS FRANCS 57

- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

JOURS FRANCS58

res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

JOURS FRANCS 59

XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

JOURS FRANCS60

- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

JOURS FRANCS 61

sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

JOURS FRANCS 63

XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 18: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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Ivan intervient agrave son tour et offre le pain blanc la marme-lade le beurre et le saucisson et trois regards qui ne sont plus de ce monde sourient des preacutesents que leur esprit navait ima-gineacutes quau fond des calvaires Jusquagrave Bill qui se mecircle agrave notre groupe

A chacun il distribue une montre une bague et un bracelet Il brandit mecircme la bicyclette quil deacutepose entre deux lits Et il fait passer sa bouteille de cognac dune bouche de moribond agrave une autre bouche de moribond et il sourit ou il pleure

Nous sommes trois vivants contre trois morts et les femmes et les autres hommes qui remplissent la piegravece chantent chan-tent avec des sanglots qui violentent nos acircmes

Quelles sont amegraveres et pures ces paroles despeacuteranceIvan nest plus quun pantin casseacute parti au fond des steppes de son immense pays et il recircve

Je pourrais le croire vraiment quil recircve si je ne deacutecouvrais le long de sa joue une larme une larme grosse comme un pois lumineuse comme un cristal la premiegravere larme drsquoIvan le tueur la premiegravere larme dun ecirctre qui se souvient davoir eacuteteacute un homme

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IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

JOURS FRANCS 63

XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

JOURS FRANCS64

vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

JOURS FRANCS 65

Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

JOURS FRANCS66

XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

JOURS FRANCS 67

sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

JOURS FRANCS68

Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 19: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

JOURS FRANCS 19

IV

ous sommes libres Nous avons pendu nos gardiens qui se balancent encore au bout des cordes et des chiens

affameacutes avalent consciencieusement leurs jambes Je ne crois pas quils pourront deacutepasser les genoux

Nous sommes une dizaine agrave contempler ce spectacle et nous ne ceacutederions notre place pour rien au monde

- Kurt Littner celui qui nous fouettait le ventre est pacircle etdans sa poitrine un ancien esclave a planteacute deux tisonniers rouges

- Karl Jacob celui qui samusait agrave eacutecraser la tecircte des petits enfants polonais a les oreilles en pointe le nez disparu et la langue cloueacutee au front

- Heinz Heinrich celui qui coupait les testicules des Israeacutelites a la poitrine rouge des brucirclures de cigarettes

Et cela est bien

Quand le bateau hitleacuterien a sombreacute ces pantins se sont conduits en lacircches Lun deux que jallais abattre dun coup de revolver ma montreacute les photos de sa femme et de sa megravere en pleurant Je lai tueacute agrave coups de talon Dautres femmes et dau-tres megraveres ont pleureacute pendant ces 48 mois

Les Ameacutericains qui ont eu des pertes se taisent se deacutetour-nent ou sen vont Ils sont dans lardeur de la bataille et doivent continuer la lutte Passeacute trois semaines ils agiront diffeacuterem-ment

N

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

JOURS FRANCS 21

moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

JOURS FRANCS28

VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

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VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

JOURS FRANCS48

Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

JOURS FRANCS 49

superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

JOURS FRANCS50

Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

JOURS FRANCS 51

XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

JOURS FRANCS52

Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

JOURS FRANCS 53

dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

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lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

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- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

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res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

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XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

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sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

JOURS FRANCS62

- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

JOURS FRANCS64

vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

JOURS FRANCS68

Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

Page 20: JEAN BRADLEY - Angelfire · 2006. 6. 6. · l'exécution du Russe libéré, qui avait cru la vengeance per-mise, consacrée, et soudain fusillé parce qu'il faut bien que l'ordre,

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Ivan moi et quelques autres nous nous dirigeons mainte-nant vers une cave Dans cette cave il y a Geacuterard Toumlssel qui va ecirctre mis a mort

- Franzose Franzose Franzose crie-t-il

Franccedilais je suis seul A mes cocircteacutes ne se trouvent que des Polonais et des Russes et la pitieacute nexiste pas pour eux

Un cercle sest formeacute autour de Toumlssel un cercle de haines silencieuses et ce silence pegravese accuse et fait plus mal que la laquoschlagueraquo Ivan sappuie contre un mur le visage crispeacute par les volutes dun meacutegot et ses yeux glauques indeacutefinissablescontemplent sans voir Kostia regarde lAllemand accroupi sur ses talons la legravevre retrousseacutee et la main dans les cheveux Wassili allongeacute crache par terre agrave intervalles reacuteguliers et ca-resse un morceau de bois Greacutegor immobile hagard la veste en guenilles et les yeux exorbiteacutes remue convulsivement les macircchoires Et derriegravere dans le fond une masse compacte de femmes et denfants entasseacutes les uns sur les autres avec des fichus des chacircles des mouchoirs et des couvertures atten-dent

Ils attendent mon geste

Je frotte mon doigt contre la lame dun poignard Toumlssel sait quil va crever et ses yeux ne mont jamais paru aussi ternes Il y a seulement une huitaine de jours il prenait son plaisir agrave me deacuteboicircter le genou Aujourdhui Toumlssel a la tecircte fripeacutee des gran-des peurs Jusquagrave ses oreilles qui tremblent Ah misegravere quelle race de maicirctres

Je mapproche et il recule sur ses bottes vertes- Nein Nein Nein- Recule Toumlssel Recule encore de trois pas et le mur colle agrave

tes reins Lagrave ccedila y estCest drocircle une main qui serre un cou Toumlssel plie des cuis-

ses et na mecircme pas la force de me repousser Je regarde un

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moment le poignard La lame a dabord racleacute la laine du blou-son puis a eacutecarteacute la chemise Elle suce la peau maintenant et Toumlssel remue et son coeur palpite si fort que jenregistre ses pulsations jusque dans mon poignet

Jentre dans la chair dun monstre et je suis la peacuteneacutetration de lacier Les cils clignotent les prunelles ougrave dansent des dia-bles allument deacutetranges lueurs et puis tout se fixe en un dis-que blanc

Le coeur a eacuteteacute violeacute Lorsque je desserre leacutetreinte Toumlssel tombe Un peu de sang perle sur ma paume Une odeur indeacute-finissable Croyez-moi cest beaucoup mieux que la chaise eacutelectrique

Et ensemble mes camarades de lEst viennent cracher sur le cadavre Tous mecircme les tout petits ceux-lagrave ils gonflent leurs joues avec des yeux ronds mais ils y arrivent quand mecircme

Voilagrave ce que tu es devenu Toumlssel une loque couverte de salive Toi qui meacuteprisais tant les Russes mon cher vieux

Je remonte agrave la surface ougrave le camp a pris des allures de fecircte Sur un talus des Ameacutericains fouillent une douzaine doffi-ciers boches avec des mouvements de mitraillettes qui me reacuteconfortent Les bonnes maniegraveres du Texas ou de lArizona ne sont pas encore perdues Que Dieu sil existe soit beacuteni

Ils sont trois Allemands trois SS boches que lon a ren-contreacutes dans une cave et que lon a pris avec des hurlements de rage Ce sont trois Boches en uniforme trois Boches que je hais follement rien quagrave voir leurs prunelles glauques et leur empressement agrave lever les bras trois Boches que je voudrais deacutechiqueter de mes ongles et que je voudrais faire mourir len-tement avec des tortures cruelles et douces avec des aiguillesdans les reins

Kostia et Wassili ne se tiennent plus daise et sans rien dire agrave personne nous emmenons notre marchandise dans un petit

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bois touffu loin de la MP et des prisonniers de guerre fran-ccedilais qui deviennent par trop humanitaires et sentimentaux

Nous poussons les types dans une voiture nous les jetons contre les coussins agrave grands coups de cravache et ils forment un groupe de peur et dangoisse que Kostia console en jouant avec des lames de rasoir

Moi je suis au volant et jacceacutelegravere la vitesse Comme je nai plus lhabitude de conduire la route ondule bizarrement mais dans les virages la chaleur du cognac me fait retrouver la courbe normale

Un freinage brusque On ouvre la portiegravere on descend les Allemands et comme ils essaient de se deacutefendre Kostia se voit dans lobligation denfoncer un rasoir dans le biceps dun boche Il grasseye de souffrance et court devant ses camara-des

Quels beaux insignes et quelles belles eacutepaulettes Ma tecircte tourne et ma haine sembrouille je voudrais serrer

des carotides des nuques Tellement je les hais ces Boches et tellement je me souviens du bagne que je leur lance des pierres en pleurant de deacutesespoir

Arriveacutes dans une clairiegravere nous les deacuteshabillons leur atta-chons les mains et leur bandons les yeux

Kostia Wassili et moi sortons les fouets les mecircmes fouets qui seacutetaient saouleacutes de nos agonies Jinaugure la seacuteance et le fouet claque contre les oreilles dun homme et il hurle et Wassili continue et Kostia eacutegalement et les laniegraveres sifflent et zegravebrent la peau de cicatrices rouges

En dix minutes ils sont morts les Boches

Nous revenons doucement vers la voiture Cest Kostia qui conduit moi je suis dans le fond le menton contre la poitrine et de mauvaise humeur Dans Metzkausen je fais signe agrave Kos-tia darrecircter Je monte dans ma chambre La fille ou ma maicirc-tresse - car cest ma maicirctresse que je le veuille ou non - est encore lagrave Elle porte une robe de chambre noire et est allongeacutee sur le divan Cest drocircle comme je la regarde Je massieds pregraves delle et ses cheveux viennent se mecircler aux miens et cest instinctivement que je lui prends la taille Je respire son odeur

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et une deacutetresse imbeacutecile et incontrocirclable me soulegraveve quand je lembrasse

Je lembrasse parce quelle est femme parce quelle map-porte quand je ferme les yeux limage dun autre monde et parce quelle se livre en ne maimant pas mais en me donnant lillusion de le faire

Car les tueries ne sont que des soubresauts de vengeance mais apregraves que reste-t-il Du deacutegoucirct et de labsurde et le besoin de manger et de dormir et de boire et la perspective dun reniement de laventure au bout du lendemain Et la fille dont jignore tout dont je veux tout ignorer elle est mon bien mon esclave et mon repos Oh oui elle peut sourire elle peut jouer les gestes que je demande et falsifier lamour et mon-nayer les mensonges mais que mimporte en ces heures dAl-lemagne

Que mimporte en ces jours de mort que mimporte la bonteacute et la politesse Quelle se donne cette fille quelle accomplisse son chemin de peines quelle me deacutemontre la reacutealiteacute de croire et ce sera deacutejagrave quelque chose quelque chose de viable et de possible

Elle parle maintenant et caresse mes doigts et menveloppe de sa respiration Je vois les veines de son cou se colorer pro-gressivement ses eacutepaules sarrondir sa bouche ceacuteder et ses cuisses simuler la fiegravevre Je vois Et apregraves Que pourrais-je voir dautre quune femme

Je la porte sur le lit et mes vecirctements tombent sans que je men aperccediloive et sa robe de chambre sarrache delle-mecircme et nous sommes nus dans la piegravece et nus dans les draps

Je regarde sa poitrine et ma main palpe lextreacutemiteacute du sein qui durcit agrave mesure que le plaisir approche et ma main re-monte agrave la gorge et palpe de la gorge aux seins et ma jambe accroche son genou

- Ne me dis rien ne me dis rien reste et offre ton ventre

Le long de ce ventre sur lequel je colle mes legravevres et racircle damertume et deacutemoi le long de ce ventre courent des fris-sons et des chaleurs et froidures et le long des cuisses dociles

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et fiegraveres des mouvements de passion Elle se redresse et me saisit la tecircte agrave pleines paumes et cest elle qui meacutecrase et force lenlacement et je reste sans joie sans bonheur et sans conscience et quand le spasme est termineacute cest avec un eacutetonnement douloureux que je la gifle et la repousse

Faut-il quelle pleure ou quelle se taise

Pourquoi couche-t-elle avec moi Je suis maigre je sens encore la vermine et je suis laid Complegravetement nu je vais agrave la fenecirctre et jeacutecarte les rideaux Le soleil brille dur et bleu et une lassitude engourdie et implacable enfle mon coeur

- Ne chiale pas Je lai battue durant de longues minutes sans haine et sans

meacutemoire pour ne penser agrave rien

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V

lle brucircle la garce brucircle et deacutegage ses richesses brucircle avec ses filles et ses garccedilons ses maicirctres et ses dieux

brucircle avec ses mains jointes brucircle et claque et cregraveve et hurle par dinnombrables blessures brucircle comme ont a brucircleacute nos coeurs sous la botte brucircle par eacutetages par quartiers brucircle aux limites de ses frontiegraveres et le vent souffle et forme le rond autour de lagonie

Une centaine desclaves en guenilles deacuteporteacutes de lEst ou de lOccident marchent dans son ventre Une maison seacutecroule emplie de paillettements doreacutes de longues poutres se dressent avec un spasme lourd et des ombres en flammes essaient vainement de sortir du feu Lune parvient cependant visage crispeacute et cingleacute de pleurs et geacutemit Elle na pas fait deux pas sur le trottoir quun Polonais la courbe sur ses genoux et faisant pression contre le haut de sa poitrine et le bas des reins casse la colonne verteacutebrale Lombre qui nest plus quune ombre est prise agrave bras le corps et rendue au brasier

Plus loin un Schupo gicirct tripes ouvertes et ce sont des en-fants russes dune dizaine danneacutees qui deacuteroulent ses entrail-les les tirent et leurs mains rouges glissent Quand ils sentent une trop grande reacutesistance ces gosses mordent agrave pleins crocs et continuent de haler la ficelle humaine Une fille com-plegravetement deacuteshabilleacutee est au centre dun groupe de doigts avides et les doigts touchent le menton les seins le ventre et le sexe Et ils sabattent les doigts et prennent en riant et en dansant livraison dun objet depuis longtemps promis Un doigt pour le cou un doigt pour le sein dabord en caressant puis en griffant un doigt pour la hanche un doigt pour le sexe

E

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et les souffles se creusent et halegravetent un doigt pour les cuis-ses et les doigts lustrent la veine bleue et des corps des corps sur la fille des corps sans vecirctements sans chemise et sans pudeur des corps qui se paient et ne veulent pas voir la figure de cette nouvelle putain

Le feu continue son oeuvre loeuvre pour laquelle il a eacuteteacute destineacute Deacutetruire Et il deacutetruit Les gens qui sortent des habita-tions fumantes sont impitoyablement massacreacutes Les yeux sautent arracheacutes par des ongles les voix daneacuteantissementse confondent avec le rire des justiciers Les torses craquent et se trouent de punitions effroyables Un homme cloueacute au sol par une lance dresse tecircte et jambes et suce la mort de tout son ecirctre

Plus loin encore cest une succession de femmes aux cuis-ses eacutecarteacutees et maintenues par des cordes qui subissent le rut Ces femmes heacutebergeaient des SS Elles paient Payer est un mot que le langage allemand navait jamais compris Des hommes se jettent sur les proies et les possegravedent sans un mot en crachant de meacutepris On amegravene des chiens et ces chiens raclent de la langue le nombril des filles sur lequel on a verseacute du sucre fondu Clameurs clameurs de rage et de haine A coups de fouet maintenant les filles sont balayeacutees Le fouet siffle et martegravele la peau plus fort plus fort et le bras qui tient le fouet rit des larmes passeacutees et rit du mal quil fait naicirctre rit de sa colegravere rit de son bonheur de vivre Les filles gargouillent des paroles en vrac et leurs seins se deacutetachent se coupent en deux et leur ventre souvre et leur sexe vomit du sang noir et leurs cuisses se tachent denchevecirctrements roses

Pregraves de la mairie il y a trois soldats boches et une foule sau-vage qui pieacutetine leurs membres et leurs dos Les talons sen-foncent dans les cotes dans les clavicules et dans les mollets Des femmes de lEst et des Franccedilaises aussi (quon ne mem-merde pas avec notre culture) pissent sur les boches precirctes agrave se donner agrave nimporte qui

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Une charrette passe deacutebordante de cadavres ougrave sont atta-cheacutees des croix de fer Et le feu qui roule fait tomber de la braise ardente sur ces cadavres

En jouant des coudes jarrive au centre de Mettamm et lagrave dans cette nuit dhorreur on voit de la beauteacute Un groupe dUkrainiens accroupis contre cinq SS chantent une meacutelopeacutee Quils chantent quils chantent et que lon tue dit Ivan La rage me prend et jagrippe mon couteau et parce que reviennent les souvenirs je me lance dans le carnage LAllemand qui approche lagrave-bas il est pour moi seul et avant quil puisse reacuteagir ma lame est dans sa bouche

Jai deux camarades qui viennent decirctre vengeacutes Pierre qui reacutecitait du Carco avant daller au four creacutematoire laquoLe doux Ca-boulot cacheacute sous les branches et tous les dimanches plein de populoraquo et Steacutephane agrave qui lon a inoculeacute la peste

Et enfin enfin dans une petite rue que les flammes nont pas encore mangeacute quelques hommes infligent au chef de SD (Sichereit Dienst) de Mettmann un supplice un beau supplice qursquoHimmler avait inventeacute tout expregraves pour les bagnes

Hurth chef du SD est pendu par les pouces aux grilles dune fenecirctre point de pantalon point de chaussettes point de souliers Et autour des testicules un mince cacircbles dacier tregraves fin au bout duquel est suspendu une grosse pierre Dans quinze minutes les parties seront scieacutees Hurth ruisselle de sanglots Sa tecircte se gonfle se deacutecompose ses parties se boursouflent et se violacent Le corps respire agrave grandes gou-leacutees Hurth ne veut pas ecirctre chacirctreacute Comme cest drocircle jai vu sept Russes lun agrave cocircteacute de lautre subir cette eacutepreuve Hurth aussi la vue puisque cest lui qui ordonnait ces reacutejouissances La pierre pegravese et dans un eacuteclatement les parties tombent agrave terre Les cuisses deviennent vermeilles et le ventre tressaille et dans la tecircte de Hurth la mort Hurth a donneacute son nom agrave la ville Mettmann La mort Et accompagneacutee par le balancement de sa putreacutefaction au milieu des cris et des gestes une ville allemande parmi tant de villes allemandes reccediloit sa punition son calvaire et sa fin

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VI

e char grince et gronde et tord la route et secoue ses membres GI Joe et moi nous sommes assis sur la cou-

pole et face agrave face nous bacirctissons de grands rires muets car ce que nos bouches disent le vent en emporte lacircme Je vais rejoindre la gare de Dusseldorf la laquoHauptbanhoffraquo la gare seacutevegravere et orgueilleuse et qui sentait la brique et qui nest plus maintenant quun amas de pierres et de poutres calcineacutees

La gare approche Hauptbanhoff livide et meacutechante gare ougrave jai souffert et crieacute ougrave jai eacuteteacute meacutepriseacute et GI Joe me tends une cigarette et me montre le lointain du pouce Plus de cal-vaire plus de coups plus de sales Franccedilais de sale eacutetranger et de laquosale communisteraquo Je viens agrave toi ma gueuse et vais casser le reste de ta vie

Hauptbanhoff ougrave lon ma tout fait accomplir les casseroles les lavages deacutevier de water et de bouteilles vides ougrave le Direc-teur me renvoyait au camp avec des motifs dont les moindres auraient pu me faire pendre Hauptbanhoff chegravere vieille connaissance et gardienne des temps reacutevolus

Jouvre les magravechoires et lair me saoule Schnell schnell old Shermann Oheacute GI Joe Je sens ma gare ougrave saccouplent encore les chiens et les chiennes gare ougrave la deacutelation livro-gnerie et la morgue terrorisaient les deacuteporteacutes gare ougrave je vais entrer dans quelques minutes ma bonne mitraillette agrave la main

La voilagrave elle se dresse et je la regarde en frissonnant des eacutepaules et je meacutelance avec GI Joe et je descends les esca-liers et jarrache la plaque ougrave est inscrite une croix gammeacutee 100 et je peacutenegravetre dans le bureau et je gifle les secreacutetaires

L

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Frauumllen Lajanne celle qui a refuseacute le meacutedecin agrave une fille de Bordeaux atteinte de dysenterie et elle tombe la Boche et elle se couvre le visage et le menton et je lui lance des cahiers et des livres des plumes et de lencre et avant quelle nattei-gne le parquet je lui ait deacutejagrave lacirccheacute une rafale de fer

Et Frauumllein Gruumlber qui inspectait mes ongles et mes che-veux avec son insigne nazi agrave la veste et qui se faisait peloter dans le laquobunkerraquo par son macircle de SA pendant que la RAF bombardait la reacutegion je labats eacutegalement et sa tecircte reacutesonne contre le poecircle et souvre comme une grenade pourrie et la cervelle se boursoufle comme un ballonnet que lon gonfle

Et Frauumllein Rita belle et blonde et qui cachait ses poils aux jambes sous dimpeccables bas de soie voleacutes agrave Paris ou agrave Lyon Frauumllein Rita qui me saluait dun petit bonjour protecteur et qui trouvait toujours le mot quil fallait pour me faire battre le soir au camp Frauumllein Rita je lui ai laceacutereacute les jupes et le cor-sage et cest dun coup de poignard quelle est morte en ou-vrant bien larges ses yeux de putain romantique aryenne et meacutedieacutevale

Et Frauumllein Lil agrave lallure souffrante de tuberculeuse et qui toussait fort tregraves fort pour mannoncer que je serai pendant deux jours priveacute de pain et qui pour me rendre fou rajustait ses jarretelles devant moi en me montrant sa culotte de den-telle Et elle cest dun uppercut deacutegoucircteacute que je lenvoie sac-croupir dans un fauteuil

Et lautre celui qui court et que je rattrape avec laide de GI Joe le pheacutenomegravene Reichmann lacircche des paupiegraveres de la nuque et des fesses et qui me narguait avec ses cigares ineacute-puisables qui me fouettait avec un nerf de boeuf qui me fai-sait monter des eacutetages les bras emplis de boicirctes de sucre en morceaux et qui minterdisait dy toucher et qui sil men deacute-couvrait un dans la bouche me faisait deacuteshabiller et me lanccedilait de leau froide agrave moi qui crevais de faim et toutes les saucis-ses tous les saucissons les paquets de beurre de margarine et de saindoux et de pain blanc (car ce salaud eacutetait magasi-

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nier) et quil placcedilait en eacutevidence et auxquels je navais pas de part et sa pleutrerie son horrible complaisance devant les plai-sirs les plus sadiques de son Oberst A tel point quun jour le fuumlhrer de la gare lui ayant demandeacute si je neacutetais pas juif il avait ouvert ma braguette et sorti le sexe et pour montrer que lui neacutetait pas juif il avait eacutegalement sorti le sien et il riait riait comme une geacutenisse imbeacutecile et sa petite fille de 9 ans contemplait le spectacle Et je palpe aujourdhui sa carotide au centre de ma paume et je plonge la tignasse dans un baril de vinaigre et jattends que les glouglous deviennent de plus en plus rares pour relacirccher mon eacutetreinte et je fouette agrave mon tour aussi sur les reins et les cuisses et jeacutecrase ses formes de mon pied et je place cette putreacutefaction dans le frigorifique et Reichmann le fringant bouffeur de cigares na mecircme pas eu un mot de courage pour terminer sa pauvreteacute dexistence

Et Hermine la laquoMarika Rockraquo de lendroit qui un jour ma eacutebouillanteacute parce que je fredonnais laquoLa Madelonraquo je lui brise la hanche jusquau moment ougrave deacutefaillante elle agonise toutes parures fripeacutees et je la laisse comme un tas de deacutebris malfai-sants

Et Frauuml Hette qui se cache dans un placard Frauuml Hette qui ma deacutenonceacute cinquante fois plutocirct quune et qui est grosse et qui est grasse et qui est vipegravere et venin et poison et chacal Frauuml Hette qui me crachait agrave la face heure par heure et qui me faisait nettoyer les cabinets derriegravere elle et qui me forccedilait agrave prendre les immondices entre mes doigts Frauuml Hette qui deacutesi-rait me voir pendu et qui eacutecrivait chaque semaine une lettre de deacutelation au commandant de la citadelle et que je retrouve enfin et qui est agrave moi et qui va mourir et pleurer et souffrir Je lui vide un chargeur dans le ventre et comme dun tonneau dougrave le vin jaillit le sang seacutepanche et Frauuml Hette saffaissedun coup avec un cri resteacute dans la poitrine

Et Frauumllein Munner qui arrachait les croucirctes de pain moisi de ma veste et qui les jetait ostensiblement aux poubelles de-vant moi je lagrippe par un jupon et je frappe la tecircte et frappe et la boche tombe et chiale avec les oreilles enfleacutees

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Et la petite Italienne Luisa et la blonde Friquette qui se cou-lent comme des deacutemons dans la salle de restaurant

Je remets mon chargeur en positionElles sarrecirctent de courir et cest en treacutebuchant lune contre

lautre quelles se preacutecipitent vers la mort

Et le gros chef de cuisine agrave la toque geacutelatineuse et aux mains dours quand il maperccediloit devant lui il beacutegaie et remue ses louches et ses cuillers et sa vaisselle et son ventre flas-que et son nez rouge et il se souvient de ses fautes quand il meacutelangeait agrave ma pitance des lambeaux de viande avarieacutee quand il me lanccedilait agrave la figure des pommes de terre cuites et chaudes et qui me brucirclaient si fort que mon front en porte la marque quand il menfermait dans lascenseur au milieu de caisses de poissons deacutegoulinantes de vase et dougrave je sortais agrave moitieacute asphyxieacute et quand il me forccedilait agrave ingurgiter de la pureacutee fumante et quand je pleurais dans mon auge parce que je nen pouvais plus

Maintenant cest agrave lui de prendre ma place et dun coup de pied dans labdomen je lui coupe la respiration et je deacuteverse sur son corps des pommes de terre fumantes et je mets de la pureacutee dans sa gueule et je lui jette du poisson et je lui clame que son pays est foutu claqueacute asservi et pour longtemps et pour toujours et je ne le laisse pas se relever Je saisis le ti-sonnier blanc de chaleur et je lui brucircle la nuque et la chair flambe et lobegravese rat boche chante sa mort agrave genoux en se roulant par terre et en agitant ses courtes pattes

Le fer je le lui plante entre les deux yeux lextreacutemiteacute ressort juste agrave lendroit ougrave la peau des petits beacutebeacutes vibre sous la pres-sion du sang

Et Paola sa maicirctresse et son ange et son deacutemon et sa fe-melle agrave couchayer et son plaisir dans les cachettes et derriegravere les paravents Paola aux sourcils de femme hommasse et aux bas mal tireacutes aux chaussures trop hautes agrave la gaine trop voyante au soutien-gorge de quincaillerie et agrave la combinaison

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bleue pacircle Paola qui mattachait les mains pour mieux me gifler Paola je la donne agrave quelques Russes qui sont lagrave et ne perdent pas un geste du spectacle Paola je la vends pour un sourire agrave mes camarades de lEst et ceux-ci lempoignent la deacutevecirctissent la froissent et la possegravedent sur un tas deacutepluchu-res cependant quelle suffoque en retenant sa respiration

Paola quand cest fini je la tue avec une balle dans le ven-tre pour que sa douleur dure longtemps et je la fais enfermer dans la buanderie Quelle cregraveve Paola et quon nen parle plus

Et le boiteux qui tente de seacutevader par une fenecirctre le boi-teux fanatique et deacutegingandeacute et froussard au rictus de Fantocirc-mas et agrave lallure dun maicirctre dhocirctel de maison close le boiteux qui fit fusiller deux de mes copains le boiteux que je rattrape dans mes bras et que je lance dans la grande marmite de soupe et qui pousse un beuglement et je referme le couvercle et je nentends rien que le bruit de la bonne soupe pour les bons Boches

Et loeil de verre le combattant de Cassino dItalie et des Balkans loeil de verre qui a vu trop de soleil et apregraves qui il fautcourir moi et GI Joe Allez Joe et je me renverse dans un couloir et Joe me passe dessus et loeil de verre sengouffre dans une porte et je le saisis au vol et mon menton frotte contre sa semelle

- Come on come on Joe On la

Mais il ne veut pas savouer vaincu et Joe agrave son tour reccediloit un violent swing qui le fait tituber La poursuite continue sur une petite terrasse dougrave lon domine la ville et lagrave il est pris au piegravege mon oeil de verre devant lui il y a nous et comme der-riegravere il y a le vide et que le vide est notre allieacute loeil de verre ny peut rien

Loeil de verre Jai manqueacute ecirctre scalpeacute par ses grosses pattes de gorille moi et dautres

Je mapproche moi agrave droite et GI Joe agrave gauche et la mi-traillette on la tient solidement et on se jette sur lui on le

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frappe on le marque on le laquopasse agrave tabacraquo comme diraient les flics de chez nous Et on le ligote et on lui attache une fi-celle dacier autour des parties et on le balance dans le preacuteci-pice et il disparaicirct avec un immense Ahaaaaaaaahellip et nous restons sur le toit avec une verge de Boche

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VII

uivez la fecircte la grande fecircte la fecircte qui broie ougrave lon peut brucircler chanter danser et chanter Suivez le carnaval de la

libeacuteration Dans une immense cour sans horizons et sans limi-tes des ballots eacutenormes de deacutefroques nazies sont empileacutees et attendent Tous les costumes ceux de linfanterie de lartille-rie de laviation des parachutistes et des chars ceux des ma-reacutechaux des geacuteneacuteraux et des goinfres de guerre ceux des SS et des SA et des HJ tous les costumes dun empire colossal sillonneacute de haines et de partisans tous les costumes doppression de meurtre et de pillage tous les costumes qui nous ont fait trembler maudire et pleurer Et autour de ce ma-gasin dhabillement burlesque des hommes des hommes chasseacutes de leurs landes de leurs villages et de leurs patriesdes homme pauvres et meacutechants des hommes sans lois sans dictateurs et sans prophegravetes Regardez leurs mains leurs visages et leurs corps sentez leurs acircmes Oui ils sont libres libres et sans pitieacute Et de ces deacutefroques ils vont se vecirctir et ils deacutefileront aux lumiegraveres et aux feux de bengale Ils vont organi-ser la procession brune la procession de la deacutefaite gammeacutee et ils vont rire et boire et tuer peut-ecirctre

Fedor met la veste dun SA Wassili celle dun mareacutechal et Jean et Pierre et Kostia et Ivan ils shabillent de brun de noir et de vert Et les bras se tendent agrippent et deacutechirent et les bottes senfoncent et les deacutecorations et les rubans se pla-quent aux poitrines et les casques et les bonnets recouvrent les cracircnes et les drapeaux et les eacutetendards ceux des Kreis des Gau et des cellules ceux qui flottaient sur toutes les victoi-

S

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res toutes les infamies tous les orgueils et tous les crimes et les chemises brunes les brassards et les ornements lon re-mue cela et lon se deacuteguise

Uber die Schelde den Was und den RheinBrachen die Panzern nach Frankreich hineinHusaren des Fuumlhrers in schwarze GewandWir haben das Frankrelch im Sturm uberrannt

Cest fini la marche contre la France la marche de Dunker-que et de la Somme de Paris et des Pyreacuteneacutees Pierre est vain-queur Robert est vainqueur et lAllemagne entiegravere tient dans leurs regards et leurs costumes fripeacutes les camps et les pri-sons sont morts et deacutechus Aux Boches de mourir et deacutecraser la vermine

Husaren des Fuumlhrers im Britaln abhartSind sie zu euere Vernichtung erdartSie furchten vor Todt und vor Teufel sieh nichtAn ihnen der Britisher Mutter erschrickt

Les Allemands regardent regardent et pleurent ou secouent la tecircte Mais aucun ne reste indiffeacuterent et de la grandrue au marcheacute dans les faubourgs et sur le parvis de lHocirctel de Ville ils doivent subir et entendre les Russes les Polonais les Fran-ccedilais les Ameacutericains les Yougoslaves et les Grecs scander de leurs langages multiples leacutecrasement dune religion

JOURS FRANCS36

VIII

ans une piegravece il y a quatre hommes et quatre femmes Les hommes ce sont des deacuteporteacutes et les femmes ce sont

des Allemandes Des Allemandes qui glapissent et qui pour ne pas ecirctre ennuyeacutees par les patrouilles ameacutericaines sont precirctes agrave tout et mecircme aux ignominies les plus basses

Ivan moi Kostia et Feacutedor Martha Margaret Hermine Hed-wige

Ivan a la figure verte Kostia la figure blanche moi la tecircte en feu et Feacutedor le torse nu Martha est en combinaison Margreth en maillot de bain Hermine en robe du soir et Hedwige sim-plement couverte dun soutien-gorge Sur un gueacuteridon il y a du cognac beaucoup de cognac et sur les deux lits des manteaux de fourrure beaucoup de manteaux de fourrures

Les quatre filles on les a ramasseacutees dans le village En ce moment elles commencent agrave dire des becirctises et le bout de leur langue senfouit le long de la commissure des legravevres et leurs seins eh bien leurs seins tremblotent comme de la geacutela-tine de mauvaise qualiteacute et queacutemandent des caresses Quant agrave leurs cuisses nen parlons pas Sur un ordre elles se met-traient en position En bonnes cuisses allemandes elles ont eacuteteacute habitueacutees degraves le jeune acircge agrave obeacuteir et que le maicirctre soit de Stuttgart de Kharkov ou de Carcassonne elles sen mo-quent un maicirctre est toujours un maicirctre laquoGott mit unsraquo et nen parlons plus

D

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Le poste de radio somnole et de vagues accords de musi-que de mauvaise musique parviennent agrave troubler leacutether Kos-tia qui est bien exciteacute agrave ce quil me semble veut mettre une grenade agrave linteacuterieur et je len empecircche agrave grandpeine

Martha se penche sur Ivan - Cher petit Russe cher petit Soviet comme tu es gentil

comme tu es doux

Ivan fourrage sous la combinaison penche loreille en sou-pirant et serre la fille dun geste brutal Ah quelles sont loin-taines les heures conqueacuterantes de la victoire en Ukraine La poitrine se gonfle soppresse Ivan est quand mecircme un Russe un sale Russe disait-elle il y a tregraves peu de semaines encore et ce sale Russe est contre sa chair maintenant contre sa peau contre sa vie et srsquoil le deacutesire il peut la tuer Alors fer-mons les yeux et prions le Petit Pegravere Martha le sait quIvan peut la tuer elle sait pas mal de choses et sempresse de sa-tisfaire agrave ses deacutesirs qui ne sont guegravere compliqueacutes dailleurs Vite Martha enlegraveve ta combinaison vite ton corsage vite tes jarretelles vite ton soutien-gorge vite ta culotte Bon Dieu tu vas arriver trop tard Pourvu que le Russe soit content cest tout ce quelle demande Et le corsage les jarretelles le sou-tien-gorge la combinaison et la culotte on met cela sous ses pieds et on est complegravetement nue Nest-ce pas Martha Et on se presse contre Ivan et on le cajole et on lui frotte sa gueule de chatte contre le nez et on fait tressauter ses teacutetons et on remue le ventre et on offre ses cuisses Jusquau sexe que lon commande Nest-ce pas Martha Et lon prend le Russe le sale Russe comme lon prenait son mari fier et frin-gant massacreur S S tecircte de mort et lon fait semblant de geacutemir et lon guide leacutetreinte et lon murmure laquoAh cheacuteri ah cheacuteriraquo en guettant la reacuteaction Nest-ce pas Martha Et lon continue et lon joue son rocircle de femelle apeureacutee et lon eacutecarte grands les bras laquoMon Russe mon Russeraquo Garce de putain va Mais il faut sourire allons souris et sois contente car tu es contente nest-ce pas

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Margreth prend des poses de jolies poses et contemple Feacutedor en minaudant Mais oui Feacutedor tu es un laquolieblingraquo un grand laquolieblingraquo un beau gosse un dieu du ciel et tout et tout Mais oui je vais devenir ta maicirctresse ta folle maicirctresse Tu nas jamais eu de maicirctresse en Russie Non Eh bien tu vas connaicirctre la femme allemande la vraie qui remue de la croupe et des reins et qui jouit et qui crie et qui mord Oh mon Rousky regarde mon maillot de bain Une seconde pour le soutien-gorge Regarde mes seins ils sont pour toi parce que tu es Feacutedor et mon futur amant Une seconde pour le slip Re-garde mon ventre et mes cuisses cest pour toi aussi

Et Margreth roucoule agrave son tour Roucoule Margreth et as-sieds-toi sur les genoux de Feacutedor suce sa bouche caresse le nombril suis la courbe des cocirctes et plonge la main dans le pantalon Allez Feacutedor mon vieux du courage et ne fais pas cette grimace Que diable Maintenant Margreth deacuteshabille Feacutedor piegravece par piegravece avec rage et quand enfin ils sont nus tous les deux elle se penche sur lui griffe ses biceps seacutetend geacutemit parle et renifle En avant Margreth gagne ta tranquilliteacute la tranquilliteacute de ton pegravere de ta megravere et de ta soeur Gagne le prix de la deacutefaite et exeacutecute les mouvements damour que tu accomplissais dans les couloirs de la laquoHoch Schuumlleraquo en com-pagnie de respectables professeurs En avant Margreth plus vite plus vite plus vite encore si ton amant ne reacuteagissait pas sil eacutetait contrarieacute par ton manque de sauvagerie ou de sinceacuteri-teacute si ton spasme ne lui inspirait que du deacutegoucirct En avant Mar-greth remue leacutechine pousse la volupteacute loue-toi vends-toi Toute peine meacuterite salaire et ton salaire cest de ne pas ecirctre eacutecrabouilleacutee comme tant de tes semblables

Oh Hedwige et ta belle robe du soir en satin doubleacute de ve-lours ta belle robe du soir que le laquoHerr Docktor de la Reinme-talraquo a si souvent froisseacutee fais la sentir agrave Kostia il sera content et la fin des misegraveres sera au bout cest promis

Hedwige agrave cocircteacute de Kostia relegraveve progressivement le lourd tissu deacutecouvre un mollet un genou une cuisse et de la peau et debout elle soulegraveve Kostia qui titube debout elle remonte la

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robe du soir jusquaux aisselles debout elle maintient cette robe agrave la ceinture par une eacutepingle debout elle deacutegrafe le cor-sage debout elle fait jaillir ses mamelles debout elle enlegraveve laceinture de Kostia Debout elle prend ses mains pour les en-fouir entre des jambes de soie noire debout et en aspirant les legravevres de lennemi dhier elle le force debout elle conduit le meacutelange un meacutelange affreux de lacirccheteacute et de contrainte de deux sexes debout elle possegravede debout elle danse en tres-sautant dun pied sur lautre et debout elle arrecircte les soupirs de Kostia et debout elle reccediloit le plaisir Elle veut faire croire au plaisir Hedwige ne te donne donc pas tant de peine raccom-pagne Kostia sur le divan ne rabaisse pas tes jupes tes cotil-lons et tes accessoires de femme reste comme cela comme le symbole de ce que tu es reste comme les gros pontifes des geacuteneacuterations hitleacuteriennes tont vue reste et ferme les yeux gon-fle les joues et gratte la nuque de ton nouveau vainqueur Ah la joyeuse aventure Dritte Reich Sieg Heil Heil Hitler et contaminons les vainqueurs

Comme tu souris dun rire eacutetrange Hedwige Personne ne ta cependant forceacutee agrave venir dans cette piegravece

Et cest mon tour camarades Avec Hermine et je dois connaicirctre livresse Chegravere chegravere chegravere Hermine preacutepare tes soupirs et ta science Lon va se battre Comme ta poitrine est rebondie et ta gorge et ta hanche Belle belle chienne de luxe et femelle dun soir Mais qui pompe agrave mes legravevres agrave ma nuque et agrave mes pectoraux mais qui coule ses doigts sur mes mus-cles Il ny en a pas de muscles et tu le sais Il ny a que la peau et des vertegravebres Cela te deacutegoucircte chegravere garce Conti-nue deacuteshabille-moi va doucement lentement et scande la mesure dabord leacutepaule et le ventre et les jambes Laisse enfoncer mon deacutesir Geacutemis ah geacutemis agrave cet instant cest in-dispensable voyons Hermine Deacutelire si tu veux mais geacutemis et lance ta chair vendue lance-lagrave et joue la comeacutedie

Je nai mecircme pas le courage de jouir avec cette putain Je la fais treacutebucher du lit et elle tombe Nessaie pas de comprendre

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Hermine ou je teacutetrangle Va jouer avec Kostia Feacutedor ou Ivan et fous le camp

Et la nuit sest termineacutee de cette maniegravere Quatre filles pour trois garccedilons et moi dans un coin solitaire et sombre et qui pleurais comme une becircte comme un enfant comme un vaga-bond sans amis et sans lelfe lelfe blonde inaccessible pour les damneacutes

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IX

travers champs agrave travers plaines Ivan de Smolensk conduit sa bande agrave lassaut agrave lassaut des ruines des

fermes et des femmes Trois cents camarades que je retrouve et qui se mecirclent aux milliers courant les villes et les villages Trois cents camarades que jai vus battre agrave mort que jai vus racircler que jai vus le dos rouge de plaies que jai vus seacutevanouir sous la douleur Trois cents camarades sans dieux ni maicirctres agrave preacutesent arquebouteacutes aux vertegravebres dun pays vaincu avec lheacutemorragie de leurs passions et de leurs souvenirs Ivan Kostia Wassili Michel Veacutera Olga et ils ont des armes de belles armes neuves reacutecupeacutereacutees sur les SS de belles armes qui vont tuer de beaux poignards qui vont trouer et laceacuterer Ils mappellent de loin et je les suis par bonds successifs

- Franzose Franzose Franzose

Bien sucircr que jarrive Tovaritch Ils sont lagrave hirsutes avec encore la trace reacutecente de leurs eacutepreuves et ils deacutesignent une ferme dans le lointain Quelle est grande cette ferme En avant en avant elle se rapproche La bande a des visages de becirctes fauves agrave la cureacutee Personne ne parle Au diable la civili-sation La police sera faite par nous

On arrive dans la cour de la ferme Tout est calme Un cer-cle se forme on entend des revolvers qui sarment Un grand rire meacutelancolique et triste prend naissance Les dents semblent vouloir retenir la colegravere Deux coups agrave la porte trois coups agrave la

A

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porte quatre coups agrave la porte Un signe Kostia incline sa mi-traillette une rafale dans la serrure une pousseacutee deacutepaules ungrand bruit la porte cegravede et seffondre Des corps culbutent et sengouffrent pecircle-mecircle avec des jurons infernaux La voie est libre et la mareacutee deacutelirante afflue La bande heacutesite alors puis dans un calme spectral monte les escaliers On distingue lon-dulation des eacutechines cest tout Arriveacutes au premier eacutetage les portes sont fermeacutees A coups deacutepaule la bande les ouvre Dans une piegravece se trouve la famille entiegravere Et parmi la bande il y en a deux qui ont subi les mauvais traitements du patron Michel et Feacutedor Michel se souvient des laniegraveres de cuir et de sa fille de trois ans morte dans la baignoire remplie deau froide Feacutedor noublie pas sa main brucircleacutee agrave une tige de fer chauffeacutee agrave blanc Ce sont eux eux seuls qui vont proceacuteder agrave lexeacutecution La famille les regarde Le pegravere la megravere la fille la petite fille loncle et la tante

Feacutedor et Michel ajustent leurs couteaux Un geste pour le pegravere au coeur Il seacutecroule avec un vomissement rouge et son ventre tressaille et le parquet absorbe la salive eacutecarlate Un geste pour la megravere au coeur aussi Elle ouvre plus grand les yeux les referme puis sabat les bras casseacutes par lagonieLa joue gauche se colle contre une commode Le bas du rein se deacutesarticule et saffaisse progressivement Un geste pour la fille Feacutedor la prend par les seins le bout du teacuteton disparaicirct dans ses doigts et Feacutedor serre serre La fille dodeline de la tecircte son aisselle se cabre mais Feacutedor sabat sur elle et la possegravede sur une chaise Leur eacutetreinte se prolonge jusquau moment ougrave la nuque de la fille se deacutesagregravege Kostia arrive repousse Feacutedor et prend livraison agrave son tour du corps qui ne reacuteagit pas Son rut fini il referme tranquillement sa braguette dun air satisfait Un eacuteclair Feacutedor a reacuteagi brutalement Une tache rouge sur la tecircte de la femme un jet de sang et la forme saffaisse Il faudrait Goya pour peindre cette scegravene Contraste des couleurs et de la violence Mon front me fait mal je ne suis quun homme et ces visions commencent agrave me deacutepasser

Un geste pour le fils une croix est faite dans sa poitrine je ne sais pas ougrave ces bougres prennent la force de couper les os avec une simple lame dacier

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Un geste pour loncle Lhomme tend presque son visage Cest en effet un trou ruisselant de cervelle cailleacutee qui le tue

Un geste pour la tante Elle est deacutejagrave eacutevanouie Oh ccedila ne fait rien Cest avec une hache que Kostia la deacutecapite Il sacharne sur le cadavre Au bout dune minute il nexiste plus quune bouillie informe de viande et de cartilage

Un geste pour la petite fille ah non pas celle-lagrave

Je me preacutecipite Feacutedor grogne Dun coup de poing en pleine figure je lenvoie rebondir contre une chaise et je menfuis avec la gosse Dieu que les escaliers sont longs agrave descendre Et la plaine je cours dans la plaine La petite pleure Loin de la ferme je la prends mieux dans mes bras

Elle est gentille cette gosse remplie de tacircches de rousseur et que je console Arrecirct contre une pierre Elle colle sa legravevre agrave ma poitrine Je caresse ses cheveux ses jambes et ses petits pieds

Je suis Franccedilais et cette enfant est Allemande

Comme elle pleure eacuteternellement je tire de ma poche une barre de chocolat et la lui mets dans la bouche Apregraves desgestes de refus elle commence agrave mordiller dedans Quel acircge peut-elle avoir Cinq ans six ans peut-ecirctre Entre mes doigts se dessine le mot laquo New-York raquo ougrave a eacuteteacute fabriqueacute le chocolat En arriegravere de plusieurs semaines des hommes venus de la mecircme ville laissaient tomber dans la mecircme reacutegion des bombes explosives Aujourdhui aujourdhui Ne pleure pas Gretchen va ne pleure pas

Je me legraveve et entre dans le village Je frappe agrave une porte un homme paraicirct qui me prend la petite fille sans un mot avec un regard bleu bleu comme doit ecirctre le paysage du paradis germanique Quand je lui offre une cigarette il referme la porte

Je me gratte le menton et contemple alternativement ma ceinture et mes mains Et je me dirige de nouveau vers la ferme

Je ne veux penser agrave rien rien rien et rien

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A mesure que jarrive en vue du bacirctiment la rumeur grandit Je peacutenegravetre dans la cour

Feacutedor degraves linstant ougrave il maperccediloit seacutelance dans ma direc-tion

- Jean achtung Wir sind frei ganz frei Es gibt nicht merh Gestapo Wen ich will du bist todt Achtung

Un haussement deacutepaules Mon pauvre Feacutedor

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X

est un immense campement russe un campement de toiles et de roulottes et de cabanes et de charrettes un

campement qui gronde et qui pleure et qui boit un campement de rires et de danses et damour Cest un campement qui se regroupe en terre boche ougrave le violon crisse autour du coeur des filles ougrave la liberteacute bouillonne autour du torse des garccedilons ougrave le geste est dur et brutal et sent la chair et lacircme et rien quela chair et que lacircme

Cest un campement de nostalgie de recircves par les vents des plaines de souvenirs et de douleurs de larmes et de che-veux blonds dattente et dinquieacutetude et de violence

Cest un campement ougrave tous les hommes et toutes les fem-mes et les enfants marchent et vivent couchent ensemble

Le jour est encore lagrave pacircle et morose et clignote

A lentreacutee du campement il y a deux ecirctres Lun est appuyeacute contre un poteau et lautre contre une haie Chemises deacutebrail-leacutees cols en arriegravere tignasse tumultueuse dents serreacutees yeux gonfleacutes de passions mauvaises muscles saillants ceintures clouteacutees de fer pantalons noirs bottes de fourrure et la pose souple silencieuse et saine et cruelle Cigarettes qui rou-geoient fumeacutee qui senvole rictus de la bouche et mitraillettes leacutecheacutees par des mains amoureuses Jeu avec le canon jeu avec le chargeur jeu avec la deacutetente jeu avec la crosse jeu avec le massacre quils appellent et nont pas De loin ces sentinelles me regardent approcher sans un mouvement de

C

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peau sans paupiegraveres battantes sans respiration Des statues statues dhommes statues primitives et absentes qui peuvent tuer en chantant pour se distraire et sennuyer et pour le goucirct et le deacutegoucirct Statues plongeacutees dans un songe un interminable songe songe dhier et daujourdhui et de demain statues dun monde qui deacutecouvre loccident et se fait deacutecouvrir par lui

Je suis pregraves delles de ces statues qui croisent leurs yeux contre mes yeux Je passe sans dire un mot et la Russie se preacutesente agrave moi A gauche un feu ougrave cuit la soupe et des fem-mes des jeunes et des vieilles des gosses morveux et gueu-lards et obscegravenes et des fichus des caracos des bonnets des couvertures des patois aux invraisemblables conso-nances des gorges qui se deacuteversent et qui se deacutevoilent qui se bercent et qui se gonflent de lait ou de deacutesir des femmes pa-reacutees de bagues et de montres aux eacutepaules couronneacutees de reacuteveil-matins et les reacuteveils qui sonnent qui tombent que lon ramasse que lon examine que lon interroge que lon repose ou que lon casse et des nattes longues et lourdes des pau-piegraveres vertes des bas crasseux et des jambes nues

- Franzose

Elles se preacutecipitent Des doigts sur mon cou et sur ma poi-trine Un siegravege que lon tend et une eacutetreinte et le baiser et la caresse

Une cuiller et je remue la soupe gravement au milieu dex-plosions de joie

Ces femmes sont belles et sauvages comme les juments belles si belles quon voudrait les prendre sans parler

Je marrache agrave elles mais tout est pareil ici

Cest un campement de seigneurs en guenilles Ce sont des seigneurs prodigieux et magnifiques combleacutes dor et de bu-tins et de rapines et de reacutevoltes des seigneurs qui vous ten-dent des millions de marks des eacutemeraudes et des diamants

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et des cigares et du tabac et du vin dAlsace des seigneurs qui deacutevasteraient la province entiegravere pour le seul caprice dun visage de courtisane au sexe trop ambitieux

Une femme danse sur une estrade et shallucine de sa pro-pre ferveur danse et rythme la chanson des hommes Ceux-ci sont accroupis autour delle battant des mains dodelinant de la tecircte et martegravelent des phrases rauques

Et la femme danse danse et tourbillonne et plie des ge-noux et des reins Elle porte une robe entiegraverement rouge et ses pieds sont enfouis dans une paire de bottes noires Sa jupe se soulegraveve et ses cuisses se montrent blanches et dures et sa nuque rayonne de lumiegraveres et de volupteacutes

Elle danse du buste et de leacutepaule et de sa nuditeacute farou-che car elle a jeteacute sa robe maintenant et sa silhouette est nue nue avec les bottes nue eu centre des bouches masculi-nes humides et figeacutees dans un souffle court Nue sa nuque nue sa poitrine et elle danse danse danse et seacutelegraveve parfois dans les ombres et se brucircle de fiegravevre et de mouvements Un homme vient pregraves delle et saisit la taille et tous les deux parce quils sont jeunes et amant et maicirctresse et prince et feacutee sau-tent et se frocirclent et se caressent de la paume et de laisselle et de la hanche et de la joue Et la musique scande leurs pas-sions et leurs colegraveres et lorsque par un hurlement de becircte la chanson cesse il ne reste plus quune femme saoule blottie contre un homme agrave la tecircte renverseacutee vers le ciel

Puis ils sen vont en treacutebuchant

Le groupe les regarde passer et la chanson recommence en sourdine

Monte la chanson monte et sanglote monte avec les hom-mes et les femmes qui se relegravevent et senlacent des bras monte et marche avec eux et traverse des groupes et dautres groupes monte et ruisselle et se tasse et rugit par intermit-tence

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Figures qui regardent figures qui se battent figures qui prient et la chanson se faufile et coule et saisit le campement hurle de musique et se tord et vacille de tentes en baraques et de charrettes en charrettes et les torses se dressent et les mouchoirs claquent et les boeufs et les chevaux tirent en bon-dissant sur leurs museliegraveres de cuir et la nuit tombe console et engloutit

Monte la chanson monte parmi les feux qui surgissent monte sur les faces braiseacutees de pourpre et de noir monte par-mi larbre qui se tord aux flammes monte dans les roulottes et sortent les couteaux et les revolvers eacuteclatent les deacutetonations tremblent les soupirs de haine monte monte et illumine et balaie

Monte la chanson

laquo Plus rien nexistelaquo Cest nous les maicirctreslaquo Nous sommes encore partisanslaquo Couverts de crachats

Monte et les voix basses et aigueumls eacutepouvantent eacutepouvan-tent mecircme mon acircme

Filles qui se deacutevecirctent garccedilons aux mains deacutechaicircneacutees al-cool au goulot des bouteilles et le monde qui deacuteborde Monte la chanson monte sous les robes sous les corsages monte dans le ciel et dans la legravevre monte et tonne avec furie monte et appelle et maleacutediction des meurtres et du carnage monte la chanson qui clame agrave tous les eacutechos

laquo Mort agrave lenvahisseur allemand raquo

Et dans une bousculade effreacuteneacutee le campement se preacuteci-pite vers le lieu ougrave sont accumuleacutees les richesses de lennemi Les piegraveces dor aux mains qui sabreuvent les billets de ban-que dans les poches les colliers de perles aux cous des filles

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superbement impudiques les robes de soie et de velours et lalcool lalcool qui transforme et qui racle et qui barbouille la chair et les fucircts et les barriques qui se deacutebouchent et se trouent et le vin qui coule agrave flots dans les bassines dans les cruches ou dans les gamelles et qui ruisselle le long des joues et le drapeau blanc de la capitulation Boche qui se change en drapeau rouge

Alcool alcool qui chauffe lartegravere et la veine et la pupille et le sang alcool dans les filles dans leur intimiteacute et dans leur linge alcool sur lherbe ougrave se pressent et sentassent et se pardonnent et se violentent des couples orgueilleux de bois-son des couples qui se brassent dans le tissu de la peau et dans la jouissance des couples sur lesquels dautres couples versent du vin et du vin noir et du vin blanc et de la fine et du champagne des couples qui sont harasseacutes et haletants

A cocircteacute de moi une fille geacutemit sous le poids dun amant et pleure et griffe et legraveve les bras vers le sommet dun peuplier et tourne convulsivement la tecircte et sarc-boute sur les coudes et retombe sur le dos en se cachant les yeux et secoue rageu-sement son corps et passe la main dans les cheveux de lhomme et dun coup de dent mord loreille et cherche la bou-che lacegravere les reins de son partenaire et supplie et berce les racircles et se balance avec passion de droite agrave gauche et ren-verse dun sursaut son amant et le place avec des gestes dau-tomates sous son ventre Et elle avance son profil presque inconsciente et sa tecircte sincline dune faccedilon brutale et plisse le nez quand le plaisir devient trop tendu et lhomme son maicirctre deacutechire le gazon ouvre grandes les jambes et pousse du bas-sin et les autres qui les regardent ou qui les imitent et le vin qui tombe toujours et lhomme qui secoue la femme et la ren-verse de nouveau et ils se fondent en un tout ougrave la salive de chacun deacutecolore le visage ougrave la bouche sagrandit deacutemesu-reacutement ougrave le rythme devient plus saccadeacute ougrave leacutetreinte se reacutevulse pour accueillir la joie Et les deux corps sont raidis comme les cadavres des carboniseacutes Autour deux mecircmes eacutetreintes mecircmes soupirs et mecircmes tressaillements De vin ils en sont imbibeacutes de leurs ventres agrave leurs cerveaux

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Ivres dalcools et damour et ils reposent et sculptent les moments fantomatiques dapregraves la possession

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XI

homme hurle Il est pendu par les pouces et son ventre ouvert deacuteverse lentraille sa bouche clame lamentable-

ment ses lourdes jambes botteacutees gesticulent et acceacutelegraverent le deacuteroulement des tripes fumantes et rouges et des Russes et des Polonais lui lancent des pierres des fragments de bois et des couteaux Wassili projette son poignard en clignant des paupiegraveres et le poignard senfonce dans leacutepaule et celui de Kostia sous laisselle et celui de Feacutedor dans la cuisse et le mien dans le ventre ougrave il senfouit au fond dun tas dintestinsqui ne veulent pas tomber agrave terre Lhomme hurle et chante sa douleur et lun de ses pouces cegravede et cest par lautre quil se balance et quand ce dernier cegravede aussi il sabat comme une masse sur ses entrailles Il essaie de se relever et il saccroche aux serpentins rougeacirctres et il pleure et crache et veut vivre

Kostia lance son poignard et dans la bouche le plante et dans la bouche il vibre et lhomme essaie avec un rictus de terreur de larracher et il seacutecroule de nouveau et se traicircne pendant quelques megravetres et il se relegraveve dabord sur les ge-noux puis complegravetement et il tremble de souffrance et daf-folement et il retombe et nous continuons agrave le laceacuterer de cail-loux Un sur le front et il y pose la main un sur la nuque et il ypose aussi sa main un sur loeil et cet œil cregraveve et les doigts se pressent pour endiguer le flot visqueux qui seacutechappe un dans la poitrine et un dans le mollet Lhomme nest plus quun tas de sang de deacutebris de sauce pourpre et il cregraveve en ho-quets en vomissant son reste de liquide et il sallonge dun coup raide et crispeacute

L

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Cet homme est mort parce quil eacutetait chauffeur dun camion agrave gaz Le fourgon il est lagrave et par sa porte deacutemolie lon peut voir un enchevecirctrement de cadavres de femmes et denfants

Des corps qui seacutepousent qui srsquoentassent et se sont aggluti-neacutes les uns aux autres dans les positions les plus atroces et les plus eacutepouvantables des corps qui sentrechoquent au moindre mouvement des femmes des gosses recouverts dexcreacutements et qui reposent dans leurs derniers gestes de deacutefense

Pour retirer les corps faisons la chaicircne et prenons dans nos doigts de la viande pourrie et inconsistante de la viande de femme des narines pinceacutees des bras durcis quil faudrait presque casser pour les remettre le long des hanches des gosses agglutineacutes qui sentrecroisent dans leurs eacutetreintes des grappes de petits pieds de petits cous de petits ventres quon ne sait par quel cocircteacute prendre et que lon pose sur lherbe ougrave ils ressemblent agrave des monstres des femmes encore dont il faut briser les mains pour les amener hors du fourgon et des ex-creacutements qui coulent le long du fourgon qui coulent et font des plaques et cette odeur de deacutecomposition qui vous soulegraveve lacircme

Un beacutebeacute dans le coin est complegravetement recouvert de merde jaunacirctre et ses yeux seuls deacutepassent des immondices Un autre est colleacute contre sa megravere et mord la peau Quand nous tirons pour les seacuteparer un morceau de chair est resteacute dans la bouche du gosse

Une femme la tecircte inclineacutee a voulu avant de mourir que son enfant ne souffre pas et elle la eacutetrangleacute Les mains sont encore crispeacutees autour de la petite nuque

Tous les corps sont dans la clairiegravere maintenant tous Ceux qui nont pu ecirctre deacutetacheacutes les uns des autres restent ensem-ble et avec des yeux tristes et impuissants nous les lavons nous enlevons toute la boue humaine qui sest accumuleacutee

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dans leurs cadavres nous enlevons la charogne des bouches nous fermons des paupiegraveres nous rendons agrave leurs formes des poses plus deacutecentes et moi je pleure je pleure sans larmes mais avec un immense gargouillement inteacuterieur Par le sexe dune femme seacutechappe une glu noiracirctre et eacutepaisse La verge dun enfant est boursoufleacutee comme une tomate et sa poitrine est reacutetreacutecie comme un fruit sec

Ce nest quune immense horreur une horreur que les Bo-ches ont accomplie dans lorganisation et la discipline

Tous des enfants et des femmes juives

Nous recouvrons leurs corps de draps quun Allemand a ap-porteacutes en tremblant de frayeur et nous creusons la terre pour ensevelir ces ecirctres

Et cest une eacutetrange sensation que davoir dans ses bras trois beacutebeacutes soudeacutes par la mort et qui ne peuvent plus se seacutepa-rer

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XII

armeacutee ameacutericaine roule vers Dusseldorf roule et broie la route avec ses camions et ses hommes Le kommando est

eacutechelonneacute le long du talus et regarde le mateacuteriel de la victoire Les gars sont silencieux et leur figure rutile deacutemerveillement Des chars encore des chars toujours des chars grondants et tonnants qui pivotent lourdement dans les virages Pendant des heures la cavalcade va durer sans interruption avec le deacuteroulement infini de machines diaboliquement nouvelles Les tankistes moitieacute du corps deacutepassant de la coupole sont noirs sous linhumain masque de cuir Au geste V que nous leur donnons ils reacutepondent dune inclinaison souple du bras et deacutecouvrent des dents blanchies par le chewing-gum

La poussiegravere recouvre de plus en plus ce cirque colossal et nous sommes muets au centre de ces explosions de ce brou-haha monotone et continu muets devant cette puissance qui nous a rendu la liberteacute muets et nous tanguons deacutepaules en eacutepaules avec des eacutetonnements ravis pour nous communiqueraux uns et aux autres la deacutecouverte dun engin inconnu ou la grimace dun noir agrave la nuque plombeacutee de cartouches

Au croisement des hommes de la MP font la police et diri-gent sur deux directions diffeacuterentes la pieuvre kakie Des sil-houettes courent entre les Half-Trucks Ce sont des Russes le dos chargeacutes de sacs et de couvertures

En face dun laquo Castatten raquo une voiture radio est arrecircteacutee

L

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- One Two Two Three Four Three Four

La voix nasillarde deacutechire londe De grands gorilles fatigueacutes sont eacutetendus sur les coussins en des poses nonchalantes de minute en minute un oeil souvre rempli deacutetoiles et de ques-tions puis referme son mystegravere accompagneacute dun grognementlas Une douzaine de Franccedilais les mains dans les poches contemplent le spectacle en riant des legravevres et du menton

Et la rauque caravane passe passe eacuteternellement

En sens inverse parfois viennent des colonnes de prison-niers allemands conduits par des autochtones des Flandres et du Morbihan corseteacutes de mitraillettes Les Allemands sont deacuteguenilleacutes haves et tristes avec une espegravece dheacutebeacutetement de lrsquoallure et dodelinent des eacutepaules comme des boeufs agrave labattoir Leurs membres seacutetirent et la casquette autrichienne ougrave flotte encore ledelweiss se casse agrave la visiegravere et deacuteteint sur la peau De temps en temps le canon dun revolver fouille et redresse une eacutechine par trop courbeacutee et la marche reprend ha-rassante pour eux et terriblement magnifique pour les gar-diens Ils passent devant moi maintenant Les genoux cegravedent les lacets courent devant les chaussures le pantalon de ski tombe et racle le goudron la veste na plus quune vague bou-tonniegravere retenant une ouverture de chemise sur les cocirctes ta-cheacutees de sueur Ils sont 10 20 30 40 peut ecirctre 40 anciens dieux du mal et de loppression guettant une aumocircne de notre attitude cynique et gouailleuse

- Hitler nicht gut pas bon- Cest trop tard mon vieuxEt le gosse car crsquoest un gosse en tenue de la laquoKriegsma-

rine raquo baisse la tecircte et rampe du museau

Pregraves dun champ une centaine de laquo Shermanns raquo eacutevoluent et font manoeuvrer la gueule de leur soixante-quinze Les che-nillettes marquent de croix profondes la terre grasse Le monde des eacutetoiles blanches a remplaceacute celui de la laquoSvatiskaraquo Les eacutetoiles brillent et simposent aux gens et aux choses dAl-

JOURS FRANCS56

lemagne Dans le cafeacute ougrave de gigantesques orgies reacuteunissaientleacutelite brune du village on est pris maintenant agrave la gorge par une odeur de chocolat de nescafeacute et de cigarettes mielleacutees Des gosses me regardent en levant leurs paupiegraveres bleues parsemeacutees de taches blondes Que savent-ils de la diffeacuterence pouvant exister entre un char dAmeacuterique et un char laquo Tigre raquo

La route est strieacutee de veacutehicules arrivant de toutes parts et au passage dune Merceacutedegraves remplie de pleacutenipotentiaires alle-mands porteurs dun drap des hueacutees seacutelegravevent Un negravegre de Chicago agrave qui je montre le spectacle redresse des cils cligno-tants agrave une cadence acceacuteleacutereacutee et rit sans comprendre parce que saoul de sommeil

Mais voilagrave que des colonnes dinfanterie se forcent un che-min vers Metzhausen Je les suis et les rejoins juste au mo-ment ougrave les GI descendent des camions Ils srsquoassoient le long des trottoirs envahissent les maisons cherchent de leau et poussent des laquoWoopieraquo deacutelirants qui font se fermer les portes et marmonner des litanies aux grandmegraveres peureuses Des piles de fusils Grant se deacutecoupent en faisceaux les casques sautent des visages Les jambes se croisent et devien-nent souples comme du caoutchouc

Les exclamations seacutelegravevent Je maccroupis en face dune masse duniformes kakis et parle

- Where you come from in the States - New-York Chicago Detroit Philadelphia- Oh Yeacuteeacuteeacuteeacute- French Oui Good Mademoiselle- And you- Ah Paris Paris very well very very little girl- Prisoner of war Yes No- How long did you been in Germany Five years No

good no good- Would you cigarettes Good cigarettes Chocolat- Eh Johny Mac Dan Bob Stan Freddy Clark- Come on come on Yes You no scram

Les tecirctes se rejettent en arriegravere se penchent et deacutecouvrent des gencives pourpres et saines

JOURS FRANCS 57

- Moi Paris moi OK D Day

Ils me prennent dans leurs bras me bousculent et me font passer un fusil Je tire en lair Dun arbre senvole un moineau un petit moineau je crois Les camions recommencent agrave faire gronder leurs moteurs

- Il faut se seacuteparer Buddy- Good by good luck So long

Ils bondissent comme de jeunes chats rattrapent leurs fusils au vol saccrochent aux roues des GMC fouillent dans les poches et esquissent une derniegravere danse du scalp

- So long so long Frenchman

Des oranges et des cigarettes pleuvent

- So long Buddy and good luck

Je partage mes richesses avec dautres libeacutereacutes Cest bon une orange vous savez

Le soir tombe lentement avec des lueurs dimpatience Je retourne sur la grande route en compagnie dune bande de camarades raseacutes de frais contents de rien et joyeux de tout Lon se donne le bras en fregraveres et lon chante

Le sixiegraveme jour du mois de juinLe sixiegraveme jour du mois de juinNous aperccedilucircmes oui mes copainsNous aperccedilucircmes oui mes copainsPlusieurs freacutegates dAngleterreEt nombre de bombardiers lourdsCeacutetait pour aller agrave Cherbourg

Bobie pousse de grands eacuteclats hurle des fausses notes Jacques du Havre rigole par hoquets en regardant les pier-

JOURS FRANCS58

res Natacha une jeune Ukrainienne relegraveve sa robe et danse avec Andreacute

Quand ccedila fait boum lagrave sur BerlinOn voit sbarrer les Fridolins

On gueule gueule gueule encore plus fort et les paroles senrouent

Alors maicirctre Roosevelt sur son trocircne percheacuteA dit aux dictateurs je npeux plus vous aiderCar aux Etats-Unis les Ameacutericains veulentQue jaide M de Gaulle agrave vous casser la gueuleSur lair du tralalalala etc etc etc

Arriveacutes au bord de la route on voit la lumiegravere des chars qui troue la nuit Je massieds contre un arbre A mes cocircteacutes des femmes russes en caraco fredonnent meacutelancoliquement un refrain des steppes

Plaine ma plaineToujours lumineuse et fiegravere

Je mallonge pour regarder le ciel Tout sestompe tout de-vient vague et clair Ronronnements sur ronronnements lumiegrave-res sur lumiegraveres vibrations sur vibrations

Libres mes yeux libre mon acircme libre mon espeacuterance Je me redresse sur les coudes Une jeep passe en crachant des retours de flamme Son feu rouge disparaicirct au loin Quelques grondements de forteresses volantes secouent le ciel quel-ques fuseacutees vertes parmi des blanches et des bleues

JOURS FRANCS 59

XIII

os pas claquent dans les rues deacutesertes du village Nous pourrions presque sentir le coeur des Allemands qui nous

eacutepient La villa ma villa se dessine alors

- Viens Lucas viens prendre un laquo glas raquo

Il y a encore de la lumiegravere Que se passe- t-il agrave linteacuterieur de cette bicoque Et des cris Oh Yeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacuteeacute

Un bataillon de larmeacutee yankee fait la loi Une vingtaine de grands corps se faufilent agrave travers les lits et les armoires Lerez-de-chausseacutee ressemble agrave un terrain de foot-ball Les Ameacute-ricains jouent avec un polochon La vaisselle tombe Les ver-res se brisent Hello come on Le polochon rebondit La fille de la villa reacutefugieacutee dans un coin contemple la partie avec des yeux dhorreur Les manches se retroussent un portrait dHi-tler seacutecroule une semelle clouteacutee leacutecrase une commode se deacutefonce et vomit dinnombrables petits drapeaux agrave croix gam-meacutee Des mains avides sen saisissent et les jettent en lair

- Heil Hitler toujours heil Hitler avec laccent de Milwaukee

Le polochon seacutechappe il revient rebondit sur une soupiegravere la partie continue Elle doit continuer Jentre dans le jeu agrave preacute-sent et Lucas aussi A toi le polochon agrave vous agrave moi et le lustre tremble le plafond tremble la lumiegravere tremble Des bouffeacutees de rire et lon besogne ferme Des bouteilles de cognac sortent des poches

- Skold Buddy

N

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- A la tienne camarade

Un Ameacutericain sapproche de la fille toujours dans le coin

- Hello Frauumllein

Pas de reacuteponse mais des legravevres serreacutees Elle ne comprend pas il ne faut pas quelle comprenne Viens Buddy viens Bud-dy et je rattrape le polochon pour le jeter contre la cuisiniegravere Une mecircleacutee se forme laquoA bas lAllemagne agrave bas Hitler Boche kapoutraquo Un revolver est brandi il tire tire tire Jai de nouveau envie de tuer et la fille est belle Mes yeux recommencent agrave voir du rouge le genou que les SS mont deacuteboicircteacute se rappelle agrave ma douleur Brune est la fille et ses legravevres et ses seins et son corps Je mavance elle se fait toute petite Mon souffle sent le cognac et lui balaie la chevelure La bataille du polochon conti-nue derriegravere moi Je cherche sa bouche elle geacutemit jembrasse sa poitrine agrave moitieacute nue elle geacutemit Un peu de son acircme cegravede Je la soulegraveve et lentraicircne au dehors Inconsciemment elle reacutesiste et cest une proie secoueacutee de soubresauts que jem-porte Pregraves du jardin un banc nous accueille et contre mon torse je la renverse Ses yeux brucirclent avec luciditeacute et sa frayeur coule en spasmes nerveux Elle sent bon elle em-baume ce que durant trois fois trois cent soixante-cinq jours jai chercheacute en vain contre les grilles et contre les tortures Main-tenant elle repose sur mes cuisses cette fille allemande et sa robe est deacutecouverte Jai envie de froisser de deacutetruire de mordre de brasser cette peau qui peut ecirctre mienne

Autour de nous il ny a que des ombres et ces ombres sont mes amies Lorsque jembrasse une bouche encore amegravere cest ce parfum dune moribonde que je bois Ah pourquoi faut-il ecirctre encore humain Cette fille aux eacutepoques ougrave reacutegnaitla Wehrmacht maurait meacutepriseacute et haiuml moi le fantocircme des prisons et des bagnes elle maurait gifleacute et son regard ne se serait arrecircteacute sur moi que pour mieux me faire sentir la diffeacute-rence qui existe entre la vie et la putreacutefaction Maintenant elle est lagrave soumise et heureuse et je la respecte Je la respecte parce que je ne peux souiller agrave froid cette creacuteature qui repreacute-

JOURS FRANCS 61

sente la femme dont mes recircves de captif ont ideacutealiseacute la forme Des larmes me montent agrave la gorge Un raclement de sanglots Je la repousse avec fureur

- Va-t-en va-t-en fuis cache-toi mais fous le camp bon Dieu fous le camp

Lespace dune seconde elle heacutesite puis senfuit et il ne reste plus que lodeur de sa chair et que le souvenir de ma puissance deacutechue Je ne suis quun homme mais un homme qui a une envie terrible de boire

A linteacuterieur de la maison lorgie continue Au premier eacutetage des gars pris de boisson chantent les vieux airs du pays loin-tain Lorsque je rentre on me fait asseoir sur le bord dun di-van Les uniformes sont deacutebrailleacutes les chemises largement ouvertes En face de moi Jim Lee et Richard Bras contre bras ils essaient de former un choeur Jessaie aussi

Le ciel est bleu tout est joyeuxAu fond du coeur de Jackson

Je mets les doigts entre le nez pour imiter la musique swing Hurlements de joie

- Go on Go onMais je veux tuer tuer et ce qui est terrible crsquoest ce besoin

ougrave dort la haine Je fais signe agrave mes compagnons - Nazis nazis leur dis-je

Et nous descendons vers la cuisine ougrave la vieille son mari le SS et la fille sont encore Je parle oh je parle

- Vous ecirctes Allemands vous ecirctes nazis vous avez veacutecu pour Hitler par Hitler et contre nous tous je vais vous montrer la deacutefaite la vraie la seule celle ougrave lon seacutecroule et ougrave lon peut seulement demander pardon

La vieille frissonne et legraveve son nez le vieux claque du bec le SS est blecircme la fille est deacutejagrave dans une autre planegravete

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- Je voudrais vous exterminer vous arracher un par un les os de la carcasse Je voudrais me venger

Les Ameacutericains regardent en se dandinant dune jambe sur lautre Ma langue fourche des lueurs passent et se deacuteroulent devant mes yeux Le souvenir de camarades assassineacutes me fait redeacutecouvrir les repreacutesailles Les cracircnes les squelettes et les mains pitoyables des races mourantes au fond des cham-bres agrave gaz et des fours creacutematoires se dessinent

- Vous ecirctes des Boches et vous avez construit la terreur

Je sors un couteau de ma poche avec un geste de fou Les Ameacutericains me prennent le bras

- Il est trop tard Jean trop tard

Comme Jim me repousse je sors dans la nuit Et la nuit est remplie des vocifeacuterations pousseacutees par les esclaves devenus seigneurs mais seigneurs impuissants

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XIV

riste ma haine triste mon coeur et mon poing vaincu triste mon recircve et ma fausse joie et mes remords et ma souf-

france triste ma colegravere et mes meurtres et la tuerie triste le viol et le deacutesir et le pardon triste Kostia et ses cheveux et sa musique et son exil triste lumiegravere

Triste Feacutedor et son sanglot triste la plaine la grande plaine tristes les camarades assassineacutes les fosses communes et les corps et la brume triste lodeur

Dans la plaine grasse et sans contours des cadavres et des cadavres des matricules et des matricules des chemises rayeacutees des squelettes et des squelettes

Triste la chanson des trois mille Europeacuteens extermineacutes par les nazis tristes leurs poses et leurs bras de fer tristes leurs macircchoires eacutedenteacutees tristes les pleurs quils ne versent plus

Aucun Seigneur aucun archange De la boue et de la boue encore de la boue grasse et visqueuse et gorgeacutee

Aucun avenir aucun soleil aucune mesure sur le monde des morts

Une barriegravere et des vivants des vivants de toutes les races de toutes les formes de tous les acircges et de la pluie qui tombe et de la grisaille qui frissonne et les vecirctements de la

T

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vermine et les cracircnes aux cheveux nus et lenvie de disparaicirc-tre

Devant les vivants des morts des morts sans noms de France et de Belgique de Norvegravege et de Hollande de Gregravece et de Pologne de Russie et dailleurs Des morts toujours des morts rien que des morts des pauvres morts des morts miseacute-reux et sales

Un char qui passe et qui grince et qui gronde et des soldats qui le saluent qui nous saluent qui se deacutecouvrent et qui sont muets Et les morts qui ne regardent pas qui ne veulent pas regarder qui ne peuvent pas regarder Les morts qui com-prennent que tout est faux que tout est lacircche que tout est lourd mecircme la vie surtout la vie Les morts qui disent que rien nest beau quand est finie laction

Les morts qui se roulent entre eux et qui eacutechangent en gri-maccedilant et leurs passions et le silence et puis loubli

A gauche des arbres et des fleurs noyeacutes de brume et de froidure A droite la route ougrave les armeacutees ont combattu En face le gris de lhorizon un gris perfide et pommeleacute dinconnu Der-riegravere la masse des survivants

Tristes chansons que nous chantons tristes cantiques que nos cantiques tristes regards tristes reacutevoltes que nos reacutevoltes tristes espoirs que nos espoirs

Tristes gestes que nous faisonsChansons des plaines et de la steppe chansons des neiges

et deacutetendues chansons de masses de paysans de citadins et douvriers Chansons ougrave court la nostalgie de cent violons de milliers dhommes de gerbes rouges et de potences chan-sons de soie et de velours chansons tziganes et passionneacutees

Tristes chansons de la Russie que voient les morts Chan-sons du Nord et plus brutales chansons des blonds et de so-leil chansons des mers et paradis Tristes chansons pour des heacuteros

Chansons de France chansons plus douces et plus faciles et plus naiumlves chansons humaines et attendues Chansons de Lorraine et dAlsace chansons bretonnes et du Midi Chan-sons des cocirctes et des montagnes

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Nous devons chanter pour nos morts

Les fossoyeurs vont agrave pas lents remuent la terre et les ca-davres remuent les os des camarades et nous penchons et inclinons et nos tecirctes et nos eacutepaules et nous tenons de mains en mains le sang des autres et ne voulons pas ecirctre seuls

Les morts sont contre les vivants et les vivants contre les morts

Je sais que la vie recommence et quil faudra dans les journeacutees qui vont suivre nos rouges haines remarcher dans le coeur des villes rebacirctir tous les vieux mensonges toutes les luttes et les contraintes Tristes nous sommes Regrettons de necirctre point morts

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XV

n Russe vient decirctre condamneacute agrave mort par la cour martiale ameacutericaine et se preacutepare Jai pu obtenir lautorisation de

le visiter en prison Jai monteacute des marches et des marches jrsquoai revu une cellule ougrave mon nom eacutetait inscrit sur le placirctre jai revu les grillages et les parloirs jai revu tout ce que javais vu quand Hitler eacutetait le maicirctre jai revu les gardiens boches en civil qui controcirclaient sous Goering et Sauckel les esclaves europeacuteens et qui controcirclent encore maintenant dautres escla-ves europeacuteens Ils disent laquoyesraquo et non laquoyaraquo saluent Billy au lieu drsquoHermann macircchent du chewing-gum en guise de sau-cisse fument les laquoChersterfieldraquo en remplacement des laquoSuli-maraquo et portent le brassard blanc agrave la place du brassard nazi mais ils sont quand mecircme lagrave les Boches et des Boches tra-vaillant pour le compte du Gouvernement Militaire dAmeacuterique du Nord et ils surveillent Alexandre

Alexandre est coupable davoir tueacute des Allemands et si vous lui demandez pourquoi il a fait cela il reacutepondra que Staline a souvent reacutepeacuteteacute que lheure des repreacutesailles sonnerait que lui il a cru que lheure des repreacutesailles eacutetait sonneacutee et quil a agi en conseacutequence

Alexandre ne peut pas comprendre quun auditoire ameacuteri-cain composeacute dhommes compagnons de ceux abattus agrave Bastogne et dans les Ardennes puisse lui reprocher ses actes et le pendre

Il ne comprend pas quayant souffert et dans sa peau et dans son acircme il ne puisse couper des gorges et ouvrir des ventres il ne comprend pas que lorgie crapuleuse agrave laquelle

U

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sest livreacutee la Wehrmacht en Ukraine doive rester impunie il ne comprend pas quun pays allieacute du sien avec sans doute des diffeacuterences eacutenormes mais allieacute cependant pour la mecircme cause puisse le priver de son existence il ne comprend pas et pourtant si il comprend quil nest quune becircte sauvage et fruste qui ne connaicirct pas les frigidaires et Greta Garbo et la Floride et le Texas une becircte gecircnante et primitive ignorant tout de lascenseur et des orchideacutees de Santa-Monica et des salles de bains en marbre une becircte intouchable et cruelle qui a vu sa patrie agrave travers des crises effroyables rebacirctir en vingt ans sur des cadavres encore chauds une terrible puissance

Alexandre est un Russe un simple Russe un pauvre Russe

Moi je suis pregraves de lui en cette minute et si je pose ma main contre sa main et si je regarde dun mauvais oeil le soldat yankee qui mexamine ce nest pas par jeu Alexandre est mon fregravere de souffrance et de terreur un fregravere qui a connu des brucirclures semblables aux miennes et de semblables faims et de semblables soifs et je suis mauvais de savoir que lOuest a trop pris lrsquohabitude de consideacuterer sa race comme une lapiniegravere infinie Un de plus un de moins quest-ce que cela peut faire aux geacuteneacuteraux et aux capitaines

Sa veste est vieille il na pas eu le temps de prendre celle dun Boche il na penseacute quagrave boire Alexandre et agrave faire lamour Les Ameacutericains lont pris en train de mitrailler un groupe dAllemands qui eacutetaient sous la protection bienveillante de la Croix Rouge Internationale On la meneacute ici

Un geste quon lui fait du dehors et Alexandre et moi sor-tons de la cellule suivons le couloir descendons un eacutetage puis deux eacutetages puis trois eacutetages franchissons un portail et nous trouvons dans la cour Dans la cour il y a un peloton dexeacutecution des types de la MP un precirctre et quelques hom-mes dans le fond

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Alexandre est pris en charge par deux MP on le conduit au poteau on essaie de lui bander les yeux mais il se reacutevolte et le precirctre sapproche un interpregravete agrave ses cocircteacutes Je ne sais ce quAlexandre a pu comprendre agrave loraison funegravebre de laumocirc-nerie militaire de larmeacutee des Etats-Unis

Tout le monde se retire en courant Je fais un signe agrave Alexandre et Alexandre me tire la langue parce que cest le seul geste quil puisse faire un commandement bref et mon fregravere russe seacutecroule sur le poteau serreacute au ventre par la corde et sa chevelure flotte agrave gauche et agrave droite et on croirait de loin quil tousse tregraves fort Ce sont les derniers soubresauts que le coup de gracircce a vite fait de transformer en immobiliteacutecomplegravete De la civiegravere et de lrsquoenlegravevement du corps je ne veux pas en parler je ne veux rien en dire mais cest avec un cer-veau qui accueillerait volontiers une balle de revolver que je reviens vers ma Jeep

GI Joe me regarde en silence et comprend parce quil fait partie des troupes de choc ce que peut ecirctre la vengeance Il la montreacute dailleurs avec son lieutenant assassineacute par des Boches dans une rue GI Joe est un ami mon ami cest un de mes libeacuterateurs parmi des millions dautres libeacuterateurs cest un grand bonhomme un grand bonhomme qui a je lespegravere su traduire aux Ameacutericains la signification des mots Occupa-tion Camp de repreacutesailles et Libeacuteration

On rencontre sur la route beaucoup de soldats ameacutericains et ce sont leurs semblables qui ont tueacute Alexandre ce sont leurs semblables qui ont sauveacute lEurope en Normandie agrave Re-magen et agrave Nuremberg ce sont leurs semblables qui ont gaveacute Von Runstedt de mangeailles et de boissons fraicircches ce sont leurs semblables qui ont serreacute la main de lArmeacutee Rouge et ce sont leurs semblables qui trinquent dans les Mess avec les veuves des commandants SS et des Gauleiters

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CONCLUSION

aintenant cest fini on nous rassemble on nous parque on nous fouille Cest fini vous dis-je Cest un camp avec

des barbeleacutes et des hommes dAmeacuterique qui nous gardent et des fusils remplis de balles et le lieutenant Chapatte qui ne nous aime pas

Il faut sarrecircter et mettre le point final Fermer les yeux sur ses recircves

Les Allemands sont libres au dehors

Cette avant-derniegravere journeacutee nous nous sommes battus en-tre Ameacutericains Franccedilais et Russes Russes contre Ameacutericains Franccedilais contre Russes et Franccedilais contre Franccedilais

Nous nous sommes battus avec de la haine et du deacutesespoir Puis il a fallu sarrrecircter douvrir des cracircnes car nous avons perdu la guerre et notre vie avec et les prisonniers de guerre qui ont moins souffert que les deacuteporteacutes nous meacuteprisent et ne peuvent comprendre le goucirct du sang

Je suis dans une baraque en costume de bure avec deacutejagrave la certitude que la France nest pas ce que javais espeacutereacute Si je pleure cest parce que tout ce qui est disparu ne pourra jamais remplacer les matins crasseux qui recommencent

Je suis une becircte Une becircte mauvaise et fausse et jen ai marre lourdement marre

Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir

FIN

M

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