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I. LITTÉRATURE GRECQUE PRÉSENTATION DU NOUVEAU GALIEN, NE PAS SE CHAGRINER DANS LA COLLECTION DES UNIVERSITÉS DE FRANCE À l’initiative de la Société d’éditions « Les Belles Lettres », une présentation de Galien, tome IV Ne pas se chagriner, texte établi et traduit par Véronique Boudon Millot, Directrice de recherche au CNRS et Jacques Jouanna, Membre de l’Institut avec la collaboration d’Antoine Pietrobelli, Maître de Confé- rences à l’Université de Reims, Paris, Les Belles Lettres, 2010, a eu lieu le mardi 28 septembre 2010 à l’Alliance française par les auteurs, en présence de Son Excellence Constantin Chalastanis, ambassadeur de Grèce en France. Après une présentation des auteurs par Caroline Noirot, Présidente du Directoire des Belles Lettres et par Alain Segonds, Membre du Directoire des Belles Lettres, Jacques Jouanna, en tant que co-auteur et Prési- dent de l’Association Guillaume Budé, est intervenu pour replacer la découverte de ce nouveau Galien, d’une part dans l’histoire de la Collection des Universités de France et d’autre part dans l’histoire de la publication des médecins grecs dans cette Collection. Cette intervention, reproduite ci-dessous, fut suivie d’une brève intervention d’abord de Véronique Boudon- Millot, auteur de l’identification du traité et de son édition princeps, puis d’Antoine Pietrobelli, le découvreur du manus- crit de Galien où se trouvait le traité. Monsieur l’Ambassadeur de Grèce en France, Madame la Présidente du Directoire de la Société d’édi- tion Les Belles Lettres et Messieurs les Membres du Bureau de l’Association Guillaume Budé, Madame et Messieurs les représentants de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres,

Jouanna

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I. LITTÉRATURE GRECQUE

PRÉSENTATION DU NOUVEAU GALIEN,NE PAS SE CHAGRINERDANS LA COLLECTION

DES UNIVERSITÉS DE FRANCE

À l’initiative de la Société d’éditions « Les Belles Lettres »,une présentation de Galien, tome IV Ne pas se chagriner, texteétabli et traduit par Véronique Boudon Millot, Directrice derecherche au CNRS et Jacques Jouanna, Membre de l’Institutavec la collaboration d’Antoine Pietrobelli, Maître de Confé-rences à l’Université de Reims, Paris, Les Belles Lettres, 2010, aeu lieu le mardi 28 septembre 2010 à l’Alliance française par lesauteurs, en présence de Son Excellence Constantin Chalastanis,ambassadeur de Grèce en France. Après une présentation desauteurs par Caroline Noirot, Présidente du Directoire desBelles Lettres et par Alain Segonds, Membre du Directoire desBelles Lettres, Jacques Jouanna, en tant que co-auteur et Prési-dent de l’Association Guillaume Budé, est intervenu pourreplacer la découverte de ce nouveau Galien, d’une part dansl’histoire de la Collection des Universités de France et d’autrepart dans l’histoire de la publication des médecins grecs danscette Collection. Cette intervention, reproduite ci-dessous, futsuivie d’une brève intervention d’abord de Véronique Boudon-Millot, auteur de l’identification du traité et de son éditionprinceps, puis d’Antoine Pietrobelli, le découvreur du manus-crit de Galien où se trouvait le traité.

Monsieur l’Ambassadeur de Grèce en France,Madame la Présidente du Directoire de la Société d’édi-

tion Les Belles Lettres et Messieurs les Membres du Bureau del’Association Guillaume Budé,

Madame et Messieurs les représentants de l’Académiedes Inscriptions et Belles Lettres,

Madame la Présidente de l’Institut Français : Europe-Amérique Latine ¢ Océanie ¢ Asie

Chers Confrères et Chers Collègues de l’Universitéet du Centre National de la Recherche Scientifique,

Mesdames, Messieurs,

L’édition que nous avons l’honneur de vous présenteraujourd’hui comporte une nouveauté assez exceptionnelle, untexte authentique de Galien, le médecin grec du iie siècle aprèsJ.-C. né à Pergame et qui exerça la médecine à Rome. Nousconnaissions l’existence de ce texte par son auteur lui-même.Car Galien, le plus grand médecin grec de l’Antiquité aprèsHippocrate le fondateur de la médecine occidentale, a été lepremier écrivain à faire ce que l’on appelle maintenant sa bio-bibliographie dans deux petits traités à la fin de sa carrière où ila fait le bilan d’une œuvre immense en grande partie perdue. Etpourtant ce que nous avons conservé de l’œuvre comporte plusde cent cinquante traités et représente, comme le remarqueVéronique Boudon-Millot dans son Introduction générale auGalien dans la Collection des Universités de France, le hui-tième de la littérature grecque conservé qui le précède enremontant jusqu’à Homère. Cette œuvre, d’une ampleur éton-nante, comprend non seulement des traités médicaux, commeon pourrait s’y attendre de la part d’un médecin, mais aussi,entre autres, des traités de philosophie et de morale, car, suivantune formule célèbre de Galien, le médecin doit être aussi philo-sophe. Dans la série des traités qu’il a consacrés à la morale,Galien énumère vingt-six traités. Tous étaient perdus sauf un !C’est un exemple parmi tant d’autres de l’immense naufrage dela littérature grecque ancienne, dont on ne prend pas suffisam-ment conscience, étant donné la richesse de ce qui nous reste.Or dans cette liste des vingt-six traités vient en quatrièmeposition un petit traité intitulé « Ne pas se chagriner » en unlivre. Il avait disparu comme la quasi-totalité de la flotille desMoralia de Galien, à part quelques épaves, à savoir quelquescitations en arabe ou en hébreu. Or c’est ce petit traité qui vientd’être redécouvert en entier, publié, traduit et commenté.

Ce qui rend cette découverte d’un nouveau texte grec plussurprenante encore, c’est qu’elle ne provient pas d’un papyruscomme le Dyscolos de Ménandre, ni d’un palimpseste difficile àdéchiffrer comme le nouvel Archimède et le nouvel Hypéride

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tout récemment réapparu, mais d’un manuscrit de Galienqui dormait dans la bibliothèque d’un monastère grec à Thessa-lonique. Le manuscrit a été redécouvert par Antoine Piétrobelliet l’édition princeps, c’est-à-dire la première édition du nouveautraité de Galien avec traduction française a été publiée parVéronique Boudon-Millot. Le tout a été repris avec des correc-tions, une longue introduction et un commentaire continu danscette publication de la Collection des Universités de France quivient de paraître en mai 2010.

Une telle découverte ne peut être véritablement comprise etmise en valeur que dans une histoire, d’abord l’histoire de laCollection des Universités de France dite Collection Budé,ensuite l’histoire de la publication des deux grands médecinsgrecs dans cette collection. Une découverte semble surgircomme une fleur qui s’ouvre brusquement. Mais elle naît surune tige qui plonge ses racines dans la terre. Et sans effacer lemérite des découvreurs ni sans nier le rôle du hasard, il paraîtutile, voire nécessaire, de resituer la floraison dans son doublecontexte : d’abord en remontant jusqu’aux racines premières età la tige maîtresse, la naissance et le développement de la Col-lection des Universités de France, pour mesurer les continuitéset les innovations, ensuite en examinant le moment où s’estdéveloppé le rameau de la publication des deux grands méde-cins grecs, Hippocrate et Galien. Nous pourrons alors compren-dre et apprécier toutes les étapes de la découverte et de lapublication, avant de lever un coin du voile sur ce nouveautraité plein de séduction et de vie, sans toutefois vous révélertous les secrets, au risque de vous chagriner, pour vous laisser leplaisir intact de découvrir par vous-même toutes les finesses decette nouvelle œuvre. Cette présentation d’une nouveauté estdonc aussi un hommage à ceux qui dans le passé ont eu un rôledécisif soit dans le développement de la Collection des Univer-sités de France soit dans le développement des recherches sur lamédecine grecque en France sans lesquels une telle découverteà l’intérieur d’une équipe française de Paris-Sorbonne et duCNRS n’aurait pas été possible. Toute découverte est riche demémoire.

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I. Galien, « Ne pas se chagriner » dans l’histoire de la Collectiondes Universités de France.

Mettons côte à côte en image 1 un exemplaire original dupremier volume grec paru dans la Collection des Universités deFrance et le volume que nous vous présentons aujourd’hui.C’est la meilleure façon de montrer la continuité et les évolu-tions de cette Collection.

Ce rapprochement fait d’abord découvrir que nous célébronsce soir un anniversaire marquant, le quatre-vingt dixième anni-versaire de la publication du premier Budé Grec. C’est en effeten 1920 qu’a paru le tome I du Platon par Maurice Croiset,membre de l’Institut, professeur au Collège de France, sous lesauspices de l’Association Guillaume Budé fondée en 1917 dontil fut le premier Président et publiée par la Société d’édition LesBelles Lettres qui fut créée, deux ans plus tard, à cet effet. Cettedouble création de l’Association Guillaume Budé et de laSociété des Belles Lettres eut lieu dans les conditions difficilesde la première guerre mondiale pour donner à la France unecollection des auteurs grecs et latins qui puisse contribuer à ladiffusion de la culture classique et rivaliser avec l’éruditionallemande. Même si les conditions politiques ont considérable-ment évolué et si la rivalité entre la France et l’Allemagne a étéremplacée par une entente dans le cadre de l’Europe, il resteque le nom de Collection des Universités de France conserveun sens et qu’elle peut contribuer à affirmer la présence del’érudition française dans un monde où l’anglais, langue decommunication, ne devrait pas effacer le français, langue deculture. Que notre réunion se tienne dans une salle de l’Alliancefrançaise est symbolique à cet égard.

Ce qui montre d’emblée la continuité dans la série grecquede cette Collection depuis le premier Platon jusqu’au dernierGalien qui est le quatre cent soixante douzième volume parudans la série grecque, c’est la quasi identité de la présentation.À peu près même format à la fois commode et élégant, mêmecouverture chamois avec la chouette d’Athéna, reproductiond’un petit vase à parfum du vie siècle avant J.-C. conservé auMusée du Louvre. La seule différence est l’adjonction en des-sous de la chouette de la maison d’édition « Les Belles Lettres »Paris. Quand on ouvre le Platon de 1920 et le Galien de 2010, la

1. La conférence était accompagnée d’illustrations.

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couverture intérieure se présente de la même façon : en hautCollection des Universités de France publiée sous le patronagede l’Association Guillaume Budé, puis le nom de l’auteurancien (à gauche Platon ¢ à droite Galien) le tome (tome I-tome IV), le titre de l’œuvre ou des œuvres (d’un côté HippiasMineur, Alcibiade, Apologie de Socrate, Euthyphron, Criton ;de l’autre Ne pas se chagriner), avec la formule « texte établi ettraduit par » (qui est restée ici remarquablement inchangée), lenom de l’auteur ou des auteurs de l’édition avec leur titre 2. Àl’intérieur des deux volumes, la disposition du texte grec et dela traduction française est la même : la traduction française surla page de gauche avec éventuellement des notes en bas de page,et sur la page de droite le texte grec avec en-dessous l’apparatcritique. Chaque traité est précédé d’une Notice, le motd’Introduction étant réservé pour l’Introduction générale à unauteur.

Permettez-moi d’attirer votre attention sur une dernièrecontinuité qui reste souvent inaperçue. Elle concerne ce qui estécrit au dos de la page de titre. L’une des décisions initiales lesplus sages des fondateurs de la Collection a été de soumettre letravail de l’auteur de l’édition à une révision. Il y a dans tous lesvolumes « Budé », qu’ils soient de la série latine ou de la sériegrecque, une phrase rituelle. Je lis d’abord celle que l’on trouvedans le Platon de 1920 : « Conformément aux statuts de l’Asso-ciation Guillaume Budé, ce volume a été soumis à l’approbationde la commission technique qui a chargé deux de ses membres,MM. Louis Bodin et Paul Mazon, d’en faire la ‘ revision ’ (pro-nonciation et orthographe anciennes !) et d’en surveiller la cor-rection en collaboration avec M. Maurice Croiset ». L’auteur,Maurice Croiset, a donc bénéficié de l’aide de deux réviseurs. Lelecteur des volumes Budé ne lit certainement pas cette phraserituelle. On doit s’estimer déjà heureux s’il lit le nom del’auteur ou des auteurs de l’édition ! Mais les auteurs d’édition,eux, savent combien cette mesure initiale a été judicieuse, car lacollaboration de réviseurs compétents est une aide précieusepour l’éditeur, non seulement dans la correction des épreuves,mais aussi dans l’amélioration du manuscrit. Ainsi la prétenduephrase rituelle masque-t-elle en fait la collaboration amicale et

2. Une différence mineure en bas de page conserve une trace de l’histoire dela Société d’édition « Les Belles Lettres ». Elle porte sur l’adresse. La Sociétéétait en ses débuts au 157, boulevard Saint-Germain. Elle n’occupait pas encorele fameux 95 boulevard Raspail où elle s’installa à partir de 1923.

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dévouée de savants qui, déjà à l’aube de la Collection, tra-vaillaient en équipe.

Cette première formule rituelle du Platon de 1920 permetaussi de remonter aux origines de la Collection et de rendrehommage à Paul Mazon qui n’était pas seulement un réviseurpour la circonstance mais a été secrétaire général de l’Associa-tion et a présidé aux destinées de la Collection des Universitésde France pendant trente-huit ans jusqu’à sa mort en 1955, enéditant des œuvres poétiques majeures comme l’Iliade,Hésiode, Eschyle, avant d’être remplacé à la direction de cettecollection par Alphonse Dain pendant neuf ans (1955-1964) 3,puis pendant un long règne par Jean Irigoin (1965-1999),auquel j’ai eu la responsabilité de succéder.

C’est l’occasion aussi de souligner les liens étroits entre lesdestinées de la série grecque de la Collection et l’Académie desInscriptions et Belles Lettres, chacun des quatre directeurs quise sont succédé depuis la fondation ayant appartenu à cetteAcadémie. Et pour montrer l’intérêt de l’Académie pour laCollection des Universités de France, je rappellerai qu’en 1997,le quatre-vingtième anniversaire de l’Association GuillaumeBudé avait été célébré sous la Coupole dans la séance solennellede l’Académie 4 et que Caroline Noirot, Présidente du Direc-toire des Belles Lettres et de Klincksieck, a été honorée l’andernier par le prix Chénier de l’Académie pour la réédition dudictionnaire étymologique de notre regretté confrère PierreChantraine.

Si nous lisons maintenant la formule dans le traité de Galien,on retrouve la même phrase rituelle : « Conformément auxstatuts de l’Association Guillaume Budé, ce volume a été sou-mis à l’approbation de la commission technique, qui a chargéM. Anargyros Anastassiou et Mme Alessia Guardasole d’en fairela ‘révision’ (prononciation et orthographe modernes) et d’ensurveiller la correction en collaboration avec Mme VéroniqueBoudon-Millot et M. Jacques Jouanna ».

Toutefois, sous la permanence de la formule, des innovationset des évolutions commencent à se dessiner. D’abord une évolu-tion que je laisse à la compétence des auteurs des « gender

3. Sur Alphonse Dain, voir J. Irigoin, « Alphonse Dain (1896-1964) » inJ. Irigoin, La tradition des textes grecs. Pour une critique historique, Paris,Belles Lettres, 2003, p. 693-705.

4. Voir J. Jouanna, « Le 80e anniversaire de l’Association Guillaume Budé »,CRAI 1997, fasc. 4, p. 1133-1142.

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studies », celle de l’émergence du rôle des femmes dans la Col-lection des Universités de France où Jacqueline de Romilly, quifut présidente de l’Association Guillaume Budé (1981-1984), ajoué ici comme ailleurs un rôle précurseur avec son éditioncélèbre de Thucydide. Quatre-vingt-dix ans après le premiervolume, où auteurs et réviseurs étaient des hommes, le présentGalien atteint presque une parité entre les femmes et les hom-mes. Une autre évolution est le développement de la collabora-tion internationale. Les deux réviseurs, Alessia Guardasole deNaples et Anargyros Anastassiou de Hambourg représententdeux centres où les études sur la médecine grecque ont connuun grand essor, l’un en Italie, l’autre en Allemagne. AlessiaGuardasole a été formée à Naples dans le centre de médecinegrecque d’Antonio Garzya. Quant à la collaboration étroite avecun chercheur de Hambourg bien connu pour sa participationactive au monumental Index Hippocratique de Hambourg etpour ses trois volumes sur les Témoignages hippocratiques, ellemontre à quel point les relations entre les érudits français etallemands ont pu bénéficier d’une évolution politique considé-rable pour passer d’une rivalité vive au moment de la naissancede la Collection à une fructueuse collaboration au moment deson épanouissement 5.

D’autres innovations plus importantes dans la conception etla finalité des éditions ressortent de la comparaison entre lepremier Budé sur Platon et le dernier volume sur Galien. Lespremiers Budé avaient une double vocation : ils s’adressaientcertes au spécialiste, mais surtout au lecteur cultivé. L’enjeuétait de présenter avec la plus grande concision possible lestextes, de les éditer et de les traduire en y ajoutant quelquesnotes pour éclairer le lecteur qui n’était pas spécialiste. Jugez dela concision dans le premier volume sur Platon : l’introductiongénérale sur Platon ne dépasse pas 18 pages ! La notice dechacun des cinq dialogues occupe de cinq à vingt pages. Quantaux notes, elles étaient suffisamment discrètes pour ne pasdéborder les bas de pages de la traduction. Cette sobriété est

5. Nous sommes loin des temps où l’érudit allemand Hermann Diels, unspécialiste renommé de la médecine grecque, avait présenté le premier BudéLatin, le Lucrèce De la nature en deux volumes, paru comme le Platon en 1920,de la façon suivante dans un compte rendu daté de 1921 : « Une chance quenous n’ayons pas besoin d’acheter cette édition française qui coûte en Alle-magne plus de 100 DM. ! Elle est sans valeur pour les étudiants et les savantsallemands ».

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restée pendant assez longtemps une marque de la Collection,même si des notes complémentaires en fin de volume sontvenues s’adjoindre aux notes en bas de pages. L’édition duThucydide de Jacqueline de Romilly reste à cet égard unmodèle du genre.

Mais insensiblement les introductions, les notices et les notesont pris plus d’ampleur. Pourquoi ? D’abord parce que, sousl’impulsion d’Alphonse Dain et de Jean Irigoin, qui se sontsuccédé non seulement comme directeurs de la partie grecquede la Collection, mais comme directeurs d’Études en philologiegrecque à l’École pratique des hautes Études, les exigences surl’histoire du texte et sur son établissement ¢ ce que l’on appellemaintenant l’ecdotique ¢ sont devenues plus grandes ; ensuiteparce que la bibliographie est devenue plus vaste ; et enfinparce qu’il fallut hisser le niveau scientifique des Budé afin derivaliser avec la concurrence internationale. Alors que dansles anciens Budé, la proportion de texte grec traduit étaitnettement supérieure à celle de l’introduction et des notes,c’est parfois l’inverse qui se produit aujourd’hui. Cette inver-sion s’observe dans le nouveau Galien. Il comporte une longuenotice de quatre-vingt-dix pages, un texte grec et une traduc-tion de vingt-six pages doubles, un commentaire continu decent soixante-quatre pages, avec un index des mots grecs, letout représentant trois cent vingt-cinq pages. Ce qui est totale-ment nouveau par rapport à l’ancien Platon, c’est le commen-taire continu de cent soixante-quatre pages à la place de quel-ques lignes de note. Certes, le commentaire continu estrelativement rare dans la série grecque de la Collection desUniversités de France. Mais il se justifie ici par la nouveauté dutexte, et aussi par le désir d’adopter une présentation quirejoigne exactement pour les médecins grecs celle de la fameusesérie allemande du Corpus des médecins grecs, Corpus medico-rum graecorum.

Il ne faudrait pas en tirer, pour autant, la conclusion que leséditions Budé visent uniquement les spécialistes. Bien aucontraire la notice de quatre-vingt-dix pages du nouveau Galiens’adresse au lecteur cultivé, et j’espère que tout lecteur peut lalire avec autant de passion que l’auteur en a mis pour l’écrire.

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II. Ne pas se chagriner et l’histoire de la publication d’Hippo-crate et de Galien dans la Collection des Universités deFrance.

Venons-en à la présentation de ce qui est plus directement enrapport avec la découverte, au rameau de la Collection surlequel s’est développée l’édition des deux grands médecinsgrecs, Hippocrate et Galien.

Après le premier volume de Platon paru en 1920, il faudraattendre presque un demi-siècle pour qu’apparaisse l’un de cesdeux grands médecins dans la Collection des Universités deFrance, car la littérature classique ne comprenait pas au départla littérature technique. C’est à partir d’Alphonse Dain que lalittérature technique commença à apparaître dans la Collection.Pour les médecins, ce fut Hippocrate qui apparut d’abord. Celacorrespond à l’ordre chronologique des deux grands médecins,mais cela s’explique aussi par le fait qu’Hippocrate bénéficiaiten France d’une grande tradition grâce à l’admirable éditiond’Émile Littré en 10 volumes parue au xixe siècle. Cette tradi-tion hippocratique avait été revivifiée au xxe siècle en Franced’abord par la philosophie avec les travaux de MonseigneurDiès, Pierre Maxime Schuhl, Paul Kucharski, et surtout leR.P. Festugière avec sa traduction commentée de l’AncienneMédecine en 1948 et Louis Bourgey, professeur de philosophieancienne à Strasbourg, avec sa thèse principale Observation etexpérience chez les médecins de la Collection hippocratique en1952 6. Le renouveau philologique fut postérieur. Le premiertome d’Hippocrate dans la Collection Budé date de 1967, c’estle Régime dû à l’érudit belge de langue française Robert Joly.Mais cette parution n’aurait pas eu lieu sans la volonté tenace decelui qui avait depuis longtemps préparé cette grande entre-prise, Fernand Robert, professeur à la Sorbonne qui fut prési-dent de l’Association Guillaume Budé (1974-1980). Au momentoù était envisagée la parution du premier volume préparé parRobert Joly, Fernand Robert avait réuni chez lui, dans sa villadu Vésinet, lors d’un repas de fondation, ceux qui devaient

6. Sur Louis Bourgey et sa place dans la renaissance hippocratique auxxe siècle en France, voir J. Jouanna, « Hommage à Louis Bourgey », dansFormes de pensée dans la Collection hippocratique, Actes du IVe colloqueinternational Hippocratique (Lausanne, 21-26 sept.) éd. F. Lasserre etPh. Mudry, 1981, p. 13-20.

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participer à l’édition d’Hippocrate 7. Par l’originalité de sonenseignement, il avait fait entrer Hippocrate dans l’Institut deGrec de la Sorbonne au moins au niveau de la recherche, ce quiétait à ce moment là une petite révolution. Admirable profes-seur, il suscita plusieurs vocations sur Hippocrate « et futl’archégète de l’école hippocratique de Paris » 8, établissant àpartir de 1972 des liens entre la philologie et l’histoire de lamédecine par sa collaboration avec Mirko Grmek, éminent his-torien de la médecine à l’École pratique des Hautes Études 9.Jean Irigoin, de son côté commença son enseignement de paléo-graphie aux Hautes Études (en janvier 1965) par l’étude de latradition du texte hippocratique 10. La conjonction de ces deux

7. Ont participé à ce repas de fondation. le R.P. Festugière, Robert Joly,Louis Bourgey, Jean Irigoin, et deux jeunes disciples de F. Robert, AntoineThivel et moi-même. Ce repas était symbolique de la réunion du courantphilosophique et philologique. Lors de cette séance avait été arrêté le pland’ensemble de la publication, et une première répartition avait été faite entre lesparticipants au repas. Le volume d’introduction était confié à L. Bourgey etJean Irigoin. Le seul participant qui ait réalisé la publication de tout ce qui lui aété confié est R. Joly. Le R.-P. Festugière, qui ne voulait pas participer directe-ment à l’édition, remit à Fernand Robert ce jour-là le manuscrit de sa traduc-tion commentée d’Airs, eaux, lieux et de Maladie sacrée. F. Robert devaitassurer l’édition du tome II comprenant Ancienne Médecine, Airs, eaux, lieuxet Maladie sacrée. Il me confia par la suite la tâche d’éditer ces trois traités enme transmettant les manuscrits du R.P. Festugière ; voir mon éd. d’Airs, eaux,lieux, p. 173 et de Maladie sacrée, p. CXXXIII. Fernand Robert a travaillélongtemps à l’édition des Épidémies V et VII en collaboration avec M. Grmek,mais laissa un manuscrit inachevé ; voir J. Jouanna et M. Grmek, éd. ÉpidémiesV et VII, p. CXLIII sq.

8. Voir les notices nécrologiques publiées par J. Bompaire et par J. Jouanna,BAGB 1992, p. 118-124.

9. La date de 1972 est celle du premier colloque international hippocratiqueorganisé par L. Bourgey et J. Jouanna à Strasbourg. C’est la première fois où seréunissaient sur Hippocrate, les philologues et les historiens de la médecine deFrance et d’autres pays européens. C’est à ce colloque que Fernand Robert etMirko Grmek se sont rencontrés pour la première fois. « Nous préparonsensemble l’édition des Epidémies dans la collection Budé. Notre collaborationest née peu après le colloque de Strasbourg auquel nous participions l’un etl’autre. Ce colloque avait permis notamment aux médecins et aux philologuesintéressés par Hippocrate de se rencontrer et de mesurer le très grand profitqu’ils ont à travailler ensemble. » Ce sont les premiers mots de leur communi-cation au deuxième colloque hippocratique de Mons organisé par Robert Jolyen 1975 (Corpus Hippocraticum, Mons, 1977, p. 275).

10. Voir J. Irigoin, Tradition et critique des textes grecs, Paris, Belles Let-tres, 1997, p. 33-37. Dans sa première année (janvier-juin 1965), il traita de latradition ancienne du Corpus Hippocratique et dans l’année 1965-1966 de latradition médiévale. Même lorsqu’il aborda d’autres sujets, il n’oublia pasHippocrate ; voir ibid., fin de l’année 1967-1968, p. 54-52. Il reprendra plus tard

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maîtres donna une vive impulsion aux études philologiques surla médecine grecque en France. C’est ainsi que leurs disciplescontinuèrent leur enseignement soit aux Hautes Études, soit àla Sorbonne. Dès la retraite de Fernand Robert en 1977, j’ai eul’honneur de continuer son séminaire hippocratique mêmeavant d’être élu à la Sorbonne en 1981 et avant de transformer,suivant le mot espiègle de Vidal-Naquet, l’Institut de grec enpharmacie 11. Ce séminaire sur la médecine grecque, dit le« séminaire du mardi » 12, s’est poursuivi jusqu’en 2004. J’aisuivi l’exemple de Fernant Robert en suscitant des vocations eten continuant la collaboration avec Mirko Grmek, mais j’aiapporté une dimension nouvelle en créant l’équipe Médecinegrecque de l’Université de Paris/Sorbonne-CNRS dont l’unedes vocations principales, même si ce n’est pas la seule, était depublier les médecins grecs dans la Collection des Universitésde France. Cette formation du CNRS s’est maintenue long-temps, pendant plus de vingt ans, de façon autonome et consti-tue actuellement, à l’intérieur de l’UMR « Orient et Méditerra-née », le laboratoire de Médecine grecque que dirige VéroniqueBoudon-Millot.

C’est au sein de cette équipe que l’édition d’Hippocrate s’estdéveloppée pour atteindre actuellement 12 volumes ; et c’est ausein de cette équipe que l’édition de Galien a vu le jour.Véronique Boudon, l’une de mes disciples de la première géné-ration, a été la première à se lancer dans Galien. Dès sonmémoire de maîtrise, elle fit une édition du Protreptique deGalien et en thèse une édition de l’Art de Galien soutenue en1990. Ces deux traités forment le premier tome de Galien qui aparu dans la Collection des Universités de France en 2000. Ilfallut donc attendre plus de trente ans après la parution du

au Collège de France l’étude de la tradition manuscrite d’Hippocrate en 1987-1988 ; voir ibid., p. 191-210 ; et en 1988-1989, tout en continuant Hippocrate, ila élargi à Galien et à quelques autres médecins grecs ; ibid., p. 211 à 236. Voiraussi ibid. p. 276 où l’on apprend que l’admiration de J. Irigoin pour lesmédecins grecs date de 1953 où il a traité à l’Université de Hambourg, sur laproposition de Bruno Snell, de l’édition des traités hippocratiques. On trouveraaussi dans J. Irigoin, La tradition des textes grecs. Pour une critique historique,Paris, les Belles Lettres, 2003, plusieurs articles sur Hippocrate : no 13 ; no 14 ;no 24 ; no 34 ; no 41.

11. P. Vidal-Naquet, Les grecs, les historiens, la démocratie. Le grand écart,Paris, Éditions la découverte, Paris, 2000, p. 18.

12. Voir J. Jouanna, « Le séminaire du mardi », Histoire des Sciences médi-cales, 35, 2001, p. 361-366.

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premier Hippocrate. Toutefois, entre-temps, a paru dans la Col-lection des Universités de France, une très belle édition d’unautre médecin grec, Soranos d’Éphèse, Maladies des femmes,en quatre volumes de 1988 à 2000, publiée par les soins d’uneautre équipe dirigée par Danielle Gourévitch, qui succéda àMirko Grmek à l’École pratique des Hautes Études.

La naissance de l’édition de Galien n’a pas été aussi évidentequ’on pourrait le croire. La gestation a duré assez longtemps,même si le projet a été annoncé dès 1989 et 1990 13 Car pendantune période se sont affrontées deux thèses. La thèse officielleétait qu’il valait mieux terminer l’édition d’Hippocrate avant decommencer celle de Galien. Si cette thèse avait triomphé, nousne serions pas réuni ce soir pour présenter la découverte surGalien.

Le mérite de Véronique Boudon-Millot a été non seulementd’inaugurer la parution de Galien en 2000, mais aussi de lapoursuivre par un second volume en 2007. Elle a réussi àaccomplir un exploit : le premier tome avec l’introduction géné-rale à Galien, alors que l’introduction à Hipppocrate manqueencore. Or entre le volume de 2000 et celui de 2007, il y a unedifférence. Dans l’intervalle, le manuscrit du monastère deThessalonique a été redécouvert en 2005 et la découverte a puêtre exploitée dès ce second volume où fut présenté le nouveaumanuscrit dans l’introduction générale à Galien et où furentpubliés, grâce à ce nouveau témoin, les deux traités bio-bibliographiques dans un texte plus complet 14.

III. La découverte du manuscrit et les découvertes faites àl’intérieur du manuscrit.

N’étant ni le découvreur du manuscrit, ni l’auteur de l’édi-tion princeps du nouveau traité Ne pas se chagriner, ilm’est possible d’en parler plus librement. Je distinguerai troisphases : 1. Première phase : les découvertes ; deuxième phase :

13. Voir J. Jouanna et V. Boudon, « Présentation du projet d’édition deGalien dans la Collection des Universités de France » dans BAGB 1993,p. 101-135 (p. 122 pour les annonces de 1989 et 1990).

14. La publication de Galien dans la CUF comprend actuellement 6 volu-mes : outre les tomes I, II, et IV mentionnés ici dans la conférence, les tomesVII et VIII parus en 2005 et 2008 (par Ivan Garofalo et Armelle Debru) : t. VIIL’anatomie des nerfs ; l’anatomie des veines et des artères ; t. VIII Les os pourles débutants ; L’anatomie des muscles) et le tome III paru en 2009 parCaroline Petit (le pseudo-Galien, Le médecin. Introduction).

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l’exploitation des découvertes avec les premières publications ;troisième phase : l’édition du Ne pas se chagriner dans laCollection des Universités de France.

1. Première Phase : les découvertes.

À partir du moment où le projet sur Galien prenait consis-tance, j’avais pris soin de le favoriser en donnant plus de sujetsde thèse sur Galien. Lors de ma dernière année d’enseignementà la Sorbonne en 2003-2004 j’avais confié à l’un de mes derniersétudiants, Antoine Pietrobelli, qui faisait sa première année derecherches (appelée encore à ce moment-là DEA diplômed’Études Approfondies, ce qui correspond actuellement auMaster 2), l’édition d’un traité de Galien, le Commentaire auRégime des Maladies aiguës d’Hippocrate. Mon habitudedans la direction des travaux de recherche était, en effet, dedonner dès la première année le sujet de la thèse. C’est ainsi quePietrobelli avait déjà son sujet. Mais comme j’ai pris ma retraiteà la fin de l’année 2004, et que je n’avais plus la possibilité, touten étant professeur émérite, d’inscrire une nouvelle thèse, j’aiconfié tout naturellement la direction de la thèse de Pietrobellià Véronique Boudon, qui m’avait déjà succédé à la direction del’équipe Médecine grecque depuis 2002. Pietrobelli a suivi éga-lement les cours de Brigitte Mondrain, disciple de Jean Irigoin,qui lui avait succédé dans son enseignement de paléographie àl’École pratique des Hautes Études en poursuivant l’étude desmanuscrits médicaux que son maître avait introduite en France,comme on l’a vu, non seulement aux Hautes Études, mais aussiau Collège de France.

C’est donc lors de la préparation de sa thèse sous la directionde Véronique Boudon-Millot qu’Antoine Piétrobelli s’est faitun nom en redécouvrant au début de 2005 un manuscrit deGalien du monastère des Vlatades à Thessalonique, le Vlata-don 14, contenant 24 à 27 traités galéniques ¢ selon la manièredont on compte ¢, alors qu’il s’y trouvait pour collationner desmicrofilms du Mont Athos en vue de sa thèse. Il a très bienexposé cette découverte dans un article détaillé sur le manuscritqu’il vient de publier cette année dans la Revue des ÉtudesByzantines 15. Quand une telle découverte a été faite, on se

15. A. Pietrobelli, « Variation autour du Thessalonicensis Vlatadon 14 : unmanuscrit copié au Xénon du Kral, peu avant la chute de Constantinople »,Revue des Études byzantines, 68, 2010, p. 95-126.

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demande comment ce manuscrit qui était pourtant signalé dansle catalogue du Monastère publié en 1918 par Eustratiadès apu échapper à tant d’éditeurs si savants et si réputés de Galien,notamment dans la prestigieuse collection allemande du Corpusmedicorum graecorum durant pratiquement un siècle.

Le mérite d’Antoine Pietrobelli n’a pas été seulement deredécouvrir le manuscrit, mais d’annoncer immédiatement sadécouverte par un e-mail à sa directrice, en lui signalant que lemanuscrit comprenait l’un des deux traités bio-biblio-graphiques dont elle achevait l’édition à partir d’un seul manus-crit connu, un manuscrit de Milan (l’Ambrosianus gr. 659[Q 3 Sup]), dont elle avait déjà brillamment comblé une impor-tante lacune par la tradition arabe en utilisant un manuscrit deMeshed que personne n’avait pu obtenir avant elle. Immédiate-ment, dès l’annonce de l’existence de ce nouveau manuscrit, seposait le problème de savoir si le manuscrit de Thessaloniqueétait lacunaire comme le manuscrit de Milan ou s’il avait untexte plus complet. Or il s’est révélé ¢ ô divine surprise ! ¢ qu’ilpossédait un texte complet là où le manuscrit de Milan étaitlacunaire non seulement pour un traité bibliographique, maispour les deux, car il s’est révélé, à l’examen, que le manuscritcomprenait en fait les deux traités bibliographiques à la fois.Dès ce moment-là apparut la valeur inestimable de ce manus-crit, bien qu’il fût relativement récent par la date (xve siècle).

C’est alors que Véronique Boudon-Millot et moi-même noussommes allés, peu de temps après, en 2005 à Thessaloniquefaire l’inventaire du contenu du manuscrit qui s’est révélé, àl’examen, plus riche que les indications données par l’auteur ducatalogue. Cet examen n’a pu être mené qu’à partir du micro-film. Lors de notre bref séjour au monastère, l’higoumène étaità l’hôpital, et nous avions le pressentiment, malgré l’accueil trèsamical de la bibliothécaire, qu’il serait difficile de voir directe-ment le manuscrit. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur,nous sommes très vite tombés au fol. 10v sur un traité nonrépertorié dans le catalogue. Le titre dans le manuscrit étaitΠερι α� λυγισια� titre erroné qui n’a aucun sens. Mais la premièrephrase se lisait facilement : « J’ai reçu ta lettre dans laquelle tume demandais de t’indiquer quel exercice, quels discours ouquelles conceptions m’avaient préparé à ne jamais me chagriner(μηδεποτε λυπεισθαι) ». Le thème du traité était donc le fait queGalien ne se chagrinait pas, et il apparaissait dès la pre-mière phrase qu’il se présentait sous forme de lettre. Comme

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Véronique Boudon-Millot, qui achevait l’édition du traité deGalien Sur ses propres livres, avait en tête tous les traités dontGalien faisait le recensement, il ne lui fut pas difficile de mettrece texte inconnu en rapport avec le traité « Ne pas se chagriner »mentionné dans la liste des traités de philosophie éthique. Bienentendu, on n’avait sur place aucun ouvrage permettant devérifier l’hypothèse. Mais de retour à Paris, le contrôle effectuésur les rares citations du traité conservées en arabe ou enhébreu a permis de confirmer l’hypothèse. Ainsi était retrouvéen entier un traité de Galien qui avait complètement disparu,traité dont personne ne pourra jamais contester l’authenticité,tant sont nombreuses et précises les indications personnellesdonnées par l’auteur dans ce traité rédigé sous forme de lettre.C’est donc la deuxième découverte importante, la premièreétant, comme je l’ai déjà dit, le fait que le manuscrit de Thessa-lonique donne pour les deux traités bio-bibliographiques untexte plus complet que l’unique manuscrit que l’on possédaitjusqu’alors. La troisième découverte importante a été la consta-tation qu’un ouvrage de la fin de la carrière de Galien intituléSur ses opinions propres était conservé en entier en grec, alorsqu’on ne le connaissait que par quelques fragments grecs et unetraduction arabo-latine que Vivian Nutton venait de publier en1999 dans le Corpus medicorum graecorum 16.

Ainsi donc ce manuscrit grec de Thessalonique présente uncomplément exceptionnellement important à l’œuvre authen-tique de Galien. Il n’y a eu, effectivement, aucune découvertecomparable depuis la première parution de l’œuvre de Galien àla Renaissance dans l’Aldine de 1525. La dernière découvertesur l’œuvre authentique de Galien a été faite en 1970 : on aretrouvé dans un manuscrit arabe du Caire l’ensemble duCommentaire au traité d’Hippocrate sur les Airs, eaux, lieux.Cette découverte, due à l’érudition allemande, fit grand bruitau Colloque international hippocratique de Mons en 1975 oùManfred Ullmann révéla les premiers éléments sur ce commen-taire qui avait été identifié par son collègue F. Sezgin 17. Maisoutre que le traité ne nous a pas été conservé en grec, on estobligé de constater qu’aujourd’hui encore ni le texte arabe, ni latraduction allemande n’ont été publiés, bien que le tout soitprêt depuis longtemps. J’ai eu le grand privilège d’obtenir

16. Voir éd. V. Nutton, CMG V 3, 2 Berlin, 1999.17. M. Ullmann, « Galens Kommentar zu der Schrift De aere aquis locis »

dans R. Joly (éd.)

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l’autorisation d’utiliser la traduction allemande pour mon édi-tion d’Airs, eaux, lieux qui a paru dans la Collection des Uni-versités de France en 1996. C’est une grande chance pour notreCollection Budé. Mais, quarante ans après la découverte,l’ensemble du traité reste encore inconnu des spécialistes deGalien et du grand public. C’est un exemple qu’il ne faut passuivre. Et nous ne l’avons pas suivi.

2. Deuxième phase : l’exploitation des découvertes avec lespremières publications.

De fait, après la première phase des trois découvertes, estvenu le temps de les mettre en œuvre dans les meilleurs délais.Dans cette deuxième phase, mon rôle a été de faciliter, autantque faire se pouvait, la mise en œuvre par Véronique Boudon-Millot et Antoine Pietrobelli de ces découvertes, tout en lesprotégeant.

L’annonce officielle a été faite dans la communicationconjointe qu’ils ont présentée le 15 avril 2005 sous mon patro-nage à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, intitulée« De l’arabe au grec : un nouveau témoin du texte de Galien (leVlatadon 14) » 18. L’objet de la communication était de donnerles premières indications sur le Vlatadon et de montrer enparticulier l’intérêt du nouveau témoin pour l’édition des deuxtraités bio-bibliographiques dont les lacunes sont combléesplus complètement qu’elles ne l’étaient déjà par la traditionarabe. Toutefois, par prudence, les autres découvertes n’avaientpas été encore dévoilées lors de cette séance.

Pourtant l’édition du Sur ses opinions propres était en prépa-ration. Elle a paru peu de temps après la communication àl’Académie sous la signature conjointe de Véronique Boudon-Millot et d’Antoine Pietrobelli dans le premier fascicule 2005de la Revue des Études grecques sous le titre « Galien ressus-cité : édition princeps du texte grec du De propriis placitis » 19.

Deux ans plus tard en 2007 a paru par les soins de VéroniqueBoudon-Millot seule la version complète des deux traités bio-bibliographiques dans le tome I du Galien dont il a déjà étéquestion. La même année elle a publié l’editio princeps dutraité Ne pas se chagriner avec une traduction française et desnotes dans les étude réunies en mon honneur intitulées La

18. CRAI, fasc. II (avril-juin) 2005, p. 497-534.19. Revue des études grecques 118, Janvier-Juin 2005, p. 168-213.

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science médicale. Nouveaux regards, ouvrage publié chezBeauchesne par les soins de V. Boudon-Millot, A. Guardasole etC. Magdelaine. Faut-il rappeler qu’une première édition sup-pose un travail colossal de déchiffrement, de traduction etd’interprétation ? C’est, par essence, une entreprise risquée,car on sait que les oiseaux de proie vont venir dès l’éclosionvoler au-dessus du bébé-tortue pour tenter de l’écorcher avantqu’il ne parvienne à la mer.

Voilà donc la deuxième étape où les textes nouveaux ont étépubliés, soit par Véronique Boudon-Millot et Antoine Pietro-belli en collaboration, soit par Véronique Boudon-Millot seule.En un temps record, deux ans, l’essentiel des nouveautés querenferme le manuscrit a été dévoilé et publié. C’est le résultatd’un travail considérable dont on doit les féliciter. Il fallait allervite sans se précipiter. À chaque étape j’ai suivi les travaux enles relisant et en apportant éventuellement des améliorations oudes conjectures.

3. Troisième étape : l’édition du Ne pas se chagriner dans laCollection des Universités de France.

Enfin, devant l’importance de ce qu’il y avait de plus neuf, leNe pas se chagriner, et après les premières réactions internatio-nales à l’édition princeps, il a été décidé de faire une éditioncritique et commentée de ce nouveau traité dans la Collectiondes Universités de France pour parachever l’intervention del’équipe française. C’est une troisième étape à laquelle j’ai prisune plus grande part.

En effet, la présente édition, tout en retenant les acquis del’édition princeps due à Véronique Boudon-Millot aussi bienpour le texte et l’apparat critique que pour la traduction et lesnotes, apporte des modifications qui résultent d’un commen-taire critique continu que j’ai rédigé à partir d’un réexamen duCD-rom du manuscrit et d’une réflexion personnelle sur l’éta-blissement du texte et son interprétation, sans omettre l’apportde quelques bonnes conjectures publiées à l’étranger aprèsl’édition princeps. Pour conserver à la nouvelle édition sa cohé-rence, j’ai rédigé aussi la Notice en utilisant ce qui avait été déjàbien dit dans l’introduction de l’édition princeps. Antoine Pie-trobelli, désormais docteur, a été associé au projet en tant quedécouvreur du manuscrit.

Certes le commentaire continu, rédigé en six mois d’un effortcontinu, n’a pas la prétention de faire une mise au point exhaus-

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tive sur les multiples sujets abordés, mais d’apporter tous leséléments fondamentaux pour discuter et apprécier le texte dansle sens des mots, la dimension et la construction des phrases,l’architecture de l’ensemble ou du détail, la souplesse, la viva-cité et la précision du style, bref en expliquant d’abord Galienpar Galien et en se délectant à retrouver sous les fautes dumanuscrit un admirable styliste et à découvrir à la fin de lalettre un Galien surprenant, descendu de son piédestal, unGalien émouvant par la sincérité de sa confession sur les limitesde sa sagesse.

Il est à espérer que cette édition, qui a été révisée avec acribiepar les deux réviseurs dont il a été déjà question et qui abénéficié aussi de l’aide d’autres conseillers dont on trouvera lesnoms à la fin de la Notice, et tout particulièrement des relec-tures passionnées et passionnantes d’Alain Segonds, directeurde recherches au CNRS, membre du Directoire des Belles Let-tres, qui veille à mes côtés sur la Collection des Universités deFrance série grecque, et qui anime et dirige bien d’autres Col-lections des Belles Lettres, il est à espérer, dis-je, que cetteédition reste l’une des éditions de référence, bien qu’il n’ait pasété encore possible d’examiner directement le manuscrit deprès, malgré un second voyage à Thessalonique à l’occasiond’un colloque sur le Vlatadon où l’on a vu le manuscrit sousune vitrine, sans pouvoir l’examiner de près et améliorer ledéchiffrement de quelques fins de ligne en bas des folios. Maiscela ne peut pas mettre en cause l’essentiel, même si tout n’estpas encore définitivement résolu.

Terminons par une invitation à découvrir cette lettre atta-chante où Galien résidant à Rome explique à un compatriote dePergame pourquoi il ne s’est pas chagriné bien qu’il ait perdudans le célèbre incendie de Rome de 192 tous ses livres, tous sesmédicaments et tous ses instruments chirurgicaux. La premièrepartie de la lettre est un bilan de toutes les pertes que Galien asubies, et la seconde une explication des raisons pour lesquelles,malgré toutes ces pertes, il ne s’est pas chagriné. L’unité de cesdeux parties est la personnalité de Galien qui nous révèle beau-coup de nouveautés : nouveauté sur le contenu de son dépôt dela Via sacra entièrement brûlé qui était à la fois un grand trésor,une grande officine et une grande bibliothèque dans un quar-tier pourtant sécurisé où les riches Romains pour un loyer élevémettait leurs affaires les plus précieuses à l’abri ; nouveauté surla date précise de l’incendie de Rome à la fin de l’hiver de

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191-192 deux mois avant les vents étésiens ; nouveauté sur lecheminement de l’incendie parti du Temple de la Paix transmisaux dépôts de la Via Sacra avant de gagner les grandes biblio-thèques du Palatin et la bibliothèque de la Domus Tiberiana ;nouveauté sur la tyrannie de l’empereur Commode dont nousdécouvrons le témoignage le plus ancien ; nouveauté enfin surGalien lui-même dont on ne savait pas qu’il avait une demeureen Campanie dans laquelle il résidait au moment de l’incendie,sur sa famille ou ses amis, sur ses activités de médecin quiconcevait lui-même ses instruments et les faisait fabriquer parle procédé de la cire perdue, sur ses activités de philologue, surla diffusion de ses livres en Asie mineure par l’intermédiaire dela Campanie, et surtout sur l’exercice spirituel que Galien pra-tiquait chaque jour surtout dans les temps difficiles de l’empe-reur Commode en imaginant le pire, la confiscation de ses bienset l’exil, pour se fortifier contre les malheurs à venir et éviter dese chagriner.

Le livre redécouvert ne s’adresse pas seulement aux spécia-listes de médecine, aux historiens de la philosophie ancienne etaux historiens de Rome, mais il est étonnamment moderne.C’est un livre roboratif contre le stress, car il montre la gran-deur de l’homme qui sait réagir conte la tragédie.

De fait, l’incendie de Rome en 192 a été une tragédie pourl’œuvre de Galien, comme pour bien des ouvrages de l’Anti-quité qui ont disparu dans les bibliothèques publiques ou pri-vées de Rome. Mais pour avoir surmonté sans se chagriner cetteépreuve en récupérant auprès de ses amis des exemplaires deses ouvrages ou en réécrivant des ouvrages qui avaient brûlé,Galien a contribué par son courage et sa mémoire à la survie dece qui avait disparu. Et voici que le livre détaillant la mort deses livres par l’incendie ressuscite dans son intégralité dix-huitsiècles plus tard. L’écriture a triomphé en définitive du feu.C’est un beau cadeau de la Fortune, un événement exceptionnelque nous sommes heureux de vous présenter ce soir au nom del’équipe française qui a ramené un livre antique à la vie.

Jacques JouannaMembre de l’Institut

Professeur émérite à la SorbonnePrésident de l’Association Guillaume Budé

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