Journaliste, qui t'a fait roi?

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Bernard Béguin: Journaliste, qui t'a fait roi?

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 1

    Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? Les mdias entre droit et libert

    Table des matiresImpressum............................................................................................................................................2Prface..................................................................................................................................................3Introduction: La loi et l'thique............................................................................................................5

    La libert, nous la revendiquons comme une charge.......................................................................6PREMIRE PARTIE Le droit et le journalisme.................................................................................10

    I Par la fentre................................................................................................................................10Une cause clbre: l'affaire Sunday Times...............................................................................14Le dilemme de la Cour europenne..........................................................................................18La libert d'expression, mme au prix d'inquiter l'Etat...........................................................19

    II Vous avez dit "coupable"?..........................................................................................................23La loi? Regardez bien qui fait la loi..........................................................................................24La Justice populaire n'est pas la justice.....................................................................................30

    III La tentation de Robin des Bois.................................................................................................34M. Tout-le-Monde, ou Me Untel?.............................................................................................39Premier exemple: l'affaire Sarpi/24 Heures..............................................................................42La SSR et l'argent sale de la drogue..........................................................................................45Primaut de la prsomption d'innocence...................................................................................50

    DEUXIEME PARTIE Le journaliste et son thique...........................................................................55IV Il n'y a pas de scoop innocent...................................................................................................55

    La visite du colonel Argoud......................................................................................................55Le dfi de Blick.........................................................................................................................61Un pays si calme, si sage, si lisse..............................................................................................70Le sida et la sant publique.......................................................................................................73

    V Qui sont ces dix-huit sages qui sifflent sur vos textes?..............................................................76Ni homme-sandwich ni indic................................................................................................78

    VI Quels journalistes pour la radiodiffusion?................................................................................83Une image directrice qui dcoiffe.............................................................................................91Violence: tlvision coupable?..................................................................................................95Le Parlement a pris got l'audiovisuel.................................................................................101

    Conclusion: ne pas confondre..........................................................................................................104Bibliographie sommaire...................................................................................................................108Quatrime de couverture...................................................................................................................110

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 2

    ImpressumJOURNALISTE, QUI T'A FAIT ROI?COLLECTION CARTES SUR TABLEEtablir les faits, poser les problmes, choisir les ides: des tudes en libert pour comprendre la Suisse. JOURNALISTE, QUI T'A FAIT ROI?Prface de Marc LamunireEditions 24 Heures - LausanneCollection Cartes sur Table Dirige par Jean-Franois Tiercy Maquette: Studiopizz, Lausanne Couverture: Robert Ayrton, LausanneComposition et impression: Imprimerie Darantiere, Dijon-QuetignyISBN.- 2-8265-1052-5 1988 ditions 24 Heures, LausanneLe texte de cet Ouvrage a t tir des cours d'thique journalistique donns par l'auteur l'Universit de NeuchtelAchev d'imprimer en juillet 1988 sur les pressesde l'Imprimerie Darantiere Dijon-Quetigny

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 3

    PrfaceL'auteur de cet ouvrage est, nous le savons, d'une modestie excessive. Du moins apprcie-t-il la discrtion dans la louange et c'est pour cela sans doute qu'il agre, comme prfacier, un homme gnralement avare de compliments. Mais son attente sera due et peut-tre trouvera-t-il mme suspect l'loge sans rserve que je vais lui adresser pour un livre qui a, je le dis d'emble, forc mon admiration.

    La carrire de Bernard Bguin est de notorit publique l'homme lui-mme reste peu connu. Comme d'autres, je ne l'ai jug que sur les apparences. C'est dire que j'ai t sensible au charme de son lgance un peu lasse, sa retenue toute britannique, l'ambigut que dgage un puritanisme assez gaiement surmont. Sa faade impassible, son regard mort, comme tapi au fond des orbites, semblent destins faire pardonner d'avance l'audace des propos qu'il va tenir, puis en attnuer la porte: le rsultat est que l'on s'attend un discours un peu morne et c'est le contraire qui se produit. Cet effet de contraste est une russite, en ce sens qu'il renforce ce que rvle aussitt son discours ou ses crits: la culture, la logique, la clart, quoi il faut joindre cette part la plus prcieuse de l'esprit, le courage intellectuel.

    Ces qualits s'affirment dans l'ouvrage que vous avez entre les mains, o l'auteur apparat tour tour juriste, moraliste, philosophe, humoriste, crivain et, ce qui ne gte rien, journaliste.

    Par devoir et par mtier, j'ai lu de nombreux ouvrages sur la presse, la communication, les mdias;je n'y ai trouv la plupart du temps que foisonnement verbeux et jargonnesque. Je vais donc tenter de dire pourquoi celui-l est l'un des rares qui me satisfasse vraiment.

    Je mets au premier rang la qualit de l'crivain, sa phrase fluide et claire, sa facult de relancer l'attention et de faire qu'on lise ce trait d'un sujet ardu comme un roman. L'humour est l constamment prsent, comme en filigrane et nous vaut mme quelques morceaux de bravoure, tels que le sida et la sant publique, ou la visite du colonel Argoud !

    Je relverai ensuite la qualit de l'analyse trs ample et prcise de l'aspect juridique des problmes; Bernard Bguin les anime d'un souffle philosophique qui les transcende: le code et la jurisprudence revisits par Montaigne, en quelque sorte. L'auteur se rvle tre un adepte de la morale ouverte - au sens o Bergson l'entendait - et un philosophe de la libert. La libert dont il est ici question s'oppose l'idologie et se mesure en termes de responsabilit et d'honntet intellectuelle. Et il n y a pas d'honntet intellectuelle en dehors du devoir d'tablir dans toute analyse un bilan, avec un passif et un actif, dont on tire, par diffrence et sans ide prconue, le bnfice ou le dficit. L'idologue, lui, ne veut voir, selon la thse qui rgne sur son esprit, que l'actif de telle thorie ou de telle situation, que le passif de telle autre. Au nom de ses convictions, il manipule. C'est en ce sens qu'il est un faussaire. L'exercice de cette libert-l restreint donc considrablement, pour le journaliste notamment, la porte universelle que l'on croit pouvoir attribuer l'expression d'une opinion personnelle. Ce que j'en opine, disait Montaigne, c'est aussi pour dclarer la mesure de ma vue, non la mesure des choses.

    Bernard Bguin ne thorise que modrment; il garde les pieds sur terre et claire constamment ses propos d'exemples concrets. C'est ainsi qu'il relate avec minutie quelques affaires de presse: celle du Sunday Times, de la SSR et l'argent sale de la drogue, l'affaire Sarpi; autant de dossiers qu'il fait revivre avec talent. Il nous claire aussi sur les proccupations rcentes du monde de la presse helvtique, telles que la protection des sources, la protection de la personnalit et le droit de rponse qui en dcoule.

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    Abordant le problme des chartes rdactionnelles, il se flicite de constater que certaines d'entre elles - ou en tout cas, l'une d'entre elles, celle que je connais le mieux - proclament la solidarit de l'diteur et des rdacteurs dans deux questions fondamentales d'thique professionnelle, la protection du secret professionnel et la rsistance aux pressions politiques et conomiques. C'est sans doute, mon sens, la partie la plus solide de la charte que chacun conserve aisment l'esprit. Pour le reste, Le ralisme conduit temprer son enthousiasme et la porte relle d'un document de cette nature. Le journaliste n'a pas en permanence le contenu de la charte en tte et ne peut se comparer ces fous de Dieu qui portent des versets du Coran en bandeau sur le front. Emport par le flot de l'action quotidienne, il se retrouve, harcel par les dlais, seul avec son intuition, balanc entre des rminiscences de rgles dontologiques, la propension naturelle se laisser aller sa pente.

    Bernard Bguin a vcu cela: Si l'on veut juger quitablement le travail d'une rdaction quotidienne aux heures de il faut la comparer au service des urgences chirurgicales d'un hpital, la fin du week-end de Pentecte. La dontologie d'un hpital reste en vigueur, mais il y a des choix qui n'attendent ni de se rfrer au chef de clinique, ni de consulter les familles et de les mettre d'accord. On opre, on ampute, on transfuse: on dcide. Ces choix sont douloureux. L'important, c'est qu'ils sont honntes. Et que l'erreur humaine ne se confond pas avec Ia fourberie.

    Plus loin, dans un autre chapitre, l'auteur affirme que si un journaliste n'est pas capable - mme dans la situation apocalyptique qui vient d'tre dcrite d'appliquer la check-list de l'honntet, ce n'est pas un professionnel.

    Le respect constant d'une thique, mme lmentaire, se heurte donc des difficults d'application, qui ne sont pas ngligeables. Ce n'est pas avoir une vue pessimiste de la presse que de le reconnatre, si l'on admet qu'un combat permanent doit tre men tous les niveaux, pour que cette pesanteur ne soit pas admise une fois pour toutes comme une fatalit.

    Ce combat, Bernard Bguin croit pouvoir affirmer qu'il est l'apanage des seuls journalistes. C'est l le seul point de divergence qui me spare de l'auteur de ce livre; et lorsqu'il dit que les archives des diteurs sont plus pauvres en rflexion sur 1'thique professionnelle que le dossier des journalistes, il opre un partage manichen, fond sur une hypothse insuffisamment vrifie- J'ai pour ma part de bonnes raisons de penser que c'est plutt du contraire qu'il s,agit. Il serait intressant que cela fasse l'objet d'un autre dbat ou d'un autre ouvrage.

    Le moment est donc venu de ne pas abuser de mon temps de parole et de laisser chacun le plaisir de la lecture. Je ne sais si ce livre sera, comme il le mrite, un vnement, mais il est assurment important. Sa qualit exceptionnelle le rendra indispensable aux gens de presse, dans le sens le plus tendu du terme. Mais, sa clart le rendant accessible tous, il devrait tre lu par le plus grand nombre; quel est en effet le citoyen dont la vie chappe l'influence de plus en plus pressante des mdias?

    Marc Lamunire

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    Introduction: La loi et l'thiqueUne mfiance durable envers les systmes me mne au seuil de la libert.

    Jean Starobinski

    Tic tac, tic tac, tic tac.

    Une, deux!

    pa pa pam

    pa pa pam

    pa pa pa pam

    pa pa pa pam (bis)

    Le mtronome bat la mesure, l'adulte donne le dpart, l'enfant sage joue la Marche turque comme un automate de Jaquet-Droz, et la famille, heureuse, applaudit.

    Rubinstein joue sans mtronome.

    La loi, c'est le mtronome. L'thique, c'est le respect de l'uvre et la libert de l'interprte.

    - Ainsi, vous vous prenez pour Rubinstein?

    - Non, mais il me plat de le prendre pour modle.

    Pour faire ce mtier, il ne faut pas craindre d'accrocher son chariot une toile.

    Pendant longtemps, je n'ai pas fait la diffrence entre l'thique et la loi. L'Etat de droit me parat tre la forme la plus acheve d'une socit civilise. J'ai confiance dans les institutions dmocratiques. J'en connais les limites, mais je connais aussi, et combien, celles de tous les despotismes, clairs ou dlibrment obscurantistes.

    La loi, c'est la sagesse accumule des nations civilises. C'est la codification de l'quilibre entre les besoins de la socit et l'panouissement de l'individu.

    Obir la loi, c'est tre un bon citoyen, et il n'y a aucune raison pour que le journaliste ne soit pas un bon citoyen.

    Donc, le journaliste n'a qu' obir la loi.

    C'est une vidence, mais elle est, l'exprience, trompeuse. Dire que le journaliste n'a qu' obir la loi, c'est dire que le pianiste n'a qu' jouer en mesure. Aprs tout, le compositeur a mis des chiffres en tte de la porte, il l'a divise avec des traits verticaux. Il utilise des notes dont la dure est codifie, et le total de ces dures doit correspondre au rythme demand. Et pourtant, dans un concerto, le chef ne bat pas la mesure pour le soliste. Dans le cadre du respect de l'uvre - notion subtile et difficile codifier - l'interprte jouit d'une certaine libert. On attend de lui qu'il en fasse bon usage.

    Comparaison n'est pas raison? Revenons donc la loi. La loi est applicable tous. Tous les citoyens sont gaux devant la loi est un principe de base pour tout Etat dmocratique moderne. Et cependant, certains citoyens seraient-ils plus gaux que d'autres?

    L o M. Tout-le-monde est tenu de collaborer avec la justice, de dire toute la vrit, rien que la vrit, les mdecins, les avocats, les prtres, les banquiers peuvent ou mme doivent se rfrer aux

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    rgles spcifiques de leur profession et refuser quelquefois de tmoigner.

    Si tel est le cas, c'est que notre socit considre que dans certaines circonstances, le secret professionnel est un bien digne de protection.

    Le mdecin, l'avocat, le prtre, mme le banquier, cela peut se comprendre: la socit - une socit de type libral en tout cas - a intrt mnager des refuges auprs desquels les malades, les dshrits, les perscuts, peuvent trouver un accueil sr. Pour les banquiers, le problme est plus fonctionnel qu'humanitaire, encore que l'on puisse invoquer le prcdent des fonds juifs pourchasss par les nazis. (On objectera peut-tre que pour le mdecin, l'avocat, le prtre et le banquier, le secret professionnel est entr dans la loi, qui en fait mme parfois une obligation. Cela n'enlve rien au fait qu' l'origine, il s'agit d'une exception fonde sur l'thique.)

    Mais le journaliste? Nous y voil: Qui t'a fait roi?

    La question est frquemment pose par ceux qu'inquite l'anarchie, apparente ou relle, de notre profession. Dans une brochure intitule La Libert dans les Mdias, ses Conditions (Ed. Cosmos, Muri, Berne), un groupe d'tude compos de Jeanne Hersch, Grard Bauer, Werner Kgi, Leonhard Rsli et Robert Schnyder de Wartensee crivait en 1982: Nous avons d toutefois constater que ni le statut professionnel et juridique du journaliste ni sa formation professionnelle initiale et continue ne sont pris en considration comme ils le devraient. Cette prparation et cette formation continue n'ont pas t encourages dans une mesure comparable ce qu'elles sont dans d'autres professions haute responsabilit...

    Ne nous nervons pas: si d'autres posent la question, peut tre vaut-il encore mieux la poser nous-mmes. Il y a une quinzaine d'annes, un jeune et brillant journaliste de la Tlvision dclarait devant Pierre Bguin:

    Nous sommes l pour dranger.

    Ah? et qui vous en a charg?

    Ainsi le vtran posait lui-mme la question: Qui t'a fait roi? Avons-nous vraiment, comme Napolon, pris la couronne des mains du pape pour la poser nous-mmes sur notre propre tte?

    Ce serait trop simple. Si les socits dmocratiques connaissent une presse indpendante et curieuse, c'est que la dmocratie a besoin d'une telle presse. Ses institutions essentielles ne peuvent pas fonctionner si le citoyen n'est pas librement inform. Contre les abus, il faut une lutte dmocratique, et pour une lutte dmocratique, il faut avant tout l'information. (Lev Kowarski aux Rencontres internationales de Genve sur le thme Du Pouvoir, 3 octobre 1977.)

    Cela pose tout de suite les limites de cette tude: je ne me charge pas d'analyser, de dfinir - et moins encore de rglementer - le comportement d'un journaliste chinois rendant compte d'une manifestation d'tudiants sur la place Tien Anmen. Je parle de cette socit que je connais, dans laquelle je vis, et dont les institutions reposent sur une opinion publique alerte, adulte et informe. Quand la presse est libre, dit Camus, cela peut tre bon ou mauvais; mais assurment, sans la libert, la presse ne peut tre que mauvaise. Pour la presse comme pour l'homme, la libert n'offre qu'une chance d'tre meilleur; la servitude n'est que la certitude de devenir pire. (Cit, plus compltement que d'habitude, par Jean Daniel dans le Nouvel Observateur du 28 aot 1987.)

    La libert, nous la revendiquons comme une chargeCette libert, nous la revendiquons comme une charge. Si c'tait un privilge, il serait exorbitant. Il ne s'agit pas de pontifier librement sur n'importe quoi, mais de rappeler ici la profession de foi de

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    Jean Dumur (dans Salut Journaliste, Ed. Bertil Galland, 1976): Je vois de moins en moins l'intrt qu'il y a pour la dmocratie ce que je fasse connatre mon point de vue sur tel problme ou tel autre. Je vois de plus en plus les dangers qu'il y aurait pour la dmocratie ce que les journalistes taisent ce qu'ils savent ou ne cherchent pas obstinment, quotidiennement, honntement faire reculer sans cesse les zones d'ombre que tend projeter, pour se drober l'examen critique, toute activit humaine.

    Ne lui faisons pas dire ce qu'il n'a pas dit: c'est pour lui-mme que Dumur voit de moins en moins l'intrt de donner son avis. Mais c'est pour nous tous qu'il exige le courage d'une recherche obstine, quotidienne et honnte. Dans le pluralisme de notre mtier, il y a place, aussi, pour des ditorialistes convaincus. Mais il n'y a pas place pour des journalistes timors, superficiels et malhonntes.

    Ou plutt si, justement, on en trouvera, car c'est le prix payer avec la libert. C'est le risque dfini par Camus. Le remde, c'est le discernement d'un public adulte.

    Alors, on drange? Lors d'un sminaire sur l'thique professionnelle des journalistes (Ed. Universitaires, Fribourg, 1981), le R.P. Pinto de Oliveira, 0-P., ouvrait de vigoureuses perspectives: La responsabilit thique tient compte de toutes les exigences et incidences de la responsabilit juridique. Mais elle s'en distingue. Elle s'affirme, de la faon la plus nette, comme la capacit qu'a la personne de prendre ses distances l'gard des normes en vigueur dans une socit et de les juger la lumire de ses propres convictions. Le journaliste se verra ainsi amen contester certaines dispositions juridiques. Dans les cas extrmes, le voil oblig d'affronter tout un systme de droit s'avrant tre injuste, contraire aux droits fondamentaux de l'information ou au bien gnral d'un peuple, d'une rgion, d'une collectivit.

    On savait dj qu'en certaines circonstances, l'Eglise ne craint pas d'affronter un ordre qu'elle tient pour injuste. Mais ici c'est le journaliste qui est formellement invit dranger. Pas n'importe quoi. Pas n'importe comment. Mais, quand il le faut, courageusement, au nom d'une vision - de sa vision - du bien gnral: Pour les pouvoirs civils et ecclsiastiques, l'ordre demeure la valeur suprme. Par tout un ensemble de mesures prventives - la censure, le privilge d'imprimer - et rpressives, frappant les crits ou leurs auteurs, l'autorit s'est battue de faon violente ou insidieuse en vue d'intgrer la presse dans les pouvoirs tablis. En face, les mouvements libraux proclament juste titre que dans le domaine de l'information nul n'est assur de dtenir la vrit.

    Ce n'est pas le moment pour les libraux de crier: Ville gagne ! Attendez la suite: On ne saurait masquer - dit le Pre Pinto de Oliveira - les erreurs, les enthousiasmes nafs ou les malices calcules qui ont marqu la naissance et le dveloppement du libralisme. ( ... ) Le cas exemplaire est prcisment l'attitude d'aveuglement et mme de complicit intresse de la presse littrale face l'avnement du nazisme. A 'la mort de la libert', aux crimes contre l'humanit, la dmence raciste du IIIe Reich faisait pendant une presse insouciante, inconsciente sinon libertine, prodiguant l'amusement ou semant l'incertitude dans les nations 'dmocratiques'. On le dcouvre enfin: une presse libre et responsable, tel est le besoin primordial pour la survie de l'humanit et le maintien de la civilisation.

    Ainsi nous voil en fin de compte srs de nous-mmes, srs de notre mission - et quelle mission ! - srs de notre responsabilit, donc srs de notre droit la libert et, finalement, srs de notre thique professionnelle. Alors pourquoi, en titre de cette rflexion, ces incertitudes accumules? Pourquoi cette thique de l'interrogation? Pourquoi, en tte de cet ouvrage, cette citation de Jean Starobinski? (Une mfiance durable envers les systmes me mne au seuil de la libert.) Laissons-lui d'abord la parole: Il faut bien chercher la cohrence de la pense, la non-contradiction entre les propositions qu'on avance. Et c'est tendre l'organisation systmatique. Mais le propre de 1''esprit

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    de systme' est de se croire en possession d'une certitude scientifiquement dmontre, alors que, pour le mieux, l'on n'a fait que construire un modle, sans le mettre l'preuve de la ralit, ou sans vouloir entendre les dmentis que la ralit lui oppose. C'est pourquoi je trouve la notion d''thique de l'interrogation' particulirement pertinente. (Lettre l'auteur, 17 mars 1987.)

    Relisons la citation elle-mme: une mfiance durable, ce n'est pas une mfiance accidentelle, occasionnelle, circonstancielle. C'est une mfiance mthodique, une discipline de la pense, un refus de l'aveuglement fond sur l'exprience et sur la rflexion. Les systmes ce n'est pas non plus un systme occasionnel. C'est le systme dans son principe. Mais au moment mme o la sentence risquerait de devenir son tour dogmatique, elle s'arrte... au seuil de la libert. Pas de solution toute faite, pas de recette garantie: une seule certitude, il faut chercher.

    Pourquoi ce refus de la certitude confortable? J'ai cru longtemps que la dontologie - ce presque synonyme de l'thique professionnelle - tait un ensemble de rgles. J'en ai mme formul devant les stagiaires de l'Union romande de journaux. Quand on me demandait si un journaliste peut accepter des cadeaux, je rpondais: Non, mais... Et tout tait dans le mais: Il y a des cadeaux d'hospitalit qu'on ne peut pas refuser sans vexer son hte... mais ils ne doivent pas tre disproportionns.

    Par rapport quoi?

    Par rapport au revenu de votre hte, et par rapport au vtre.

    C'est vague...

    Alors voici la rgle: vous pouvez accepter un cadeau si, en rentrant, vous osez en parler vos collgues de la rdaction.

    Par exemple?

    Si le roi d'Arabie vous fait offrir une cafetire en cuivre, vous pouvez l'accepter. Une Cadillac, non.

    On remarquera que de la rgle on glisse la casuistique, et de la casuistique l'exemple concret, c'est--dire l'absence de rgle. Ce qui reste, c'est l'appel au discernement.

    Au fil des ans, je suis arriv la conviction que ce qui distingue l'homme libre, c'est l'interrogation. De mme qu'un jeune mnage qui attend un enfant se retourne sur toutes les poussettes, de mme, au cours de lectures (souvent coupablement htives) ou d'missions de radio ou de tlvision, des formules amies ont retenu mon attention. Ainsi: Le vrai savant n'est pas celui qui donne les bonnes rponses, c'est celui qui pose les vraies questions. (Claude Lvi-Strauss.) Cela s'applique aux sciences. Cela s'applique aussi l'histoire des ides. D'Aristote Marx, toute dogmatique est voue tre remplace par une autre, ou se pervertir. De Socrate Montaigne, l'art de poser les bonnes questions demeure l'instrument de la libert et le meilleur garant de la dignit. Cela demande une prcision. Il ne faut pas confondre le doute, qui est dsarroi de la pense et paralysie de l'action, avec l'interrogation systmatique, qui est le refus d'acheter chat en poche. L'exigence premire du journaliste, c'est le droit la vision priphrique, le refus de tout angle mort. Il doit apprendre ,i pirouetter comme un danseur mais, comme le danseur, s'il veut viter le vertige, il doit avoir un point fixe o poser son regard chaque tour. Ce point fixe, c'est l'toile inatteignable de la vrit.

    Comment interroger l'affirmation, comment affirmer l'interrogation sans se prendre les pieds dans la contradiction? C'est Montaigne qui propose la rponse. Prudemment, car son sicle, comme le ntre, supportait mal la contestation, il transpose sur les philosophes pyrrhoniens le cheminement de sa propre pense: Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur gnrale

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    conception en aucune manire de parler: car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout form de propositions affirmatives, qui leur sont du tout (tout fait) ennemies: de faon que, quand ils disent: je doubte, on les tient incontinent la gorge pour leur faire avour qu'au moins asseurent et savent ils cela, qu'ils doutent. Ainsi on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la mdecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable: quand ils prononcent: j'ignore, ou: je doubte, ils disent que cette proposition s'emporte en elle-mme quant et quant (avec) le reste, ny plus ne moins que la rubarbe qui pousse hors les mauvaises humeurs et s'emporte hors quant et quant elles mesmes. (Essais, L. 1, ch. XII.)

    Cette vertu purgative de l'interrogation ne s'applique pas seulement la philosophie. Elle est souveraine en politique: Le vritable ennemi du kitsch totalitaire, c'est l'homme qui pose des questions. (Milan Kundera, dans L'Insoutenable Lgret de l'Etre.) Le kitsch totalitaire, l'crivain tchcoslovaque le connat. Il l'a vcu dans sa chair et dans son me. C'est la btise au front de taureau, la mascarade des fausses valeurs, l'usurpation des fonctions les plus nobles, la perversion du vocabulaire. On peut, certes, lui opposer des convictions: la Libert, les Droits de l'Homme, la Dmocratie. Mais la puissance de perversion des rgimes totalitaires est telle qu'ils retourneront en leur faveur cet arsenal idologique. Comme dit Andr Gide dans son Journal: Ils dnient toute valeur ceux qu'ils ne peuvent annexer. Ils annexent ceux qui ils ne peuvent dnier toute valeur. Mais l'homme qui pose des questions, celui-l fait trembler les colonnes du temple, et ridiculise pour l'ternit les chars d'assaut des peuples frres venus au secours de la dmocratie populaire dans les rues de Prague.

    Ne soyons pas manichens: le choix n'est pas toujours aussi clair. La tentation totalitaire est une plante vnneuse qui s'insinue dans les plates-bandes les plus sages. L'inertie, l'habitude, le confort laissent petit petit s'installer des zones d'ombre, des recoins crasseux, qu'on ne voit plus force de les voir.

    L'homme qui pose des questions nous oblige regarder.

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    PREMIRE PARTIE Le droit et le journalisme

    I Par la fentreIl faut respecter la libert, sinon elle se venge toujours.

    Ren Payot

    Ren Payot (rdacteur en chef, puis directeur du Journal de Genve 1917-1970) a t mon matre pendant un quart de sicle. Il m'a fait venir la veille de sa mort, et m'a laiss une consigne: Il faut respecter la libert, sinon elle se venge toujours. Si claire, si nette, et si lourde d'engagement qu'elle se trouve maintenant sur sa pierre tombale. Mais ce n'est pas la trahir que de se poser des questions.

    La libert, ce n'est pas le bien. Ce n'est pas la justice. Ce n'est pas le bonheur. Ce n'est pas la fraternit. Ce n'est pas l'galit. C'est aussi leur contraire. La libert est un espace offert l'homme pour exercer sa responsabilit. Il en a besoin comme de l'air pour vivre. Sans air il n'y a plus d'tres vivants - bons ou mauvais, prdateurs ou victimes, mais vivants. Il n'y a plus que des bactries anarobies, celles qui dilatent les botes de conserve en produisant des toxines mortelles et nausabondes.

    Mais peut-tre que la libert n'est jamais offerte. Goethe fait dire au docteur Faust:

    Nur der verdient sich Freiheit wie das Leben,

    Der tglich sie erobern muss.

    (Seul mrite la libert, comme la vie, celui qui doit chaque jour la conqurir.)

    Et il est vrai que cette conqute quotidienne est difficile. Car la libert n'a pas pour seuls ennemis des dictateurs brutaux et sans scrupule. La libert - ou ses formes perverses - peut aussi se trouver dans le camp des adversaires de l'galit, de la fraternit et de la justice. Entre le fort et le faible, c'est la libert qui opprime, et c'est le droit qui rtablit la justice.

    Cette maxime est incontestable. Elle motive la rflexion et les actes bien intentionns de tous ceux que proccupent les ingalits, les injustices et les innombrables exemples d'oppression qu'aucune libert ne pourra jamais corriger.

    Parmi les exemples qui concernent directement notre mtier figurent en bonne place les efforts de l'Unesco pour instaurer un nouvel ordre de l'information. Le diagnostic n'tait pas contestable. Entre les pays industriellement dvelopps de l'Ouest et les Etats dits en voie de dveloppement, la diffrence des moyens financiers, techniques et humains entrane une distorsion majeure et inacceptable du flux des informations. Seuls les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France sont en tat de mobiliser les ressources ncessaires l'entretien et au dveloppement de rseaux internationaux de correspondants et de tlcommunications au service de la presse, de la radio et de la tlvision.

    Et - ajoutant ainsi l'injure la blessure - ces rseaux, qui jouissent en fait d'une position dominante, sinon d'un monopole, renseignent, bien sr, les opinions publiques de leurs propres pays.

    Mais ils dominent galement le march de l'information dans le tiers monde. Non seulement celui-ci n'a pas les moyens de donner sa version des faits aux opinions publiques des pays industriels, il ne peut mme pas se renseigner lui-mme sur ses propres vnements.

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 11

    A la fin des annes septante, l'Unesco a donc charg M. Sean MacBride de prsider une commission internationale charge de l'tude des problmes de la communication. Ancien ministre des Affaires trangres de la Rpublique d'Irlande, fondateur d'Amnesty International, prsident du Bureau international de la paix, M. MacBride est la fois laurat des prix Nobel et Lnine de la paix. Pour tout autre que lui, ce double couronnement serait lourd porter. Car on sait bien que si le jury du Nobel est capable de toutes les audaces, les dcisions du Lnine sont soumises la plus stricte orthodoxie. On ne peut donc pas dire que l'un quilibre l'autre. Mais l'quilibre n'est pas le problme de Sean MacBride. Ce qui le met en marche, irrsistiblement, c'est son besoin de justice et sa haine de l'oppression.

    Le rapport MacBride, constatant ce que nous venons de dire, fit en Occident l'effet d'un pav dans la mare, et ce ne fut pas, sans doute, pour lui dplaire. Les associations professionnelles, les entreprises de mdias, puis, des degrs divers, les gouvernements occidentaux se mobilisrent pour dnoncer le caractre pernicieux de ce plaidoyer. Ce fut l'occasion, en 1980, d'un dbat particulirement nourri au sein de la commission des programmes (le l'Union europenne de radiodiffusion. C'est ainsi que le directeur des actualits de la British Broadcasting Corporation (BBC) pouvait constater, navr, que le membre sovitique de la commission MacBride avait vid de sa substance la recommandation qui prvoyait l'obligation d'assurer l'admission des correspondants trangers, dans les termes suivants - conformes aux Accords d'Helsinki: Le libre accs des journalistes aux sources (l'information est indispensable la ralisation de reportages exacts, fidles et quilibrs. Cela implique ncessairement l'accs aux sources non officielles d'information, aussi bien qu'aux sources officielles, c'est--dire l'accs toute la gamme d'opinions qui existe l'intrieur d'un pays. Or le membre sovitique (Ic la commission MacBride a rejet cette recommandation en dclarant qu'elle tait prjudiciable aux intrts du monde en voie de dveloppement.

    De mme les recommandations qui prconisent l'abolition clc la censure et du contrle arbitraire de l'information ont t refuses par le dlgu sovitique sous prtexte que ce problme relevait de la comptence des gouvernements nationaux. Ceux qui ont suivi le comportement rigoureusement cohrent des dlgations sovitiques dans les organisations internationales depuis la fin de la dernire guerre ne seront pas surpris de voir apparatre ici comme ailleurs le fameux veto. Comment s'en tonner si l'on se souvient qu'en 1978, le violoncelliste Mstislav Rostopovitch fut dchu de la nationalit sovitique pour avoir crit - et vu publier dans la presse occidentale - la profession de foi suivante: Tout homme doit avoir le droit un jugement indpendant et doit pouvoir exprimer sans crainte son opinion sur ce qu'il connat, sur ce qu'il a ressenti et expriment personnellement, et pas uniquement celui d'exprimer, avec de lgres variante, l'opinion qui lui a t inculque.

    Mais l'intrt du dbat autour du rapport MacBride portait davantage sur la situation dans les pays du Sud. C'est ainsi que le chef des -programmes internationaux de la deuxime chane de tlvision allemande (ZDF) exprimait le sentiment que le concept de la communication, tel que nous l'utilisons, est un objet (je luxe qui est propre la dmocratie occidentale et qui a t cr dans cette rgion du monde, mais qui ne correspond pas ncessairement aux besoins des pays en voie de dveloppement. Un haut degr de dveloppement conomique et social est ncessaire une socit pour permettre une certaine indpendance dans le domaine des communications pluralistes.

    A son avis, dans le tiers monde, les structures historiques, conomiques et politiques sont si faibles qu'elles ne peuvent, semble-t-il, appliquer notre concept de la communication sans les exposer au danger.

    Il serait trop facile de se retrancher ici derrire l'analyse objective et clinique de cette situation. J'ai

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 12

    une conviction et je vais la dire, quitte susciter une controverse que je tiens, au demeurant, pour salutaire: avec tous les dfauts que je leur connais - et ils sont encore plus nombreux que je ne saurais dire les mdias de type libral exercent mes yeux une fonction qu'aucun autre systme ne peut remplacer. Pour le comprendre, il faut s'interroger sur les motifs de ceux qui prennent les dcisions.

    Nous connaissons, dans les socits de type libral, les circonstances exceptionnelles dans lesquelles la responsabilit, de l'information - de ce qu'on doit dire et de ce qu'on ne doit pas dire - est transfre des organes responsables du bien suprieur de l'Etat. Cela s'appelle, en toute simplicit, la censure. Les fonctionnaires chargs de la censure sont d'honorables citoyens. Mais leur approche de l'information est, par nature, restrictive. Mis devant le choix d'interdire ou de laisser dire, ils ne peuvent, pour des raisons videntes, que choisir l'interdiction. En effet, celui qui a le pouvoir de dcider d'une publication n'est jamais en tat d'en mesurer toutes les consquences. Un train peut en cacher un autre.

    Sous la IVe Rpublique, au moment o l'Organisation arme secrte paraissait menacer les institutions franaises, une directive de l'administration interdisait toute rfrence dans la presse aux comits de salut public crs par les rebelles, partisans de l'Algrie franaise. Peu importait que la rfrence corresponde un fait ou un commentaire, une approbation ou une critique. Le prpos lisait comme un ordinateur, et chaque fois que les mots comit de salut public lui tombaient sous les yeux, il interdisait la parution. Je me souviens d'tre all la sous-prfecture de Gex pour ngocier l'entre du Journal de Genve en France, parce qu'une malheureuse dpche de l'Agence France Presse avait mentionn l'innommable. Peu importait que la politique ditoriale du journal ait t vigoureusement et constamment en faveur du maintien de la lgalit rpublicaine, comme on le verra au chapitre IV propos de la visite du colonel Argoud: une directive de censure ne fait jamais dans la nuance.

    La situation s'aggrave lorsque l'administration, non contente de slectionner les informations autorises paratre, se charge elle-mme d'informer. La carrire d'un fonctionnaire, ses chances de promotion, et, dans certains cas, sa scurit personnelle, ne dpendent ni de son flair d'informateur ni de son audace, mais principalement de son sens de l'opportunit. Le mot, mon sens, n'est pas pjoratif. Opportet, en latin, veut dire: Le moment est venu. Simplement, pour l'administration, le moment n'est jamais venu de donner une information. C'est toujours trop tt, la dcision n'est jamais dfinitive, ou ses consquences ne sont ~as encore connues.

    Et encore, un tel scnario part de l'hypothse optimiste selon laquelle tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Cette hypothse ne tient pas compte des circonstances dans lesquelles le pouvoir absolu corrompt absolument, et o l'information par l'Etat est tout simplement au service d'une clique.

    On pourrait s'en consoler en faisant remarquer que dans un cas comme dans l'autre, et par une sorte de justice immanente, plus le pouvoir manipule l'information, moins cette information est accepte comme crdible par le public. C'est dans les rgimes les plus totalitaires que fleurissent les rseaux les plus invraisemblables d'informations clandestines.

    Mais si respectables que soient ces contre-courants protestataires, on ne peut ignorer la prcarit de leurs sources et de leurs moyens de diffusion. On ne peut ignorer non plus - comme on l'a bien vu lors de tmoignages recueillis auprs de rebelles afghans - que la langue de bois menace son tour l'expression de ceux qui contestent un rgime totalitaire. Dire que le tiers monde est trop faible pour permettre une certaine indpendance dans le domaine des communications pluralistes, c'est peut-tre constater un fait. Affirmer qu'une information dirige par l'Etat sert mieux les besoins d'une communaut en dveloppement, c'est une hypothse qui n'a t jusqu'ici vrifie nulle part. En

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 13

    admettant qu'une information dirige ait les vertus d'une prothse, elle en a en tout cas les dfauts: elle retarde indfiniment l'apparition d'un corps professionnel de journalistes responsables, et la manifestation de la conscience civique d'un public adulte. Il est presque trop facile de conclure que c'est exactement le rsultat souhait par les rgimes totalitaires.

    On remarquera que le mme dbat se rpte dans les organisations internationales chaque fois que l'on veut tendre au plan universel des normes tablies l'origine dans les pays occidentaux industrialiss. Ce fut le cas par exemple pour l'application de la Convention de l'OIT sur le travail forc, laquelle plusieurs pays du tiers monde opposrent la priorit de leurs objectifs de dveloppement. Si un Etat avait le droit de mobiliser ses hommes valides avec des fusils, pourquoi pas avec des pelles et des pioches?

    On sortirait du sujet en analysant ici la situation politique, conomique et sociale du tiers monde. On se contentera de relever la dclaration dsabuse de Sean MacBride lui-mme, expliquant pourquoi les Nations Unies n'avaient pas d'metteur mondial sur ondes courtes: Il y a principalement, je crois, la peur de la plupart des Etats que ce service des Nations Unies puisse agir contre eux. Par exemple, un service des Nations Unies parlant des problmes relatifs aux droits de l'homme ne conviendrait pas 74 ou 75 pays o les droits de l'homme ne sont pas respects: il y a donc naturellement une opposition de ce ct-l.

    On retiendra, pour le sens de notre recherche, que les populations d'Europe occidentale et des Etats-Unis exercent si sommaire et approximatif qu'il soit - un certain contrle sur leur gouvernement, et par consquent sur le comportement de leurs dlgations dans les organisations internationales. Il n'en va de mme ni dans les pays du bloc socialiste ni dans la plupart des pays du tiers monde. Il en rsulte, dans les dbats des organisations internationales, une confiscation de la reprsentativit populaire qui pse incontestablement sur la porte juridique et pratique de leurs travaux.

    Mais balayons devant notre porte.

    La Convention europenne des droits de l'homme a t ratifie par la Confdration. Elle fait donc partie de l'ordre juridique suisse au mme titre que les lois votes par le Parlement. Elle stipule en particulier l'indpendance du radiodiffuseur par rapport l'Etat, cela est heureux, et c'est ce titre que le Tribunal fdral a reconnu la SSR (Affaire Temps prsent, Dtention prventive) la qualit pour recourir - et pour se faire dbouter, mais c'est une autre histoire - contre une dcision de l'Autorit de surveillance. Mais il est galement vrai que la convention europenne rserve lourdement les droits de l'Etat en matire d'information. L'exercice de la libert d'information 1)eut tre en effet soumis certaines formalits, conditions, restrictions ou sanctions, introduites par les Etats signataires pour sauvegarder des tches qu'ils considrent comme prioritaires (scurit nationale, dfense de l'ordre et prvention du crime, protection de la sant et de la morale, protection de donnes confidentielles, autorit et impartialit de la justice). On est loin de la brivet lapidaire et superbe de l'article 55 de la Constitution helvtique, qui dit simplement: La libert de la presse est garantie.

    Mais il faut ajouter pour tre quitable que les restrictions admises par la Convention europenne doivent tre tablies par la loi et justifies. Et les parlementaires qui votent de telles lois savent qu'ils ont priodiquement des comptes rendre leurs lecteurs. (C'est ainsi qu'au plus fort des querelles autour des programmes prtendument gauchistes de la Socit suisse de radiodiffusion (SSR), on n'aurait pas trouv un seul parlementaire, mme argovien, pour recommander l'institution d'une censure pralable des programmes.)

    La BBC connat, sous l'angle de la raison d'Etat, une mthode exemplaire: le gouvernement a le droit de lui interdire la diffusion d'une mission qui peut porter atteinte l'intrt national. Mais la

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 14

    BBC a le droit de dire que le gouvernement la lui a interdite. On ne sera pas surpris d'apprendre l'exception confirmant la rgle - que le gouvernement y regarde deux fois.

    La clause de la Convention europenne des droits de l'homme protgeant l'autorit et l'impartialit du pouvoir judiciaire mrite qu'on s'y arrte, car elle a fait l'objet d'une cause clbre.

    Une cause clbre: l'affaire Sunday TimesLe 29 mars 1979, la Cour europenne des droits de l'homme a rendu son arrt dans l'affaire Sunday Times. A l'origine de cet arrt se trouve une requte introduite - notez les dates: plus de cinq ans pour obtenir une dcision - le 19 janvier 1974 contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord par l'diteur, le rdacteur en chef et un groupe de journalistes de cet hebdomadaire, devant la Commission europenne des droits de l'homme. Ainsi le veut la procdure prvue par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des liberts fondamentales. C'est le 15 juillet 1977 que la commission demandait la Cour d'examiner si le Gouvernement britannique avait manqu aux obligations de l'article 10 de la convention. Que dit l'article 10?

    1. Toute personne a droit la libert d'expression. Ce droit comprend la libert d'opinion et la libert de recevoir ou de communiquer des informations ou des ides sans qu'il puisse y avoir ingrence d'autorits publiques et sans considration de frontires. Le prsent article n'empche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinma ou de tlvision un rgime d'autorisation.

    2. L'exercice de ces liberts, comportant des devoirs et des responsabilits, peut tre soumis certaines formalits, conditions, restrictions ou sanctions, prvues par la loi, qui constituent des mesures ncessaires, dans une socit dmocratique, la scurit nationale, l'intgrit territoriale ou la sret publique, la dfense de l'ordre et la prvention du crime, la protection de la sant ou de la morale, la protection de la rputation ou des droits d'autrui, pour empcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorit et l'impartialit du pou voir judiciaire.Je souligne pour permettre au lecteur de reprer immdiatement l'objet du litige. Rien, dans un texte comme la Convention europenne des droits de l'homme, ne figure par hasard. Les clauses du paragraphe 2, qui permettent aux gouvernements de restreindre la libert d'expression tout en se rclamant de son principe, ont t peses jusqu' la dernire virgule. Et c'est prcisment le Gouvernement britannique qui a demand et obtenu l'exception protgeant l'autorit et l'impartialit du pouvoir judiciaire.

    Il faut savoir que le droit coutumier britannique punit de l'emprisonnement ou de l'amende, sans limitation de dure ni de montant, l'infraction dite contempt of Court (mpris de la Cour). C'est un moyen permettant aux tribunaux d'intervenir pour empcher ou rprimer un comportement de nature entraver l'administration de la justice, lui nuire ou la djouer dans une affaire donne ou de manire gnrale.

    Le droit anglais distingue mticuleusement:

    1) le mpris la face de la Cour, par exemple lancement de projectiles sur le juge, insultes ou manifestation dans le prtoire, et

    2) 2) le mpris l'extrieur de la Cour, comprenant les reprsailles contre des tmoins, l'outrage consistant bafouer un juge en tant que juge, contester son impartialit ou son intgrit, la dsobissance envers les tribunaux, une conduite, intentionnelle ou non, propre entraner une ingrence dans le cours de la justice l'occasion d'un procs dtermin.

    Si je souligne encore pour garder le fil de notre histoire, il vaut la peine de tout lire, car ce texte

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 15

    rvle la prminence absolue que le droit coutumier britannique donne la dignit de la justice devant tout autre droit crit ou non crit.

    C'est bien ce que rvle l'affaire Sunday Times, telle qu'on la trouve rapporte dans les considrants de la Cour europenne. Elle nous interpelle directement, sous l'angle de l'thique professionnelle, et cela d'autant plus que nous tenons juste titre la Grande-Bretagne pour exemplaire, tant au point de vue des institutions dmocratiques (politiques et judiciaires) qu'au point de vue de la libert de la presse.

    Or donc, de 1958 1961, la Distillers Company fabriqua et commercialisa sous licence en Grande-Bretagne des mdicaments comprenant de la thalidomide, substance mise au point en Rpublique fdrale d'Allemagne. Ils taient prescrits comme sdatifs, notamment pour les femmes enceintes. Le drame est dans toutes les mmoires. En 1961, la Grande-Bretagne comptait 450 enfants atteints de malformations graves. En novembre 1961, la Distillers Company retirait du march tous les mdicaments contenant de la thalidomide.

    Entre 1962 et 1966, les parents de 70 enfants mal forms assignrent la Distillers en justice, l'accusant de ngligence et exigeant des dommages-intrts. La Distillers se dfendit de s'tre montre ngligente et contesta le fondement juridique des demandes.

    En 1968, 65 des 70 actions furent rgles l'amiable: chaque plaignant toucherait de la Distillers, condition de retirer l'accusation de ngligence, 40 % de la somme qu'il aurait perue s'il avait entirement obtenu gain de cause devant un tribunal. La Distillers versa environ un million de livres pour 58 cas; deux furent rsolus d'une autre manire, et les deux derniers se ngociaient encore en juillet 1973.

    Les autres parents ou tuteurs intervinrent plus tard, de sorte que 389 demandes se trouvrent pendantes en 1971. La Distillers proposa de crer un fonds de secours, subordonn l'accord de l'ensemble des parents. Cinq refusrent. On rduisit l'exigence une large majorit des parents, et en septembre 1972 on avait labor un accord crant un fonds de 3 250 000 livres sterling.

    Depuis 1967, le Sunday Times publiait rgulirement des articles sur les enfants victimes de malformations. Il avait critiqu le rglement partiel intervenu en 1968. De son ct, le Daily Mail publiait en dcembre 1971 un article qui dclencha des plaintes de parents, allguant qu'il risquait de nuire aux ngociations en cours. Le procureur gnral du Royaume mit ce quotidien en garde par une lettre officielle le menaant de sanctions pour contempt of Court, mais il n'y eut pas de poursuite.

    Le 24 septembre 1972, le Sunday Times publiait un article intitul: Les enfants de la thalidomide, une honte pour le pays. Il tenait pour drisoires, en comparaison du prjudice subi, les propositions d'arrangement, dplorait le dlai coul, critiquait diffrents aspects du droit anglais sur le calcul des indemnits, et invitait la Distillers prsenter une offre plus gnreuse. Comparant les 3,25 millions de livres d'indemnits, rparties sur dix ans, avec les 64,8 millions de bnfice de la socit, avant impt, l'anne prcdente, le journal concluait: Sans nullement se reconnatre coupable de ngligence, la Distillers pourrait et devrait rflchir nouveau.

    Et voici le dtonateur. Une note en bas de page annonait: Un autre article retracera l'historique de la tragdie, Et le 17 novembre 1972, la demande du procureur gnral du Royaume, le Tribunal de la Couronne rendait une ordonnance interdisant de publier ce nouvel article, au motif qu'il constituerait un contempt of Court.

    L'article ne parut donc pas, mais le Sunday Times diffusa tout au long du mois d'octobre des

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 16

    informations sur les enfants de la thalidomide et sur le droit de la rparation des dommages corporels. Le public, la presse, la radio et la tlvision ragirent intensment. Quelques missions de radio et de tlvision furent annules aprs des avertissements officiels relatifs au contempt, mais seule fut poursuivie une mission de tlvision du 8 octobre 1972.

    D'aprs le procureur gnral du Royaume, cette mission cherchait inciter la Distillers, par des pressions, payer davantage. Ce ne fut pas l'avis- du Tribunal de la Couronne: ses yeux il n'tait pas tabli que London Week End Television avait voulu peser sur les instances en cours. Une diffusion unique de l'mission ne constituait pas un risque grave d'ingrence dans les affaires de la justice, contrairement au projet d'article du Sunday Times, qui n'avait pas cach qu'il s'efforcerait de pousser la Distillers de plus amples versements.

    Le respect du pouvoir judiciaire est si absolu en Grande-Bretagne qu' plusieurs reprises le speaker de la Chambre des communes avait refus d'autoriser un dbat ou des questions sur les problmes soulevs par le drame de la thalidomide. Toutefois, le 29 novembre 1972, la Chambre en discuta longuement. Elle se trouvait saisie d'une motion invitant la Distillers assumer ses responsabilits morales, et prconisant des mesures lgislatives immdiates pour tablir un fonds en faveur des enfants mal forms.

    Le dbat au Parlement fut suivi d'une nouvelle vague de publications. Une campagne d'envergure nationale incita la Distillers se montrer plus gnreuse, sous la menace de boycotter d'autres produits de la socit. Le Daily Mail, de son ct, reprenait de nombreux lments de l'article prohib du Sunday Times. En janvier 1973, la Distillers proposait d'lever 20 millions de livres la dotation du fonds. Les ngociations continurent. Malgr des demandes ritres, il n'y eut aucune enqute publique sur les causes de la tragdie (le ministre comptent la refusa dfinitivement dans l't de 1976).

    Le 16 fvrier 1973, sur recours de l'diteur du Sunday Times, la Cour d'appel levait l'interdiction frappant l'article annonc le 24 septembre 1972. Mais le 24 aot 1973, la Chambre des lords, sur recours du procureur gnral du Royaume, rtablissait l'interdiction.

    Finalement - si l'on peut dire - un juge du Tribunal de la Couronne approuva les termes d'une transaction d'aprs laquelle chaque plaignant recevait, condition de se dsister, 40 % de la somme qu'il aurait touche s'il avait obtenu gain de cause; d'autre part, un fonds de secours serait cr pour les enfants atteints de malformations.

    Comme la Distillers persistait nier toute ngligence, et que certains parents n'acceptaient pas le projet de rglement, la justice demeura saisie du problme. Un rglement amiable intervint le 24 septembre 1976.

    Entre-temps, le procureur gnral lui-mme avait demand la leve de l'injonction frappant le Sunday Times, ce qui fut fait le 23 juin 1976.L'article parut donc, avec trois ans et demi de retard, amput de certains renseignements confidentiels. Il reprochait la Distillers de s'tre entirement fie aux tests allemands, de n'avoir pas dcouvert dans la littrature scientifique qu'un mdicament voisin de la thalidomide pouvait produire des monstres, de n'avoir pas fait d'exprimentation animale, d'avoir acclr le lancement pour des raisons commerciales malgr l'avertissement d'un membre de son propre personnel, d'avoir continu vanter le mdicament, jusqu' un mois avant son retrait, comme sans danger pour les femmes enceintes.

    Les faits tant ainsi connus, il vaut la peine d'examiner de plus prs les arguments qui ont si longtemps maintenu l'interdiction de publier cet article. Les voici.

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 17

    Des commentaires unilatraux, antrieurs la clture de la procdure, peuvent empcher une bonne et impartiale administration de la justice:

    en influenant le tribunal lui-mme;

    en influenant les tmoins;

    en pesant sur la libert de choix d'une partie au litige.

    C'est cette troisime forme de prjudice qui entrait ici en ligne de compte. La Cour n'avait pas mettre en balance deux intrts concurrents, l'administration de la justice et le droit du public tre inform; jusqu' l'issue d'un procs, il faut exclure les commentaires crant un risque srieux d'immixtion dans ce dernier. Aucun intrt public une divulgation immdiate ne pouvait prvaloir en l'occurrence sur celui qui s'attache l'absence de toute pression sur les parties. Le Sunday Times voulait sans nul doute pousser l'opinion publique exercer une pression sur la Distillers afin que celle-ci prsentt une offre plus gnreuse qu'elle ne l'et peut-tre fait sans cela. Il s'agissait d'une tentative dlibre d'influer sur le rglement amiable d'une affaire en cours; eu gard la puissance de l'opinion publique, la parution de l'article entranerait un risque srieux d'atteinte la libert d'action de la Distillers dans le procs, et constituerait un contempt manifeste.Les juges de la Cour d'appel qui leva - sans succs - l'injonction taient d'un autre avis. S'il convient en effet d'empcher un procs dans la presse (trial by newspaper) il y avait lieu, leur avis, de mettre en balance l'intrt du public pour un sujet de proccupation nationale, avec l'intrt des parties l'quit du procs ou du rglement. En l'espce, l'intrt public une discus sion pesait plus lourd que le risque de lser une partie. Le droit n'empchait pas les commentaires quand une affaire sommeillait (was dormantA la suite de cette dcision, le Sunday Times s'abstint toutefois de publier l'article pour permettre le recours du procureur gnral du Royaume. Ce recours, rejet par la Cour d'appel, fut accept par la Chambre des lords, sur la base des arguments suivants:

    On ne devait pas restreindre outre mesure la libert d'expression, mais on ne pouvait la tolrer lorsqu'elle portait un prjudice rel l'administration de la justice.

    Les mdias responsables feront certes de leur mieux pour tre quitables, mais des esprits mal informs, lgers ou partiaux tenteront aussi d'influencer le public. Si l'on amne les gens croire ais de dcouvrir la vrit, il pourra en rsulter un manque de respect pour les voies lgales. Si l'on permet aux mdias de juger, les personnes et causes impopulaires se trouveront en mauvaise posture.

    Si une conduite doit tre stigmatise comme contempt of Court, on ne peut l'excuser et la tenir pour lgitime parce qu'elle s'inspirait du dsir de soulager une dtresse suscitant la sympathie et la proccupation du public. Il ne saurait y avoir de contempt of Court justifi.

    La bonne administration de la justice exige que tout citoyen ait librement accs aux tribunaux, puisse escompter une dcision impartiale fonde uniquement sur des faits tablis en conformit avec les normes relatives la preuve, et puisse s'attendre, une fois une affaire dfre une juridiction, ne voir personne usurper la fonction de celle-ci, par exemple au moyen d'un procs dans la presse.

    On ne saurait oublier l'action en cours sous prtexte qu'elle sommeille, car des ngociations aux fins de rglement mritent la mme protection que le procs lui-mme.

    Telle est donc, en perruque et en robe d'hermine, la manire trs britannique de dire le droit. On est loin du journalisme redresseur de torts, et l'on prouve malgr tout quelque gne devant cette

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 18

    insistance ignorer superbement les ingalits de dpart entre les parents qui rclament justice et l'entreprise qui ajuste si lentement ses offres d'indemnisation, cdant quand mme, finalement, la pression de l'opinion publique.

    Et le droit europen, dans tout cela? Rappelons que la Grande-Bretagne, comme la Suisse, a ratifi la Convention europenne des droits de l'homme. Elle est donc tenue de l'appliquer au mme titre que sa lgislation nationale. Au mme titre? That is the question.

    Le dilemme de la Cour europenneLe 19 janvier 1974, le Sunday Times s'adressait la Commission europenne des droits de l'homme, allguant que l'interdiction de publier l'article annonc en 1972 violait l'article 10 de la convention et que les principes sur lesquels se fondait la dcision de la Chambre des lords violaient le mme article. Il invitait la commission ordonner, ou pour le moins demander au Gouvernement britannique de faire adopter une lgislation annulant cette dcision et assurant la concordance du droit de contempt of Court avec la convention.Le 18 mai 1977, par huit voix contre cinq, la commission formulait l'avis que la restriction impose au Sunday Times avait enfreint l'article 10 de la convention.Ayant reu le rapport de la commission, la Cour europenne des droits de l'homme, compose de vingt juges, a donc examin ce point. A son avis il s'agissait coup sr d'une ingrence d'autorits publiques dans l'exercice de la libert d'expression. Pareille ingrence entrane une violation de l'article 10, moins qu'elle ne soit prvue par la loi, inspire par un des buts lgitimes numrs au paragraphe 2 de l'article 10, et ncessaire dans une socit dmocratique.

    N'allez pas croire que la rponse est simple. Ainsi, que veut dire prvu par la loi, quand il n'y a pas de loi (le contempt of Court relve du droit non crit)? Eh bien, on irait manifestement l'encontre de l'intention des auteurs de la convention si l'on disait qu'une restriction n'est pas 'prvue par la loi' au seul motif qu'elle ne ressort d'aucun texte lgislatif. On priverait un Etat de common law, partie la convention, de la protection de l'article 10 paragraphe 2, et l'on frapperait la base son systme juridique.

    Aux yeux de la Cour europenne, il faut que la loi soit suffisamment accessible. Le citoyen doit disposer de renseignements suffisants. En outre, la norme doit tre nonce avec assez de prcision pour permettre au citoyen de rgler sa conduite. Il doit tre , mme de prvoir, un degr raisonnable, mais non absolu, les consquences de son acte. La question de savoir si ces conditions taient remplies apparat complexe, de l'avis de la Cour europenne, vu que les diffrentes instances britanniques ont invoqu des principes diffrents. S'agissait-il d'viter une pression sur une des parties au litige, ou de pousser le public un jugement prmatur?

    En fin de compte, la Cour europenne estime que la prsence d'une pression est suffisamment tablie, et le jugement prmatur galement. En consquence, l'ingrence dans l'exercice de la libert d'expression tait bien prvue par la loi.

    Peut-on dire qu'elle rpondait des intrts lgitimes? La Cour europenne reprend les arguments des Lords: l'article interdit aurait soumis la Distillers des pressions et au dommage rsultant d'un jugement prmatur des points en litige. Il aurait suscit de la sorte le danger d'un procs dans la presse incompatible avec une bonne administration de la justice. Ces diverses raisons relvent bien de la garantie de l'autorit... du pouvoir judiciaire. L'ingrence dans l'exercice de la libert d'expression rpondait donc un but lgitime.

    Mais ce n'est pas tout. Reste trancher la question essentielle: l'ingrence des pouvoirs publics

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 19

    tait-elle ncessaire, dans une socit dmocratique, pour garantir l'autorit du pouvoir judiciaire?

    La Cour europenne avance prudemment. Elle note que si l'adjectif 'ncessaire', au sens de l'article 10, paragraphe 2, n'est pas synonyme d "indispensable', il n'a pas non plus la souplesse de termes tels qu''admissible', 'normal', 'utile', 'raisonnable' ou 4opportun', et implique l'existence d'un 'besoin social imprieux'. Le mme article rserve au lgislateur national et au pouvoir judiciaire une marge d'apprciation, qui n'est pourtant pas illimite. La marge nationale d'apprciation va de pair avec un contrle europen.

    Certes, aux yeux de la Cour, le souci des Lords d'viter un procs dans la presse est pertinent pour la garantie de l'autorit du pouvoir judiciaire. Nanmoins, le Sunday Times s'exprimait avec modration et prsentait des preuves ne jouant pas toutes dans le mme sens. L'article aurait donc eu des effets variables d'un lecteur l'autre et il s'achevait par ces mots: Il ne semble pas y avoir de rponse nette... Mme dans la mesure o il aurait pu conduire certains se former une opinion sur le problme de la ngligence de l'entreprise, cela n'aurait pas nui l'autorit du pouvoir judiciaire, d'autant qu'une campagne d'envergure nationale s'tait droule dans l'intervalle.

    La Cour europenne s'tonne ensuite qu'on ait pu lever en 1976 l'interdiction de publier alors que demeuraient en instance l'action de quelques parents et une action entre la Distillers et ses assureurs. Que l'on ait lev l'injonction dans ces conditions incite s'interroger sur sa ncessit initiale. (A cela, le Gouvernement britannique rpond qu'il faut valuer le poids respectif de deux intrts publics, la libert d'expression et la bonne administration de la justice. L'injonction tait temporaire et la balance a pench de l'autre ct quand on l'a consult nouveau en 1976.)

    La libert d'expression, mme au prix d'inquiter l'EtatLa Cour europenne affirme que la libert d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une socit dmocratique. Sous rserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les informations ou ides accueillies avec faveur ou considres comme inoffensives ou indiffrentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquitent l'Etat ou une fraction quelconque de la population.

    La Cour europenne considre que ces principes revtent une importance spciale pour la presse, mais qu'ils s'appliquent galement au domaine de l'administration de la justice, laquelle sert la collectivit tout entire et exige la coopration d'un public clair. Donc si les mdias ne doivent pas franchir les bornes fixes aux fins d'une bonne administration de la justice, il leur incombe de communiquer des informations et des ides sur les affaires judiciaires comme sur d'autres secteurs d'intrt public. A cette fonction s'ajoute le droit du public de recevoir de telles informations.

    La Cour europenne estime en consquence que la catastrophe de la thalidomide proccupait sans conteste le public. Elle soulevait la question de savoir si la puissante socit qui avait distribu ce produit pharmaceutique avait engag sa responsabilit, juridique ou morale, envers des centaines d'individus vivant une horrible tragdie personnelle, ou si les victimes ne pouvaient exiger ou esprer une indemnit que de la collectivit tout entire; elle posait des questions fondamentales de prvention et de rparation des dommages rsultant de dcouvertes scientifiques. (...) En l'espce, les familles de nombreuses victimes du dsastre, ignorantes des difficults juridiques qui surgissaient, avaient un intrt fondamental connatre chacun des faits sous-jacents. Elles ne pouvaient tre prives de ces renseignements, pour elles d'importance capitale, que s'il apparaissait en toute certitude que leur diffusion aurait menac 'l'autorit du pouvoir judiciaire'.

    Eu gard l'ensemble des circonstances de la cause, la Cour conclut que l'ingrence incrimine ne correspondait pas un besoin social assez imprieux pour primer l'intrt public s'attachant la

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 20

    libert d'expression au sens o l'entend la convention. La restriction impose au Sunday Times se rvle non proportionne au but poursuivi; elle n'tait pas ncessaire, dans une socit dmocratique, pour garantir l'autorit du pouvoir judiciaire.

    Ce rcit serait incomplet et gravement fauss si l'on ne prcisait pas que la dcision de la Cour europenne a t prise par 11 voix contre 9, les voix dissidentes - parmi lesquelles les juges scandinave, belge, britannique, allemand et suisse relevant que leur divergence concernait avant tout la marge d'apprciation qui doit tre reconnue aux autorits nationales. Selon ce rapport de minorit, il appartient aux autorits nationales de juger au premier chef de la ralit du besoin imprieux qu'implique dans chaque cas le concept de ncessit. Pour une telle valuation, les autorits nationales sont en principe mieux qualifies qu'une cour internationale. Les institutions judiciaires peuvent diffrer profondment d'un pays l'autre. La notion d'autorit du pouvoir judiciaire n'est nullement dgage des contingences nationales et ne saurait tre apprcie de faon uniforme.

    Il nous parat incontestable, ajoute la minorit, que la Chambre des lords est en principe plus qualifie que notre Cour pour se prononcer, dans des circonstances de fait qu'elle a apprcier, sur la ncessit d'une forme de restriction dtermine la libert d'expression, aux fins de garantir, dans une socit dmocratique, l'autorit du pouvoir judiciaire au Royaume-Uni mme.

    La minorit prcise toutefois: Cela ne saurait aller jusqu' admettre que toute restriction de la libert d'expression, juge ncessaire par le juge national, doive tre considre comme ncessaire au regard de la convention. Mais dans le cas particulier, elle considre que l'injonction contre le Sunday Times n'a pas excd les limites de ce qui peut tre considr comme une mesure ncessaire dans une socit dmocratique pour garantir l'autorit et l'impartialit du pouvoir judiciaire. Ainsi, ses yeux, nul manquement aux exigences de l'article 10 ne se trouve tabli.

    On remarquera que - comme souvent en pareil cas - il y a plus prendre et apprendre dans les considrants de la dcision que dans la dcision elle-mme. Peu importe aprs tout que la Cour europenne des droits de l'homme ait condamn ou absous le Gouvernement britannique et les Lords dans l'affaire Sunday Times. Le partage des voix 11 contre 9 relativise fortement la conclusion. Ce qui importe, c'est de noter l'importance scrupuleuse - certains diront excessive que les juristes attachent la lecture des rserves qui accompagnent les engagements internationaux des Etats. Certes, une convention internationale fait partie de l'ordre juridique interne de l'Etat qui la ratifie. Mais une minorit importante considre que la priorit revient l'interprtation des rserves par les autorits nationales qui les ont formules.

    Quant au fond, il est surprenant de constater que tant les Lords que la Cour europenne sont partis de l'hypothse que l'article du Sunday Times tait l'instrument d'une pression sur l'une des parties au litige de la thalidomide. Du point de vue de l'thique professionnelle, il aurait t essentiel de distinguer si le journal tait manipul par une des parties pour faire pression sur l'autre - ce qui aurait t tout point de vue inadmissible, si sympathique que soit la cause, mais ce que personne n'a, semble-t-il, insinu - ou si la pression redoute et interdite par les Lords provenait de ce que le journal, de sa propre initiative, informait le public. A mes yeux, seule la premire hypothse aurait mis en cause l'autorit et l'impartialit du pouvoir judiciaire, la mobilisation des mdias pouvant effectivement fausser les balances.

    A la suite de la dcision de la Cour europenne, le gouvernement du Royaume-Uni a donn au Comit des ministres du Conseil de l'Europe les informations requises par la Convention europenne des droits de l'homme. Par une rsolution du 2 avril 198 1, le Comit des ministres, s'tant assur que le gouvernement du Royaume-Uni a accord la satisfaction quitable prvue dans l'arrt de la Cour, dclare qu'il a rempli ses fonctions en vertu de l'article 54 de la convention.

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 21

    Le Gouvernement britannique a labor un projet de loi amendant la lgislation en matire de contempt of Court. Il s'agit notamment d'empcher d'autres conflits avec les dispositions de la Convention europenne. La cl de cet amendement dit qu'un journal ou son diteur ne sont pas coupables d'offense la Cour si, au moment de la publication et aprs avoir pris toutes les prcautions raisonnables, ils ignorent et n'ont pas de raison de supposer qu'une procdure est en route sur l'affaire en question. Si le Comit des ministres du Conseil de l'Europe a class l'affaire, en revanche l'avocat du Sunday Times ne s'est pas dclar satisfait.Il est intressant de noter qu'en Suisse, des juges fdraux proccups de la tournure prise depuis quelques annes par le journalisme d'investigation souhaitent que la presse - et les mdias en gnral - veille ne pas fausser l'exercice serein de la justice. Mais aucun n'avait jamais souhait, ma connaissance, l'introduction du contempt of Court en droit suisse.Or le 2 mars 1987 le Tribunal fdral, sigeant en procdure sommaire sur une plainte de la Fdration suisse des journalistes, a rendu un jugement qui fera date. Ce jugement a t rendu public par la Neue Zrcher Zeitung le 21 octobre 1987. En voici l'essentiel.La loi argovienne sur l'organisation de la procdure judiciaire, son article 15, stipule que les comptes rendus de l'activit judiciaire par la presse, la radio et la tlvision, doivent s'en tenir aux faits. Les mdias ont l'obligation de publier une rectification ordonne et formule par le tribunal comptent. Un arrt du Conseil d'Etat formule les rgles du compte rendu judiciaire. Les auteurs de comptes rendus qui violent ces rgles peuvent tre exclus des audiences publiques des tribunaux par la Cour suprme du canton.

    Les recourants faisaient valoir que cette loi cantonale est en contradiction avec le principe de la priorit du droit fdral, dans la mesure o elle tend assurer la protection de la personnalit des parties, alors que celle-ci est dj assure par le Code civil fdral.

    Mais le Tribunal fdral a estim que la loi argovienne n'a pas seulement pour but de protger les droits de la personnalit. Dans la mesure o le compte rendu judiciaire peut avoir des effets ngatifs sur le droulement rgulier de la procdure, les cantons sont comptents pour dicter des prescriptions et pour ordonner le cas chant une rectification. La possibilit d'exclure des audiences publiques un journaliste fautif est dans l'intrt public. Elle sert en fin de compte une jurisprudence sans parti pris et libre d'influence. Le compte rendu judiciaire contribue maintenir la confiance du peuple dans la lgalit et l'impartialit de la justice. Ce but ne peut tre atteint que si le compte rendu est conscient de sa responsabilit et orient vers l'objectivit. L'impratif d'un compte rendu conforme aux faits est donc absolument dans l'intrt d'une procdure rgulire des tribunaux. Pour le Tribunal fdral, il saute aux yeux que cette procdure peut tre fausse si les parties au procs peuvent tre ridiculises ou critiques de manire indigne.

    Les recourants se sont rfrs sans succs la libert de la presse (article 55 de la Constitution fdrale) et la libert d'expression (article 10 de la Convention europenne des droits de l'homme). Pour le Tribunal fdral, les droits de la libert ne sont pas illimits. Le droit de s'informer auprs de sources gnralement accessibles ne cre pas pour les autorits une obligation gnrale d'informer.

    Certes, le Tribunal fdral n'exclut pas la critique, mais il en donne sa propre dfinition: L'expression d'opinions critiques, mais demeurant factuelles, concernant la procdure, n'est pas exclue pour autant. Mais des reproches sans mesure et sans nuances risquent de priver les organes de justice de la distanciation ncessaire par rapport l'objet du litige, et de rabaisser le respect pour l'ensemble de la jurisprudence.

    C'est la dfinition mme du dlit de contempt of Court. Il est vrai que la sanction n'est pas pnale, mais administrative: le coupable n'est qu'exclu des audiences publiques. A ce sujet, le Tribunal

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 22

    fdral attire l'attention sur les privilges particuliers qui sont souvent accords par la justice aux journalistes accrdits pour faciliter leur tche. Il en rsulte, titre de corollaire, la possibilit de retirer ces privilges en cas d'abus. Toutefois, une exclusion ne peut tre envisage pour l'auteur d'un compte rendu que dans des cas exceptionnels de violation grave et rpte de ses devoirs professionnels. La mesure doit tre proportionne la faute. Bien que prise en procdure sommaire, par voie de communication crite entre trois juges, pour des raisons de surcharge du Tribunal fdral, cette dcision comporte 27 pages de considrants, et le tribunal entend lui donner un caractre de modle. La Neue Zrcher Zeitung, qui ne donne pas dans la contestation systmatique, relve en conclusion que ce jugement a un effet discutable, dans la mesure o il laisse la porte ouverte l'exclusion gnrale des journalistes indsirables, mme s'ils se mlaient au public. Une telle situation conduirait ce qu'un journaliste mal aim aurait moins de droit couter les dbats que n'importe quel citoyen assistant l'audience et rdigeant ensuite une lettre de lecteur. Cela semble aller au-del de ce qui tait admis jusqu'ici.

    C'est le moins qu'on puisse dire. Force est de constater que le foss s'agrandit entre une certaine forme de journalisme d'investigation et les tenants de la dignit des institutions judiciaires. On ne peut pas nier que cette dignit soit dans l'intrt d'une socit fonde sur le droit. Or il arrive que la presse se fasse l'cho - par ses collaborateurs ou en s'ouvrant des lettres de lecteurs - d'une conception sommaire de la justice qui relve plus de la loi de Lynch que de la prsomption d'innocence. Et force de marcher sur les dents du rteau, le manche finit par vous arriver sur le nez...

    Cela dit, et puisque le Tribunal fdral lui-mme fait appel au sens des proportions, on peut se demander combien de cas concrets justifient la conscration d'une mesure lgislative qui reporte sur les juges la responsabilit d'apprcier la qualit professionnelle du travail des journalistes et qui leur donne, par la mesure d'exclusion, la possibilit non seulement de punir, mais d'empcher, sur la base d'un comportement pass, l'exercice de la profession. On verra plus loin que dans l'affaire Sarpi, la Cour de justice du canton de Genve n'a pas admis le procs d'intention du juge de premire instance, qui entendait soumettre mesure provisionnelle, c'est--dire censurer, un article venir sur la base d'un article paru.

    En rejetant le recours de la Fdration suisse des journalistes contre le paragraphe 15 de la loi argovienne sur l'organisation judiciaire, le Tribunal fdral a bel et bien fait le premier pas vers l'introduction en Suisse du contempt of Court. Ses arguments en faveur d'une protection de la dignit et de la srnit de la justice rejoignent ceux de la Chambre des lords dans l'affaire Sunday Times. Ils relvent indniablement d'une mfiance accrue l'gard de la presse. Et c'est une maigre et incertaine consolation que de penser, comme on nous le dira sans doute, que les journalistes convenables n'ont rien craindre.

    En revanche, il n'est pas douteux que le respect de la prsomption d'innocence en droit pnal pose des problmes de plus en plus aigus.

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 23

    II Vous avez dit "coupable"?Tout homme tant prsum innocent jusqu' ce qu'il ait t dclar coupable...

    Dclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 aot 1789)

    Le principe de la prsomption d'innocence est si vident, pour tout tre dit civilis, qu'on s'attend le trouver en tte des documents les plus importants de la socit: la Constitution, par exemple, ou le Code pnal. En Italie nous dit le professeur Dominique Ponce~t, qui nous devons ce qui suit - l'article 27 de la Constitution tablit le principe de la non-culpabilit jusqu'au jugement. En Suisse, le principe est connu et appliqu depuis les temps modernes, mais il n'a pris forme juridique crite que par la ratification, le 28 novembre 1974, de la Convention europenne de sauvegarde des droits de l'homme et des liberts fondamentales. Signe Rome par les membres du Conseil de l'Europe, le 4 novembre 1950, il nous a fallu un quart de sicle pour l'intgrer dans l'ordre juridique (mais le retard n'est pas d la prsomption d'innocence).

    La Convention europenne dit au chapitre 6,, paragraphe 2: Toute personne accuse d'une infraction est ~prsume innocente jusqu' ce que sa culpabilit ait t lgalement tablie.

    Il faut se souvenir qu' l'origine des temps modernes, le droit romain, superbement lapidaire, a dit in dubio pro reo: le doute profite l'accus. Mais c'est l en priorit une instruction pour le juge: plutt laisser courir un coupable que de punir un

    innocent. C'est aussi une tradition dans laquelle le fardeau de la preuve (onus probandi) incombe l'accusation. Dans les tribus germaniques qui succdrent l'Empire romain, l'accus se prsentait en homme libre, arm et casqu, devant un tribunal o l'accusation tait publique. L'accus avait le droit de rester silencieux. Il ne pouvait tmoigner contre lui-mme.

    Cette tradition anglo-saxonne, qui culmine dans le cinquime amendement de la Constitution des Etats-Unis, requiert une longue tradition de srnit et de respect des rgles judiciaires. Ce n'est jamais sans surprise qu'un lecteur europen, habitu aux effets de manches des prtoires de langue franaise, peut lire des dialogues de ce genre dans la presse amricaine:

    Le prsident de la commission d'enqute:

    Avez-vous livr des secrets nuclaires l'Union sovitique?

    Le prvenu:

    J'invoque le cinquime amendement. Je ne rpondrai pas cette question, car la rponse pourrait servir l'accusation contre moi.

    Imagine-t-on une situation comparable au procs de Lyon?

    Le prsident de la Cour:

    Avez-vous particip personnellement la dportation des enfants juifs de la colonie d'lzieu?

    Klaus Barbie:

    Je ne rpondrai pas cette question, car la rponse pourrait tre retenue contre moi.

    Immdiatement l'accusation, les parties civiles et l'opinion publique transformeraient en impertinence envers la Cour, et en aveu, un tel argument de procdure.

    L'Europe a galement connu une procdure dite inquisitoriale, dans laquelle l'instruction est

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 24

    secrte, et le fardeau de la preuve d'innocence - souvent impossible - incombe l'accus. On se souvient du pige tendu Jeanne d'Arc:

    Etes-vous en tat de grce?

    Si elle rpond oui, elle pche par orgueil. Si elle rpond non, elle doute de la puissance de Dieu. Subtile, la bergre rpond:

    Si je n'y suis, Dieu veuille m'y mettre. Si j'y suis, Dieu veuille m'y maintenir.

    Mais le martyre tait programm.

    Il faut bien avouer qu'il y a en chacun de nous - ct du cochon, et non moins redoutable - un inquisiteur qui sommeille. Et ce n'est pas pour rien que la Convention europenne des droits de l'homme, dont les auteurs ont pes chaque mot, insiste ... jusqu' ce que sa culpabilit ait t lgalement tablie. La loi, toute la loi, rien que la loi. Et, de nouveau, le droit romain: nulla poena sine lege, que l'on retrouve, cette fois, en tte du Code pnal suisse: Article premier. Nul ne peut tre puni s'il n'a commis un acte expressment rprim par la loi.

    Dix-sept mots en franais pour quatre en latin, mais le sens demeure imprieusement le mme. Quand une socit civilise se prpare punir, elle commence par exclure l'arbitraire. Et la loi, c'est la protection contre l'arbitraire.

    La loi? Regardez bien qui fait la loi.Il faut d'abord s'en rjouir, sans rserve. Et puis il faut s'interroger. La loi? Qui fait la loi? Le Parlement, bien sr, lu par le peuple, videmment. Regardez bien, disait le vieux loup Akela au conseil de la meute. Regardez bien le temps qu'il faut, dans une dmocratie comme la ntre, pour laborer - ou pour amender - une loi conforme au consentement populaire.

    Il faut d'abord que se manifeste, dans cette somme amorphe d'intrts individuels que nous appelons le souverain, un courant discernable d'opinion qui justifie l'acte lgislatif. Quand ce courant est suffisamment tabli, l'administration se met au travail et rdige un avant-projet. (Il arrive qu'on commence avec une commission d'experts. Puis qu'on recommence avec une autre.) ()il n'insistera jamais assez sur l'importance de cette phase prparatoire. Certes, la discrtion sied au service public, et l'on imagine mal, dans le cadre de nos murs, le fonctionnaire qui irait crier sur les toits: C'est moi qui ai rdig la loi sur la radiodiffusion Il n'empche que le texte de dpart pse considrablement sur la suite des dlibrations.

    Ce texte est ensuite soumis la procdure de consultation.

    Une centaine d'associations de droit priv - dont la reprsentativit est admise par l'usage - et les pouvoirs publics intresss font connatre leur avis. Cela se pratique depuis des gnrations, et l'on ne semble pas s'tre jamais pos de manire aigu la question de la pondration de ces avis par l'administration qui rdige ensuite la version que l'on appelle message du Conseil fdral. Ce message va ensuite aux Chambres, et nous ne donnons pas ici un cours de droit constitutionnel. Constatons seulement que cela prend du temps, beaucoup de temps, et prenons un exemple qui touche de prs nos problmes d'thique.

    Depuis 1956 - trente ans bien sonns - des interpellations parlementaires se sont succd pour amender sur un point ou sur un autre le Code pnal en matire de murs. Le 26 juin 1985, le message a t publi. Deux ans plus tard, il est propos pour la premire fois l'examen en commission de l'une des deux Chambres. Le sujet tant, comme on va le voir, dlicat, il ne faut pas s'attendre une procdure expditive. Les parlementaires, bon droit, vont se proccuper de leur

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  • Bernard Bguin: Journaliste, qui t'a fait roi? 25

    image, travers leurs prises de position. Progressistes ou conservateurs, ils voudront - et on l'espre bien - rester fidles aux convictions de ceux qui les ont lus.

    Reprenons les tapes de cette rflexion.

    Le 18 septembre 1956, un postulat Frei demande des mesures contre les films et crits immoraux: Dans de larges milieux de la population, on s'inquite de ce qu'une littrature de bas tage et des films de peu de valeur inondent le pays. Aussi le Conseil fdral est-il pri de prsenter aux Chambres un rapport et des propositions pour instituer des mesures juridiques permettant de lutter efficacement contre la diffusion de cette littrature et de ces films.

    Le message du 26 juin 1985 considre que le Conseil fdral rpond ce postulat que l'on peut dsormais classer.

    Le 5 dcembre 1962, le postulat Schmid Philipp, relatif la lutte contre l'homosexualit (dpos sous forme de motion le 13 dcembre 1961): En liaison avec la rvision du Code pnal, le Conseil fdral est invit proposer une modification de l'article 194 de ce code, qui prvoie des peines plus svres en cas de dbauche contre nature, et permette de combattre plus efficacement l'homosexualit.

    Le message considre que l'on peut dsormais classer ce postulat.

    Les 30 novembre, 14 et 16 dcembre 1982, les motions Zbinden et Guntern, et le postulat Jaggi, expriment en des termes diffrents, la mme proccupation. Voici, plus explicite, le texte de M-e Yvette Jaggi: Le Conseil fdral est charg d'examiner si les dispositions lgales actuelles (en particulier - nouvel article 259, 2e alina du Code pnal) suffisent pour contrler les films vido prsentant des scnes de brutalit et de violence l'gard des femmes. D'un apport culturel videmment nul, ces films constituent de vritables provocations la violence et prsentent une image totalement dgradante de la femme, sduite l'tat d'objet destin subir les pratiques les plus atroce, comme de l'homme, espce de brute ayant besoin d'assouvir des fantasmes totalement amoraux.

    Je voudrais ici mettre en garde les esprits forts qui croiraient malin de ricaner devant le vibrato rhtorique de Mme Jaggi. Il est trop facile de ridiculiser l'indignation, lorsque l'on escamote la ralit concrte de l'offense. Il est trop facile d,parler (1'audace, la rigueur de provocation artistique lorsque l'on a affaire l'abjection. Il faut regarder les exemples en face, ci, ce moment-l, la merde dans un bas de soie - pour reprendre un mot historique - ne peut devenir par euphmisme cette substance malodorante. La merde, c'est la merde, quel que soit le penchant de notre ducation pour vacuer ralit dans des formules abstraites comme garement, drapage ou bavure.

    Le message du Conseil fdral a regard l'abjection en face: la pornographie - le droit actuel parle de publications obscnes - fait l'objet d'une nouvelle disposition qui tablit une distinction entre la pornographie que l'on peut appeler 'douce' et la pornographie 'dure'. Cette disposition entend protger les jeunes en gnral jusqu' l'ge de 16 ans. Mais l'importation et la mise en circulation de la pornographie dure - c'est--dire de reprsentations ayant comme contenu des actes d'ordre sexuel avec des enfants, des animaux, des excrments humains, ou comprenant des actes de violence - sont punissables indpendamment de tout ge limite.

    Ce n'est peut-tre pas le moment d'voquer le petit berger de Padre Padrone et sa garce de brebis. La posie des frres Taviani, personne ne peut la confondre avec les brutallos vulgaires des vidoclubs. Et pourtant, quand on lit plus avant le message, il faut bien se poser des questions: l'intervention de la loi