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Julien Louvrier, Marx, le marxisme et les historiens de la Révolution française au XXe siècle

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Cahiers d'histoire. Revued'histoire critique102  (2007)Sciences et politique

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Julien Louvrier

Marx, le marxisme et les historiens dela Révolution française au XXe siècle  ................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Référence électroniqueJulien Louvrier, « Marx, le marxisme et les historiens de la Révolution française au XXe siècle   », Cahiers d'histoire.Revue d'histoire critique [En ligne], 102 | 2007, mis en ligne le 01 octobre 2010, consulté le 31 mars 2013. URL :http://chrhc.revues.org/239

Éditeur : Association Paul Langevinhttp://chrhc.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur :http://chrhc.revues.org/239Document généré automatiquement le 31 mars 2013. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'éditionpapier.© Tous droits réservés

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Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 102 | 2007

Julien Louvrier

Marx, le marxisme et les historiens de laRévolution française au XXe siècle  Pagination de l’édition papier : p. 147-167

1 Penser la relation entre le marxisme et l’historiographie de la Révolution française impliquede rappeler une évidence et un paradoxe. L’historien de la Révolution française, qu’il soitmarxiste ou non, ne peut se passer de Marx. Pour décrire les luttes sociales caractéristiquesde la société d’Ancien Régime, comparer l’économie française à la fin du XVIIIe avec celledes autres puissances européennes, formuler des hypothèses à propos des origines de laRévolution, il est difficile de se soustraire au vocabulaire et aux analyses développés parle philosophe tout au long de son œuvre. Pourtant, même s’il eut le projet d’écrire unehistoire de la Convention, Marx n’a élaboré au cours de sa vie aucun ouvrage présentantune vision synthétique et définitive de l’histoire de la Révolution française. De plus, jamaisles appréciations de Marx ou d’Engels sur la Révolution n’ont été strictement cohérentes,convergentes, ou n’ont prétendu recouvrir toutes les problématiques posées par l’irruptionrévolutionnaire en France à la fin du XVIIIe siècle. Enfin, si nombreuses soient-elles, lesréflexions de Marx sur la Révolution de 1789 ne constituent pas un corpus comparable auxgrandes synthèses historiques rédigées au cours du XIXe siècle par les historiens libérauxet romantiques tels que Guizot, Tocqueville ou Michelet, dont l’apport à l’historiographierévolutionnaire est considérable. Si Marx ne peut prétendre au titre d’historien de la Révolutionfrançaise, pourquoi les chercheurs travaillant sur l’histoire révolutionnaire ont-ils accordé tantd’importance à sa pensée ? Quel type de relation s’est établi entre l’analyse du développementhistorique des sociétés par Marx et la compréhension par les historiens du cours de laRévolution française et de sa signification dans l’histoire du monde occidental ? Soyons plusprécis : pourquoi a-t-on posé et pourquoi pose-t-on encore aujourd’hui la question du marxismechez les historiens de la Révolution française  2et plus rarement celle – par exemple – dumarxisme chez les historiens spécialistes de la guerre de Cent Ans ?

2 Avant toute chose, une banalité  : ce n’est pas dans le champ historique que les écrits deMarx ont connu leurs premières répercussions. A vrai dire, avant d’intéresser les historienset de pénétrer peu à peu l’historiographie révolutionnaire à partir de la fin du XIXe  siècle,la pensée-Marx  3a d’abord et principalement occupé le terrain philosophique, la sphèrepolitique et le débat idéologique. A ce titre, qu’elle s’applique à la Révolution françaisespécifiquement, à la critique de la philosophie hégélienne ou à l’analyse des conflits declasse dans les société modernes et contemporaines, la pensée-Marx a eu, dès ses premièresformulations, des adversaires résolus. Bien qu’elles ne soient pas sans rapport, il seraittoutefois trop rapide de vouloir rapprocher les réserves émises au sujet du marxisme deshistoriens de la Révolution française des critiques lancées à Marx par ses contemporains.Ces réserves sont en effet liées davantage à l’instrumentalisation dont l’œuvre marxiennea fait l’objet au XXe  siècle à travers la Révolution russe et l’expérience soviétique qu’auxdébats philosophiques qui agitaient la gauche intellectuelle dans les années 1848-1870. Faut-il rappeler que Lénine voyait dans le marxisme « un guide pour l’action révolutionnaire »et que l’Union soviétique de Staline fit des théories marxistes une doctrine d’État qu’elleérigea au rang de science ? Ces circonstances expliquent naturellement qu’aient été mises endoute des lectures de la Révolution française se réclamant d’un marxisme rigoureux et quecertains historiens se soient interrogés sur l’opportunité d’accorder aux vues du philosopheallemand une autorité scientifique incontestable, en particulier quand il s’agissait d’interpréterles révolutions  4. Cependant, ultime paradoxe, peu d’historiens de la Révolution françaiseprésentés comme «  marxistes  » ont revendiqué pour eux-mêmes l’étiquette d’«  historiensmarxistes  ». Au contraire, de Georges Lefebvre à Michel Vovelle, en passant par Albert

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Soboul, tous ont, à des degrés divers, affirmé leur attachement à une « méthode marxiste »davantage qu’à la philosophie de l’histoire élaborée par Marx et connue sous le nom de«  matérialisme dialectique  »5. On peut dire que ces historiens, qui ont tous puissammentcontribué à l’approfondissement et au renouvellement de nos connaissances historiques surla Révolution, ont manifesté plus d’attachement à l’esprit de l’œuvre qu’à la lettre. Ce partipris vis-à-vis de Marx doit se comprendre comme le désir de se tenir à distance de la vulgatemarxiste-léniniste – telle qu’elle était alors professée dans les Républiques socialistes voiredans les écoles des partis communistes occidentaux – tout en revendiquant le droit pourl’historien de la Révolution française de s’inspirer des travaux du philosophe en lui empruntantthéories et concepts.

3 Il serait par conséquent inconcevable de parler d’une historiographie marxiste de la Révolutionfrançaise ou d’une interprétation marxiste de la Révolution française, tant diffèrent lesconditions objectives du rapport des historiens à Marx. Celles-ci sont bien évidemmentfonctions des circonstances sociales et politiques du moment et dépendent étroitement dela structure même du champ historiographique. Elles déterminent des façons de penser laRévolution avec Marx qu’il faut rapporter à l’état de la diffusion matérielle des textes de Marxet de leur connaissance par les historiens. S’il est donc légitime d’interroger le marxisme deshistoriens de la Révolution, cette interrogation doit porter sur le caractère historique, c’est-à-dire constamment renouvelé et circonstancié, de la relation de l’historiographie révolutionnaireà Marx. Dans les pages qui suivent, nous allons tenter de revenir précisément sur les grandsjalons qui ont structuré la relation historique du marxisme avec l’historiographie de laRévolution française. Cette histoire, longue de près d’un siècle et demi, comporte différentesétapes à commencer par l’élaboration lente et toujours recommencée d’une interprétationdu phénomène révolutionnaire par Marx lui-même. Après avoir retracé l’évolution des vuesde Marx sur la Révolution française, de ses premiers textes dirigés contre la philosophiehégélienne aux écrits de la maturité, nous concentrerons notre attention sur les relais et lesmédiations qui ont permis la rencontre du marxisme et de l’historiographie révolutionnaire.Nous rappellerons le rôle décisif joué par Jaurès dans le développement d’une longue traditiond’étude de la Révolution française inspirée par Marx, avant d’aborder les critiques dont le« marxisme » de cette tradition a fait l’objet.

Marx et la Révolution française4 Qu’ils aient fréquenté assidûment son œuvre ou qu’ils s’en soient simplement inspirés, les

historiens de la Révolution française ont retenu de Marx l’interprétation suivante  : d’unepart, et fort classiquement, la Révolution est le résultat de la montée séculaire d’un groupesocial, la bourgeoisie. Au cours des XVIIe et XVIIIe  siècles, la bourgeoisie a pris une placeprépondérante dans les activités économiques – proto-industrie, commerce colonial, crédit,rachat de seigneurie – et s’est enrichie jusqu’à pouvoir acquérir des offices et prétendremarier ses enfants à une noblesse en prise à des difficultés financières chroniques. Mais sonascension s’est trouvée entravée par l’inégalité juridique et le privilège nobiliaire qui étaientles fondements principiels de la société d’Ancien Régime. La Révolution française est néeainsi du contraste entre la puissance économique de la classe bourgeoise et son exclusionde la vie politique. D’autre part, la Révolution correspond au moment de transition quipermet à la société française de passer d’un mode de production dit «  féodal  » au modede production « capitaliste ». Elle apparaît donc comme une sorte d’ajustement, de mise encorrespondance des rapports de production avec le niveau atteint par les forces productives. Ditautrement, l’exigence de développement des forces productives entraînées par la poussée ducapitalisme exigeait le renversement des rapports sociaux caractéristiques de l’Ancien Régime.La Révolution a accompli cette tâche. D’où la formule du Manifeste du Parti communiste(1848) restée célèbre malgré son déterminisme  : « Ces chaînes devaient être brisées, ellesfurent brisées. »

5 Cette présentation succincte de l’interprétation « marxiste » du phénomène révolutionnairen’est pas exempte de schématisme. Elle ignore les longues réflexions sur le rôle des idées et lestatut du politique qui occupèrent pourtant l’esprit du philosophe, notamment dans ses années

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de jeunesse. Néanmoins, elle met en évidence les principaux facteurs sur lesquels Marx faitreposer sa compréhension du phénomène révolutionnaire. Ces facteurs sont caractéristiquesd’une explication matérialiste, c’est-à-dire d’une explication qui accorde aux choses, aumonde réel, par opposition aux idées ou aux représentations, un rôle déterminant dans ledéveloppement historique. Il existait dès la Révolution, dans les écrits de la bourgeoisierévolutionnaire, un matérialisme rudimentaire dont l’expression lucide par quelques grandsacteurs n’a pas été sans conséquence sur le matérialisme de Marx. Comment ne pas voirdans la célèbre brochure de l’abbé Sieyès Qu’est-ce que le Tiers-État  ? une vision clairedu mouvement de la bourgeoisie et une conscience affirmée de ses objectifs  : «  Qu’est-ce que le tiers-État  ? Tout. Qu’a-t‑il été jusqu’à présent dans l’ordre politique  ? Rien.Que demande t-il  ? A y devenir quelque chose.  » La remarque est également valablepour L’Introduction à la Révolution française  6de Barnave, un texte que Jaurès considéraitcomme la première interprétation matérialiste de l’histoire de la Révolution. Avocat, anciendéputé du Tiers à l’Assemblée constituante, partisan d’une monarchie constitutionnelle,Barnave y propose une interprétation générale des débuts de la Révolution. Il démontreque loin d’avoir été ensevelie sous un idéalisme dont elle n’aurait su se départir, labourgeoisie révolutionnaire eut conscience, dès les premiers instants de la Révolution, dumouvement économique qui déterminait sa victoire. Si les représentants les plus éminents dela bourgeoisievoyaient eux-mêmes le développement économique comme l’origine véritablede la dynamiquerévolutionnaire, Marx n’a donc pas tout inventé. En réalité, sa pensée,toujoursenmouvement, est le résultat d’une longue évolution au cours de laquelle la place etl’analyse de la Révolution ne cessent d’être questionnées au sein d’une réflexion théorique quis’inscrit entièrement dans les problèmes politiques de son temps.

Le jeune Marx, critique de la philosophie hégélienne de l’État6 Au début des années 1840, comme tous les « jeunes hégéliens », Marx observe avec dépit le

contraste frappant entre le sort de la France, une France qui a réussi sa Révolution en 1789 etl’a montré une nouvelle fois en 1830, et celui du peuple allemand, incapable de faire son entréedans la modernité, paralysé et impuissant face à un État prussien conservateur dont le souverainrefuse toute constitution. Les jeunes philosophes qui déplorent la « misère allemande » ou le« retard allemand » réfléchissent. Marx défend l’idée d’une révolution allemande qui auraitpour objectif historique de dépasser le précédent français : si la Révolution française a proposél’émancipation politique, la Révolution allemande doit viser elle à l’émancipation sociale.Pour assurer une base théorique solide à ce programme révolutionnaire tant philosophique quepolitique, le jeune Marx s’engage dans un processus de rupture avec la philosophie classiqueallemande qui fait alors figure de puissant soutien de l’État prussien. En effet, au lieu de penserl’histoire réelle et de se tourner vers l’avenir, la tradition philosophique – ici, la théorie del’État de Hegel – en est encore à critiquer l’État moderne tel que l’a constitué la Révolutionfrançaise. Influencé par Ludwig Feuerbach, ancien hégélien devenu l’un des auteurs les pluscritiques du maître, Marx entame ses réflexions sur les révolutions et la Révolution françaisepar la critique de la philosophie hégélienne de l’État.

7 Pour Hegel, la Révolution française a échoué notamment par son incapacité à fonder un Étatdurable. L’État, figure principale de l’histoire hégélienne, siège de l’Idée et de la politique,doit réussir ce que la Révolution française a tenté et manqué : réaliser la raison dans l’histoiremoderne. Il ne s’agit pas d’en trouver l’origine historique – chez Hegel, pour reprendrel’expression de François Furet, «  [l’État] possède par rapport aux individus qu’il unit uneantériorité philosophique fondamentale »7– mais d’en définir le concept – l’État monarchiquerationnel. Dans cette conception de l’histoire, la société civile est entièrement soumise à l’État.A l’opposé, Marx insiste sur la priorité de celle-ci sur toute forme d’organisation politique.Usant du concept d’ « aliénation » qu’il emprunte à la critique feuerbachienne de la religion,Marx développe une critique de l’État hégélien dans lequel les individus, séparés de la sociétécivile moderne, s’aliéneraient dans la communauté imaginaire de l’État. Il propose de redonneraux hommes le rôle central de moteur de l’histoire : « De même que la religion ne crée pasl’homme mais qu’au contraire l’homme crée la religion, la constitution ne crée pas le peuple

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mais c’est au contraire le peuple qui crée la constitution. […] L’homme n’est pas là du fait dela loi mais la loi du fait de l’homme. »8 Par ce retournement radical, Marx replace de fait leprocessus révolutionnaire au centre du mouvement de l’histoire : puisque l’État est subordonnéaux conditions réelles de la vie sociale – «  c’est […] le peuple qui crée la constitution  »– seules les révolutions qui opèrent au niveau de la société civile sont les accoucheuses del’histoire. Puisque l’émancipation politique est illusoire dans la mesure où elle est porteused’une nouvelle aliénation, Marx envisage pour l’Allemagne une grande révolution sociale, unerévolution qui absorberait le politique dans le social et rendrait à l’homme son humanité endétruisant l’État, figure intermédiaire de son aliénation dans l’illusion politique.

8 Ce tournant matérialiste, critique du politique, critique de l’illusion du politique, Marxl’amorce avec La Question juive (1843) et le poursuit, avec Engels, dans La Sainte Famille(1844). Dès lors s’affirme dans tous les travaux du penseur, un matérialisme nouveau, unmatérialisme de rupture.

Le matérialisme historique9 Au cours de son séjour à Paris durant l’année 1844, Marx approfondit sa connaissance

de la Révolution française, lisant en particulier L’histoire parlementaire de la Révolutionfrançaise de Buchez et Roux. Cette matière nouvelle est mise à profit pour affiner sacritique de l’idéalisme historique et développer ses vues matérialistes dans le débat qu’ilengage notamment avec les hégéliens de gauche. Pour Marx, la domination politique de labourgeoisie n’est pas le résultat de luttes verbales mais le produit de la structure sociale.S’il considère toujours la Révolution française comme un événement politique, il estime queses causes profondes sont à rechercher dans l’évolution économique et sociale, i. e. dans ledéveloppement des forces productives. Son matérialisme consiste donc à éclairer les processusde l’histoire politique par leurs fondements sociaux : c’est le matérialisme historique. Maisla découverte des bases matérielles du mouvement des sociétés, des intérêts de classe et desconflits de classe implique la connaissance des « luttes de classes », pensées non seulementdans leur effectivité mais aussi dans leur « nécessité » au regard du mode de production oùelles prennent racine. Marx va désormais s’atteler à cette tâche.

10 Chassé de Paris, il s’installe à Bruxelles en 1845 et s’investit dans le mouvementrévolutionnaire au sein de la Ligue des Communistes. Devenu véritablement un militant,il rédige le Manifeste du Parti communiste (1848). Le texte fait du communisme moderneune nécessité historique dont les racines sont à chercher dans l’histoire et les luttes, luttesde classes de type économique, luttes politiques pour le contrôle social. De ce texte, lavulgate dérivera la «  loi  tendancielle  », principe génétique de correspondance nécessaireentre croissance des « forces productives » et « forme des rapports sociaux de production »,faisant de la corrélation entre l’ascension de la bourgeoisie, la Révolution démocratique et ledéveloppement du capitalisme, une règle absolue 9. Après 1848 et surtout entre 1852 et 1867– sinon ironiquement en 1852 dans son commentaire à chaud du 18 Brumaire de LouisBonaparte – la thématique « Révolution française » se fait rare dans les écrits du philosophe.Marx se consacre presque exclusivement à ses études économiques et, à partir de 1864, à lanaissance et au développement de l’Association Internationale des Travailleurs.

11 Au cours de cette période militante, Marx revient peu sur ses précédentes évolutions. Aprèsavoir affirmé la priorité de la société civile sur l’État, il s’agit maintenant de connaîtreles processus économiques qui sous-tendent la société bourgeoise  : c’est là précisémentl’ambition du Capital. Quid de la Révolution française dans ce cadre nécessairement resserrésur le XIXe  siècle  ? L’étude par Marx de la mécanique du capitalisme est traversée par laproblématique des voies de passage, des voies de transition des sociétés précapitalistes aucapitalisme industriel, qui annoncent la transition au socialisme. De ce point de vue, laRévolution française n’est en réalité jamais très loin, mais son caractère délibérément politique– associée par Marx à la création de l’État moderne – la fait passer systématiquement au secondplan.

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Le Marx de la maturité : « l’homme du Capital »12 Le moment occupé par le Capital constitue le troisième temps caractérisable dans l’évolution

de la pensée de Marx au sujet de la Révolution française. Encore faut-il distinguer deuxpériodes  : la première est entièrement occupée par le travail de rédaction dulivre. Marxs’intéresse prioritairement à l’histoire anglaise, puisque c’est d’abord en Angleterre ques’est développé le capitalisme, et délaisse fort logiquement l’espace français. La secondeest caractérisée par un regain d’intérêt pour la France, notamment à partir de 1869. Lesgrèves et luttes sociales contre le Second Empire qui se prolongent jusqu’à la Communede Paris conduisent Marx à reprendre l’analyse globale des révolutions du XIXe  siècle et àrepenser encore une fois la question de l’État au regard d’un mouvement communaliste vucomme l’embryon d’un État prolétarien. Pour Claude Mainfroy, Marx et Engels sont alorspartagés entre espoir et crainte  : espoir de la réussite du mouvement ouvrier français quiviendrait redynamiser le mouvement international de transformation sociale, crainte que lesnéo-jacobins s’emparent du mouvement pour le dévoyer et crainte enfin – dans ce contexteagité, la référence à la Révolution française leur vient immédiatement à l’esprit – de la guerrepatriotique10: « Les ouvriers, écrit Marx en septembre 1870, ne doivent pas se laisser entraînerpar les souvenirs nationaux de 1792. […] Ils n’ont pas à recommencer le passé mais à édifierl’avenir. »11 Cette adresse, qui invite les travailleurs français à faire exactement le contraire dece qu’avaient entrepris les soldats de la Révolution, rappelle à quel point Marx est un hommede son temps dont les appréciations politiques et historiques ne sont jamais déconnectées desenjeux politiques du moment. S’il redoute la guerre franco-prussienne, c’est qu’elle mettraiten péril tous les espoirs qu’il a placés dans le prolétariat allemand. D’où cette intuition que laRévolution française n’est pas un modèle à imiter mais un stade de l’évolution historique dessociétés qu’il faut maintenant dépasser.

13 Les vues de Marx sur la Révolution française ont été déterminées tout autant par sesconnaissances historiques que par l’état de sa réflexion théorique et la situation des luttespolitiques. En scrutant la Révolution française, Marx n’a eu de cesse de préparer la Révolutionsociale et le réveil du prolétariat allemand. Le message porté par le Manifeste est limpide :si la bourgeoisie française est parvenue, en tant que classe, à s’élever jusqu’à s’emparer del’appareil d’État, détruire l’ordre ancien et balayer les derniers éléments de féodalité, alors leprolétariat peut faire de même. Finalement, le sens profond qu’attribue Marx à la Révolutionfrançaise est en réalité peu différent de celui que lui conféraient les historiens libéraux de laRestauration. Thiers, Guizot, Mignet ne voyaient-ils pas en effet 1789 comme la ratificationhistorique de la longue ascension de la bourgeoisie ? C’est d’ailleurs en partie par leurs travauxque Marx connaît la Révolution. Il faut rappeler ici à quel point les concepts « marxistes » quiconnaîtront la postérité la plus longue dans l’historiographie – la « révolution bourgeoise »et la « lutte des classes » notamment – avaient été plus ou moins repris par Marx chez ceshistoriens. Voici ce qu’il dit notamment de la « lutte des classes » dans la lettre qu’il écrità son ami Weydemeyer le 5 mars 1852 : « Ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoirdécouvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’ylivrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cettelutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Monoriginalité a consisté : 1. à démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phaseshistoriques déterminées du développement de la production ; 2. que la lutte des classes mènenécessairement à la dictature du prolétariat ; 3. que cette dictature elle-même ne représentequ’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classe. »

14 Ainsi, n’est-il pas exagéré de dire qu’en allant à la rencontre de Marx au tournant du siècle,l’historiographie de la Révolution française prenait en héritage, plus ou moins consciemment,toute une partie de l’interprétation « bourgeoise » de la Révolution, telle qu’elle avait étéélaborée sous la Restauration par les historiens libéraux.

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Le « tournant Jaurès » dans l’histoire de l’historiographiede la Révolution française

15 Œuvre monumentale en quatre volumes, publiée sous forme de brochures à partir de 1901,L’Histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès est la première tentative degrande envergure qui vise à présenter l’irruption révolutionnaire d’un point de vue matérialiste,c’est-à-dire prenant en considération les facteurs économiques et sociaux avant tout autrechose. De ce point de vue, Jaurès introduit une rupture fondamentale. Certes, il ne faut pasnégliger l’opuscule consacré aux « antagonismes de classes en 1789 » qu’avait publié en 1889le théoricien de la social-démocratie allemande Karl Kautsky et dont une traduction françaiseavait justement paru en 1901. Son objectif affiché était bien de proposer une interprétationde la Révolution délibérément marxiste 12. On conviendra cependant qu’il s’agissait-là d’unmarxisme très rigide, très dogmatique et surtout que l’exercice péchait du côté de la méthode,faute de sources de première main. En effet, pour bâtir son étude, Kautsky n’avait utilisé niarchives, ni travaux nouveaux 13. D’un point de vue strictement scientifique, les recherches deKautsky ne pouvaient soutenir la comparaison avec la somme élaborée par Jaurès.

16 Avec ce travail historique fondé en érudition – il a passé trois ans aux Archives Nationales eta largement puisé dans les collections de la bibliothèque de la Chambre des Députés – Jaurèspropose un premier retournement de perspective : l’histoire de la Révolution ne se réduit plusaux débats des clubs et des assemblées, comme pouvait la concevoir Alphonse Aulard, premiertitulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne, mais elle doit être aussiéconomique et sociale. Cette impulsion décisive, qui s’accompagne d’un souci scientifiquede publication de sources inédites, donne naissance à une tradition d’étude fructueuse et à unrapport au marxisme tout à fait singulier et nouveau 14. On assiste en somme à la convergenced’un courant positiviste, érudit et républicain, plutôt jacobin, avec le schéma inspiré de Marx,de la « révolution bourgeoise » comme avènement du capitalisme.

Une posture matérialiste, positiviste et républicaine17 L’introduction rédigée par Jaurès à L’Histoire socialiste ne laisse aucun doute sur ses

intentions concernant le marxisme : « Ainsi, écrit-il, notre interprétation de l’histoire sera-t-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet »15, ou encore : « c’est sous latriple inspiration de Marx, de Michelet et de Plutarque que nous voudrions écrire cette modestehistoire »16. Outre le renversement de perspective que constitue le choix délibéré de porterl’investigation historique sur les phénomènes socio-économiques jusqu’alors négligés par leshistoriens, de mettre en lumière les aspirations des classes populaires et les luttes socialesliées au système économique capitaliste naissant, le livre propose une vision de l’histoire de laRévolution française qui s’appuie entièrement sur le matérialisme historique et qui a recoursà de très nombreuses catégories ou concepts directement empruntés à Marx. Si l’on se fie àl’index établi par Françoise Brunel en 1968 à l’occasion de la réédition en six volumes du chef-d’œuvre de Jaurès, on compte trente-quatre références à Marx dans toute l’œuvre, rassembléesprincipalement dans les volumes I (La Constituante) et IV (La Révolution et l’Europe). Laplupart des références ou mentions de Marx renvoient au Capital. Jaurès utilise l’ouvragedans le volume IV où il dresse un grand tableau comparatif de la pensée européenne. Il y apar ailleurs constamment recours pour documenter les questions de la genèse du capitalismeindustriel, de la division du travail, du capital marchand, de l’accumulation primitive ducapital, des salaires et de la valeur.

18 L’influence exercée par les travaux de Marx sur le leader socialiste se révèle toutparticulièrement dans sa compréhension générale de l’événement « Révolution française »et dans son appréhension de l’histoire du capital. Pour Jaurès, la Révolution incarne lavictoire de la classe bourgeoise dont l’ascension puis l’émancipation révolutionnaire ontpermis l’avènement du capitalisme. Toutefois, si c’est avec Marx que Jaurès explore lefonctionnement du capitalisme, il désapprouve toute lecture déterministe et mécanique quidécoulerait d’une compréhension rigide du matérialisme historique : « Que jamais la tentationne vienne aux prolétaires de compter sur le seul jeu du mécanisme économique ou de

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s’exagérer le fatalisme de l’organisation des classes. » Jaurès est un homme de son temps et sonœuvre ne saurait être examinée sans que soit prêtée une attention soutenue aux circonstancespolitiques qui ont entouré son élaboration. L’Histoire socialiste s’inscrit en effet dans unmoment historique bien particulier, celui de la consolidation de la IIIe République qu’il s’agittoujours de défendre. Tout en s’appuyant sur Marx, Jaurès ne perd pas de vue la situation àlaquelle le mouvement socialiste doit faire face. Républicain convaincu, il n’hésite pas à fairevaloir les bienfaits de la république pour laquelle Marx et Engels n’ont jamais eu réellementde bienveillance 17: « Gardons-nous, dit Jaurès, de croire que le développement antagoniquedes classes est un mécanisme rigide que rien ne peut modifier. Gardons-nous de croire qu’ilest indifférent au prolétariat que le capitalisme se développe sous un régime de démocratie ousous un régime d’oligarchie ou de despotisme. » Certes dit-il, « si la Révolution était restéeune république démocratique au cours du XIXe siècle, les rapports essentiels des classes et lastructure profonde de la propriété capitaliste n’auraient pas été modifiés : mais il y aurait euun frein à l’égoïsme de la bourgeoisie, une limite à l’exploitation des ouvriers ».

19 Du point de vue de la diffusion du marxisme et des concepts marxistes chez les historiensfrançais, l’effort de synthèse historique réalisé par Jaurès est déterminant. En intégrant cesconcepts à un récit construit selon les codes exigeants de la méthode historique telle que laprônait les historiens méthodiques, Jaurès a réussi le tour de force de les banaliser, d’en fairedes éléments constitutifs de l’explication historique qui dans ce cadre perdent de leur valeurdoctrinale et gagnent en scientificité.

Un moment dans l’histoire de la discipline historique20 A la suite de Jaurès, l’intérêt des historiens de la Révolution française pour la théorie

marxiste s’explique par le fait qu’elle procure un cadre théorique puissant pour appréhenderles phénomènes historiques dans leur totalité et rompre ainsi avec une façon de faire del’histoire restée jusque-là trop strictement attachée à examiner les «  événements  » et les« grands hommes ». La prise en compte grandissante d’un certain matérialisme, c’est-à-direl’écriture d’une histoire attentive à l’économie et aux évolutions techniques, ou, pour reprendrel’expression de Georges Lefebvre, «  [l’obligation de] tenir compte des faits économiqueset sociaux », correspond à une temporalité bien particulière dans l’histoire de la disciplinehistorique. En France, cette temporalité est caractérisée par la naissance en 1929 d’unenouvelle revue d’histoire, les Annales d’histoire économique et sociale de Marc Bloch etLucien Febvre, ainsi que par la publication des premiers travaux d’Ernest Labrousse. Lavolonté de démarcation de ces historiens avec l’histoire traditionnelle se traduit par uneméfiance grandissante vis-à-vis de « l’événement » et le désir de comprendre l’histoire dans saglobalité. Labrousse et Braudel, qui revendiquent tous deux l’importance capitale de l’œuvrede Marx dans leur conception de l’histoire, déploient beaucoup d’efforts pour s’écarter descanons de l’histoire «  événementielle  ». Avec pour objectif de s’approcher le plus prèspossible de ce que Pierre Vilar appelait une histoire « totale », ils ont recours aux méthodesstatistiques et proposent de déplacer le point d’observation vers l’étude de la longue durée.On peut affirmer qu’il y a alors convergence entre l’évolution de la discipline historiqueet la banalisation de concepts qui se trouvent dans la pensée-Marx. Toutefois, comme l’aremarqué Claude Mazauric, à la différence de Jaurès dont la formation initiale à l’ENS etla rédaction d’une thèse de doctorat en philosophie consacrée aux philosophes allemandsavait certainement favorisé la lecture approfondie de l’œuvre de Marx, beaucoup d’historiensfrançais que le marxisme influençait peu ou prou ou qui s’y intéressaient, surtout parmiceux qui reçurent leur formation dans l’entre-deux-guerres, n’avaient qu’une connaissancesommaire du marxisme qu’ils ramenaient à un simple « économisme » infra-structurel. Ilsconcevaient le plus souvent la lutte des classes sous la forme d’un affrontement socialrudimentaire et l’idéologie comme une étroite mise en scène politique 18.

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La constitution d’une équipe internationale de chercheurs autour deGeorges Lefebvre

21 Dans ce contexte, l’histoire de la Révolution française, histoire événementielle s’il en est,intègre à sa manière la redéfinition des intérêts et des enjeux au sein de la disciplinehistorique. Ses historiens se proposent alors d’en écrire l’histoire « sociale ». On s’intéressedésormais à l’histoire de ceux qui jusque-là en avaient été tenus à l’écart, sinon comme la« multitude » (Mignet), le « peuple » (Michelet), la « populace » (Taine) : c’est l’histoire « vued’en-bas », du côté du petit peuple, masses paysannes chez Georges Lefebvre, masses urbaineschez ses élèves, Albert Soboul, Georges Rudé ou Richard Cobb. Elevé au rang d’acteur del’histoire, crédité d’un rôle historique incontestable, le peuple, observé et recherché, dansses composantes structurelles, comportementales et d’auto-représentation, occupe désormaisdans l’historiographie révolutionnaire une place de choix. Une déclaration célèbre de GeorgesLefebvre atteste de l’importance de Jaurès comme point de départ, comme acte initiateurde cette dynamique nouvelle : « […] si l’on prend souci de me chercher un maître, je n’enreconnais d’autre que lui »19.

22 Ceci étant dit, la recomposition des thèmes de l’historiographie de la Révolution françaiserelève également d’une conjoncture moins scientifique que politique ou idéologique. Aulendemain de la Seconde Guerre mondiale, le prestige de l’URSS est au plus haut. L’espoir desrévolutions à venir invite à investir les précédents historiques disponibles jusqu’à identifierchez les protagonistes de la période étudiée des caractères semblables à ceux des groupessociaux qui composent la société contemporaine. On a ainsi pu voir l’historien Daniel Guérinassimiler, malgré leur extraordinaire diversité, les sans-culottes des faubourgs parisiens à unprolétariat pré-industriel 20. Au matérialisme historique ouvert et savant élaboré par Marx, ona pu substituer parfois un matérialisme vulgarisé et dogmatique, répétitif, dont l’applicationmécanique a conduit à réduire la dynamique historique à l’affrontement des groupes sociauxsur fond de conjoncture économique de moyenne durée. Si elle a permis d’approfondir lesconnaissances des structures sociales de la France d’Ancien Régime, quoiqu’insuffisamment,l’analyse de la Révolution française en termes de classes et sous l’angle du passage duféodalisme au capitalisme a aussi conduit les historiens marxistes à rechercher dans l’histoirece que la théorie impliquait qu’on y trouve. Et si Albert Soboul admettait en 1962 dans sonPrécis : « nous ne possédons aucune histoire de la bourgeoisie française sous la Révolution »,cela ne l’empêchait pas d’abonder dans le sens de Marx, des historiens libéraux voiredes révolutionnaires eux-mêmes, en faisant de la Révolution française une «  révolutionbourgeoise ».

23 Pour l’historien britannique Eric J.  Hobsbawm, l’interprétation classique de la Révolutionfrançaise comme révolution bourgeoise n’a été « marxianisée » par Jaurès et ses successeursque dans le sens où ceux-ci ont concentré leur attention davantage que leurs prédécesseurssur les facteurs sociaux et économiques. D’un point de vue général, Hobsbawm observeque l’interprétation post-jaurésienne de la Révolution comme «  révolution bourgeoise  »est rarement allée véritablement au-delà de la thèse libérale – celle des historiens de laRestauration – d’un soulèvement qui aurait simplement entériné la longue montée historiquede la bourgeoisie. Par conséquent, la thèse d’une historiographie de la Révolution françaiseempêtrée par nature dans une pensée marxiste pure et dure lui semble difficilementacceptable 21. Pour la critique, surtout anglo-saxonne, qui dès le milieu des années 1950 se mità dénoncer la mécanique déterministe d’une interprétation « sociale » jugée trop ouvertementclassiste, le doute n’était pas permis sur l’origine du mal : l’historiographie révolutionnairedevait prendre ses distances avec le marxisme.

Critiques révisionnistes, critiques marxistes et retour engrâce de la réflexion historienne sur les catégories sociales

24 Les critiques auxquelles les historiens de la Révolution française attachés à l’interprétationjaurésienne se sont trouvés confrontés ont principalement porté sur la difficile question dela définition des groupes sociaux. Comment en effet considérer la Révolution française

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comme une « révolution bourgeoise » ayant ouvert la voie au capitalisme, si les historienspeinent à démontrer l’existence d’une classe bourgeoise consciente d’elle-même à la fin duXVIIIe siècle ou le lien entre la bourgeoisie révolutionnaire et une activité économique de typecapitaliste ?

D’Alfred Cobban à François Furet : le marxisme de l’interprétationsociale de la Révolution française sous le feu de la critique

25 Au milieu des années 1950, dans un climat de Guerre Froide, Alfred Cobban lance l’attaquecontre ce qu’il appelle d’abord le «  mythe de la Révolution française  »22puis contre cequ’il qualifie d’interprétation «  sociale  » de la Révolution  23. La critique de Cobbanconsiste à refuser un déterminisme sociologique lié à l’instance économique ou porté parun ensemble de valeurs symboliques, déterminisme qu’il juge lié à l’influence du marxismesur l’historiographie de la période révolutionnaire. Deux éléments de cette historiographielui paraissent contestables  : d’une part, la définition de la bourgeoisie révolutionnaire, quilui semble très éloignée de la bourgeoisie capitaliste de la théorie marxiste, d’autre part, laréalité de la féodalité dont il considère qu’elle n’avait plus d’existence réelle à la veille de1789. Du point de vue de la définition pratique de la catégorie sociale « bourgeoisie », Cobbann’a pas tout à fait tort  : malgré le programme esquissé par Labrousse en 1955 (CongrèsInternational des Sciences Historiques à Rome), on ne dispose toujours pas d’une histoirede la bourgeoisie révolutionnaire. Par ailleurs, il était évidemment facile de démontrer queloin de constituer une classe d’entrepreneurs capitalistes, la bourgeoisie révolutionnaire étaitcomposée essentiellement d’officiers, de propriétaires, de rentiers. Les faiblesses pointéespar Cobban dans l’architecture de l’interprétation «  sociale  » de la Révolution françaiserelèvent apparemment du domaine purement scientifique, mais cela n’est qu’un des aspectsdu défi lancé à l’historiographie révolutionnaire. Pour l’historien anglais, il s’agit de luttercontre le marxisme sur un plan général. Il mène donc ce combat sur tous les fronts possibles,jusqu’à faire jouer ses relations dans le monde académique pour barrer toute opportunité decarrière sur le territoire britannique à son propre élève, le célèbre historien marxiste des foulesrévolutionnaires Georges Rudé, le contraignant à l’exil forcé au Canada puis en Australie.

26 A la suite de Cobban, de nombreux chercheurs anglo-saxons se sont engagés dans la brèche.En 1967, l’historien américain Georges Taylor démontre la prédominance de la richesse« propriétaire » et surtout « non-capitaliste » en France à la veille de 1789 : les entrepreneursde 1789 aspirent surtout à acheter des terres et des seigneuries, pas à renverser le système.Échafaudant ce qui deviendra la «  théories des élites  », Denis Richet, François Furet ouColin Lucas réfutent toute opposition fondamentale de valeurs entre la bourgeoisie et lanoblesse. Par conséquent, les origines de la Révolution ne sont pas à trouver dans les conflitssociaux, comme le supposait Marx, mais du côté des problèmes politiques, ce que GeorgesTaylor résume en une formule frappante : « Ce fut essentiellement une révolution politique auxconséquences sociales plutôt qu’une révolution sociale aux conséquences politiques. »24 Ceshistoriens plaident donc pour une re-hiérarchisation des déterminations au profit de l’instancepolitique.

27 La critique la plus radicale de l’historiographie de la Révolution française d’inspirationjaurésienne est celle lancée par François Furet au nom de l’autonomie du politique. Prenant àcontre-pied toutes les hypothèses classiques, il propose dans Penser la Révolution française(1978) de définir les événements révolutionnaires comme des événements qui sont « de naturepolitique et idéologique et [qui] disqualifient par définition, une analyse causale faite en termesde contradictions économiques et sociales »25. Pour parfaire sa critique de Marx, FrançoisFuret mène à bien en collaboration avec le germaniste Lucien Calvié, une édition des textesdu philosophe allemand consacrés à la Révolution française 26. Ce recueil fait la part belle auxanalyses du jeune Marx. On pourrait penser qu’il ne s’agit là que d’une sorte de contrecoupde l’althussérisme – après une période marquée par l’extrême concentration des chercheurssur le Marx du Capital, succède une période de découverte ou de redécouverte des travaux dujeune Marx – si dans la très longue introduction qui précède la sélection de textes FrançoisFuret n’avait de cesse de dénoncer un matérialiste étroit, le primat de l’économique, le primat

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de la société civile. En fait, François Furet regrette le jeune Marx feuerbachien qui se laissaitla possibilité d’une autonomie de l’État par le concept d’aliénation. Dans son appréciationcritique de l’évolution intellectuelle du penseur, il va jusqu’à avancer qu’en choisissant la voiedu matérialisme historique, Marx se serait pour ainsi dire interdit de comprendre la Révolution.Ce faisant, François Furet semble ignorer l’immense champ de recherche esquissé par Marxquant à l’étude des multiples formes de rapports sociaux, celle du mouvement des productions,des échanges et, au-delà, des diverses formes de dominations sociales. Bref, tous ces champsinvestis par les historiens soucieux d’éclairer la fameuse problématique de la transition duféodalisme au capitalisme.

La complexification de l’interprétation sociale28 L’avantage de la critique, qu’elle soit anglo-saxonne ou furetienne, c’est qu’elle va révéler

une pluralité des lectures marxistes de la Révolution française en incitant les historiens àcomplexifier ce qui avait pu apparaître comme une application trop rigide du matérialismehistorique. Ce travail de reformulation a abouti notamment à l’élaboration de catégoriesnouvelles, à l’exemple du concept de « mentalités ». Pour répondre aux problèmes posés par letraitement de la culture et des représentations, des champs auxquels il est nécessaire d’attribuerdavantage d’autonomie, des historiens inspirés par Marx, tels que Michel Vovelle ou RobertMandrou, ont développé le concept de « mentalité » comme une instance intermédiaire entrela «  base  » ou infrastructure économique et sociale et la superstructure dont elle dépendlargement. Claude Mazauric déplore que ces efforts de conceptualisation n’aient cependantpas pu empêcher le développement d’une historiographie qui postule la séparation des deuxsphères en leur conférant à chacune une autonomie propre. D’autres historiens ont quant à euxsuggéré la pertinence d’un marxisme renouvelé par l’approche gramscienne. On trouvera ainsidans le tome consacré à la période « 1789-1799 » de L’histoire de la France contemporaine(1978), une analyse du jacobinisme enrichie des notions d’« hégémonie » ou de « révolutionpassive » ainsi qu’une tentative de penser la Révolution française comme une « révolutionculturelle » 27.

29 Sur le plan des catégories sociales dont nous avons vu qu’il constituait un point d’achoppementmajeur, des efforts importants en terme de recherche et de discussions ont été menés. Cestravaux sont en grande partie le fruit de la réflexion des chercheurs communistes spécialistesde la Révolution. Ils se trouvent rassemblés dans le volume Aujourd’hui l’histoire publié auxÉditions Sociales en 1974  28. Les éléments les plus neufs sont issus de la thèse de RégineRobin consacrée à l’étude du vocabulaire des Cahiers de doléances  29. L’historienne est lapremière à avoir appliqué la méthode lexicographique aux textes de la Révolution. Elle adéveloppé ainsi la catégorie de « bourgeoisie d’Ancien Régime » qui souligne l’intégrationpartielle de la bourgeoisie à l’ordre féodal, tout en mettant en lumière son implication dansl’exploitation capitaliste, un bel exemple de « formation sociale de transition ». Ces efforts sontconsidérables, mais ne permettent pas de maintenir les questionnements historiographiquessur la Révolution française dans les gonds marxistes. On assiste dès lors à un déplacementirrépressible des intérêts des historiens vers l’étude du politique et de la culture politique.

30 La pensée-Marx subit de plein fouet la désillusion relative à l’échec du socialisme réel àl’Est. Ceci n’empêche pas certains marxistes de s’inscrire dans la démarche critique menéepar les historiens «  révisionnistes », ou du moins de se trouver des points de convergenceavec eux dans la dénonciation de la tradition d’étude identifiée comme « jacobine », à leurgoût excessivement influencée par « le Marx du Manifeste » et insuffisamment par celui duCapital. Pour sauver Marx, ces chercheurs – que l’on retrouve par exemple dans la revueRethinking marxism – adoptent une position singulière  : de leur point de vue, Lefebvre ouSoboul – les deux historiens sur lesquels se sont concentrées la plupart des critiques – auraientrecouru à des concepts marxistes, celui de « lutte de classes » notamment, dans une acceptionjugée trop prudente, trop flexible voire floue, et surtout, sacrilège, excessivement éloignée deMarx 30. Les attaques lancées par Cobban ou Furet contre l’interprétation « sociale » classiqueleur apparaissent donc providentielles dans la mesure où elles permettent de faire valoir leurpropre pratique du marxisme. Selon eux, la Révolution française n’a pu être bourgeoise et

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encore moins capitaliste dans la mesure où la paysannerie de 1789 était encore loin d’avoirété complètement « prolétarianisée », i. e. rendue exclusivement dépendante du marché poursubsister. Emmenés par l’historien américain Robert Brenner, les animateurs de cette école depensée d’inspiration althussérienne dont les thèses ont été appliquées à la Révolution françaisepar le Canadien George Comninel  31 considèrent que l’on ne peut parler de «  révolutionbourgeoise  » en France à propos de la période 1789-1799 puisque l’absolutisme françaisn’avait aucune des caractéristiques d’une économie capitaliste malgré les nouveaux rapportsde production induits par le développement de l’industrie dans les interstices du système« féodal ».

31 Enfin, sans faire de concession à la démarche révisionniste, des historiens marxistes commeFlorence Gauthier et Guy Ikni ont développé en France, à côté de l’école marxiste-jacobine,une autre voie interprétative basée sur l’idée de «  l’économie morale  » reprise au grandhistorien anglais E.P. Thompson32. Tous les historiens engagés dans cette voie ont étéencouragés par Albert Soboul, qui les accueillait dans son séminaire, à la poursuivre le plusloin possible  33. Ces chercheurs envisageaient ce mode de projet économique – l’économiemorale – comme une possible voie d’accès à une possible modernité non-capitaliste issue dela Révolution française, une voie que l’hégémonie de la bourgeoisie et la victoire de l’écolephysiocratique ont transformée en impasse.

Relancer la réflexion sur les catégories sociales en Révolution32 Après deux à trois décennies de recul net des problématiques chères aux historiens inspirés

par Marx, sous le coup d’un mouvement que Michel Vovelle avait résumé de façonéloquente en 1995 comme le passage «  du tout social au tout politique  », il sembleraitque reviennent progressivement dans le débat historiographique certains des thèmes majeursde l’histoire sociale de la Révolution française. L’exemple le plus frappant de cetteévolution est assurément la réapparition du fameux problème des classifications sociales àl’occasion d’un grand colloque international organisé à Lille en janvier 2006 et consacré auxbourgeoisies révolutionnaires 34.Mais ce regain d’intérêt pour des problématiques hier décriéess’accompagne t-il d’un retour en grâce des catégories qui firent les beaux jours de la réflexionmarxiste et notamment celle de « révolution bourgeoise » ? Assurément oui, si l’on en croitles travaux des historiens David Garrioch (The Making of Revolutionary Paris, Universityof California Press, Berkeley, 2002) ou ceux de Colin Jones (The Great Nation  : Francefrom Louis XV to Napoleon 1715-99, Pinguin Press, Londes, 2002), mais dans une acceptionnouvelle, plus complexe, moins déterministe : il ne s’agit plus dorénavant de trouver dans lasociété prérévolutionnaire ce qui existera après, mais plutôt de comprendre le processus deformation des catégories et des identités sociales dans la dynamique révolutionnaire même.Cela revient à reconnaître le rôle de transition joué par la Révolution française, non plusseulement comme mécanisme de ratification mais comme force créatrice d’une nouvellesociété. Après la publication en 2003 par l’historienne américaine Sarah Maza d’un ouvragequi refusait toute existence à la bourgeoisie française tant que le discours des bourgeoisn’attestait pas en mots d’une conscience de classe en fait  35, ces historiens ont allumé plusqu’un contre-feu.

33 Il est bien sûr trop tôt pour dire si cette tendance actuelle se traduira par un retour del’historiographie à la pensée-Marx. Néanmoins, comme en témoigne la récente synthèse del’historien canadien Henri Heller, rarement les recherches sur l’histoire économique et socialede la Révolution n’ont été aussi convergentes dans leur intérêt pour les concepts hérités deMarx 36.

Conclusion34 Un siècle après Jaurès, quelles grandes idées issues de la pensée-Marx l’historiographie

jaurésienne de la Révolution française a-t-elle retenues ? La première qui vient à l’esprit estl’idée de la Révolution française comme victoire bourgeoise dans la lutte des classes, doncl’idée de « révolution bourgeoise ». Or nous avons vu précisément que cette conception, repriseà son compte par Marx, est un emprunt aux libéraux de la Restauration. Vient ensuite l’idée

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de la révolution comme mouvement populaire. C’est l’idée force qui a justifié le mouvementen faveur de l’histoire « par en-bas » pour reprendre l’expression forgée par Lefebvre. Maislà encore, une telle perspective n’avait en réalité rien de marxiste. Elle appartient à Michelet !Quant à l’idéalisation de l’an II et de Robespierre, qui caractérise une grande partie del’historiographie républicaine ou jacobine, elle renvoie aux babouvistes et particulièrementà Buonarroti, et certainement pas à Marx. Pourtant, la tradition marxiste dominante del’historiographie a choisi de s’aligner sur Robespierre contre les radicaux qui s’opposaientà lui sur sa gauche (les hébertistes par exemple), c’est-à-dire qu’elle a décidé d’endosser latradition jacobine plutôt qu’une autre. Pour Eric Hobsbawm, ici réside un des paradoxes lesplus incompréhensibles de l’historiographie marxiste de la Révolution française : « il est tout àfait surprenant, explique-t-il, que les communistes d’aujourd’hui défendent Robespierre contreHébert et Jacques Roux. C’est un peu comme si les socialistes et communistes anglais, avectoute leur admiration pour les régicides et la république au XVIIe siècle, défendaient Cromwellcontre les Levellers et les Diggers ». En fait, observe-t-il encore, « les historiens marxistes,attachés à la fois à la représentation de la Révolution en termes de révolution bourgeoise età la République jacobine comme incarnation de ses réalisations les plus avancées, ont eu leplus grand mal à établir qui incarnait exactement la bourgeoisie à l’époque du Comité de Salutpublic »37. A lire les impressions du grand historien britannique, une piste de réflexion nouvellese dessine : pour comprendre la façon dont on a pensé l’histoire de la Révolution françaisedepuis un siècle, le rapport au marxisme des historiens de la Révolution française ne serait pasaussi capital que leur rapport au jacobinisme. Au lieu de considérer l’Histoire socialiste de laRévolution française de Jaurès comme le point de départ d’une historiographie révolutionnaired’inspiration marxiste, ne faudrait-il pas plutôt parler de l’amorce d’un assujettissement de lapensée-Marx à l’historiographie jacobine ? Si l’hypothèse s’avère pertinente, alors ce n’estqu’en révélant les fluctuations de ce subtil jeu d’influence entre théorie marxiste et idéologiejacobine que l’on prendra la mesure véritable du marxisme des historiens de la Révolutionfrançaise.

Notes

1   Notre intention est d’offrir une introduction en même temps qu’une vue d’ensemble de laproblématique large et complexe que constitue l’histoire du rapport de l’historiographie de la Révolutionfrançaise au XXe siècle avec l’œuvre de Marx. Il ne s’agit pas de présenter les résultats de nouvellesrecherches, mais plutôt d’élaborer une synthèse de la question en nous inspirant des travaux les plusrécents. Notons à ce propos que le thème ici abordé a fait l’objet d’une étude particulièrement approfondiepar Claude Mazauric sous le titre Le marxisme et l’histoire de la Révolution française – une rétrospective,suivi de, Historiographie et en-soi de la Révolution – essai d’interprétation, dont le texte doit paraîtreprochainement. Nous remercions Claude Mazauric d’avoir bien voulu nous communiquer le manuscritavant sa publication.2  Le sujet a fait l’objet d’un nombre important d’articles académiques, notamment chez les historiensanglo-saxons. Retenons les plus importants : Geoffrey Ellis, « The ‘Marxist interpretation’ of the FrenchRevolution », in The English Historical Review, vol.93, n° 367, April 1978, pp. 353-76. Sanford Elwitt,« Soboul’s Marxism », Proceedings of the Consortium on Revolutionary Europe, XIII (1984), p. 316-24.Jack Amariglio, Bruce Norton, « Marxist Historians and the Question of Class in the French Revolution »,History and Theory, Vol. 30, No. 1. (Feb., 1991), p. 37-55. Lawrence H. Davis, « Jean Jaures, KarlMarx And The French Revolution : Histoire Socialiste As Marxist Interpretation », Proceedings of theConsortium on Revolutionary Europe, 1995, p. 190-98.3  Nous reprenons la formule proposée par le philosophe Lucien Sève (Penser avec Marx aujourd’hui.I. Marx et nous, Paris, La Dispute, 2004, 282 p.) de façon à dégager la pensée résultant directement dutravail intellectuel de Karl Marx à proprement parler, de l’utilisation faite ultérieurement de son œuvre.4  Il faut tout de même souligner qu’aucun auteur ne saurait être tenu pour responsable de l’utilisationqui est faite de ses écrits après sa mort. Accuser Marx en personne et mettre à l’index des pans entiersde son œuvre au principe que sont nombreux ceux qui ont recouru à ses concepts ou ses idées de façonschématique et dogmatique relève à l’évidence de la malhonnêteté intellectuelle.5  La position exprimée par Albert Soboul à ce sujet dans un des derniers entretiens qu’il a donnés avantsa mort est sans ambiguïté (Voir Serge Cosseron et Bruno Somalvico, « Albert Soboul ([1914-1982],entretien inédit », in Cahiers Bernard Lazare, n° 119-120, 1987, p. 41-58.). A la question : « Vous avez

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participé à une école historique qu’on a qualifiée de marxiste. Quel a été votre apport spécifique danscette direction ? », la réponse de Soboul est très claire : « Je protesterais d’abord contre l’épithète de“marxiste”. Non que je rejette cette qualification, mais je ne pense pas qu’il y ait une histoire marxisteet une histoire qui ne le soit pas. Il y a l’Histoire tout court. Et la réflexion critique à partir d’un travailérudit. Je citerai une anecdote. Lorsque l’Encyclopaedia Universalis est arrivée au mot “révolution”,ses éditeurs ont eu l’idée mirobolante de demander l’interprétation royaliste à Gaxotte, l’interprétationlibérale à Furet, l’interprétation marxiste à moi, et d’autres encore… en tout : cinq interprétations. Acette offre, j’ai répondu : “Je ne participerai pas à cette revue car je ne pense pas qu’il y ait trente-sixhistoires, il y a une histoire de la Révolution française qui s’est forgée à travers les historiens du XIXe etceux du XXe siècle. Et quand bien même nous nous référons à une certaine méthode qui est peut-être laméthode marxiste, il ne faut pas oublier qu’il s’agit seulement d’une approche, d’un aspect de la méthodehistorique et non d’un dogme.” » (p. 42‑43).6  Antoine Barnave, Introduction à la Révolution française, texte présenté par Ferdinand Rude, Cahiersdes Annales, Armand Colin, Paris, 1971, 78 p. Rédigé en prison au cours de l’année 1793, le texte nefut publié pour la première fois qu’en 1843.7  François Furet, Marx et la Révolution française, Paris, Flammarion, 1986, p. 21.8  Karl Marx, Critique du Droit politique hégélien, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 69.9  Dans son essai à paraître (cf note 1), Claude Mazauric fait remarquer combien les historiens de laRévolution française qui ont accepté l’idée d’une interaction « bourgeoisie/capitalisme » n’ont jamaiscédé à ces simplifications excessives et ont toujours privilégié au contraire une histoire autonome ducapital.10   Voir l’article de Claude Mainfroy, «  Marx et la Révolution Française après 1870  », in Cahiersd’histoire de l’Institut de Recherches Marxistes, n° 21, 1985.11  Seconde Adresse du Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs, 9 septembre1870.12   Au sujet de l’interprétation de la Révolution française par Kautsky et de son insertion dansl’historiographie de son temps, se reporter aux précieux commentaires de Jean-Numa Ducange, « KarlKautsky et le centenaire de la Révolution française », in Siècles, n° 23, 2006, p. 63-82.13  Sur les conseils d’Engels qui à la fin de sa vie n’a cessé de mettre en garde contre les schématismes dedébutants en matérialisme historique, Kautsky ajoutera à son texte, avant de le rééditer, de nombreusesnotes et références, en particulier aux travaux des historiens russes de la paysannerie française.14   C’est à Jaurès que l’on doit la création de la «  Commission de recherche et de publication desdocuments d’archives relatifs à la vie économique de la Révolution » qui vécut pendant près d’un sièclesous le nom de « commission Jaurès », avant d’être supprimée par un ministre de la gauche plurielledésireux d’en finir avec l’exceptionnalité de la Révolution française. Voir Christine Peyrard et MichelVovelle (sous la dir.), Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Aix-en-Provence,Publications de l’Université de Provence, 2002.15  Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, édition revue et annotée par Albert Soboul,préface d’Ernest Labrousse, 6 volumes et index, Paris, Éditions sociales, 1968, vol. 1, p. 66-67.16  Idem, p. 68.17   Les deux hommes ont en effet longtemps considéré la République comme une diversion, une« illusion », un système, selon Marx, « qui ne saurait être pris pour la véritable émancipation ouvrièreet humaine ».18  Claude Mazauric, Le marxisme et l’histoire de la Révolution française – Une rétrospective, texteinédit (cf note 1).19  Georges Lefebvre, « Pro Domo », in Annales Historiques de la Révolution française, 1947, p. 189.20  Daniel Guérin, La lutte de classes sous la Première République, bourgeois et « bras nus », 1793-1797,Gallimard, Paris, 1946.21  Eric Hobsbawm, Aux Armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française, Paris,Éditions La Découverte, 2007.22  Alfred Cobban, The Myth of the French Revolution, London, University College, 1955.23   Alfred Cobban, The Social Interpretation of the French Revolution, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1964. Étonnamment, la traduction française de ce texte pourtant décisif ne futdisponible que très tardivement de ce côté-ci de la Manche. Publié par un éditeur opportuniste en 1984,donc dans un contexte historiographique très différent de celui des années 1950, le texte de Cobban de1964 était devenu Le sens de la Révolution française (Paris, Julliard, 220 p., préface d’E. Le Roy Ladurie)et sa parution à quelques années des célébrations du Bicentenaire laissait supposer que les critiquesadressées au début des années 1960 à l’historiographie classique étaient toujours d’actualité.

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24  Georges V. Taylor, « Non capitalist wealth and the origins of the French Revolution », in AmericanHistorical Review, 4, 1967.25  François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 40.26  François Furet, Marx et la Révolution française, op. cit.27  François Hincker et Claude Mazauric, « 1789-1799 », Histoire de la France contemporaine, t.1,Paris, Éditions Sociales/LCD, 1978, 447 p. Voir en particulier le chapitre « Transgression culturelle etorthodoxie jacobine », écrit en collaboration avec Philippe Goujard, p. 272-287.28  Aujourd’hui l’histoire, Paris, Éditions sociales, 1974.29  Régine Robin, La société française en 1789 : Semur-en-Auxois, Paris, Plon, 1970, 523 p.30  A titre d’exemple, mentionnons l’article de deux non-spécialistes de la Révolution française, JackAmariglio et Bruce Norton, « Marxist Historians and the Question of Class in the French Revolution »,in History and theory, 1991, article cité.31   Georges Comninel, Rethinking the French Revolution  : marxism and the revisionist challenge,Londres, Verso, 1987, XII-225 p.32  Florence Gauthier et Guy-Robert Ikni, La Guerre du blé au XVIIIe siècle, Montreuil, Les éditions dela passion, 1988, 237 p.33  Pour mettre en valeur les pistes ouvertes par ces chercheurs, Albert Soboul publiera un recueil soussa direction (Albert Soboul (dir), Contribution à l’histoire paysanne de la Révolution française, Paris,Éditions sociales, 1977, 407 p.) dans lequel il introduira notamment les thèses novatrices de l’historiensoviétique Anatoli Ado sur la révolution paysanne.34  Jean-Pierre Jessenne (dir.), Vers un ordre bourgeois ?Révolution française et changement social,Renes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, 418 p. (Actes du colloque de Lille III, 12-14 janvier2006).35   Sarah Maza, The Myth of the French Bourgeoisie  : An Essay on Social Imaginary, 1750-1850,Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2003.36  Henri Heller, The Bourgeois Revolution in France, 1789-1815, New York, Bergham Books, 2006,172 p.37  Eric J. Hobsbawm, Aux armes, historiens !, op. cit., 2007.

Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Louvrier, « Marx, le marxisme et les historiens de la Révolution française au XXe siècle   »,Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 102 | 2007, mis en ligne le 01 octobre 2010,consulté le 31 mars 2013. URL : http://chrhc.revues.org/239

Référence papier

Julien Louvrier, «  Marx, le marxisme  et les historiens de la Révolution française au XXesiècle   », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 102 | 2007, 147-167.

À propos de l’auteur

Julien LouvrierDoctorant en histoire, Université de Rouen

Droits d’auteur

© Tous droits réservés

Résumé

 L’auteur adopte une démarche résolument diachronique. Partant des analyses de Marx lui-même sur la Révolution française, il montre combien les écrits de Marx, souvent associé

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à Engels sur la question, sont toujours précisément contextualisés et liés à la recherche decompréhension du moment présent. C’est l’Histoire socialiste de Jean Jaurès qui, la première,donne une lecture globale des événements révolutionnaires qui prend appui sur la grilled’interprétation proposée par Marx. Une forme de banalisation de cette lecture se fait ensuiteà travers le développement de l’histoire économique et sociale par des historiens qui, sanslire beaucoup Marx, gardent de sa pensée l’idée de l’importance déterminante des réalitéséconomiques. Dans le contexte de la Guerre froide, cette interprétation «  sociale  » de laRévolution est vigoureusement attaquée et condamnée comme expression d’un marxismeréducteur. La remise en cause débouche sur des lectures qui privilégient le politique, maiss’ouvrent à nouveau depuis quelques années à des recherches qui posent la question desappartenances sociales.

Entrées d’index

Mots-clés :  classes sociales, Engels, historiographie, Jaurès, Marx, RévolutionfrançaiseGéographie : FranceChronologie : Révolution française, XIXe siècle, XXe siècle