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André Ourednik – Kafka et les territoires de l’espérance 1 Kafka et les territoires de l’esperance André Ourednik, http ://ourednik.info Version révisée et retravaillée à partir du texte précédant la première soumission de Ourednik A., 2011, « Kafka et les territoires de l’espérance » in Michael Jakob et Juan Rigoli (eds): Nouveaux territoires , Compar(a)ison, An International Journal of Comparative Literature, vol. 28. Mots clés : psychogéographie, existentialisme, phénoménologie spatiale, ectologie Le défi territorial d’une œuvre d’art est de ba- liser le sien juste assez pour que ce territoire puisse être trouvé, mais si peu seulement pour permettre à son observateur de s’y trouve lui-même. Si elle y parvient, l’œuvre littéraire met en place un lieu de résonance capable de faire écho à une multitude d’appels imprévisibles. Il y a des œuvres où l’on peut entrer à plusieurs reprises, et trouver toujours quelqu’un d’autre. J’étais adolescent lors de ma première immersion dans l’œuvre de Kafka. Je n’y suis revenu que bien plus tard, lorsque je travaillais depuis quelques années sur les questions du territoire et de l’espace habité. La nouvelle lecture m’a fourni des réponses inattendues. Mon but, ici, est de restituer le résultat de ce regard sur le territoire à travers le prisme kafkaïen. En même temps, j’espère que le prisme du territoire offre aussi une nouvelle compréhension de l’œuvre de Kafka. Mon approche contient des a priori que j’expose en longueur ailleurs [Ourednik 2010] et dont il suffit, ici, en préambule, de clarifier les éléments essentiels. Je distingue entre 1) un espace vécu du corps, 2) un espace objectivé du désir, et 3) un espace interobjectif de la cohabitation qui peut être un modèle topogra-

"Kafka et les territoires de l'espérance" in Michael Jakob et Juan

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  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 1

    Kafka et les territoires de lespe rance

    Andr Ourednik, http ://ourednik.info

    Version rvise et retravaille partir du texte prcdant la premire soumission de Ourednik A., 2011, Kafka et les territoires de lesprance in Michael Jakob et Juan Rigoli (eds): Nouveaux territoires , Compar(a)ison, An International Journal of Comparative Literature, vol. 28. Mots cls : psychogographie, existentialisme, phnomnologie spatiale, ectologie

    Le dfi territorial dune uvre dart est de ba-

    liser le sien juste assez pour que ce territoire puisse

    tre trouv, mais si peu seulement pour permettre

    son observateur de sy trouve lui-mme. Si elle y

    parvient, luvre littraire met en place un lieu de

    rsonance capable de faire cho une multitude

    dappels imprvisibles. Il y a des uvres o lon

    peut entrer plusieurs reprises, et trouver toujours

    quelquun dautre. Jtais adolescent lors de ma

    premire immersion dans luvre de Kafka. Je ny

    suis revenu que bien plus tard, lorsque je travaillais depuis quelques annes sur

    les questions du territoire et de lespace habit. La nouvelle lecture ma fourni

    des rponses inattendues. Mon but, ici, est de restituer le rsultat de ce regard

    sur le territoire travers le prisme kafkaen. En mme temps, jespre que le

    prisme du territoire offre aussi une nouvelle comprhension de luvre de

    Kafka.

    Mon approche contient des a priori que jexpose en longueur ailleurs

    [Ourednik 2010] et dont il suffit, ici, en prambule, de clarifier les lments

    essentiels. Je distingue entre 1) un espace vcu du corps, 2) un espace objectiv du dsir,

    et 3) un espace interobjectif de la cohabitation qui peut tre un modle topogra-

    http://ourednik.info/

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 2

    phique, mais aussi un modle sociologique, partag par une pluralit dacteurs,

    et dans lequel chaque acteur singulier possde une place. Le premier espace

    celui du corps (1) est fait de bruit, de douleur, de jouissance, de rsistances

    physiques sous forme dintempries, de distances, ou de seuils franchir. Il

    correspond peu de choses prs lespace vcu de Bollnow. Le corps qui le fonde

    est celui que dcrit Lvinas [1974]. Les deux autres espaces (2, 3) relvent du

    territoire dans un sens proche de celui qui transparat par exemple de lusage de

    la notion par Deleuze et Guattari [1980].

    Paralllement cette tripartition du territoire, je distingue entre deux lo-

    giques de pense : une logique spatiale des choses (lectologie1) et une logique spatiale

    du devenir (la phnomnologie2). La premire permet de concevoir le mouve-

    ment et le temps ontostatique qui lui est propre. La seconde organise le temps

    ontogntique de lmergence des territoires et de leur transformation. Selon

    cette seconde logique, notamment, les trois espaces distingus ci-haut inter-

    oprent. Ils le font certainement chez Kafka, la fois de manire tropique, o

    lun est lallgorie de lautre, et de manire concrte, o la structure de lun

    simprime dans la structure de lautre. Mais cette vision de transformation mu-

    tuelle des espaces fait aussi partie de ce que ma lecture impose luvre de Kaf-

    ka, sans chercher de lgitimation au sein de cette dernire. Elle agira toujours

    en trame de fond mais elle doit tre considre comme cadre plutt que

    comme le contenu de ce qui suit.

    Lespace comme produit de lesprance

    Du point de vue dune phnomnologie spatiale, lespace ne prcde pas

    son contenu mais merge de sa tension interne. Cet ordre de prcdence nest

    pas forcment temporel, il est surtout ontologique, mais nen change pas

    moins la lecture de Kafka. Le postulat de la primaut de lespace focalise la

    lecture sur lemptrement des protagonistes dans un territoire labyrinthique.

    1 De ou : choses extrieures [Euripide, Ion, 231 ; Polybius, Histoire, 2.4.8]; en

    dehors de [Homre, Odysse, 12.219; Sophocle, Ajax, 640]; au-del de [Aristophane, Grenouilles, 995; Sophocle, Antigone, 330; Hrodote, Histoire, 3.80]; part [Platon, Rpublique, 498c; Georgias, 474d Xnophane, Hellenica, 1.2.3].

    2 Cette expression est comprendre dans la continuit de lemploi du terme en usage au 20e

    sicle, partir de Husserl.

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 3

    Sinterroger sur ce qui prcde ce territoire permet au contraire didentifier la

    tension fondamentale qui le fabrique : celle dun espoir total qui relie lici et

    lailleurs, et dont les protagonistes kafkaens investissent systmatiquement

    leur monde. Cest la perspective que je souhaite adopter. Kafka y cesse dtre

    un crivain de la nvrose pour devenir crivain de lextase.

    Parmi les textes qui illustrent cette perspective, ressort celui o la figure

    de lempereur, sur son lit de mort, confie sa parole un messager indfectible

    [Eine kaiserliche Botschaft]. Le messager est en route. Vers toi, qui attends. Jamais

    il ne tatteindra car il est impossible quil franchisse les enceintes du palais. Y

    parviendrait-il, une ville stendrait ses pieds : territoire traverser, ville infi-

    nie, lempire des milliards, et toi, accoud une fentre, qui attends encore.

    Limportant, pourtant, nest pas que le messager ne parvienne jamais toi. Il

    importe quil soit en route, quil y ait : quelque part, quelque chose, rien que pour

    toi un appel destin celui qui coute3. Si tu coutes, il y a un message. Et

    cest ton coute qui fonde la tension spatiale entre toi et ton espoir. Lespace

    concret, le territoire stri, est dabord lexplication du retard que prend le mes-

    sager. Mais la distance, lintensit des obstacles, donne aussi la mesure de la

    grandeur du message. Elle justifie ton attente, et limmensit de ton espoir. Si

    la distance franchir est infinie, ton attente lest aussi.

    Dans dautres cas de figure, cest toi qui es en route vers le lieu o le

    message se cache. Tu cherches lentre du chteau [Das Schlo], la faille dans le

    mur4 qui confine, tu veux franchir la porte de la loi [Vor dem Gesetz]. Les lieux

    kafkaens sont inaccessibles, on le sait. vrai dire, il ne peut en tre autrement

    parce que cest la seule manire, pour eux, dtre la mesure de leur contenu.

    Mais il y a bien un paradoxe du lieu.

    Ce paradoxe est d une injonction littraire qui force Kafka doter son

    esprance dun objet. Pour que le rcit donne sens, il est oblig dattribuer un

    lieu aux dsirs de son protagoniste. Mais ce lieu ne peut pas tre vraiment locali-

    s, du moins jamais au point dtre atteint. Car lobjet absolu de lespoir ne

    peut pas tre territorialis. Il serait absurde de le confiner dans lemplacement

    3 Cf. Lettre de Max Brod Kafka du 16.1.1918 [Kafka/Brod 1989, 185]. 4 Ja, es soll Lcken geben, die berhaupt nicht verbaut worden sind, eine Behauptung aller-

    dings, die mglicherweise nur zu den vielen Legenden gehrt, die um den Bau entstanden sind, und die, fr den einzelnen Menschen wenigstens, mit eigenen Augen und eigenem Mastab infolge der Ausdehnung des Baues unnachprfbar sind. [Beim Bau der Chinesischen Mauer, SE 289]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 4

    dune carte, et surtout pas dans celui dune carte que les protagonistes partage-

    raient entre eux, voire avec les personnages secondaires. Dans ce sens, le para-

    doxe est une manire dchapper labsurde. Les lieux atteignables au sein du

    texte, lieux o un personnage peut tre conduit, ne sont que des lieux interm-

    diaires. Les textes de Kafka en foisonnent et leur nature est dtre systmati-

    quement dpasss par lattente dont ils sont investis. Parfois ces lieux sont de

    lordre des leurres, auquel je reviendrai encore.

    Le territoire se rvle donc comme un moyen de dire lespoir, et en le di-

    sant, lhabiter. En marchant en direction du chteau, tu le contournes5. Celle

    topologie trange du territoire interdit laccs au Lieu mais permet dviter de

    mettre fin au dire dans le dit [cf. Lvinas 1974]. Lespace kafkaen rend existant

    sans rendre accessible. Cest un territoire sans fin, un territoire non-conclusif ;

    pour les protagonistes comme pour le lecteur. Sentant comme on dit entre

    amis confus la fin dun film difficile quil y a quelque chose , le lecteur

    arpente les territoires kafkaens la recherche dun absolu dcouvrir, sachant

    quil serait du den venir la conviction davoir mis la main dessus.

    La reconnaissance : recherche dune place

    Lespace desprance lui-mme doit tre conquis et devient, ce titre,

    lobjet dune qute. Le hros kafkaen, nanmoins, peine lentreprendre, car

    cette qute mme lui est proscrite. Dans le Chteau, le rle darpenteur-

    gomtre (Landvermesser), dvolu au protagoniste K., est demble mis en ques-

    tion [Das Schlo, 9]. On nie son pouvoir de dire lespace et par la mme occa-

    sion la lgitimit de son sjour dans le village. ce moment prcis et cela ne

    fera que de se confirmer par la suite il savre que la possibilit de dire est

    lie la revendication dun lieu. Pas du lieu absolu, cette fois, mais dune place

    dans lespace interobjectif de la cohabitation (lespace ectologique mentionn dans

    lintroduction). Un nouveau paradoxe spatial merge. Si larpenteur veut exis-

    ter, il doit pouvoir dessiner un espace qui lui soit propre mais, pour cela, il doit

    trouver sa place dans un espace commun, et trs diffrent de son espace propre.

    Il souffre ainsi doublement de labsence de place, car il ne trouve ni celle que

    5 Nous sommes dans le roman inachev Das Schlo, qui en allemand, veut galement dire

    serrure .

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 5

    les habitants du village pourraient lui octroyer, ni celle quil aimerait occuper

    dans labsolu. cela sajoute un autre problme : dire prsuppose dtre en-

    tendu. La tragdie est que lauditeur devrait se trouver dans lespace o le locu-

    teur le positionne pour comprendre ce quil dit, mais quil ne peut se trouver

    que dans lespace quil assigne lui-mme au locuteur.

    La thmatique de non-recoupement des espaces dlocution est richement

    traite par Kafka, par exemple dans linteraction entre Frieda et Klamm. Lors-

    que ce dernier crie Frieda ! lappelle-t-il vraiment ou plat-il seulement

    Klamm de crier son nom ?6 Elle accourt, bien sr, mais leur coprsence physique

    ne saurait en aucun cas fournir la preuve de leur cohabitation. Cest l le para-

    doxe du langage lui-mme, car de quel langage se saisir pour dire ce que le lan-

    gage ne dit pas ? Comment proposer son propre langage et tre compris ?

    Pour le personnage K., la problmatique signifie la fois la ngation de

    son rle de diseur despace, et limpossibilit datteindre le seul lieu mme de

    lui confrer son rle. Il est absolument seul. Les paysans paraissent aussi inac-

    cessibles que le chteau7. Son destin fait songer au suicide de Martin Eden

    [London 1909], marin devenu crivain, dgot par le snobisme des cercles

    auxquels sa renomme lui aura donn accs, mais dsormais incapable de

    prendre part aux changes viriles de ses anciens compagnons. Si vous ntes ni

    du chteau, ni du village, vous ntes rien.8 Les demeures restent closes celui

    qui na pas de place sur la carte des rles tablis. On ne peut pas laisser entrer

    tout ce qui traine dans la rue proteste lhabitant dune maison o lon a fait

    entrer K. Je suis larpenteur du chteau se dfend K.9

    Dailleurs, il y a une amplification mutuelle entre labsence de lieu dans

    lespace topographique et dans lespace social. La ngation de la fonction de K.

    entraine une difficult trouver un lieu de rsidence qui, son tour, renforce

    6 Und da er Frieda manchmal rief, mu gar nicht die Bedeutung haben, die man dem gern

    zusprechen mchte, er rief einfach den Namen Frieda wer kennt seine Absichten? da Frieda natrlich eilends kam war ihre Sache und da sie ohne Widerspruch zu ihm zugelassen wurde war Klamms Gte, aber da er sie etwa geradezu gerufen htte, kann man nicht behaupten [Das Schlo, 81]

    7 Ich bleibe hier lngere Zeit und fhle mich schon jetzt ein wenig verlassen, zu den Bauern gehre ich nicht und ins Schlo wohl auch nicht. [Das Schlo, 20]

    8 Sie sind nicht aus dem Schlo, Sie sind nicht aus dem Dorfe, sie sind nichts. [] Klamm soll mit ihnen sprechen, aber er spricht nicht einmal mit Leuten aus dem Dorf. [Das Schlo, 80]

    9 ,Kann man alles hereinlassen, was auf den Gassen herumschleicht? Ich bin der grfliche Landvermesser, sagte K. und suchte sich so vor den noch immer Unsichtbaren zu Verantworten. [Das Schlo, 22]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 6

    cette ngation. Sans doute malgr lui, Heidegger a doublement raison lorsquil

    note que cest partir des lieux seuls que lespace peut tre habit [Heidegger

    1954, 150]. Labsence de place ferme effectivement lespace.

    Mais il y a pire que la ngation de son rle. Cest la situation o il est re-

    connu comme arpenteur mais o cette fonction est dclare inutile10.

    Larpenteur est lespace ce que lhermneute est au texte et ce que lcrivain

    est au monde : il tablit les distinctions, il nonce les directions de lespace

    existentiel, cest--dire, les sens. Sa position est tragique dans un monde qui se

    considre dfini, o le sens est forclos. Il ne peut que se faire le perroquet de

    vieux adages.

    Le lieu assign, le simulacre de sens et le pouvoir des leurres

    Par besoin de lieu, il se peut en effet que larpenteur accepte nimporte

    lequel. Quil se fasse diseur dun espace dj dit. Lerreur revient cder la

    pression des yeux jugeants qui finissent par avoir raison du locuteur. Qui a

    donn une confrence la connat : ce pouvoir absorbant des yeux muets. Cette

    insistance des mots dans la bouche que tu dsespres de ne pouvoir ordonner

    mais dont tu apprhendes le manque. Tu crains larrt du mot-ressource pour

    ressaisir les mangeurs de sens qui te mangeront toi-mme si tu ny prends

    pas garde. Dans la mesure o ils forcent ton dire, le pire est dj arriv.

    Dans le Chteau, K. finit concierge. On confine son activit lcole, lieu

    dont les rsidents sont astreints rpter. Leur place est assigne. Ils bchent

    des cartes obsoltes. Une msaventure similaire arrive Jojo Kowalski, hros

    de Gombrowicz remis sur les bancs de lcole lge de trente ans, et forc

    couter les dblatrations dun matre perroquet au sujet de valeurs fondes

    sur des tautologies idiotes ( nous aimons Jules Slowacki et sommes enthou-

    siasms par sa posie parce que ctait un grand pote ; veuillez prendre note

    de ce sujet [Gombrowicz 1937, 64]).

    10 Sie sind als Landvermesser aufgenommen, wie sie sagen, aber, leider, wir brauchen keinen

    Landvermesser. Es wre nicht die geringste Arbeit fr ihn da. Die Grenzen unserer kleinen Wirtschaft sind abgesteckt, alles ist ordentlich eingetragen, Besitzwechsel kommt kaum vor und kleine Grenz-streitigkeiten regeln wir selbst. Was soll uns also ein Landvermesser? [Das Schlo, 95]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 7

    Larpenteur qui se fait concierge devient membre actif dun simulacre de sens :

    singerie aux rgles dtenues par des tenanciers, laquais, matres dcole et ser-

    veuses en tout genre, fabricants dhirarchies factices et de leurres despoir. Il faut

    parler de ces leurres.

    Le plus saillant dans luvre de Kafka est le fonctionnaire Klamm. Son

    nom laisse peu de doutes : Kafka vivait Prague ; klam , en tchque, veut

    dire leurre. La nature et laspect de Klamm changent sans cesse. Il est diffrent

    dans le village et diffrent lorsquil le quitte ; diffrent lorsquil dort et diffrent

    lorsquil veille ; diffrent seul et diffrent lorsquil te parle. Tout cela change en

    fonction du degr despoir ou de dsespoir dont tu linvestis11. Mais les espoirs

    investis dans Klamm ne peuvent qutre du. Quant ton dsespoir, il de-

    vient grotesque si tu len fais la clause. Car Klamm nest jamais qu mi-chemin

    entre toi et le chteau, entre toi et tes attentes. Il est un leurre. Un personnage-

    rceptacle dans lequel convergent les dceptions, frustrations, explications

    commodes des checs individuels, et enfin loutil par lequel les uns font lchec

    dautrui. Klamm est le contraire du messager car il ne sadresse pas toi,

    dailleurs personne en particulier. Lexclusivit de son attention nest pas un

    secret que tu chris sur le rebord de ta fentre mais la chimre dont on se

    gausse. Klamm appartient tout le monde contre tous. Il est un surmoi collectif

    et mesquin.

    Son pouvoir est immense et nfaste. Il vient de partout. Le matre

    dcole enseigne qu il ny a pas de diffrence entre les paysans et le ch-

    teau 12, car le pouvoir est consubstantiel ceux qui sy soumettent, et Klamm

    est bien engendr par la soumission des villageois au pouvoir du chteau. Sauf

    que le pouvoir exerc de cette manire nest jamais celui du chteau, mais tou-

    jours celui de Klamm. Le voil dot de dsirs, daversions, de colres dont per-

    sonne nest sr mais quil sagit de respecter tout prix. Si personne ne connat

    la volont de Klamm, cest quil veut mme cette incertitude. Et sil ne nous

    11 Er soll ganz anders aussehen, wenn er ins Dorf kommt und anders wenn er es verlsst, an-

    ders ehe er Bier getrunken hat, anders nachher, anders in Wachen, anders im Schlafen, anders allein, anders im Gesprch und, was hienach verstndlich ist, fast grundverschieden oben im Schloss. [] Nun gehen natrlich alle diese Unterschiede auf keine Zauberei zurck, sondern sind sehr begreiflich, entstehen durch die augenblickliche Stimmung, den Grad der Aufregung, die unzhligen Abstufen der Hoffnung oder Verzweiflung, in welcher sich der Zuschauer, der berdies meist nur augenblicksweise Klamm sehen darf, befindet. [Das Schlo, 278]

    12 Zwischen den Bauern und dem Schlo ist kein unterschied. [Das Schlo, 20]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 8

    empche pas dagir dans le sens que nous supposons tre celui de sa volont,

    cest quil souhaite que nous persvrions [Das Schlo, 173, 176, 183]. Dun

    ct, nous avons ceux qui en souffrent. Ceux qui font du sacrifice inutile un

    mode de vie. Des personnes qui ratent leur vie en agissant dune manire quils

    mconsidrent mais dont ils se croient redevables lon ne sait trop bien qui.

    (Nul besoin dun roman de Kafka pour en rencontrer.) De lautre ct, nous

    avons une procession de secrtaires, amantes et messagers de Klamm qui en

    tirent un pouvoir personnel. Mais le produit concret de tout ceci nest quune

    marionnette grotesque promene de par le monde en guise de centre. Il faut

    pourtant passer par elle pour accder au chteau : une tche dautant plus diffi-

    cile que lobstacle est factice. Car on nie laccs la chimre que lon a cre.

    Rien de plus logique, puisque la substance de la chimre est justement dans

    son dni. Les esclaves tremblent devant le spectacle du dfi leur statuette de

    cire. Ils sont ahuris de voir le dtracteur non seulement la pitiner par mgarde

    mais ne pas la reconnatre [Das Schlo, 184]. La violence de leur raction est l

    pour tmoigner du pouvoir du leurre. Lagitation grotesque13 acquiert une ef-

    fectivit, parfois fatale, comme lissue du Procs [Der Proze] ou dans La colonie

    pnitentiaire [In der Strafkolonie] o le simulacre de loi grave sa vrit dans la peau

    du condamn. Dans ce sens, Kafka livre une analyse extraordinaire de la ma-

    nire dont le pouvoir creuse ses sillons obscnes dans la matire mallable de

    lespace.

    La diffrence entre leurre et leurre

    On pourrait objecter que Klamm nest pas plus leurre que le messager

    imprial ou que le lieu de lespoir. Aprs tout, il suscite comme eux une at-

    tente. Il est mme de gnrer une tension existentielle. Un leurre vaut mieux

    que rien ou plutt, comme crit Kafka, une seule chose est plus terrifiante que

    le chant des sirnes : leur silence14. On nexiste pas sans espoir15. Lespace qui

    13 Das lcherliche Gewirre welches unter Umstnden ber die Existenz eines Menschen ent-

    scheidet. [Das Schlo, 102] 14 Nun haben die Sirenen eine noch schrecklichere Waffe als den Gesang, nmlich ihr schwei-

    gen. [Das Schweigen der Sirenen, SE 304]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 9

    en est dpourvu se replie car il ne possde pas de sens, dans tous les sens du

    terme. Nietzsche dailleurs, dirait que lespoir lui-mme est un leurre, au mme

    titre que la morale est un mensonge ncessaire la vie. La question est de sa-

    voir quelle diffrence faire entre leurre et leurre.

    Je dirais que la diffrence revient ce dont on investit le lieu. Il peut tre

    lobjet de lespoir, oui, mais il peut aussi tre charg dun fond pulsionnel im-

    monde de mpris de soi, surgi de la conscience de sa propre lchet16, et qui se

    transforme si facilement en joie devant le malheur dautrui17. Cest alors que le

    chteau devient Klamm. Si le protagoniste lui-mme abandonne lun au profit

    de lautre, il est aval par le territoire dune masse incapable dinventer le lieu.

    Larpenteur devient concierge. Son chec ne tient pas tant en tomber victime

    qu en devenir partie prenante. participer la construction du leurre en en

    faisant son objet desprance. Comme celui qui attend devant la loi et qui re-

    porte lensemble de ses attentes sur le gardien de la premire porte, puis sur les

    puces dans son manteau18.

    Le champ de manuvre rtrcit. La qute mue en une rsistance mes-

    quine dont le mode opratoire est le tripotage puis le sabotage,

    lindiffrenciation, leffacement des limites dans le simulacre de territoire

    bref, un combat contre les dcors de lhyperralit. K., par exemple, sen prend

    ses assistants imposs en niant leur diffrence : Je ne vous vois quavec mes

    propres yeux et avec ceux-ci, je ne peux pas vous distinguer. Pour cela, je vous

    15 Vor ihnen [den Feinden] rettet mich auch jener Ausweg nicht, wie er mich ja wahrschein-

    lich berhaupt nicht rettet, sondern verdirbt, aber eine Hoffnung ist er und ich kann ohne ihn nicht leben. [Der Bau, SE 361]

    16 Man wute, da man selbst die Probe wahrscheinlich nicht besser bestanden htte, aber um so notwendiger war es sich von uns vllig zu trennen; selbst unsere Htte geriet in Verruf und wenn Du Dich prfst wirst Du gestehn, da auch Du beim ersten Eintritt die Berechtigung dieser Verach-tung zu merken glaubtest; spter als wieder Leute manchmal zu uns kamen, rmpften sie die Nase ber ganz belanglose Dinge, etwa darber da die kleine llampe dort ber dem Tisch hing. [Das Schlo, 333]

    17 Und worin siehst Du hier den Einfluss des Schlosses? fragte K. Vorlufig scheint es noch nicht eingegriffen zu haben. Was Du bisher erzhlt hast, war nur gedankenlose ngstlichkeit der Leu-te, Freude am Schaden des Nchsten, unzuverlssige Freundschaft, Dinge, die berall anzutreffen sind. [Das Schlo, 322]

    18 Whrend der vielen Jahre beobachtet der Mann den Trhter fast ununterbrochen. Er ver-gisst die andern Trhter und dieser erste scheint ihm das einzige Hindernis fr den Eintritt in das Gesetz. Er verflucht den unglcklichen Zufall, in den ersten Jahren rcksichtslos und laut, spter, als er alt wird, brummt er nur noch vor sich hin. Er wird kindisch, und, da er in dem jahrelangen Studium des Trhters auch die Flhe in seinem Pelzkragen erkannt hat, bittet er auch die Flhe, ihm zu helfen und den Trhter umzustimmen. [Vor dem Gesetz, SE 132]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 10

    traiterai comme un seul homme et vous appellerai tous les deux Arthur. 19 Il

    crase brutalement leurs tentative de se distinguer [Das Schlo, 35] mais il ne

    sen dbarrasse pas. Les voir ses trousses jusqu sa chambre nuptiale donne

    la mesure de son impuissance. Plus dsolante encore est sa victoire de la cour

    dhtel, o K. outrepasse linterdiction dattendre Klamm. Sa victoire dalors

    est aussi sre que la certitude quil ny a rien de plus absurde, de plus dsespr

    que cette victoire20. Un peu plus tard un cauchemar y fait cho : il est seul dans

    une salle immense, prt en dcoudre mais il ny a plus dadversaire, tout le

    monde est parti, sauf le verre champagne qui gt bris ; K. finit de lcraser21.

    Lorsque le lieu de lespoir se rvle tre un leurre, lespace est dun coup af-

    freusement vide, froid, et nu de sens. Sa tension fondatrice se relche et sa

    persistance formelle accable par son absurdit. Il nest pas de situation plus

    dsole que celle de lhumain soudainement aval par un tel territoire. Lide

    dtre, sans le savoir, en train de sy battre pour une place est la crainte ultime

    de tout tre dot desprance. Dapprendre que tu habites un territoire de chi-

    mres : tant que tu dis on la place de je, ce nest rien et lon peut entendre

    cette histoire, mais ds que tu tavoues que cest toi, te voil clou sur place et

    horrifi 22.

    Cette crainte peut expliquer jusqu la volont de renoncer au je afin

    dchapper son destin. linstar dEduard Raban qui procde un tel refou-

    lement pour chapper aux rails qui conduisent son mariage la campagne.

    Au lieu dy aller, il envisage denvoyer son corps habill23. Ou encore de leurrer

    19 Ich sehe nur mit meinen Augen und mit denen kann ich Euch nicht unterscheiden. Ich

    werde Euch deshalb beide Artur nennen. [Das Schlo, 33]. 20 Er konnte hier auf dem ihm sonst verbotenen Ort warten solange er wolle und habe sich

    diese Freiheit erkmpft wie kaum ein anderer es knnte und niemand drfe ihn anrhren oder vertrei-ben, ja kaum ansprechen aber diese berzeugung war zumindest ebenso stark als gbe es gleich-zeitig nichts Sinnloseres, nichts Verzweifelteres als diese Freiheit, dieses Warten, diese Unverletzlich-keit. [Das Schlo, 169]

    21 K. war allein in einem groen Raum, kampfbereit drehte er sich herum und suchte den Gegner, es war aber niemand mehr da, auch die Gesellschaft hatte sich verlaufen, nur das Champa-gnerglas lag zerbrochen auf der Erde, K. zertrat es vllig. [Das Schlo, 416]

    22 Solange du man sagst an Stelle von ich, ist es nichts und man kann diese Geschichte aufsa-gen, sobald du aber dir eingestehst, dass du selbst es bist, dann wirst du frmlich durchgebohrt und bist entsetzt. [Hochzeitsvorbereitugen auf dem Lande, SE 234]

    23 Ich brauche nicht einmal selbst aufs Land fahren, das ist nicht ntig. Ich schicke meinen angekleideten Krper. [] Die Wagen und Leute auf der Gasse fahren und gehen zgernd auf blan-kem Boden, denn ich trume noch. Kutscher und Spaziergnger sind schchtern und jeden Schritt, den sie vorwrts wollen, erbitten sie von mir, indem sie mich ansehn. [Hochzeitsvorbereitugen auf dem Lande, SE 234]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 11

    le simulacre et faire semblant de sengager sur la route prvue en prenant le

    faux train24.

    Tu nauras jamais franchi

    Sans doute est-ce aussi cette crainte qui explique le nombre doccasions

    manques qui rythment les textes de Kafka. En un sens, le mur qui confine

    protge en mme temps contre pareille dception. Et le message enfin reu

    peut aussi dvoiler linutile dune qute (tel est le cas de la seconde lettre por-

    te par Barnabas). On hsite franchir, briser le cachet, ouvrir la porte. Cest

    laporie du Kairos, qui nourrit ton espoir mais te place aussi devant le choix

    entre deux regrets : celui de ne pas avoir saisi le moment opportun et celui de

    lavoir fait. Car tout dpend dans quel territoire le Kairos sinscrit : lun recle

    du lieu de lesprance, lautre des leurres. Les lois de lunivers kafkaen veulent

    que ton choix te prcipite toujours dans celui dont le regret fait partie.

    Peu avant, jai considr le cas des leurres. Mais les textes de Kafka foi-

    sonnent davantage dinstants cls o le lieu espr se trouve porte de main.

    Il est mme dans la nature de ce lieu de ntre atteignable par le geste adquat

    au moment juste plutt que par des annes deffort25. toi de franchir le seuil,

    dentrer par la bonne porte, de tadresser linterlocuteur que tu cherchais.

    Avec la mme frquence o ils se prsentent, tu ne reconnais pas

    linterlocuteur, tu tenlises dans les non-dits26, et la porte se referme alors

    24 Wenn ich wenigstens, dachte Raban, in einen falschen Zug einsteigen wrde. Dann wrde

    es mir doch scheinen, als sei das Unternehmen schon begonnen, und wenn ich spter, nach Aufkl-rung des Irrtums, zurckfahrend wieder in diese Station kme, dann wre mir schon viel wohler. [Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande, SE 240]

    25 Es scheint hier ja manches daraufhin eingerichtet abzuschrecken, und wenn man neu hier ankommt, scheinen einem die Hindernisse vllig undurchdringlich. Ich will nicht untersuchen, wie es sich damit eigentlich verhlt, vielleicht entspricht der Schein tatschlich der Wirklichkeit, in meiner Stellung fehlt mir der richtige Abstand um das festzustellen, aber merken Sie auf, es ergeben sich dann doch wieder mal Gelegenheiten, die mit der Gesamtlage fast nicht bereinstimmen, Gelegenheiten bei welchen durch ein Wort, durch einen Blick, durch ein Zeichen des Vertrauens mehr erreicht werden kann als durch lebenslange, auszehrende Bemhungen. Freilich stimmen dann diese Gelegenheiten doch wieder insofern mit der Gesamtlage berein, als sie niemals ausgentzt werden. Aber warum werden sie denn nicht ausgentzt, frage ich immer wieder. [Das Schlo, 410]

    26 Wenn wir nur frei gekommen wren und uns angeboten, die alten Verbindungen wieder-aufgenommen htten, ohne auch nur ein Wort ber die Briefgeschichte zu verlieren, es htte gengt, mit Freude htten alle auf die Besprechung der Sache verzichtet, es war ja, neben der Angst, vor Allem die Peinlichkeit der Sache gewesen, weshalb man sich von uns getrennt, einfach um nichts von der

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 12

    quon tannonce quelle tait pour toi seul [Vor dem Gesetz]. Aprs-coup, tu es

    toujours certain davoir eu affaire la bonne porte. Des textes entiers sont

    demble inscrits dans un tel rgime de regret. Ds les premire pages, par

    exemple, la tour du Chteau est compare au clocher de la patrie o K. aurait

    mieux fait daller27. Pourtant le chteau devient son nouveau but. Il y a l une

    mobilit du lieu espr laquelle je reviendrai encore, mais frappante est dabord la

    certitude des personnages quant ce qui aurait d tre fait.

    Il y dautres mcanismes dinfranchissement que la peur simple du leurre.

    Lune delle est lpuisement, cet tat o la conscience davoir atteint le but ne

    suffit plus, o lespoir sest dilu dans lespace, diluant ce dernier son tour, au

    point o le lieu espr perd ses contours et suscite lindiffrence, devenu indis-

    tinct [Das Schloss, 424].

    Un autre mcanisme inclut autrui. On peut lappeler le faux leurre. Il sur-

    vient lorsque tu as touch le lieu espr mais que tu te laisses dissuader dy

    croire28. As-tu vraiment atteint ta vrit ? Ce que tu appelles ta place est-il

    vraiment la place que tu crois tre la tienne ?29 Le surmoi collectif hurle que

    non. Toi, parmi nous tous, tu ne peux pas tre celui qui a touch la loi. Le fait

    mme que tu aies pu le faire prouve quil sagit dun mirage. Linterlocuteur

    prtend forcment tre celui que tu cherches. La vrit est toujours ailleurs.

    Elle ne peut tre ici. Si tu las touche, ce nest pas elle. Et si a ltait, tu

    naurais pu y survivre30. Cest ce quhurle le grand censeur dautant plus fort

    que tu es prs du but, tu le sais. Mais tre conscient du mcanisme ne suffit

    pas, parce quil y a autre chose. Cest toi-mme qui ne peux pas admettre avoir

    Sache hren, nicht von ihr sprechen, nicht an sie denken, in keiner Weise von ihr berhrt werden zu mssen. [Das Schlo, 329]

    27 Er htte vernnftiger gehandelt, wieder einmal die alte Heimat zu besuchen, wo er schon so lange nicht gewesen war. Und er verglich in Gedanken den Kirchturm der Heimat mit dem Turm dort oben. [Das Schlo, 33]

    28 Alle diese Berhrungen sind nur scheinbar, Sie aber halten sie infolge Ihrer Unkenntnis der Verhltnisse fr wirklich [Das Schlo, 115]

    29 Ist es berhaupt Schlodienst, was Barnabas tut, fragen wir dann; gewi er geht in die Kanzleien, aber sind die Kanzleien das eigentliche Schlo? Und selbst wenn Kanzleien zum Schlo gehren, sind es die Kanzleien, welche Barnabas betreten darf? Er kommt in die Kanzleien, aber es ist doch nur ein Teil aller, dann sind Barrieren und hinter ihnen sind noch andere Kanzleien. [Das Schlo, 275]

    30 Ich begreife nicht, wie selbst ein Fremder glauben kann, da wenn er z.B. Sordini anruft, es auch wirklich Sordini ist, der ihm antwortet. Vielmehr ist es wahrscheinlich ein kleiner Registrator einer ganz anderen Abteilung. Dagegen kann es allerdings geschehen, da, wenn man den kleinen Registrator anruft, Sordini selbst die Antwort gibt. Dann freilich ist es besser, man luft vom Telefon weg ehe der erste Laut zu hren ist. [Das Schlo, 117]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 13

    atteint le lieu espr car cela le destituerait. En latteignant, tu en ferais un lieu

    intermdiaire ou un leurre. Si nous imaginons un instant que K. ait atteint le ch-

    teau, par exemple, un autre objet de qute aurait d tre instaur pour mainte-

    nir lesprance fondatrice de lespace. Voici la mobilit du lieu espr que jai vo-

    que plus haut : son destin dtre systmatiquement dpass par lattente dont

    il est investi. Dtre dtruit par ta venue, toi, qui il ne restera jamais que le

    dsir dvorant de voir les choses telles quelles sont avant quelles ne se montrent

    toi31.

    Gnant, ici, est le fait que ce mcanisme te soit inhrent. Sous cet angle

    de vue, tu te sers dautrui pour confiner ton Kairos dans le territoire des

    leurres. Ce qui te distingue de cet autrui devient ds lors la question dun autre

    dpassement de toi.

    Limpossible immdiatet

    Il y a enfin une troisime lecture de linaptitude saisir linstant

    dinflexion : plus spatiale, beaucoup moins psychologique. Une lecture quasi-

    ment physique. Son lment central est le laps de temps qui scoule forc-

    ment entre les dcisions et leur excution, entre le vu et son exaucement,

    entre les actes et leurs effets.

    Cet cart dnude les dcisions de leur sens. Il est responsable des mes-

    sages qui nen ont plus lorsquils atteignent leur destinataire. Il explique pour-

    quoi on dispute encore un problme depuis longtemps dcid32. Il rappelle

    quel point tout acte sinscrit dans un monde qui nappartient jamais entire-

    ment lacteur qui laccomplit. De ce point de vue, le non-franchissement

    nest pas reconduire une complexit du protagoniste mais une loi de la

    nature. Nous sommes dans ce que lcriture de Kafka a de plus profondment

    scientifique. 31 Immer, lieber Herr, habe ich eine so qulende Lust, die Dinge so zu sehn, wie sie sich ge-

    ben mgen, ehe sie sich mir zeigen. Sie sind da wohl schn und ruhig. Es mu so sein, denn ich hre oft Leute in dieser Weise von ihnen reden. [Beschreibung eines Kampfes, SE 218]

    32 Nun sind wie gesagt gerade diese Entscheidungen meistens vortrefflich, strend ist an ih-nen nur, da man, wie es gewhnlich die Sache mit sich bringt, von diesen Entscheidungen zu spt erfhrt und daher inzwischen ber lngst entschiedene Angelegenheit noch immer leidenschaftlich bert. [Das Schlo, 110]. Schlachten unserer ltesten Geschichte werden jetzt erst geschlagen und mit glhendem Gesicht fllt der Nachbar mit der Nachricht dir ins Haus. [Beim Bau der Chinesischen Mau-er, SE 296-297]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 14

    premire vue, tout ceci ne peut susciter que du dsespoir, une convic-

    tion intime du protagoniste que, quoi quil entreprenne, lissue sera la mme

    [Das Schlo, 187]. Mais une fois de plus, Kafka passe matre dans lart de trans-

    figurer labsurde en paradoxe. Plus tu avances, bien sr, plus tu perois quel

    point lespace est plein, surplein de soi, quel point le but sloigne au lieu de

    se rapprocher. Comme si chaque distance franchie rvlait la vraie distance

    franchir. Plus tu en sais, plus elle crot. La diffrance constante loigne les

    choses de toi33. Pourtant tu avances, les choses se font. la fin, le voyageur

    se retourne et stonne linstar du grand-pre dans la nouvelle Das nchste

    Dorf, ahuri de laudace du jeun-homme qui simaginait atteindre ne serait-ce

    que le prochain village. Ainsi, mme si linfini dfie la cognition34, le parcours

    accompli devient un fait. Il tappartient. Le chemin parcouru est la trace ind-

    lbile de ton espoir.

    Le territoire organique

    Ce que jai dit jusquici pourrait laisser entendre que lespace se rduit

    une construction solipsiste, une structuration de lespoir selon ses propres

    rgles. Il tait ncessaire de tirer les traits dans ce sens en dbut du texte pour

    sortir Kafka dun ventuel confinement dans la nvrose. Je maintiens dailleurs

    que la ncessit ontologique de lespace kafkaen renvoie un besoin de dire

    lesprance. Mais il faut lui reconnatre une paisseur historique, une altrit dis-

    tincte de son arpenteur et une capacit de rsistance propre. Le chteau, par

    exemple, est compar un reclus austre qui aurait perc le toit de sa maison

    pour se montrer au monde.35 Lespace et les lieux kafkaens sont bien de

    lordre du vivant. Lesprance naurait pas de sens sil en tait autrement, tout ce

    qui te porte en dehors de toi possde forcment une existence propre. Lautre

    ne peut taccueillir que si tu le reconnais comme sujet. Les lieux kafkaens sont

    33 Derrida [1968, 1-29]. 34 Die Grenzen, die meine Denkfhigkeit mir setzt, sind ja eng genug, das Gebiet aber, das

    hier zu durchlaufen wre, ist das Endlose. [Beim Bau der Chinesischen Mauer, SE 293] 35 Es war wie wenn irgendein trbseliger Hausbewohner, der gerechter Weise im entlegensten

    Zimmer des Hauses sich htte eingesperrt halten sollen, das Dach durchbrochen und sich erhoben htte, um sich der Welt zu zeigen [Das Schlo, 18]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 15

    de tels sujets, dots dune conscience et souvent dune volont contraire celle

    du protagoniste.

    Ici, il ne faut pas comprendre sujet dans un sens anthropomorphique

    ou thique du terme. Il arrive bien sr que lespoir sincarne dans une per-

    sonne : Klamm ou le gardien de la porte de la loi pour ce qui est des leurres ;

    ou encore la fille du chteau , madone thre, incarnation de linaccessible

    pur qui sinterdit avant de ltre par autrui36. Mais de tels sujets humains nont

    pas le monopole de la vie car tout lunivers de Kafka vibre de contenu. Tout

    semble organique. Il y a une continuit entre lhumain et le minral qui permet

    de penser la continuit du monde. Rien nest dpourvu du pouvoir dhabiter.

    Il y a dabord la figure rcurrente de lanimal. Souvent, le protagoniste lui-

    mme sy incarne. Cela lui permet dchapper au confinement du rle humain :

    le bureaucrate, le juge, le jug [cf. Deleuze/Guattari, chap. 2]. Lirrationalit de

    lesprance animale procure un avantage de ce point de vue. Les btes progres-

    sent de manire instinctive. Elles ne peuvent tre territorialiss dans un sch-

    ma. Ou comme dirait Gombrowicz, il est difficile de leur fabriquer une gueule.

    Voil qui explique peut-tre leur talent trouver si facilement le lieu qui a sens

    pour eux (un sens qui consiste souvent se cacher, mais l est une autre ques-

    tion)37. Lanimal est un sujet tout fait crdible.

    Mais l o Kafka participe vraiment la transformation profonde de la

    pense entame par lexpressionisme, cest dans sa manire de rendre compte

    de lorganicit des structures sociales et techniques. En dautres mots, de

    lorganicit de tout territoire. Lappareil bureaucratique nest pas un sujet aussi

    central, chez Kafka, que le voudraient daucuns lecteurs, mais il en est un par-

    fait exemple. Il est un territoire parce quil est capable de tout subsumer, de

    tout placer sur sa carte. Lappareil bureaucratique est totalitaire (ici Kafka est

    moins prophte que fin analyste) car rien ni personne nest en-dehors de sa

    logique. Les lments non-inclus sont l pour tre intgrs, raison pour la-

    quelle il a une tendance naturelle crotre. Rien que par cela, il rpond une

    premire dfinition du vivant. Mais il est surtout organique parce quil souffre,

    36 Wer bist du? fragte K. Wegwerfend, es war undeutlich ob die Verchtlichkeit K. oder ihrer

    eigenen Antwort galt sagte sie: Ein Mdchen aus dem Schloss. [Das Schlo, 25] 37 c.f. Animals are skilled at what the psychologist calls place-learning. They can find their way

    to significant places. An important kind of place, made intelligible by the ecological approach to visual perception, is a place that affords concealment, a hiding place. [Gibson 1979]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 16

    et parce quil prend des dcisions dont personne dautre nest le porteur38.

    Nous avons une autonomie des systmes matriels dcrite par lcole marxiste.

    Sauf que la matire ninclut pas le vivant, ici. Chez Kafka, cest le vivant qui

    inclut la matire. Le striage39 fonctionnel de lespace a une nature profond-

    ment organique. Nous lentendons crier lorsquil est travers de biais. Il fa-

    brique des sons, il est capable de se dire soi-mme. Comme dans lpisode du

    tlphone, o K. dcroche le combin pour parler au chteau. Lobjet lui-

    mme est son interlocuteur et ce quil entend est comme un bourdonnement

    dinnombrables voix denfants, un chant de voix lointaines formant une seule

    voix aigu et abstraite, qui frappe contre loreille comme si elle cherchait p-

    ntrer plus au fond que dans la misrable oue40. On aura dj entendu ce

    bourdonnement : celui des enfants en compagnie du matre dcole en dbut

    du roman, tellement rapide quil en devient incomprhensible. Il revient dans

    Le procs, lorsque Josef K. traverse le couloir du peintre du tribunal (Gerichtsma-

    ler), entour du rire des fillettes dpraves41. On lentendra une fois de plus

    sous la forme dun sifflement menaant dans La Construction [Der Bau]. Dans le

    cas du Chteau [Das Schlo, 116], ce bruit savrera tre le rsultat dune com-

    munication ininterrompue entre les divers locuteurs de ladministration, dont

    la parole ne prend sens que dans le bourdonnement dtermin par la topologie

    du rseau. Isolment, ces locuteurs ne disent rien. Les subordonns et les su-

    perordonns quelle met en relation ne sont que les piphnomnes de la

    structure42. Le rseau nest pas le mdium mais le sujet de la parole.

    38 Es ist als htte der behrdliche Apparat die Spannung, die jahrelange Aufreizung durch die

    gleiche vielleicht an sich geringfgige Angelegenheit nicht mehr ertragen und aus sich selbst heraus ohne Mithilfe der Beamten die Entscheidung getroffen. [Das Schlo, 110]

    39 Pour la diffrence entre espace lisse et espace stri, voir Deleuze/Guattari 1980. 40 Es war wie wenn sich aus dem Summen zahlloser kindlicher Stimmen aber auch dieses

    Summen war keines, sondern war Gesang fernster, allerfernster Stimmen wie wenn sich aus diesem Summen in einer geradezu unmglichen Weise eine einzige hohe aber starke Stimme bilde, die an das Ohr schlug so wie wenn sie fordere tiefer einzudringen als nur in das armselige Gehr. [Das Schlo, 36]

    41 Das Mdchen, ein kaum dreizehnjhriges etwas buckliges Mdchen, stie ihn darauf mit dem Elbogen an und sah von der Seite zu ihm auf. Weder ihre Jugend noch ihr Krperfehler hatte verhindern knnen, da sie schon ganz verdorben war. Sie lchelte nicht einmal sondern sah K. ernst mit scharfem aufforderndem Blicke an. [] Alle Gesichter wie auch diese Spalierbildung stellten eine Mischung von Kindlichkeit und Verworfenheit dar. [Der Process, Advokat / Fabrikant / Maler]

    42 Le mme principe apparat dans le rapport entre les protagonistes du mur de Chine: Viel-mehr bestand die Fhrerschaft wohl seit jeher und der Beschlu des Mauerbaues gleichfalls. Unschul-dige Nordvlker, die glaubten, ihn verursacht zu haben, verehrungswrdiger, unschuldiger Kaiser, der

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 17

    Le sentiment dune inquitante tranget nat cette ide dans qui a grandi

    avec les premires connections internet et qui se souvient du bruit de con-

    nexion de modem. (Le tlphone est un appareil relativement rcent

    lpoque de Kafka, et produit probablement un effet similaire). Le rseau a son

    chant propre, son propre projet. Au moment de la connexion, tu sens quil y a

    quelque chose attendre de cet espace, quelque chose de plus que la simple

    somme de ses usagers. Il porte un message ton attention. Nous revenons au

    motif de lesprance pour apprendre que son objet nest pas ncessairement

    positif , nous ne sommes pas chez Kafka, dans lhorizon de la bont divine

    (cest dailleurs l quchouent les lectures thologiques de son uvre).

    Lattente absolue ne converge pas vers une valeur dusage ou vers une valeur

    thique. Son chant est plutt charg dun contenu rotique, violent, pervers,

    difforme, cest lcho dun magma pulsionnel, dune volont organique ltat

    brut. Il rappelle la permanence de la menace, laltrit absolue du grand Autre

    qui vient te chercher dans ton territoire qui, la fin, savre toujours tre le sien.

    Je reviendrai encore cette territorialisation dfinitive.

    Pour clarifier la relation entre le territoire organique du grand Autre et le sujet

    esprant, celui-ci peut tre considr comme llment dans lequel se dploie ce-

    lui-l. Je maintiens quil ne le prcde pas, mais lui est consubstantiel, juste-

    ment en tant que vivant. De par cette continuit, parce que lui-mme corps, il

    afflige le corps. Il le traverse comme un mdium de transmission et mortifie le

    noyau existentiel du sujet. Il nest pas vivant en tant quobjet ou sujet

    dempathie. Il est vivant en tant quil effraie. Mais la mortification nest que le

    paroxysme de lexaltation. Leffroi un mode de confrontation procurant la sen-

    sation corporelle de lesprance.

    Dpasser les bornes

    Au mme titre que le territoire organique donne la possibilit de sentir

    lesprance mme le corps, il offre aussi des aussi bornes dpasser corpo-

    relles, mme prenant souvent la forme de corps humains.

    glaubte, er htte ihn angeordnet. Wir vom Mauerbau wissen es anders und schweigen. [Beim Bau der Chinesischen Mauer, SE 294]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 18

    Le plus grand triomphe de K. est dans un souvenir de jeunesse : il

    grimpe sur le mur du cimetire et prend ainsi brivement possession du terri-

    toire inviolable de la mort. Il en est chass linstant daprs par un matre

    dcole [Das Schlo, 50]. Les enfants, en gnral, comme les animaux, bnfi-

    cient dun accs facilit linaccessible [Das Schlo, 223-238]. Ils nont pas en-

    core intgr la carte du simulacre dans leur surmoi spatial. Malheureusement,

    ils grandissent, et tout ce quils tirent de leur transgression est un souvenir. Ou

    plutt heureusement, car lespoir ne peut tre confin dans limmaturit et que

    le souvenir de transgression est ce dans quoi ils puisent lespoir dont ils char-

    geront plus tard lespace. K. rencontre nouveau loccasion de transgresser

    lorsquil pntre dans la chambre du fonctionnaire Brgel. Lpuisement que jai

    voqu plus haut le libre des bornes du simulacre mais le rend aussi incapable

    de saisir la chance. Retrouver laisance infantile dans linconscience est une

    dmarche plausible mais peu sre.

    Les personnages fminins semblent mieux conserver leur capacit de

    transgression, non seulement titre personnel mais aussi comme guides. Elles

    connaissent les passages secrets entre les espaces : trous de serrure, portes ar-

    rire, chambres intimes [Das Schlo, 60, 391, 491]. Elles ont une attraction na-

    turelle pour la transgression et un savoir-faire acquis en fonction de leur dsir.

    Mais lattraction des leurres est dautant plus puissante sur elles. Laccs

    quelles procurent se rvle souvent tre un pige. Et lorsquelles transgressent

    vraiment, leurs proches expient leurs fautes : celle dAmalia dans le Das Schlo

    ou celle de la sur de K. dans Der Schlag ans Hoftor. Non pas quelles ne sau-

    raient sortir du simulacre mais parce que leurs complices ne peuvent pas adop-

    ter le mme mode de transgression. ce titre, elles font courir le risque dj

    voqu de plonger plus loin, de se retrouver au pige dans les dcors de

    lhyperralit. Elles induisent la mme hsitation. Et cela aussi parce quelles

    sont autant porteuses dinterdits que de dsirs, dont lun se conjugue facile-

    ment dans lautre, en fonction de leur position dans la vie et ltat davancement

    du rcit. Si la sollicitude des hommes savre comme un moyen particulire-

    ment efficace de vous confiner dans le simulacre, le dsir des femmes repr-

    sente un pouvoir encore plus redoutable de vous transformer en leurre. ga-

    lement leurs dpens.

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 19

    Car les personnages fminins ont cela de particulier quelles ne sont pas

    seulement des sujets mais souvent aussi des objets de la transgression, juste-

    ment en tant que corps. Le cot est un acte de dpassement de bornes, surtout

    lorsque la femme concerne est une amante du fonctionnaire Klamm. Il

    semble possible de possder le territoire travers une femme, et cela jusquau

    point de renverser lordre du rcit. Le chteau lui-mme peut devenir le sym-

    bole dune amante inaccessible43. Mais il faut faire attention. Comme nous

    lavons vu plus haut, le rapport du lecteur aux textes de Kafka doit tre conu

    dune manire isomorphe au rapport de ses personnages leur monde, et la

    perche tendue ici est bien de lordre des leurres. Il ne faut pas succomber la

    tentation de voir dans le chteau qui est en fait une femme la cl de lecture

    cherche. Le pige est comparable celui du pre quidentifient Deleuze et

    Guattari [1970, chap. 2] : titre psychanalytique, la figure est sduisante. Mais

    il est peu intressant de voir le schma du pre dans le territoire alors que tant

    peut tre appris en lisant le schma du territoire dans le pre. Il serait pareille-

    ment trompeur de reconduire linaccessibilit des lieux esprs une hypoth-

    tique frustration du dsir sexuel de lauteur (sa biographie comporte dailleurs

    suffisamment de femmes conquises pour exclure cette hypothse). Le terri-

    toire kafkaen nincarne pas les femmes, elles incarnent le territoire de

    lesprance et donnent la possibilit matrielle de transgresser les bornes. Cest

    la transgression qui importe.

    Ici, dans une perspective fministe, on pourrait lui reprocher

    dinstrumentaliser la figure de la femme. Partiellement raison, mais il faut

    admettre que cest l une faute de got plutt frquente dans lhistoire de la

    littrature. Il est surtout impossible daffirmer que ses personnages fminins

    seraient dpourvus de subjectivit. Elles sont au contraire au plus proche dun

    hrosme de la transgression envers et contre tout, et possdent le sens le plus

    aigu de la justice. En tant que femmes, elles incarnent aussi le dfi quil y a

    saffirmer comme sujets de lesprance face un processus de confinement

    dans le rle de leurres et dobjets de dsir. Une fois de plus, nous avons affaire

    43 Ich hrte einmal von einem jungen Mann, der beschftigte sich mit den Gedanken an Das

    Schlo bei Tag und Nacht, alles andere vernachlssigte er, man frchtete fr seinen Alltagsverstand, weil sein ganzer Verstand oben im Schloss war, schliesslich aber stellte es sich heraus, dass er nicht eigentlich Das Schlo, sondern nur die Tochter einer Aufwaschfrau in den Kanzleien gemeint hatte, die bekam er nun allerdings uns dann war wieder alles gut. [Das Schlo, 324]

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 20

    des figures marquant la diffrence entre la conqute dune place dans le si-

    mulacre de sens, et la conqute dun itinraire dans le territoire de lesprance.

    Le dpassement des bornes ne peut tre accompli qu titre individuel. Il ne

    consiste pas abattre les dcors de lhyperralit mais construire son propre

    territoire.

    La rinscription brutale dans lhorizon de la mort

    Un temps limit est pourtant dvolu cette construction, et un temps

    plus limit encore ton itinraire. Le territoire organique possde sa vie propre

    et un jour o lautre, celle-ci supplante la tienne. La dernire nouvelle de Kaf-

    ka, compose Berlin-Stegliz entre 1923 et 1924, relate lobsession dun ani-

    mal prdateur, auteur de luvre dune vie creuse coups de front jusquau

    sang dans les entrailles de la terre : Der Bau. Lentre en matire est lente, car-

    rment insupportable. On creuse, comme le protagoniste, un rseau de han-

    tises dans llment. Faut-il rpartir les provisions dans les centaines de cou-

    loirs ? Il est alors cruel de ne pouvoir en jouir. Non, il est mieux de les empi-

    ler dans le dlicieux, lenivrant Burgplatz. Sasseoir sur le monceau de chair. Se

    fliciter de soi, de son uvre. Mais lexposer ainsi la convoitise des ennemis ?

    Son odeur les guidera peut-tre travers le ddale jusquau centre. Et sil est

    conquis, il ne restera rien.

    Le pire ennemi reste la hantise de lerreur. Peut-tre du leurre. De la

    force extrieure qui remettrait tout en question, de manire dfinitive. La cons-

    truction aurait d tre entame ailleurs, cest sr, elle contient des erreurs

    comme il y a des erreurs en tout dont il nexiste quun exemplaire [SE 363].

    Lanimal quitte ses galeries comme sil fallait prendre de la distance par rapport

    soi-mme [SE 367]. Comme si cet effort seul permettait de lextraire dun

    processus de territorialisation invisible. Mais il est tout de suite pris dangoisse

    de rentrer lintrieur, de trahir lentre. Cest le paroxysme de lhsitation car

    il sait quil se trouve devant le lieu juste, mais nest pas sr du moment juste.

    La tension le rend fou, il ne franchit le seuil que lorsquelle devient insuppor-

    table. Il retrouve son territoire.

    Mais de retour lintrieur, il entend un sifflement peine audible (ein

    kaum hrbares Zischen). Ce sifflement que nous avons entendu dans le tlphone

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 21

    et dans le couloir du peintre. Lanimal en cherche lorigine. Il creuse, il dtruit

    son difice la recherche de petits dfauts, dune multitude de cratures mi-

    neures qui perturberaient lordre. Mais lorigine du bruit nest pas localisable :

    elle ne possde pas de prise par laquelle il serait possible dagir sur elle44. la

    fin du rcit, on comprend quil na jamais t dupe de la vritable origine du

    problme : il est inutile de se mentir, le sifflement ne vient que dun seul ani-

    mal. Bien sr, lomniprsence du bruit contredit cette hypothse mais seule-

    ment parce que de laccepter te force reconnatre linfinie dangerosit de

    lautre45. Tu lentends daussi loin car il travaille avec fureur, constamment

    parce quil est sans relche, il traverse la terre comme un promeneur et tu nes

    mme pas un but pour lui, il ne te connat pas. Comme Frieda et Klamm, vous

    ne partagez pas le mme territoire, il se trouve que tu es dans le sien. Il

    sapproche. Depuis que tu lentends, il a dj fait plusieurs tours de ton uvre.

    Le protagoniste kafkaen existe en btissant un territoire qui lui chappe

    sans cesse. Il est aux prises avec des territoires du simulacre, avec les territoires

    des autres. Mais cette fois, il est assign au lieu une dernire fois : dans

    lhorizon de la mort, celle dont le processus de territorialisation na que faire

    du protagoniste. La mort ne conquiert aucun territoire, elle largit le sien. Ce

    nest dailleurs pas le creusement, mais la respiration de lautre animal qui pro-

    duit le puissant sifflement. Cest Kafka lui-mme qui a du mal respirer et qui

    entend son propre souffle46. Son corps crateur est transform par le corps

    44 Cest la forme existentielle de la prise (handle) dont parle Gibson [1977, 133]. 45 Ich halte tatschlich dabei zu glauben es ist zwecklos, sich das selbst abzuleugnen das

    Zischen stamme von einem Tier und zwar nicht von vielen und kleinen, sondern von einem einzigen groen. Es spricht manches dagegen. Da das Gerusch berall zu hren ist und immer in gleicher Strke, und berdies regelmig bei Tag und Nacht. Gewi, zuerst mte man eher dazu neigen, viele kleine Tiere anzunehmen, da ich sie aber bei meinen Grabungen htte finden mssen und nichts ge-funden habe, bleibt nur die Annahme der Existenz des groen Tieres, zumal das, was der Annahme zu widersprechen scheint, blo Dinge sind, welche das Tier nicht unmglich, sondern nur ber alle Vorstellbarkeit hinaus gefhrlich machen. Nur deshalb habe ich mich gegen die Annahme gewehrt. Ich lasse von dieser Selbsttuschung ab. Schon lange spiele ich mit dem Gedanken, da es deshalb selbst auf groe Entfernung hin zu hren ist, weil es rasend arbeitet, es grbt sich so schnell durch die Erde, wie ein Spaziergnger im freien Gange geht, die Erde zittert bei seinem Graben, auch wenn es schon vorber ist, dieses Nachzittern und das Gerusch der Arbeit selbst vereinigen sich in der gro-en Entfernung und ich, der ich nur das letzte Verebben des Gerusches hre, hre es berall gleich. Dabei wirkt mit, da das Tier nicht auf mich zugeht, darum ndert sich das Gerusch nicht, es liegt vielmehr ein Plan vor, dessen Sinn ich nicht durchschaue, ich nehme nur an, da das Tier, wobei ich gar nicht behaupten will, da es von mir wei, mich einkreist, wohl einige Kreise hat es schon um meinen Bau gezogen, seit ich es beobachte. [Der Bau, SE 383]

    46 Wahrscheinlich bohrt es mit einem einzigen mchtigen Sto den Rssel in die Erde und reit ein groes Stck heraus, whrend dieser Zeit hre ich nichts, das ist die Pause, dann aber zieht es

  • Andr Ourednik Kafka et les territoires de lesprance 22

    mourant. Il devient ce corps pour ntre plus que lui. La voix du territoire or-

    ganique na pas dorigine, cest la voix de laltrit absolue qui, en fin de

    compte, finit par vivre sa propre vie.

    La tuberculose atteint le larynx de Kafka. Sa voix steint. Il angoisse

    lide de ne pas avoir fait assez. Il espre que son uvre reste labri de

    lattaque, mieux, quelle seffondre sur la mort47, quelle dvore le temps exg-

    tique qui tentera de la dvorer elle. Malgr ses doutes, son uvre y parviendra.

    Y compris avec lespace dans lequel je viens de linscrire dans ces quelques

    pages. Car chaque fois que les murailles de Chine accomplissent un tour com-

    plet, elles deviennent les fondations des tours de Babel.48

    wieder Luft ein zum neuen Sto. Dieses Einziehen der Luft, das ein die Erde erschtternder Lrm sein mu, nicht nur wegen der Kraft des Tieres, sondern auch wegen seiner Eile, seines Arbeitseifers, diesen Lrm hre ich dann als leises Zischen. [Der Bau, SE 384]

    47 Htte ich doch wenigstens die wichtigsten Plne meines Jnglings- und frhen Mannesal-ters ausgefhrt oder vielmehr, htte ich die Kraft gehabt, sie auszufhren, denn an dem Willen hat es nicht gefehlt. [SE 377]. Es mte vor allem Vorsorge dafr getroffen sein, da einzelne Teile des Baues, und mglichst viele einzelne Teile, wenn sie von jemandem angegriffen werden, durch Erdver-schttungen, die in krzester Zeit erzielbar sein mten, von den weniger gefhrdeten Teilen getrennt werden und zwar durch solche Erdmassen, und derart wirkungsvoll getrennt werden knnten, da der Angreifer gar nicht ahnte, da dahinter erst der eigentliche Bau ist. Noch mehr, diese Erdverschttun-gen mten geeignet sein, nicht nur den Bau zu verbergen, sondern auch den Angreifer zu begraben. [Der Bau, SE 384]

    48 Er behauptete, erst die groe Mauer werde zum erstemal in der Menschenzeit ein sicheres Fundament fr einen neuen Babelturm schaffen. [] Die Mauer, die doch nicht einmal einen Kreis, sondern nur eine Art Viertel- oder Halbkreis bildete, sollte das Fundament eines Turmes abgeben? [Beim Bau der Chinesischen Mauer, SE 292]

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    Lespace comme produit de lespranceLa reconnaissance : recherche dune placeLe lieu assign, le simulacre de sens et le pouvoir des leurresLa diffrence entre leurre et leurreTu nauras jamais franchiLimpossible immdiatetLe territoire organiqueDpasser les bornesLa rinscription brutale dans lhorizon de la mortBibliographie