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APPENDICE A LA (( DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE 11 DE L'USAGE RÉGULATEUR DES IDÉES DE LA RAISON PURE L'issue de toutes les tentatives dialeél:iques de la raison pure ne confirme pas seulement ce que nous avons déjà prouvé dans l' ((Analytique ttanJ-

Kant - Critique de la raison pure. A707-B732 à

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(Oeuvres II, Gallimard, 1985)

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APPENDICE A LA (( DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE 11

DE L'USAGE RÉGULATEUR DES IDÉES DE LA RAISON PURE

L'issue de toutes les tentatives dialeél:iques de la raison pure ne confirme pas seulement ce que nous avons déjà prouvé dans l' ((Analytique ttanJ-

Diale/Jifjlll lransçent/antale 1 2.4 7

cen ~antale », à savoir que tous ceux de nos raison­nements qui veulent nous conduire hors du champ de l'expérience possible sont fallacieux et sans fondement; mais elle nous enseigne aussi cette particularité, que la raison humaine a un penchant naturel à dépasser ces limites, et que les idées transcendantales lui sont tout aussi naturelles que les catégories à l'entendement, avec cette diffé-rence seulement que, tandis que les dernières conduisent à la vérité, c'e~-à-dire à l'accord de nos concepts avec l'objet, les premières ne pro- 111,4•7

duisent qu'une apparence, mais une apparence inévitable, qu'on peut à peine, à l'aide de la cri-tique la plus risoureuse, empêcher de nous abuser.

ïout ce qw e~ fondé dans la nature de nos facultés doit être approprié à une fin et s'accorder avec leur légitime usage, pour peu que nous puis­sions éviter un certain[ A 6-IJ/B 6JI] malentendu, et trouver la direaion propre de ces facultés1• Les idées transcendantales auront donc, suivant toute présomption, leur bon usage et conséquemment leur usage immanent, bien que, si leur sens ~ méconnu et qu'c;Jies sont prisc:s pour des cc;mcepts de choses effeaives, elles pwssent deverur alors transcendantes dans l'application et par là même trompeuses. En effet, ce n'~ pas l'tdée en elle­même, mais seulement son usage qui peut être, par rapport à l'ensemble de l'expérience possible, transçeniJant ou immanent, suivant que l'on applique cette idée ou bien direB:ement à un objet aw ~ censé lui correspondre, ou bien seulement à 1 usage de l'entendement en général par rapport aux objets auxquels il a affaire; et tous les vices de subreption doivent toujours être attribués à un défaut de jugement, jamais à l'entendement ou à la raison.

La raison ne se rapporte jamais direB:ement à un objet, mais simplement à l'entendement, et, par l"intermédiaire de l'entendement, à son propre usage empirique. Elle ne çrée donc pas de concepts (d'objets), mais elle les ordonne seUlement et leur donne cette unité q_u'ils peuvent avoir dans leur plus grande extenston possible, c•e~-à-dire par

Ill, •••

Critique Je la railon p~~re

rapport à la totalité des séries, à laquelle ne viac nullement l'entendement, qui s'occupe unique. ment de l'enchaînement par lequel sont partout connituées, suivant des concepts, des séri11 de conditions. La raison n'a [A 6<~<~/B 672] donc proprement pour objet que l'entendement et son emploi conforme à une fin; et, de même que celui-ci relie par des concepts le divers dans l'objet, celle-là de son côté relie par des idées le divers des concepts, en fixant une certaine unité colleéHve pour but aux afres de 1 'entendement qui sans cela se borneraient à l'unité diftributive:

Je soutiens donc que les idées transcendantales n'ont jamais d'usage conrututif, comme si des concepts de certains objets étaient donnés par là et que, dans le cas où on les entend ainsi, elles n~ sont que des concepts so,phiftiques (dialeét:i.ques). Mais elles ont au contraire un usage régufateur excellent et indispensablement nécessaire, celui de diriger l'entendement vers un certain but dans la perspeél:ive duquel les lignes direéb:ices de toutes ses règles convergent en un point qui, bien qu'il ne soit qu'une idée (Jotm imaginarim), c'eft-à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent pas réellement, puisqu'il se situe tout à fait en dehors des limites de l'expérience possible, sert cependant à leur fournir la plus grande unité avec la plus grande extension. Or, il en résulte bien pour nous une illusion telle que ces lignes semblent partir d'un objet même qui serait·placé en dehors du champ de la connaissance empuiquement pos­sible (de même que les objets sont vus derrière la surface du miroir); mais cette illusion (qu'on peut cependant empêcher de nous tromper) rt'en dt pas moins [A 6-11/B 67Jl inévitablement néces­saire, lorsque, outre les objets qui sont devant nos yeux, nous voulons voir en même temps ceux qui sont loin derrière nous, c'eft-à-dire, dans le cas présent, quand nous voulons pousser l'entende­ment au-delà de toute expérience donnée (faisant partie du tout de l'expérience possible) et le dresser ainsi à prendre l'extension la plus grande et la plus extrême possible.

Ditzltfli(jllt transmulantale 1 .149

Si nous jetons un coup d'œil sur tout l'ensemble de nos connaissances d'entendement, nous trou-vons que ce ~ui eft à la disposition propre de la raison, et quelle cherche à y réahser, c'eft le r~f1éma1ÎfJIIt de la connaissance, c'eft-à-dire sa llaison urée d'un principe. Cette unité de la raison présuepose toujours une idée, je veux dire celle ae la forme d'un tout de la connaissance qui pré-cède la connaissance déterminée des parties et contient 1~ conditions nécessaires pour déterminer a priori à chaque partie sa place et son rapport avec les autres. Cette idée poftule donc une unité intégrale de la connaissance de l'entendement, qui ne fasse pas seulement de cette connaissance un agrégat accidentel, mais un syftème lié suivant des lois nécessaires1• On ne peut pas dire propre-ment que cette idée soit le concept d'un objet, mais bien celui de la complète unité de ces concepts, en tant qu'elle sert de règle à l'entendement. Ces sortes de concepts rationnels ne sont pas tirés de la nature; nous interrogeons plutôt la nature d'après ces idées, et nous tenons notre connais-sance pour défeébleuse, tant qu'elle[ A 646/B 67-1} ne leur eft pas adéquate&. On avoue qu'il se trouve difficilement de la len-t p~~re, de l'tati p~~re, de l'air p~~r, etc.; pourtant on a besoin des concepts de ces choses (lesquels J>ar conséquent, en ce qui concerne la pureté paifaite, n'ont leur origine que m .... , dans la raison), afin de déterminer exaél:ement la part qui revient à chacune de ces causes naturelles dans le phénomène. C'eft ainsi que l'on réduit toutes les matières aux terres (en quelque sorte le simple poids), aux sels et aux subftances combus-tiblës (q.ui sont comme la force), et enfin à l'eau et à l'au comme à des véhicules (comme à des machines au moyen desquelles agissent les élé­ments précédents), afin d'expliquer les aéë.ons chimiques des matières entre elles suivant l'idée d'un mécanismel. En effet, bien que l'on ne s'exprime pas réellement ainsi, cependant une telle influence de la raison sur les div1sions des physi-ciens eft très facile à apercevoir.

Si la raison eft un pouvoir de dériver le parti-

1 z. 5o Critique de la raison pure

culier du général, alors de deux choses l'une : ou bien le général e§t déjà certain en soi et donné· dans ce cas il n'exige que la faculté de juger poU: faire la subsomption, et le particulier e§t par là même déterminé nécessairement. C'e§t ce que j'appellerai l'usa~e apodiétique de la raison. Ou bien le général n e§t admis que d'une manière pro­blématique et il n'e§t qu'une simple idée; le parti­culier e§t certain, mais l'universalité de la règle qui mène à cette conséquence e§t encore un problèmel: on confronte alors à la règle plusieurs cas parti­culiers, qui tous sont certains, afin de voir s'tls en découlent, et dans ce cas, s'il y a apparence que tous les cas particuliers qu'on peut [A 647/B 671] donner en dérivent, on conclut à l'universalité de la règle, puis de celle-ci à tous les cas qui ne sont pas donnés en eux-mêmes. C'e§t ce que je nommerai l'usage hypothétique de la raison.

L'usa~e hypothétique de la raison, qui se fonde sur des Idées admises à titre de concepts problé­matiques, n'e§t proprement pas conf1itutif; Je veux dire qu'il n'e§t pas de telle nature qu'à juger en toute rigueur on en puisse déduire la vérité de la règle générale prise pour hypothèse. En effet, comment veut-on avoir connaissance de toutes les conséquences possibles, qui, dérivant du même principe qu'on a admis, en prouvent l'universalité? Cet usage n'e§t donc que régulateur, c'e§l:-à-dire ~u'il sert à mettre, autant qu'il e§t possible, de 1 unité dans les connaissances particulières et à rapprocher ainsi la rèsle de l'universalité.

L'usage hypothéttq_ue de la raison tend donc vers l'unité sy§témattque des connaissances de l'entendement, et cette unité e§t la pierre de to11che de la vérité des règles. Réciproquement l'unité sy§tématique (comme simple idée) n'e~ qu'une unité projetée, que l'on ne doit pas considérer comme donnée, mais seulement comme l?roblème, et qui sert à trouver un principe au divers et à

ru, 45o l'usage particulier de l'entendement, et par là à diriger cet usage vers les cas qui ne sont pas donnés, et ainsi à le rendre suivi. [A 648/B 676} Mais on voit par là seulement

Dialetlique transmuJantale

ceci, à savoir que l'unité syftématique ou ration­nelle des connaissances diverses de l'entendement eft un principe logique, 'lui sert, là où J'entendement ne suffit pas seul à atteindre des règles, à lui venir en aide au moyen d'idées, et eh même temps à donner à la diversité de ses rè~les l'accord sous un principe (une unité syftémataque) et par là une liaison aussi étendue que possible. De décider toutefois si la nature des o6jets, ou la nature de l'entendement, qui les connaît comme tels, eal: deftinée en soi à l'unité syftématique, et si l'on peut dans une certaine mesure la poftuler a priori, même sans tenir compte d'un tel intérêt de la raison, et dire par consé~uent que toutes les connaissances possibles de 1 entendement (y com­pris les connaissances empiriques) ont l'unité de la raison et sont soumises à des principes communs d'où elles peuvent être dérivées, malgré leur diver­sité, ce serait là un principe transcendantal de la raison, qui rendrait l'unité syftématique nécessaire, non plus simplement d'une manière subjeél:ive et logique, comme méthode, mais d'une manière objeél:ive1•

Expliquons cela par un cas de l'usage de la raison. Parmi les diverses espèces de l'unité d'après des concepts de l'entendement, se trouve aussi cette unité de la causalité d'une subftance qu'on appelle force. Les divers phénomènes d'une même subftance montrent au premier aspefr tant d'hétérogénéité que l'on doit commen­cer par admettre presque autant de forces de cette subftance qu'il s'y manifefte d'effets, comme dans [A 6,!'/B 677] l'âme humaine la sensation, la conscience, l'imagination, le souvenir, l'esprit, Je discernement, le ~laisir,le désir, etc. Une maxime logique ordonne d abord de reatreindre autant que poss1ble cette diversité apparente, en découvrant par la comparaison l'identité cachée et en cherchant, par exemple, si l'imagination, liée à la conscience, ne serait pas souvenir, esprit, discernement et peut-être même entendement et raison. L'idée d'une faculté fondamentale, dont la logique ne démontre toutefois nullement l'exiftence, eft au

up

u. S ~ CrilifNI dl la raüon Pllf'l

moins le problème d'une représentation syfté­matique de la diversité des facultés. Le principe logique de la raison exige que l'on réalise autant que possible cette unité, et plus des phénomènes de telle force et de telle autre seront trouvés identiques entre eux, plus il sera vraisemblable

m. H• qu'ils ne sont que les manifcltations d'une seule et même force qui peut être appelée ( comparati­vement) leur jore1 Jondam1ntali. On procède de même pour les autres1•

Les forces fondamentales comparatives doivent être à leur tour comparées entre elles, afin qu'en découvrant leur accord on les rapproche d'une seule force radicalement, c'dt-à-dire absolument, fondamentale. Mais cette unité rationnelle cft simplement hyPothétique. On n'affirme pas qu'une telle force d01ve être trouvée en effet, mais qu'on doit la chercher dans l'intérêt de la raison, c'eft-à­dire afin d'établir certains principes pour les diverses règles [A 6JofB 678} que l'expérience r.eut fournir, et que, partout où cela eft possible, d faut introduire ainsi dans la connaissance une unité syftématique.

Mais on aperçoit, en faisant attention à l'usage transcendantal de l'entendement, que cette idée d'une force fondamentale en général n'eft pas seu­lement déterminée comme problème pour l'usage hypothétique, mais qu'elle offre une réalité objec­tive par laquelle l'unité syftématique des diverses forces d'une subftance dt poftulée et un principe apodiaique de la raison clt conftitué. En effet, sans avoir encore cherché l'accord des diverses forces, et même après avoir échoué dans toutes les tentatives faites pour le découvrir, nous présup­posons cependant qu'il doit y avoir un accord de ce genre. Et ce n'eft pas seulement, comme dans le cas cité, à cause Cie l'unité de la sub:ftance; mais, là même où il y a plusieurs subftances, bien que jusqu'à un certain point homogènes, comme dans la matière en général, la raison présuppose l'unité syftématique de diverses forces, étant donné que les lois partiCulières de la nature rentrent sous des lois plus générales, et que l'économie des

Dia/efli(jlll lranmntlanta/e 1 z s 3

principes n'eft pas seulement un principe écono­mique de la raison, mais devient une loi interne de la nature.

Dans le fait on ne voit pas comment un prin­cil'e logique de l'unité rationnelle des règles pour­rait avoir lieu, si l'on ne présupposait un principe transcendantal grAce auquel une telle unité syfté­matique, en tant qu'inhérente aux objets mêmes, eft admise a priori [A 6Jr/B 679] comme néces· saire. En effet, de quel droit la raison pourrait-elle vouloir, dans son usage logique, traiter comme une unité simplement cachée la diversité des forces que la nature nous fait connaitre, et les dériver, autant g,u'il eft en elle, de quelque force fondamentale, s'il lui était loisible d'accorder qu'il eft également possible que toutes les forces s01ent hétéro~es, et que l'unité syftématique de leur dérivation ne soit pas conforme à la nature ? Car alors elle agirait contrairement à sa deftination en 1u ... ,. se proposant _POur but une idée tout à fait opposée à la conftitutton de la nature. On ne peut pas dire non plus qu'elle ait tiré d'abord de la conftitution contingente de la nature cette unité, d'après des principes de la raison. En effet la loi de fa raison qui veut qu'on la cherche eft nécessaire, puisque sans cette loi nous n'aurions plus de raison, sans raison plus d'usage suivi de l'entendement, sans cet usage plus de marque suffisante de la vérité empirique, et que par conséquent nous devons, en vue de celle-ci, présupposer l'unité syftéma-tique de la nature comme ayant une valeur objec-tive et comme nécessaire1•

Cette présupposition transcendantale, nous la trouvons cachée aussi d'une manière étonnante dans les principes des philosophes, bien qu'ils ne l'y aient pas toujours reconnue ou ne se la soient pas avouée à eux-mêmes. Qye toutes les diversités des choses individuelles n'excluent pas l'identité de l'espèce, que les diverses espèces doivent être seulement traitées comme [A 61 zfB 61o] les dif­férentes déterminations d'un petit nombre de genre.r, et ceux-ci comme dérivant de ç/eu.res plus élevées encore; que par conséquent il faille cher-

u J 4 Crifi'!"e Je la railon pure

cher une certaine unité syftématique de tous les concepts empiri9ues possibles, en tant qu'ils peuvent être dénvés de concepts plus élevés et plus ~énéraux; c'eft là une rè~le d'école ou un princtpe logique sans lequel tl n'y aurait pas â'usage de la raison, puisque nous ne pouvons conclure du général au particulier qu'autant que nous prenons pour fondement des propriétés générales des choses sous lesquelles rentrent les propriétés particulières.

Mais qu'une telle harmonie se trouve aussi dans la nature, c'eft ce que présupposent les phil~ sophes dans la règle scolafti<J.ue bien connue, qu'il ne faut pas multiplier les prtncipes sans nécessité (enlia praeter nemsitatem non me mNitipliranJa). On veut dire Jilar là que la nature même des choses offre une matlère à l'unité de la raison, et que la diversité en apparence infinie ne doit pas nous empêcher de soupçonner derrière elle l'unité des propriétés fondamentales d'où la variété ne peut âértver qu'au moyen de diverses déterminations. Bien que cette unité ne soit qu'une idée, elle a été de tout temps recherchée avec tant d'ardeur qu'on a trouvé plutôt motif de modérer que d'encoura­ger le désir de l'atteindre. C'était déjà beaucoup pour les chimiftes d'avoir pu ramener tous les sefs à deux genres principaux, les acides et les alcalins; ils cherchent même aussi à ne voir dans cette dif­férence qu'une variété [A 6JJ/B 68r] ou les manifeftations diverses d'une seule et même matière fondamentale. On a cherché à ramener peu à peu à trois, puis enfin à deux les diverses

m, 4H espèces de terres {qui forment la matière des pierres et même des métaux); mais non content encore de cela, on ne peut se défaire de la pensée de soupçonner derrière ces variétés un genre unique, et même un principe commun aux terres et aux sels. On serait peut-être tenté de croire que c'eft là un procédé purement économique de la raison, pour s'épargner de la peine autant que possible, et un essai hypothétique qui, s'il réussit, âonne de la probabilité par cette unité même au principe d'explication présupposé. Mais il eft très

Dialetlique lrllflscend4ntale

facile de diftinguer un dessein aussi intéressé de l'idée d'après laquelle chacun présuppose que cette unité rationnelle eft conforme à la nature même, et que la raison ici ne prie pas, mais commande, bien qu'elle ne puisse déterminer les limites de cette unité.

S'il y avait entre les phénomènes qui s'offrent à nous une si grande diversité, je ne dis pas quant à la forme (car ils peuvent se ressembler en cela), mais quant au contenu, c'eft-à-dire à la variété des êtres exiftants, que même l'entendement humain le plus pénétrant ne pût trouver, en les comparant les uns avec les autres, la moindre ressemblance entre eux (c'eft là un cas que l'on peut bien conce­voir), il n'y aurait plus nulle place alors pour la loi logique des genres; il n'y aurait même plus [A 614/B 682} de concept de genre, ou de concept général, et par conséquent plus d'entendement, puisque l'entendement n'a affaire qu'à de tels concepts1• Le principe logique des genres sup­pose donc un principe transcendantal, pour pou­voir être ap)Jliqué à la nature (par où je n'entends ici que les objets qui nous sont donnés). Suivant ce principe, dans le divers d'une expérience pos­sible l'homogénéité eft nécessairement présuppo­sée (bien que nous n'en puissions déterminer le degré a priori), parce que, sans cette homogénéité, il n'y aurait plus de concepts empiriques, et, par conséquent, plus d'expérience possible.

Au principe logique des genres, qui poftule l'identité, eft opposé un autre principe, celui des espèces, qui, ma1gré l'accord des choses sous un même genre, a besoin de leur diversité et de leurs variétés, et qui prescrit à l'entendement de ne pas faire moins attention aux espèces qu'aux genres. Ce principe (de la pénétration ou du pouvoir de discerner) tempère beaucoup la légèreté du pre­mier (de l'esprtt)8, et la raison montre ici un double intérêt opposé : d'une part, l'intérêt de l'extension (de la généralité) par rapport aux genres, et d'autre part celui du conten11 (de la déterminabilité) par rapport à la variété des espèces, puisque dans le premier cas l'entendement pense beaucoup som

IU,414

Critique de la raüon pure

ses concepts, tandis que dans le second il pense davantage dans chacun d'eux. Cette opposition se manife~e même [A 6 JJ / B 6 8 J] dans les modes de penser très divers des physiciens : les uns (principalement les spéculaufs), pour ainsi dire ennemis de l'hétérogénéité, cherchent toujours à apercevoir l'unité du genre, tandis que les autres (surtout les esprits empiriques) travaillent inces­samment à diviser la nature en tant de variétés qu'il faudrait presque désespérer d'en juger les phénomènes d'après des principes généraux.

Cette dernière façon de penser se fonde évi­demment aussi sur un principe logique qui a pour but !•intégralité sy~ématique de toutes les connais­sances; c'e~ à quoi je tends lorsque, commençant par le genre, je descends au divers qui peut y être contenu et que je cherche ainsi à donner de l'éten­due au sy~ème, de même que dans le premier cas en remontant au genre, je cherchais à lui donne; de la simplicité. En effet, la sphère du concept qui désigne un genre, tout aussi peu que l'espace que peut occu~er une matière, ne saurait nous faire voir jusqu où en peut aller la division. Tout genre exige donc diverses efjèces, qui à leur tour exigent diverses som-ei)èces ; et, comme aucune de ces dernières n'a heu sans avoir toujours à son tour une sphère (une extension comme conceptm commu­nü), la raison veut, dans toute son étendue, qu'au­cune espèce ne soit considérée en elle-même comme la dermère, puisque, du fait que chacune e~ tou­jours un concept qui ne contient en lui que ce qui e~ commun à diverses choses, celui-ci ne peut être complètement déterminé et par conséquent ne peut pas non plus être rapporté [A 6J6/B 6841 Immédiatement à un individu, et que, par suite, il doit toujours renfermer sous lui d•autres concepts, c'e~-à-dire des sous-espèces. Cette loi de la spéci­fication pourrait être exprimée ainsi : Entiu111 varietates non lemere esse minuenda~.

Mais on voit aisément que cette loi logique n'aurait pas non plus de sens et d'application, si elle n•avait pour fondement une loi transcendan­tale de la fjécijitalion. Cette loi n'exige sans doute

Dialetlique transmulantale I z s 7

pas des choses qui peuvent devenir des objets pour nous une injlniti effeéüve sous le rapport des variétés : car le principe logique, en tant qu'il se borne à affirmer l'inâitermination de la sphère logique par rapport à la division possible, n'y donne pas sujet; mais eJJe impose néanmoins à w.m l'entendement de chercher, sous chaque espèce qui se présente à nous, des sous-espèces, et pour chaque diversité des diversités plus petites encore : car s'il n'y avait pas de concepts inférieurs, il n'y en aurait pas non plus de supérieurs. Or, l'entende-ment ne cannait rien que par des concepts; et par conséquent, aussi loin qu'il aille dans la division, il ne cannait jamais par simple intuition, mais toujours de nouveau par des concepts inférieurs. La connaissance des pnénomènes dans leur déter­mination complète (laqudle n'eft J:lOssible que par l'entendement) exige une spécification de ses concepts incessamment continuée, et une progres-sion conftante vers des diversités qui reftent tou-

l. ours encore, mais dont on a fait abftraéHon dans e concept de l'espèce et davantage encore dans celui du genre. [A 617/B 68J] Cette loi de la spécification ne peut ~as non pl?s être tirée de l'expér~ence; ca~ celle-cl ne saurait donner des perspeéüves auss1 étendues. La spécification empinque s'arrête bien­tôt dans la différenciation du divers, quand elle n'eft pas guidée par la loi transcendantale de la spécification, qui la précède déjà à titre de prin­ape de la raison, et fa pousse à chercher touJours cette diversité et à la soupçonner toujours, alors même qu'elle ne se montre pas à nos sens. Pour découvrir qu'il y a des terres absorbantes de diverses espèces (les terres calcaires et les terres muriatiques1), il a fallu une règle antérieure de la raison qui proposit à l'ent-endement la tAche de chercher la variété, en présupposant la nature assez riche pour qu'on pût l'y soupçonner. En effet, il n'y Il d'entendement possible pour nous que sous la présupposition des différences dans la nature, de même qu'il n"eft possible que sous la condition que les objets de Ia nature aient entre

Dialeflique /ranJtenJantale 1 2., 9

l'lus commun, d'où on les embrasse tous comme a'un point central, [A 6HfB 687] et qui eft le genre supérieur, jusqu'à ce qu'on atteigne enfin le genre le plus haut, qui eft l'horizon universel et vrai, qui eft déterminé du point de vue du concept le plus élevé et comprend sous lui toute la variété des genres, des espèces et des sous­espèces.

C'eft à ce point de vue le plus élevé que me conduit la loi de l'homogénéité; celle de la spéci­fication me conduit à tous les points de vue infé­rieurs et à leur plus grande variété. Mais, comme de cette manière il n'y a point de vide dans la cir­conscription entière de tous les concepts possibles, et qu'en dehors de cette circonscription, on ne peut rien trouver, la supposition de cet horizon universel et de sa division complète en~endre ce principe : Non da/ur vacuum formarum, c eft-à-dire qu'il n'y a pas divers genres originaires et premiers qui soient en quelque sorte isolés et séparés les uns des autres (par un espace vide intermédiaire), et que tous les genres divers ne sont que des divi­sions d'un unique genre suprême et universel. Et de ce principe dérive cette conséquence immédiate : Da/Ur contmuum formarum, c'eft-à-dire que toutes les diversités des espèces sont attenantes les unes aux autres et ne permettent pas que l'on !?asse de cdle-ci à celle-là par un saut brusque, mals seule-ment par tous les degrés inférieurs de la diffé-rence, qui seuls permettent de passer de l'une à l'autre, c'eft-à-dire en un mot qu'il n'y a pas d'espèces et de sous-espèces qui soient (dans le concept de la raison) les plus rapprochées entre elles, mais qu'il y a toujours encore des espèces intermédiaires possibles, qui diffèrent moins m. 437

[A ~ 6 o / B 6 8 8} des premières que celles-ci ne dif­féraient entre elles.

La première loi empêche donc qu'on ne s'égare dans la variété de divers genres originaires et recommande l'homogénéité; la seconde, en revanche, limite au contraire ce penchant pour l'uniformité et ordonne que l'on diftingue les sous-espèces avant de se tourner avec son concept

12.60 CritiiJIIe J, la raùon p~~re

général vers les individus. La troisième réunit les deux autres en prescrivant l'homogénéité jusque dans la plus extrême variété au moyen du passage graduel d'une espèce à 1•autre, ce qui indique une sorte de parenté entre les différents rameaux, dana la mesure où ils sortent tous ensemble d'un même tronc.

Mais cette loi logique du eontin1111m f}eeim1111 ( formar11m /ogiear11m) présuppose une loi transcen­dantale (lex eontin11i in nat11ra) sans laquelle ce précepte ne pourrait que fourvoyer l'usage de ]•en­tendement en lui faisant prendre peut-être un che. min exaél:ement opposé à celui de la nature. Cette loi doit donc reposer sur des fondements trans. cendantaux purs et non sur des fondements empi­ri9.ues. En effet, dans ce dernier cas, elle n•arrive­rut qu•après les syftèmes, tandis qu•au contraire c"eft elle qui a prol?rement produit d•ahord ce qu'il y a de syftématique dans la connaissance de la nature. Aussi n'y a-t-il pas derrière ces lois comme le dessein caché d•en faire l"épreuve è. titre de simples essais, bien que sans doute cet[ A 661/ B 689} enchainement, là où il se rencontre, four­nisse un puissant motif de tenir pour fondée l'unité hypothétiquement conçue, et que par conséquent ces lois aient aussi sous ce rap~ort leur utilité; mais il eft clair qu•elJes jugent ration­nelles en soi et conformes à la nature !•économie des causes premières, la diversité des effets, et, comme conséquence, !•affinité des membres de la nature, et qu'ainsi ces principes se recommandent direél:ement et non pas simplement comme des procédés de la méthode.

Mais on voit aisément que cette continuité des formes cft une simple idée à laquelle on ne saurait indiquer dans l'expérience un objet correspondant, non selllement parce ~ue les espèces dans la nature sont réellement divisées et, par conséquent, doivent former en soi un tjllllntllm dùeret11m1 et que, si le pro~rès graduel dans l'affinité des espèces était cont10u, il devrait aussi y avoir une véritable infinité de membres intermédiaires entre deux

m, .. ,, espèces données, ce qui eft impossible, mail I/IIYJrt

Dialefliqt14 transçenJantale

parce que nous ne pouvons faire de cette loi aucun usage empirique aéterminé1, attendu qu'elle ne nous indique pas le moindre critérium de l'affinité d'après lequel nous puissions chercher, l"usqu'à un Eoint qu'il assignerait, la suite gradue le de leur aiversité, mais qu'elle ne nous donne que cette indication générale d'avoir à la chercher. [A 662/B 690] Si nous intervertissions l'ordre des principes que nous venons de citer, de manière à les disposer conformément à l' 11111ge de l' expériençe, les principes de l'Rnité syftématique pourraient bien se présenter ainsi : diversité, aJ!inité et tmité, mais chacune d'elles prise comme idée dans le degré le plus élevé de sa perfeélion. La raison eré­supeose les connaissances de l'entendement, les­quelles sont immédiatement appliquées à l'expé­nence, et elle en cherche l'unité suivant des idées, unité q_ui va beaucoup plus loin que ne peut aller l'expérience. L'affinité du divers sous un principe d'unité, sans préjudice de sa diversité, ne concerne pas seulement les choses, mais beaucoup plus encore les simples propriétés et forces des choses. Aussi, quand par exemple le cours des planètes nous eft donné comme circulaire par une expé­rience (qui n'eft pas encore pleinement reélifiée) et que nous trouvons des différences, soupçon­nons-nous que ces différences tiennent à ce qui peut chan~er le cercle en un de ces cours excen­triques, d après une Joi conftante, en le faisant passer ear tous les degrés intermédiaires à }•infini, c'eft-à-aire que les mouvements des planètes, qui ne sont pas circulaires, s'approchent plus ou moins des propriétés du cerae et tombent dans 1•e1lipse. Les comètes montrent encore une plus grande différence dans leurs orbites, puisque (autant que !"observation permet d•en juger) elles ne se meuvent pas en cerde; mais nous conjeétu­rons un cours ~araboli'lue qui eft apparenté à l•ellipse, et qui n en peut etre diftingué aans toutes nos [A 66JfB 69I] observations, quand le çrand axe de l'ellipse eft très étendu. C'eft ainSl que nous arrivons, sous la direélion de ces principes, à l•unité générique de ces orbites dans leur forme,

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1161 Crilitpll Je la railon P~~~''

et par là, plus loin, à l'unité des causes de toutes les lois de leur mouvement (la gravitation); que partant de là nous étendons nos conquêtes, en cherchant aussi à expliquer par le même principe toutes les variétés et les apparentes dérogations à ces rè~les, et qu'enfin nous ajoutons plus que l'expénence ne peut jamais confirmer, COID!ne

quand nous allons jusqu'à concevoir, suivant les règles de l'affinité, un cours hyperbolique des comètes, où ces corps abandonnent tout à fait notre syftème solaire•, et, en allant de soleil en

m, 439 soleil, unissent dans leur course les parties les plus éloignées d'un syftème du monde pour no111 sans bornes, qui eft lié par une seule et même force motrice.

Ce qu'il y a de remarquable dans ces principes, et ce qui d'ailleurs nous occupe uniquement, c'ett qu'ils semblent être transcendantaux et que, bien ~u'ils ne contiennent que de simples idées pour 1 accomplissement de l'usage empttique de Li rai­son, idées que cet usage ne peut suivre que d'une manière en quelque sorte asymptotique, c'eft-à­dire par simple approximation, et sans jamais les atteindre, ils ont cependant, comme principes syn­thétiques a priori, une valeur objeaive, mais indé­terminée, qu'ils servent de règle à l'expérience possible, et qu'ils sont même réellement employés avec succès comme principes heuriftiques dans l'élaboration de l'expérience, sans qu'on puisse parvehir à en faire une [A 661/B 692] déduaion transcendantale; ce qui, comme nous l'avons montré plus haut, cft toujours impossiqle pa:r rap­port aux idées.

Nous avons diftingué, dans l'« Analytique trans­cendantale »,parmi les principes de l'entendement, les principes f!JnamiiJIIBS comme principes ~le­ment ré~lateurs de l'intuition, des prinapes llllllhifllllhfJIIIS, qui sont conftitutifs par rapport à cette même intuition. Malgré cette diftinéS.on, les lois regardées comme dynamiques sont bien entendu cotlftitutives par rapport à l'explri•e, en rendant possibles a priori les coneepts sans lesquela aucune expérience n'a lieu. Les principes de la

Dialtfli(jllt transtendantale

raison pure, au contraire, ne peuvent jamais être conftitutifs par rapport aux tontepts empiriques, parce qu'aucun schème correspondant de la sen­sibilité ne peut leur être donné, et que par consé­quent ils ne peuvent avoir aucun oojet in tontreto. :Mais si je renonce à un tel usage empirique de ces principes, comme principes congj:itutifs, com­ment puis-je vouloir cepenaant leur assurer un usage régulateur, et avec cet usage quelque valeur objeai.ve, et quelle signification cet usage peut-il avoir?

L'entendement congj:itue un objet pour la rai­son, exaél:ement comme la sensibilité le fait pour l'entendement. L'œuvre de la raison egj: de congj:i­tuer syftématiquement l'unité de tous les aél:es empiriques possibles de l'entendement, de même que l'entendement relie par des concepts le divers des phénomènes et le soumet à des lois empi­riques. Cependant, de même que les aél:es de l'en­tendement, sans les schèmes de la sensibilité, sont imliterminis, de même l'1111ité {A 661/B 6n} Je la raüon, par rapport aux conditions sous lesquelles l'entendement doit unir sygj:ématiquement ses concepts et au degré jusqu'où il doit le faire, egj:

indéterminie par elle-même. Toutefois, bien qu'on ne puisse trouver dans I'infllition aucun schème pour l'unité sygj:ématique complète de tous les concepts de l'entendement, un analogon d'un schème de ce genre peut et doit être donné, et cet analogon eft l'idée du maxi11111111 de la division et de la liaison de la connaissance de l'entendement en un seul principe1• En effet, le plus grand et l'abso­lument Jntégral peuvent se concevoir de manière déterminée, puisque toutes les conditions reftric­tives qui donnent une diversité indéterminée sont écartées. L'idée de la raison egj: donc l'analo~ue d'un schème de la sensibilité, mais avec cette diffé­rence que l'application des concepts de l'entende­ment au schème de la raison n'eft pas une connais­sance de l'objet lui-même (comme l'application des catégories à leurs schèmes sensibles), mais seulement une règle ou principe de l'unité syfté­matique de tout usage de l'entendement. Or,

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1 z64 Critiqt~e Je la railon p~~re

comme tout principe qui assure a priori à l'enten­dement l'unité complète de son usage s'appli~ue aussi, bien qu'indireélement seulement, à I'olijet de l'expérience, les principes de la raison pure ont une réalité objeét:ive, même par rapport à celui-ci, non pas pour y déterminer quelque chose, mais uniquement pour indiquer la marche suivant laquelle on peut mettre {B 694]l'usage empirique et déterminé de l'entendement [A 666} complète­ment d'accord avec lui-même, en rattachant cet usage, autant IJII' possible, au principe de l'unité complète et en l'en dérivant.

Tous les principes subjeét:ifs qui ne sont pas dérivés de la nature de l'objet, ma1s de l'intérêt de la raison par rap(lort à une certaine perfeét:ion p08•

sible de la conna1ssance de cet objet, je les appelle maximes de la raison1• Il y a donc des maximes de la raison spéculative, qui reposent uniq_uement sur l'intérêt spéculatif de cette raison, b1en qu'à la vérité elles aient l'apparence de principes objec­tifs.

Si les principes purement régulateurs sont regardés comme conftitutifs, ils peuvent être en conflit en tant que principes objeét:ifs; mais si on les regarde simplement comme des maximes, il n'y a plus de véritable conflit mais seulement un inté­rêt divers de la raison qui occasionne une diver­gence dans le made de pensée. Dans le fait la rai­son n'a qu'un unique intérêt, et le conflit de sca maximes .n'~ qu'une différence et une limitation réciproque des méthodes ayant pour but de don­ner satisfaét:ion à cet intérêt.

111, 44, De cette manière l'intérêt de la diversité (suivant le principe de la spécification) peut l'emporter chez tel raisonneur, et l'intérêt de l'unité (suivant le principe de l'a~régation) chez tel autre. Chacun [A 667/B 691} deux croit tirer son ju~ement de l'intelligence qu'il a de l'objet, alors qu'li le fonde uniquement sur un plus ou moins grand attache­ment à l'un des deux principes, dont aucun ne repose 11ur des fondements objeét:ifs, mais seule­ment sur l'intérêt de la raison, et qui par consé­quent mériteraient plutôt le nom de maximes que

Dia/ellitple trtmsmulanta/e

celui de principes1• ~and je vois des esprits pénétrants être en controverse sur la caraaéris­tique des hommes, des animaux ou des plantes, et même des corps du règne minéral, les un5 admet­tant, par exemple, des caraél:ères nationaux parti­culiers et fondés sur l'origine, ou encore des diffé­rences décisives et héréditaires de famille, de race, etc.•, tandis que d'autres ont toujours en vue cette idée que la nature en ce domaine a partout pris des disP.ositions parfaitement identiques, et que toute différence ne repose que sur des acci­dents extérieurs, je n'ai alors qu'à prendre en considération la nature de l'oojet1 pour com­prendre aussitôt qu'elle dt beaucoup trop pro­fondément cachée aux uns et aux autres pour qu'ils puissent en parler d'après une compréhen­sion de la nature de l'objet'. Il n'y a autre chose ici que le double intérêt de la raison, dont chaque partle prend à cœur ou affeél:e de prendre à cœur un côté, et par conséquent que la différence des maximes de la diversité ou de l'unité de la nature. Ces maximes peuvent bien s'unir; mais, tant qu'on les tient pour des vues objeél:ives, elles occa­sionnent non seulement un conflit, mais des ob!ltacles qui retardent longtemps la vérité, jusqu'à ce que l'on trouve un moyen de concilier [A 668/ B 616} les intérêts en littge et de tranquilliser la raison sur ce point.

Il en elit de même quand on défend ou attaque cette fameuse loi de P éçheNe çontinue des mames", que Leibniz a mise en circulation et que Bonnet a excellemment appuyée; elle ne fait qu'obéir au principe de l'affinité qui repose sur l'intérêt de la raison; car on ne saurait la tirer, à titre d'affirma­tion obje8:ive, de l'observation et de la pénétra­tion des dispositions de la nature. Les degrés de cette échelle; autant que l'expérience nous fes peut montrer, sont beaucoup trop éloignés les uns des autres, et nos prétendues petites différences sÇ>nt ordinairement dans la nature même de tels abtmes qu'en matière de desseins de la nature il n'y a nen du tout à attendre d'observations de ce genre (d'autant plus que dans une grande diversité de

u6s

I 166 Critique de la rai&on pure

choses il doit être toujours aisé de trouver cer. 111, 44• tai nes analogies et certains rapprochements). Au

contraire, la méthode qui consiSte à chercher l'ordre dans la nature sutvant un tel principe, et la maxime qui veut que l'on regarde cet ordre comme fondé dans une nature en général, sans pourtant déterminer où et jusqu'où il règne, cette méthode eSt certainement un excellent et légititne principe régulateur de la raison, qui, comme tel, va sans doute beaucoup trop loin pour que l'expérience ou l'observation puissent lui être adéquates, mais qui, sans rien déterminer, leur trace cependant la voie de l'unité syStématique,

{A 669/B 697} DU BUT FINAL DE LA DIALEC· TIQUE NATURELLE DE LA RAISON HUMAINE

Les idées de la raison pure ne peuvent jamais être en elles-mêmes dialeaiques, mais seul leur abus doit faire qu'il en résulte pour nous une apparence trompeuse; car elles nous sont données comme tâches par la nature de notre raison, et il eSt im('ossible que ce tribunal suprême de tous les drotts et de toutes les prétentions de notre spé-­culation renferme lui-même des illusions et des preStiges ori~inels. Très vraisemblablement elles doivent avotr leur deStination bonne et finale dans la conStitution naturelle de notre raison. Mais la tourbe des sophiStes crie, comme c'eSt sa coutume, à l'absurdité et à la contradiaion, et outrage le gouvernement dont elle ne saurait pénétrer les plans intimes, mais à l'influence bien· faisante duquel elle doit ell~même son salut et jusqu'à cette culture qui la met en état de le blâmer et de le condamner.

On ne peut se servir avec sécurité d'un concept a priori sans en avoir effeaué la déduaion tram· cendantale. Les idées de la raison pure ne per­mettent pas, il eSt vrai, une déduél:ion de même sorte que celle des catégories; mais, si elles doivent avoir au moins quelque valeur objeélive, ne serait-ce qu'indéterminée, et ne pas représenter

Dialeflique transwuiantale 1267

simplement de vains êtres de raison (enlia ration;, ratiodnantû), [A 670/B 698} il faut absolument c::tu'il y en ait une déduéHon possible, cette déduc-uon s'écartât-elle même beaucoup de celle A laquelle on peut procéder avec les catégories1•

C'eft là ce qui achève complètement l'œuvre cri-tique de la raison pure, et c'eft li ce que nous voulons maintenant entreprendre.

Q!!e quelque chose soit donné à ma raison comme un objet absolument, ou seulement comme un objet dans l'idée, cela fait une grande différence. Dans le premier cas, mes concepts ont pour but m, '"' de déterminer l'objet; dans le second, il n'y a réel­lement ~u'un schème, auquel aucun obJet n'dt donné dtreaement, ni même hypothétiquement, mais qui sert uniquement A nous représenter d'autres objets dans leur unité syftématique, au moyen de la relation A cette idée, et par conséquent d'une manière indireae. Ainsi je dis que le concept d'une intelligence suprême eft une simple idée, c'eft-à.-dire que sa réalité objeaive ne doit pas consifter en ce qu'il se rapporte direaement à un objet (car en ce sens nous ne saurions juftüiet sa valeur objeaive), mais qu'il n'eft qu'un schème du concept d'une chose en général, ordonilé suivant les conditions de la plus grande unité rationnelle et servant uniquement à maintenir la plus grande unité syftématique dans l'usage empirique de notre raison, en nous faisant dériver en quel9ue sorte l'objet de l'expérience de l'objet imaglOaire de cette idée comme de son fondement ou de sa cause1• Cela revient à dire, E_ar exemple, que les choses du monde [A 6JI/1J 691} doivent être envisagées tomme si elles tenaient leur exiftence d'une intelligence suprême. De cette manière l'idée n'dt proprement qu un concept heuriftique et non oitensif, et elle montre, non pas comment un objet eft conftitué, mais comment, sous sa direc-tion, nous devons therther la conftitution et l'en­chainement des objets de l'expérience en général. Or, si l'on peut montrer que, bien que les trois espèces d'idées transcendantales ( P!JthologifJ"'s, tumologifjlleS et théo/ogifp~es) ne se rapportent direc-

1 z68 Critique de la raüon p~~re

tement à aucun objet qui leur corresponde ni à sa détermination, toutes les règles de l'usage empirique de la raison n'en conduisent pas moins, sous la supf?osition d'un tel objet tians l'idée, à l'unité sySté­matique et étendent toujours la connaissance d'ex­périence, sans pouvoir jamais lui être contraire; c'e~ alors une maxime nécessaire de la raison de procéder d'après des idées de ce genre. Et c'eft là la dédulüon transcendantale de toutes les idées de la raison spéculative, non pas comme J?rincipes tonflitutifs servant à étendre notre connaissance à plus d'objets q_ue l'expérience n'en peut donner, mais comme prmcipes régulate~~rs de l'unité sy!téma­tique du divers de la connaissance empir1que en général, laquelle eft par là mieux conftruite et mieux juftifiée dans ses propres limites que cela ne pourrait se faire, sans de telles idées, par le simple usage des principes de l'entendement.

m, 444 [A 172/B 700] C'eft ce que je vais rendre plus clair. En prenant ce qu'on nomme les idées pour principes, d'abord (dans la psychologie) nous rat­tacherons au fil conduékur de l'expérience interne tous les phénomènes, tous les aél:es, toute la récep­tivité de notre esprit, tomme s'il était une subftance simple qui exifte de manière permanente (au moins dans la vie), avec l'identité personnelle, pendant que ses états, dont ceux du corps ne font partie que comme conditions extérieures, changent continuel­lement. En setond lieu (dans la cosmologie) nous devons aller à la poursuite des conditions des phé­nomènes naturels tant internes qu'externes, dans une recherche qui ne doit jamais être achevée, comme si elle était infinie en soi et comme si elle n'avait pas de terme premier ou suprême, sans nier pour cela qu'en dehors de tous les phéno­mènes il n'y ait des fondements premiers, pure­ment intelligibles, de ces phénomènes, mais aussi sans jamais nous permettre de les introduire dans l'enchainement des explications naturelles, puisque nous ne les connaissons pas du tout. En troüième lieu enfin (au point de vue de la théologie), nous devons considérer tout ce qui ne peut jamais appar­tenir qu'à l'enchainement de l'expérience possible,

Dialeflitp~e lranJ&enJantale 1 z69

eo1111111 Ji celle-ci formait une unité absolue, mais entièrement dépendante et toujours conditionnée dans les limites du monde sensible, et cependant en même temps eo111111e Ji l'ensemble de tous les phénomènes (fe monde sensible lui-même) avait, en dehors de sa sphère, un fondement suprême unique et absolument suffisant, c'eft-à-dire une mison originaire et créatrice subsiftant par elle­même, et à laquelle nous nous référons pour régler tout [A 67JfB JOrj usage empirique de notre raison, dans sa plus grande extension, eomme Ji les objets mêmes étaient sortis de ce prototype de toute raison. Cela veut dire : non p:ts dériver les phénomènes intérieurs de l'âme dune subftance pensante simple, mais les dériver les uns des autres suivant l'idée d'un être simple; non pas dériver l'ordre du in:>nde et son unité syftématique d'une intelligence suprême, mais tirer de l'idée d'une cause souverainement sage la règle d"après laquelle la mison doit procéder pour sa plus grande satis­faa:ion dans la liaison des causes et des effets dans le monde.

Or, rien ne nous empêche d' ad111tllre aussi ces idées comme objeéüves et hypoftatiques, à l'ex­ception seulement de l'idée cosmologique, où la raiSon se heurte à une antinomie quand elle veut la réaliser (l'idée psychologique et l'idée théolo­gique ne contiennent aucune antinomie de ce genre). En effet, il n'y a pas en elles de contradic­tion : comment quelqu'un pourrait-il donc nous en contefter la réàlité objeétive, puisque, touchant leur possibilité, il n'en sait pas plus, pour les nier, m . ..,., que nous n'en savons, nous, pour les affirmer? Toutefois il ne suffit pas, pour admettre qudque chose, de n'y trouver aucun empêchement positif, et il ne peut pas nous être permis, sur le simple crédit de la raison spéculative, qui achève volon-tiers son œuvre, d'Introduire comme des objets réels et déterminés des êtres de raison qui, sans contredire aucun de nos concepts, les surpassent tous. [A 674/B 702] Nous ne devons donc pas les admettre en eux-mêmes, mais seulement leur attri-buer la réalité d'un schème du principe régulateur

CriliiJIIe de la raüon pllt'e

de l'unité syftématique de toute connaissance natu­relle, et par conséquent nous ne devons les prendre pour fondement que comme des analogues de choses réelles, et non comme des choses réelles en soi. Nous excluons de l'objet de l'idée les condi­tions qui limitent le concept de notre entendement, mais qui seules aussi nous permettent d'avoir d'une chose qudconque un concept déterminé. Et nous pensons alors un qudque chose dont no111 n'avons aucun concept touchant ce qu'il eft en soi, mais dont nous pensons cependant un rapport à l'ensemble des pbénomènes, rapport anafogue à cdui que les phénomènes ont entre eux. ~and donc nous admettons des êtres idéaux

de ce genre, nous n'étendons pas proprement notre connaissance au-ddà des objets de l'expérience possible, mais seulement l'unité empir1que de celle-ci au moyen de l'unité syftémat1que, pour laquelle l'idée nous donne le schème, idée qw par conséquent n'a pas la valeur d'un principe confti­tutif, mais seulement d'un principe régufateur. En effet, si nous posons une chose correspondant à l'idée, un qudque chose ou un être effeéüf, il n'e§t pas dit par là que nous voulions étendre notre connaissance des choses avec des concepts trans­cendants; car cet être n'eft pris pour fondement que dans l'idée et non en soi, et par conséquent uniquement pour exprimer {A 67J/B JOJ} l'unité syftématique qui doit nous servir de principe direc­teur de l'usa~e empirique de la raison, sans cepen­dant rien déc1der en outre sur le fondement de cette unité ou sur le caraaère intime d'un td être, dont die dépend comme de sa cause.

Le concept transcendantal et le seul déterminé que nous donne de Dieu la raison purement spécu­lative eft donc, dans le sens le plus précis, un concept déifie. La raison, en effet, ne nous donne jamais la valeur objeél:ive d'un td concept, mais seulement l'idée de quelque chose, sur quoi toute réalité empirique fonde sa suprême et nécessaire unité, et que nous ne pouvons penser autrement que par analogie à une subftance effeél:ive qui serait, suivant des lois rationnelles, la cause ile

Dialefliljlle transr:endantale IZ71

toutes choses, si tant eft que nous entreprenions de m. 446

le concevoir absolument comme un ol:ijet particu-lier, et que nous n'aimions pas mieux, nous conten-tant de la simple idée du principe régulateur de la raison, laisser de côté, comme surpassant l'enten­dement humain, l'achèvement de toutes les condi-tions de la pensée; ce qui toutefois ne peut s'accorder avec le but d'une parfaite unité syfté­matique dans notre connaissance, à laquelle du moins la raison ne met pas de bornes.

Il arrive ainsi qu'en admettant un être divin, je n'ai pas à la vérité le moindre conce~t de la possi­bilité interne de sa souveraine perfeai.on, ni de la nécessité de son exiftence,{ A 676/B 704] mais que pourtant je puis alors satisfaire à toutes les autres queftions ~ui concernent le contingent, et procu­rer à la ra1son le plus parfait contentement, non pas par rapport à cette supposition même, mais par rapport à la plus grande unité qu'elle puisse Chercher dans son usage empirique, ce qui prouve 'tue c' eft son intérêt spéculatif, et non sa pénétra­tion, qui l'autorise à partir d'un point si haut placé au-dessus de sa sphère, pour considérer de fà ses objets dans un ensemble intégral1•

Ici se montre une différence de la façon de pen­ser dans une seule et même supposition, différence qui eft assez subtile, mais qw eft pourtant d'une gtande importance dana la philosophie trans­cendantale. Je puis avoir une raison suffisante d'admettre quelque chose relativement ( srppositio nlaJiva), sans pourtant être autorisé à l'admettre absolument ( mppositio absol11ta). Cette diftinaion se présente quand il s'agit simplement d'un principe régulateur, âont nous connaissons, il eft vrai, la nécessité en soi, mais non la source de cette néces­sité, et que nous admettons à cet égard un fonde­ment suprême, uniquement afin de penser d'une manière encore plus déterminée l'universalité du principe, quand par exemple je pense comme exis­tant un être qui corresponde à une simple idée, à une idée transcendantafe. En effet, je ne puis jamais admettre en soi l'exiftence de cette chose, puisque aucun des concepts par lesquds je puis concevoir

12.72. Critifjlle de la raùon p~~re

quelque[ A 677/B JOJ) objet d'une manière déter­minée n'y suffit, et que les conditions de la valeur objeaive de mes concepts sont exclues par l'idée même. Les concepts de la réalité, de la subgj;ance, de la causalité, même ceux de la nécessité danS l'exi~ence, n'ont, en dehors de l'usa~e, où ils rendent possible la connaissance empinque d'un objet, absolument aucune signification qui déter­mine un objet quelconque. Ils peuvent donc bien

m. 447 servir à l'explication de la possibilité des choses dans le monde sensible, mais non pas à celle de la possibilité d'un 10111 Qll monde /11i-même, puisque te fondement d'explication devrait être en dehors du monde, et que par conséquent il ne saurait être l'objet d'une expérience possible. Je puis ceeen­dant admettre, relativement au monde sensible, mais non en soi, un être incompréhensible de ce ~enre, l'objet d'une simple idée. En effet, si une 1dée (celle de l'unité sy~ématiquement intégrale dont je parlerai bientôt d'une manière plus précise} sert de fondement au plus grand usage empirique possible de ma raison, et que cette idée ne puisse Jamais être en soi présentée d'une manière adé­quate dans l'expérience, bien qu'elle soit indispen­sablement nécessaire pour rapprocher l'unité empi­rique du plus haut degré possible, je ne suis paa alors seulement autorisé à réaliser cette idée, mais contraint de le faire, c'e~-à-dire de poser pour elle un objet effeéHf, mais seulement comme un quelque chose en général que je ne connais paa du tout en soi et au~uel je ne donne des pro~riétés analogues {A 678/B 706} aux concepts de 1 enten­dement dans son usage empirique que comme à un fondement de cette unité sy~ématique et relati­vement à elle. Je penserai donc, par analogie aux réalités dans le monde, aux sub~ances, à la causalité et à la nécessité, un être qui possède tout cela dans la suprême perfeétion; et, puisque cette idée ne repose que sur ma raison, je J:'Ourrai concevoir cet être comme une raùon indépendante, qui soit la cause de l'univers au moyen des idées de la plus grande harmonie et de la plus grande unité possible. J'éli­mine ainsi toutes les conditions qui limitent l'i«Ue.

Dialeflifjlle transcendantale

uniquement afin de rendre possible, à la faveur d'un fondement originaire de ce genre, l'unité sy§tématique du divers dans l'univers, et, par le moyen de cette unité, le plus grand usage emptri~ue possible de la raison, en regardant toutes les haï­sons comme si elles étaient les dispositions d'une raison suprême, dont la nôtre e~ une faible image. Je me fais alors une idée de cet être suprême au moyen de purs concepts qui n'ont proprement leur application que dans le monde sensible; mais, comme je n'ai recours à cette supposition trans­cendantale que pour un usage relatif, c'e~-à-dire afin qu'elle me donne le sub~ratum de la plus grande unité possible de l'expérience, je puis bien penser, au moyen d'attributs qui appartiennent uniquement au monde sensible, un être que je diftingue du monde. En effet, je ne prétends nul­lement et je n'ai pas le droit de prétendre connaitre cet objet.de m?n i~ée quant à ce qu'il peut être en soi; car JC n'at pomt de concepts [A 679/B JOJ} pour cela, et même les concepts de réalité, de sub­ftallCe, de causalité, jusqu'à celui de la nécessité dans l'exi~ence, perdent toute signification et ne sont plus que des titres vides pour des concepts sans aucun contenu, quand je me hasarde à sortir avec eux du champ des choses sensibles. Je pense la relation d'un être, qui m'e§t tout à fait inconnu en soi, avec la plus grande unité sy~ématique pos­sible de l'univers, uni9uement pour faire de cet être un schème du prmcipe régulateur du plus grand usage empirique possible de ma raison1 •

Si nous jetons maintenant nos regards sur l'ob­jet transcendantal de notre idée, nous voyons que nous ne pouvons pas supposer son exi~ence en soi d'après les concepts de réalité, de sub~ance, de causalité, etc., puisque ces concepts n'ont pas la moindre application à quelque chose de tout à fait dillinél: du monde sensible. La supposition que la raison fait d'un être suprême, comme cause pre­mière, e~ donc purement relative, c'e~-à-dire qu'elle e~ formée en vue de l'unité sy~ématique du monde sensible; c'e~ un simple quelque chose dans l'idée dont nous n'avons aucun concept tou-

m .....

1174 Critique Je la raùon prm

chant ce qu'ile~ en soi. Par où l'on voit aussi pour­quoi nous, avons besoin, par rapport à ce qui dt donné alix sens comme ex.ifunt, de l'idée d'unêtr~ originaire nüessaire en soi, mais pourquoi nous ne saurioqs jamais voir le moindre concept de cet être et de sa nécessité absolue.

Nous pouvons à présent mettre clairement devant les yeux le résultat de toute la <c ~­tique transcendantale )) et déterminer e:x.aéœrnent [A 68o / B J08) le but final des idées de la taUon pure, qui ne deviennent dialeétiques que par l'effet d'un malentendu et faute de circonspeél:ion. La raison pure n'e~ dans le fait occupée que d'elle­même, et elle ne peut avoir d'autre fonél:ion puisque ce ne sont pas les objets qui lui sont don~ nés en vue de l'unité du concept d'expérience, mais les connaissances de l'entendement en vue de l'unité du concept de la raison, c'e~-à-dire de l'en­chaînement en un seul principe. L'unité de raison e~ l'unité du sy~ème, et cette unité sy~ématiq_ue n'a pas pour la raison l'utilité objeé\:ive d'un pnn­cipe lu1 aurait pour 6n de l'étendre à des objets mais 'utilité subjeé\:ive d'une maxime qui vise à l'étendre à toute connaissance empirique possible des objets. Cependant l'enchaînement sydtéma­tique que la ratson peut donner à l'usage empi­rique de l'entendement n'en favorise pas seulement l'extension, mais il en garantit aussi la jufteue; et le pr~cipe .de ,cette uni~é s~fté'?atiq~e. eit a~;lSSi obJeétif, ma.1s dune maruère mdétetmJ.O.Ce (pnnci­pium vagum), non pas comme principe comtitutif servant à déterminer quelque chose relativement à son objet direfr, mais comme principe simplement ré~lateur et comme maxime servant à li.voriser et a affermir à l'infini (d'une manière indéteaninée

m, 449 l'usage empirique de la raison, en lui ouvrant de nouvelles voies que l'entendement ne conmût pas, sans jamais pourtant être en rien contraire aux lois de l'usage empirique. [A 68rfB 709} Mais la raison ne peut penser cette unité sy~ématique sans donner en même temps à son idée un objet qui, cependant, ne peut être donné par aucune expérience; car l'expttience

D ialedùjlle transçenJantale

ne fournit jamais un exemple d'une unité sy~éma­tique parfaite. Cet être de raison (ens rationil ratiod­,atae) n'e~, à la vérité, qu'une simple idée, et par conséquent il n'e~ pas admis absolument et en soi comme quelque chose d'effeél:ivement réel; mais nous ne le prenons pour fondement que d'une manière problématique (car nous ne saurions l'at­teindre par aucun concept de l'entendement), afin d'envisager toute liaison des choses du monde sen­sible çomme si elles avaient leur fondement dans cet être de raison, mais uniquement dans le dessein d'y fonder l'unité s~ématique qui e~ indispensable à la raison, et qui dt avantageuse de toute façon à la connaissance empirique de l'entendement, sans jamais pouvoir lui être contraire.

On méconnaît la signification de cette idée dès l'in~ant qu'on la tient pour l'affirmation ou même seulement pour la supposition d'une chose effec­tivement réelle, à laquelle on voudrait attribuer le principe de la con~tution sy~ématique du monde1;

au contraire on laisse tout à fait indécise la queftion de savoir quelle eft en soi la nature de ce fonde­ment qui se souftrait à nos concepts, et on pose simplement une idée comme le point de vue duquel seul on peut étendre cette unité si essentielle à la raison et si salutaire à l'entendement. En un mot : ,'A 6 8 2/ B 71 o} cette chose transcendantale n' eft que le schème de ce principe régulateur par lequel Ja raison, autant qu'il cft en elle, étend 1 unité sys­tématique à toute expérience.

Je suis moi-même, considéré simplement comme nature pensante (comme âme), le premier objet d'une pareille idée. Si je veux rechercher les pro­P.riétés avec lesquelles un être pensant exi~e en soi, JI faut que je consulte l'expérience, et je ne puis même appliquer aucune des catégories à cet objet qu'autant que le schème m'en eft donné dans l'tn­tuition sensible. Mais je n'arrive jamais par là à une unité syftématique de tous les phénomènes du sens interne. A la r,Iace donc du concept d'expé­rience (de ce que 1 âme cft effeél:ivement), qui ne peut nous conduire loin, la raison prend le concept de l'unité empirique de tout penser, et, en pen-

1 176 Critifjlll Je la ra;,on p11re

w. 41o sant cette unité comme inconditionnée et origi. naire, elle fait de ce concept un conce~t de la raison (idée) d'une subftance simple, qut, demeurant immuable en soi (personnelfement identique) eft en commerce avec d'autres choses réelles en dehora d'elle, en un mot, d'une intelligence simple sub­si:ftant par elle-même. Mais elle n'a pas ic1 en vue autre chose que des principes de l'unité syftélna. tique dans l'explication des ,phénomènes de l'itne prmcipes qui nous font cons1dérer toutes les déter~ minatlons comme appartenant à un sujet unique toutes les facultés, autant que possible, com111~ dérivées d'une unique faculté fondamentale, tout changement comme appartenant aux états [A IIJ 1 B 7 r r} d'un seul et même être permanent, et représenter tous les phlnomines qui ont lieu dans l'espace comme entièrement di:ftméU des aae. de la pensie. Cette simplicité de la sub:ftance, etc., ne devrait être que le schème de ce principe régula­teur, et l'on ne suppose pas qu'elle soit le fonde­ment effeaif des propriétés de l'âme. Il se peut en effet que celles-ci reposent sur de tout autres fon. dements, que nous ne connaissons pas du tout puisque aussi bien nous ne saurions propremen; connaitre l'âme en elle-même au moyen de ces pré­dicats que nous admettons, quand même nous voudrions les lui appliquer d'une manière abso­lue, car ils con:ftituent une simple idée qui ne ~eut nullement être représentée in çonçreto. Une 1dée psychologique de ce genre ne peut donc offrir que des avantages, si l'on se garde bien de la prendre pour quelque chose de plus qu'une simple idée, c'e:ft-à-dire si on l'applique de manière simplement relative à l'usage syftématique de la raison par rapport aux phénomènes de notre âme. Alors en effet les lois empiriques des phénomènes corporels, qui sont d'une tout autre espèce, ne s'immiscent plus dans les explications de ce qui appartient sim­plement au sens interne, alors on ne se permet plus aucune de ces vaines hypothèses de génération, de de:ftruaion et de palin~nésie des âmes, etc.; la considération de cet obJet du sens intime elft ainsi tout à fait pure et sans mélange de propriétés hété-

Dia/eflifjlle transmulantale

rogènes; en outre la recherche de la raison dt diri· gée de manière [A 684/B 712] à ramener, autant que possible, à un principe unique dans ce sujet les principes d' aplication; toutes choses que fait excellemment, et même seul, un tel schème, comme si c'était un être effeél:ivement réel. Aussi l'idée psychologique ne peut-elle signifier autre chose que le schème d'un concept régulateur. Car, vou· drais-je encore seulement demander si l'âme n'e~ pas en soi de nature spirituelle, ce serait une ques­tion qui n'aurait pas de sens. En effet, par un concept de ce genre, je n'écarte pas simplement la nature corporelle, mais en général toute nature, c'e~-à-dire tous les prédicats de quelque expé­rience possible, par conséquent toutes fes condi­tions qui pourraient servir à penser un objet pour un td concept, en un mot ce qui seul permet de dire que ce concept a un sens.

La seconde idée régulatrice de la raison pure­ment spéculative e~ le concept du monde en géné­ral. En effet la nature n'e~ proprement que l'unique objet donné par rapport auquel la raison a besoin de principes régulateurs. Cette nature e~ double : nature pensante ou nature corporelle. Mais pour penser la dernière dans sa possibilité interne, c'e~-à-dire pour déterminer l'application des catégories à cette nature, nous n'avons besoin d'aucune idée, c'e~-à-dire d'aucune représentation qui dépasse l'expérience; aussi bien n'y en a-t-il point de possible par rapport à elle, puis9ue nous ne sommes guidés à son égard 9ue par l'Intuition sensible et qu'il n'en va pas ic comme dans le concept psychologique fondamental (je), lequel contient a priori une certaine forme de la pensée, ! savoir l'unité de la pensée. Il ne nous re~e donc rien pour la [A 68J/B JIJ} raison pure que la nature en général et l'intégralité en elfe des condi­tions d'après quelque principe. L'absolue totalité des séries de ces conditions, dans la dérivation de leurs membres, e~ une idée qui, à la vérité, ne peut jamais être comt>lètement réalisée dans l'usage empirique de la raison, mais qui cependant nous fournit la règle que nous devons suivre à cet égard,

1177

m,4,,

u78 Crili(jlll Je la railon pwe

à savoir que, dans l'explication des phénomènes donnés, nous devons procéder (en rétrogradant ou en remontant), tomme si la série était en soi infinie (c'eft-à-dire in indeftnitum); mais que, li où la raison elle-même eft considérée comme caUSe déterminante (dans la liberté), par conséquent dana les principes pratiques, nous devons faire tom1111 si nous avions devant nous, non pas un objet des sens, mais un objet de l'entendement pur, où les conditions ne peuvent plus être posées dans la série des phénomènes, mais en dehors de cette série, et où la série des états peut être envisagée tomme si elle était commencée absolument (par une cause intelligible); toutes choses qui prouvent q_ue les idées cosmologiques ne sont nen que ces pnn­cipes régulateurs et sont très éloignées de poser d une manière en quelque sorte conftitutive, un~ totalité effeéttve de telles séries. On peut voir le refte en son lieu dans l'antinomie de la raison pure.

La troisième idée de la raison pure, laquelle contient une supposition simplement relative d'un être considéré comme la cause unique et parfaite­ment suffisante de toutes les séries cosmologiques,

DJ, 41a cft le concept rationnel de Dieu. Nou11 n'avons pas la moindre raison d'admettre absolument (Je mp­pos~r en soi) l'objet [A 686/B JI-1.7 de cette idée; car qu'cft-ce qui pourrait nous l}abiliter ou seule­ment nous autoriser i croire ou à affirmer en soi, en vertu du seul concept que nous en avons, un être doué d'une perfeS:ion suprême et absolument nécessaire par sa nature, n'était le monde par rap­port auquel seulement cette supposition peut être nécessaire ? Par où l'on voit çlatrement que l'idée de cet être, comme toutes les idées spéculatives, ne veut rien dire de plus sinon que la raison ordonne de considérer tout enchainement dan• le monde d'après les principes d'une unité syftéma­tiquc, par conséquent tomme .fi tous étaient iaeus ensemble d'un être unique comprenant tout, comme d'une cause suprême et parfaitement suffi­sante. Il cft clair par là que la ratson ne peut avoir ici pour but que sa propre règle formelle dana l'ex-

D ialeélitjlltJ transcendantale 1 2. 79

tension de son usage empirique, mais jamais une extension a11-dt1là de tolites les limites de l'raa.~,e empi-rùjlle, et que par conséquent sous cette idée ne se cache aucun principe constitutif de son usage, lequel est dirigé vers une expérience possible.

Cette unité formelle suprême, qui repose exclu­sivement sur des concepts de la raison, est l'unité finale des choses, et l'intérêt f}éculatif de la raison nous oblige à regarder toute ordonnance dans le monde comme si elle était issue du dessein d'une raison suprême. Un tel principe ouvre en effet à notre raison [A 687/B ?If_/ appliquée au champ des expériences des perspeél:ives toutes nouvelles qui nous font lier les choses du monde suivant des lois téléologiques et nous conduisent par là à la plus grande unité systématique de ces choses. La supposition d'une intelligence suprême, comme cause unique de l'univers, mais 9ui à la vérité n'est que dans l'idée, peut donc tOUJOUrs être utile à la raison et ne saurait jamais lui nuire. En effet, si, relativement à la figure de la Terre (qui est ronde, mais quelque peu aplatie*), des montagnes et des mers, etc., nous admettons d'avance des desseins exclusivement sages d'un auteur suprême, nous pouvons faire dans cette voie une multitude de m, m Clécouvertes. Si nous nous en tenons à cette s11ppo-sition comme à un principe purement régulateur, l'erreur même ne peut nous être nuisible. En effet il n'en peut résulter rien de plus, sinon que, là où nous attendions un lien téléologique ( nexm ftna-lü), nous n'en trouvions qu'un purement méca-

* L'avantage qui résulte de la forme sphérique de la Terre dt assez connu; mais peu de i>ersonnes savent ~:~ue son apla­tissement, qui la fait ressemoler à un sphéroide, cft le seul obftacle qu1 empêche les saillies du continent ou même de plus J:>etites montagnes qui peuvent être soulevées par un tremfilement de terre, de déplacer continuellement et de manière importante en assez peu de temps l'axe de la Terre, comme il arriverait si le renflement de la Terre sous la ligne de l'équateur n'était pas une montagne assez forte pour que la seco_usse de toute autre montagne ne puisse jamais changer notablement sa situation relativement a l'axe. Et cependant on n'hésite pas à expliquer cette sage disposition par l'équi­libre de la masse terreftre, autrefois fluide.

u8o Critique de la raüon pure

nique ou physique ( nexm e.lfeélivm), [A 688/ B 716} ce ~ui, dans un cas de ce genre, ne nous prive que d une unité, mais ne nous fait pas perdre l'unité de la raison dans son usage empirique1.Mais ce contretemps ne peut pas atteindre la loi même dans son but général et téléologique. En effet, bien qu'un anatomi~e puisse être convaincu d'erreur en rapportant quelque organe du corps d'un ani: mal à une fin dont on reut montrer clairement qu'elle n'en résulte pas, i e~ cependant tout à fait impossible de /·amais prouver qu'une disposition de la nature, que le qu'elle soit, n'ait pas du tout de fin. La physiologie (des médecins) étend donc aussi sa connaissance empirique, très bornée d'ailleurs des fins de la fuuélure d'un corps organique a~ moyen d'un principe que fournit seule la raison pure, et qui và jusqu'à nous faire admettre très hardiment, mais aussi avec le consentement de tous les hommes sensés, que tout dans l'animal a son utilité et une bonne fin, supposition qui, si elle devait être con~tutive, irait beaucoup plus loin que les observations faites jusqu'ici ne peuvent nous le permettre. Par où l'on voit qu'elle n'dt qu'un pnncipe ré~lateur de la raison, pour arriver à l'unité sy~émat1que la plus haute, au moyen de l'idée de la causalité finale de la cause suprême du monde, comme si cette cause avait tout fa1t, en tant qu'intelligence suprême, d'après le dessein le plus sage. [A 68,/B JIJ} Mais si nous manquons de res­treindre cette idée à un usage purement régula­teur, la raison s'égare alors de bien des manières, car elle abandonne le sol de l'expérience qui doit cependant contenir les jalons de son chemin, et elfe s'aventure au-delà de ce sol, dans l'incom­préhensible et dans l'insondable, sur des hauteurs où elle e~ nécessairement saisie de vertige, en se voyant, de ce point de vue, entièrement coupée de tout usage conforme à l'expérience.

m.414 Lorsqu'on ne fait pas, de l'idée d'un être suprême, un usage simplement régulateur, mais au contraire un usage con~itutif (ce qui ~ contraire à la nature d'une idée), le premier vice

Diale8ique transçenJantale

qui en résulte dt la raûon paremt~~e ( ignfJtla ratio*1 ) •

On peut nommer ainsi tout principe qui fait que l'on regarde son inveStigation de la nature, en quoi que ce soit, comme fA 610/B 718} absolu­ment achevée, et que la raison se livre au repos comme si elle avait entièrement accompli son œuvre. C'eSl:/ourquoi l'idée psychologique elle­même, quan on l'emploie comme un principe conftitutlf pour expliquer les phénomènes de notre âme, et ensuite pour étendre encore au-delà de toute expérience notre connaissance de ce sujet (pour connaitre son état après la mort), eft sans doute très commode pour la raison; mais elle corrompt et ruine complètement tout l'usage naturel qu'on en peut faire en suivant la direéüon des expériences. C'eft ainsi que le spiritualifte dogmatique explique l'unité de la personne, qui persifte inchangée à travers tous les changements ae ses états, par l'unité de la subftance pensante, qu'il croit percevoir immédiatement dans le Je; ou bien l'intérêt que nous prenons aux choses qui ne doivent arriver qu'après la mort, par la cons­cience de la nature immatérielle de notre sujet pensant, etc. Il se dispense de toute invefti~tion naturelle et tirée de principes physiques d expli­cation des causes de ces phénomènes internes qui sont les nôtres, en laissant de côté, en vertu de la décision arbitraire d'une raison transcendante, sans doute pour sa plus ~nde commodité, mais au détriment de ses lunuères, les sources imma­nentes de la connaissance d'expérience. Cette conséquence fâcheuse se montre encore plus clairement dans le dogmatisme de notre tdée d'une intelligence suprême et du syftème théolo­gique de la nature (de la [A 61r{B 711] physico­théologie) qui s'y fonde faussement. En effet,

* C'dl: ainsi q:!le les anciens dialeaiciens nommaient un sophisme qui se formulait en ces termes : Si ton ddtin veut que tu guerisses de cette maladie, alors cela arrivera, que tu prennes un médecin ou que tu n'en prennes pas. Cicéron dit que cette sorte de uisonnement tire son nom de ce que, si l'on s'v conforme,. il ne subsifte plus aucun usage de la nison dans la vie. Tel dl: le motif pour lequel je désigne sous ce même nom l'argument sophiftique de la raison pure.

u81

u81 Critique de la raûon pure

toutes les fins qui se manifeStent dans la nature, et qui souvent ne sont inventées que par noua.. mêmes, nous servent à nous mettre fort à l'aise dans l'inveStigation des causes : c'eSt-à-dire qu'au lieu de les chercher dans les lois universelles du mécanisme de la matière, nous en appelons direc­tement aux insondables décrets de la sagesse suprême; et nous regardons le travail de la raison comme achevé, parce que nous nous dispensons de son usage, lequel ne trouve pourtant de fil

111, m conduél:eur que là où il nous eSt donné par l'ordre de la nature et la série de ses changements suivant ses lois internes et générales. Cette faute peut être évitée, si nous ne considérons pas du point de vue des fins seulement quelques parties de la nature comme par exemple la division du continent, s~ Struél:ure, la nature et la position des montagnes ou même l'organisation dans le règne végétal e; dans le règne animal, mais si au contraire nous rendons tout à fait générale, par rapport à l'id~ d'une intelligence suprême, cette unité s~ma­tique de la nature. Alors en effet nous prenons pour fondement une finalité qui suit des lois universelles de la nature, auxquelles aucune dispo­sition particulière ne fait exception, encore qu'die ne se montre à nous que plus ou moins clairement, et nous avons un principe régulateur de l'unité syStématique d'une liaison téléologique : cepen­dant nous ne déterminons pas celle-ci d'avance, mais, en attendant de la [A 6~2/B 720] trouver, nous devons poursuivre la liaison physico-méca­nique suivant des lois universelles. C'eSt ainsi seulement que le principe de l'unité finale peur toujours étendre l'usage de la raison par rapport à l'expérience, sans lui faire tort en aucun cas.

Le second vice qui résulte de la fausse inter­prétation du principe de l'unité syStématique eSt celui de la raûon renversée ( perversa ratio, ll<m:pov 7tp6-repov rationû). L'idée de l'unité syStématique ne devrait servir que comme un principe régula­teur pour chercher cette unité dans la fiaison des choses suivant des lois universelles de la nature, et pour croire qu'à mesure qu'on a trouvé qudque

Dialetlique tranmnJantale 1 2 8 3

chose par la voie empirique, on s'dt approché de l'intégralité de son usage, bien qu'on ne puisse à la vérité jamais l'atteindre. Au lieu de procéder ainsi, on fait précisément le contraire : on com­mence par prendre pour fondement, en la consi­dérant comme hypoftatique, la réalité effeétive d'un principe de l'unité finale, et par déterminer anthropomorphiquement le concept d'une telle intelligence supr~me, parce qu'il eft en soi tout à fait inaccessible, et l'on impose ensuite, violem-ment et di&torialement, des fins à la nature, au lieu de les chercher, comme il convient, par la voie de l'inverugation physique. De cette façon non seulement la téléologie, qui ne devrait servir que pour compléter l'unité de la nature suivant des lois générales, tend plutôt à la[ A 69.J/B 721] sul;'primer, mais encore la raison manque son but, qut eft de prouver par la nature l'exiftence d'une telle cause intelligente supr~me. En effet, si l'on ne peut présupposer a priori, c'eft-à-dire comme appartenant à son essence, dans la nature, la fina-lité supr~me, comment veut-on ~tre conduit à la m. 416

chercher et s'approcher, au moyen de cette échelle, de la suprême perfeélion d'un premier auteur, comme d'une perfeélion absolument nécessaire et ~ conséquent pouvant être connue a priori ? Le principe régulateur veut que l'on présuppose abso­lument, c'eft-à-dire comme résultant ae l'essence des choses, l'unité syftématique comme une rmité til la nature, qui n'eft pas connue d'une manière purement empirique, mais qui eft supposée a priori, bien 9ue d'une manière encore indéter­Jninée. ~e s1 je commence par poser en principe un être ordonnateur supr~me, l'unité de la nature dt alors supprimée par Ie fait. Car elle devient ainsi tout à fait étrangère à la nature des choses et contin-gente, et elle ne peut plus être connue au moyen aes lois universelles de cette nature. De là un cercle vicieux dans la démonftration, puisque l'on pré­suppose ce que l'on devait précisément démon-trer.

Prendre le principe régulateur de l'unité syfté­matique de la nature pour un principe conrututif,

I 2.84 Critique Je la raüon ptm

et présupposer [A 691/B 722} hypoftatiquement comme cause première ce qui n'eft pris que dana l'idée pour fondement de l'usage harmonieux de la raison, c'eft là ce qui s'appelle proprement éga. rer la raison. L'inveftigation de la nature va son chemin en suivant uniquement la chaîne dea causes naturelles qui suivent des lois universelles de la nature; elle se conforme sans doute à l'idée d'un auteur suprême, mais ce n'eft pas pour en dériver la finahté, ?,u'elle poursuit partout, maU pour en connaître 1 ex.iftence au moyen de cette finalité qu'elle cherche dans l'essence des chasea de la nature, et même autant que possible dana celle de toutes les choses en général, et par COnsé­quent pour la connaitre comme absolument nécessaire. Q!!e cette dernière chose réussisse ou non, l'idée refte toujours exaél:e, et aussi son usage quand il eft reftreint aux conditions d'un prinap~ purement régulateur.

L'unité fuWe complète eft la perfeéüon (consi­dérée absolument). Si nous ne la trouvons pas dans l'essence des choses qui conftituent tout l'objet de l'expérience, c'eft-à-dire de toute notre connaissance objeéüvement valable, par cons~­quent dans les lois universelles et nécessaires de la nature, comment en conclurons-nous direae­ment l'idée de la perfeéüon suprême et absolument nécessaire d'un être premier qui soit la source de toute causalité ? La plus çrande unité syftéma­tique, par conséquent auss1 la plus grande unité finale, eft l'école et même le fondement qui rend possible le plus grand usage de la raison humaine. L'idée en eft donc inséparablement liée à l'essence [A 6n/B 12)} de notre raison. Cette même idée eft donc rour nous législatrice, et ainsi il dt très naturel d admettre une raison législatrice qui lui

w, 4l7 corresponde ( inteUeflm archetypm), et d'où toute unité syftématique de la nature puisse être dérivée comme de l'objet de notre raison.

Nous avons dit, à propos de l'antinomie de la raison pure, que toutes les queftions que soulève la raison pure doivent absolument pouvoir rece­voir une réponse, et que l'excuse qui se tire des

Dialet!:que lraiiStentlantale

bornes de notre connaissance, et qui dans beau­coup de qul'ftions physiques e~ aussi inévitable que ju~e, ne peut être admise ici, puisque ici la queruon qui' nous e~ soumise ne porte pas sur la natu::e des choses, mais e~ posée par la seule nature de la raison et ne concerne que sa conru­tution interne. Nous sommes maintenant en état de confirmer cette assertion, hardie au premier abord, relativement aux deux que~ions auxquelles 1a raison attache son plus grand intérêt; nous AJDènerons ainsi à leur complet achèvement nos considérations sur la dialeél:ique de la raison pure.

Demande-t-on (par rapport à une théologie transcendantale*), en premier lieu, s'il Y. a quelque chose de diftinA du monde [A 696{B 724} qui contienne le fondement de l'ordre du monde et de 10n enchaînement suivant des lois universelles; la réponse ~ celle-ci : Olli sans Joute. En effet, le monde ~ une somme de phénomènes; il doit donc y avoir pour ces phénomènes quelque fon­dement transcendantal, c'eft-à-dire un fondement que l'entendement pur puisse seul penser. Demande-t-on, en seçond lieu, si cet être e~ une subftance, une sub~nce qui a la plus grande râilité, qui ~ nécessaire, etc.; je réponds que telle tp~~flion n'a p111 de sens. En effet toutes les catégories au moyen desquelles je cherche à me faire un concept d'un objet de ce genre n'ont d'autre usage que 1 usage empirique, et elles n'ont plus aucun sens quand on ne les applique pas à des objets d'expérience possible, c'e~-à-dire au monde sen­sible. En dehors de ce champ, elles ne sont que des titres pour des concepts, que l'on peut b1en accorder, mais par lesquels on ne peut toutefois rien comprendre. Demande-t-on enfin, en troüième IU11, si nous ne pouvons pas du moins concevoir

• Ce que j'ai déjà dit précédemment de l'idée IJ&y:cholo­giquc et de sa dcftination propre, comme principe âc l'usage pumncnt régulateur de la l'lllson, mc dispense de m'arrêter l apliqucr encore en particulier l'illusion transcendantale d'apiù laquelle cette unité syftématlquc de toute diversité du sens interne cft représentée nypoftattquement. La méthode cft ici fort semblable à celle que la critique a suivie par rap­port i. l'idéal théologique.

nBs

u86 Critique de la raüon pure

cet être diStinét du monde d'après une analogit avec les objets de l'expérience; je réponds : s1111J doute, mais seulement comme obJet dans [A 6ni B J2J} l'idée, et non dans la réalité, c'eSt-à-dite

m, 41a uniquement en tant qu'il eSt un subStratum, pour nous inconnu, de l'unité syStématique, de l'ordre et de la finalité de la conStitution du monde dont la raison doit se faire un principe régulateur dans son inveStigation de la nature. Bien plus, n0115 pouvons dans cette idée accorder hardiment et sans crainte de blâme certains anthropomor­phismes, q:ui soD;t -?~cessaires au principe régula. teur dont Il s'a~1t 1c11• En effet ce n'eSt toujours qu'une idée, qlll n'eSt pas rapportée direétement à un être diStinét du monde, mais au principe régu­lateur de l'unité syStématique du monde, ce qui ne peut avoir lieu qu'au moyen d'un schème de cette unité, c'eSt-à-dire d'une intelligence suprême qui en soit la cause suivant de sages desseins. On ne saurait concevoir par là ce qu'eSt en soi Je fondement originaire de l'unité du monde, mais comment nous devons l'employer, ou plutôt employer son idée, relativement à l'usage syStéma­tique de la raison par raP.port aux choses du monde.

Mais de cette maruère pouvons-nous toutefois (continuera-t-on de demander) admettre un unique sage et tout-puissant auteur du monde ? sQTI; aucun doute ,· et non seulement nous pouvons, mais nous devons le supposer. Mais alors étendons-nous notre connaissance au-delà du champ de l'expé­rience possible? NuUement. En effet, nous n'avons fait que supposer un quelque chose dont [A 698 B 726} nous n'avons absolument aucun concept touchant ce qu'il eSt en soi (un objet purement transcendantal); mais, par rapport à l'ordre sy~é­matique et final de la conStruétion du monde, que nous devons présupposer quand nous étudions la nature, nous n'avons pensé cet être, gui nous eSt inconnu, que suivant l'analogie avec une intelligence (un concept empirique); c'eSt-à-dire que, par rap­port aux fins et à la perfeétion qui se fondent sur lui, nous l'avons précisément doué des propriétés qui, suivant les conditions de notre raison,

Dialefliqt# transçmJanta/e r z87

peuvent renfermer le fondement d'une telle unité syftématique. Cette idée eft donc parfaitement fondée relatitJement à l'111age dans le monde de notre raison. Mais, si nous voulions lui attribuer une valeur absolument objeétive, nous oublierions que c'eft simplement un être dans l'idée que nous pensons, et, en commençant alors par un fonde-111ent qui ne peut être nullement déterminé par la considération du monde, nous serions par là hors d'état d'appliquer convenablement ce principe à l'usage empirique de la raison.

Mais {demandera-t-on encore) puis-je ainsi faire usage du concept et de la présupposition d'un être suprême dans la considération ration-nelle du monde? Oui, et c'eft proprement pour m. 419

cela que cette idée a été posée en principe par la raison. Mais pUis-je donc regarder comme des fins intentionnelles des ordonnances qui ressemblent à des fins, en les [A 6jjfB727) dérivant de la volonté divine, quoique, il eft vrai, grâce à l'in­termédiaire de dispositions particulières établies à cet effet dans le monde ? Ou1, vous le pouvez aussi, mais à la condition qu'il vous soit indifférent d'en­tendre dire que la sagesse divine a tout ordonné ainsi pour ses fins suprêmes, ou que l'idée de la sagesse suprême cft un régulateur dans l'invefti­gation de la nature et un principe de son unité syftématique et finale d'après des lois universelles cfe la nature, même là où nous ne l'apercevons pas; c'eft-à-dire qu'il doit vous être parfaitement indif-férent de dire, là où vous la remarquez : Dieu l'a sagement voulu ainsi, ou bien la nature l'a ainsi sagement ordonné. En effet la plus çrande unité syftématique et finale que votre raiSon voulait donner pour fondement, à titre de principe régu­lateur, à toute inveftigation de la nature était pré­cisément ce g._ui vous autorisait à prendre pour fondement l'1dée d'une suprême intelligence comme schème du principe régulateur; et autant vous trouvez, suivant ce principe, de finalité dans le monde, autant vous tenez la confirmation de la ~timité de votre idée. Seulement comme le pnncipe dont il cft queftion n'avait d'autre but

tz88 Critique de la raison pure

que de chercher l'unité nécessaire, et la plus grande possible, de la nature, nous devons sans doute tout ce que nous en atteignons à l'idée d'un être suprême; mais nous ne pouvons, sans tomber en contradiét.ion avec nous-mêmes, rA 700/B 7281 négliger les lois universelles de la nature, par ra~ port auxquelles uniquement l'idée a été pnse pour fondement, pour considérer cette finalité de la nature comme contingente et d'origine hyperphy­sique. Nous n'étions pas, en effet, autorisés à admettre au-dessus de la nature un être doué des attributs dont il s'agit, mais seulement à prendre pour fondement l'idée d'un tel être, afin d'envi· sager, par analogie avec une détermination cau­sale, les phénomènes comme syStématiquement liés entre eux.

Nous sommes aussi autorisés par là non seule­ment à penser la cause du monde suivant un anthropomorphisme plus subtil (sans lequel on n'en pourrait rien penser), c'eSt-à-dire comme un être doué d'entendement, capable de plaisir et de peine, et en même temps d'un désir et d'une volonté qui y soient proportionnés, etc., mais à lui attribuer une perfeét.ion infinie, qui par consé­quent dépasse de beaucoup celle que pourrait nous autoriser à admettre la connaissance empi­rique de l'ordre du monde. En effet la loi régula­trice de l'unité syStématique veut que nous étu­diions la nature comme s'il s'y trouvait partout à

m. 46o l'infini une unité syStématique et finale dans la plus grande variété rossible. Car, quoique nous ne découvrions ou n atteignions que peu de cette perfeét.ion du monde, il appartient cependant à la législation de notre raison de la chercher et de la soupçonner partout; et il doit toujours nous être avantageux, sans que cela puisse jamais nous être nuisible, de diriger d'après ce principe [A 701

B 729} notre examen de la nature. Mais dans cette représentation de l'idée, prise pour fondement, d'un auteur suprême, il eSt clair aussi que ce n'est pas l'exiStence et la connaissance d'un tel être, mais seulement son idée qui me sert de fonde­ment, et qu'ainsi je ne dérive proprement rien de

Dialellique tranuendantale

cet être, mais seulement de l'idée de cet être, c'e~-à-dire de la nature des choses du monde envisagée suivant une telle idée. Aussi une cer­taine conscience, bien qu'enveloppée, du véri­table usage de ce concept de notre raison, parait­elle avoir donné naissance au langage réservé et rnode~e des philosophes de tous les temps, qui parlent de la sagesse et de la prévoyance de la nature ou de la sagesse divine comme si c'était des expressions synonymes1, et qui même pré­fèrent la première expression, tant qu'ils n ont affaire qu'à la raison spéculative, parce qu'elle rnodère notre prétention d'affirmer plus que nous n'avons le droit de le faire, et qu'en même temps elle ramène la raison à son propre champ, la nature.

Ainsi la raison pure, qui d'abord semblait ne nous promettre rien moins que d'étendre nos connaissances au-delà de toutes les limites de J'expérience, ne contient, si nous la comprenons bien, que des principes régulateurs, qui, à la vérité, prescrivent une umté plus grande que celle que peut atteindre l'usage empirique de l'entendement, mais qui, par cela même qu'ils reculent si loin le but dont il cherche à se rapprocher, portent au plus haut degré, {A 702/B 730_1 au moyen de l'unité sy~ématique, l'accord de cet usage avec lui-même. ~e si, au contraire, on entend mal ces principes et qu'on les prenne pour des principes constitutifs de connaissances transcendantes, ils produisent alors, par une apparence brillante mais trompeuse, une persuasion et un savoir Imaginaires, qui enfantent à leur tour des contra­diWans et des disputes éternelles.

* Ainsi toute connaissance humaine commence

par des intuitions, va de là à des concepts et finit par des idées. Bien qu'elle ait pour ces trois élé­ments des sources a priori de connaissance, qui au premier aspeét semolent dédaigner les limites de toute expérience, une critique complètement m. 46•

Critifjlle Je la raüon pure

achevée nous convainc cependant que toute rai. son, dans son usage spéculatif, ne peut jaltlaia dépasser avec ces éléments le champ de l'c:xPé­rience possible, et que la propre deftmation de c:e pouvo1r suprême de connaître dt de ne se Servir ôe toutes les méthodes et des principes de c:ea méthodes '1ue pour poursuivre la nature jusque dans ce qu elle a de plus intime suivant tous lea principes possibles de l'unité, dont le principal dt celui de l'unité des fins, mais jamais pour sortir de ses limites, hors desg_uelles il n'y a plus po~~r 1101/l qu'un espace vide. A la vérité, l'examen critique de toutes les propositions qui peuvent étendre notre connaissance [A JOJfB JJI} au-delà de l'expérience effeilive nous a suffisamment convain­cus, dans l'« Analytique transcendantale», qu'elles ne peuvent jamais nous conduire i quelque chose de plus qu'à une expérience possible; et, si l'on ne se montrait défiant même à l'endroit des théo­rèmes abftraits ou généraux les plus clairs, si des perspeé.l:ives attrayantes et spécieuses ne nous entrainaient à en rejeter la force, nous aurions pu certainement nous dispenser de procéder pénible­ment à l'audition de tous les témoins dialeéüCfues qu'une raison transcendante appelle à l'afpw de ses prétentions; car nous savions déjà d avance avec une parfaite certitude, que toutes ses ali~~ tions partent peut-être, c'eft vrai, d'une intenbon honnête, mais qu'elles doivent être absolument nulles et non avenues, parce qu'il s'agit ici d'une connaissance qu'aucun homme ne saurait jamais acquérir. Mais, comme il n'y a pas de fin au dia­cours si l'on ne parvient à la véritable cause de l'apparence par laquelle le plus raisonnable même peut être abusé, et que la résolution de toute notre connaissance transcendante en ses éléments (comme étude de notre nature intérieure) n'dt pas en soi d'un prix médiocre, qu'elle eft même un devoir pour le philosophe, il n'était pas seule­ment nécessaire de rechercher en détail j'IIBque dans ses premières sources tout ce travail de la raison spéculative, quelque vain qu'il soit; mais de plus, comme l'apparence dialeé.l:ique n'dt pas

Dialeflique transcendantale

ici seulement trompeuse quant au jugement mais aussi[ A 704/B JJ2] quant à l'intérêt qu'on prend au jugement, qu'elle e§t par là aussi attrayante que naturelle et qu'elle demeurera telle pour tout Je temps à venir, il était prudent, en quelque sorte, de rédiger explicitement les aét:es de ce pro­cès et de les déposer dans les archives de la ratson humaine afin que l'on puisse éviter à l'avenir de semblables errements.