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Koyamaru est un village minuscule perdu dans les montagnes, à 300 km au Nord-Ouest de Tokyo. Jean-Michel Alberola s’y est rendu régulièrement, pendant deux années, pour approcher conjointement, par la fréquentation de la dizaine d’habitants qui y vivent, la figure du « paysan universel » et la pratique du cinéma.
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Sujet de la séance :
Koyamaru de Jean-‐Michel Alberola
Koyamaru est un village minuscule perdu dans les montagnes, à 300 km au Nord-‐Ouest de
Tokyo. Jean-‐Michel Alberola s'y est rendu régulièrement, pendant deux années, pour
approcher conjointement, par la fréquentation de la dizaine d'habitants qui y vivent, la
figure du « paysan universel » et la pratique du cinéma. Jean-‐Michel Alberola, qui a pour
bagage une longue expérience des arts plastiques, s'est ainsi efforcé de prendre, à l'aide
du médium filmique alors nouveau pour lui, le pouls d'une présence au monde oubliée par
le confort moderne, confort qui ne va jamais sans élaguer profondément nos possibilités
d'existence, et sans doute blesse irréversiblement quelque chose de notre humanité.
C'est que, précisément, les possibilités humaines de vivre, et conséquemment de penser,
se déploient dans et par la rencontre du monde, et son éventuelle résistance aux actes les
plus simples, et, au premier abord, les plus irréfléchis, par lesquels nous nous tournons
vers lui : respirer, manger, habiter. De tels actes sont au cœur de Koyamaru, et
constituent sa matière vive.
Si ces gestes de la vie quotidienne, qui soutiennent et organisent continuellement notre
présence au monde, vont de soi, c'est peut-‐être, comme bien des dimensions de notre
existence, dans l'épreuve et les difficultés qu’ils montrent tout leur sens et laissent jaillir
leur portée réelle. Peut-‐on savoir en vérité ce qu'il en est de respirer si nous ne perdons
jamais souffle ? Ou ce qu'engage le partage d'un repas si nous n'avons jamais souffert de
la faim ? Un mouvement entravé, s'il n'a pas renoncé à lui-‐même, fait solidairement signe
vers le lieu d'où il vient et celui auquel il tend. Et dans cette suspension, que peut
provoquer la rencontre d'un obstacle, il montre parfois avec plus de force et plus
Séminaire sur les rapports entre l’art et la Foi.
Département : La parole de l’art
Séance du 24 juin 2011
Compte rendu par : Rodolphe Olcèse
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d'évidence en quoi il consiste essentiellement. C'est en luttant avec un adversaire plus
vaillant que lui que Jacob témoigne de ce qu'il est en vérité. Cette idée que l’épreuve, loin
de me diminuer, peut me révéler tel que je suis, n’est pas étrangère au cinéma. Un film,
quand il est empêché, donne plus facilement à voir, en même temps que les images sur
lesquelles il se dresse, ce qu'il en est du cinéma qu'il cherche à mettre en œuvre.
Si le film de Jean-‐Michel Alberola ne semble pas avoir été accouché dans la souffrance —
ce n'est pas en tous cas la tonalité première qui se dégage de ce vaste tableau de presque
trois heures — il n'hésite pas à capter toutes les humeurs de ses interlocuteurs, y compris
celles qui peuvent contrarier son projet : les différents paysans qu’il accompagne sont
tantôt loquaces, emportés dans un flot de souvenirs inépuisables, tantôt impatients, dans
le refus du film qui est en train de se faire. Car ce film sans doute leur vient avec un lot de
tracas inévitables et nécessaires. Une équipe de tournage en effet, fut-‐elle la plus réduite
possible, ne va jamais sans troubler la réalité dans laquelle elle s'insère pour la capter.
Koyamaru se donne comme un documentaire, ce qu’il est d’une manière incroyablement
précieuse. Le film cherche moins à documenter objectivement la situation de quelques
habitants d’un village en passe de disparaître, qu’à les rencontrer dans leur parole et dans
l’expression de leur intériorité.
Il veut leur donner un espace dans l’ordre du film lui-‐même. Cela suppose moins de
discuter avec eux que de recueillir les détails du lieu, les traits des différents visages ou les
postures de corps qui ont tous bien vécu, alors même que leur parole est en train de
parcourir son propre chemin. Il n’y va pas d’une bonne intention de cinéaste, mais, plus
décisivement, d’un parti pris de réalisation qui envoie Koyamaru vers une dimension
formelle qui sera creusée inlassablement pendant tout le film. Nous ne pouvons pas
rencontrer un être sans lui être présent, et exprimer la vérité de cette rencontre sans dire
quelque chose de ce que nous sommes ou devenons lorsqu’elle nous arrive.
Le film de Jean-‐Michel Alberola, sur quatre saisons, veut s’entretenir avec les habitants du
village, c’est-‐à-‐dire, peu ou prou, se tenir entre eux, accueillir cette existence paysanne
parlée et filmer la possibilité cinématographique de cet accueil lui-‐même. Les nombreuses
intrusions, dans les plans du film, de la perche du preneur de son, ou du matériel de
tournage posé ici ou là, ne disent pas autre chose. Avant même que les prises de vues
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soient faites, le film est là, dans le village, en train de se faire. Ces instants, où l’attention
quitte l’orateur pour s’attarder sur ce qui est autour de lui ou ceux qui partagent l’espace
avec lui, ce qui inclut l’interprète du film et l’ingénieur du son, ouvrent littéralement le
film. Pendant que les discussions ont lieu, Jean-‐Michel Alberola prend la liberté de vaquer
à ses images, qui procèdent à la fois de la continuité et de la rupture, de la proximité et de
la distanciation. C’est souvent par un léger mouvement latéral de la caméra que le plan en
vient à révéler l’équipe et son matériel, ce qui change littéralement la situation narrative
du film sans l’arrêter pour autant, et provoque un glissement à la fois doux et radical du
travail documentaire vers une pure expression poétique, et bientôt plastique, de la réalité.
Ce parti pris de montrer la rencontre entre « le paysan universel » et le cinéma est à la fois
tâtonnant, dans une dimension de recherche, et totalement abouti, assumé dans sa
fragilité. C’est peut-‐être pour suivre la continuité de ce geste que Jean-‐Michel Alberola
filme une situation de projection, ou encore montre les villageois découvrant des images
de la ville de Tokyo qu’il a faites depuis un train. Il s’agit alors de confronter un univers
visuel à un autre, et par là une possibilité à sa négation complète et radicale. D’un côté, il
y a le village, la quotidienne lutte contre la neige, l’attente du printemps et les efforts
pour irriguer les cultures de riz, de l’autre, les grands immeubles, la violence qu’ils nous
infligent, la blessure qu’ils portent à la respiration et à l’irrigation des sillons de la terre.
La ville est, dans son sens profond, une occultation du paysage. En assurant la transition
entre le printemps et l’été, cette séquence montre que le paysage n’est pas donné, et
qu’il faut le conquérir, en luttant contre l’aplomb assommant des immeubles, ou contre
cette neige qui empêche les habitants de sortir de leur maison. Il faut entendre le « pays »
résonner dans les figures du paysan et du paysage. Le paysan, c’est d’abord celui qui
habite le pays, ce lieu circonscrit par le paysage, qui à la fois ferme et ouvre un territoire
sur le monde. Paysan, le film lui-‐même doit le devenir par la fréquentation du pays, qui lui
permet de se saisir du paysage et de le dessiner. Il lui faut alors passer de la ville à la
campagne, du négatif de la pellicule à son positif, il faut encore braver la neige qui fait
écran à l’éventuelle tranquillité de la vie, et regarder enfin les bourgeons revenir, une fois
passé l’hiver, pour y entendre l’appel à irriguer le sol.
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Jean-‐Michel Alberola, en même temps qu’il fait ce « premier film », explore les diverses
possibilités du médium cinématographique, notamment en travaillant à partir de deux
matières, l’argentique et la vidéo. Ces deux registres d’images épousent le fond du film en
lui donnant sa forme, qui oscille entre documentaire et cinéma de poésie. L’image
argentique a ceci d’irremplaçable qu’elle rend manifeste, pour de simples raisons
matérielles, que c’est toujours un surcroît de lumière qui envoie et achève, à la prise de
vue, les plans tournés. Jusqu’à une époque récente, les images filmiques procédaient de
la lumière, elles étaient, au sens propre, photogéniques : produites par la lumière, pétries
de lumière. Le fait de garder les amorces de début et de fin de plan, ce que fait souvent
Jean-‐Michel Alberola dans la seconde partie de Koyamaru, montre qu’un film doit être
tout entier porté par cette lumière qui excède le cinéma, le guide et lui permet de prendre
corps.
Filmer le printemps et l’été à l’aide d’une caméra 16 mm est un geste qui n’est ni gratuit,
ni anodin. Il faut aller au-‐devant des saisons des jours depuis le printemps du cinéma, et
engager un mouvement qui, parti de la lumière, se tourne vers le midi où elle devient
éclatante, aveuglante. Pour autant, le film de Jean-‐Michel Alberola n’ignore ni la nuit, ni
l’angoisse où elle peut nous plonger. Dans un plan tout à fait sidérant, par sa patience et
la durée qu’il met en œuvre, les habitants de Koyamaru sont assis en rang devant la
caméra. L’interprète, accroupie devant eux, auprès du microphone, les écoute évoquer la
traversée des bois la nuit, lorsque les bêtes sauvages menacent de surgir, et que le village
semble loin. Les souvenirs racontés donnent alors une épaisseur singulière à l’obscurité
de la pièce, qui soudain se peuple d’images que la caméra ne peut produire autrement
qu’en se tournant vers la seule puissance plastique de la parole, qui est elle aussi une
source lumineuse dont procèdent le cinéma, qui voit alors s’offrir à lui cette chance inouïe
de devenir un lieu pour l’écoute.
Rodolphe Olcèse