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L'auteur

Régulièrement classé dans les listes des meilleures ventes du New York Times, Scott Sigler estl'auteur de près d'une quinzaine de romans. Sa popularité a démarré sur Internet : il publiait sur sonblog des séries de podcasts où il lisait à haute voix les chapitres de ses romans. Ses fans, qui onttéléchargé 35 millions d'épisodes de ses histoires, ont formé une communauté très active en ligne, oùScott lui-même se montre formidablement présent. La grande presse (New York Times, TimeMagazine, Entertainment Weekly, Washington Post...) commente régulièrement les exploits de cetauteur phénomène.

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Scott Sigler

ALIVE

Traduit de l'anglais (États-Unis)par Mathilde Montier

LUMEN

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à ma mère, dont l'amour et la force

se transmettent par l'exemple

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Chapitre 1

Un éclair de douleur me réveille en sursaut. La vive souffrance disparaît aussi vite qu'elle estapparue, sous la forme d'une violente piqûre à la base du cou.

Aurais-je été mordue ?Non... ce n'était qu'un rêve. Un cauchemar, peut-être.Pas très sympathique comme réveil, surtout le jour de mon anniversaire... Aujourd'hui, j'ai douze

ans – je n'en reviens pas – j'ai douze ans ! Désormais, je ne suis plus une gamine. Je devrais avoir ledroit de me rendormir et même de paresser toute la journée au lit. Il devrait y avoir un gâteau, tousmes amis... Je ne devrais pas être obligée d'aller à l'école.

L'école.À cette seule idée, toute mon excitation retombe d'un seul coup. Je me sens tellement fatiguée...

Comme si je n'avais pas fermé l'œil de la nuit. Si je n'ai pas entendu mon réveil sonner, je vaisencore être en retard en cours : maman va me tuer. Je n'ai pas du tout envie d'y aller. À l'école, lesCercles-crocs et les Cercles-étoiles se moquent tout le temps de moi. Pourtant, personne ne devraitm'embêter le jour de mon anniversaire. Je déteste l'école, je les déteste tous, je...

Un liquide froid coule dans mon cou, à l'endroit exact de la piqûre. Des picotements... De plus enplus tenaces...

Du sang ?Mes yeux s'ouvrent sur... l'obscurité. Une obscurité absolue, tout comme le silence que seule brise

ma respiration. Et... impossible de bouger ! Des barreaux incurvés, à la surface froide et rêche, meplaquent les bras le long du corps. Je tords les poignets pour tenter de me dégager – au point dem'écorcher la peau contre mes entraves.

— Maman ?Le mot sonne trop fort à mes oreilles, presque comme un cri. Là aussi, quelque chose ne tourne pas

rond. Ma voix résonne étrangement... comme étouffée.Ma mère ne répond rien.— Papa ?Silence.Je me contorsionne, mais mes poignets ne sont pas les seuls immobilisés... Mes chevilles sont

elles aussi entravées, et mes hanches plaquées au sol, à tel point que je ne peux même pas me tourner.Je ne suis pas dans ma chambre. Ni même chez moi. Mes parents ne sont pas là.Mon cœur cogne à tout rompre contre des côtes qui semblent se resserrer autour de lui. Mon

corps, parcouru de picotements des pieds à la tête, me hurle : Debout ! Debout-debout-debout !— Il y a quelqu'un ?Silence assourdissant.— À l'aide, s'il vous plaît ! C'est moi ! C'est...Mon souffle reste coincé dans ma gorge.Je ne me souviens plus de mon nom !Complètement prise de panique, je me débats, tire et pousse sur les barreaux inébranlables qui

m'emprisonnent.— Je vous en prie, au secours !Pas âme qui vive pour me répondre.Je hurle à m'en déchirer la gorge. Quelqu'un m'a forcément entendue, on va me venir en aide !

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J'attends.Toujours pas le moindre bruit.Quand je finis par essayer de relever la tête, mon front heurte une surface solide. Voilà pourquoi

ma voix sonnait si étrangement : une planche est placée juste devant mon visage !Non, pas une planche... un couvercle !Je tâtonne : sous moi et de chaque côté de mon corps, une espèce de capitonnage.Je suis dans un...Oh non, non, non...Suis-je dans un cercueil ?— À l'aide ! Sortez-moi de là !La douleur qui m'a réveillée revient tout à coup : un objet pointu plonge à nouveau dans mon cou

et une profonde brûlure me tétanise, muscles tendus, paupières crispées.Là, dans le noir, quelque chose est en train me mordre.(Si tu prends la fuite, l'ennemi se lancera à tes trousses. Pour recouvrer la liberté, il te faudra

le tuer.)Ces quelques mots, qui me sont venus à l'esprit sans prévenir, me semblent familiers, comme

sortis d'un vieux souvenir. Aussitôt, une étincelle de rage s'embrase en moi, me fait oublier lasouffrance, me donne la force de redoubler d'efforts. Je tire, je pousse, je soulève, je tords... Je refusede baisser les bras. Je concentre toute mon énergie sur ma main droite : tu peux le faire, vas-y ! Lapeau de mon poignet se déchire contre le métal rugueux – tant pis, je dois absolument me dégager !

Tire, pousse, tord, arrache, plus fort, toujours plus fort jusqu'à en secouer le cercueil lui-même.Au bout d'un moment, je sens l'un des barreaux commencer à céder, et ma main droite gagner

davantage de liberté. C'est très léger, mais pas de doute : je peux la bouger !La pointe m'arrache un hurlement lorsqu'elle s'enfonce encore plus dans mon cou.Personne n'est venu jusque-là – personne ne viendra plus, je le sais.La créature va-t-elle finir par me percer un poumon ? M'embrocher le cœur ?Est-ce que je vais mourir ?Je me démène avec une telle frénésie que les os de mon poignet crissent contre la barre qui le

maintient prisonnier. Tout à coup, un léger craquement... Suivi d'un autre... Enfin ! Ma main droite estlibre !

Sans perdre une seconde, je porte aussitôt les doigts à mon cou pour attraper à l'aveuglette lacréature qui me déchire la gorge. Ma main se referme sur un serpent froid, visqueux, qui grouille et setortille. Il tente de m'échapper mais je le tiens fermement et je refuse de lâcher prise. Je le tire versma bouche pour y mordre sauvagement. Un goût infâme sur la langue, je serre les dents, presque àm'en fissurer les mâchoires. Prise de fureur, je secoue violemment la tête pour le comprimer encoreplus fort – et quelque chose craque enfin à l'intérieur de l'animal.

La bête s'affaisse, flasque, entre mes doigts et mes lèvres. Je la jette de côté, puis crache pourtenter de me débarrasser du goût infect qui m'emplit la bouche.

Dès que je porte la main droite à mon poignet gauche, l'entrave s'effrite sous mes doigts pourrévéler une surface grêlée au toucher. Mon poing droit tire d'un coup sec, le gauche pousse vers lehaut, et le craquement que j'attends ne tarde pas à retentir... voilà mon second poignet libre lui aussi !

À deux mains, je m'attaque ensuite au carcan qui ceinture ma taille. Tirer, pousser, tirer, pousser...Le cercueil entier tremble autour de moi. Enfin, les attaches cèdent.

Les pieds, à présent !L'espace entre le couvercle et ma poitrine est trop restreint : je ne parviens pas à me redresser

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pour tendre les mains plus bas que mes cuisses. Je porte quoi, d'ailleurs... une sorte de jupe ? Il fautabsolument que je parvienne à me baisser davantage, hors de question d'abandonner si vite. Je dois àtout prix sortir de ce piège ! Après avoir pivoté sur le côté droit, je m'arc-boute en m'appuyant surmes chevilles entravées pour tenter d'atteindre mes pieds de la main gauche. Peine perdue. Mêmel'épaule, la joue et le nez écrasés contre la paroi lisse du cercueil, l'oeil fermé, j'effleure à peine mesgenoux.

Allez, vas-y, du nerf ! Bats-toi, tu dois sortir d'ici ! Je le sais : si je ne parviens pas à toucher mesmollets, je mourrai ici toute seule, avec pour unique compagnie mes hurlements et...

C'est alors que le bout de mes doigts frôle le métal rêche des fers qui enserrent mes chevilles. J'ysuis presque, encore un tout petit peu ! Muscles crispés et membres tordus, vibrants de douleur, jerepousse un peu plus mes limites. De la main gauche, j'attrape enfin le bracelet métallique que je memets à secouer de toutes mes forces.

Crac ! Je suis libre !Je déplie les genoux pour remonter dans le cercueil et me remettre sur le dos, les paumes contre le

couvercle.Je pousse, mais rien ne bouge. Je n'ai pas la force nécessaire.Réfléchis, RÉFLÉCHIS... Il faut que tu sortes d'ici...Je sais : je dois utiliser mes bras et mes jambes, me servir de tout mon corps.Je me tortille de plus belle pour m'allonger sur le ventre, cette fois. Je n'ai pas assez d'espace pour

me relever à quatre pattes, bras et jambes tendus, mais je pousse de toutes mes forces, le dos arquécontre le couvercle. De la sueur – mêlée de sang peut-être – me coule dans les yeux.

Je pousse jusqu'à ce que la douleur me laboure le dos, jusqu'à ce que...Un claquement ébranle le couvercle.Un rayon de lumière, si étincelant qu'il m'éblouit, vient illuminer le fond de mon cercueil. Les

paupières closes, je redouble d'efforts. Je sens le couvercle se soulever, très légèrement, juste assezpour me permettre de caler mes genoux contre le fond.

(Attaquer, toujours attaquer ! En cas de doute, passer à l'attaque, ne jamais laisser à l'ennemile temps de récupérer.)

J'inspire une grande rasade d'air histoire de rassembler mes esprits avant de me jeter, avec toutel'énergie qui me reste, contre le mur de ma prison.

Soudain retentit le cri déchirant du métal qui se tord et cède sous la pression. Le combat enfinterminé, le couvercle qui m'a tant résisté ressemble à une coquille brisée : aussitôt, je me redresse, jesuis debout, je suis dehors...

Et je tombe.Mon atterrissage, brutal, soulève un lourd nuage vaporeux, une épaisse poussière que mes

poumons avides inspirent à grandes bouffées. D'abord, le sol ondule et tangue autour de moi. Il y a dela lumière partout, si éclatante qu'elle me brûle les prunelles malgré mes paupières closes.

Étendue sur le côté, je tente d'entrouvrir les yeux. Entre deux accès de toux, je cherche à retrouvermon souffle. J'attends que ma vision s'accommode à cet éclairage aveuglant : je prie pour recouvrerla vue avant que ceux qui m'ont enfermée dans ce cercueil ne viennent m'y remettre.

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Chapitre 2

La lumière, éblouissante, finit par me tirer des larmes. Secouée de quintes de toux toujours plusviolentes, je sens les grains de poussière maculer ma langue et s'insinuer dans ma gorge desséchée,jusque dans mes poumons. Le bruit va sans doute ameuter les tortionnaires qui m'ont condamnée à untel supplice, mais impossible de me contraindre au silence. Complètement aveuglée, je suis tropfaible pour bouger.

Je suis purement et simplement à leur merci.Lorsque ma toux se calme, mon corps perclus de douleur se détend, assez pour me permettre de

me redresser. Je ramène les genoux contre ma poitrine, les enlace et me frotte vigoureusement lespoignets : la surface irrégulière des barreaux a laissé ma peau à vif.

Il faisait chaud dans le cercueil. Maintenant que j'en ai brisé le couvercle, que je suis sortie de macoquille, je me retrouve prostrée dans une pièce glacée, secouée de frissons. J'ai triomphé du piège,c'est vrai, mais je n'en suis pas moins seule, épuisée et pétrifiée par la peur.

Où sont mes parents ? Pourquoi ne sont-ils pas ici avec moi ? Et d'ailleurs, où suis-je,exactement ?

Je ne reconnais pas les odeurs qui flottent autour de moi. L'air est sec, vicié, même. L'endroitsent... la mort.

La lumière me blesse encore les yeux, mais c'est plus supportable, désormais, si bien que jeparviens enfin à distinguer ce qui m'entoure.

Gris... Le nuage qui m'enveloppe est gris. C'est à la fois une épaisse couche, qui recouvre tout sansexception, et une multitude de petits grains en suspension dans l'air que chacune de mes respirationsfait tournoyer.

De la main, j'effleure la morsure qui me brûle le cou. Une chemise : je porte une chemise, et unecravate. Je glisse les doigts sous le col, tâte la blessure... pour les ressortir maculés d'un mélangepâteux de sang et de poussière.

Je jette un coup d'œil à ma tenue : chemise blanche à col boutonné, jupe courte en tweed noir etrouge, chaussettes noires qui me montent jusqu'en haut des mollets. Pas de chaussures. Je me sens àl'étroit dans mon corsage, dont les manches s'arrêtent à peu près au milieu des avant-bras. La cravate,rouge, s'orne de fines broderies : de petits symboles jaunes et noirs brodés en cercle, au milieuduquel est cousu à l'aide de fil blanc le mot « MICTLAN ».

Pas la moindre idée de ce que ce terme signifie. Et ces vêtements... sont-ils vraiment à moi ?Ma vision est encore un peu trouble, je ne distingue rien d'autre que le cercueil. Assise à même le

sol poussiéreux, je me trouve cependant bien trop bas pour en observer l'intérieur. Le couvercle s'estfendu dans toute sa longueur. Alors que la moitié la plus proche de moi a glissé jusqu'au sol et reposeà présent le long du sarcophage, l'autre partie se dresse à la verticale. Comme si, cassée ou tordue,elle ne pouvait plus pivoter sur ses gonds.

La lumière se reflète sur des traces qui maculent le cercueil : des empreintes de doigtssanguinolentes, à l'endroit exact où j'ai agrippé le rebord et fait ainsi disparaître la fine couche depoussière qui recouvrait la surface.

Pourquoi personne n'est-il venu à mon secours ?La chose dans mon cou... est-elle encore en vie ? Et si elle se cachait dans le cercueil, enroulée

sur elle-même, prête à se faufiler dehors pour m'attaquer ? Je n'ai pas envie de regarder à l'intérieur,mais je suis seule et il me faut m'assurer que la créature est bien morte.

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Si je ne le fais pas, elle pourrait me prendre en chasse.Je m'approche du bord du sarcophage pour m'y appuyer et me relever – mes jambes secouées de

tremblements ne m'obéissent presque plus. Je me penche pour examiner l'intérieur du cercueil.Du tissu blanc, déchiré en plusieurs endroits, souillé de longues traînées rouges et humides, sans

oublier quelques taches poussiéreuses à la teinte écarlate. Le capitonnage élimé présente denombreux accrocs.

Un oreiller blanc, couvert de sang. À côté, un serpent blanc inerte.Non, pas un serpent... un tube !Un tube terminé par une longue aiguille scintillante. Des fibres noires jaillissent de la peau

blanchâtre déchirée là où j'ai planté les dents.Pendant de longues minutes, j'observe le tube, qui demeure immobile. Il est mort, bien sûr, parce

que je l'ai tué.Je ramasse alors un morceau du barreau qui m'entravait la taille et dont la surface, piquetée en

profondeur, s'effrite en une poudre orangée... De la rouille, peut-être ? De la rouille qui ronge lemétal et l'aurait rendu fin et fragile. Si les entraves avaient été solides, je n'aurais eu aucune chancede m'échapper.

Mes yeux ne me brûlent plus, et les larmes ont cessé de couler, si bien que je discerne désormaisle reste de la pièce.

Autour de moi s'alignent bout à bout onze autres cercueils, disposés en deux rangées parallèlesséparées par une longue allée recouverte d'un gris lisse et intact. L'épaisse couche de poussière quienveloppe les sarcophages camoufle les angles et aplanit les reliefs.

Je me trouvais dans le dernier cercueil de la rangée de gauche. Tous les détails m'apparaissentsoudain clairement : la tombe s'orne de gravures complexes qui représentent des hommes au large nezet coiffés d'énormes couvre-chefs primitifs. Des pyramides trapues aux milliers de marches côtoientdes versions simplifiées du soleil et des chats gigantesques aux yeux disproportionnés, dont lesbabines retroussées dévoilent des gueules pleines de crocs.

Cette pièce, longue et étroite, semble avoir été conçue pour contenir les cercueils. La luminositéne me semble plus si forte, maintenant que mes yeux s'y sont habitués, car seul un faible nombre delumières brillent depuis le plafond voûté, éclairant à peine les murs de pierre couverts de sculpturespoussiéreuses.

À l'autre extrémité de la chambre, j'aperçois une arche. Et en dessous... serait-ce une porte ? Lesbattants paraissent lourds et solides, mais je ne distingue aucune poignée.

Une plaque apposée au pied de mon cercueil attire mon attention. La surface lisse, entourée dedizaines de petites bosses et recouverte d'un manteau gris, mesure environ la taille de ma paume.

D'une main tremblante, j'essuie la poussière pour dégager l'une des formes. C'est une pierreprécieuse, qui luit d'un vif éclat orangé, telles les flammes d'un feu figé. Je m'empresse de nettoyer lapartie lisse, et découvre une gravure composée de sept lettres et d'un point.

« M. Savage »Est-ce mon nom ?J'entends soudain un bruit. Un petit coup, très léger, étouffé. La sensation d'être enfermée dans

l'obscurité me revient, et je comprends aussitôt pourquoi.Une fille hurle, prise au piège dans un autre cercueil.

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Chapitre 3

Comme mes jambes flageolantes supportent à peine mon poids, je prends appui sur lessarcophages pour rester debout et je titube vers l'endroit d'où provient le cri.

Chacun de mes pas soulève un petit nuage de poussière, comme si on foulait le sol qu'ellerecouvre pour la toute première fois.

Le cercueil occupé se situe au milieu de la rangée de gauche. Plus je m'approche, plus je perçoisles paroles étouffées qui s'en échappent.

— À l'aide ! Maman, fais-moi sortir de là !La main posée sur le couvercle encrassé du sarcophage, je sens de légères vibrations : la fille à

l'intérieur se débat. Me revient alors le souvenir de l'aiguille, longue et sanguinolente, qui pointait àl'extrémité du tube blanchâtre.

À grands gestes, j'essuie la poussière qui tapisse le cercueil et me retrouve pendant quelquesinstants au cœur d'un brouillard grisâtre, à travers lequel brillent les sculptures polies éclairées parles lumières.

De mes phalanges repliées, je toque sur le bois. Aussitôt les cris cessent.— Calme-toi, dis-je. Je vais essayer de te sortir de là.Pendant un moment, elle ne souffle mot, puis elle se remet à parler, et, malgré le couvercle qui

assourdit les sons, j'entends le désespoir vibrer dans sa voix.— Qui êtes-vous ?Qui je suis ? Pas la moindre idée. J'hésite même sur la réponse à lui donner. Mon nom de famille

n'a – hélas ! – rien de rassurant, et je ne connais que l'initiale de mon prénom. Espérons qu'elle s'ensatisfasse.

— Je m'appelle Em. Et toi ?— Je... je ne sais pas.Un profond sentiment de soulagement m'envahit, presque à m'en faire perdre l'équilibre. Je ne suis

pas la seule !Il faut que je libère cette fille.— Es-tu attachée ?— Oui, répond-elle. Je ne sais pas ce que c'est, je ne vois rien. Je n'arrive pas à bouger ! Il fait si

noir ici, je t'en prie, aide-moi !— Je t'ai dit de rester calme !Ma voix résonne contre les murs de pierre et je prends conscience de la sévérité de mon ton. Elle

a peur, elle est prise au piège. Lui crier dessus ne lui sera d'aucun secours.D'une voix plus douce, je reprends :— Tout va bien. Écoute-moi, il faut que tu casses les barreaux en métal.— Que je les casse ? (Sa voix se brise.) J'ai essayé, mais ils sont trop épais !— Essaie encore, plus fort. J'y suis bien parvenue, moi. Nouveau silence. Je l'écoute grogner et

batailler, puis sa voix terrorisée s'élève de plus belle :— Je n'arrive pas à les briser, je te l'ai dit, je ne suis pas assez forte ! Sors-moi de là, je t'en prie !J'abats mon poing sur le couvercle.— Arrête de hurler ! Je vais trouver un moyen de l'ouvrir.Pourquoi ne parvient-elle pas à sortir comme moi ? Serait-elle plus faible ? Sa peur me

contamine, irradie du cercueil pour venir se lover dans ma poitrine. J'ai d'abord craint de mourir

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dans l'obscurité, mais si cette fille y passe, je serai seule pour de bon, ce qui, d'une certaine façon,m'effraie encore plus.

Sans trop savoir quoi faire, j'essaie de pousser le couvercle... en vain. Je glisse les doigts sous cequi ressemble à un rebord pour tenter de le soulever, délicatement d'abord, puis de toutes mes forces.Toujours rien. Je touche la longue rainure qui court en son milieu... trop étroite pour y trouver uneprise.

Je fouille la pièce du regard et j'aperçois, posée contre un cercueil de l'autre rangée, près del'arche, une étrange forme grise aussi longue que mon avant-bras, du coude au bout des doigts. Encinq petits pas, me voilà près de l'objet. Je tends la main, m'en saisis et le secoue pour le débarrasserde la poussière qui le recouvre.

Il s'agit d'une longue barre en or, ornée sur toute sa longueur de joyaux aux couleurs et taillesvariées, jusqu'à l'extrémité en forme de C, dont les épaisses branches brillent de reflets argentés – etnon dorés. L'objet, assez lourd, me paraît solide.

Une arme... J'ai trouvé une arme !À présent, je n'ai plus aussi peur.Pourtant, au moment de retourner sur mes pas, un détail attire mon attention. L'un des couvercles,

aussi poussiéreux que les autres, n'est pas scellé comme celui du cercueil de la fille. Les paroisparcourues d'une fente pas plus large que mon auriculaire s'ouvrent sur de profondes ténèbres.

Impossible d'en détourner le regard.L'arme dans la main droite, je tends l'autre pour glisser les doigts à travers la couche de poussière

évanescente – pourtant bien réelle – jusque dans l'ombre et les refermer sur le rebord de la partie laplus proche de moi. Le bois poli est froid au toucher. Je resserre ma prise avant de tirer. Le battantbouge de quelques centimètres, puis se bloque. J'ai explosé mon couvercle lorsque j'en suis sortie,alors, peut-être que si je glisse la barre dorée dans l'ouverture, je pourrais...

— Em, tu es là ?De l'autre côté de la pièce s'élève la voix assourdie de la fille, au bord de la panique.— Tu m'as abandonnée ?Je retourne en vitesse auprès de son cercueil.— Désolée, non, je suis là. J'ai trouvé un truc que je peux utiliser. Je vais essayer de briser le

couvercle pour te faire sortir. Ça va faire du bruit, alors tiens le coup, d'accord ?— O.K., mais dépêche-toi, s'il te plaît !L'arme levée bien au-dessus de la tête, je l'abats avec violence sur la face supérieure du cercueil.

Malgré tout, je ne parviens qu'à produire un son lugubre, accompagné de quelques entailles sur lasurface sombre, et à faire vibrer le sarcophage d'un bout à l'autre dans un nuage de poussière.

Dieu que c'est bon de frapper quelque chose ! Vraiment bon. Je donne un second coup, plus fortcette fois, les lèvres retroussées tandis que le métal touche sa cible. Encore et encore, avec toujoursplus de hargne, j'écrase la gravure d'un gros chat, fracasse une pyramide tronquée, arrache descopeaux de la surface polie qui finit par révéler une épaisseur de bois blanc.

Enfin, le couvercle cède et se fend par le milieu. Les deux parois coulissent le long des flancs ducercueil... pour révéler une fille plus âgée que moi, dont le visage disparaît à moitié derrière uneépaisse chevelure rousse et bouclée. Elle ferme vite les paupières pour se protéger de la lumière.Prisonnière des entraves écarlates, elle porte comme moi une chemise blanche trop petite pour elle,une cravate rouge brodée et une jupe courte en tweed.

La respiration saccadée, les traits crispés, elle secoue la tête comme quelqu'un sur le point derecevoir un coup mais qui ignore d'où il viendra, et incapable de l'éviter.

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— Em ? Est-ce que c'est toi ?Je lui prends la main. Sa poigne est faible, mais sa peau chaude et douce.— Oui, c'est moi, tout va bien.— Merci, Em... merci ! Tu peux retirer ces barreaux ?— Oui, mais tâche de ne pas bouger.Deux coups bien assénés à l'aide de mon arme suffisent à briser le vieux métal branlant.Elle porte les mains à sa poitrine et se frotte les poignets, dont la peau est à peine éraflée. A-t-elle

seulement essayé de se libérer ?— Attends, dis-je, laisse-moi t'aider à sortir.Je pose l'arme au sol, avant d'aider la fille à se redresser, puis à s'extirper du cercueil –

manœuvre plutôt délicate en raison de son immense faiblesse et de la mienne, car je ne suis pasbeaucoup plus en forme. Lorsqu'elle pose un pied à terre, ses jambes refusent de la soutenir et elles'affale contre moi, nous envoyant toutes les deux valdinguer au sol en un amas de membresenchevêtrés, sans pour autant que l'une n'ait lâché l'autre.

Pendant un long moment, nous ne bougeons pas d'un pouce. Nous restons là à frissonner, étendues,agrippées l'une à l'autre malgré les quintes de toux qui nous secouent. À la force de son étreinte, jecomprends que nous ressentons la même chose : aucune de nous ne comprend ce qui se passe... maisnous ne sommes pas seules. Et nous en éprouvons une immense gratitude.

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Chapitre 4

Le nez plissé, la fille rousse louche un peu. Quelle chevelure ! Ses cheveux pendent toujours,drapés tel un rideau devant son visage comme s'ils pouvaient la protéger de notre étrange réalité.Blottie dans mes bras, elle ne cesse de trembler, terrifiée, confuse, et s'efforce d'ajuster sa vision.

— Nous ne craignons rien, dis-je pour la réconforter. Il n'y a personne d'autre ici. Détends-toi.Elle hoche la tête, resserre son étreinte, mais je la sens se calmer peu à peu. Sa main cherche la

mienne et nos doigts s'entrelacent.Je baisse les yeux sur nos paumes jointes : ma peau n'est pas comme la sienne, pâle, au teint rosé.

Elle est bien plus foncée, presque brune.Mais ce qui me frappe le plus, c'est la taille similaire de nos mains. La fille paraît pourtant plus

âgée que moi, presque assez pour arrêter l'école. Or, d'habitude, à son âge, les filles sont bien plusgrandes.

L'école... Ces vêtements, est-ce que nous portions des tenues pareilles à l'école ? Je ne parvienspas à m'en souvenir. Il me reste une vague image d'une poignée de camarades toutes aussi splendidesque parfaites, alors que je me sens moche et bête dans l'uniforme dont nous sommes pourtant toutesvêtues.

Sa jupe courte en tweed dévoile presque l'intégralité de ses jambes élancées, qui ne ressemblenten rien à mes bâtons raides aux genoux cagneux. Peut-être, un jour, aurai-je les mêmes ? Les manchesde sa chemise blanche lui arrivent tout juste aux coudes. Sur sa gorge, les deux boutons du haut,arrachés, dévoilent les courbes de sa poitrine. Elle doit sans doute se sentir gênée. Moi, en tout cas,je le suis pour elle. Je me sens mal à l'aise.

Nous restons là, allongées, immobiles, alors que des particules de poussière tourbillonnent dansl'air.

Ses cheveux sont tellement longs... Je tends la main pour toucher ma tête et découvre une lourdetresse. Je la ramène par-dessus mon épaule pour y jeter un coup d'œil : mes cheveux, noirs et épais,sont nattés et descendent jusqu'à ma taille. Ils semblent soyeux, comme si on les avait brossés il y apeu.

Ceux qui m'ont m'installée dans cette espèce de cercueil m'auraient-ils soigneusement coifféeavant ? Un frisson soudain me donne la chair de poule.

Peut-être que tout est normal, en fin de compte... Peut-être ma mère m'a-t-elle brossé les cheveux ?Ou mon père, d'ailleurs. Mais, dans ce cas, m'auraient-ils coiffée avant de m'enterrer vivante dans unsarcophage scellé ?

La fille aux cheveux roux entrouvre enfin les yeux, et j'aperçois le vert profond de ses iris.Elle papillonne des paupières pour en chasser les larmes et renifle en s'essuyant le nez.— Tu m'as sauvée, dit-elle. Tu m'as délivrée. Merci, Em...À ces mots, elle se redresse, puis coince son abondante chevelure derrière son oreille, d'un côté

puis de l'autre. C'est alors que je remarque un signe sur son front.Un cercle noir, aussi large que la distance qui sépare ses deux yeux. La tache sombre, façonnée

dans un matériau différent de sa peau sans pour autant lui être étranger, forme un contraste saisissantavec la pâleur de son teint de rose. Alors que le pourtour extérieur du cercle est lisse, l'intérieursemble hérissé de petites pointes trapues orientées vers le centre. Huit pointes, à intervallesréguliers. Plutôt larges, elles ressemblent presque à...

Des dents.

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C'est une Cercle-crocs !Mon cœur s'emballe, tant l'émotion qui déferle en moi me submerge. Les Cercles-crocs... Elles se

moquent de moi à l'école, non ? Je ne me rappelle rien, même pas la raison qui les poussait à metourner en ridicule. Tout ce dont je me souviens, c'est de leurs moqueries, de leurs regards insistants,de leurs rires qui me donnaient l'impression d'être insignifiante.

Je la déteste.Non... je ne connais même pas cette fille ! Tout au moins, je crois ne pas la connaître. Nous

sommes ensemble dans cette galère, alors je ne vais pas commencer à la haïr pour une banale marquesur le front.

Mais au fait... Est-ce que moi aussi, j'en ai une ?Je porte sur-le-champ ma main libre à mon front pour y trouver un symbole incrusté. Un cercle,

comme le sien, mais lisse, à l'intérieur comme à l'extérieur. Aucune pointe, aucune dent.Nos doigts encore entrelacés, je sens la douce tiédeur de sa peau – c'est bien la seule source de

chaleur au cœur de cette pièce glacée.— J'ai peur, dit-elle. Quel est cet endroit ?— Je ne sais pas.Je continue à effleurer la forme qui orne ma peau.Me voyant faire, la fille m'imite pour découvrir, les yeux écarquillés, son propre symbole.— Moi aussi, j'en ai un ! constate-t-elle. Le tien est lisse, mais j'ai l'impression que le mien n'est

pas le même à l'intérieur. Il y a comme des bosses... Qu'est-ce que c'est ?Des dents, ai-je envie de répondre, parce que tu es une Cercle-crocs.Mais je me retiens. Je l'aime bien, tout compte fait, et elle semble me rendre la pareille. Je ne

veux pas utiliser cette expression devant elle, de crainte de raviver des souvenirs qui la poussent à neplus m'apprécier. Alors j'élude :

— On dirait de petites pointes.Elle attend que je poursuive, mais aucune autre façon de les décrire ne me vient à l'esprit, aussi se

met-elle à réfléchir pendant quelques instants, avant de finir par hausser les épaules.— Nous portons toutes les deux un symbole, et je n'ai pas la moindre idée de leur signification.— Moi non plus.Elle balaie la pièce du regard.— Ce n'est pas du tout l'anniversaire que j'espérais, soupire-t-elle.— C'est aussi ton anniversaire ?Elle m'observe, dubitative, comme si je lui tendais un piège.— Oui, répond-elle, j'ai douze ans.C'est plutôt elle qui se moque de moi, on dirait.Mon instinct ne m'avait pas trompée : cette Cercle-crocs, quel que soit son nom, me mène en

bateau ! Je m'écarte d'elle.— Je ne suis pas une idiote, tu sais.— Je... Bien sûr que non, se défend-elle, confuse. Je n'ai jamais dit ça.Les joues empourprées, elle détourne le regard, comme si, consciente de sa maladresse, elle ne

parvenait pourtant pas à l'identifier.— Je ne me montrerai jamais aussi impolie envers quelqu'un de plus âgé, Em.Plus âgé ? De quoi parle-t-elle ?— Tu n'as pas douze ans, dis-je, un doigt pointé vers ses jambes puis vers sa poitrine. Regarde-

toi. Tu ne vas pas me faire avaler que tu as le même âge que moi !

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L'embarras qui se lisait sur son visage laisse place à une incrédulité totale. Elle tend les bras, lesobserve, puis baisse les yeux sur son corps.

— Je n'y comprends rien, souffle-t-elle.À ces mots, elle tire sur l'ourlet de sa chemise, dont le tissu trop tendu dévoile son ventre plat à la

peau d'albâtre.Ce geste aussi m'incommode.J'ai froid au ventre.Je baisse le regard vers ma chemise tachée de sang et comprends pour la première fois que le

vêtement trop petit dénude aussi ma peau, ainsi exposée à l'air glacé.Mes manches ne descendent que jusqu'au milieu de mes avant-bras. Pas étonnant qu'il fasse aussi

froid : je suis à moitié nue.Prenant soudain conscience que mon corps est exposé aux regards, j'effleure mon ventre du doigt.

Tout ceci me met... un peu mal à l'aise, comme si c'était répréhensible. Mais ce n'est pas tout : le tissude ma blouse peine à contenir ma poitrine.

J'aurais trop de formes pour cette chemise ?Embarrassée, je plaque les mains sur mon décolleté. Je n'avais pas tant de poitrine avant... Non,

bien sûr que non ! Je ne me souviens pas de grand-chose, mais impossible de le nier : mon corps, lui,a changé.

La fille aux cheveux roux me dévisage. Je me rends compte que mon comportement doit luiparaître un peu étrange. Un brin honteuse, je repose les paumes sur mes cuisses.

Soudain, c'est elle qui porte les mains à son torse, les yeux écarquillés de surprise.— Que s'est-il passé ? Je n'étais pas comme ça avant ! Moi non plus...Écoute, impossible que tu n'aies que douze ans, enchaîne-t-elle sans transition. Je t'en donnerais

dix-neuf, peut-être vingt. On dirait une adulte !— Toi aussi...Elle hoche brièvement la tête, le regard perdu dans le vague. Sa lèvre tressaute, comme si elle

articulait des mots en silence.— Ça n'a aucun sens, finit-elle par lâcher. Il faut comprendre ce qui se passe. Et en attendant, nous

devons croire ce que nos yeux nous apprennent.Sur ce, elle baisse de nouveau le nez sur son décolleté. Sans aucune honte apparente, le regard

appréciateur.Un petit sourire apparaît à la commissure de ses lèvres.— Je ne me rappelle pas ce que j'avais demandé comme cadeau d'anniversaire, mais je ne

m'attendais pas à ça ! plaisante-t-elle. La journée ne s'annonce pas si mal, après tout. C'est toujoursmieux que d'être enfermée dans le noir, en tout cas.

La délicieuse fascination qu'elle ressent envers les changements inattendus de son corps n'a pascomplètement éclipsé la peur au fond de ses yeux. Elle tend la main pour effleurer du doigt l'une desgravures qui ornent le couvercle de son cercueil. Un jaguar, semble-t-il, dont l'un des yeux a éclatésous les coups que je lui ai assénés.

— Certaines de ces images me sont familières, déclare-t-elle. Je n'arrive pas à me rappeler où jeles ai vues, mais... Enfin, je les connais.

— Il y en a aussi sur mon cercueil.Le nez froncé, la fille aux cheveux roux secoue la tête.— Les cercueils, c'est pour les morts et nous, nous sommes toutes les deux bien vivantes.Elle fixe mon front du regard. Les yeux plissés, elle semble s'efforcer de comprendre quelque

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chose, puis détourne la tête. Se souvient-elle de ce que mon cercle signifie ? Si oui, elle ne s'en vantepas.

Elle pointe alors du doigt le bâton doré incrusté de pierreries qui gît par terre à côté de moi.— Je crois savoir de quoi il s'agit, se contente-t-elle de dire.Je le ramasse, avant d'en essuyer le métal et de lui tendre pour qu'elle puisse mieux le regarder.— Peut-être as-tu déjà utilisé une arme de ce genre ? Pour la première fois, la fille aux cheveux

roux m'adresse un sourire éclatant. Les yeux pétillants, le visage illuminé, elle resplendit. Je douteque quelqu'un puisse être aussi beau qu'elle à cet instant précis.

— Ce n'est pas une arme ! dit-elle. À mon avis, c'est un outil !Un outil ? Cette idée ne m'avait pas traversé l'esprit.Elle se met à hocher la tête, convaincue d'avoir raison, puis cesse soudain. Son sourire s'évanouit.

Non, elle n'en est pas certaine, elle ne peut être sûre de rien.— Em... connais-tu mon nom ?— Non. Allons voir si nous pouvons le découvrir. Je me lève et je lui prends la main pour l'aider

à se remettre debout.Elle me semblait si grande au début, mais en vérité je ne suis guère plus petite qu'elle.Je la guide jusqu'au pied de son cercueil, qui, comme le mien, dispose d'un espace lisse entouré de

pierres précieuses encrassées que je m'empresse de nettoyer. Des joyaux bleus encadrent les lettresgravées « T. Spingate ».

— Voilà, c'est toi, dis-je. Enfin, je crois. Tu t'appelles Spingate. Est-ce que ça te rappelle quoi quece soit ?

Les lèvres tremblantes, elle fronce les sourcils. Des larmes se mettent à briller au coin de sespaupières ourlées de longs cils noirs et, cette fois, la lumière n'y est pour rien. En cet instant, jeressens l'envie irrépressible de trouver un miroir : ai-je de beaux yeux verts comme les siens ?

Spingate secoue la tête.— Je ne me rappelle rien. Je me souviens de ma mère... enfin, un petit peu. Mais son visage est

flou.Au moment où ces mots franchissent ses lèvres, je me rends compte que j'ignore complètement à

quoi ressemblent mes parents. Maman, papa... Le trou noir. Je connais le concept de parents, je saisqu'ils m'aimaient et que je les aimais en retour, mais leur nom, leur visage... Rien.

Spingate renifle, essuie ses larmes, puis opine du chef, comme si elle acceptait la réalité commetelle. Elle se lance alors dans l'observation de son environnement, des murs, du plafond, de la portesituée sous l'arche.

— Sais-tu ce qu'il y a de l'autre côté de la porte, Em ? — Aucune idée.Pendant de longues minutes, elle contemple le cercueil situé à l'autre bout de la pièce, près de

l'endroit où j'avais trouvé l'arme.— Ce couvercle-là ne se ferme pas en entier. C'était le tien ? me demande-t-elle.Le doigt pointé vers la droite, vers le dernier sarcophage de notre rangée, je réponds par la

négative.— Le mien est là-bas.Je retrouve la succession d'empreintes laissées par mes pieds dans la poussière. Spingate garde

les yeux fixés sur l'alcôve pendant un moment. Ses lèvres se mettent à nouveau à bouger et, ce faisant,on dirait qu'elle en a même oublié ma présence.

Puis elle tourne la tête pour me toiser de la tête aux pieds.

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— Comment as-tu fait pour te mettre dans cet état ?Hormis quelques traces de poussière, sa chemise à elle semble immaculée.— J'ai trouvé un tube dans mon cercueil, expliqué-je.C'est quand il m'a piquée avec une aiguille que je me suis réveillée.Le visage de Spingate s'assombrit. Peut-être a-t-elle compris que si je ne m'étais pas échappée de

mon sarcophage, elle moisirait encore dans le sien...— Mais comment as-tu fait pour sortir ? Il n'y a personne d'autre, ici.Je hausse les épaules, désinvolte.— Je me suis débrouillée toute seule.Le regard étrange qu'elle me lance témoigne de son incrédulité, comme si l'idée même que je sois

sortie sans aide du cercueil s'avérait inconcevable.Spingate se frictionne les bras pour se réchauffer. Puis, elle traverse seule l'antichambre d'un pas

encore chancelant, avant de s'agenouiller au pied d'un cercueil au couvercle entrouvert, dont elleépoussette la plaque.

— « B. Brewer », lit-elle. Les pierres sont mauves, peut-être que nous pourrions utiliser l'outilpour l'ouvrir et voir si quelqu'un se trouve à l'intérieur ?

Malgré tout le temps passé assise là à discuter avec Spingate, l'idée que d'autres adolescentspuissent être coincés comme nous ne m'a jamais effleuré l'esprit. Tous ces sarcophages... L'un d'entreeux contient sûrement un individu qui connaît cet endroit et sait comment en sortir !

Je rejoins Spingate de l'autre côté pour glisser la fourche de la lourde barre dans la petite fissureet improviser un levier sur lequel je m'appuie.

Le couvercle ne bouge pas d'un centimètre.Sur la pointe des pieds, j'applique tout mon poids sur la hampe.— Em, je peux t'aider pour...— Je m'en sors très bien, grommelé-je sous l'effort.J'entends soudain un long craquement venu du couvercle. Je soulève la barre pour replacer le

levier, puis m'y appuie à nouveau de toutes mes forces... Un gros « bang » sonore retentit lorsque lecercueil cède.

Les battants se soulèvent avant de coulisser sur les côtés dans un chuintement, tandis que de lapoussière tombe en plaques des surfaces polies et gravées pour cascader au sol.

Nous nous penchons pour regarder à l'intérieur : effrayée, je recule d'un bond.À ma grande surprise, Spingate ne réagit pas de la même façon. Au lieu de battre en retraite, elle

se penche davantage.— Tu as peut-être raison, dit-elle. S'il s'agit bien de B. Brewer, je crois que le terme « cercueil »

est tout à fait approprié.

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Chapitre 5

C'est un petit garçon mort qui porte le nom de Brewer.Une fine couche de poussière, qui s'est infiltrée par la fissure du couvercle, recouvre son petit

corps desséché.Le cercueil mesure la même taille que le mien et celui de Spingate, mais il paraît énorme pour un

corps aussi minuscule. La peau du visage, parcheminée, tendue sur le crâne, se craquelle par endroitspour dévoiler l'os. À la place des yeux ne s'ouvrent plus que des orbites vides et les lèvresrecroquevillées dévoilent deux rangées de dents décolorées qui affublent le garçon d'un étrangesourire.

La nausée me vrille l'estomac.Brewer porte une chemise blanche et une cravate rouge brodée, mais, au lieu d'une jupe, il arbore

un pantalon et une ceinture noirs. Même s'il ne s'était pas desséché, la tenue aurait été bien tropgrande pour son petit corps. Des barreaux craquelés, rongés de taches écarlates, entravent seshanches, ses chevilles et ses poignets – ses pieds et ses mains sont dissimulés par ses vêtements tropgrands.

Spingate pointe du doigt le front du garçonnet : tout comme nous, il arbore un symbole, fait dumême matériau noir que les nôtres, incrusté dans la peau séchée.

C'est un cercle divisé par deux lignes, l'une verticale et l'autre horizontale.— Une croix, commente-t-elle.— Ou un T.— Ou un signe plus ? renchérit Spingate avec un haussement d'épaules indifférent.— Oui, peut-être.Une Cercle-crocs, une Cercle, un Cercle-croix... sans que nous sachions réellement de quoi il

retourne.Je fixe le cadavre. J'aurais pu être à sa place. Partout se dressent des cercueils, alors pourquoi

est-il mort tandis que je vis ? Le regarder me procure une sensation de froid très différente de celleliée à la température qui règne dans la pièce ou à ce qui me tient lieu de vêtements.

J'aurais eu bien plus chaud en pantalon. A-t-il le droit d'en porter parce que c'est un garçon ? S'ilen va ainsi, alors ce n'est absolument pas juste.

Avec beaucoup de précaution, Spingate tend le doigt vers Brewer et appuie sur sa joue. De lachair desséchée s'effrite. Quelle horreur ! Pourtant, Spingate ne semble pas s'en soucier le moins dumonde.

Elle saisit la manche de chemise du garçon qu'elle s'empresse de tirer mais, la main posée sur sonavant-bras, j'interromps son geste.

— Arrête, dis-je. Pourquoi tu fais ça ?— Je voudrais fabriquer un bandage.— Pourquoi ?— Tu saignes encore, explique-t-elle, avec un geste vers mes poignets.Je constate tout à coup qu'elle dit vrai. Les entraves ont laissé ma chair à vif et de petites gouttes

rouges perlent des multiples égratignures. De la poussière s'agglutine sur les entailles, transformant lesang en une mixture plus pâteuse que liquide, mais les plaies suintent tout de même.

— Je vais bien. Nous ne devrions pas déranger les morts.— Les morts s'en fichent, renifle Spingate.

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Elle déchire alors deux longues bandes de tissu, non sans bousculer le petit cadavre dans lamanœuvre. Un large morceau de peau se détache du visage de Brewer, exposant l'une de sespommettes.

Spingate noue les pansements improvisés autour de mes poignets.— Voilà qui est mieux, dit-elle. Ne devrions-nous pas ouvrir les autres cercueils ?Neuf demeurent, tous clos. Spingate et moi avons gaspillé un temps précieux – et continuons de le

faire – à contempler Brewer.— Oui, acquiescé-je. Et vite.— Je peux essayer ? demande-t-elle, la main tendue vers mon arme.Sa question me laisse perplexe. Elle n'a pas été assez forte pour sortir de son propre cercueil,

mais elle se croit capable d'en briser un de l'extérieur ?Je lui tends pourtant le bâton aux pierreries.Spingate s'en empare et, à cet instant, son irrésistible sourire s'épanouit à nouveau. Au comble de

l'excitation, elle se déplace avec agilité, toute peur soudain oubliée.Elle se tourne vers le cercueil voisin pour, agenouillée, en épousseter la plaque. Les joyaux

brillent d'une lueur jaune vif.— « K. O'Malley », lit-elle.Elle effleure les pierres précieuses avant d'appuyer du bout du doigt sur l'une d'entre elles : le

joyau s'active dans un cliquetis et reste enfoncé quand Spingate relâche la pression. Elle recommenceet la pierre émet un nouveau « clic » en se remettant en place. La fille rousse passe ensuite à uneautre, qu'elle pince entre le pouce et l'index pour la faire tourner dans son emplacement.

De l'intérieur du cercueil s'élève une série de vrombissements et de claquements.Spingate n'a pas la moindre idée de ce qu'elle fabrique, mais elle teste : elle appuie, écoute,

tourne, tend à nouveau l'oreille. Ses lèvres articulent des mots silencieux. Elle finit par tendre ledoigt vers chacune des pierres : elle les compte.

Enfin, elle lève l'arme, touche la mosaïque de joyaux incrustée dans la hampe dorée, puisreproduit un code similaire sur les pierres qui ornent le cercueil de K. O'Malley. C'est alors qu'unpanneau dissimulé dans le flanc du sarcophage glisse pour révéler deux cavités circulaires.

Ravie de son succès, Spingate lâche un rire. Une fois debout, elle s'empresse de glisser dans lescercles les deux branches de l'arme... qui s'y insèrent à la perfection. J'entends un cliquetis, puis ellesoulève la hampe.

Un grattement sourd s'élève du cercueil au moment où le couvercle se met à vibrer. Une cascadede poussière dégringole de chaque côté lorsque les battants coulissent en douceur le long des flancs.

À l'intérieur, immobile, les yeux fermés, est étendu... un garçon. Endormi, il porte la même tenueque Brewer, même s'il mesure plutôt la même taille que Spingate et moi. Il doit d'ailleurs être plusgrand, car ses épaules appuient contre le tissu blanc du capitonnage et ses pieds, glissés dans unepaire de chaussettes noires, touchent l'extrémité du sarcophage. Une épaisse chevelure brune encadreson visage et sa peau, plus mate que celle de Spingate, n'est pourtant pas aussi foncée que la mienne.

Il est magnifique.Un cercle identique au mien orne son front, à l'exception de la moitié droite entièrement noire. Sa

chemise blanche impeccable contient à peine son torse glabre, au point que quelques boutonsmanquent à l'appel. Ni sang, ni poussière ne le souillent. Les barreaux qui retiennent sa taille, sespoignets et ses chevilles semblent bien trop serrés.

Je le dévisage, incapable de détourner les yeux. Un sentiment étrange m'envahit. Mon estomac senoue.

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— Il respire, remarque Spingate dans un souffle.Il faut que le garçon se réveille... J'ai besoin qu'il me voie.— Donne-moi l'arme... enfin, l'outil, je veux dire. Je vais briser les entraves.— Attends un peu. Inutile de casser quoi que ce soit, à mon avis...Le bâton doré, toujours verrouillé dans le flanc du cercueil, se dresse en un angle fermé. Le regard

de Spingate va et vient entre l'outil et O'Malley. Puis elle presse deux pierres à hauteur de lapoignée : rien ne se passe. Après quelques minutes de réflexion, elle en choisit deux autres surlesquelles elle appuie. À cet instant, les barreaux serrés autour de la taille, des poignets et deschevilles d'O'Malley se divisent par le milieu avant de disparaître dans un claquement à l'intérieur ducapitonnage qui tapisse le sarcophage.

Mis à part le mouvement léger de son torse qui se soulève au rythme de sa respiration, le garçonne bouge pas d'un cil. Une vague de panique me submerge lorsque j'imagine Spingate en train de leréveiller. Non, c'est à moi de le faire !

— Va ouvrir les autres cercueils, lui dis-je.Elle me lance un regard perplexe. Puis elle reporte son attention sur O'Malley.— Dépêche-toi, Spingate, lui intimé-je. Nous ne savons pas combien de temps il nous reste.Elle soupire : de toute évidence, elle aussi aime le regarder. Pourtant, même si se détourner

d'O'Malley lui en coûte, elle s'exécute. Elle dégage l'outil avant de se diriger vers le cercueil suivant.Je reprends ma contemplation : les boucles brunes d'O'Malley semblent si soyeuses... Il a la

bouche à peine entrouverte, et ses lèvres frémissent à chacune de ses expirations. Lorsque Spingate asouri pour la première fois, j'ai cru assister au plus beau spectacle qui puisse exister.

Je me trompais.J'entends Spingate essuyer une plaque métallique.— Celui-là s'appelle... Euh... je ne suis pas sûre, dit-elle. Je crois que c'est... Aramov...

Aramovki ? Son intervention attise ma curiosité.— Comment ça s'écrit à la fin ?— Le nom se termine par v, s, k, i, épelle-t-elle. J'en ai le souffle coupé, car, à ces mots, la

mémoire me revient en partie. Un nom. Le nom de... Oh, je l'ai sur le bout de la langue, là, quelquepart, je le sais ! Le nom d'un musicien ! Oui ! Un musicien dont le nom se terminait par v, s, k, i.

Tchaïkovski !— On dit « ovski », et pas « ovki ».Je reporte mon attention sur O'Malley.— Aramovski, alors, reprend Spingate. Tu crois que je peux l'ouvrir ?Pourquoi s'entête-t-elle à me demander la permission ?— Bien sûr, vas-y.Les claquements métalliques qui s'ensuivent me confirment qu'elle s'est mise à l'ouvrage. Je touche

du doigt le flanc d'O'Malley : il est chaud. Au contact de sa peau, je suis parcourue de picotements.Je n'ai plus froid du tout, à présent.

Il ne réagit pas.Que suis-je censée faire ? Et s'il ne se réveillait pas du tout ?J'entends à nouveau le vrombissement, puis le rire de Spingate lorsque le cercueil d'Aramovski

s'ouvre.

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Chapitre 6

Spingate s'empresse d'ouvrir le reste des sarcophages. Cinq contiennent de petits corps émaciés.Trois libèrent des vivants, endormis tout comme O'Malley.

Je ne me souviens pas du nom ou du visage de ma mère mais, d'une certaine façon, je me rappelleêtre allée faire les courses avec elle. Avant de déposer la boîte d'œufs dans notre caddie, elle avaitl'habitude de l'ouvrir afin de vérifier qu'aucun d'entre eux n'était cassé. Cette pièce ressemble à unedouzaine d'œufs en boîte : six cassés, détruits à jamais, six encore intacts.

« B. Aramovski » est un garçon à la peau foncée, d'une teinte presque aussi sombre que lescheveux noirs qui recouvrent son crâne en boucles serrées. Le symbole sur son front représente uncercle, identique au mien, mais agrémenté d'un second cercle plus petit à l'intérieur. De haute stature,plus encore qu'O'Malley, Aramovski est presque coincé dans son sarcophage, les pieds et la têtepressés contre les parois. Moins trapu qu'O'Malley, il porte aussi une chemise blanche – dont aucunbouton ne manque –, qui laisse saillir ses muscles.

La peau de « K. Bello » est pâle. Peut-on vraiment être aussi blanche ? Peut-être est-elle malade...Ses longs cheveux blonds sont tellement fins que si l'on passe à côté de son cercueil, quelquesmèches se soulèvent sous l'effet du courant d'air. Le symbole sur son front forme un cercle unique,exactement comme le mien.

Le dernier cercueil contenait un autre garçon, « J. Yong ». Sa peau hâlée paraît douce et lisse. Sescheveux noirs et épais, aussi sombres que ceux d'Aramovski mais raides, retombent sur son front etrecouvrent son symbole, que je dévoile en écartant une mèche : un cercle noir et, en son centre, unegrande étoile à cinq branches.

Savage, Spingate, O'Malley, Aramovski, Bello, Yong. Mis à part Brewer, je ne connais pas lesnoms des morts et je ne m'en soucie guère.

Les œufs cassés ne comptent pas.Tous, les vivants comme les morts, portent la même tenue : chemise blanche boutonnée, cravate

rouge, pantalon noir ou jupe en tweed rouge et noire.Autre détail en commun : tout le monde est beau. Bien plus, en vérité... parfait.O'Malley reste le plus séduisant des garçons, mais ça se joue à pas grand-chose. Tous trois ont des

traits taillés à la serpe – mâchoire carrée, cou puissant et corps musculeux. S'ils étaient éveillés, jeparie qu'ils pourraient courir sans jamais s'arrêter. Je parie qu'ils pourraient même soulever n'importequoi. Ils pourraient sans aucun doute me porter aussi facilement qu'ils respirent.

Les courbes de Spingate et Bello sont harmonieuses, leurs cheveux magnifiques, leur ventre plat etleurs jambes fines et élancées. Elles n'ont pas le moindre défaut. Je ne me rappelle rien de mesannées d'école, mais les échos de mes sentiments face à des filles plus âgées, comme elles, mehantent encore. Je me sentais mal à l'aise, consciente de ne pas être aussi jolie. Ces filles-là semblenttoujours si sûres d'elles...

Désormais, moi aussi, j'ai de longues jambes et le ventre plat, à l'instar de Spingate, de Bello et detoutes ces filles dont il ne reste que des silhouettes floues dans mon esprit. J'ai de la poitrine, aussi,mais ce n'est guère rassurant, car ce n'est pas moi.

Posséder le corps d'une femme ne change rien au fait que je reste une enfant.Spingate se tient debout près du cercueil de Bello, occupée à caresser d'un geste doux les cheveux

de la jeune fille inconsciente.— Je ne comprends pas, Em. Pourquoi dorment-ils toujours ?

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Dans mon passé tourbillonnent de vagues murmures, des ombres et des souvenirs qui n'ont sansdoute jamais existé, ou alors juste dans mes rêves. La seule réalité fiable demeure ce qui s'est passéune fois l'aiguille plantée dans ma gorge.

C'est la douleur qui m'a réveillée. La douleur, la peur, le sang. Spingate n'a pas saigné, elle.— Je ne sais pas pourquoi, dis-je en fin de compte. Qu'est-ce qui t'a réveillée, toi ?— Un picotement, explique-t-elle au bout d'un moment. Sur tout le corps.— C'était douloureux ?Elle secoue la tête, s'interrompt, avant de finir par acquiescer.— Oui, un petit peu. Enfin, je crois. Non, pas vraiment, en fait.Je cherche le tube blanc dans le cercueil d'O'Malley, mais n'en trouve aucun. Peut-être est-il caché

là, quelque part, sous le capitonnage ?Ou bien... l'aiguille n'était-elle destinée qu'à moi seule ?Spingate claque tout à coup dans ses mains, avant de se mettre à sautiller sur place, le visage

auréolé de ses boucles bondissantes.— Un choc très léger ! s'écrie-t-elle. Voilà ce qui m'a réveillée : de l'électricité !Elle se met à arpenter la pièce et scrute les bas-reliefs gravés sur les murs de pierre, examine les

cercueils, va même jusqu'à observer le plafond. J'ignore ce qu'elle espère trouver, alors je reportemon attention sur O'Malley. Soudain, j'ai peur de ne jamais le voir se réveiller. Et s'il n'était pas dutout réel ? Et si j'étais toujours dans mon cercueil, à rêver ? Mais si O'Malley n'existe pas, pourquoiai-je la gorge aussi sèche rien qu'à le contempler ?

— J'ai trouvé quelque chose ! s'écrie Spingate. Une sorte de panneau de contrôle.Je hoche la tête, sans lui accorder un regard. Je pose la main sur la solide épaule d'O'Malley. Le

contact de son corps, robuste, me procure un certain réconfort.Je resserre un peu ma prise.Pas un mouvement.Réveille-toi... Je t'en prie, réveille-toi !Je le pousse avec douceur.Toujours rien.À cet instant précis, alors que je me penche pour le secouer plus fort, une centaine de petites

aiguilles me transpercent la peau. Mon bras se met à bouger de lui-même, éloignant ma maintressautante du corps d'O'Malley et, à la seconde où je le lâche, les piqûres disparaissent. Incrédule,je regarde ma main.

— Trouvé ! lance Spingate. Sont-ils réveillés ?O'Malley commence à remuer un peu. Son visage a perdu sa sérénité. Son front se plisse et ses

yeux s'agitent sous ses paupières closes, comme s'il était en proie à un cauchemar.— Non, dis-je. Il bouge, mais il dort encore.Je perçois un bourdonnement, et O'Malley se redresse d'un coup. Un bouton saute de sa chemise

tendue pour aller atterrir sans un bruit un peu plus loin dans la poussière. Sur ses traits, la terreur ledispute à la confusion. Ses yeux exorbités fixent le néant.

Ses iris sont bleus.J'entends alors une cacophonie de hurlements terrifiés. Aramovski et Bello se sont réveillés. Le

grand jeune homme vacille hors de son cercueil et atterrit durement au sol dans un tourbillon depoussière. Bello se redresse, les paupières crispées, les mains tendues devant elle à l'aveuglette pourrepousser une menace qu'elle ne voit pas et ne peut arrêter.

Yong roule hors de son sarcophage d'un mouvement rapide et gracieux, malgré ses yeux encore

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fermés. Il se réceptionne sur le côté, en position fœtale, les mains plaquées sur les oreilles, lescoudes rassemblés.

Je reviens à O'Malley.Il louche, cligne des yeux, ébloui par la lumière, mais il me regarde, moi.Les survivants sont réveillés.Les œufs ont éclos.

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Chapitre 7

Ils ne connaissent pas leur nom. Ils ne savent pas ce qu'on fait là. Ils ignorent où nous sommes. Cedont ils sont sûrs, pourtant, c'est qu'aujourd'hui, c'est leur anniversaire.

Aramovski est le plus bruyant d'entre tous : il réclame à cor et à cri des explications au lieu deposer des questions. J'ai le sentiment que, à son avis, Spingate et moi sommes sans doute celles quil'ont enfermé dans son cercueil.

Yong ne cesse d'observer ses bras : il les plie et les déplie en des gestes souples, un sourire aucoin des lèvres lorsque ses muscles étirent le tissu blanc. Quand il ne se contemple pas, il nousdévisage tous l'un après l'autre, comme si nous n'étions pas dignes de confiance, comme si noussavions ce qui se passe et étions tous de mèche pour le laisser dans l'ignorance.

Bello est très calme, à croire qu'elle a peur de parler. C'est la plus menue d'entre nous et elleparaît fragile. Les garçons auraient pu briser leur cercueil s'ils s'étaient réveillés dans le noir et ladouleur, j'en suis certaine. Spingate aussi, j'imagine, si elle ne s'était pas convaincue d'en êtreincapable. Mais Bello ? Elle serait restée piégée à jamais pour finir morte et desséchée commeBrewer.

O'Malley nous observe, Spingate et moi, sans suspicion ni colère. Lorsque l'un d'entre nous prendla parole, il le regarde avec le même air qu'affiche Spingate lorsqu'elle étudie l'outil ou le boîtierincrusté de pierreries : il analyse, il évalue.

Je raconte aux autres tout ce qui s'est passé entre le moment où je suis sortie de mon cercueil etcelui où Spingate les a réveillés. Comme elle et moi ne sommes debout que depuis une trentaine deminutes de plus qu'eux, mon récit ne dure pas très longtemps.

Une fois que j'ai terminé, j'attends leurs réactions... qui ne viennent pas. Spingate ne dit rien, ellefait semblant d'examiner la hampe et ses joyaux de façon à n'avoir aucun regard à croiser.

— Voilà, dis-je. C'est tout ce que nous savons.Les quatre nouveaux arrivants me dévisagent. Je me suis réveillée seule, j'ai dû comprendre les

choses par moi-même. D'une certaine façon, le réveil est plus difficile pour eux, car ils ont débarquésans a priori, persuadés qu'on les attendait pour leur expliquer de quoi il retournait. Ce dont, bienentendu, Spingate et moi sommes incapables.

Ses yeux bleus perçants rivés sur moi, O'Malley se gratte la tempe.— Donc c'est tout ce que vous savez, dit-il. Vraiment tout ?J'acquiesce.— Alors vous ne savez pas grand-chose.Aucun reproche ne perce dans sa voix, il ne fait qu'énoncer un fait.— Nous ne savons pas grand-chose, répliqué-je en insistant bien sur le premier mot.— Oui, c'est vrai, nous, reconnaît-il avec un hochement de tête.Ce terme revêt une certaine force.Yong secoue la tête et détourne le regard, dégoûté.Bello observe à tour de rôle chaque personne présente, comme si elle attendait que quelqu'un

fasse un geste, n'importe quoi. Mais personne ne pipe mot. Ses iris sont époustouflants : verts sur lepourtour, ils tirent sur le brun orangé autour de la pupille. Enfin, ses yeux se posent sur moi.

— Alors, Em... on fait quoi maintenant ?J'attends que quelqu'un d'autre prenne la parole, que quelqu'un d'autre sache ce qu'il convient de

faire... De toute évidence, je ne suis pas la seule.

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— Spingate, demandé-je, as-tu découvert quoi que ce soit d'autre sur ces boutons de contrôle ?Pourrions-nous, je ne sais pas... appeler à l'aide ?

— Je crois qu'ils servaient à ajuster... Euh... Quel est le mot, déjà ? Ah oui ! À ajuster les réglagesdes cercueils. À mon avis, ils ne sont utiles à rien d'autre.

C'est bien ce que je craignais...— Alors nous devons sortir de cette pièce.Bello se tord les mains, l'une après l'autre, encore et encore, sans discontinuer.— Nous ne devrions pas nous éloigner d'ici, dit-elle. Nous ne savons pas ce qu'il y a là, dehors.

Le plus prudent, ce serait d'attendre que les adultes viennent nous chercher.Les adultes. Comme le mot « nous », il dégage une certaine puissance. Nos parents, eux, sauraient

quoi faire et où aller.Yong écarte grand les bras, englobant dans son geste toute l'antichambre.— Quels adultes ? demande-t-il. Tu en vois ? Moi pas. Quelqu'un nous a abandonnés ici, sans

doute ces mêmes adultes que tu réclames en pleurant !— Tu n'en sais rien, rétorque Bello sans cesser de se tordre les mains.D'un crachat dans la poussière, Yong lui signifie son mépris.— Ne sois pas bête. Nous sommes dans les cachots d'un donjon, pas de temps à perdre avec des

idioties pareilles.— Arrête, dis-je, d'une voix aussi dure que lorsque j'ai demandé à Spingate de cesser de crier.

Inutile d'être méchant.Yong braque son regard de glace dans ma direction, contemple mon front, puis plisse les yeux d'un

air pensif, comme s'il était sur le point de se rappeler un détail important... En vain, apparemment :tout semble lui échapper l'instant d'après.

— Bien sûr, ricane-t-il. Soyons gentils, c'est ce qui va arranger la situation, pas vrai ?Un sentiment nouveau gonfle au creux de ma poitrine : la colère. Je n'aime pas la façon dont Yong

me regarde, j'ai la sensation qu'il me méprise.Un grondement s'élève alors. D'abord assourdi, il roule et enfle pour devenir de plus en plus fort.Toutes les têtes se tournent vers l'origine du bruit... L'estomac de Spingate.— Oh, s'excuse-t-elle, les mains plaquées sur son ventre, le rouge aux joues. Désolée. Je crois que

j'ai faim.Ce dernier mot débloque un souvenir en moi et révèle un pincement creux dans mon estomac. La

sensation a toujours été présente, je crois, sans que mon cerveau ne l'interprète. Peut-être ai-je ététrop occupée à réfléchir à tout ce qui n'allait pas pour me rendre compte que je mourrais de faim ?

Je vois les autres imiter le geste de Spingate. Tout le monde a l'estomac vide.— Bello a raison, dis-je. Nous ignorons ce qui nous attend dehors. Mais nous savons ce qui

manque ici : des vivres.Nous échangeons des regards entendus : attendre ici n'est pas envisageable.— Pas d'eau non plus, remarque Spingate. L’eau est même plus importante que la nourriture. (Elle

lève les yeux, le nez plissé.) Enfin, je crois.Aramovski tire sur les manches de sa chemise blanche, qu'il ne cesse de tripoter, comme s'il

craignait de voir apparaître le moindre pli.— Alors pourquoi n'y vas-tu pas, toi, Em ? demande-t-il. Tu pourrais trouver à boire et à manger

et tout nous rapporter ici. Nous t'y attendrons au cas où les adultes reviennent.— Non, mais quel courage, Aramovski ! le raille Yong.— Rien à voir avec le courage, rétorque l'intéressé, non sans jeter un regard noir au garçon à la

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peau hâlée. C'est de l'organisation.— Mais oui, bien sûr, réplique Yong, les yeux levés au ciel. Alors, vas-y toi-même, non ? Le reste

du groupe peut rester ici pour s'organiser...À ces mots, Aramovski, bien plus grand que son rival, se dresse de toute sa hauteur.— Ne me dis jamais plus ce que je dois faire ! gronde-t-il.Yong laisse retomber ses bras le long de ses flancs, les poings serrés.— Tu désignes les autres volontaires, mais tu ne prends pas toi-même les risques, c'est bien ça ?

Et qu'est-ce que tu dirais si je te forçais à y aller ?Yong arbore un sourire magnifique, le genre de sourire qui vous donne envie de le suivre de loin

toute la journée, juste pour voir ce qu'il fait, à qui il parle. Mais ses yeux... Ses yeux dévoilent dessentiments radicalement opposés. Aramovski a beau faire une bonne tête de plus que lui et les deuxgarçons être tout aussi musclés l'un que l'autre, Yong cherche de toute évidence la bagarre. Peut-êtreAramovski tentait-il de l'intimider par sa taille, mais sa stratégie s'est retournée contre lui pour lelaisser désemparé, indécis.

— On reste tous ensemble, m'empressé-je de conclure. Et personne ne force personne à faire quoique ce soit, d'accord ?

— Em a raison, confirme Aramovski.Yong me fixe à nouveau, comme si je l'ennuyais. O'Malley tente pour la dixième fois de resserrer

son col là où les boutons du haut ont sauté, même s'il doit bien savoir que son torse est trop large. Ilfinit par abandonner, une main plaquée près de son cou, presque embarrassé d'exhiber autant de peau.

Il m'observe.— Serait-ce à toi de choisir ce que nous devons faire, Em ? Est-ce toi, le chef ?Aucune malveillance ne filtre dans sa voix. Il ne porte aucune accusation, il se contente de poser

les questions indispensables.— Je ne sais pas.Aramovski pointe son index vers moi, ou plutôt désigne mon front.— Em ne peut pas être le chef, c'est une Cercle, dit-il, comme s'il partait du principe que mon

symbole revêt une quelconque signification.C'est le cas, nous le savons bien mais, comme l'illustrent nos six regards interrogateurs, personne

ne la connaît.— Si Em ne prend pas les décisions, reprend O'Malley avec un haussement d'épaules indifférent.

Alors qui ?Personne ne souffle mot. Nous ne sommes que des enfants : en toute logique, quelqu'un est censé

nous dire quoi faire.Yong finit par briser le silence.— Moi, je vais le faire.Les bras croisés sur le torse, il incline un peu la tête vers la droite. Ce type est un défi ambulant,

qui n'hésite pas à provoquer quiconque ose le contredire. Son allure dégage une certaine menace,comme une promesse de souffrance.

— Je vais diriger les opérations, continue-t-il. Vous ferez ce que je vous dis et tout se passerabien.

À mon avis, Yong ne devrait pas mener la danse. Aramovski non plus, soit dit en passant : unpressentiment au sujet de l'immense jeune homme me rend nerveuse. Mais qui suis-je donc pourdéclarer que Yong ne devrait pas être le chef ? L'un d'entre nous doit bien prendre les rênes pour noussortir d'ici, décider quoi faire.

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Yong dévisage Bello, qui baisse aussitôt les yeux, avant de passer à Spingate. La jeune rousse seracle la gorge, rougit, puis hausse les épaules. Yong tente de défier Aramovski du regard, mais sonrival refuse d'entrer dans son jeu. Je suis la cible suivante de Yong. Je tente de résister, je m'efforceen silence de m'opposer à lui, sans succès. Je détourne les yeux. Ses poings... Serait-il capable de mefrapper ?

Je ne sais même pas si je me suis déjà battue.Enfin, Yong dévisage O'Malley.Le jeune homme lui retourne son regard – calme, dénué de toute menace – sans pour autant réagir à

la tentative d'intimidation opérée par Yong.— Em a réussi à sortir de son cercueil par ses propres moyens, déclare O'Malley. Personne

d'autre n'y est parvenu. Ensuite, elle a libéré Spingate, puis les deux filles nous ont tous réveillés.Sans Em, nous serions tous encore endormis ou, pire, réveillés et piégés dans nos sarcophages.

Yong fronce les sourcils, perplexe, comme s'il s'attendait à ce que tout désaccord s'accompagne decris et de bousculades, et non d'un simple raisonnement. O'Malley ne se dispute pas avec Yong, il secontente de résumer les faits.

— Elle est sortie sans aide, et alors ? Elle n'a pas la moindre idée de ce qui se passe. Nous avoirtirés de nos sarcophages ne fait pas d'elle un bon leader.

O'Malley s'octroie quelques minutes de réflexion afin de peser le pour et le contre, puis finit parhocher la tête.

— C'est vrai, rien ne dit qu'elle le sera, déclare-t-il. Mais elle n'a pas paniqué. Lorsque Spingate aappelé à l'aide, Em lui a porté secours. Em nous a raconté ce qui s'était passé sans prétendre ensavoir plus. Ne crois-tu pas qu'il s'agit là des qualités nécessaires à un chef ?

Yong ne souffle mot.Jamais je n'aurais cru l'emporter grâce à de telles circonstances, mais la façon dont O'Malley les a

présentées ne fait que souligner l'évidence.Même si Yong désirait protester, il ne reste aucun détail sur lequel pinailler.— Peu importe, finit-il par admettre avant de s'appuyer contre un cercueil.Puis il tourne le regard vers l'allée poussiéreuse, qui semble receler à peine plus d'intérêt à ses

yeux que notre groupe.Spingate s'approche de moi pour me tendre l'outil, sans avoir à s'expliquer : il revient au leader de

le porter.— Tu peux nous guider, Em, dit-elle. (Elle se tourne vers Bello et Aramovski.) Qu'en pensez-

vous ?Une Cercle-crocs qui me nomme chef ? Mes souvenirs troubles me soufflent que c'est impossible,

et pourtant je le constate de mes propres yeux.Bello, qui a recommencé à se tordre les mains, consulte Aramovski du regard.— Jusqu'à ce que nous ayons trouvé les adultes, dit-elle d'une petite voix. Em peut nous guider

jusqu'à ce que nous ayons trouvé les adultes.Malgré son apparent désaccord, Aramovski garde le silence.Je prends l'outil des mains de Spingate et lui adresse un sourire, qu'elle me retourne.O'Malley me dévisage. Ses magnifiques yeux bleus me tétanisent et me rendent nerveuse. Lorsqu'il

me regarde, son estomac se tord-il comme le mien à sa vue ? Il a pris ma défense. Pourquoi ? Pense-t-il vraiment que je pourrais être un bon chef ?

Il me sourit avant de hausser les épaules.— Tout dépend de toi, maintenant. Que faisons-nous, Em ?

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Que faisons-nous ? Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Je me rends alors compte que, tout au long de cetéchange, personne ne m'a demandé mon avis. Que je désire ou non mener le groupe n'a aucune espèced'importance, semble-t-il, car tout le monde attend que je prenne une décision.

Alors je m'exécute.— D'abord, il faut sortir d'ici.Je me dirige vers l'arcade, les autres sur les talons. Yong attend que nous soyons arrivés devant les

portes pour nous rejoindre.L'arcade, couverte de symboles poussiéreux similaires à ceux qui ornent les murs et les cercueils,

se compose de métal rongé par la rouille. Ce que j'avais pris pour des portes sont en fait deux paroisde pierre pressées l'une contre l'autre avec tant de force que la rainure qui les sépare pourraitfacilement se confondre avec une fissure. Je ne distingue ni poignée, ni système d'ouverture.

— Très prometteur, raille Aramovski. Ton mandat commence en beauté !Je l'ignore.Spingate s'avance pour essuyer la poussière sur la partie droite de l'arcade, révélant ainsi des

gemmes scintillantes incrustées dans une plaque de métal écaillée.Ses lèvres se remettent à bouger en silence et j'attends qu'elle ait fini de réfléchir.— Elles doivent fonctionner comme celles des cercueils, conclut-elle enfin. Si j'actionne ces trois

pierres rouges...Joignant le geste à la parole, elle presse un à un les joyaux, qui s'enfoncent dans un petit cliquetis.En dessous s'ouvre alors un petit panneau : à l'intérieur, deux trous identiques à ceux découverts

sur les sarcophages.Ravie de sa découverte, Spingate tape dans ses mains en sautillant.— Comment as-tu su ? soufflé-je, impressionnée. Les sourcils arqués, la jeune fille se mord la

lèvre inférieure, puis hausse les épaules, incrédule.— Je ne sais pas, ça m'a semblé... évident, je crois. (Elle indique une rangée de trois pierres

rouges sur la hampe.) Presse les mêmes joyaux que ceux-là – un, deux, trois – puis utilise l'outil pourouvrir la porte.

J'hésite un instant avant de suivre ses instructions. Si le mécanisme ne fonctionne pas, si les portesne s'ouvrent pas, je n'ai pas la moindre idée de la marche à suivre ensuite. Quel excellent leader jefais…

J'appuie sur les pierres rouges : un, deux, trois. Puis je glisse les branches de l'outil dans les trousjusqu'à sentir une légère vibration, comme si un loquet se verrouillait. L'outil s'est transformé enpoignée. Quand je le soulève, je sens d'abord une résistance, puis j'accentue peu à peu la pressionjusqu'à ce qu'un rouage invisible semble se libérer. C'est alors que l'outil se dresse avec fluidité ets'immobilise dans un claquement.

Le sol tremble, les murs grondent. Une fine pluie de poussière dégringole du plafond.Un cliquetis puissant résonne dans l'air. L'antichambre vibre de toutes parts lorsque les deux

battants de la porte, dans un grincement, coulissent d'un centimètre.À l'extérieur de notre chambre mortuaire, la lumière est plus vive.Les vibrations cessent. Les portes s'ouvrent lentement.

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Deuxième partie

Les mots face aux armes

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Chapitre 8

Nous sentons la caresse d'une brise tiède.De l'autre côté de la porte ouverte s'étend un long couloir. Les murs, blancs et lisses, sont couverts

de griffures et fissurés par endroits. Le plafond semble façonné dans une sorte de cristal brut trèsclair qui brille d'un éclat puissant. Comme dans l'antichambre des cercueils, le sol est d'une teintegrisâtre.

Aramovski tient la main de Bello – la jeune fille lui arrive à peine à l'épaule. Spingate avance d'unpas derrière O'Malley, qui, le regard rivé sur moi, attend que je réagisse. Yong rôde à l'arrière,feignant toujours l'ennui, pour autant que je sache.

Il faut que quelqu'un franchisse le seuil en premier.Je prends une profonde inspiration. C'est moi le chef, pas vrai ? Ce qui signifie que je dois

montrer l'exemple. Je dégage l'outil de son emplacement.Au moment où je m'apprête à pénétrer dans le couloir, Yong s'avance à mes côtés, un sourire

narquois aux lèvres.— Je ne peux pas te laisser récolter tous les lauriers, pas vrai ?Il faisait mine de s'ennuyer avec nous, mais il ne supporte pas de me laisser sortir la première.

Très étrange, ce Yong. Ou peut-être est-il normal... Aucun moyen de le savoir.Le couloir s'étend vers la gauche comme vers la droite aussi loin que porte le regard. De chaque

côté, même si elles paraissent plus nombreuses à droite, s'entassent des formes aussi poussiéreusesque le sol.

Ces choses, ce sont...Mes pensées se tournent vers Brewer, le petit Brewer tout desséché.Ces choses, ce sont...Les paupières crispées, je ferme les yeux. Mon cerveau refuse de fonctionner, mes pensées

s'embrouillent, ma tête semble... embourbée, oui, ce serait le mot juste. Je ne parviens pas àrassembler les pièces du puzzle, en fait je refuse de le faire.

Comme un seul homme, les autres me rejoignent à l'extérieur. Personne ne dit rien.Yong prend à droite pour s'avancer vers le premier amas informe. Il se baisse et ramasse un objet :

de la poussière s'en déverse en de minuscules volutes qui se dispersent dans l'air.C'est un os qu'il tient à la main.Long, blanc, sur lequel s'accrochent des morceaux plus sombres... des lambeaux de chair

desséchée. On croirait Yong équipé d'un club de golf cauchemardesque.— C'est un fémur, hoquette Spingate, choquée. Un fémur humain !À ces mots, Yong lâche l'os. Les yeux baissés, il observe ce qui l'entoure. Le voilà cerné par des

monceaux de squelettes.Le couloir est rempli de centaines de cadavres.Des mains m'agrippent le bras : c'est Bello.— Em, éloignons-nous de cette horreur, supplie-t-elle. Allons-nous-en...Très bonne idée, si seulement je savais où aller.Yong se baisse à nouveau pour saisir une forme sphérique qui gît à ses pieds. Après l'avoir

époussetée, il se redresse avec, à la main, un crâne humain encore recouvert de peau craquelée etdont il manque la mâchoire. Des orbites vides nous dévisagent.

Il se met à le manipuler pour l'observer sous tous les angles. Ce faisant, la peau raidie sur la joue

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craque et s'effrite pour se dissoudre dans un nuage de poussière.Et soudain, je comprends. La poussière... c'est de la peau! De la peau, des muscles, des yeux, des

cerveaux, des entrailles qui, tous, se sont désagrégés jusqu'à ne devenir rien de plus que de la poudre.De la poudre qui est entrée dans ma bouche, tapisse ma gorge, de la poudre partout autour de moi, quirecouvre le moindre centimètre carré d'espace !

Ce que j'avais pris pour une mer de poussière est en fait un océan de mort.Yong laisse tomber le crâne, avant de revenir au pas de course vers le groupe, en sécurité.Comme Bello pleure en silence, O'Malley la prend dans ses bras.Tous les regards sont à nouveau tournés vers moi, dans l'attente de mes instructions. Même Yong.

Mais je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il convient de faire. Qui le saurait, d'ailleurs ? Je doisréfléchir, je dois tirer au clair le peu de chose compréhensible.

Le couloir semble vraiment s'étirer à l'infini dans les deux sens, flanqué tout le long d'arcades etde portes semblables à celle que nous venons de franchir. Certaines de ces portes s'entrouvrent surdes espaces obscurs qui contiennent Dieu sait quoi. D'autres encore restent scellées, leurs parois depierre seulement ébréchées.

À présent que j'ai vu les os, je ne peux plus les oublier. Tout autour, le long du couloir, au milieude la poussière...

Des os, partout...Il reste encore parfois des squelettes entiers, tandis que quelques os solitaires traînent çà et là –

brisés, fêlés, éclatés. Certains, noircis, semblent même calcinés : on les a brûlés !Les pleurs muets de Bello s'apaisent pour se muer en sanglots silencieux. À travers ses larmes se

lit une faiblesse (pleurer ne résout rien), qui me donne envie de lui hurler d'arrêter, et tout de suite !Mais je sais qu'elle ne le fait pas exprès.

— Où sommes-nous ? demande-t-elle. Que s'est-il passé ici ?O'Malley la tient toujours dans ses bras. Si c'était moi qui pleurais, m'enlacerait-il ainsi ?Le jeune homme lâche Bello pour s'approcher d'Aramovski et lui murmurer quelques mots à

l'oreille, à la suite de quoi le plus grand s'approche de la jeune fille pour la prendre à son tour dansses bras et la serrer contre lui. Bello laisse aller sa tête contre l'épaule vêtue de blanc du géant.

O'Malley se dirige ensuite vers le crâne, qu'il ramasse avant d'en épousseter le peu de poussièrerestante, non sans éparpiller quelques flocons de peau craquelée au passage. Il tourne ensuite le crâneentre ses mains et l'oriente vers nous afin que nous puissions voir le dessus, où apparaît, sur lasurface arrondie, un trou triangulaire aux contours irréguliers.

— Cette personne a été assassinée, dit-il. On l'a frappée avec un objet contondant. Peut-être aucours d'un combat. (Il louche sur la boîte osseuse, puis vers nous, enfin, vers nos têtes, comme s'ilcomparait les tours de crâne.) À mon avis, les voilà, les adultes... et ils se sont entretués.

Combien de cadavres reposent dans ce couloir ? Peut-être une centaine ? Difficile à dire avec tousces morceaux éparpillés.

De l'un des squelettes poussiéreux point un objet. Serait-ce une poignée ? Je m'approche de ce quiétait autrefois un être humain, saisis ladite poignée et la dégage du cadavre.

Je tiens à la main un morceau de métal plat et pointu : un couteau !Si je cale le manche dans le creux de mon coude, la pointe de la lame atteint le bout de mon index.

À la jointure de la garde, deux pièces de métal fin et robuste saillent vers l'extérieur, toutes deuxcouvertes de minuscules gravures à l'effigie de soleils et de pyramides. Tout au bout du manche, sousma main, un disque plat et rebondi est rehaussé de petites gemmes rouges. En son centre apparaît unautre cercle similaire.

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Le cercle dans le cercle... Le même symbole que celui qui orne le front d'Aramovski.Je tiens l'outil d'une main et la dague de l'autre.— Serait-ce une épée, Em ? demande Bello, le nez froncé.— Les épées sont plus longues, répond Yong. Enfin, je crois... Oui, elles sont plus longues.— Laisse-la ici, continue Bello. C'est à eux, aux adultes.Nous n'en avons pas besoin.Je veux m'en débarrasser. Pas à cause de ce qu'a dit Bello, mais parce que le couteau me fait peur.

Je ne veux même pas qu'il soit en contact avec ma peau. Cette arme a servi à tuer, elle a transformédes individus – des êtres humains comme nous – en tas d'os et en nuages de poussière.

Les adultes se sont entretués. Si certains ont survécu, essaieront-ils de nous massacrer, nousaussi ?

— Nous aurons peut-être à nous défendre, dis-je à Bello. Nous en avons besoin.— Non, insiste-t-elle. Ce n'est pas bien, je t'en prie, ne le prends pas !Yong vient se placer à mes côtés. Les yeux soudain habités d'une avidité brûlante, il me tend sa

main ouverte. — Donne-moi le couteau, dit-il, je vais le garder. Tu portes déjà l'outil.Dans ces mots résonne une sorte de faim... dérangeante. Tout comme, selon moi, il ne devrait pas

guider le groupe, je suis convaincue qu'il ne doit pas posséder le poignard.— Je vais m'en occuper pour l'instant, dis-je.Il se dresse devant moi, dos aux autres, qui ne peuvent donc pas voir son visage. Mais moi, si. Sa

lèvre supérieure tressaute jusqu'à se retrousser en un rictus moqueur. Son avidité change, setransforme. Son épaisse chevelure noire retombe devant ses yeux où luit une fournaise haineuse.

— Tu changeras d'avis, dit-il, très calme, avant d'ajouter dans un murmure à peine audible : oualors je t'y forcerai...

Avant que je ne puisse répondre, il me sourit, fait volte-face et retourne auprès des autres, melaissant seule avec le squelette.

L'espace d'un instant, je me demande si je dois rapporter ses propos aux autres, mais je finis parm'en abstenir. Nous n'avons pas besoin d'une nouvelle dispute pour le moment. Nous devons suivre leconseil de Bello et quitter les lieux.

Je jette un coup d'œil aux portes alignées dans le couloir. Ébréchées, fissurées, griffées. Ceshommes étaient-ils désespérés au point de vouloir entrer par tous les moyens ?

Je repère un battant entrouvert. Si nous avions pris à gauche en sortant de notre antichambre, nousaurions rencontré cette arcade à peine deux ou trois mètres plus bas, sur la droite. L'espace entre lesdeux portes de pierre semble à peine assez large pour que je puisse m'y glisser de profil. À l'intérieurde la pièce, j'aperçois une faible lueur vacillante.

Y aurait-il d'autres cercueils ? Je contourne Bello et les autres pour m'en approcher.C'est alors qu'une poigne puissante se pose sur mon épaule.O'Malley.— N'y va pas, Em.Il me voit regarder sa main, aussi la retire-t-il, le rouge aux joues. Il n'a pas réagi ainsi lorsqu'il

tenait Bello dans ses bras.— Il le faut, dis-je. Il pourrait y en avoir d'autres comme nous.Ses yeux bleus fermés, O'Malley déglutit, hoche la tête, puis rouvre les paupières.— Alors je viens avec toi.À ces mots, mon cœur se met à tambouriner dans ma poitrine, si fort que je me demande si

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O'Malley l'entend. Je tiens toujours le couteau et l'outil. Je pensais au départ que l'outil était unearme, mais, même si ce n'est pas le cas, cette fonction lui ira comme un gant – au besoin.

Je le tends à O'Malley.— Prends ça, dis-je. Au cas où.Spingate lâche un hoquet de surprise.— On appelle ça un sceptre ! lance-t-elle, le doigt pointé vers l'outil. Le mot vient juste de me

revenir. L'outil, c'est son nom.Sceptre, outil, arme... Tout ce dont je me soucie pour l'instant, c'est qu'il est lourd et qu'O'Malley

peut l'utiliser comme massue.Il s'en saisit.— Je suis avec toi, Em.Ses yeux... si bleus...Je ne parviens pas à soutenir son regard très longtemps, alors je me tourne vers la porte. Je me

glisse à travers l'étroite ouverture, suivie d'O'Malley.

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Chapitre 9

À l'intérieur, il fait sombre. Seule brille une lumière vacillante accrochée au haut plafond voûté.Je m'avance, le couteau brandi devant moi. O'Malley tient le sceptre à deux mains, les brancheslevées près de son oreille.

Comme dans notre antichambre, douze cercueils poussiéreux s'alignent en deux rangées de six.Tous sont ouverts. Les doubles battants n'ont pas coulissé dans leurs emplacements sur les côtés : ilssaillent, dressés selon des angles étranges, brisés. Les occupants se seraient-ils extirpés de leursarcophage comme moi ?

Je marche jusqu'au premier cercueil, O'Malley à mes côtés. J'essuie de la main la plaquenominative : des gemmes orange entourent le nom « L. Morgan ».

À l'intérieur du cercueil, des vêtements couverts de poussière – une petite chemise, une cravaterouge, un pantalon d'enfant – habillent un corps minuscule et flétri.

Un corps encore plus petit que celui de Brewer.Si petit que je pourrais le bercer dans mes bras.Le crâne est fracassé en plein milieu du front. Je n'arrive même pas à distinguer le symbole dans la

peau fanée et craquelée, si symbole il y avait.D'une main tremblante, O'Malley effleure la tête de L. Morgan et caresse du bout du doigt la petite

arête osseuse sous l'orbite droite.— Un enfant... souffle-t-il. À peine plus qu'un bébé. Comment peut-on commettre une horreur

pareille ?Un bébé. Même si L. Morgan avait été réveillé lors de l'attaque, il aurait été incapable de se

défendre. Les corps d'adultes dans le couloir... Ces individus sont peut-être morts au combat, mais cen'est pas du tout ce qui s'est passé ici.

O'Malley s'approche d'un autre cercueil, dont l'un des battants est toujours en place tandis quel'autre, arraché, gît au sol depuis bien longtemps : sa surface disparaît sous une épaisse couche depoussière.

— Pareil ici, Em. (Sa voix se réduit plus à un souffle qu'à des mots.) Ils ont arraché le couvercle,puis défoncé le visage de cette fillette.

Je remarque un amas de formes dans l'allée crasseuse au milieu des rangées de cercueils. Puis undeuxième, et un troisième. Les enfants ne sont pas les seuls à avoir péri en ces lieux.

Il reste dix cercueils, tous ouverts. Nul besoin d'en examiner le contenu pour savoir ce qui yrepose.

Tous ces enfants, massacrés dans leur sommeil... Je ne supporte pas de rester ici une seconde deplus. Il faut que je sorte.

— Allons-nous-en, O'Malley.— Mais tu ne veux pas...— Allons-y !Je m'empresse de franchir les battants de pierre.Je me glisse à travers l'embrasure jusque dans le couloir.Spingate, Bello, Yong et Aramovski attendent, les yeux écarquillés, les traits figés dans une

expression que je reconnais désormais : c'est le regard de celui qui espère plus que tout recevoir unebonne nouvelle.

— Alors ? demande Spingate. Y en avait-il d'autres ?

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— Ils étaient... plus jeunes, dis-je. Tous morts.— Plus jeunes ? insiste-t-elle. Comme Brewer ?Je fais non de la tête. De ma main libre placée à la hauteur de ma hanche, la paume parallèle au

sol, je leur montre la taille approximative de L. Morgan.Tous baissent les yeux, comme s'ils s'attendaient à voir soudain l'enfant apparaître à mes côtés, ma

main posée sur sa tête.Le choc se lit dans leurs yeux. Même dans ceux de Yong. Le désespoir déforme ses traits au point

de me faire oublier son perpétuel sourire narquois.Derrière moi, O'Malley s'extirpe de l'étroite ouverture. Son torse passe à peine dans l'embrasure,

si bien que les rebords de pierre arrachent un autre bouton à sa chemise et dessinent une longueestafilade sur sa peau lisse.

Bello le dévisage, pleine d'espoir, comme si elle désirait le voir revenir avec une versiondifférente de notre découverte.

— C'est la vérité ? demande-t-elle. Des petits enfants ?— Oui, confirme O'Malley. Avec la même tenue que nous. Ils ont été assassinés.Assassinés.La colère flamboie en moi. Nous aurions pu mourir ainsi, tués dans notre sommeil. Je veux savoir

qui a fracassé ces petits crânes. Je veux trouver les responsables d'une telle atrocité et je veux lesfaire payer.

— Les Adultes, dis-je, d'une voix où perce la haine. Ce sont forcément eux. Ils veulent nous tuer.(J'écarte les bras pour indiquer tous les os qui jonchent le couloir.) De la même façon qu'ils se sontentretués.

Je ne veux pas aller explorer les autres pièces. Nous devons nous éloigner de cette atmosphère demort. Je scrute le couloir, à droite, puis à gauche.

À gauche se trouvent notre antichambre et le squelette au couteau.À droite, on dirait qu'il y a moins d'os, alors c'est par là que nous irons.— Par ici, dis-je avant de me mettre en route. O'Malley se place à ma droite, les quatre autres

nous emboîtent le pas.Nous abandonnons les squelettes derrière nous.

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Chapitre 10

Nous montons.Le dénivelé, si léger que je ne l'avais pas remarqué de prime abord, augmente tout de même petit à

petit.Nous marchons depuis des heures. Du moins, nous le croyons, faute de moyen pour mesurer le

temps. La pente, certes subtile mais infinie, nous épuise et aspire le peu de forces qu'il nous reste.Je tiens le couteau, O'Malley, le sceptre. J'ai tenté de porter les deux quelque temps, mais la

hampe dorée finissait par peser trop lourd.Si nous avions emprunté l'autre direction, nous serions en train de descendre. Spingate a déclaré

que nous pouvions descendre à l'infini, quelle que soit la profondeur du sol, mais que, vers le haut, ontrouve toujours une issue.

Pas vrai ?Notre antichambre doit se trouver loin sous la surface, au point que l'on pourrait croire ce tunnel

infini. Le plafond légèrement luminescent s'incline pour rester parallèle au sol, si bien que, loindevant, on croirait presque que les deux se rejoignent. Mais, nous avons beau marcher, le point deconvergence semble toujours se trouver à la même distance.

Personne ne parle. Le souvenir des amas d'ossements et des enfants morts nous plonge dans unsilence tourmenté. Pourtant, c'est avec beaucoup de soulagement que nous avons laissé ce terriblespectacle derrière nous.

Nous n'avons pas abandonné que les os, d'ailleurs : nous n'avons pas croisé une seule porte depuisprès d'une heure, d'après notre estimation. Nous marchons dans un corridor de poussière, territoirevierge, désert et immaculé.

Mon estomac me fait souffrir. Il se tord et gargouille tout son soûl. J'entends des bruits similairesautour de moi. Il nous faut trouver à manger.

Affamés, épuisés, perdus, effrayés... Nous sommes à bout de nerfs. Nos pieds traînent sur le soldur, où ils laissent de longues empreintes dans la poussière.

O'Malley finit par briser le silence :— Il doit bien rester des gens en vie ! peste-t-il. Nous pourrions lancer un appel pour qu'on vienne

nous sauver.Sauver. Voilà un autre mot synonyme de puissance. Que quelqu'un vienne nous sauver. J'espère que

mes parents sont toujours vivants, que leurs os ne gisent pas ensevelis sous la poudre grisâtre. Je neme souviens ni du visage de ma mère, ni de son nom, mais je sais que je l'aime. Et mon père... s'ilm'aime, pourquoi ne vient-il pas me chercher ? J'ai le sentiment que c'était un homme courageux etfort, mais j'ignore si c'est la vérité ou si je réfléchis comme une enfant persuadée que son papa est lemeilleur du monde.

Bello dépasse soudain la troupe pour nous faire face en marchant à reculons. Pour la premièrefois, on la croirait enthousiaste.

— Peut-être que ceux qui vont venir nous sauver auront de la nourriture ! s'écrie-t-elle.Je me souviens d'une odeur... mon père en train de préparer le dîner. De la viande, peut-être ?

L'eau me monte à la bouche et mon estomac proteste de plus belle.— Du pain, déclare Bello, les yeux rêveurs. Du pain chaud, avec du beurre et de la cannelle. Tout

croustillant sur le dessus et moelleux à l'intérieur !— Un sandwich, enchaîne O'Malley. Avec de la moutarde, des cornichons et de belles grosses

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tranches de poulet froid bien grasses et salées !Des côtes de porc... Voilà ce que mon père faisait griller. Comment puis-je me rappeler ce détail

et pas son visage ?— Des cupcakes, intervient Aramovski. Au chocolat, avec un glaçage au chocolat aussi haut que

le cupcake lui-même ! Et saupoudrés d'une tonne de vermicelles !Je salive tellement que j'en bave presque.— Des pâtes, propose Yong. Avec de la sauce tomate et une couche de fromage si épaisse qu'il

faudrait trois bouchées avant de trouver les pâtes !— Peu importe ce qu'ils nous offrent, déclare Spingate. Du moment que c'est chaud ! Et en quantité

phénoménale ! Mais pour le dessert, je choisis sans hésitation les cupcakes d'Aramovski.— Moi aussi ! renchérit O'Malley.Bello, qui continue de marcher à reculons, secoue la tête. Les yeux pétillants, elle se tient bien

droite et se grandit, autant que sa taille le lui permet. Elle est heureuse : on dirait une tout autrepersonne, qui ne ressemble en rien à la jeune fille larmoyante que j'ai rencontrée dans l'antichambre.

— Vous vous trompez tous ! dit-elle en se tapotant la tempe. Vous ne réfléchissez pas,contrairement à moi !

Aramovski a raison de parler de chocolat et de glaçage, mais c'est un gâteau d'anniversaire qu'ilnous faut ! Avec douze bougies !

— Tu as raison, Bello, rit Aramovski. Mais y aura-t-il quand même des vermicelles ? J'espère queoui !

Bello lève les yeux au ciel en une mimique faussement exaspérée.— Bien sûr ! C'est ton anniversaire, alors tu auras des vermicelles, comme nous tous !Tout le monde approuve à l'unanimité cette façon splendide de terminer notre repas de rescapés.Sourires, hochements de tête, murmures d'envie... Le moment frôle la perfection. Pendant un bref

instant, nous ne sommes plus dans nos corps d'adultes avec nos vêtements trop petits et sanschaussures, nous ne sommes pas perdus et seuls, cernés par des restes humains décomposés. Noussommes six amis qui marchent de concert vers leur fête d'anniversaire, où les attendent gâteau, jeux etcadeaux. Ainsi que leurs parents, aimants et protecteurs.

Sans cesser d'avancer, Bello, les bras écartés, se met à tournoyer sur elle-même en cercles lents,emportée par son élan.

— Je parie que nos parents sont en route pour venir nous récupérer, dit-elle. Ils doivent bien nouschercher, pas vrai ?

— Les miens, oui, en tout cas ! répond tout de go Yong.— Les miens aussi, acquiesce Bello. Mais... je ne me les rappelle pas. Tu te souviens de tes

parents, Yong ? À quoi ressemblent-ils ?— Bien sûr que oui, pouffe-t-il, dédaigneux.Nous savons tous qu'il ment et il le sait aussi. Mais personne ne le contredit, car c'est un beau

mensonge, de ceux que nous aimerions tous croire.Bello ralentit le pas. L'excitation quitte peu à peu son visage... remplacée par la peur.Elle s'arrête. Le reste du groupe l'imite.Des larmes brillent dans ses yeux. Des pleurs, encore ? Elle commence vraiment à me porter sur

les nerfs.— Nos parents... dit-elle. Et si nos parents nous avaient mis dans les cercueils ?Je me suis posé la même question, même si j'ai honte de l'envisager, ne serait-ce qu'une seconde.

Je vois les autres baisser les yeux ou détourner le regard. Nous y avons tous pensé, mais Bello

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exprime pour la première fois notre crainte à voix haute.Personne ne lui répond. Elle semble rapetisser, se courber, les coudes rentrés contre ses côtes, et

recommence à se tordre les mains, l'une après l'autre. La jeune fille se tient immobile, laisse legroupe la dépasser puis retrouve sa place à l'arrière.

Nous avons repris notre marche en silence. Seul résonne le bruit de nos respirations et de nos pastraînants.

Et le gargouillement de nos estomacs.Une autre heure passe, peut-être deux. Nous continuons, car nous n'avons guère le choix.Soudain, loin devant, la perspective infinie de convergence entre sol et plafond change : un autre

couloir croise le nôtre. Une nouveauté ! Ce qui suffit à nous faire accélérer le pas malgré notreépuisement.

Nous atteignons l'intersection. Le nouveau couloir s'éloigne vers la droite, mais la lumière quivient du plafond est faible. Au bout de quelques mètres, seules règnent les ténèbres. Une centaine depas plus loin, je distingue une seule et unique arcade dans l'obscurité. Grande ouverte. Peut-être y a-t-il d'autres choses plus loin... mais il fait trop sombre pour le dire.

À gauche, le couloir rencontre très vite un mur fait, semble-t-il, de verre noir liquide figé enpleine éclaboussure : comme s'il avait fondu avant de refroidir d'un coup. Était-ce une porte,autrefois ? Elle paraît pourtant très différente des ouvertures que nous avons croisées jusque-là.

Spingate effectue deux ou trois pas dans le nouveau couloir, sur la droite. Elle fouille du regardl'obscurité, la tête légèrement inclinée, comme si ce geste lui permettait de percer davantage lesténèbres.

— Nous suivons le même couloir depuis des heures, dit-elle. Nous n'avons rien trouvé. Jusqu'àmaintenant, je veux dire. Peut-être devrions-nous tenter notre chance par ici ?

Personne ne parle. Attendent-ils tous que je prenne la décision ?Yong s'avance pour se placer à côté de Spingate. Il scrute le nouveau couloir, tout comme elle,

allant même jusqu'à pencher la tête, avant de reporter son attention sur moi.— Nous irons de ce côté, déclare-t-il. C'est logique. Je n'en suis pas tout à fait certaine. Le couloir

de droite me semble différent : il est plat. Je ne perçois pas la même illusion de convergence entre lesol et le plafond observée ces dernières heures, mais là encore, le manque de lumière peut jouer destours.

Le couloir que nous suivons depuis le début semble infini, mais il doit bien mener quelque part, ceque je ne peux garantir en empruntant une autre direction.

— Nous n'allons pas commencer à vadrouiller dans un corridor obscur, finis-je par déclarer. Nousdevons poursuivre tout droit.

— Mais le chemin est plat, de ce côté ! proteste Aramovski, le doigt pointé vers la droite. Peut-être que tu ne l'as pas remarqué, mais nous grimpons depuis... eh bien, depuis un bon bout de temps.J'en ai plein les jambes !

Et moi donc ! Moi aussi, j'aimerais pouvoir souffler un instant, autant que lui, mais je sais quec'est la meilleure décision.

— Nous irons tout droit, répété-je. Si nous commençons à bifurquer, nous risquons de nous perdre.Si nous restons sur le même chemin, au moins nous saurons comment retourner sur nos pas en cas deproblème. Je sais que c'est fatigant, mais grimper est une bonne chose : chaque foulée nous rapprochede la sortie.

Je vois des épaules s'affaisser, j'entends de lourds soupirs. Ils ne veulent pas reconnaître que j'airaison, ils préfèrent la facilité.

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— Em est le chef, intervient O'Malley, l'air pourtant épuisé. Nous suivrons ses décisions.Dans un soupir, Spingate hausse les épaules, tandis que Bello acquiesce à contrecœur. Aramovski

ne lâche pas des yeux le nouveau couloir comme s'il était pavé des cupcakes de ses rêves. Aucund'entre eux ne veut me suivre, mais ils semblent s'y être résignés.

Tous sauf Yong.— Je ne veux plus suivre Em, déclare-t-il les bras croisés. Je crois que c'est mon tour de

commander.— Il n'y a pas de tours, rétorque O'Malley. Ce n'est pas un jeu.Yong me désigne du doigt, avec un je ne sais quoi d'acerbe, une certaine méchanceté et, l'espace

d'un instant, je vois la petite brute de douze ans qui habite ce corps d'adulte.— Elle ne sait pas ce qu'elle fait, affirme-t-il. (Il me regarde, la paume ouverte tendue vers moi.)

Tu as essayé, Em, mais tu as échoué. C'est mon tour, maintenant. Alors donne-moi le couteau.En un éclair, le jeune garçon de douze ans a disparu pour céder la place à un homme adulte, un

homme mince et fort qui ne tolérera aucun refus.— Donne-le-moi, répète-t-il, agitant les doigts en signe d'encouragement. Si tu n'obéis pas, je te le

prends de force. Et tu ne vas pas apprécier...Spingate se campe devant lui, les poings sur les hanches. — Arrête de jouer les durs, Yong. Em commande, alors tu...Yong se déplace si vite que je le vois à peine bouger : il pousse avec force Spingate, qui s'écrase

contre le mur avant d'atterrir sur les fesses. Elle le regarde, les yeux écarquillés, trop abasourdiepour tenter de se relever.

Bello et Aramovski se serrent l'un contre l'autre et battent en retraite face au conflit qui vientd'éclater.

Je devrais intervenir, je le sais, mais mes lèvres restent figées.O'Malley s'interpose.— Ça suffit, gronde-t-il.Yong n'est pas le seul homme adulte. O'Malley tient toujours le sceptre dans la main droite. Le

métal incrusté de gemmes semble le mettre mal à l'aise, comme si le jeune homme ne savait pas tropcomment s'en servir dans ce genre de situation.

Il s'avance d'un pas vers Yong.— On ne frappe pas les autres, continue O'Malley. Demande pardon à Spingate.— Sinon quoi ? persifle Yong. Tu vas me forcer à présenter des excuses, peut-être ?Les doigts d'O'Malley se crispent autour du sceptre. Les pans de sa chemise flottent, ouverts : le

dernier bouton a dû sauter.— Je n'ai pas l'intention de t'obliger à faire quoi que ce soit, dit-il. Je veux juste... Pas de

violence. Em commande, d'accord ?Sans crier gare, Yong se jette sur O'Malley et écrase son poing levé sur le nez de son rival. La tête

projetée en arrière, O'Malley s'effondre en une pose étrange, en appui sur son pied gauche, la jambedroite tendue devant lui. Yong pivote ensuite sur lui-même pour asséner un violent coup du poinggauche dans l'œil droit d'O'Malley, qui s'affaisse sur le flanc. Le sceptre lui glisse des mains. Il nebouge plus.

Yong lève les yeux vers moi.— C'est moi qui décide, maintenant, Em, dit-il en me tendant à nouveau sa paume ouverte. Donne-

moi le couteau.Je le vois, je vois l'étoile sur son front, le rictus qui ourle sa lèvre. Il croit pouvoir faire tout ce

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qui lui chante. Il croit pouvoir brutaliser les autres.Il est convaincu que les autres lui appartiennent.À cet instant précis, je le déteste. Je veux lui faire du mal.Le jeune homme hausse les sourcils en une parodie de surprise.— Non ? Tu ne crois pas que tu as déjà eu ta chance ? Tu ne nous as menés nulle part, Em. J'ai

faim, et maintenant nous allons procéder à ma manière. Donne-moi le couteau, espèce de sale petiteCercle, sinon...

Je le déteste, je le déteste, je le déteste !— Très bien, comme tu voudras, dit Yong avec un haussement d'épaules blasé.Sûr de lui, menaçant, il s'avance vers moi à grands pas. Spingate, ahurie, ne s'est même pas

relevée. Aramovski et Bello ne bougent pas d'un pouce. Yong plie le bras en arrière pour prendre del'élan, la lèvre retroussée de rage et d'arrogance. Il se penche pour me frapper...

Puis il s'arrête net, le poing toujours en l'air, les yeux écarquillés, la bouche béante.Il baisse les yeux.Je l'imite.Le couteau... Je serre toujours le manche dans ma main, mais la lame...La lame s'enfonce dans le ventre de Yong.

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Chapitre 11

Des auréoles écarlates se forment sur sa chemise blanche, vers le bas, surtout, mais aussi sur sontorse. Le tissu est bientôt imbibé de sang.

Je n'ai même pas senti la lame le transpercer. Pas du tout. Elle s'est trouvée là, tout simplement, àl'intérieur de son corps, comme si elle y avait toujours été.

Le double cercle qui orne le pommeau du couteau brille à la lumière du plafonnier, avec sesgemmes scintillantes de la même couleur que le sang de Yong.

Dans le couloir, le temps semble s'être arrêté. Le silence est total. Je n'arrive pas à bouger lemoindre muscle.

Yong se redresse et rive son regard embué de larmes au mien. Le visage d'homme adulte arborel'expression terrifiée et incrédule du petit garçon.

— Mais... Mon tour... bredouille-t-il, avant que ses jambes ne cèdent sous son poids.Il s'effondre devant moi. Le couteau, toujours dans ma main, se dégage de sa chair. Le jeune

homme atterrit sur le côté pour se rouler en boule comme il l'avait fait en sortant de son cercueil.Je remarque qu'une tache de sang s'élargit au niveau de ses reins, maculant d'écarlate la chemise

blanche. La lame l'a traversé de part en part.Le silence impossible, le temps figé, comme transformé en roche, s'éternisent à n'en plus finir,

jusqu'à se briser tout à coup, lorsque, les mains plaquées sur le visage, Bello pousse un hurlement.Aramovski recule pour se cacher derrière elle.Spingate se précipite vers Yong et s'agenouille à ses côtés, à hauteur de ses jambes repliées. Elle

se penche au-dessus de lui pour examiner son dos.— Oh non, se lamente-t-elle. Yong ! Allonge-toi, laisse-moi voir la blessure !Yong se tient le ventre derrière ses jambes remontées, mais je distingue tout de même le sang qui

englue ses doigts.Les paupières serrées, il lâche un long gémissement plaintif.Les cheveux de Spingate, qui lui tombent devant le visage, ne cessent de la gêner. Nerveuse, elle

se frotte les cuisses comme si elle ne savait pas quoi faire de ses mains, avant d'asséner une claquebruyante sur l'épaule de Yong.

— J'ai dit : allonge-toi !Bello la rejoint, les joues brillantes de larmes.— Arrête de le frapper ! Fais quelque chose !Spingate secoue la tête, avant de recommencer à se frotter les cuisses. Puis elle lève les yeux vers

moi.— Ne reste pas plantée là, Em, viens m'aider !Le couteau me tombe des mains pour atterrir sur le sol dans un fracas métallique. De la poussière

colle tout de suite au sang qui macule la lame.Je m'agenouille dans le dos de Yong.— Que dois-je faire ?— Aide-moi à l'allonger, dit Spingate d'une voix pressée mais désormais plus calme. Nous devons

faire pression sur la plaie.Elle passe les mains sous l'épaule et la jambe de Yong pour le faire basculer, tandis que, de l'autre

côté, j'agrippe le jeune homme et tire. À nous deux, nous parvenons à le faire rouler, mais il serecroqueville toujours, le dos aussi rond qu'un œuf et je dois le tenir fermement pour éviter qu'il ne

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retombe sur le flanc.Le blessé se met alors à pleurer, le corps agité de sanglots. Il a la bouche grande ouverte ; un filet

de bave brille sur ses lèvres.— J'ai mal, gémit-il, j'ai mal !Spingate pose la main sur la joue du jeune homme, avant de remonter à son front pour, d'une

caresse, en dégager ses cheveux noirs.— Yong, écoute-moi, dit-elle. Tu as été poignardé. Je dois examiner ta blessure.Il secoue la tête, comme pour repousser la main de la jeune fille.— Non, non, j'ai mal ! Faites que ça s'arrête !Spingate se redresse et coince à nouveau son encombrante chevelure rousse derrière ses oreilles,

non sans adresser un regard furibond à Bello et à Aramovski.— Venez nous aider !Aramovski se précipite pour saisir Yong par les genoux et étendre avec précaution les jambes du

blessé.— Non, proteste Yong. J'ai mal ! Allez chercher ma mère... Je vous en prie, je veux voir ma mère !Il réclame ce que nous ne pouvons lui donner. Sa voix sonne faux : ses mots devraient être

prononcés par une voix beaucoup plus aiguë et fluette que celle que nous entendons.Sous mes genoux, je sens soudain de l'humidité... son sang se répand sur le sol.Furieuse, Spingate retrousse la lèvre supérieure. Elle secoue Yong par les épaules, se penche au-

dessus de lui et lui hurle en plein visage.— Détends tes jambes ! Détends-les, bon sang !Bello s'approche pour la repousser et l'attrape par le bras.— Arrête, Spingate ! Tu ne sais même pas ce que tu es en train de faire !La jeune fille rousse tente de se dégager de la poigne de Bello et, sans prendre garde, lui assène

un violent coup de coude en pleine tête. Bello porte sur-le-champ la main à son visage, avant de sedétourner, à moitié courbée, pour s'écarter d'un pas vacillant.

À mon avis, Spingate ne s'est même pas rendu compte qu'elle l'avait frappée.Aramovski tapote les jambes de Yong pour l'encourager à les déplier.— Allonge-toi, persévère le grand garçon d'une voix grave. Allez, détends-toi.Les yeux toujours fermés, Yong lâche une longue plainte entrecoupée de sanglots. De la morve

goutte de son nez et coule sur sa lèvre supérieure et sa joue.Enfin, il détend ses jambes, si bien qu'Aramovski et moi les allongeons en douceur afin de pouvoir

accéder à sa blessure. Son corps est parcouru de convulsions. À travers sa chemise couverte de sang,de la poitrine jusqu'à l'ourlet, il presse avec force son estomac.

Spingate dénoue la cravate de Yong pour me la tendre.— Appuie ça sur la plaie quand j'aurais enlevé ses mains, dit-elle. Il faut arrêter l'hémorragie !Je prends la cravate.— Il faut que tu enlèves tes mains, souffle-t-elle à Yong tout près de son visage. D'accord ? Allez,

retire tes mains. Sans savoir quoi faire d'autre, je me mets à caresser le front de Yong comme l'avaitfait Spingate. Le sang qui tache mes mains souille son symbole étoilé et encrasse ses cheveux.

Sa peau est... froide, moite, et pas seulement à cause du sang. Il transpire.Je lève les yeux vers Spingate.— Fais quelque chose !Elle tire sur les mains du jeune homme et s'efforce de dégager son ventre.— J'essaie s'écrie-t-elle. Tu ne vois pas que je fais de mon mieux, là ?

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Mais les mains de Yong ne bougent pas d'un centimètre. Spingate s'escrime de toutes ses forces, sepenche, tire, mais les doigts demeurent crispés à leur place – ils s'agrippent si fort que je medemande si les ongles ne traversent pas la peau, aggravant de fait la situation.

— Aramovski ! appelle Spingate. Viens m'aider !Il s'exécute et saisit entre ses doigts à la peau noire les poignets ensanglantés de Yong pour les

écarter avec douceur mais fermeté. Le blessé a beau résister, ses mains se referment bientôt sur levide.

— Maman... j'ai mal...De plus en plus faibles, ses cris s'étirent en une longue plainte brisée.Spingate déchire la chemise de Yong, non sans envoyer valser les boutons un peu partout. Le

ventre musclé du jeune homme, à la peau hâlée, n'est plus qu'une étendue barbouillée de sang que lajeune fille rousse s'empresse d'essuyer. Une fois le sang évacué, la peau reste propre quelquessecondes... avant que le flot rouge ne jaillisse à nouveau de l'entaille dans le flanc gauche, un peu au-dessus du nombril. Splash... splash...

Spingate me frappe à l'épaule.— Em ! La cravate !Je m'empresse d'appuyer le tissu sur la plaie, si vite que Yong pousse un cri lorsque je lui enfonce

mon poing dans le ventre. D'un geste ferme, je maintiens la cravate en place, soucieuse de respecterles instructions de Spingate.

Yong tourne vers moi un regard vague.— Maman ? Je t'en prie... fais que ça s'arrête...Sa voix faiblit, ses mains se détendent, ses doigts se décrispent et deviennent flasques.Ses paupières se ferment. S'est-il évanoui ?Spingate le secoue de plus belle.— Yong ! Réveille-toi !La cravate, déjà imbibée de sang, ressemble à une serpillière trempée qu'il faudrait essorer.

Pourtant je la maintiens en place.— S'il dort, il ne nous résistera plus, dis-je. Pourquoi veux-tu le réveiller ?Spingate me regarde, confuse.— Pourquoi ? Je... Je ne sais pas. Parce que, tout simplement.Aramovski m'observe à la dérobée : je peux lire le doute dans son regard. Selon lui, Spingate ne

sait pas ce qu'elle fait. Elle n’en a aucune idée, c'est évident, mais pas plus que nous autres.Tout le corps de Yong se détend et sa tête bascule sur la gauche. Aramovski abaisse les mains du

jeune homme pour les déposer sur le sol de part et d'autre de ses hanches.Spingate a le souffle court, elle suffoque presque. — Je n'ai que douze ans... murmure-t-elle, choquée. Douze ans à peine...Alors qu'elle recommence à se frotter les cuisses, je vois des larmes rouler sur ses joues.— Arrête ça tout de suite ! sifflé-je. Pleurer ne résout rien. Aide-le !Nos regards se croisent, puis elle se remet à l'ouvrage. Elle pose les mains à plat sur le ventre de

Yong, de chaque côté de la cravate.— Em, soulève-la, doucement, dit-elle.Je m'exécute.Les gargouillements qui s'ensuivent ont diminué, comme un ballon de baudruche qui se serait

dégonflé. J'attends l'écoulement suivant, mais il ne se produit pas. L'hémorragie s'est arrêtée.Je baisse les yeux vers la cravate que je tiens toujours à la main : tissu rouge imbibé de rouge qui

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goutte sur le corps de Yong, sur mes jambes, sur le sol. Le sang du jeune homme a transformé lapoussière grise sous mes genoux en un magma écarlate.

Spingate cligne des yeux, comme si elle venait de se rappeler quelque chose. Elle presse deuxdoigts sur le cou de Yong.

Il ne réagit pas.Aramovski et moi l'observons sans un mot. Du coin de l'œil, j'aperçois Bello s'approcher, sous le

choc, la main plaquée sur la bouche, les yeux exorbités.Spingate déplace ses doigts pour examiner un autre endroit. Le pouls... Voilà ce qu'elle cherche :

le pouls.Elle se déplace à nouveau, jusque sous la mâchoire, et enfonce si profondément les doigts dans la

peau et les muscles que le cou de Yong gonfle du côté opposé.Il ne bouge pas.Mon regard se porte sur la blessure, celle que je lui ai infligée.Une fine ligne de sang s'y attarde, elle s'y est accumulée, puis figée.Tremblante, Spingate retire sa main.— Il... Il nous a quittés.Ces mots font passer Yong du statut d'être humain à celui d'objet inanimé. Je bascule en arrière

pour m'asseoir, puis m'éloigne, laissant une large souillure de boue écarlate jusqu'à ce que je heurtele mur et ne puisse plus reculer.

Je fixe le petit garçon terrifié qui réclamait sa mère.Yong est mort.Je l'ai tué.

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Chapitre 12

Je ne sais pas pendant combien de temps nous restons assis là. Spingate pleure. Bello aussi, etcette fois, je ne la crois pas faible. Je me demande si je ne devrais pas pleurer, moi aussi, maisaucune larme ne coule.

Le sang de Yong macule ma chemise et ma jupe en tweed. Spingate aussi en est couverte, en partieà cause des deux larges souillures qui ornent ses flancs, là où elle a tenté de s'essuyer les mains aprèsla mort du jeune homme. Je sais que ce n'est pas le sien, pourtant – et même si je ne devrais paspenser ainsi – je me réjouis presque de la voir enfin salie.

La chemise d'Aramovski demeure immaculée. Pas la moindre tache, pas même le moindre pli.— Ce n'est pas ta faute, dit-il. C'était un accident.— Bien sûr que oui, rétorqué-je d'un ton cinglant. Mais... en était-ce vraiment un ?Je ressentais une telle colère. Cette haine bouillonnante en moi... Je voulais lui faire du mal mais,

s'il ne s'était pas précipité vers moi, s'il n'avait pas essayé de me frapper, je n'aurais jamais rien tentécontre lui. Aramovski a raison : ce n'est pas ma faute.

De nouveau debout, le grand jeune homme s'approche d'O'Malley, toujours assommé, pour tenterde le réveiller en douceur.

Je ne quitte pas Yong des yeux, dans l'attente qu'il fasse un geste, comme s'il m'avait joué unmauvais tour. Il va se redresser et me sourire, et alors tout le monde rira, puisque nous sommes toustombés dans le panneau.

Mais personne ne rit.Et Yong ne bouge plus.Aramovski aide O'Malley, le nez en sang, à se remettre debout. Son arcade entaillée au-dessus de

l'œil droit saigne aussi.Il fixe Yong à ses pieds.Puis, tour à tour, il nous dévisage, comme si lui aussi s'attendait que quelqu'un vende la mèche et

reconnaisse qu'il s'agit juste d'une plaisanterie. Je vois ses yeux aller du corps de Yong jusque sur lecouteau ensanglanté, puis de nouveau sur le cadavre avant de se poser sur moi.

— Que s'est-il passé, Em ?Je le fusille du regard. Il le saurait très bien s'il n'était pas tombé dans les pommes ! À bien y

réfléchir, s'il n'avait pas été assommé, rien de tout ceci ne se serait produit. Il est très fort pour medéfendre de ses mots, semble-t-il, mais pas de ses poings.

Tout à coup, O'Malley ne me paraît plus aussi beau.— Yong a attaqué Em, explique Aramovski, une main posée sur l'épaule d'O'Malley. Elle s'est

défendue et l'a poignardé.Je me relève si vite que je ne me rappelle pas avoir essayé de me remettre debout.— Je ne l'ai pas poignardé ! Il s'est jeté sur le couteau. C'était un accident, Aramovski, un

accident !Mes cris résonnent contre les murs, au point de faire reculer les deux garçons, qui s'éloignent un

peu de moi.— Oui, un accident, reprend Aramovski avec un hochement de tête à l'adresse d'O'Malley. Bien

entendu, c'était un accident, comme le dit Em. Si Yong ne t'avait pas mis K.-O., il n'aurait sans doutepas attaqué Em... et serait toujours vivant.

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O'Malley grimace. Souffre-t-il d'entendre ces mots ? Je l'espère bien.— Spingate a tout fait pour l'aider, continue Aramovski. La plaie était très profonde. On ne

pouvait plus rien pour lui.Le visage d'O'Malley demeure un masque impassible. Le jeune homme reste immobile, debout, en

sang. Puis il s'avance jusqu'au corps de Yong pour s'agenouiller dans la boue écarlate. Les yeux rivésau cadavre, il nous demande :

— Pourquoi nous a-t-il attaqués comme ça ? Il devait avoir perdu l'esprit.Non, il n'était pas fou... il voulait commander. Il le désirait assez pour n'éprouver aucun remords à

user de la force afin d'obtenir ce qu'il souhaitait. Yong était une brute.Après s'être relevé, O'Malley frotte son pantalon pour se débarrasser de la boue. Il renifle... il

pleure ! Loin d'être agité des mêmes sanglots bruyants que Bello et Spingate, il n'essaie pourtant pasde cacher les larmes qui sillonnent ses joues.

— C'est horrible, dit-il, avant de se tourner vers moi. Em... que fait-on maintenant ?C'est une blague ? Je suis le chef qui ne nous a menés nulle part, qui n'a pas trouvé de nourriture,

qui a plongé un couteau dans le ventre de Yong, et O'Malley pense toujours que les décisions mereviennent !

Spingate aussi me dévisage. Tout comme Bello et Aramovski.Tous attendent.Oui, je suis le chef, et de plein droit. Je suis celle qui prend les décisions. La mort de Yong me

navre, mais ce n'était pas ma faute, plutôt la sienne.— Nous continuons tout droit, dis-je.Je me baisse pour ramasser le poignard.— Non ! lâche Bello presque dans un cri. Je t'ai prévenue que le couteau ne me disait rien qui

vaille. Laisse-le ici, Em, lâche-le !Je ne prête aucune attention à ses paroles. Comme ma jupe est de toute façon ruinée, j'essuie la

lame sur le tissu, d'un côté puis de l'autre.L'estomac de Spingate recommence à gargouiller. Sous le lourd rideau de cheveux roux qui

dissimule son visage, elle garde la tête basse.Je m'avance de quelques pas dans le couloir jusqu'à atteindre une zone de poussière intacte.Les autres semblent hésiter.— Allons-y, les encouragé-je. Il ne faut pas rester là.— Et lui ? demande O'Malley avec un geste du menton vers Yong. Faut-il le porter ? Ou le

ramener à l'antichambre ? On ne va quand même pas le laisser là, à même le sol...Sa question donne corps à notre situation : Yong est bel et bien mort, et je vais devoir

l'abandonner. Nous n'avons pas la moindre idée de la distance qu'il nous reste à parcourir, nous nepossédons ni eau ni vivres. La soif dessèche nos bouches, craquelle nos lèvres. Déjà au bord del'épuisement, nous ne pouvons nous permettre de porter un cadavre.

Il va rester seul ici.Je m'efforce de chasser cette pensée, celle qu'aurait bêtement nourrie une petite fille. Yong n'est

plus là. Je ne l'aimais guère, mais il faisait partie des nôtres. Abandonner son corps serait indigne, jele sais au fond de mon cœur, mais quel choix nous reste-t-il ?

— Non, finis-je par lâcher. Je suis désolée, mais nous ne pouvons pas l'emporter, et il n'est pasquestion de faire demi-tour. Il est mort, il reste ici.

O'Malley baisse les yeux vers le cadavre, comme s'il désirait me contredire et que son excuse setrouvait juste là, quelque part sur le corps. Il l'observe un long moment, perdu dans ses pensées, puis

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hoche lentement la tête.— Tu as sans doute raison, concède-t-il. Mais... je ne sais pas... ne devrions-nous pas au moins

l'enterrer ? Spingate se lève à son tour pour épousseter sa tenue.— Ce serait un beau geste, O'Malley. Tu es volontaire pour creuser ?O'Malley s'essuie le visage du dos de la main pour en effacer le sang et les larmes. Puis il fouille

des yeux le couloir plongé dans l'obscurité.— Je vois une arcade, là-bas, dit-il. Elle a l'air ouverte. Il doit bien y avoir des cercueils vides à

l'intérieur.J'avais complètement oublié cette arcade, lovée à la limite obscure du couloir. O'Malley veut

mettre Yong dans un cercueil. Pourquoi pas ? Ça vaut sans doute mieux que de l'abandonner ici.— Très bien, dis-je. Mais ne traînez pas.Du coin de l'œil, O'Malley m'observe, d'un air tout d'abord interrogateur, puis compréhensif. Je ne

peux pas toucher le corps, je ne supporte même pas de m'en approcher.— Bien sûr, Em, dit-il. Aramovski, tu veux bien m'aider ?— Nous devrions dire quelques mots d'abord, acquiesce le grand garçon avec un hochement de

tête. Pendant que nous sommes encore tous là, à ses côtés.— Les morts se fichent bien de nos paroles, ricane Spingate, méprisante.Impatiente, elle vient alors se planter à mes côtés. Les yeux fermés, la tête rejetée en arrière,

Aramovski presse ses deux mains l'une contre l'autre, tout près de son torse. Son geste m'évoque unsouvenir familier, venu de ce passé que nos mémoires rechignent à nous révéler.

— Nous perdons du temps, râle Spingate, les bras croisés sur la poitrine.— Tais-toi, la rabroue Bello. Tu te crois intelligente, mais tu n'as pas réussi à sauver Yong, pas

vrai ?La jeune fille rousse se retourne comme si Bello l'avait giflée.— J'ai essayé... souffle-t-elle. J'ai essayé.O'Malley, Aramovski et Bello se tournent alors vers moi, dans l'attente de ma permission.— Faites vite, me contenté-je de dire.— Nous sommes tous très effrayés, commence Aramovski, les mains à présent jointes à hauteur de

la taille.Yong n'avait pas choisi de se trouver en ces lieux, pas plus que le reste d'entre nous. Nous ne

saurons jamais pour quelle raison il nous a attaqués. Personne ne souhaitait sa mort. Aujourd'hui...Aujourd'hui il fêtait son anniversaire.

Les mots en eux-mêmes ne revêtent aucun sens. Mais à travers ses paroles, prononcées d'une voixdouce et apaisante, Aramovski parvient à nous procurer un peu de réconfort.

Nous n'avons pas la moindre idée de ce qui se passe, alors même que le cauchemar ne faitqu'empirer, mais Yong n'avait que douze ans, à l'instar des autres membres de notre groupe. Ce n'estpas ma faute s'il est mort. À présent que j'y repense, ce n'est pas non plus la sienne, en fait. La fauterevient à ceux qui nous ont enfermés dans les cercueils pour nous abandonner au cœur de ce donjon.

— Merci, Aramovski, dis-je.Bello, les yeux déjà rougis et les paupières gonflées, ne peut s'empêcher de pleurer. Elle

s'agenouille près de Yong. Tremblante de la tête aux pieds, elle pose son front contre le sien et resteainsi pendant un moment. Ce spectacle me fend le cœur, presque au point de me tirer des larmes.

Et pourtant, aucune ne coule.La frêle jeune fille se relève, puis me dépasse, la tête basse.Yong gît seul dans un cercle de boue écarlate piétinée. Désormais il est comme les Adultes que

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nous avons laissés derrière nous : une victime de la violence, mort au fil de la lame.Je me demande combien de temps s'écoulera avant qu'il ne se décompose.Nous ne pouvons rien faire de plus. Du menton, j'indique à O'Malley le couloir sombre.Le jeune homme saisit Yong par les poignets, tandis qu'Aramovski s'empare des chevilles.

Ensemble, ils s'enfoncent dans le corridor obscur, relié par la courbe du cadavre, dont la tête flasquedodeline à chacun de leurs pas.

Ils l'emportent.Bello, Spingate et moi attendons. O'Malley et Aramovski reviennent peu de temps après... sans

Yong. Je ne sais pas s'ils l'ont laissé dans un cercueil, mais ils s'en sont occupés et je me senssoulagée.

Les deux garçons nous rejoignent. Aramovski ne porte pas la moindre tâche de sang sur sesvêtements, mais son expression a changé. Il a vu quelque chose d'effrayant, de troublant.

Je me tourne vers O'Malley, qui refuse de croiser mon regard. Je devine ce qu'ils ont vu : d'autresenfants assassinés.

— Tous les cercueils ont été forcés, explique Aramovski d'une voix qui semble différente, prochedu sifflement qu'émet une bourrasque à l'agonie. Nous en avons trouvé un dont l'ouverture coulissaitencore. Nous y avons installé Yong et refermé le couvercle. Il s'est verrouillé. Yong repose en paix,désormais.

Je me demande s'ils l'ont posé sur le squelette de l'occupant précédent ou s'ils ont retiré lesossements pour y glisser Yong à la place. Je décide de ne pas poser la question : en vérité, je ne veuxpas le savoir.

— Il est temps de partir, dis-je.Je fais volte-face pour m'engager dans le couloir. Cette fois, O'Malley reste à l'arrière avec les

autres.Je marche devant, seule.

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Chapitre 13

Nous montons.Nous sommes couverts de sang.La lèvre inférieure de Bello, fendue, a gonflé.Le nez d'O'Malley ne saigne plus, mais l'entaille à l'arcade sourcilière suinte toujours au-dessus

de son œil droit.Le couloir s'étire, encore et encore. Le désert de poussière s'étend à l'infini.Il doit bien y avoir une sortie. Il ne peut en être autrement !La soif assèche ma bouche devenue pâteuse. La faim a disparu, mais je ne crois pas que ce soit

bon signe. Ma tête me lance.Les autres sont dans le même état. Ils traînent les pieds plus qu'ils ne marchent, ils ont depuis

longtemps dépassé le simple état de fatigue, leurs lèvres sont craquelées et leurs yeux creusés. Peut-être étions-nous parfaits au réveil, mais ce n'est plus le cas désormais.

Si nous ne trouvons pas vite de l'eau, serons-nous encore capables de continuer à marcher ?Le manque de sommeil commence aussi à se faire sentir. Si nous dénichons une antichambre avec

des cercueils sur le chemin, nous nous arrêterons peut-être pour nous reposer un moment.À chaque pas, je revois les yeux écarquillés de Yong, son expression d'incrédulité.C'était un accident. Tout le monde s'est accordé là-dessus. Jamais je n'aurais pu faire autrement. Il

s’est jeté sur le couteau, oui, il s'est précipité dessus. Il allait me frapper ! Aurais-je dû le laisserfaire ?

Je baisse les yeux vers ma main droite, celle qui tient l'arme. Le sang du jeune homme, à présentsec, s'incruste dans les plis de mes phalanges, mélangé à la poussière et à la sueur collante qui merecouvrent de la tête aux pieds. Je ne me suis jamais sentie aussi sale. Je ne me suis jamais sentieaussi suante et dégoûtante, je n'ai jamais eu aussi peur, aussi soif, ni éprouvé une telle solitude.

Je n'ai pas été un chef exemplaire, mais quatre personnes comptent sur moi pour les mener ensécurité. J'ignore si j'ai douze ou vingt ans, mais je ne crois pas que l'âge revête la moindreimportance désormais. Nous sommes tout seuls ici.

Il existe une sortie et je la trouverai !Derrière, j'entends des reniflements. Je me retourne, prête à trouver Bello de nouveau en proie à

une crise de larmes, mais non... c'est Spingate.Je m'arrête, imitée par les autres.— Tu as fait tout ce que tu pouvais pour lui, la rassuré-je. Au moins, tu as essayé, alors que nous

autres étions complètement impuissants.— Ce n'est pas ça, c'est juste que... peut-être qu’ils sont tous morts.— Qui donc ? demande Aramovski avant de passer un bras autour des épaules de la jeune fille.

De qui parles-tu ?— Tous les Adultes, reprend Spingate. Je suis si fatiguée... Je ne veux plus continuer. S'ils sont

partis, il ne reste personne pour nous sauver.— Tout ira bien, la réconforte Aramovski, avant de m'adresser un regard furibond, comme si

j'avais fait pleurer la jeune fille. Em commande, elle prétend savoir ce qu'elle fait.Jamais je n'ai affirmé une chose pareille ! Qu'essaie-t-il donc de prouver ? Je commence à croire

que, lorsque Aramovski avance une idée, il pense en vérité tout le contraire.Bello recommence à se tordre les mains.

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— Et si Spingate a raison ? s'inquiète-t-elle. S'il ne reste plus aucun Adulte, qu'allons-nousdevenir ?

— Oui, Savage, qu'allons-nous devenir ? renchérit Aramovski. Qui va prendre soin de nous ?Nous avons tous vu nos cercueils respectifs : tout le monde connaît mon nom, mais Aramovski est

le premier à l'utiliser. Même moi, je ne l'ai jamais prononcé à voix haute. Je n'aime pas ce nom,même si j'ignore pourquoi. L'entendre provoque chez moi un sentiment de malaise et, à mon avis,Aramovski le savait... alors pourquoi l'a-t-il employé ?

Parce qu'il cherche à me faire passer pour la méchante aux yeux des autres.La colère gronde dans ma poitrine.Il conteste mon autorité, voilà ce qu'il fait. Selon lui, le rôle devrait lui revenir.Mes doigts se crispent autour du manche du couteau. Une rage froide, doublée d'un désir ardent de

donner une leçon à Aramovski, m'engloutit. Mais à l'instant précis où je reconnais cette émotion, elles'envole, remplacée par une brutale prise de conscience.

Je ressentais exactement la même chose lorsque Yong s'est approché de moi.Au moment où je recouvre mon calme, honteuse je comprends qu'Aramovski ne se dresse pas

contre moi. Il se contente de parler et il n'y a pas de mal à ça. Et puis, même s'il contestait ma placede chef, ce ne serait pas un problème, dès lors qu'il ne brutalise personne. Si je ne suis pas le leaderqu'il nous faut, alors quelqu'un d'autre remplira ce rôle. Je me fiche de savoir qui commande, je veuxjuste sortir de ce cauchemar.

— Peut-être qu'aucun Adulte n'a survécu, dis-je. Si c'est le cas, alors nous nous en sortirons sansleur aide.

Les autres me fixent comme si mes mots leur paraissaient aussi étrangers que leurs propres noms.Même le regard noir d'Aramovski s'évanouit pour laisser place à l'étonnement. Est-ce à ce pointimpensable de croire que nous pourrions survivre seuls ?

Je pointe du doigt la direction d'où nous venons. — Vous voulez que quelqu'un prenne soin de vous ? Était-ce le rôle de tous ces gens morts là-

bas ? Vous avez vu ce qu'ils se sont infligé les uns aux autres. Ils ont assassiné des enfants dans leurcercueil ! Si tous les Adultes ont disparu... Soudain, j'hésite, consciente que je m'apprête à prononcerdes mots qu'ils ne veulent pas entendre. Des paroles qui rendront notre situation encore plus réelle.Même si je ne me souviens de rien, je sais que la réalité est ce qu'elle est, que nous le voulions ounon.

— Si les Adultes ont vraiment disparu, alors, tant mieux ! finis-je par lancer. Nous n'avons pasbesoin d'eux ! Nous n'avons besoin de personne pour nous sauver... Nous allons nous sauver nous-mêmes !

Le rouge me monte aux joues, si bien que je fais volte-face pour me remettre à marcher. Noussauver nous-mêmes ? Tout à coup, je me sens idiote. Nous ignorons tout de l'endroit où nous noustrouvons, nous ne savons rien sur notre identité. Nous ne sommes que des enfants, qui ne sont pascensés se retrouver livrés à eux-mêmes.

Après ce que je viens de leur dire, les autres accepteront-ils encore de me suivre ?Les quatre paires de pieds qui se remettent à traîner derrière moi me fournissent la réponse.Aramovski se porte soudain à ma hauteur, sur ma gauche.— Peut-être les Adultes ne se sont-ils pas entretués... avance-t-il à voix basse. (Avant d'ajouter,

plus fort :) Peut-être qu'il s'agissait d'un monstre !Le mot, synonyme de formes indéfinies nées de la peur, nous heurte de plein fouet. Les monstres

représentent tout ce que nous ne comprenons pas. Or, dans notre cas, nous ne comprenons rien.

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— Par pitié ! lâche Spingate. Ça n'existe pas, les monstres.— Oh, vraiment ? insiste Aramovski en lui jetant un regard par-dessus son épaule. Et comment le

sais-tu ?— Ça n'existe pas, c'est tout, se contente de répondre Spingate. Il n'y a que les gamins qui croient

aux monstres.Aramovski et Spingate se lancent alors dans une dispute, mais je ne les entends plus : loin devant,

j'aperçois quelque chose, une rupture dans la perspective.Cette fois, je sais ce que c'est.— Nous arrivons à une nouvelle intersection.Mon intervention met aussitôt fin à leur chamaillerie.Soudain, je ne ressens plus autant le poids de la fatigue, si bien que j'accélère le pas, jusqu'à me

mettre à trottiner. Peu importe si ce nouveau couloir ressemble au précédent – sombre, presqueobscur –, nous nous dirigeons vers lui car j'éprouve un besoin désespéré de découvrir un élémentnouveau.

Pour la première fois depuis la mort de Yong, je ne trouve pas O'Malley à ma droite.— Em, peut-être que cette fois, on devrait l'emprunter, suggère-t-il dans mon dos.— On verra, dis-je.J'ignore pourquoi je lui offre cette réponse, car j'ai déjà choisi de faire tout ce qu'il désirera.Nos pas emplissent le couloir d'une douce cavalcade.Nous restons groupés, foulant la poussière qui reste en suspension dans l'air après notre passage.D'un seul coup, par-dessus le bruissement de notre cavalcade, j'entends un autre bruit.Je ralentis peu à peu, freine des quatre fers et termine ma course en glissade, les bras en croix

pour empêcher qui que ce soit de me dépasser.— Fais attention, Em ! râle O'Malley.Il saute sur le côté pour éviter la lame du couteau, passée tout près de son ventre. Je suis

interrompue dans mes excuses par Aramovski qui me rentre dedans. Il me retient par les épaules pourm'empêcher de basculer en avant.

— Désolé, dit-il. Tu t'es arrêtée si vite !Bello se trouve à ma gauche – elle se tord toujours les mains.— Que se passe-t-il, Em ?Je leur lance à tous un regard noir, le doigt posé sur les lèvres.Ils se taisent.Nous restons immobiles. Pas un geste, pas un mot, pas même un souffle.Dans le silence, j'entends à nouveau le bruit. Tout d'abord distant, il gagne petit à petit en

puissance, se rapproche de l'intersection.C'est le martèlement lourd de pas rythmés, qui se dirigent vers nous.

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Chapitre 14

Je n'ai qu'une seule idée en tête : prendre mes jambes à mon cou. Pourtant, je me fais violencepour ne pas bouger, puisque fuir ne rime à rien. Je n'aperçois aucune porte, aucune issue dans cecouloir, pas une seule cachette. Dès que les marcheurs auront tourné au coin, ils nous verront.

Le bruit se rapproche.(Si tu prends la fuite, l'ennemi se lancera à tes trousses...)Toujours la même voix, qui roule comme le tonnerre dans mon esprit. À qui appartient-elle ? Là

encore, ma mémoire me fait défaut.Malgré tout, je sais qu'elle dit la vérité. Épuisés, assoiffés, affamés, nous n'irions de toute façon

pas bien loin. Face à ces inconnus qui arrivent, deux possibilités s'offrent à nous : leur tourner le doset trahir notre peur, ou bien les affronter, couteau à la main, et les inciter à nous craindre.

La lame brandie, je me colle à la paroi sur ma droite. Un pas derrière moi, à gauche, O'Malleytient le sceptre comme un club de golf. Il ne s'est pas placé derrière moi mué par la peur, mais plutôtpour m'imiter : plaqués contre le mur, nous sommes plus discrets. Si un danger surgit, O'Malleyn'hésitera pas à faire barrière de son corps pour le défier en premier – il est bien plus grand et massifque moi.

Peut-être ne vaut-il rien au combat, mais ça ne l'empêche pas de faire front à mes côtés. Il se tienttellement près de moi que je peux sentir la chaleur de son corps et les forts effluves de sa sueur. Sonodeur, nouvelle, diffère de celle que dégagent d'habitude les garçons – dans mes souvenirs succinctsde l'école, en tout cas. Elle me déconcentre, presque comme si je l'appréciais... alors qu'il ne sent pasbon. Le ventre noué, je tâche de calmer mon cœur, qui tambourine plus fort contre mes côtes. Est-cedû à l'approche du danger... ou à O'Malley ?

Les dents serrées, je réajuste ma prise sur le manche du couteau. Concentre-toi, Em, ce n'est pasle moment !

— Allons-y, Em ! chuchote Bello, qui vient de m'agripper le bras. Et si c'étaient les Adultes ?Je la repousse d'un mouvement d'épaule. Je n'ai pas le temps de lui expliquer qu'une voix dans ma

tête – peut-être un souvenir – me guide, et que je lui voue une confiance aveugle.— Hors de question de courir, dis-je. Qui que ce soit, nous allons les affronter.Sans surprise, Bello étouffe un sanglot avant de se glisser derrière O'Malley pour se placer près

d'Aramovski et de Spingate.Les pas en rythme ne cessent de se rapprocher, tels les battements réguliers d'un énorme tambour.Soudain, je ne peux m'empêcher de me poser la question : et si Aramovski avait raison ? S'il y

avait bien des monstres dans ce labyrinthe ? Spingate n'avance aucune preuve de leur inexistence.Personne ne peut savoir.

Défilent alors devant moi de terribles visions : crocs, griffes, yeux luisants... Une horde de bêtesse déverse dans le couloir en quête d'enfants sans défense à dévorer. Mais je ne suis plus une enfant.

Et je ne suis pas sans défense.La troupe apparaît tout à coup au bout du corridor avant de bifurquer sur la droite, dans la

direction opposée à la nôtre.Ce ne sont pas des monstres... mais des êtres humains !Deux colonnes de magnifiques individus, tous vêtus comme nous, menés par le garçon le plus

imposant que j'aie jamais vu. Sans nous accorder le moindre regard, ils s'éloignent, concentrés surleur marche.

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Face au soulagement indicible qui m'envahit, je ris presque de ma naïveté, moi qui ai pour ainsidire cru aux sottises d'Aramovski !

Armé d'un long bâton, le meneur, dont la peau s'avère à peine plus foncée que celle, très pâle, deBello, avance d'une démarche toute martiale. Ses boucles blondes et brillantes frisent tellementqu'elles ne bougent même pas au rythme de son pas.

Je compte dix-neuf personnes : deux rangées de neuf et, à leur tête, le géant blond.Je reste plaquée contre le mur, immobile. Peut-être les marcheurs ne nous verront-ils pas du tout...À peine ai-je le temps de me retourner pour intimer aux autres de garder le silence que Spingate se

met à hurler : — Eh ! Par ici !Le sang se fige dans mes veines.Les deux colonnes font halte dans un désordre sans nom : Spingate les a effrayés. Les marcheurs

sortent des rangs, apeurés, et s'agrippent soudain les uns aux autres.— Spingate... espèce d'idiote ! siffle Aramovski dans mon dos. Tu ne pouvais pas la boucler ?— Ils sont comme nous, tente-t-elle de se justifier. Nous pourrions nous entraider.Le blond rejoint la queue de la cohorte au pas de course pour se placer entre nous et ses

compagnons. Il pointe désormais son bâton vers nous et je constate que le bout se termine par unelongue lame. Ce n'est pas un bâton... mais une lance.

Sur son front se détache un Cercle-étoile.Il lève bien haut son arme.— Vous tous, suivez-moi ! hurle-t-il tout à coup avant de se mettre à courir vers nous.Deux des marcheurs, un garçon et une fille à la peau couleur caramel et aux cheveux noirs

brillants, se lancent à sa suite. Le reste de la troupe ne bouge pas d'un cil. Ils se contentent de resterplantés au milieu du couloir, sans savoir comment réagir.

Mes pieds semblent cloués au sol. Malgré O'Malley qui me tire par le bras pour m'inciter à fuir,impossible de bouger. Le garçon blond continue à charger. Il va m'enfoncer la pointe de sa lance dansl'estomac et je vais finir comme Yong : seule, allongée sur le sol, le corps glacé, morte... prête àtomber en poussière.

Je vais mourir sans même connaître mon prénom.C'est alors que le garçon armé de la lance ralentit pour en fin de compte s'arrêter à quelques pas

de nous. Tourné vers moi, il ne me regarde pas directement, et soudain je comprends : je brandis lecouteau, pointe en avant.

Malgré la peur qui me paralyse, j'étudie son visage. Sa beauté n'a rien à voir avec celled'O'Malley. Plus grand, plus massif, il possède des épaules et un cou plus trapus. Un hématomerecouvre le côté droit de sa mâchoire taillée à la serpe.

Les vêtements des nouveaux venus sont tous trop petits pour eux, mais la chemise du géant blondn'est boutonnée qu'à la taille. Son large torse tend le tissu, dont l'échancrure forme un V sur sespectoraux. Il menace aussi de se déchirer à tout moment au niveau des manches, serrées autour debiceps volumineux. Au moindre de ses mouvements, même infimes, je vois les muscles saillir sous sapeau.

Il reste planté devant moi, privé de sa seule stratégie : l'attaque. Puisqu'elle n'a pas fonctionné, ilse retrouve pris au dépourvu.

Peut-être vais-je échapper à la mort, en fin de compte ?— Salut, dis-je.— Euh... hésite-t-il, surpris. Salut.

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— Je m'appelle Savage, continué-je après avoir abaissé le couteau.Cette fois, j'ai l'intime conviction de devoir donner ce nom.Le garçon pose le bout de la hampe au sol et redresse la lance, pointe dirigée vers le plafond. Il

m'observe, comme s'il ne parvenait pas à déterminer ce qu'il convient de faire avec moi. Ses traits netrahissent ni colère, ni suspicion... Plutôt une grande confusion.

— Tu ne t'es pas enfuie, remarque-t-il.— Non, en effet. Comment t'appelles-tu ?Il hésite un moment – sans doute espère-t-il encore que je change d'avis et me mette à courir

comme une dératée ? Comme je n'en fais rien, il hausse les épaules. — Je crois que je m'appelle Bishop, finit-il par lâcher. Il n'en est pas certain ? Donc il n'en sait pas plus que nous...— R. Bishop, reprend-il. C'est ce qui était écrit sur mon berceau.— Ton berceau ?Le mot évoque pour moi les nourrissons, encore plus jeunes que les enfants que nous avons

découverts dans l'autre pièce.— L'endroit où nous étions allongés avant de nous réveiller, explique-t-il.— Oh, je vois. Tu parles des cercueils.Il me dévisage un instant, puis me sourit.— Des cercueils ? Plutôt déprimant, dis-moi !Je me rends alors compte qu'il est le seul à ne plus porter de cravate parmi tous ceux présents dans

le couloir.Ses yeux brillent d'une étrange teinte jaune, à peine plus foncée que la couleur des boucles frisées

qui recouvrent son crâne. Ses pupilles reflètent la lumière, comme si elles brillaient dans le noir.Ce symbole, sur son front... C'est un Cercle-étoile, comme Yong. Les deux individus au regard dur

qui l'accompagnent, le garçon et la fille, portent aussi ce motif. Tenteront-ils de prendre le pouvoirpar la force, à l'instar de Yong ? Essaieront-ils de nous brutaliser pour obtenir ce qu'ils souhaitent ?

Le regard de Bishop glisse derrière moi, vers le reste de mon groupe.— Combien êtes-vous ?Six, suis-je sur le point de lâcher avant de voir flotter devant mes yeux le visage de Yong

agonisant.— Juste cinq, me hâté-je de répondre en repoussant la vision. Et vous, dix-neuf, c'est bien ça ?Avec un coup d'œil par-dessus son épaule, il constate que seuls deux membres de sa troupe l'ont

suivi. Dégoûté, il secoue la tête.— Tout dépend du point de vue, grince-t-il, avant de se pencher vers moi pour ajouter à voix

basse : la plupart d'entre eux ne valent rien, sauf peut-être El-Saffani, que tu vois là.Il désigne d'un geste le garçon et la fille, qui prennent alors la parole, l'un après l'autre.— Nous sommes forts.— Plus forts que les autres.— À l'exception de Bishop.Leurs iris d'un brun profond, encadrés d'épais sourcils, sont en tous points similaires. Leurs corps,

fins et musculeux, semblent taillés pour la vitesse, plus que pour la force pure. Le garçon dépasse lafille de trois ou quatre centimètres. Tous deux paraissent encore sur le pied de guerre, même si leurmeneur s'est détendu et affiche à présent un franc sourire.

Deux individus, mais un seul nom.— Lequel s'appelle El-Saffani ? demandé-je.

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— Les deux, répond Bishop. Leurs berceaux disaient : « T. El-Saffani » et « T. El-Saffani ».Des jumeaux !Bishop parcourt des yeux ma tenue, avant de passer à la chemise de Spingate, puis à la lèvre de

Bello et à la blessure d'O'Malley.— Que vous est-il arrivé ? D'où vient tout ce sang ? Vous vous êtes battus ?Le reste des marcheurs s'approchent à pas prudents. Aucune tache de sang ne souille leurs

vêtements. Ni ceux de Bishop et des deux El-Saffani, d'ailleurs. Ce groupe a vécu moins d'horreursque nous, semblerait-il.

— Un accident, éludé-je, non sans glisser un regard vers les quatre autres afin de couper court àtoute remarque, surtout de la part de Spingate.

Les nouveaux arrivants n'ont pas besoin de savoir pour Yong – du moins pas tout de suite.Avec un haussement d'épaules indifférent, Bishop m'adresse un large sourire enfantin, plutôt

incongru sur le visage d'un homme adulte. Il bombe le torse, si bien que le tissu tendu de sa chemisetrop petite menace d'éjecter le dernier bouton.

Le jeune homme blond lève alors sa lance haut au-dessus de la tête, au point de presque toucher leplafond luminescent avec la pointe.

— Je t'aime bien, Savage. Tes camarades et toi, vous avez la permission de rejoindre ma tribu.Tribu. Voilà un autre mot de pouvoir.Avec un cri de guerre effrayant, il nous a chargés, furieux, l'arme à la main. Il avait la ferme

intention de nous attaquer, j'en suis persuadée. Et maintenant, il se comporte comme si j'étais devenuesa meilleure amie à la récréation.

— Pourquoi lèves-tu ta lance ? demandé-je. Ma question le déstabilise un instant.— C'est ainsi que nous procédons pour les annonces, finit-il par expliquer d'un ton suffisant,

comme si c'était l'évidence même. Quand on lève la lance, tout le monde doit écouter. C'est la règle.O'Malley avance d'un pas pour se placer à ma hauteur, épaule contre épaule. Il me semblait

tellement grand la première fois que je l'ai rencontré... Mais, à côté de Bishop, il fait pâle figure.— Rejoindre ta tribu ? s'étonne le jeune homme, ses beaux yeux bleus plissés. Peut-être pourrais-

tu rejoindre la nôtre, dans ce cas...Bishop dévisage O'Malley comme si ses paroles étaient dénuées de sens.— Mais... c'est moi qui possède la lance. Elle fait de moi le chef.À ces mots, il tend l'arme, sans la moindre menace, mais plutôt pour nous la montrer, presque

surpris que nous ne l'ayons pas encore remarquée.— Et alors ? insiste O'Malley en me désignant d'un geste. Savage a le couteau.Un détail dans toute cette histoire me chiffonne. Lances et couteaux. Tribus. Une dispute qui

éclate... Un conflit pour obtenir le rôle de meneur... Voilà comment tout a débuté avec Yong. Ladiscussion commence à tourner au vinaigre : il faut que j'intervienne, sinon la situation va dégénérer.

— Personne ne force quiconque à rejoindre une tribu, dis-je.Ce qui plonge à nouveau Bishop dans la confusion la plus totale. Je vais le rendre fou, si je

continue.— Quelqu'un doit bien commander, rétorque-t-il. Il faut instaurer des règles, sinon c'est la

pagaille.Il crispe les doigts autour de sa lance. Au fond de moi, je sais, même si j'ignore comment, que si

R. Bishop perdait son sang-froid, mes camarades en paieraient le prix.Une fille sort du rang des marcheurs. Même si sa peau s'approche de la pâleur de Spingate, elle ne

jouit pas du même teint rosé, quoi que le sien demeure difficile à définir : une teinte hâlée qui tire sur

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le blanc, sans vraiment l'atteindre. Elle mesure environ ma taille – ma chemise donne-t-elle vraimentle même effet sur moi ? –, et ses muscles longilignes frémissent à chacun de ses mouvements, surtoutle long de ses jambes puissantes. Sa chevelure ne ressemble à aucune autre : ses cheveux frisés auvolume démesuré tombent en cascade sur ses épaules. Pour le moment, elle ne sourit pas. Mais quandelle le fera, son sourire sera éblouissant, j'en mets ma main au feu.

Au milieu de son front se détache un Cercle-étoile.Malgré l'absence de sang sur ses vêtements, un énorme hématome noircit sa pommette droite. En

dehors de cette ecchymose, elle semble bien se porter, à l'exception peut-être de ses lèvres, aussigercées que les nôtres.

Je me rends soudain compte que tous les nouveaux venus meurent de soif, y compris Bishop.— Avez-vous de l'eau ? demande la fille.— Tais-toi, Latu, la réprimande Bishop. C'est moi qui mène les négociations.Provocatrice, elle le fusille du regard.— Peut-être que tu devrais nous guider un peu plus, au lieu de négocier, Bishop. Nous avons soif !— Tu tiens vraiment à revivre la scène de tout à l'heure soupire-t-il.— Je ne sais pas, réplique la dénommée Latu. Et toi ?Bien bâtie, elle pourrait sans doute me battre à plates coutures, mais Bishop mesure presque deux

fois sa taille. Colère et peur irradient de la jeune fille. Aurait-elle déjà perdu un combat face à lui ?— Je suis un bon chef, déclare Bishop. Vois-tu une seule trace de sang sur nos chemises à nous ?De toute évidence, le géant blond cherche à se débarrasser de Latu, malgré ses piètres talents

oratoires. Il perd de plus en plus son sang-froid. Les jumeaux El-Saffani l'observent, comme s'ilsguettaient les réactions de leur leader. Ils sont sur les dents, prêts à nous sauter à la gorge, tout commeYong. Tous les Cercles-étoiles se comportent-ils ainsi ?

Il faut que je détourne l'attention du géant blond afin qu'il oublie un instant Latu et O'Malley.— D'où vient votre groupe, Bishop ?Il pointe le doigt derrière lui, vers le nouveau couloir.— De là.Bien sûr qu'ils viennent de là... Ce n'est pas ce que je voulais savoir.— Nous tournons à chaque intersection, répond le garçon El-Saffani.— Selon Bishop, c'est ce qu'il faut faire, enchaîne la jumelle.Un des garçons du groupe lâche un rire sec qui me fait me sentir bête, même si je n'appartiens pas

à leur troupe.— Ferme-la, Gaston ! crache Bishop. (Il fait volte-face pour pointer un doigt accusateur vers le

plaisantin.) Je t'ai déjà dit de ne pas te moquer de moi !Un jeune homme se glisse entre les marcheurs agglutinés derrière Bishop et Latu. Plus petit que

moi, il porte une chemise blanche qui lui va à la perfection. Aucun bouton ne manque et ses manchesparfaitement ajustées s'accordent à sa cravate propre et bien nouée. Son œil gauche, gonflé, a viré aunoir.

Le symbole qu'il arbore sur le front ressemble au cercle dentelé de Spingate.— Je ne me moque pas de toi, Bishop, répond le dénommé Gaston. Je me suis juste souvenu d'une

blague, c'est tout. Tu veux l'entendre ? Elle est vraiment drôle. Il était une fois un très grand garçon,très très bête, qui aimait frapper les autres. Il ne cessait de tourner à chaque intersection sans jamaissavoir où il allait et...

Bishop s'avance vers lui, menaçant, mais Gaston, plus rapide, disparaît à nouveau derrière lesplus grands du groupe.

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— C'est bien ce que je pensais, grogne le meneur.Il jette un regard vers l'intersection. Pendant que toute la troupe marchait au pas, il se sentait très

sûr de lui, l'incarnation même de la confiance en soi. Deux ou trois piques acerbes plus tard, et levoilà en proie au doute.

— Peut-être devrions-nous faire demi-tour ? souffle-t-il. Nous avons croisé plusieurs couloirs...Peut-être que nous devrions en essayer un autre...

— Je ne reviendrai pas sur nos pas, refuse Latu, au bord de la panique. Hors de question !Dans ses grands yeux de biche brûle une détermination féroce, nourrie par une pure terreur.Je remarque des hochements de tête approbateurs et des visages effrayés dans les rangs de la tribu

de Bishop. Même l'expression froide des jumeaux El-Saffani change, pour redevenir celle d'enfantsapeurés confrontés à un souvenir qu'ils préféreraient oublier.

— Qu'avez-vous vu ? demandé-je, même si je les soupçonne d'avoir découvert les mêmeshorreurs que nous. Bishop s'humecte les lèvres, le regard vide fixé sur le mur.

— Des chambres, dit-il. Des chambres remplies de squelettes. On aurait même dit que certainsossements avaient été réduits en charpie.

— Nous aussi, nous en avons vus, acquiescé-je.— Nous avons trouvé une pièce étrange, continue-t-il comme si je n'avais rien dit. Nous y sommes

entrés grâce à une trappe dans le sol qui donnait sur une échelle. Seul Gaston a pu l'ouvrir. Àl'intérieur, comme dans d'autres salles, nous avons trouvé des... euh... Gaston, comment les as-tuappelés ?

L'interpellé se faufile à nouveau hors du groupe, sans manquer cependant de garder ses distancesavec Bishop.

— Des piédestaux, répond-il.Il lève la main à hauteur de son sternum, paume vers le bas, pour nous indiquer la taille

approximative des objets.— En pierre blanche. À leur agencement dans la pièce ils semblaient... importants. Comme s'ils

servaient de socles à des statues sacrées. Mais ils étaient tous brisés ou fendus... tous sauf trois qui setrouvaient dans la chambre en bas de l'échelle. Mais cet endroit...

Sa voix faiblit. On voit bien qu'il a peur, bien plus que Latu.— Quelque chose vous a effrayés, dis-je. Qu'est-ce que c'était ?Gaston s'apprête à répondre, puis s'interrompt, avant de chercher le regard de Bishop, qui se

détourne. Ces deux-là ne s'apprécient peut-être pas, mais un événement marquant semble les avoirbouleversés l'un comme l'autre.

— Un corps, reprend Gaston d'une petite voix. Tout desséché, il ne restait plus que la peau sur lesos. Étendu de tout son long par terre, à plat ventre. Je crois que ses vêtements devaient être blancs,mais les...

Il s'interrompt de plus belle pour se passer les mains sur le visage avant de poursuivre.— Les... Les fluides ont teinté le tissu d'une autre couleur. Le corps portait une sorte de menotte

métallique à l'un des poignets. Une pointe fine en saillait, mais la menotte n'était reliée à rien. (Ilindique d'un mouvement du menton la lance de Bishop.) La lance était plantée dans le dos du mort,enfoncée si profondément qu'elle s'était fichée dans le sol.

Bishop a trouvé son arme de la même façon que j'ai obtenu la mienne : ôtée du corps d'un individutué par cette même lame.

Pour une raison que je ne m'explique pas, j'ai envie de réconforter Gaston. Peut-être a-t-il honted'avoir peur, mais rien ne justifie sa gêne.

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— Nous avons vu des cadavres, nous aussi, dis-je. J'en ai encore la chair de poule.Pensif, Gaston lève les yeux au plafond.— Non, ce n'est pas ça, finit-il par nier. Enfin, oui, le cadavre tout rabougri et dégoûtant nous a

fait peur, bien sûr, mais ce n'était pas le plus effrayant. La peur/ irradiait de la pièce elle-même.Bishop et moi y sommes descendus tout seuls. La salle, très sombre, paraissait circulaire et, àl'intérieur... eh bien, quelque chose ne tournait vraiment pas rond, justement.

— Hantée, murmure Bishop. La salle était hantée.— Bishop, soupire Gaston, exaspéré, levant derechef les yeux au ciel. Les fantômes n'existent pas.

On dirait un gamin de dix ans !— Ah oui ? gronde le géant. Alors, si les fantômes n'existent pas, pourquoi as-tu remonté les

barreaux de l'échelle quatre à quatre ? Tu n'en menais vraiment pas large !Gaston ne souffle pas un mot. Je vois bien qu'il aimerait expliquer à tout le monde ce qui clochait

vraiment dans cet endroit, mais il en est incapable. À mon avis, Gaston pense tout savoir, mais,lorsqu'il se retrouve confronté à un mystère insoluble ou à une émotion plutôt qu'à un fait, il se sentmal à l'aise. Il faudra que je m'en souvienne.

— Assez parlé, intervient Latu, les bras croisés sur la poitrine. Je ne ferai pas demi-tour, je neveux plus jamais revoir d'ossements !

Bishop semble se ressaisir et repousser les souvenirs de cette étrange pièce. Ses lèvres s'étirenten un sourire forcé. Une fois encore, il redevient le brave petit roi de la cour de récréation, costaud etcourageux.

— Nous avons dû rater quelque chose, déclare-t-il. Il doit y avoir des ossements un peu partout,ici. Il faut qu'on fasse demi-tour. Une fois que nous aurons atteint le couloir qui mène à la chambrehantée, nous emprunterons un autre chemin. Voilà tout.

Avant de croiser les marcheurs, je m'étais décidée à emprunter le nouveau couloir, mais, depuisnotre rencontre avec Bishop et son groupe, je sais désormais qu'ils n'ont trouvé ni eau ni nourriturepar là. Ils semblent même un peu perdus... ce qui pourrait aussi nous arriver si nous choisissons cettevoie. Je suis d'accord avec Latu sur un point : moi non plus, je ne veux plus voir de cadavres. Peut-être serait-il plus judicieux de nous en tenir à l'idée de départ ?

On ne peut monter indéfiniment.Alors que je m'apprête à indiquer le long couloir derrière moi, je me rends compte que j'allais me

servir du couteau. J'interromps aussitôt mon geste pour utiliser à la place ma main libre.— Nous, nous venons de là. Nous suivrons ce couloir jusqu'au bout. À mon avis, si nous

bifurquons trop, nous ne saurons plus du tout quelle direction emprunter.Les jumeaux El-Saffani échangent un regard perplexe, tout comme le reste des amis de Bishop.

Serait-il possible qu'ils n'y aient jamais songé ?Je poursuis :— Nous continuerons d'aller tout droit. Vous êtes tous les bienvenus si vous voulez vous joindre à

nous.L'expression sur le visage de Bishop change. Désormais, j'y lis de l'admiration, mêlée à un autre

sentiment... comme si j'avais remis en question son autorité et qu'il se devait de réagir.Il fait un pas en avant. Il mesure une bonne tête de plus que moi, si bien que je dois lever les yeux

pour croiser son regard aux reflets jaunes. O'Malley se raidit à mes côtés, tout aussi tendu que lesdeux El-Saffani.

Bishop me toise, le sourire aux lèvres.— Tu fais preuve de courage, déclare-t-il. Tu ne t'es pas enfuie face à moi, contrairement à la

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plupart des autres.Nos groupes devraient rester ensemble, car l'union fait la force. Tes amis et toi, vous pouvez nous

accompagner.Courageuse, moi ? J'en rirais presque. L'homme le plus grand que j'ai jamais rencontré se

précipite vers moi dans un hurlement et en agitant une lance, je suis tétanisée, et il prend ma frayeurpour du courage ! Mais passons : peu importe ce qu'il pense, nous n'allons pas commencer à errer àl'aveuglette dans cet endroit.

Les yeux rivés aux siens, je carre les épaules.— Je t'ai déjà dit où nous allions, Bishop.Fureur et perplexité se mêlent à nouveau dans son regard.— Mais... je porte la lance, ce qui signifie que c'est moi, le chef.— Peut-être qu'un autre que toi devrait la porter... suggère alors O'Malley.Bishop lui sourit, mais son expression n'a plus rien d'enfantin.— Tu peux toujours essayer de me la prendre, lance-t-il à son rival. Si tu y parviens, tu deviendras

le nouveau chef.O'Malley tient toujours le sceptre le long de son flanc – il ne cesse de serrer et desserrer les

doigts autour du manche.Bishop lance un regard presque avide vers le sceptre, comme dans l'espoir qu'O'Malley frappe le

premier.— J'aime bien Savage, reprend le jeune homme blond, mais toi, tu ne me plais pas. Comment

t'appelles-tu ?— O'Malley.— C'est une belle arme que tu as là, O'Malley, jolie et scintillante.Tout ceci va se finir dans un bain de sang... Exactement comme avec Yong.Je peux les empêcher de se battre : il me suffit de laisser la place à Bishop, de prononcer quelques

paroles qui entérinent ma reddition, et personne ne sera blessé.Mais impossible... J'ai trop envie de commander !Le sourire toujours aux lèvres, le géant ferme les paupières.— Pourquoi ne me frappes-tu pas avec ton joli bâton doré ? dit-il à O'Malley. Regarde, je ferme

même les yeux. Tu pourrais sans doute m'assommer d'un seul coup avant de t'emparer de la lance.Pure provocation, bien sûr ! Les sourcils froncés, O'Malley hésite, cherche du regard l'endroit

approprié pour frapper Bishop – arête du nez, tempe ou mâchoire ? La sueur qui perle à son frontnoircit la poussière séchée sur sa peau. Nous nous trouvons au bord d'un conflit majeur. Il est sur lepoint de frapper, du sang sera versé, du sang partout...

Soudain, O'Malley recouvre son calme. La tension quitte son visage, redevenu lisse. Il arbore denouveau son masque impassible.

— J'ai une meilleure idée, Bishop, déclare-t-il. Puisque tu insistes pour que nous restions tousensemble, pourquoi ne pas laisser le groupe choisir celui qui commandera ?

À ces mots, le sourire du géant s'évanouit.— Comment tout le monde pourrait-il décider s'étonne-t-il, les yeux écarquillés. Le rôle d'un chef,

c'est justement de prendre les décisions ! Pas vrai ?— Voilà tout le problème, acquiesce O'Malley. Mais rester ensemble, c'était ton idée, non ?— Oui, reconnaît le jeune homme blond, méfiant. Mais je ne vois toujours pas où tu veux en

venir...— Il veut parler d'un vote, Bishop, intervient Gaston, les bras croisés, tout sourire. De sorte que

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personne ne soit blessé.Bishop jette un regard inquiet vers le reste de sa tribu.La situation lui échappe, il en a conscience. Non pas qu'il soit idiot, je sais qu'il n'en est rien, mais

il ne pourrait rivaliser avec l'intelligence d'O'Malley, même s'il le voulait.Bishop s'accorde un instant de réflexion, puis finit par hocher la tête.— Très bien, votons. Je mène un groupe de dix-huit personnes. Savage, de quatre. Je gagne le

vote, conclut-il, le torse bombé. Je suis le chef.— Tu n'es aux commandes que parce que tu nous tabasses si nous avons le malheur de te

contredire, rétorque Gaston. Tu ne nous mènes pas, espèce de crétin disproportionné, tu nousmalmènes !

J'observe les visages des autres marcheurs. Non, aucune trace de sang sur leur tenue... Enrevanche, sous la couche de poussière craquelée, je distingue quelques bleus, sans oublier une oudeux lèvres tuméfiées. L'ecchymose sur la joue de Latu ressemble à s'y méprendre à la forme dupoing de Bishop.

Le géant blond semble ennuyé, exaspéré, même, comme s'il ne parvenait pas à saisir pourquoipersonne ne comprend ses démonstrations élémentaires.

— Je prends les décisions, répète-t-il. Si personne ne s'en charge, on reste au point mort.À cet instant, je sais que Bishop et moi avons plus de points communs que de différences.

Quelqu'un doit prendre les décisions, en effet, mais ce quelqu'un ne devrait pas être lui.— Elle a un plan, reprend Gaston, le doigt pointé vers moi. Le tien consiste à nous trimbaler à

l'aveuglette, sans que personne n'ose émettre la moindre objection.Je remarque que plusieurs compagnons de Bishop confirment d'un signe de tête. Une poignée

seulement, car nombreux sont les Cercles-étoiles, comme Yong et les jumeaux El-Saffani : aucund'entre eux n'approuve les propos de Gaston.

J'adresse un regard interrogateur à O'Malley, mais il secoue la tête discrètement pour meconvaincre de ne pas intervenir – à peine un tressaillement de gauche à droite. Il me fixe d'un airsévère : il veut que je laisse tout le monde s'exprimer.

Alors je garde le silence.— Tout ce que Savage se contente de faire, c'est de marcher en ligne droite, rétorque Bishop,

englobant d'un geste le couloir. Où est l'aventure, là-dedans ?Cette fois, les Cercles-étoiles acquiescent. Eux aussi veulent de l'action. Je m'empresse de

compter : quatre personnes en plus de Bishop, Latu et des El-Saffani portent un Cercle-étoile. Seuleune jeune fille possède un symbole en forme de croix comme Brewer, et un garçon, un Cercle-crocscomme celui de Gaston et de Spingate. Il y a aussi deux Demi-cercles comme O'Malley et six Cerclesvides, comme Bello et moi. Aramovski reste le seul Double-cercle. Je me demande vers qui pencherason vote.

Bishop se retourne pour faire face à ses compagnons. Les épaules rejetées en arrière et le torsebombé, il leur parle d'une voix forte sans pour autant crier.

— Qui veut aller tout droit ? C'est complètement idiot, car plus nous tournerons, plus grande serala zone que nous couvrirons. Nous finirons bien par trouver quelque chose. Nous nous sommestrompés, voilà tout. Nous allons faire demi-tour et emprunter un chemin différent !

Les membres du groupe de Bishop qui ne portent pas d'étoiles baissent les yeux, jettent un coupd'œil vers le couloir, trouvent un détail à observer. En somme, ils évitent de croiser le regard de leurchef.

Je finis par comprendre pourquoi O'Malley souhaite que je me taise : Bishop est en train de perdre

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le vote tout seul. Malgré tout, je tiens à défendre ma place. Si je parviens à rallier ce groupe, jepourrais sans doute éviter un esclandre. À condition que Bishop accepte le vote, bien entendu.

Alors j'interviens :— Nous n'avons pas besoin d'aventure. Ce qu'il nous faut, c'est sortir d'ici.Les expressions sur les visages des marcheurs changent du tout au tout. Je vois à présent des yeux

écarquillés, brillants d'admiration.— Je vote pour Savage, décide Gaston, la main levée, non sans adresser un regard noir à Bishop.

Qui d'autre ?Bello, Aramovski, O'Malley et Spingate l'imitent. Bientôt suivis par Latu et tous les autres

membres du groupe de Bishop, excepté les Cercles-étoiles.Gaston prend son temps pour compter les mains levées d'une voix haute et claire – un peu trop

d'ailleurs, comme s'il se délectait d'un résultat déjà évident.— Ce qui fait seize voix pour Savage. Maintenant, levez la main si vous souhaitez élire Bishop !Sept bras se tendent, y compris celui de l'intéressé. Il a perdu, mais tous les Cercles-étoiles – sauf Latu, ont voté pour lui. Quatre garçons et deux

filles me fusillent du regard. Les garçons sont plus grands que la plupart d'entre nous et bien plusmusclés, alors que les filles, bronzées et élancées, pourraient sans doute battre O'Malley etAramovski dans un combat au corps à corps.

Sans le couteau, je n'aurais jamais eu la moindre chance contre eux.Si les Cercles-étoiles décident d'ignorer le vote pour suivre Bishop, nous nous retrouverons face à

un sérieux problème.Même si je n'y prête guère d'importance, je me rends soudain compte que je n'ai pas voté.— Seize pour Savage, sept pour Bishop, confirme Gaston, la bouche tordue en un rictus moqueur.

Savage l'emporte, c'est elle le chef, maintenant. Donne-lui la lance, Bishop.Ses lèvres craquelées réduites à une fine ligne, les narines frémissantes, Bishop plisse les

paupières. Il est presque plus effrayant que lorsqu'il nous a chargés en hurlant. La violence affleuresur son visage. L'espace d'un instant, je me demande s'il ne va pas empaler Gaston sur la lance.

— Elle est à moi, gronde-t-il. La lance m'appartient.— Tu as prétendu que le leader devait la porter, remarque O'Malley, le doigt pointé vers l'arme.

Em est le chef, alors donne-la-lui.Le ton d'O'Malley ne ressemble en rien à celui de Gaston. Aucune malice, aucune arrogance ne

perce dans sa voix. Il s’exprime avec le calme olympien et exaspérant que nous lui connaissons bien.La hampe de la lance se met à trembler : Bishop la serre tellement fort que son bras tressaute. Il

n'a pas seulement envie de diriger, il aime ça.Et moi aussi.Pendant de longues minutes, je suis convaincue que la situation va tourner à la guerre ouverte

jusqu'à ce que nos os finissent éparpillés sur le sol du couloir. C'est alors que Bishop ferme lesyeux... avant d'incliner la lance vers moi. Je la saisis. Je peux le faire, je peux nous guider ! Je tendsle couteau à O'Malley, qui passe le sceptre à Spingate. Gaston semble voir l'objet pour la premièrefois : il écarquille les yeux, comme s'il le reconnaissait.

Bishop secoue la tête, puis acquiesce. Il souffle ensuite bruyamment – la violence latente sembles'évaporer par tous ses pores. Il passe déjà à autre chose. Ses émotions se lisent sur son visagecomme dans un livre ouvert.

— Très bien, Savage, tu as gagné, dit-il. Je suis beau joueur. Tu es le chef, maintenant. Alors, quefait-on ?

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Je soupèse la lance d'une main. Peut-être devrais-je instaurer le sceptre – un outil, plutôt qu'unearme – comme symbole de pouvoir ? Mais non, Spingate sait mieux que moi comment utiliser lahampe dorée, et il nous faut absolument un emblème capable de désigner le meneur.

Je guidais quatre personnes. Désormais, me voilà à la tête d'un groupe de vingt-trois individus quisemblent vouloir me suivre à l'unanimité, sans que je sache pourquoi.

Mais quelle qu'en soit la raison, je ne les laisserai pas tomber.Sans trop savoir ce que l'on attend de moi, j'imite le geste de Bishop : je lève la lance au-dessus

de ma tête. — Nous irons tout droit, déclaré-je.Et je me mets en marche, mes vingt-trois ouailles sur les talons.

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Chapitre 15

Nous montons.Et nous marchons, encore et encore. Tout ceci n'a aucun sens. Même si notre antichambre se

trouvait à des kilomètres sous la surface, ne devrions-nous pas avoir déjà atteint la sortie ? Pourcouronner le tout, nous n'avons croisé aucune fenêtre : nous n'avons pas la moindre idée de ce quinous attend dehors.

Mes pieds me font souffrir. Engourdis par la marche incessante, ils se sont réveillés lors de notrerencontre avec Bishop et son groupe, comme si la circulation sanguine y avait été réactivée. Mespieds imaginaient déjà pouvoir se reposer, sans doute ! À présent que je les ai remis en mouvement,ils ne se privent pas d'exprimer leur mécontentement. J'ai l'impression que mes os saillent à travers lapeau et les muscles.

Derrière moi, j'entends mon groupe et celui de Bishop échanger à voix haute les mêmesinquiétudes que celles qui tournent dans ma tête. Ils savent qu'ils ont des parents, mais ne sesouviennent pas de leurs visages. Persuadés d'être allés à l'école, ils ne se rappellent ni les cours, nileurs professeurs, ni leurs camarades de classe... Aucun détail ne refait surface.

Ils veulent connaître la signification de leur symbole.Ils veulent connaître leur prénom.Alors que nous continuons à marcher, Je m'efforce de lier connaissance avec nos nouveaux

compagnons : K. Smith, la seule Cercle-croix, une fille qui semble au bord de l'inanition et dont lesyeux gris époustouflants se marient à merveille avec sa peau olivâtre et ses cheveux bruns coupéscourt. C'est la jeune femme la plus grande du groupe, elle atteint presque la taille d'O'Malley. G.Beckett, dont la peau bronzée contraste avec ses cheveux blonds vénitiens, porte un Cercle-crocs,comme Spingate et Gaston. Peu bavard, il paraît plus jeune que moi – ce n'est pas sa taille qui medonne cette impression, mais plutôt sa manière de se tenir.

Six autres Cercles nous accompagnent, en dehors de Bello et moi : E. Okereke, un garçon à lapeau d'ébène, Y. Johnson, une jeune fille aux cheveux blond filasse qui ne regarde personne en face etmarmonne souvent pour elle-même, R. Cabral, une fille qui, elle, regarde tout le monde droit dans lesyeux, mais ne dit rien, et O. Ingolfsson, un blond court sur pattes à l'air aussi costaud que Bishopmalgré sa petite taille et son manque flagrant de coordination. Les deux derniers Cercles se nommentJ. Harris et M. D'souza, un garçon et une fille qui évitent autant que possible de me parler.

Les Cercles-étoiles ne digèrent pas ma victoire. La plupart m'ignorent, mais Y. Bawden, une filleau crâne rasé et à la peau brune, accepte, en dépit de sa méfiance, de répondre à mes questions. Aumoins ne manifeste-t-elle pas une hostilité ouverte à mon encontre, contrairement à U. Coyotl, dont lapeau mate vire au rouge comme si sa mère l'avait frotté trop fort pendant le bain, et W. Visca, ungarçon à la peau pâle un brin rosée et à l'éclatante chevelure blanche : chaque fois que je me tournevers eux, ils m'assassinent du regard.

Celui qui me surprend le plus, cependant, reste Bishop.Je m'attendais à du ressentiment, peut-être même à un complot fomenté dans mon dos afin de

récupérer la lance ou à des provocations en duel pour reprendre le pouvoir comme l'avait fait Yong.Pourtant, il n'en fait rien.

Heureux, il se montre même bavard. En réalité, il n'arrête pas de parler et son babillage incessantempêche le moral de tout le monde de tomber en chute libre.

Le temps se traîne, tout comme nos pieds. En toute sincérité, j'ignore quelle distance nous

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pourrons encore parcourir.Cinq ou six heures ont dû s'écouler depuis mon élection au rang de chef lorsque l'un d'entre nous

s'effondre – une Demi-cercle du nom de Q. Opkick.Avant que je ne parvienne à sa hauteur, Bishop l'a déjà hissée sur son épaule. Le sourire aux

lèvres, il hoche la tête, comme si voir un membre du groupe s'écrouler, terrassé par la faim et la soif,était le spectacle le plus naturel qui soit.

D'autres tomberont, très bientôt. Tout ce que nous pouvons faire pour Opkick, c'est de ne pass'arrêter.

Mes pieds... j'ai tellement mal.Environ une heure plus tard, peut-être, je manque moi-même de m'évanouir. Je trébuche, mais

O'Malley me rattrape pour me remettre d'aplomb. À nouveau, il me fixe de ce regard étrange, commes'il communiquait en silence. Ses yeux me disent : « Ne tombe pas ! Si tu tombes, nous sommesperdus. »

Je le rassure d'un signe de tête. Je peux continuer.Soudain, enfin, loin devant nous, notre couloir... se termine !J'accélère le pas, imitée par les autres, qui tous ont oublié leur faim, leur soif et leurs maux de

tête. Lorsque Bishop faisait avancer son groupe en rythme, le son ressemblait aux tambourinementsréguliers d'un énorme tam-tam. Je ne fais marcher personne au pas, si bien que, quand nousaccélérons l'allure pour nous mettre à courir, nos pieds martèlent le sol en un grondement de tonnerre.Le couloir prend fin sous une arche rouillée et poussiéreuse condamnée par deux parois de pierre quesépare une fine rainure.

Une porte.Nous nous arrêtons pour l'observer. Elle peut mener partout... ou nulle part.S'agit-il de la sortie ? Avons-nous réussi ? Cette porte mène-t-elle en dehors de l'horrible caveau

dont nous sommes prisonniers ? Vivres, eau et êtres humains – peut-être même nos parents – nousattendent-ils de l'autre côté ?

— Bishop, appelé-je. Laisse quelqu'un d'autre porter Opkick. J'ai besoin de toi à l'avant.O'Malley me lance un regard amer. Il n'apprécie pas ma décision de placer son rival en tête de

cohorte, mais il a tort : Bishop est le plus grand et le plus fort d'entre nous, il doit faire partie despremiers à sortir.

Bishop me rejoint près de la porte, talonné par les El-Saffani, qui s'avancent sans y avoir étéinvités. Où qu'aille Bishop, ils le suivent à la trace, on dirait.

Par-dessus mon épaule, je demande à Spingate :— Ouvre-la.Enthousiaste à l'idée de résoudre une nouvelle énigme, elle s'approche de l'arche. Elle essuie la

poussière qui recouvre le cadre métallique pour révéler les gemmes incrustées, avant d'examinerl'arcade quelques minutes. Je vois ses lèvres bouger en silence, puis elle appuie sur des pierresbleues... Non, elle s'est trompée.

Gaston la rejoint et lui indique de l'index deux gemmes jaunes, qu'elle presse du doigt, avant depasser à une pierre verte. Un panneau s'ouvre tout à coup dans la paroi.

Et, à l'intérieur, apparaissent deux cavités circulaires.Comme à son habitude, la jeune fille rousse me demande d'un coup d'œil la permission de

poursuivre.Je me tourne vers Bishop. J'éprouve comme une connexion entre lui et moi – inexistante avec

O'Malley. Je ne saurais l'expliquer, mais je sens la tension de ce lien au creux de mon ventre, au plus

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profond de mes os. O'Malley est brillant, il m'aide à garder la situation sous contrôle et à maintenir lecalme au sein du groupe, mais Bishop me ressemble sur un point capital : lui aussi a envie decommander. Lui et moi désirons plus que tout prendre les décisions et en assumer les conséquences.

Bishop m'adresse un sourire radieux : derrière cette porte l'attend peut-être l'aventure qu'ilcherche tant... Il est prêt.

Tout comme moi.Je donne le feu vert à Spingate d'un hochement de tête. — Ouvre-la.Elle glisse les branches du sceptre dans les deux cavités, et l'outil se met en place dans un

cliquetis. Puis elle soulève.Sous nos pieds, le sol tremble et gémit.Un crissement à déchirer les tympans retentit – tout le groupe se couvre les oreilles –, et les portes

de pierre commencent à vibrer.

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Chapitre 16

Les parois s'immobilisent, entrouvertes. De l'air chaud et humide s'engouffre par la fente ainsiménagée, accompagné de lourds effluves nauséabonds.

— Em ! L'air est humide, s'écrie Spingate. Il doit y avoir de l'eau à l'intérieur !J'opine du chef. Je me demande si elle me prend pour une idiote ou si elle se contente de dire tout

ce qui lui passe par la tête, même s'il s'agit de l'évidence même.Les portes coulissent peu à peu.De l'autre côté règne une obscurité totale, seulement percée par le rai de lumière en provenance de

notre couloir qui dessine sur le sol un rectangle lumineux de plus en plus large à mesure que lesparois s'écartent.

Un bref instant, je me surprends à espérer voir un mirage, ou que mes yeux me jouent des tours.J'ai envie de poser mon regard sur des arbres et de l'herbe. Je veux voir l'extérieur. Mais ce que jesouhaite n'a aucune importance : la réalité est ce qu'elle est. Les portes s'ouvrent... sur une autrepièce.

Le nez froncé, le petit Gaston agite la main devant son visage.— Ouh là... quelle puanteur ! Dites, les amis, personne n'aurait une paire de chaussures à prêter à

Bishop ? Parce que là...Au moment où Bishop se retourne vers lui, Gaston se fond de plus belle dans le groupe.

Grimaçant, le géant blond s'apprête à lui donner la chasse, mais je lui agrippe le bras.— Reste avec moi, dis-je. Qui sait ce qui nous attend de l'autre côté ?Son visage à la peau pâle s'empourpre. Il ne doit pas s'abaisser au niveau de Gaston dans un

moment pareil. Les genoux fléchis, prêt à bondir en cas de danger, les mains tendues devant lui,Bishop s'avance dans l'espace de plus en plus large entre les deux parois de pierre.

J'entends des enfants grommeler lorsque l'odeur nauséabonde se répand dans le corridor. Cettepuanteur m'est familière, elle me fait penser à l'école... J'aimerais tellement récupérer mes souvenirs !Si jamais je mets la main sur les responsables de notre amnésie, je jure par Tlaloc de les empaler,tous autant qu'ils sont !

Tlaloc ? Qui est Tlaloc ? Un nom qui m'est revenu, comme celui de Tchaïkovski. Malgré tout, jedoute qu'il s'agisse d'un nouveau musicien. J'ignore tout de lui, mais au moins ce nom me redonne unpeu d'espoir : mes souvenirs reviendront peut-être d'eux-mêmes.

Les lourdes portes sont désormais à moitié ouvertes et celle de droite ralentit dans un grincementsonore. Le battant, agité de furieuses vibrations qui continuent à faire trembler le sol sous nos pieds,se met alors à buter contre un obstacle, avant de s'immobiliser pour de bon dans un crissementsuraigu.

La porte de gauche finit de coulisser dans son emplacement à l'intérieur du mur et les vibrationscessent.

De toute évidence brisé, le battant de droite s'incline un peu vers l'intérieur. La pièce qui s'ouvredevant nous demeure plongée dans l'obscurité, à l'exception de la lumière diffusée par le couloir quimiroite sur le sol jonché de débris métalliques et strié de traînées crasseuses.

— Que faisons-nous, Em ? me souffle O'Malley à l'oreille.Nous avons le choix : faire demi-tour ou pénétrer dans la salle sombre et puante, tellement humide

que l'on transpire rien qu'à se tenir sur le pas de la porte. Mais, comme le disait Latu, hors dequestion de faire marche arrière.

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— Il nous faut de la lumière, dis-je, avant de me tourner vers Spingate. Une idée brillante ?Le sceptre pressé contre la poitrine, elle s'y cramponne des deux mains. Puis, de la tête, elle me

fait signe que non.Bishop entre sans un bruit dans la pièce plongée dans le noir, suivi des El-Saffani. Je ressens un

léger pincement au cœur à le voir agir sans ma permission... mais rien que je ne puisse surmonter.Parmi les débris de métal que j'aperçois étalés au sol se trouvent des ressorts, des barreaux plats

ou cylindriques, des vis, des clous et une série de pièces inconnues dont l'utilité m'échappecomplètement. Accrochés quelque part dans le noir au-dessus de l'arcade pendent de grands pans detissus... des bannières, peut-être ?

Gaston vient se planter devant Spingate et se met à fixer... sa poitrine ? La jeune fille rousse, quivient de s'en apercevoir, s'empourpre et, du regard, me supplie en silence d'intervenir.

— Gaston, lancé-je, ce ne sont pas des manières... Il se tourne vers moi, interrogateur, jusqu'aumoment où la lumière se fait dans son esprit.

— Oh ! Ce n'est pas ce que tu crois. Je regardais le sceptre ! s'excuse-t-il, non sans un sourire àl'adresse de Spingate. Mais ne te méprends pas, tes formes valent tout de même le coup d'œil.

Je n'en crois pas mes oreilles, tout comme Spingate, qui, à présent rouge pivoine, ne sait plus oùse mettre.

— Pourrais-je voir le sceptre ? demande-t-il ensuite, la main tendue vers elle. J'ai l'impressionque... Nous avons besoin de lumière, et il pourrait s'avérer utile. (Il hausse les épaules, incapable detrouver les mots justes.) Vous voyez ce que je veux dire ?

Spingate fait non de la tête, toujours abasourdie par la remarque du jeune homme, puis elle plisseles yeux, à nouveau absorbée par l'examen du sceptre. Ses lèvres bougent en silence pendant uninstant, puis elle hoche la tête.

— Oui, je crois comprendre à quoi tu penses, dit-elle, baissant peu à peu la voix. Il pourrait...Les doigts toujours crispés autour de la hampe, elle tend alors les branches du sceptre vers

Gaston, puis ils s'absorbent tous deux dans l'examen de l'outil.Depuis l'intérieur de la pièce, j'entends Bishop m'appeler.— Rien à signaler ici, Em, vous pouvez venir.Je suis partagée entre la méfiance et l'excitation, car, d'un côté, Bishop cherche à me protéger en

anticipant le moindre danger, mais de l'autre je n'apprécie pas qu'il prenne des initiatives sans mapermission ou sans y avoir été invité, alors que je suis le chef. Il n'est pas censé se comporter ainsi.Alors a-t-il agi de la sorte pour me préserver ou parce qu'il ne respecte pas mon statut de leader ?

Non, je deviens ridicule. Si Bishop tentait de protéger quelqu'un, ce serait Spingate. J'ai remarquéles regards qu'il lui lance. Tout ceci n'a rien à voir non plus avec mon rôle au sein du groupe. Sij'avais eu le temps d'y penser, j'aurais sans doute demandé à Bishop d'entrer en premier : c'est le plusgrand, le plus rapide et le plus costaud d'entre nous. Je le sais, et lui aussi. Il a agi comme je le luiaurais ordonné... seulement ce n'est pas le cas.

— Em, répète Bishop, réapparu dans l'embrasure de la porte. Viens, mais fais attention où tu metsles pieds, le sol est glissant.

Je franchis l'ouverture, accompagnée d'O'Malley.Ma vision s'ajuste très vite au manque de lumière qui règne dans cette partie du labyrinthe. La

pièce est plus vaste que notre antichambre : plus large, elle paraît surtout beaucoup plus longue,puisque l'autre extrémité se perd dans d'épaisses ténèbres. À l'exception des débris métalliques quijonchent le sol, l'endroit semble désert.

Au moment où je cherche à avancer d'un pas de plus, je glisse et je manque de m'étaler au sol.

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— Je t'avais dit de faire attention, me rappelle Bishop. Je m'agenouille pour toucher le plancher,recouvert d'une sorte de couche de graisse.

— Qu'est-ce que c'est que ce truc ?— À mon avis, ça vient de là, répond O'Malley, le doigt pointé vers la porte bloquée.Sur la partie supérieure du battant de pierre court une large fissure qui grimpe sur l'arcade dont le

métal se tord, mettant à mal le mur. La porte doit peser son poids, car l'ensemble donne l'impressionde pouvoir s'effondrer à tout instant pour s'écraser au sol et réduire en bouillie tout ce qui setrouverait en dessous.

— Écartez-vous de la porte, lancé-je d'une voix assez forte pour être entendue de tous. C'estdangereux !

La substance graisseuse commence à imprégner mes chaussettes.— Ce truc a coulé, remarque Bishop, le liquide s'est répandu partout par terre. Il permettait sans

doute à la porte de s'ouvrir, et il y a dû y avoir une fuite. Voilà pourquoi la porte s'est bloquée !Je me demande combien de temps a passé sans que quelqu'un ne descende ici pour réparer les

mécanismes. Peut-être cette pièce ne revêt-elle plus la moindre importance pour ceux qui dirigent cetendroit ? Pourquoi se donner la peine de remettre en état de marche ce que personne n'utilise ?

Où que j'aille, la couche poisseuse crisse sous mes pas et menace de faire déraper mes piedsendoloris. J'examine les parois de pierre, parcourues sur toute leur longueur de bas-reliefs sculptés.Il fait trop sombre pour en distinguer les détails, mais, du bout des doigts, j'en reconnais les contoursgrossiers : soleils, jaguars, pyramides tronquées, visages aux gros nez plats.

L'atmosphère qui règne ici est putride. Je connais cette odeur... Si seulement mon cerveauparvenait à assembler les pièces du puzzle !

Je jette un coup d'œil dans mon dos : le reste du groupe se masse à l'entrée pour fouiller la piècedu regard, dans l'espoir d'y découvrir eau et vivres. Les chemises blanches de Bello et d'Aramovskise confondent avec celles de Latu, d'Ingolfsson, de Beckett et des autres. Aucun élément ne distinguema troupe de celle de Bishop : nous sommes tous ensemble dans la même galère.

Sauf les Cercles-étoiles, me rappelé-je. Ils sont différents.L'obscurité de la pièce semble avoir pris vie. Elle s'enroule autour de moi, m'enveloppe. Cercle-

étoile... Yong... Son visage, si près du mien, ses yeux écarquillés. Il savait sa fin proche, il le savait,et il ne pouvait rien faire, si ce n'est attendre dans une souffrance atroce – sans cesser de réclamer samère – que la mort l'emporte.

Je pousse un cri lorsqu'une main se pose sur mon épaule. Bishop recule, surpris, les deux braslevés, paumes vers le ciel.

— Désolée, Em. Je t'ai appelée, mais tu n'avais pas l'air de m'entendre. Tout va bien ?Je le rassure d'un bref hochement de tête. Les jumeaux m'observent. Ou plutôt ils me toisent,

furibonds. Me croiraient-ils faible ?— Je vais bien, lâché-je. Que voulais-tu ?— Tu vois ces trucs ? demande-t-il, le doigt pointé vers les bannières.Je porte mon attention sur elles : d'abord noyées dans de subtiles variations d'ombres et de

ténèbres, aussi grises que de la cendre, elles se dessinent au bout d'un court instant. Des bannières...non, des drapeaux ! Accrochés à des mâts, tous blancs ou peut-être gris clair, et ornés du mêmesigne : un cercle vide.

— Le même qu'Okereke et toi, remarque Bishop. Je donnerais tout pour connaître la signification de nos symboles. Servent-ils à définir l'identité de

mes semblables ? Ou de ma « tribu », comme le dirait Bishop ? Cette salle appartenait-elle à mon

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groupe ?Je m'avance seule dans la pièce sombre, abandonnant l'arcade fissurée derrière moi. Je ressens

encore une légère tension dans mes mollets : le sol monte toujours en pente douce. Identique depuis ledébut de notre marche, le dénivelé est tellement subtil qu'il se remarque à peine, mais, pas après pas,minute après minute, heure après heure... il m'épuise. Il va me rendre folle.

Je nous ai conduits ici. Je ne nous ai guidés nulle part. J'espérais tant que ces portes s'ouvriraientsur la surface et que nous pourrions enfin sortir ! La découverte de cette pièce, c'est vraiment lagoutte d'eau qui fait déborder le vase... Mes choix n'ont mené à rien.

« Tu as essayé, Em, mais tu as échoué. »— Ferme-la, Yong, murmuré-je entre mes dents. Je t'en prie, ferme-la.J'ai envie de pleurer, mais, sans surprise, les larmes refusent de couler. Pleurer ne résout rien,

comme le dit la voix dans ma tête.Il faut que je me concentre. Ils comptent tous sur moi pour les mener en sûreté.Je discerne alors une forme sur ma gauche, près du mur. Il me suffit de quelques pas pour

l'atteindre. On dirait une colonne de marbre blanc, fendue par le milieu, si bien que la moitiésupérieure s'est effondrée et gît, brisée, sur le sol graisseux. Me revient alors à l'esprit l'histoire deGaston sur la chambre hantée : je me trouve face à l'un des piédestaux dont il m'a parlé.

Quel objet pouvait bien se dresser sur le socle avant que quelqu'un ne le détruise ?Un garçon s'approche ; je le sens près de moi, dans le noir, avant de le voir. O'Malley.— Les autres commencent à s'agiter, Em, souffle-t-il. Ils veulent savoir s'ils sont censés entrer ou

si nous faisons demi-tour.Moi aussi, je suis sur les nerfs, mais s'en préoccupe-t-il le moins du monde ?— Faire demi-tour pour aller où ? dis-je, incapable de cacher ma frustration. Vers le couloir aux

ossements ou la chambre hantée de Bishop ?Je distingue à peine le visage d'O'Malley dans la pénombre.— Eh bien... c'est-à-dire que nous ne pouvons pas vraiment continuer à avancer, insiste-t-il. Il fait

trop sombre.Non, nous ne ferons pas marche arrière. Pas tant que je serai le chef. Je n'accepterai pas que tous

nos efforts soient réduits à néant. Tôt ou tard, grimper finira par payer.— Nous continuerons tout droit.O'Malley hésite un instant, comme s'il pesait ses mots.— Les autres ne vont pas apprécier.J'éclate d'un rire sans joie, presque mauvais, qui me met mal à l'aise : à la place de mon camarade,

face à une telle froideur, j'aurais tout de suite été sur mes gardes.— Même moi, je n'apprécie pas, O'Malley. Mais nous n'avons guère le choix.Un brouhaha s'élève soudain à l'entrée, près de l'arche brisée.— Em ! Viens voir !La silhouette de Spingate se détache dans la lumière du couloir, Gaston à ses côtés. Il a beau tenir

le sceptre, ce n'est pas ce qu'il fixe du regard.— Eh ! s'écrie O'Malley, ce gamin est en train de lui mater les...D'un geste brusque, je le saisis par le bras pour l'entraîner à ma suite.— Viens, allons voir ce qu'elle veut.À pas précautionneux sur le sol glissant, nous retournons vers le groupe. Le visage de Spingate

rayonne de joie. Si je pouvais transformer son enthousiasme en lumière, plus aucune ombre nedemeurerait en cet endroit.

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— Regarde ce que nous avons trouvé, Gaston et moi ! s'écrie-t-elle. Montre-lui, Gaston !L'intéressé tient le sceptre la tête à l'envers, puis effleure une série de gemmes. C'est alors qu'une

petite flamme conique s'embrase dans un sifflement à l'extrémité de l'outil, si lumineuse que je doisme protéger les yeux.

Lorsqu'il fait disparaître la flamme, des silhouettes fantomatiques dansent devant mes rétines, puisl'obscurité reprend ses droits.

— C'est une torche, explique le garçon. À mon avis, elle sert à souder.Spingate a repris ses sautillements excités. Il va falloir que je lui en touche deux mots : sa chemise

et sa jupe trop petites révèlent encore plus ses formes lorsqu'elle se trémousse.— Nous pouvons donc utiliser le sceptre pour nous éclairer, dis-je. Formidable !— Eh bien, hésite Gaston, haussant à moitié les épaules, je ne sais pas si c'est une très bonne idée.

Le feu a besoin de combustible et nous ignorons de quelle réserve dispose le sceptre. À mon avis,nous ne devrions pas nous en servir comme éclairage : nous brûlerions tout le carburant et, en cas deréel besoin, nous ne bénéficierions plus de sa flamme.

Je soupire. Quelle poisse !— Alors à quoi pourrait-elle bien nous être utile ?— À enflammer quelque chose ? avance-t-il, les lèvres pincées. La graisse sur le sol pourrait

peut-être faire office de combustible. Il suffirait d'en imprégner nos vêtements, que nous enroulerionssur des bâtons, par exemple, pour fabriquer des torches.

— Pardon ? s'écrie Spingate, les bras croisés sur la poitrine. Et nous retrouver à moitié nus ?— À la guerre comme à la guerre ! répond Gaston, railleur, avant d'indiquer la pièce d'un grand

geste. Tu vois d'autres tissus dans le coin ?Après un moment de flottement, je lève les yeux, imitée par Bishop et O'Malley.Les drapeaux.— Tu crois que tu pourrais les détacher, Bishop ? demandé-je.Il confirme d'un signe de tête.— Le grand gars, dans ta tribu, comment s'appelle-t-il ?— Aramovski ?— Aramovski, c'est ça. Acceptera-t-il que Visca et moi le portions ? Il prendrait appui sur nos

mains. Il risque de tomber une fois ou deux, peut-être, mais il ne se fera pas trop mal.Aramovski, qui a entendu son prénom, tend le cou pour jeter un regard interrogateur par

l'embrasure.Sur le sol, la substance huileuse brille dans la lumière du couloir. Je souris. Il ne va pas du tout

apprécier, mais je ne vais pas lui laisser le choix.— Viens par ici, Aramovski, appelé-je. À ton tour de te salir.

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Chapitre 17

Nous montons, à présent équipés de torches. Aramovski ne s'est pas sali, puisque, à ma grandesurprise, il n'est pas tombé une seule fois. Avec l'aide de Bishop et de Visca, il a arraché lesdrapeaux. Je déteste l'admettre, mais Aramovski a fait du bon boulot.

Une fois les étendards découpés en longues bandes grâce au couteau, Spingate et Gaston les ontimbibés de crasse graisseuse puis enroulés autour des mâts, avant que Gaston n'enflamme ensuite letout grâce au sceptre. Les flammes ont léché le tissu, ondoyant en de douces vagues hypnotiques.

Bello, qui a eu la présence d'esprit de conserver un drapeau intact, en a noué les coins pour enfaire un sac et y transporter les bandes imprégnées de graisse supplémentaires, qu'Okereke s'estproposé de porter. De tous les Cercles du groupe de Bishop, Okereke reste celui que j'apprécie leplus, sans doute parce qu'il ne rechigne pas à la tâche.

À trois de front, nous progressons le long de l'immense salle. La lueur des torches étire lesombres, qui se mettent à danser. L'obscurité se mue en une créature prête à se jeter sur nous pour nousdévorer vivants.

La pièce se fait peu à peu plus étroite, jusqu'à s'étirer en un simple couloir aux murs de pierre.Nous suivons les jumeaux et Bishop, qui, équipés d'une torche, ouvrent la marche. J'arrive endeuxième position, plusieurs pas derrière eux, O'Malley à ma gauche, armé du couteau, et Latu à madroite, une torche à la main. Le reste du groupe nous emboîte le pas en une longue procession deflammes chancelantes qui éclairent les visages effrayés.

Si jamais je trouve l'occasion de dormir, si jamais des cauchemars viennent me hanter, tous sedérouleront dans un endroit comme celui-ci.

Bishop ne se trouve pas très loin devant. Soudain, les El-Saffani et lui font halte pour m'attendre etje comprends vite pourquoi : six arcades se présentent à nous, trois de chaque côté du couloir. Lalumière tremblotante des torches donne aux arches l'aspect de monstres gigantesques, assoiffés desang et impatients de nous engloutir dans leurs gueules béantes.

— À mon avis, nous devrions aller y jeter un coup d'œil, Em, avance Bishop à voix basse. Cen'est pas une bonne idée de laisser des endroits inexplorés derrière nous.

— Si nous examinons toutes les pièces que nous croisons, rétorque O'Malley, nous arriverons àcourt de combustible avant de quitter ces ténèbres. Il vaut mieux avancer aussi vite que possible.

Aramovski, juste derrière nous, s'approche, avide de prendre part à la discussion du petit comitédécisionnaire.

— O'Malley a raison, intervient-il. Nous sommes épuisés, mais aussi morts de faim et de soif. (Ilse tourne à moitié, de sorte que tous les autres puissent entendre ses paroles.) Nous ne voulons plusperdre du temps à jouer, Em. Nous voulons manger !

Aux grognements approbateurs qui s'élèvent s'ajoutent plus d'un regard furieux. Ils ont beaum'avoir choisie comme chef, ils commencent à perdre patience. Que croyaient-ils au juste ? Quej'allais faire apparaître de l'eau et des vivres comme par magie ?

— Soyez patients, dis-je à l'adresse du groupe. Nous allons sortir d'ici, mais j'ai besoin que vousme fassiez confiance.

Vais-je réussir à les tirer de cet enfer ? J'ai l'air tellement sûre de moi... je n'en reviens pas.Bishop et O'Malley ont tous deux avancé de bons arguments. L'obscurité rend cet endroit

dangereux, pourtant, et mon instinct me souffle qu'en matière de péril, je dois me fier à Bishop.— Nous allons fouiller les chambres, dis-je. Qui sait, on y trouvera peut-être de l'eau. Mais il

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faudra agir vite, les recherches ne doivent pas retarder notre progression.— El-Saffani et moi n'en aurons pas pour longtemps, acquiesce Bishop. Tous les autres, restez ici.Avant même que je ne puisse répondre, Latu prend la parole.— Prenez celles de gauche, nous fouillerons celles de droite, lance-t-elle à Bishop. On ira plus

vite ainsi.Le géant blond la dévisage. Les ombres qui dansent sur ses traits lui donnent l'air plus vieux.

Presque... adulte.Il fait mine de parler, puis s'interrompt. Il n'est plus le chef, désormais. Il me lance un regard

interrogateur.— Nous irons dans celles de droite, décrété-je.Les lèvres pincées, Bishop finit par hocher la tête.— Très bien.Il fait signe à un Cercle-étoile, à la peau aussi sombre que celle d'Aramovski, de sortir du rang.

Farrar, me semble-t-il. En l'absence de Bishop, Farrar aurait été le plus grand de notre groupe. Touten lui est large : épaules, cou, torse, tête, même le nez, épaté.

— Dis à tout le monde de rester là, lui intime Bishop. Nous allons jeter un coup d'œil dans cesantichambres.

Farrar fait signe qu'il a compris. Il se tient bien droit, grandi, les épaules rejetées en arrière et letorse bombé. Un mur n'aurait pas mieux gardé l'entrée du couloir. Il accepte les ordres reçus, et ce,sans même m'adresser un regard. Je sens la colère bouillonner en moi. Peut-être me faudra-t-il un peude temps pour comprendre comment fonctionne Bishop, mais les Cercles-étoiles, eux, suivent sesordres à la lettre. Tous sauf Latu... qui semble plutôt de mon côté.

Pourtant, il ne devrait pas y avoir de camps, justement. Il ne faut pas que je l'oublie.Bishop pose sa main libre sur mon épaule.— Sois prudente, Em. Et si tu as besoin d'aide, crie. Farrar ou moi viendrons à ton secours.Sur ce, il fait volte-face pour s'engager sous la première arche de gauche, les jumeaux sur les

talons.— Comme si nous avions besoin de son aide ! peste O'Malley.J'espère bien que ce ne sera pas le cas mais, en cas danger, je serai tout de même contente de

l'avoir à mes côtés.Latu, O'Malley et moi pénétrons dans la première anti-chambre sur la droite. Les lieux nous

semblent familiers.Au-dessus de nos têtes se déploie un plafond voûté orné de gravures qui ondulent à la lueur de la

torche. Tout comme dans la pièce de notre réveil, une allée s'ouvre devant nous, entourée de ce quiressemble à des cercueils, quoique différents des nôtres. Au lieu des deux rangées de sarcophages enbois ouvragé alignés bout à bout mais tout de même séparés par un étroit passage, nous découvronsdes cercueils en bois blanc uni, collés les uns aux autres, flanc contre flanc, et poussés contre le mur.Tout au bout de la pièce se dresse un autre piédestal en pierre blanche, brisé en mille morceaux.

Ces sarcophages ne sont pas fermés. Je ne distingue pas l'intérieur de ceux installés tout au fond dela salle, mais les cercueils devant moi sont vides. À leur pied, je ne vois ni gravures, ni pierreries, niaucune plaque nominative, si ce n'est deux disques plats en métal de la taille de mon poing environ.Tous les disques sont griffés et bosselés, à l'instar du matériau blanc qui les entoure, comme siquelqu'un s'était acharné à y donner de violents coups de pied.

Latu s'avance jusqu'au fond de la pièce, la torche levée bien haut, puis examine le contenu dechaque cercueil.

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— Tous vides, conclut-elle. Sans exception.O'Malley s'agenouille pour laisser courir ses doigts sur le bord de l'un des sarcophages, puis le

tapote du bout de son couteau.— Amène-moi un peu de lumière par ici, Latu, demande-t-il.La jeune fille incline la torche vers lui. Je remarque alors que la lumière est plus faible que tout à

l'heure : la flamme est en train de s'éteindre.— Regarde cette griffure, dit-il en suivant de l'index une profonde entaille.Le matériau blanc, tordu et éclaté, ne ressemble ni à du bois, ni à du métal. Je devrais savoir de

quoi il s'agit, mais... comme pour tout le reste, je ne parviens pas à mettre le doigt dessus.Une fois qu'O'Malley s'est redressé, Latu approche la torche du cercueil : d'autres éraflures sont

visibles à l'intérieur, à l'endroit où devait reposer un corps et sur les parois. Sur la couche plategisent des sortes d'entraves en métal, inutiles, griffées et rongées par la rouille. Fissures, brisures,morceaux éparpillés... Les dégâts sont importants.

— On dirait qu'ici, quelqu'un s'est vraiment acharné dessus, souffle O'Malley. Sur tous lescercueils, même.

— Aucun capitonnage, remarque Latu. Les nôtres étaient rembourrés. Des gens auraient vraimentété allongés à même ces cercueils ?

— S'il s'agit bien de cercueils, répond O'Malley avec un haussement d'épaules. Nous n'en savonsrien.

Mais si, nous le savons.Pourquoi sont-ils différents des nôtres ? Pourquoi les avoir entassés de la sorte ?C'est alors que Latu remarque un détail. Elle se penche vers le sarcophage pour tirer sur l'une des

attaches, qui grince en signe de protestation, mais tient bon. La jeune fille nous tend alors sa paumeouverte.

Elle tient un morceau de tissu blanc crasseux.O'Malley le lui prend des mains pour le tenir tout près de son visage, louchant un peu dans la

lumière mourante.— On dirait le matériau qui capitonnait nos cercueils, déclare-t-il.Il me passe le lambeau d'étoffe, que je saisis du bout des doigts. Difficile à dire avec un

échantillon aussi minuscule, mais il a sans doute raison.Les souvenirs de mon emprisonnement se ravivent dans mon esprit. Le réveil dans le noir le plus

total. Le tissu blanc taché de mon sang. Je ne me rappelle rien d'avant que j'ouvre les yeux dans moncercueil, mais ensuite... tout – y compris ce que je souhaiterais pourtant oublier.

Penchée en avant, Latu passe la main à plat sur le fond dur du sarcophage.— Alors où est passé le reste de la garniture ? s'interroge-t-elle. Où est le capitonnage ?

Quelqu'un l'aurait retiré ? Je n'ai pas la réponse à toutes ces questions, pas plus qu'O'Malley,d'ailleurs.

— Allons voir dans les autres salles, dis-je.Sur le point de quitter les lieux, Latu fait alors une nouvelle trouvaille : elle retire d'un autre

sarcophage un objet qu'elle approche de la torche afin que nous l'examinions ensemble.Un éclat très fin, une esquille d'un jaune pâle, dont la couleur ne correspond pas au matériau des

cercueils. J'ai déjà vu cette matière avant, je le sais, et très récemment...Je le prends des mains de Latu, pincé entre le pouce et l'index, pour l'observer de plus près.Mon sang se glace lorsque je comprends.— De l'os, soufflé-je. C'est un petit bout d'os.

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Je me tourne à nouveau vers les cercueils, comme si nous avions pu rater les corps, pourtant ilssont toujours aussi vides.

O'Malley prend à son tour l'esquille pour l'examiner.— Tu as raison... admet-il. Alors où se trouve le reste du squelette ?La liste des énigmes s'allonge.Je récupère le bout d'os pour le jeter dans le sarcophage le plus proche.— Passons à la pièce suivante, dis-je. Ne perdons pas de temps.

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Chapitre 18

Bishop et les jumeaux reviennent avec le même bilan : deux longues rangées de cercueils vides etravagés. La torche de Latu s'éteint, si bien que Bello enroule une autre bande d'étoffe autour du pieupendant qu'Okereke les observe, lui-même équipé d'un flambeau, qu'il utilise ensuite pour enflammercelui de Latu. Puis Bello répète la même opération avec la hampe que tient Bishop.

Latu, O'Malley et moi pénétrons dans la seconde pièce à droite.Elle paraît identique à la première. Nous découvrons quelques lambeaux de tissu, sans oublier

deux ou trois esquilles d'os. Cette fois, nous choisissons de compter les sarcophages : il y en a vingt-quatre alignés de chaque côté. Si les six antichambres en contiennent toutes autant, près de trois centsindividus auraient pu s'y installer.

Alors où sont-ils tous passés ? Ou, du moins, que sont devenus leurs cadavres ?Je reste plantée au milieu de la pièce, la lance à la main, pendant qu'O'Malley et Latu remontent

l'allée centrale pour examiner chacun de leur côté le contenu des cercueils à gauche et à droite. Cettesalle aussi possédait son piédestal, mais le bloc de pierre gît au sol, brisé en une multitude defragments blancs. Seule la partie supérieure demeure intacte, en grande partie en tout cas.

— Latu... lance soudain O'Malley. Ce bleu à la joue, tu le dois à Bishop ?La jeune fille hoche la tête, sans pour autant interrompre sa fouille.— Oui, mais je l'avais frappé en premier.— C'est vrai ? Que s'est-il passé ? s'étonne O'Malley, stoppé dans son élan.— Je me suis réveillée dans une pièce avec Johnson et Cabral, explique-t-elle. Les autres

berceaux ne contenaient que des enfants morts.Même à la faible lueur de la torche, je distingue les muscles fermes de ses bras.— Je parie que tu t'es échappée en premier, lancé-je. Puis tu t'es occupée des deux autres, pas

vrai ?— Quand je me suis réveillée, mon berceau était déjà ouvert, me répond-elle. Pareil pour Johnson

et Cabral, ainsi que pour la porte de l'antichambre.Pourquoi leurs sarcophages se sont-ils ouverts et pas les nôtres ? Comme se fait-il que leur porte

n'ait pas été verrouillée, alors que nous avons dû nous servir du sceptre pour sortir ?— Nous avons marché dans ce couloir un moment, poursuit Latu, avant que Bishop ne nous trouve.

(Elle plisse les yeux au souvenir de la scène.) D'autres le suivaient. Il s'est précipité vers nous,comme il l'a fait avec vous, et Johnson et Cabral ont pris leurs jambes à leur cou. Mais moi pas.

Était-elle tétanisée par la peur, comme moi, ou a-t-elle au contraire fait preuve de courage ?— Il t'a chargée, reprend O'Malley, abasourdi par l'histoire. C'est pour cette raison que tu l'as

frappé ? Pour le repousser ?— Non, le détrompe Latu. Il s'est arrêté avant d'arriver jusqu'à moi, comme avec Em. Il m'a

proposé de rejoindre sa tribu, mais je n'appréciais pas sa façon de parler et je n'avais pas envied'intégrer sa troupe de crétins, alors je lui ai balancé mon poing dans la figure.

Ce n'est pas du courage, en fait, mais de la pure folie ! O'Malley éclate de rire.— Il te doit son bleu sur la joue, alors ?— Je n'aurais pas dû réagir ainsi. Je n'ai pas réfléchi, je l'ai frappé et il m'a renvoyé mon coup

avec tant de force que je suis tombée à la renverse. Je... Je ne me souviens pas d'avoir ressenti unetelle douleur avant. Il m'a demandé si j'avais fini de me rebeller, ce à quoi j'ai répondu parl'affirmative, puis il m'a aidée à me relever.

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O'Malley reprend son inspection des cercueils, allant parfois jusqu'à tendre la main pour enépousseter l'intérieur et tâter ce qui pourrait s'y trouver.

— Et que s'est-il passé ensuite ? demande-t-il.— Rien, dit Latu. Nous nous sommes battus, je dirais, et il a gagné. Alors Johnson, Cabral et moi

avons rejoint sa tribu. Nous errons dans ce satané labyrinthe depuis je ne sais combien de temps.Lorsqu'elle humecte ses lèvres craquelées, je vois la lumière des flammes se refléter sur sa

langue... et la soif qui me tenaille se réveille tout à coup. Malgré la forte humidité qui règne en ceslieux et colle ma chemise à ma peau, nous ne trouvons pas la moindre trace d'eau. Il doit pourtantbien y en avoir quelque part !

Bishop a frappé Latu, c'est vrai, mais elle a porté le premier coup. Il n'a levé la main ni sur moi, nisur O'Malley.

Bishop aurait-il plus de contrôle sur lui-même que Yong ? Et, dans ce cas, puisque Latu s'estbattue avec Bishop, aurait-elle plus de difficultés à maîtriser ses émotions ? Je sens déjà uneconnexion s'établir entre nous deux, comme si nous étions de proches amies avant notre sommeil dansles cercueils, même si nous ne nous en souvenons pas. Pourtant, si elle se révèle aussi imprévisible,est-il bien sage de lui faire confiance ?

O'Malley achève l'inspection de sa zone, avant de revenir vers moi, imité par Latu, à qui le jeunehomme adresse un sourire compatissant.

— Il ne t'a pas ratée, lance-t-il. Je parie que cet hématome te fait encore souffrir. Mais ça valait lapeine de frapper cet imbécile, avoue !

— Et comment ! répond-elle en souriant de toutes ses dents.Nous retournons dans le couloir juste à temps pour voir Bishop et les deux EI-Saffani s'engager

dans la dernière pièce à gauche. La torche de Latu montre déjà des signes de faiblesse, mais il resteassez de tissu imbibé pour explorer la troisième chambre de droite.

Je lance un regard par-dessus mon épaule vers le couloir obscur, dont Farrar bloque toujours lepassage. Les flammes vacillantes des torches éclairent les visages apeurés et les chemises blanchesmassés derrière lui.

O'Malley, Latu et moi pénétrons dans la dernière antichambre, où flotte la même odeur infecte quedans le couloir et dans les pièces déjà inspectées. Sans un mot, Latu s'engage sur la gauche, O'Malleysur la droite, afin d'examiner les cercueils chacun de leur côté. Peut-être trouverons-nous de l'eau,cette fois, ou de nouvelles armes ?

Soudain, j'entends un bruit.Comme moi, O'Malley et Latu se figent. Nous tendons l'oreille pour localiser l'origine du son... Un

grattement, un grognement... Le bruit sourd d'un corps qui heurte la paroi d'un cercueil.Le remue-ménage semble provenir du dernier sarcophage sur la gauche.Serait-ce un enfant qui nous ressemble ? Ou bien un Adulte...Pétrifiée une fois encore, j'ignore comment réagir. Tout comme O'Malley, dont les yeux exorbités

scintillent à la lueur de la torche.Latu s'avance à pas de loup.Il faudrait aller chercher Bishop, rameuter les Cercles-étoiles. Je devrais dire quelque chose, mais

ma bouche refuse de m'obéir, à l'instar de mes pieds.La jeune fille n'est plus qu'à cinq cercueils de la source du bruit. Quatre, désormais.O'Malley vient se placer à mes côtés, le long couteau brandi devant lui.Trois cercueils... deux...Un couinement tonitruant retentit soudain.

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Ce bruit... aucun enfant ne pourrait le produire. Ni même un adulte, ce n'est pas humain !Jaillit alors du dernier cercueil une créature aux yeux brillants, couverte de poils noirs et gras là

où la torche allume des reflets. À présent, je sais que les monstres existent : j'en ai un sous les yeux.Je recule d'un pas, O'Malley de deux et même Latu esquisse un mouvement de repli, son flambeau

brandi vers la soudaine menace.Nous observons le monstre, qui nous retourne notre regard.Un vieux souvenir ressurgit tout à coup, ravivé non seulement par la vision de la bête, mais aussi

par l'odeur qui règne dans la pièce – ces affreux relents que je ne parviens pas encore à identifier. Laréminiscence remonte à mon plus jeune âge, à l'école... non, pas à l'école, lors d'un voyage scolaireorganisé par les professeurs pour nous emmener dans un endroit particulier...

Dans une ferme.Cette terrible puanteur, c'est celle des excréments d'animaux.La bête à la fourrure noire, coincée dans un cercueil, n'est pas du tout un monstre.C'est un cochon.

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Chapitre 19

L'animal, à peine assez grand pour passer la tête par-dessus le rebord du cercueil, est noir – oudu moins sa gueule, car c'est tout ce que nous parvenons à distinguer de son corps. S'agit-il de lacouleur de sa fourrure ou est-il recouvert en entier de cette boue graisseuse ?

Difficile à dire à la lumière vacillante de la torche, dont les reflets scintillent dans les yeuxd'obsidienne de l'animal.

— Je n'arrive pas à y croire, murmure O'Malley. C'est un cochon ! J'en ai déjà vu un, je crois.Latu recule pas à pas jusqu'à nous rejoindre.— Qu'est-ce qu'on fait, Em ?Aucune idée. Qu'est-ce que ce cochon fabrique ici, bon sang ?Mon cœur tambourine tellement fort que je le sens remonter dans ma gorge. Quand cette tête noire

a jailli du cercueil, j'ai cru un instant que Spingate avait tort et Aramovski, raison, que les monstresexistaient bel et bien et que l'un d'entre eux s'apprêtait à nous attaquer.

— Une ferme... souffle O'Malley. J'en ai vu un dans une ferme.Il prononce ce mot d'une voix rêveuse, comme s'il découvrait le concept au même titre qu'un

souvenir heureux devenu réalité.Latu s'approche d'O'Malley sans quitter des yeux l'animal, qui nous fixe toujours.— C'est quoi, une ferme ? demande-t-elle.— Un endroit où on fait pousser de la nourriture. La faim me tord l'estomac, et la douleur se

rappelle à mon bon souvenir avec plus de force que jamais.— De la nourriture... répète Latu, avant d'agiter la torche vers le cochon. C'en est, cette bestiole ?Avidité et besoin transparaissent dans sa voix.— Oui, répond O'Malley, dont le timbre a perdu ses intonations rêveuses pour prendre des accents

affamés. Oui... on peut tout à fait manger les cochons !Les yeux rivés sur moi, le porc grogne, l'oreille droite agitée de soubresauts. C'est de la

nourriture, certes, mais encore vivante. J'ignore ce que cet animal fabrique ici, mais il ne nous faitaucun mal. Si nous voulons le manger, il faudra qu'il meure. N'avons-nous pas vu assez de morts ?

Cependant, personne ne sait si nous trouverons de quoi manger ailleurs et nous sommes vingt-quatre bouches à nourrir. La réalité ne nous laisse guère le choix : que nous le voulions ou non, nousmourrons purement et simplement de faim.

Mais, avant que nous puissions dévorer ce porc, l'un d'entre nous doit le tuer.— O'Malley, finis-je par dire. Va chercher Bishop. Le jeune homme s'éloigne alors sans geste

brusque, tandis que Latu m'interpelle d'un petit coup de coude.— Donne-moi la lance, Em. Je vais le tuer tout de suite.— Tu sais comment abattre un cochon ?— Non, répond-elle, je... je vais l'embrocher jusqu'à ce qu'il ne bouge plus.Elle n'a pas envie de le tuer, je l'entends dans sa voix, mais elle sait que nous n'avons pas le choix

et se sent prête à l'assumer.— Attends Bishop, lui conseillé-je.— Donne-moi la lance avant que cette créature ne s'enfuie, Em !Latu a haussé le ton. L'animal, effrayé, se débat dans le cercueil ; ses sabots cognent contre la

paroi et emplissent la pièce de claquements assourdissants.Dans mon dos, j'entends des pas lourds se rapprocher puis pénétrer en trombe dans la pièce.

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Bishop ! En un regard, il évalue la situation avant de s'écrier :— Donne-moi la lance, Em !Le cochon bondit hors du cercueil en plein milieu de l'allée centrale. Il heurte le sol avant de se

mettre à courir pour me charger avec un cri suraigu qui me perce les tympans. Je projette la lancedevant moi, plus dans un geste de protection que pour embrocher l'animal. Bien trop rapide pour queje l'intercepte, le porc pivote sa petite tête sur la gauche pour dévier sa course sur la droite, frôlant aupassage ma jambe gauche.

Je fais volte-face pour me lancer à ses trousses... et manque d'empaler Bishop avec la pointe de lalance ! Il l’esquive de justesse, saisissant d'un geste vif la hampe alors que la lame siffle à l'endroitoù se trouvait son cœur à peine une seconde plus tôt.

O'Malley et les jumeaux ont encore une chance d'attraper le cochon, mais finissent par s'écarterd'un bond de son passage au lieu de se jeter sur lui, si bien que l'animal déguerpit hors de la salle.

Bishop m'arrache la lance des mains et, en deux pas, se retrouve dans le couloir. Remise de mastupéfaction, je m'élance derrière lui.

Je le vois amorcer son lancer – une vision qui restera à jamais gravée dans ma mémoire : le brasdroit ramené en arrière, les muscles saillant sous le tissu prêt à craquer, la hampe de la lance enéquilibre au creux de sa paume, la pointe de la lame tout près de son visage, le bras gauche tendudont les doigts pointés vers la cible se placent dans le parfait alignement de l'arme, son torse nu,luisant de transpiration à la lueur des torches, chaque fibre de son corps tendue et palpitante. Il estl'essence du mouvement, une statue taillée à même la pierre : dur, immuable, parfait.

Soudain son bras droit se détend tel un fouet, entraîné par la torsion de son bassin et de sesépaules. Je suis des yeux la lance qui s'envole le long du couloir. Elle file à toute vitesse sur unetrajectoire rectiligne. À la limite de la lumière des torches, j'aperçois un bref instant une patte noiretouffue avant que l'animal ne soit englouti par les ténèbres, suivi de près par la lance qui disparaît àson tour de notre champ de vision.

Puis un cri de douleur résonne dans l'obscurité.Bishop prend une torche des mains de Bello, dont je n'avais pas remarqué la présence – pas plus

que celle d'Okereke et de son paquetage rempli de bandes graisseuses – pour s'élancer à la poursuitedu cochon. Les El-Saffani lui emboîtent le bas, suivis de Latu.

Dans mon dos, Farrar monte toujours la garde face aux flambeaux étincelants derrière lesquels lesenfants se massent. Tout va beaucoup trop vite, nous sommes en train de nous séparer !

Nous avons trouvé un cochon : à quelle autre surprise devons-nous nous attendre ?— Bishop, arrête-toi !Il trébuche, surpris, puis se retourne. Les jumeaux et Latu l'imitent, malgré leur désir avide de se

précipiter sur les traces de l'animal, en dépit de tout bon sens.— Je l'ai touché, Em ! s'écrie Bishop. Il est mort. Allons-y !Son excitation est palpable. On dirait un petit garçon aux yeux brillants qui, le jour de son

douzième anniversaire, a reçu cette partie de chasse en guise de cadeau, le meilleur dont il ait purêver.

Un autre geignement déchirant ricoche sur les murs de pierre. Le cochon semble s'éloigner : detoute évidence, il a survécu.

Sur le visage de Bishop s'étale un rictus sauvage, mi-sourire, mi-grognement.— Il est blessé ! insiste-t-il.La meilleure chasse dont il ait pu rêver vient d'atteindre la perfection.Les muscles tendus à craquer, il tremble presque de tous ses membres. Mon instinct me pousse à

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m'éloigner de lui – j'aimerais pouvoir pointer la lance dans sa direction pour me protéger, toutcomme j'ai menacé le porc qui me chargeait. Je me contrains à garder mon sang-froid.

— Allez, Em ! continue-t-il. Courons-lui après !Il me supplie de l'accompagner. S'il m'a pris la lance des mains, ce n'est pas parce qu'il voulait

récupérer la place de chef. À cet instant-là, il ne se souciait guère de ce que symbolisait l'arme, maisplutôt de son utilité originelle.

La lance sert à tuer.Peu importe les plaidoiries de Bishop, je sais qu'il se mettra en chasse du cochon. Si je lui

ordonne de rester, il partira quand même et tout le monde saura que mon autorité ne vaut rien, ce quipourrait causer bien plus de tort au groupe que la soif ou la faim. Il me faut garder la situation souscontrôle, préserver notre unité.

Si les autres n'ont plus foi en moi, nous sommes tous perdus.— Bello, donne la moitié des bandes à brûler aux El-Saffani, ordonné-je. Ensuite, Okereke et toi,

rejoignez Farrar et les autres pour leur donner le reste. Et attendez-moi là-bas.— Em... proteste O'Malley. Nous devons rester groupés. Ce n'est pas le moment de se mettre à

vagabonder dans le noir. Si jamais nous sommes séparés... Les autres ne vont pas du tout apprécier.Il a raison. Le groupe est déjà sur les nerfs. Si je les laisse avec Aramovski...— O'Malley, retourne là-bas avec Bello, dis-je. Dis aux autres que nous nous efforçons de trouver

de quoi manger. (Je tends le bras, paume ouverte.) Donne-moi le couteau.Le jeune homme observe ma main, puis lève un regard plein de doute vers Bishop.— Je devrais t'accompagner, murmure-t-il.— Donne-moi le couteau, répété-je. Fais en sorte que tout le monde garde son calme.O'Malley se balance d'un pied sur l'autre.— Partir chasser le cochon, c'est dangereux, insiste-t-il. — Le couteau, O'Malley !Il obtempère et me tend le poignard, manche en avant, non sans nous adresser, à Bishop et à moi,

un regard furibond.— Va avec O'Malley, dis-je à Latu. Nous reviendrons aussi vite que possible.— Non, refuse-t-elle. Je viens avec vous. Je veux prendre part à la chasse.La fille qui a frappé Bishop en pleine figure reprend le dessus. Je vois dans ses yeux la lueur qui

brille dans ceux du géant blond : elle partira, quoi que je lui dise. Ma frustration ne cesse de grandir.Je ne sais pas comment contrôler les Cercles-étoiles. Pourtant, je n'ai pas le temps de tergiverseravec elle, de même que je ne peux me permettre de perdre la face devant le reste du groupe. SiBishop et Latu m'ignorent, pourquoi Visca, les jumeaux et tous les autres Cercles-étoiles n'enferaient-ils pas autant ?

— Tu restes près de moi, dis-je. Tu me couvres, d'accord ?Latu acquiesce d'un vigoureux hochement de tête qui fait bouger ses cheveux frisés.— Quoi ? s'écrie O'Malley, le visage blême de colère. Pourquoi a-t-elle le droit de venir, et pas

moi ?Parce que Latu n'écoutera jamais ce qu'on lui dit, mais toi si.— Surveille le groupe, lui intimé-je.Bello tend au garçon El-Saffani une poignée de chiffons graisseux. Latu en prend un, qu'elle

enroule autour de sa torche enflammée avec une telle rapidité qu'elle a terminé avant même que lenouveau tissu n'ait pris feu. Bishop esquisse très vite le même geste, mais lâche un sifflement dedouleur lorsque les flammes mordent sa chair.

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Il suce son doigt brûlé, me lance un regard brillant et enfin hoche la tête.Nous sommes prêts.J'esquisse le même geste en guise de réponse.La torche levée bien haut, Bishop nous entraîne dans le couloir, les deux El-Saffani toujours sur

les talons.Je m'élance derrière eux, Latu à mes côtés.Si je me retourne, je trouverai O'Malley en train de me fixer, ses yeux lançant des éclairs, j'en

mettrais ma main à couper. Alors je pars sans un regard en arrière.Peut-être ai-je pris une mauvaise décision... mais mon choix est fait.La chasse est ouverte.

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Chapitre 20

Nous traquons l'animal.Je cours aux côtés des Cercles-étoiles. La lumière des torches joue sur les gravures le long des

murs. J'y distingue les symboles habituels, mais aussi des nouveaux : des hommes armés de pelles,des moissonneurs, des ouvriers occupés à déplacer des objets, d'autres qui œuvrent de concert pourconstruire et créer. Tous disparaissent au rythme de notre course et me donnent l'impression que lespetits bas-reliefs filent dans la direction opposée.

Bishop mène la troupe, et dans ces circonstances, au moins, nul besoin de s'interroger : il endossele rôle de chef. Il ralentit tout à coup jusqu'à s'arrêter complètement. Nous l'imitons, calquant nosmouvements sur les siens.

La lance, ensanglantée, repose au sol.Bishop la ramasse de sa main libre, celle qui ne tient pas la torche.Puis il me la tend. Alors que je m'apprête à la saisir, je me rends compte que je tiens déjà le

couteau. Je ne peux porter les deux armes et, pour l'instant, l'habileté de Bishop au lancer de javelotl'emporte sur tout le reste.

— Garde-la pour le moment, dis-je. Tu me la rendras une fois la chasse terminée.Il accepte. Il se fiche bien de savoir qui commande toute son attention est dédiée à la capture du

cochon, et rien d'autre.Bishop passe la torche au garçon El-Saffani, puis s'agenouille pour effleurer le sol du bout des

doigts. Lorsqu'il les examine ensuite, nous voyons tous ce qui les macule. Du sang, moucheté depoussière.

— Nous allons suivre sa piste, déclare le géant blond. Puis il se remet en route et nous ne lelâchons pas d'une semelle.

Je dois le reconnaître, notre petite expédition me rend fébrile – j'en suis d'ailleurs la premièresurprise. Seule la nécessité de maintenir une illusion de contrôle motivait ma décision de lesaccompagner, mais ma peau semble à présent parcourue d'infimes décharges électriques. Je suis àl'affût, tous mes sens en alerte. Je ne me rappelle ni mon nom, ni ce que j'étais. Malgré tout, au fondde mon cœur, je reste persuadée que rien de ce que j'ai pu faire avant ne me procurait de tellessensations.

Comment est-ce possible ? Bishop va débusquer l'animal et le tuer. Nous allons le dépecer... puisle dévorer. Cette simple idée me donne la nausée, même si ce meurtre s'avère nécessaire à notresurvie.

Bishop court, à demi courbé, les yeux rivés au sol. La piste sanguinolente du cochon, avec seslongues traînées éparses, semble facile à suivre. La pauvre bête doit être terrorisée.

Nous progressons vite. Les Cercles-étoiles ne produisent presque aucun bruit, alors que mes pas,lourds et maladroits, paraissent bien bruyants, en comparaison. La fille El-Saffani ne cesse de mefoudroyer du regard, tout comme Latu, d'ailleurs, qui ne semble pas ravie de ma présence. À mesyeux, ils se meuvent en silence sans le moindre effort particulier.

Le couloir s'ouvre alors sur un vaste espace circulaire. Dix, peut-être douze arcades s'alignent lelong des murs incurvés. À l'autre extrémité de la pièce, à peine visible dans la lueur des torches, jedistingue l'endroit où notre couloir reprend sa course : même si nous ne pouvons monter indéfiniment,il semblerait que ce corridor ne soit pas près de prendre fin.

Que faire, désormais ? Nous ne sommes que cinq : nous perdrons un temps précieux à inspecter la

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dizaine de chambres, et si le porc a poursuivi sa course dans le couloir, nous n'aurons aucune chancede retrouver sa trace.

Je cherche à deviner l'état d'esprit de Bishop, mais il garde les yeux rivés au sol.— Je sais où il est, finit-il par lâcher, avant de partir au petit trop vers l'une des arcades situées

sur notre droite.Nous nous élançons à sa suite. J'examine le sol sans cesser de courir et, à la lumière de la torche

de Latu, je repère une fine traînée de sang qui trahit le passage du cochon aussi clairement que siquelqu'un nous avait crié, le doigt pointé dans la bonne direction : « Il est parti par là ! »

Soudain, je me fige. Des grognements se font entendre, mais ils ne viennent pas de devant nous, dela direction empruntée par Bishop. Les sons restent difficiles à identifier dans une pièce aussi vaste,mais... le bruit ne venait-il pas de la gauche ?

— Attends, Bishop !Latu s'arrête, mais Bishop et les El-Saffani ne m'ont pas entendue ou font tout comme. Torche à la

main, Latu s'est retournée vers moi. Du regard, elle m'implore de continuer avant que le jeunechasseur ne nous sème.

Alors je cours pour les rattraper.Le colosse blond s'est arrêté devant une arcade, dont les portes de pierre entrouvertes se tordent

en un angle étrange, comme si, brisées, elles ne se refermeraient jamais. Malgré tout, l'interstice resteassez large pour nous permettre de nous faufiler à l'intérieur.

Nous entrons.Le cercle de lumière des torches révèle un grand dôme de pierre au-dessus de la plus grande salle

que j'aie jamais vue. Si je me tenais debout sur les épaules de Latu, elle-même en équilibre sur cellesde Bishop, je toucherais peut-être le plafond du bout des doigts – et encore. Au centre de la pièce sedresse une pierre circulaire, dont la face supérieure, plate, m'arrive à peu près à hauteur de la tailleet semble assez large pour que, allongée dessus, je puisse étendre les bras et les jambes en étoilesans que mes mains et mes pieds ne dépassent.

Un couinement retentit soudain... suivi d'un grognement. Aucun doute, cette fois, le bruit provenaitde l'intérieur de la salle. Là, tout contre un mur au fond de la pièce circulaire... le cochon blessé !Dès qu'il nous aperçoit, il s'élance dans une course affolée, rythmée par le cliquètement de sessabots, le long du mur incurvé.

Bishop bondit vers lui, pivote les hanches et les épaules avant de projeter une nouvelle fois lalance dans les airs... mais il rate sa cible.

Une pluie d'étincelles jaillit lorsque la lame rebondit sur le sol de pierre dans un fracasmétallique, juste derrière le cochon en fuite, pour finir sa course contre le mur.

Bishop rugit, avant de se mettre à courir derrière le porc. Les El-Saffani bifurquent sur la gauchepour tenter de couper toute retraite à l'animal, tandis que Latu se positionne devant l'étroite entrée dela pièce, en bloquant ainsi l'issue. Sans même se concerter, les Cercles-étoiles ont agi comme un seulhomme : quatre individus qui se coordonnent sur-le-champ comme s'ils l'avaient déjà fait descentaines de fois. Je n'ai pas la moindre idée du rôle que je dois jouer, alors je reste près de Latu.

Le cochon s'immobilise, la tête dodelinant de gauche à droite : il cherche une échappatoire.Bishop se jette sur lui, mais l'animal évite d'un bond les bras tendus du jeune homme pour filer ventreà terre. Le géant s'écrase sur le sol de pierre dans un grognement de douleur.

Les jumeaux se précipitent en même temps sur le cochon, mais ils ne capturent que de l'air. La bêterobuste se faufile plus vite que l'éclair entre les jambes du garçon. La fille, elle, parvient à saisir unedes pattes arrière du cochon mais se retrouve déséquilibrée lorsqu'il redouble d'efforts sur les trois

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qui lui restent. Elle trébuche, chancelle et atterrit durement sur l'épaule.Le porc arrive comme un boulet de canon vers Latu, qui bloque toujours la sortie, et vers moi.Latu se met alors à agiter sa torche d'avant en arrière. Les flammes torturées agitent les ombres en

un mouvement de balancier incessant. Longues, courtes, longues, courtes...Déstabilisé par le feu, l'animal freine des quatre fers. — Poignarde-le, Em ! hurle Latu. Maintenant !Le grand couteau, je l'avais oublié ! Il me faut tuer la bête, je n'ai pas le choix. Nous devons

manger.Le cochon tourne la tête vers Bishop, qui se remet tant bien que mal sur ses pieds, puis vers le

garçon El-Saffani, occupé à trouver un moyen de l'acculer, et enfin vers Latu. Je le vois presqueprendre sa décision : mieux vaut affronter les flammes plutôt que d'être pris au piège.

Il se rue sur Latu. Mais c'est sans compter sur moi, qui m'interpose, la pointe du couteau en avant.Anticipant mon attaque, le cochon bondit sur la gauche. Je fends l'air de ma lame et, soudain, je lasens mordre profondément dans la chair, mais la poignée me glisse des mains, si bien que l'armetournoie dans les airs avant de retomber au sol.

Dans un concert de couinements de terreur et de douleur, le cochon se jette sur Latu, qui, sous laforce de l'impact, se retrouve catapultée à terre et lâche la torche.

Dans sa chute, elle parvient tout de même à saisir la bête à deux mains. L'animal se débat à grandrenfort de sabots dans l'espoir fou de s'échapper, mais la jeune fille tient bon et resserre sa priseautour de l'épais abdomen porcin.

— Aide-moi à le tenir, Em !Malgré tous mes efforts pour l'attraper, le cochon s'avère plus rapide.Il se tord soudain le cou pour mordre Latu à l'épaule. Le cri de la jeune Cercle-étoile résonne sous

la voûte. Le porc se met à secouer la tête avec violence. Latu bat des pieds, se tortille, s'efforce derepousser l'animal – en vain. J'arrive sur lui avant même de m'en rendre compte, et je le frappe àcoups de poing, je hurle, je tape de toutes mes forces sur le corps dense, malgré les atroces bruitsspongieux que produit la fourrure puante et poisseuse.

L'animal se rue vers la sortie dans un cliquetis de sabots. Il court, ventre à terre, dans le couloirqui s'enfonce vers les zones encore inexplorées. L'instant d'après, il a disparu dans les ténèbres.

Perdu.Latu gémit, la main droite pressée sur son épaule gauche. Du sang dégouline à travers ses doigts et

se répand sur sa chemise blanche. Je l'aide à se redresser.— Latu ! Est-ce que tu vas bien ?Quelle question ! Mais je ne sais pas quoi dire d'autre. Il y a du sang partout. Le visage de la jeune

fille n'est plus qu'un masque de souffrance : les lèvres crispées, elle se force à desserrer lesmâchoires pour articuler quelques mots.

— Vas-y... attrape-le, geint-elle. Tue-le !Je tente de déterminer la gravité de sa blessure.— Non, je reste avec toi !— Tue-le avant qu'il ne s'échappe, Em ! s'écrie-t-elle, les yeux révulsés par une fureur sans nom.Bishop nous dépasse d'un pas chancelant, en appui sur sa jambe droite.Il a ramassé le couteau.À travers l'ouverture des portes brisées, je vois brûler sur le sol la torche de Latu. Les flammes

vacillantes éclairent le garçon El-Saffani occupé à aider sa sœur à se relever. Malgré la faiblesse quisemble s'être emparée de ses membres, la jeune fille s'escrime à se remettre debout.

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Bishop boite à la poursuite du cochon... sans torche.Il va se perdre dans le noir.La main ensanglantée de Latu se crispe autour de mon poignet.— Je vais bien, Em, vas-y.J'attrape sa torche et je me relève avec peine pour m'élancer derrière Bishop.Il n'est pas difficile à suivre : une traînée de sang porcin indique le chemin. Le liquide miroitant

paraît plus noir que rouge à la lueur de mon flambeau. Je distingue le jeune chasseur qui avanceclopin-clopant un peu plus loin.

— Arrête, Bishop ! Reviens, Latu est blessée.Mais il poursuit sa course, effectuant deux pas de la jambe gauche pour un de la droite afin de

compenser sa claudication. Ses pieds nus claquent sur la pierre couverte de sang et y dessinent desempreintes rougeâtres. À un moment ou à un autre au cours de notre longue marche, je ne sais pasquand exactement, il a fini par abandonner ses chaussettes.

— Arrête-toi, Bishop !Il obtempère enfin pour se tourner vers moi. Son visage, à peine reconnaissable, n'est plus qu'un

masque de rage insatiable.— Il est en train de s'enfuir ! rugit-il. Soit tu viens avec moi, soit tu me donnes la torche et j'y vais

seul.Seul ? A-t-il perdu l'esprit ? Consumé par sa fureur et sa soif de sang, il ne voit plus qu'une seule

chose : sa proie, qu'il désire attraper à tout prix. Rester avec le groupe, aider Latu, ou même moi, toutest relégué au second plan.

Il tient le couteau de la main droite, pointe vers le bas, tout près de sa cuisse. D'un geste de lamain gauche, il me demande la torche.

— J'irai dans le noir s'il le faut, gronde-t-il.Il est devenu fou.Je devrais retourner aux côtés de Latu pour la ramener auprès des autres, je le sais, mais je ne

peux pas laisser Bishop partir seul. Je ne peux pas, tout simplement. S'il s'en va et qu'il lui arrivequoi que ce soit, j'en mourrais.

— Je t'accompagne.Je le rattrape à petites foulées. Il reprend sa claudication, un rictus de concentration absolue

plaqué sur le visage.À défaut de le raisonner, je peux au moins m'efforcer de le protéger.Le couloir est toujours le même, avec ses éternels bas-reliefs le long des murs. Nous dépassons

des arcades, certaines fermées, d'autres ouvertes, mais les traces de sang ne s'y arrêtent jamais.Captivé par la chasse, obsédé par la capture de sa proie, Bishop ne m'adresse même pas un

regard. Il émane du jeune homme une force brute qui attise mon excitation et fait vibrer mon âme. Leterme exact me revient, extirpé de mes années passées sur les bancs de l'école...

« Primitif ».Ce qui émane de Bishop est primitif.Sa blessure à la jambe semble à présent moins le gêner, car il se remet à courir normalement.

Gauche-droite, gauche-droite, malgré un léger affaissement à gauche et quelques grimaces de douleur.Il accélère, tant et si bien que je dois forcer l'allure pour rester à sa hauteur.

La piste de sang commence à s'estomper.— Non, enrage Bishop d'une voix tremblante où perce toute sa frustration. Si nous perdons la

piste, nous ne le retrouverons jamais !

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Ma torche vacille, prête à s'éteindre. Bientôt nous serons plongés dans le noir et Bishop ne sembleni s'en soucier ni même le remarquer.

— Il n'a pas pu nous distancer aussi vite, continue-t-il.Il a déjà perdu pas mal de sang, ce qui va le ralentir, et il va bientôt se traîner dans un coin pour

mourir.Sa voix ne trahit aucun doute : il sait avec certitude ce qu'il fait. Mais s'il est comme nous – Bello,

moi, les autres – alors il n'a que douze ans ! Comment pourrait-il être un chasseur expérimenté ?— Bishop, je me rappelle à peine ce qu'est un cochon et toi, tu prétends savoir comment en

attraper un ?Il relève la tête pour me regarder droit dans les yeux.— C'est quoi, un cochon ?— L'animal que nous poursuivons.Il hausse les épaules, indifférent à ma remarque, avant de reprendre son inspection du couloir.Soudain, la lumière se fait dans mon esprit, et avec elle un frisson parcourt mon échine : Bishop ne

sait pas chasser le cochon, il sait chasser, tout court. Peu importe ce qu'il poursuit, à mon avis,pourvu qu'il l'attrape.

La piste s'est arrêtée.Bishop jette des coups d'œil frénétiques autour de lui. — Aide-moi à trouver des traces de sang, Em ! Il doit bien y en avoir quelque part.Je tombe à genoux pour éclairer le sol à la lueur de la torche mourante, réduite désormais à

quelques braises. Je ne vais pas tarder à me retrouver dans le noir, une fois de plus.Devant nous, vers la droite, un détail attire mon attention : une arcade, dont les portes de pierre

semblent scellées, et, au pied de la paroi, une grosse tache noire.— Bishop, regarde !Je rampe vers la zone sombre, puis j'en approche la torche. Oui, il s'agit bien d'un trou!Un trou maculé de sang.Bishop plonge à terre et tente de passer son corps immense à travers l'ouverture. Il pousse de tels

grognements sous l'effort que si je fermais les yeux pour écouter, je ne saurais faire la différenceentre le cochon et lui.

— Arrête, Bishop... tu ne passeras jamais !Je ne vois plus sa tête, mais son buste semble coincé. Prenant appui de toutes ses forces sur ses

pieds nus, couverts de sang, il se tortille jusqu'à ce que, enfin, ses épaules glissent à travers le trouavant que le reste de son corps ne disparaisse à son tour.

— Viens par ici, Em !Une fois la torche mourante jetée dans l'ouverture, je m'y engage à mon tour. Je rampe sans

difficulté puis récupère le brandon sur le sol avant de me redresser.Le passage dans l'étroite trouée a réduit la chemise de Bishop en lambeaux : il s'empresse d'en

dégager ses larges épaules pour la jeter au loin. Son torse glabre, luisant de sueur, brille à la faiblelueur de la torche et je brûle d'envie de tendre la main pour effleurer sa peau, voir si ses muscles sontaussi fermes qu'ils le paraissent, tracer du doigt le contour de sa clavicule...

Je secoue la tête. Il faut que je me ressaisisse ! Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?Pourquoi ai-je envie de faire une chose pareille ? Je devrais avoir honte...

Le cochon, l'obsession de Bishop pour l'animal, voilà ce qui doit rester ma priorité.La torche se met à crépiter.Nous regardons, impuissants, la petite flamme vaciller avant de mourir pour de bon.

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Tout devient noir.Comme lorsque j'étais piégée à l'intérieur de mon cercueil, aux prises avec une créature qui

m'attaquait. Nous allons mourir ici, prisonniers des ténèbres. J'entends mon souffle, trop rapide.Pourtant, je n'ai pas du tout l'impression de respirer... Ma poitrine se serre, l'air n'atteint plus mespoumons. Ce n'est pas juste, je me suis déjà battue pour sortir de l'obscurité, je ne peux pas continuersans lumière, je ne peux pas...

— Ouvre les yeux, Em.Je ne peux pas respirer, non, impossible. Je suis piégée dans le noir, dans le sarcophage, là où

personne ne viendra me sauver. Papa et maman m'ont abandonnée, ils nous ont laissés mourir ici toutseuls, je dois...

Des mains solides m'agrippent par les épaules. Des mains chaudes, collantes de boue et de sueur.— Calme-toi, Em !C'est Bishop : il me parle, il me tient dans ses bras. J'inspire lentement une grande bouffée d'air et,

cette fois, l'oxygène gonfle mes poumons.— Là... dit-il d'une voix douce. Maintenant, ouvre les yeux.Je ne me rappelle même pas les avoir fermés. J'entrouvre les paupières, prête à faire face au noir

infini, écrasant... et je ne peux retenir un hoquet de surprise en voyant le visage de Bishop, éclairé parune lumière diffuse. Le jeune homme se tient tout près, assez pour m'embrasser.

Il me relâche, avant de tendre le bras vers la droite.Au début, je ne comprends pas ce qui me fait face. On dirait un mur, formé de centaines de petits

points brillants, comme de minuscules joyaux scintillants. Mais non, ce n'est pas un mur... plutôt unemultitude de barreaux incurvés et enchevêtrés. L'ensemble paraît profond. Les points brillants,contrairement à ce que j'avais cru de prime abord, se trouvent être des trous qui laissent filtrer lalumière depuis l'autre côté.

Nous nous approchons de l'étrange paroi.Encore une fois, je me suis trompée : ce ne sont pas des barreaux, mais des plantes ! Des

branchages morts, à l'écorce rugueuse, de la taille de mon poignet. Çà et là, je remarque de petitesfeuilles fragiles à la teinte brune. Certaines des branches flétries ont poussé à même le sol, tenduesavec avidité vers une potentielle source de lumière, puis, n'en trouvant aucune, ont fini par dépérir.

Je saisis l'un des pampres entortillés dont l'écorce est rêche au toucher. Je tente de secouerl'énorme buisson, qui ne bouge pas d'un millimètre. Les branches ont poussé emmêlées, jusqu'àfusionner en un entrelacs impénétrable aussi solide qu'une cage, au point que je ne parviens même pasà voir au-delà de l'épais taillis. Derrière semble se profiler un vaste espace abondamment éclairé.

— Qu'est-ce que c'est, à ton avis, Bishop ?— Je n'en suis pas sûr, répond-il, indécis. Le mot qui me vient à l'esprit, c'est « fourré ». Ce terme

t'est familier ?Non, pas du tout. Il ne m'évoque rien, à l'instar du mot « cochon » pour Bishop.À genoux, le jeune homme passe les mains à travers les broussailles. Je distingue plusieurs taches

blanches parmi les nuances de brun. Je m'agenouille à mon tour aux côtés de Bishop pour y regarderde plus près. Certaines branches ont été tranchées : les cassures dévoilent une épaisseur de bois pâlesous l'écorce.

Le géant blond effleure du doigt un pampre coupé.— Je ne comprends pas, murmure-t-il. Si quelqu'un s'est frayé un passage par ici, pourquoi couper

à cette hauteur ?L'excursion à la ferme... un détail de ce souvenir me revient à l'esprit. Un homme, plutôt âgé,

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coiffé d'un chapeau étrange, me parle, non, nous parle, à toute la classe. Il nous explique ce quemangent les cochons...

— Non, on ne les a pas coupées, dis-je, mais rongées. C'est le cochon, Bishop.Comme pour confirmer mes dires, le jeune homme touche un autre morceau de bois blanc

mâchonné avant d'en retirer ses doigts tachés de sang.Nous le remarquons au même moment : les branches cassées délimitent un espace semi-

circulaire – un tunnel qui s'enfonce au cœur du taillis.Bishop me lance un regard brillant d'excitation. — Si le cochon a pu passer, dit-il, alors nous aussi ! Sans même me demander la permission, ni

attendre de connaître mon avis, il s'allonge à plat ventre et s'engage dans le passage.

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Chapitre 21

Nous rampons dans la boue. Je m'écorche les bras et les épaules aux branchages du petit tunnel,ma chemise et mes cheveux s'y accrochent. Je n'avais pas remarqué que ma natte s'était défaite, sibien qu'il m'est désormais difficile de dégager les mèches qui me tombent devant les yeux. Je doisavoir l'air encore plus débraillée que je ne pensais.

Bishop, bien plus imposant que moi, peine à avancer. Les échardes déchirent sa peau nue. À platventre comme lui, je progresse dans son sillage, le visage non loin de ses pieds. À deux reprises, jele vois s'empêtrer dans le fourré, piqué par les branches cassées. Je redoute que la douleur ne lepousse à faire demi-tour, mais, avec force grognements, il s'escrime à se dégager ou utilise le couteaupour venir à bout des branches les plus dangereuses, jusqu'à reprendre sa progression.

Je le savais grand, rapide et fort, mais il est aussi robuste. Peu importe la douleur, il l'endure.Jamais il n'abandonne. La petite fille de douze ans en moi admire Bishop, au point de vouloir luiressembler un jour.

À plusieurs occasions depuis le vote, il aurait pu me reprendre la lance et revendiquer le pouvoir.J'aurais été bien incapable de l'en empêcher, pourtant il n'en a rien fait. Il a tenu parole.

Est-il mon ami ? J'en ai bien l'impression... et je lui en suis reconnaissante.Lorsque notre torche s'est éteinte, je croyais que les ténèbres allaient m'engloutir. Pourtant, devant

nous, j'aperçois de la lumière à travers l'épais taillis. Non, pas juste devant nous... Elle filtre toutautour de nous.

J'arrête de ramper.Des plantes... De la lumière...Celle du jour ?D'ailleurs, l'infecte puanteur d'excréments porcins a disparu. L'air est frais, il dégage une odeur de

propreté.Aurions-nous réussi ? S'agirait-il de la sortie ?J'accélère pour rattraper Bishop, qui grogne de plus belle afin de franchir un nouvel angle. Il tient

tellement à parvenir à ses fins qu'il est prêt à verser son tribut de sang et de souffrance.Le sang serait-il le prix à payer pour tout ?Le jeune homme finit par se dégager et parvient enfin à se mettre debout. Je me presse, incapable

de me contrôler – la terre glacée écorche mon ventre et mes cuisses. Je me redresse, trop tôt, hélas !et j'obtiens pour seule récompense un rameau brisé qui s'enfonce profondément dans mon épaule.

Je pousse un cri de douleur.— Attends, ne bouge pas ! me conseille Bishop, qui s'empresse de casser la branche pour ensuite

retirer l'écharde de ma chair. Tu vas bien ?Si son ton n'avait pas été aussi sérieux, j'aurais pu croire qu'il se moquait de moi : lui a les

épaules, les bras et le visage couverts d'égratignures.— Oui, ça va, dis-je. Merci...Il me sourit.Et là, je pose enfin les yeux sur un océan de verdure : de l'herbe, des arbres... les premiers êtres

vivants que je rencontre ! Excepté, bien entendu, mes amis et le cochon. C'est alors que je lève latête, et l'angoisse m'étreint de plus belle. Le cœur déchiré, je supplie, au comble du désespoir, quel'on mette fin à ce supplice, qu'on nous laisse enfin partir, mes compagnons et moi.

Car nous nous trouvons dans une nouvelle salle. Différente, vaste, mais une nouvelle pièce tout de

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même. Nous ne sommes pas sortis.Le plafond projette une lumière tellement forte que je dois protéger mes yeux pour le contempler.

Contrairement à celui des couloirs, il semble voûté, comme si nous nous trouvions à l'intérieur d'unimmense tuyau dont la paroi s'incurverait loin au-dessus de nos têtes. Même si vingt des nôtresformaient une échelle géante, grimpés sur les épaules les uns des autres, je doute qu'ils l'atteindraient.

Des bosquets touffus s'alignent le long des murs, effleurant de leurs branchages les nervures duplafond en ogives. Sur l'un de ces arbres, je remarque alors des taches de couleur d'une formedifférente...

Des fruits !De la nourriture, enfin !S'ils s'avèrent comestibles, nous sommes sauvés.Devant nous, une grande clairière à l'herbe haute mène à une denrée encore plus magnifique que

les fruits : de l'eau! Une source bouillonnante jaillit du sol en un splendide jet, vivant, crépitant, quis'élève à hauteur de mon visage avant de retomber en cascade sur des roseaux élancés. Les tigescourent jusqu'au centre de la pièce pour former un étrange rectangle avant qu'une nouvelle zoned'herbe prenne relais. Au-delà, j'aperçois une ligne d'arbres tellement hauts que je ne parviens àdistinguer ni ce qui se cache derrière ni jusqu'où s'étend le plafond voûté.

— De l'eau et de la nourriture, souffle Bishop, éberlué. Savage... tu as réussi !— Non, je ne nous ai pas encore sortis d'affaire... soupiré-je d'une voix éteinte.— Tu y arriveras, dit Bishop. Je le sais.Je me retourne pour observer le paysage dans notre dos. De ce côté, le taillis donne une tout autre

impression que dans la pièce obscure. L'épaisse couche de feuilles qui le recouvre ressemble à unmanteau bosselé d'un vert profond, confortablement étalé à l'ombre des arbres fruitiers. Le fourrés'étend à gauche comme à droite jusqu'aux bosquets impénétrables qui entourent toute la vaste salle.Les mêmes trous entre les branchages serrés me dévoilent une paroi de pierre.

Nous avons dû nous faufiler à travers une brèche dans le mur.Les yeux écarquillés, béat, Bishop contemple ce qui nous entoure.— Cet endroit, Savage... cet endroit va nous permettre de survivre. Nous pouvons nous reposer

ici.Ce simple mot, « repos », réveille une foule de sensations en moi. La faim, la soif, mais surtout la

fatigue. L’épuisement, devrais-je dire. Je n'ai pas fermé l'œil depuis que je suis sortie de moncercueil.

Pourtant, il n'est pas encore l'heure pour moi de me reposer.— Il nous faut l'avis de Spingate, dis-je. Peut-être saura-t-elle déterminer si les fruits sont

comestibles.— Et si ce n'est pas le cas, quelle importance ? rétorque Bishop.À ces mots, il s'approche d'un arbre voisin chargé de fruits bleus gros comme le poing pour en

cueillir un. La branche ploie un instant avant que le pédoncule ne casse, puis se remet en place avecun craquement accompagné du bruissement des feuilles.

Sur le point d'intervenir, d'interrompre son geste, je me rends compte que le jeune homme araison : si l'eau ou la nourriture sont empoisonnées, quelle différence ? Nous y succomberions, plutôtque de mourir de faim ou de soif. Je me sens vide, exténuée, tout comme Bishop. Tout comme le restede notre groupe. Je ne suis même pas certaine de trouver la force de les ramener ici. Si nous neconsommons pas ce que nous avons sous les yeux, c'en est de toute façon fini de nous.

Bishop porte le fruit bleu à ses lèvres pour y mordre à pleines dents : il semble avoir un côté

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croustillant. Mon ami mâche, un filet de jus dégoulinant sur le menton. Il tend à nouveau la main poursaisir un second fruit qu'il me propose avec un grand sourire.

Je l'accepte. Le fruit est ferme et léger, sa surface fraîche au toucher.Peut-être va-t-il me tuer ? Qu'importe.Je le croque.Les saveurs explosent dans ma bouche : sucrées, froides, acidulées. Jamais, au grand jamais, je

n'ai goûté un mets aussi bon, j'en suis persuadée. Je mâche avec avidité pour enfourner une deuxièmebouchée, puis une troisième.

Bishop engloutit même le trognon. Sous ses dents les graines craquent bruyamment, tandis qu'il sedirige vers un nouvel arbre pour y cueillir un fruit différent, long et violet. Soudain, il s'immobilise,l'attention détournée de son objectif.

Couteau à la main, il s'avance dans la clairière dont l'herbe haute lui arrive aux genoux. Je vois lesprofondes entailles qui zèbrent son dos en sang. J'aperçois à travers les déchirures de son pantalon lapeau de ses cuisses.

Les joues en feu, je détourne le regard. Son pantalon est le seul vêtement qui lui reste. S'il devientinutilisable, il se retrouvera nu. Un homme adulte... nu. Mon estomac se tord, et le fruit n'y est pourrien.

L'herbe paraît se refermer après le passage de Bishop, qui se penche pour effleurer le sol avant dese redresser en frottant le pouce et l'index l'un contre l'autre.

Je vois qu'un liquide écarlate macule ses doigts.Il continue d'avancer pour s'approcher d'une colonne d'eau gargouillante. Son boitillement a pour

ainsi dire disparu.Enfin, il s'arrête et baisse les yeux. Il n'a pas besoin de m'appeler, je sais ce qu'il a trouvé.Je le rejoins dans l'herbe sèche qui me griffe les mollets et les genoux.Aux pieds de Bishop gît le cochon, étendu sur le flanc. L'herbe est aplatie, écrasée par l'animal

couché. Dans la lumière étincelante, on dirait presque une autre créature : sa fourrure noire brille, sesoreilles tressautent, agitées de soubresauts, comme si le cochon guettait la venue d'une mainsecourable.

Pauvre bête... aucune aide ne lui sera apportée dans cet endroit. Voilà l'enseignement que j'ai putirer de l'épreuve que nous vivons.

Le coup de lance de Bishop a ouvert une profonde entaille dans la cuisse de l'animal, une balafretellement affreuse que je me demande comment il pouvait encore courir. Une déchirure bien nettezèbre aussi son flanc, de la base du cou jusque derrière l'échine.

C'est moi qui la lui ai infligée.Du sang, mêlé de poussière, de brindilles et de feuilles froissées, exsude sur la fourrure noire.Oui... Le sang est bien le prix à payer.Le flanc de la bête se soulève au rythme de sa respiration laborieuse. À chaque inspiration, elle

émet un sifflement accompagné d'un grognement, et chaque expiration ressemble à un petitgémissement désespéré. Les pattes du cochon tremblent, comme s'il cherchait à fuir – il n'a même pasla force de se relever.

Le plus insupportable à regarder reste ses yeux : de larges iris bruns percés de pupilles noires. Ilspapillonnent vers moi, puis vers Bishop, avant de revenir sur moi, encore et encore. La terreur se litdans ces grands yeux liquides qui en deviennent presque humains.

Nous fixons l'animal blessé pendant de longues minutes.— J'avais un chien, finit par lâcher Bishop. Je ne me souviens plus de son nom.

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Je ne sais pas quoi ajouter, alors je me contente d'un hochement de tête.— Il est mourant, continue-t-il d'une toute petite voix qui détonne avec son corps massif.Je comprends alors pourquoi. Tout ceci n'était qu'un jeu pour lui, mais, à présent, il contemple un

animal en sang, épuisé, terrifié.Le jeu a tourné court.Malgré ses blessures et la crasse qui encroûte sa fourrure, je trouve le cochon magnifique dans

cette lumière. Son groin humide, ses grands yeux... Si je l'avais découvert ici, au beau milieu de laclairière, en train de gambader, rayonnant de vie, aurais-je tenté de le tuer ?

J'aimerais pouvoir répondre : « Non, bien sûr que non », mais ce serait laisser parler la petite filleque j'étais autrefois, je ne suis pas dupe. La Em de douze ans, bien nourrie, reposée, celle qui vit ensécurité, aurait voulu faire du cochon son animal de compagnie.

Si j'avais su où cette chasse se terminerait, j'y aurais mis un terme plus tôt. Parce que noussommes affamés, cet animal va mourir dans un jardin qui offre plus de nourriture que nous nepourrions jamais en manger.

C'est affreux... Le cochon ne nous avait fait aucun mal.— Il souffre, dis-je. Nous devons l'aider.Bishop devient blanc comme un linge. Il savait comment chasser, mais il n'avait pas compris ce

que la traque impliquerait une fois la proie capturée.— Nous ne pouvons pas l'aider, répond-il. Ses blessures sont très graves, il va bientôt mourir.

Dans une heure tout au plus.— Ce n'est pas ce que je voulais dire par « aider », Bishop. Nous devons mettre fin à ses

souffrances.Le jeune homme se tourne vers moi, une expression torturée sur le visage.— Tu veux dire le tuer, maintenant ? Mais pourquoi ? Il mourra de toute façon ! Pourquoi ne pas

laisser faire la nature ?Pourquoi ? Parce que je n'ai nul besoin de mémoire pour discerner le bien du mal. Parce que

Bishop a insisté pour traquer l'animal jusqu'à l'épuisement. Parce que si j'avais été un meilleur chef,je l'aurais empêché de partir en chasse dès le départ. Parce que Latu a été blessée et que nous aurionsdû rester auprès d'elle. Et pour une centaine d'autres raisons... pourtant, une seule prime.

— Parce que ce serait inhumain, dis-je.Avec un couinement strident, le cochon tente malgré tout de se relever, en vain.Je sens un liquide tiède dégouliner sur ma joue. J'y porte la main et contemple mes doigts... des

larmes. Je n'en ai versé aucune pour Yong, mais pour un cochon, oui ?Mes entrailles se tordent dans ce qui me paraît un enchevêtrement plus serré que celui des

branchages que nous avons dû franchir en rampant pour parvenir jusqu'ici, et avec le même tranchant.La voix dans ma tête s'éveille, celle qui me soufflait : « Pleurer ne résout rien ». Celle qui me

rappelait de « toujours attaquer ». Je reconnais le timbre d'un homme dans les arabesquestourbillonnantes de ma mémoire en berne. L'homme dit : « Tout choix a des conséquences. » Et il araison.

— Tu voulais chasser, rappelé-je à Bishop. Maintenant, finis le travail.Le jeune homme reste silencieux. Le cochon, lui, continue à pousser des gémissements, dont

chaque accent lacère mon âme.La main tremblante, serrée autour du couteau, Bishop s'agenouille à côté de l'animal qui s'efforce

de lever la tête.Ses sabots tressautent : il veut s'échapper, car il sait ce qui l’attend, mais il ne lui reste plus assez

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d'énergie pour se battre. Même maintenant, agonisant dans une mare de sang, l'animal veut vivre.Il n'est pas si différent de nous.Nous savons que le cochon peut mordre, aussi Bishop ne prend-il aucun risque. De sa main libre,

il plaque d'un geste vif la tête noire et velue sur le sol. Puis il utilise son poids pour immobiliser labête. Le cochon se met alors à couiner et à grogner entre ses respirations laborieuses, saccadées. Sespattes battent l'air encore un moment, puis s’arrêtent.

Bishop presse alors la lame du couteau contre la gorge de l'animal.J'attends... longtemps.La créature lève les yeux vers moi.— Il est terrifié, dis-je d'une voix douce. Il a mal. Je t'en prie, fais ce qu'il faut.La main armée du couteau tremble. Bishop tressaille, les épaules contractées. Il tente de trancher

la gorge du cochon, mais ses doigts ne lui obéissent pas.Il abandonne, non sans lâcher un petit geignement. Bishop sait chasser. Il sait lancer un javelot,

brutaliser les autres, crier, vociférer.Mais il ne sait pas tuer.Le jeune homme libère la tête du cochon pour reculer, assis sur les talons.L'animal respire encore, même si chacun de ses souffles ressemble à un spasme d'agonie. Il faut y

mettre un terme.— Donne-moi le couteau.Bishop redresse la tête d'un coup pour me dévisager – on dirait qu'il a soudain affaire à une

parfaite inconnue. — Laisse-le mourir, tout simplement.— Donne-le-moi, répété-je, la main tendue, paume ouverte. Tu n'as jamais tué.Mon ami se relève, de toute évidence submergé par une vague de colère. Il se penche vers moi,

dans l'intention – consciente ou non – de m'intimider, mais sa colère n'est pas dirigée contre moi :frustré, il enrage contre lui-même, si bien qu'il cherche à passer ses nerfs sur la première personnevenue.

— Non, je n'ai jamais tué auparavant, grince-t-il. Toi si, peut-être ?Je plante mon regard dans le sien et je hoche la tête. Je lis l'incrédulité dans ses yeux, puis sa

colère s'évanouit. Il sait que je dis la vérité.— Qu'as-tu tué ?— Un garçon, dis-je. (Ma voix semble provenir d'une autre personne, incapable de ressentir la

moindre émotion.) Il s'appelait Yong, il m'a attaquée.C'était un accident. Je n'avais aucune intention de lui faire du mal, il ne m'a pas laissé le choix.Bishop n'en croit pas ses oreilles. C'est lui le plus grand, le plus fort, celui que l'on remarque le

plus. Et moi, petite chose ridicule, j'ai infligé à un autre être humain ce qu'il n'arrive pas à accorder àun animal blessé.

— Tu as tué... bégaie-t-il. Tu as tué... quelqu'un ? Tu ne peux pas... Je ne comprends pas...Comment ?

Alors qu'il continue à bafouiller, le cochon agonise. Assez discuté. Je tends à nouveau la mainvers lui.

— Je l'ai tué avec ce couteau, dis-je. Voilà comment. Maintenant, donne-le-moi.Cette fois, il s'exécute, mais oublie de m'offrir la poignée en premier. Je tends le bras pour

contourner la lame et saisir le manche.Puis je m'agenouille près du cochon.

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— Tiens-le, ordonné-je.Bishop se place à mes côtés pour plaquer la tête de l'animal à terre.Je pose la main sur l'épaule du cochon, chaude au toucher. À travers sa fourrure, je perçois les

battements sourds de son cœur affolé. Yong est mort parce que je l'ai poignardé en plein ventre, maisson agonie a duré longtemps. Je ne peux infliger le même sort à cet animal, il a déjà assez souffert.

Je glisse la main vers le cou épais, où les muscles semblent fermes, presque aussi solides que dubois. J'ai l'intuition que c'est là que je dois trancher.

J'y appose donc la lame.— Em, non... supplie Bishop d'une voix si faible que je l'entends à peine, alors qu'il se tient juste

à côté de moi.Il serait plus simple d'abandonner le cochon à une mort lente et douloureuse. Mais je ne vais pas

céder à la facilité... je vais me montrer juste.Le cochon tourne les yeux vers moi : il m'observe. — Je suis désolée, murmuré-je.Puis je fais glisser la lame vers le bas.Elle pénètre dans la fourrure crasseuse et le muscle sans rencontrer de résistance. Pendant un bref

instant, rien ne se passe. Puis soudain, la coupure, profonde, s'emplit de sang. J'accentue la pressionsur le couteau en ramenant la lame vers moi.

Le sang qui gicle sur l'herbe m'éclabousse aussi le visage et les bras. Le cochon donne des coupsde sabots dans le vide, comme s'il comprenait – trop tard – que sa fin approche. Bishop se jette sur lecorps de l'animal pour l'immobiliser de tout son poids. La bête a beau se tortiller et tenter de nousmordre, Bishop le muselle d'une poigne de fer.

Le cochon couine plus fort que jamais, sans cesser de se trémousser. Je veux qu'il meure, je vousen prie, faites qu'il meure et que tout s'arrête !

Bishop pleure à chaudes larmes. De gros sanglots secouent son corps massif.Je pleure, moi aussi.Je replonge le couteau dans la gorge du cochon de toutes mes forces.Les vagissements s'amenuisent avant de se transformer en grognements essoufflés. Au bout d'un

moment, l'animal se tait.Ses yeux me fixent toujours, mais plus aucune vie ne les habite.Je me sens engourdie. Jamais je n'aurais cru que les choses se dérouleraient ainsi. Je n'y avais pas

réfléchi, je ne suis même pas sûre d'avoir réfléchi tout court... mais jamais je ne me serais attendue àça.

Combien de temps s'écoule avant que Bishop ne sorte de son apathie ? Je l'ignore. Mais il finit pars'asseoir à côté de moi. Il me prend dans ses bras souillés de sang pour me serrer contre lui, le frontpressé dans le creux de mon cou. Je laisse tomber le couteau pour lui rendre son étreinte.

Soudain, des bruits de pas se font entendre. Nous levons tous les deux les yeux en même temps :les El-Saffani sont là. Les jumeaux baissent le regard vers le cochon, puis nous dévisagent, Bishop etmoi, couverts de sang.

Nous nous relevons.Le frère et la sœur se mettent enfin à parler :— Nous avons suivi la piste.— Les empreintes de sang étaient faciles à repérer.— Et nous avons trouvé le trou par lequel vous êtes passés.Ils inclinent la tête en même temps pour regarder le cochon, puis Bishop, les yeux brillants d'une

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admiration surprise.— Il est mort...— Tu l'as tué, Bishop.— Tu es tellement courageux !— J'ai essayé, les contredit l'intéressé. Mais je n'ai pas pu. C'est Em qui s'en est chargée.Les jumeaux se tournent vers moi. Leurs regards sont toujours aussi durs, pourtant j'y décèle une

émotion différente : je ne suis plus l'ennemi.Bishop aurait très bien pu mentir et s'attribuer la mort du cochon – ils l'auraient cru –, mais il ne

l'a pas fait. Il a dit la vérité, sans réfléchir, sans hésiter.Le porc a été tué. Pourtant, ses couinements sinistres résonnent encore dans ma tête, mêlés aux cris

de Yong qui réclamait sa mère.Je suis épuisée, corps et âme. Je n'arrive plus ni à penser, ni à ressentir quoi que ce soit. J'ignore

si j'y parviendrai à nouveau un jour.Nous avons trouvé de quoi manger. Nous avons aussi de l'eau, sans doute, pourtant un détail ne

cesse de me tourmenter. Quelque chose ne tourne pas rond.Les yeux rivés sur les jumeaux, je cherche à mettre le doigt sur ce qui me dérange.Tout à coup, la réalité me frappe de plein fouet.— Où est Latu ?— Là où elle est tombée.— Elle nous a dit de ne pas nous occuper d'elle...— Et de partir à votre recherche...Je crispe aussitôt les poings, tellement fort que mes ongles s'enfoncent comme des dagues dans

mes paumes. — Vous l'avez laissée toute seule ?Les jumeaux échangent un regard contrit : on dirait à nouveau des enfants pris la main dans le sac.— Elle nous a envoyés vous aider à attraper le cochon !— Parce que tout le monde meurt de faim ! — Elle avait une torche...— Et des bandes de rechange.— C'est elle qui nous a dit de partir !Ils l'ont abandonnée, blessée.J'entends alors un grognement animal. Terrorisée, je baisse les yeux, prête à faire face au cochon

revenu à la vie.Pourtant, il est bel et bien mort.Nouveau couinement. D'instinct, je me tourne vers le bruit : là, sur la gauche, juste à la lisière des

herbes hautes, dans un bosquet d'arbres chargés de fruits rouges.Un cochon.Y en avait-il d'autres ?Puis une deuxième tête porcine apparaît.Suivie d'une troisième.Un étau glacé se resserre autour de mon cœur. Combien sont-ils ?Le troisième émet un grognement. Le son résonne dans mon cerveau épuisé qui cherche

désespérément à relier entre eux les événements. Au beau milieu de la traque, là-bas dans lescouloirs, j'ai entendu un cri identique, un grognement qui ne venait pas de notre proie.

Je me remémore soudain mon excursion à la ferme... cet homme au chapeau étrange qui nous avait

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expliqué que... Ses paroles me reviennent en un éclair et, quand j'en saisis enfin le sens, je comprendsd'un seul coup pourquoi tous les cercueils étaient vides.

— Latu... murmuré-je, horrifiée.Je ramasse à la hâte le couteau abandonné dans l'herbe avant de piquer un sprint vers les taillis.

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Chapitre 22

Des branches pointues me lacèrent le visage, les bras et les jambes. Elles s'emmêlent dans mescheveux, pourtant je n'ai que faire de la douleur. Je dois retrouver Latu le plus vite possible.

Une fois le fourré franchi, je me retrouve dans la pièce située de l'autre côté du mur végétal avantmême de me rendre compte que je n'ai pas emporté de torche. Qu'importe : je ne ferai pas demi-tour !

Je rampe à travers le trou ménagé dans la paroi de pierre pour émerger au cœur de ténèbresabsolues. L’odeur infecte reprend ses droits, mais je la remarque à peine. La main gauche plaquéecontre le mur, la droite armée du couteau, je cours. Je sais qu'aucune bifurcation ne m'attend, que rienau sol, à part du sang de cochon, ne me fera trébucher.

La torche de Latu brûle-t-elle encore ? Les El-Saffani lui ont-ils laissé assez de bandes derechange ? Je désespère d'apercevoir la lueur des flammes et de la voir, elle. À tel point que je faisle vœu que ce désir se transforme en réalité.

Plus vite... je dois courir plus vite. Je m'efforce d'accélérer l'allure, mais mon corps refuse d'êtrepoussé à bout dans le noir absolu, comme si je risquais de tomber nez à nez avec un nouvel obstacleque je n'aurais pas vu à l'aller.

Comment les jumeaux ont-ils pu la laisser seule ?Mais ce n'est pas leur faute. Je suis partie, moi aussi, pour suivre Bishop au lieu de rester auprès

de mon amie blessée. Elle a été mordue et son épaule, déchiquetée, réduite en charpies. Pourquoidiable suis-je partie avec Bishop ? J'aimerais tellement revenir en arrière...

Sans lumière, mon seul repère reste le son : le tapotement de mes chaussettes trempées etcrasseuses sur le sol, le frottement de mes doigts qui glissent sur le mur, mon souffle haletant quin'aspire pas assez d'air pour soulager mes poumons en feu et mes muscles déchirés.

Latu va s'en sortir. Elle doit s'en sortir. Elle m'a suppliée de partir, elle m'a assuré qu'elle iraitbien.

Loin devant, j'aperçois une lumière jaune tremblotante, pas plus grosse qu'une tête d'épingle, telleune étoile au cœur de la nuit. Elle se trouve encore loin dans le long couloir rectiligne, mais j'y suispresque.

La lumière gagne en intensité. Elle vient d'une torche jetée à même le sol. Derrière le brandon...serait-ce Latu ? Étendue sur le flanc, peut-être ? Je crois la voir bouger un petit peu et mon cœurexplose de joie et de soulagement.

Elle pourrait encore avoir des ennuis, mais si elle bouge, c'est qu'elle n'est pas morteJ'y suis presque. Elle tressaille, elle est en vie. — Tu vas bien, Latu ?Au son de ma voix, elle cesse de bouger.Je perçois du mouvement du côté de ses jambes. Une forme noire s'agite.Six billes scintillantes s'allument soudain pour danser dans les ombres projetées par la torche.Des yeux.Des yeux porcins.Latu ne bougeait pas, c'étaient les cochons qui faisaient remuer son corps.Non... ce n'est pas possible. Cette bribe de souvenir de mon excursion à la ferme s'éclaircit.

L'homme au chapeau étrange nous expliquait que les cochons pouvaient manger n'importe quoi :herbe, boue, insectes, céréales, viande, tissu, bois...

Et même des os.

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Voilà pourquoi les cercueils ne contenaient plus rien, pourquoi le cochon se trouvait dans l'un dessarcophages. Il cherchait de quoi se nourrir !

Un torrent d'énergie se déverse en moi. Je hurle ma rage, ma haine, ma fureur – s'il m'entendait,même Bishop s'enfuirait au pas de course. Je me rue vers les animaux, Latu et la torche, couteau aupoing. Les cochons s'égaillent sans manquer de grogner avant de disparaître dans l'obscurité.

Je finis par m'arrêter devant le corps de Latu.Des larmes me brouillent la vue. Je n'aurais pas dû la laisser, je voudrais revenir en arrière, tout

recommencer, je vous en supplie, ça ne peut pas être réel...Mes prières n'y changeront rien, pas plus que mes pleurs, car la réalité est ce qu'elle est.Le regard inexpressif de Latu fixe le néant.Je me tiens au milieu d'une mare de sang – le sien. Les cochons l'ont réduite en charpie. Sa

chemise, ou ce qu'il en reste, n'est plus qu'un amas informe de tissu imbibé d'écarlate.Ils lui ont déchiré l'estomac, déchiqueté l'épaule – celle déjà blessée – et mâchonné les muscles au

point que je ne suis même pas sûre que le membre soit encore rattaché au buste ou s'il gît là, dans labonne position.

Des morceaux de son corps jonchent le sol, éparpillés dans le couloir, au milieu des empreintes desabots sanguinolentes de ses assassins.

Ils lui ont même dévoré les pieds. Des moignons blancs brisés, écaillés de rouge, saillent là où setrouvaient ses chevilles. Je distingue les marques de dents sur les os.

Les cochons l'ont assassinée.Ils l'ont dévorée.Ces bêtes sont de la nourriture pour nous. Et nous en sommes pour elles.Latu a-t-elle hurlé ? S'est-elle défendue ? Je ne le saurai jamais.Les yeux fermés, je prends appui contre le mur, l'épaule calée contre la gravure d'un homme en

train de récolter du blé.J'ai envie de dormir. D'aller à l'école. De prendre un bain et d'enfiler des vêtements propres. J'ai

envie que mon père me prépare à dîner... qu'il me fasse le sandwich décrit par O'Malley, les pâtes aufromage de Yong et le cupcake d'Aramovski.

Pourquoi personne ne vient nous chercher ?Parce que... parce que personne ne nous aime. C'est la seule explication. Nous sommes rejetés,

non-désirés. Nos parents nous ont abandonnés au cœur de ce cauchemar. Ils nous ont laissés livrés ànous-mêmes.

Il règne une odeur abominable dans le couloir, mélange infâme d'excréments porcins et de mort.Du dos de la main, j'essuie mes larmes.Les yeux morts de Latu me fixent, je le sais. Ils me foudroient de leur regard accusateur.Les larmes se mettent à couler de plus en plus vite, de plus en plus fort. Ma vision devient trouble,

l'image de Latu floue, et, sans crier gare, son visage change.Désormais, c'est Yong que je vois.Combien devront mourir, Em ? me demande-t-il. Combien d'autres subiront le même sort que

Latu et moi ?— Je n'en sais rien, me lamenté-je. Je ne sais pas combien...J'efface à nouveau mes larmes, à grand-peine cette fois, avant de baisser les yeux sur le cadavre.

Ce n'est pas Yong, c'est Latu. Et elle ne peut pas me parler, car elle est morte. Tout aurait pu se passerautrement. Je ne me souviens pas de l'école, mais je sais que j'y allais. Et si j'avais rencontré Latu encours ? Peut-être me serais-je assise à la même table qu'elle à la cantine... Peut-être aurions-nous

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joué ensemble à la récréation.Je l'aurais invitée à ma fête d'anniversaire et vice versa. Est-ce toujours notre anniversaire ? Je

l'ignore. Il n'y a ni jours, ni nuits, ici bas.Nous aurions été amies, les meilleures, même.Des enfants, rien que des enfants.Mais nous ne le sommes pas. On nous a propulsés dans des versions plus vieilles de nous-mêmes.

Ce corps... je me sens différente à l'intérieur. Peu de détails me reviennent en mémoire, malgré tout jeme rappelle que je ne pleurais pas autant, avant. Je le sais pertinemment. Et jamais je n'ai eu envie detoucher le torse d'un garçon. Jamais je ne me suis mise en colère au point de vouloir faire du mal àquelqu'un, comme ça m'est arrivé face à Yong.

Suis-je responsable de la disparition de Latu ? Oui. Et Bishop ? Les jumeaux ? Aussi, même si ladéfunte en porte aussi la responsabilité, puisqu'elle a insisté pour nous accompagner malgré mesordres. Nos choix ne sont pas sans conséquences. Une part de la faute nous revient, mais une petiteportion seulement, car nous n'aurions pas pris toutes ces mauvaises décisions sans ceux qui nous ontlaissés croupir ici au départ.

Ceux qui nous ont infligé un supplice pareil... voilà les vrais responsables. Le sang de Latu, sansoublier celui de Yong, souille leurs mains. La douleur, la faim, la soif, le sang : tout est leur faute.

Je veux découvrir qui ils sont. Je veux leur faire payer.Des pas humains résonnent dans le couloir.Quelques minutes plus tard, j'aperçois les visages de Bishop et des El-Saffani éclairés par la lueur

de la torche. Parvenus à ma hauteur, ils fixent, sous le choc, le corps mutilé de Latu.— Les cochons ? me demande Bishop. Je confirme d'un hochement de tête.— Quelle horreur... dit le garçon El-Saffani.— Elle a dû hurler comme une folle, complète sa sœur.À quoi bon crier sur les jumeaux pour leur reprocher d'avoir abandonné Latu ? Mes vociférations

ne la ramèneront pas, alors je garde le silence.Assise sur les talons, j'évite de m'agenouiller, car je n'ai pas envie que le sang de Latu touche ma

peau. Je lui prends la main gauche, encore propre et, à ma grande surprise, toujours tiède.— Je suis désolée... murmuré-je.Je me rends compte que les mêmes paroles me sont venues au moment de trancher la gorge du

cochon et, à cette idée, la fureur me gagne à nouveau. Les gens qui nous ont enfermés dans celabyrinthe... je veux leur trancher la gorge, à eux. J'ai envie de les tuer, tous.

Je pose délicatement la main de Latu sur sa poitrine, sans toucher celle de droite, qui ne compteplus que trois doigts.

Une fois debout, je regarde au loin pour ne plus jamais reposer les yeux sur son cadavre. Jechoisis de garder en mémoire une Latu radieuse, aux cheveux frisés et en bataille, car nous serionssur des balançoires, pendant la récréation, et elle rirait comme une folle tandis que je la mettrais audéfi d'aller toujours plus haut.

— Bishop, emmène Latu dans la salle du dôme, dis-je. Installe-la sur le cercle de pierre et ramènela lance.

Le jeune homme s'immobilise un instant avant de se baisser pour prendre dans ses bras, avecdélicatesse, le corps de mon amie. Je choisis de ne pas regarder.

— El-Saffani, continué-je à l'adresse des jumeaux. Posez une nouvelle bande sur la torche de Latuet donnez-la à Bishop. Préparez vos propres flambeaux dès que vous aurez fini, et partagez leschiffons restants en deux tas. Bishop et moi en prendrons la moitié, vous resterez ici avec le reste.

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Les jumeaux, effrayés, échangent un regard interrogateur. — Nous allons rester ici...— Et vous, vous partez ?— Exact. Je vais chercher les autres avec Bishop. Vous, vous gardez la porte. Ne laissez aucun

cochon s'approcher du corps de Latu.À ce moment-là, le grand jeune homme ressort de la pièce et me tend la lance, que je prends avant

de l'offrir aux jumeaux.— Si les cochons s'approchent de vous, tuez-les, ordonné-je. Servez-vous de la longueur de la

lance pour les piquer de loin depuis l'intérieur de la salle. Les portes sont assez étroites pour lesobliger à passer un par un. Même s'ils arrivent par centaines, vous devriez pouvoir les repousserjusqu'à ce que Bishop et moi revenions avec le reste du groupe. Nous allons tous dans le Jardin.

Le Jardin. Ce nom sonne aussi bien qu'un autre, il fera l'affaire.La fille El-Saffani s'attaque déjà à la torche de Latu, pendant que son frère saisit la lance d'une

main tremblante. Il contemple l'arme comme s'il n'en croyait pas ses yeux. — Ne devrions-nous pas rester ensemble ? demande-t-il.Si. Je sais bien que si. L'union fait la force. Mais si nous laissons Latu, les cochons viendront finir

leur festin et je ne peux le supporter.— Restez ici, répété-je d'un ton plus ferme. À notre retour, nous emporterons le corps de Latu.

Nous allons l'enterrer.Les restes de mon amie ne rejoindront pas un tas d'ossements poussiéreux.N'importe lequel de ces trois Cercles-étoiles pourrait très bien ignorer mes ordres, mais aucun ne

pipe mot. Tous m'observent comme si j'étais différente d'eux. Et en effet, je le suis : moi, je sais tuer.La fille El-Saffani en a terminé avec la torche de Latu, qui brûle d'un feu vif – il l'est toujours, au

début.D'un mouvement agile, je fais tourner le couteau dans ma main pour le rattraper par la pointe et en

tendre le manche à Bishop. Il est le plus fort et le plus rapide, qu'il hérite du poignard me paraîtlogique.

Mais il secoue la tête, comme s'il ne le méritait pas. La honte le ronge.— Très bien, je le porterai, dis-je. Tu prends la torche. Il s'exécute.Bishop et moi remontons alors le couloir à grandes foulées.Nous allons chercher nos camarades.

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Chapitre 23

Nous nous reposons enfin. Tout a changé. Bishop et moi avons retrouvé les autres sans rencontrerdavantage de problèmes, ni voir le moindre cochon.

O'Malley avait gardé la situation sous contrôle. À la seconde où je leur ai annoncé que nousavions trouvé eau et nourriture, toute la troupe a été prête à exécuter le moindre de mes ordres.

Puis je leur ai parlé de Latu. À mon avis, certains membres de la tribu de Bishop n'ont pas cru àson décès. Ou peut-être n'ont-ils pas tout à fait saisi ce que signifiait la mort ?

Une fois revenus auprès des deux El-Saffani, il m'a semblé important de leur faire comprendre ladangerosité de l'endroit où nous nous trouvons. À tour de rôle, ils sont donc entrés dans la salle quiabritait le corps de Latu. Ce n'est qu'à ce prix qu'ils ont compris la vraie signification de la mort.

Pendant notre absence, les jumeaux ont entendu des grognements et des reniflements dans le noir,mais les cochons n'ont pas tenté d'entrer dans la salle voûtée, ce qui m'a quelque peu déçue.J'espérais que d'autres soient tués.

Bishop a utilisé le dernier drapeau, celui dont Bello et Okereke se servaient comme sac, pour enenvelopper le corps de Latu. Il l'a portée sur son épaule comme si elle était aussi légère qu'uneplume.

Nous avons effectué le trajet jusqu'au Jardin en un rien de temps. Un par un, les autres ont rampéavec précaution dans le tunnel aux épines – je leur avais ordonné de rester près du taillis une foisparvenus de l'autre côté. Bishop ou les El-Saffani ont sans doute glissé un mot aux autres Cercles-étoiles en cours de route, car Visca, Farrar, Bawden et Coyotl se sont eux-mêmes assurés quepersonne ne me désobéisse.

Alors que les enfants vagabondaient dans le Jardin, satisfaisaient leur faim, se passaient de l'eausur le visage près du jet bouillonnant ou admiraient, bouche bée, les proportions du lieu, j'ai titubéjusqu'à l'arbre aux fruits bleus pour m'asseoir à son pied. Je n'ai pas pu me relever depuis et je n'en aiaucune envie.

Avec les jumeaux, Bishop a porté Latu jusqu'au pied d'un autre arbre, où ils l'ont enterrée. Ils ontcreusé le trou de leurs propres mains sans accepter l'aide de quiconque.

Aramovski a prononcé quelques mots que j'ai à peine saisis car la tombe de Latu se trouve assezloin de l'arbre aux fruits bleus. Je ne sais pas si ses paroles avaient du sens ou s'il n'exprimait quedes idées désordonnées, comme à la mort de Yong. Quelle importance, de toute façon ? Comme ledisait Spingate, les morts s'en fichent bien, et moi aussi.

Je voulais qu'on enterre aussi le cochon, mais Spingate et Gaston m'ont très vite convaincue den'en rien faire.

Selon eux, la viande serait tout aussi nécessaire à notre survie que les fruits. Alors Gaston apréparé un feu et, maintenant, ils surveillent tous la cuisson du porc, dont le fumet me met l'eau à labouche.

Difficile de croire que j'ai pleuré au moment de trancher la gorge de cette fichue bête. Une foisqu'elle sera rôtie, non seulement je la mangerai, mais j'ai bien l'intention d'en savourer chaquebouchée.

J'ai envie de tuer tous les cochons, sans exception. Leurs couinements et leurs yeux humains ne meperturberont plus. Ils ont assassiné mon amie et ils nous tueront tous s'ils en ont l'occasion. Ce quisignifie que, pour garantir notre sécurité, nous devons les exterminer, jusqu'au dernier. Entre eux etnous, ce sera nous.

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Spingate m'a apporté de l'eau. Comme nous n'avons ni bol ni verre, elle a essoré une chemiseimbibée au-dessus de mes lèvres. Le liquide froid a coulé sur ma langue – ma gorge en tremblait dedélice. Plus je buvais, plus mon corps se détendait.

J'espère qu'elle s'est servie d'une chemise non souillée par le sang.Mes paupières sont tellement lourdes... À demi éveillée, je flotte à la frontière du sommeil. Jamais

je n'ai ressenti une fatigue pareille.Je me rends vaguement compte que quelqu'un s'assied à côté de moi.— Tu vas bien, Em ?C'est O'Malley. J'aime beaucoup sa voix.— Oui, dis-je dans un souffle. Je vais bien.Pourtant, je n'en donne pas l'impression. Ma conversation imaginaire avec Yong me semble même

sur le point de devenir réelle, car bientôt je serai aussi morte que lui.J'entrouvre les yeux à grand-peine. Un peu plus loin sur la droite, je distingue un petit arbuste

chargé de fruits orange. Impossible d'en détacher le regard, pas même pour me tourner vers le visaged'O'Malley. Mon ami est séduisant, agréable à regarder, mais ces fruits le sont tout autant.

— Farrar a suggéré d'instaurer un périmètre, explique O'Malley. À cause des cochons. Juste au casoù. Je m'en suis occupé pendant que Bishop creusait la tombe de Latu. J'ai posté Farrar, Bawden etCoyotl comme gardes. Ils resteront de surveillance pendant que les autres se reposent, puis on lesrelèvera. Nous sommes en sécurité, Em.

— Parfait, me contenté-je de dire.Je sens une main chaude se poser sur mon front avant de caresser mes cheveux. Je m'abandonne à

cette agréable sensation.— Tu peux dormir, maintenant, murmure O'Malley. Tu en as besoin. Le reste peut attendre.Sa voix tremble de lassitude, comme s'il n'en menait pas plus large que moi.Puis le jeune homme s'éloigne. Si je m'endors, prendra-t-il la relève ? J'aime à le croire. J'espère

qu'il ne mettra pas trop le bazar. Pourtant, si personne ne meurt, il s'en tirera mieux que moi, pasvrai ?

Mes paupières se ferment. Je lutte pour les rouvrir, mais je ne vois plus grand-chose, tout sebrouille.

J'entends un bruit que je n'aurais jamais cru entendre à nouveau : un rire.Personne ne se montre irrespectueux envers Latu, mais nous avons trouvé de l'eau, de la

nourriture. Nous sommes en sécurité.Un rire... Quel son merveilleux !Mes yeux se ferment.

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Troisième partie

Des vivres et un refuge

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Chapitre 24

Un hurlement déchirant me réveille en sursaut. Trop de lumière. Je ne vois rien ! Mes mainsfourragent le sol autour de moi en quête de la lance, mais ne trouvent rien, si ce n'est la froideur de laterre et le velouté des herbes. La lance a disparu, où est-elle passée ? Mais bon sang, où est-elle ?Les cochons... ils viennent pour moi ! Ils viennent me réduire en lambeaux, dévorer mes entrailles,croquer mes os, ils viennent pour nous tous et...

À nouveau ce hurlement... suivi d'un rire.Ma vision s'ajuste. Je regarde autour de moi. Mes amis, installés sous les arbres ou près des

roseaux, mangent, discutent, se reposent. Le calme règne dans le Jardin.Aucun danger ne rôde.Le cri, c'est Spingate qui l'a poussé. Elle chahute avec Gaston dans les hautes herbes. Ils rient.Sous un arbre à ma droite, Aramovski se tient debout, occupé à parler à un groupe assis autour de

lui en demi-cercle. Opkick, Johnson et Cabral, si mes souvenirs sont exacts. Près de la sourcechantante, Bello et Ingolfsson récoltent des fruits qu'ils déposent au sol en petits tas bien nets.J'aperçois O'Malley en pleine conversation avec Borjigin, un Demi-cercle dont l'attitude me faitplutôt penser à celle d'une fille.

Et, au-delà du grand rectangle de roseaux qui s'étire loin de moi, je vois trois dos musculeux, dontaucun ne porte de chemise. Nul besoin de distinguer leur visage sage pour les reconnaître : la peaunoire et le cou épais de Farrar, les cheveux blancs et la peau rosée de Visca, les larges épauleszébrées de cicatrices qui ne peuvent appartenir qu'à Bishop. Ils montent la garde dans les herbes faceau bois qui s'étend tout le long de la grande salle.

Ils veillent. Contre les cochons, contre tout nouveau danger qui nous guetterait.Je remarque que d'autres ont aussi abandonné leur chemise. Coyotl, Bawden, les deux El-Saffani...

tous les Cercles-étoiles. La fille El-Saffani et Bawden ne semblent guère se soucier d'exposer leurpoitrine à la vue de tous, mais moi, je me sens très mal à l'aise. Elles devraient se couvrir, commetoutes les autres filles. Se croient-elles différentes simplement parce qu'elles arborent un Cercle-étoile ? Oui, de toute évidence. Elles le sont. Sans leur chemise, les Cercles-étoiles forment unefaction à part, en marge de notre groupe.

Je m'en inquiète.Lorsque Bello me voit réveillée, elle bondit sur ses pieds, le visage rayonnant, et se précipite vers

moi. La façon dont la lumière du plafond voûté se reflète sur ses cheveux blonds lui donne l'air debriller.

— Tu es enfin réveillée, Em ! Je commençais à m'inquiéter, tu as dormi longtemps.— Ah oui ? Combien de temps ?— Qui pourrait le dire ? répond-elle, les sourcils froncés, avant de pointer ma chemise du doigt.

Tu étais tellement dans les vapes que nous ne t'avons même pas réveillée en te déshabillant.Ma chemise... le plus gros du sang a disparu. La poussière aussi. Quelques taches estompées

demeurent, rosâtres pour le sang, brun pâle pour la saleté et vert passé pour l'herbe. Le tissu, commecelui de ma jupe, semble un peu raide.

Mes vêtements ont l'air d'être... propres. Tout comme ma peau.Je lève vers Bello un regard troublé.— Nous t'avons lavée, m'explique-t-elle. D'souza et moi. C'est une Cercle, comme nous.Par réflexe, je lève les mains à ma poitrine, même si ma chemise s'avère boutonnée jusqu'au col.

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— Vous m'avez retiré mes vêtements ?— Tout va bien, me rassure Bello, une main posée sur mon épaule. Les autres filles ont fait écran

pour te cacher aux garçons. Nous avons nettoyé tes vêtements et débarrassé ton corps de toute sacrasse. Tu avais une sacrée collection d'égratignures, alors Smith s'en est occupée. Elle n'a laissépersonne d'autre toucher tes blessures. Elle a aussi soigné Bishop.

Smith. La grande fille maigre. La Cercle-croix.Je n'ai plus les cheveux devant les yeux. Je ramène ma natte par-dessus mon épaule pour constater

qu'on l'a de nouveau tressée. Quelqu'un l'a même attachée au moyen d'une cordelette de tissu blanc,sans doute arrachée à la chemise de l'un des garçons.

— Nous t'avons recoiffée, continue Bello. Même à ce moment-là, tu ne t'es pas réveillée. Tudevais vraiment tomber de fatigue.

Je dormais pendant qu'elles me déshabillaient, me lavaient et nattaient mes cheveux...— Fatigue est un faible mot, confirmé-je.Bello hoche la tête, soulagée. Croyait-elle que j'allais mourir ? Elle se penche pour me prendre

dans ses bras et je lui rends son étreinte. Il fait si bon se blottir contre elle !On m'a vue nue... Je n'aime pas du tout cette idée. Sans doute est-ce ridicule de ressentir de la

gêne en de pareilles circonstances, surtout après tout ce que nous avons traversé, mais personne nedevrait se retrouver nu contre sa volonté. C'est effrayant. Pourtant, Bello et les autres ont agi pargentillesse, et la sensation de propreté est tout bonnement merveilleuse, aussi le moment ne se prête-t-il guère aux remontrances.

Bello met un terme à notre étreinte.Ah... J'aurais dû le voir venir : elle se met à pleurer.— Oh, Em, tu as l'air d'aller tellement mieux maintenant ! dit-elle à travers ses larmes – de joie,

semble-t-il. As-tu faim ?Qu'ai-je mangé depuis que je me suis extirpée de mon cercueil ? Un morceau de fruit bleu, je

crois.— Je suis affamée !— Laisse-moi t'apporter de quoi te rassasier, lance-t-elle avant de partir au pas de course.Mes jambes flageolent, si bien que je dois m'appuyer contre un tronc pour ne pas perdre

l'équilibre. Chaque muscle de mon corps me fait souffrir.O'Malley lance un regard dans ma direction, comme pour s'assurer que je vais bien. Dès qu'il me

voit debout, son visage s'illumine. Jamais je ne l'ai vu sourire ainsi, je crois : il est vraimentmagnifique. Même de loin, ses yeux bleus brillent comme des pierres précieuses.

Je me rends alors compte qu'il tient la lance.Alors qu'il se dirige vers moi au petit trot, Spingate et Gaston me voient, eux aussi, et interrompent

aussitôt leurs jeux pour se remettre debout.Intrigué par la soudaine agitation, Aramovski me remarque à son tour. Il m'adresse un regard

étrange, avant de reprendre sa conversation avec ceux qui l'entourent, assis par terre, à ses pieds. Jeme demande ce qu'il peut bien leur raconter...

O'Malley sourit toujours lorsqu'il me rejoint.— Heureux de voir que tu es réveillée, Em ! Je commençais à m'inquiéter.Spingate arrive en trombe. Le sceptre se balance sur sa hanche droite, maintenu par une boucle de

tissu blanc passée en travers de son buste et sans doute tirée de la même chemise de l'un des Cercles-étoiles.

Elle me prend dans ses bras pour me serrer à m'étouffer.

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Non sans une grimace, je pousse un cri de douleur involontaire, aussi me lâche-t-elle sur-le-champ.

— Oh, pardon ! Je t'ai fait mal ?— Tout mon corps me fait souffrir, finis-je par admettre avec un rire un peu embarrassé.Le sourire aux lèvres, Gaston pousse doucement du doigt mon épaule droite, aussitôt traversée par

un éclair de douleur sourde.— Eh, ça fait mal ! Qu'est-ce qui te prend ? m'exclamé-je en m'écartant de lui.— Je voulais voir si tu disais vrai, explique-t-il, amusé.— Ce n'est pas drôle, Gaston, le réprimande Spingate avec un regard noir.— Je sais, je sais, s'empresse-t-il d'ajouter. Désolé, Em.Je trouve le comportement de Gaston étrange – agréable, mais étrange.Je remarque que ses vêtements sont encore crasseux, comme ceux de Spingate. Non, pour être

exacte, plus aucune trace de sang ne souille la chemise de la jeune fille. Elle l'aurait nettoyée pour sesalir à nouveau ? Avec de la poussière, en majeure partie, mais aussi des traînées de graisse etquelques taches de rouille. Ils ne se sont pas contentés de jouer dans l'herbe. Ils ont profité dusommeil et de la toilette des autres pour s'adonner à une autre activité.

Je tends la main pour saisir un petit morceau de rouille sur la manche de la jeune fille.— Où êtes-vous allés, tous les deux ?— Euh...Spingate, les yeux écarquillés, les joues en feu, est incapable d'articuler quoi que ce soit d'autre.— Nous avons pris une torche et exploré le couloir, répond Gaston avec un grand sourire.O'Malley manque de s'étouffer de surprise.— Vous avez quoi ?— Ex-plo-ré ! répète Gaston en détachant chaque syllabe comme s'il s'adressait à un crétin. Nous

avons suivi le couloir pour voir jusqu'où il allait. Ai-je répondu à ta question, O'Malley, ou bien faut-il que je trouve une autre façon de définir le terme « explorer » ?

— Je sais ce qu'il signifie, rétorque le grand brun d'un ton cinglant. Mais dans votre cas, il veutplutôt dire : « Nous avons pris la poudre d'escampette pour aller vadrouiller seuls sansautorisation. »

— Oh, je vois, sans autorisation, raille Gaston, les yeux levés au ciel. Eh, tout le monde, j'airetrouvé mon père ! En fait, il s'appelle O'Malley. Dis-moi, papa, c'est quoi la prochaine étape : tuvas venir me border le soir ?

O'Malley semble au bord de l'implosion, ce qui, de toute évidence, amuse beaucoup Gaston.Pourquoi se sent-il toujours obligé d'asticoter les autres ?

— Ce n'est pas une question de permission, mais de sécurité, finis-je par intervenir. Nous nedevons pas nous séparer. N'as-tu donc pas vu le corps de Latu ?

Gaston me dévisage un moment, puis baisse les yeux. Oui, il l'a vu et bien entendu, cette image l'achoqué lui aussi.

— Peut-être n'aurions-nous pas dû partir tout seuls, admet-il. Mais nous ne pouvons pas rester icipour l'éternité. Je voulais voir jusqu'où allait le couloir pour évaluer la distance qu'il nous resterait àparcourir dans le noir si jamais nous avions à fuir... Je pensais abattre un peu de travail pendant quetu dormais, pour que tu n'aies pas à t'occuper de tout.

Aucune raillerie ne perce dans sa voix, il a abandonné le ton condescendant qu'il utilise pours'adresser aux garçons plus costauds que lui. Il me respecte, et cette pensée me réconforte. Pour uneraison que je ne m'explique pas, l'opinion de Gaston compte beaucoup pour moi.

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— Tu n'étais pas censé partir, Gaston, fulmine O'Malley. Toi non plus, Spingate !— Mais nous sommes partis, répond le garçon du tac au tac, non sans adresser un sourire

complice à Spingate. Et que de découvertes nous avons faites, d'ailleurs !La jeune fille rougit de plus belle, ce que je n'aurais pas cru possible. Elle dévisage Gaston

comme si elle voulait l'étrangler. S'imagine-t-elle que je vais lui hurler dessus ?— Détends-toi, Spingate, dis-je. Bon, alors, vous avez joué les explorateurs, ce n'est pas la fin du

monde. Promettez-moi simplement de ne pas recommencer, d'accord ?— Je te le promets, acquiesce-t-elle, fébrile. Et Gaston aussi.— Je n'ai pas l'intention de promettre quoi que ce soit, grince l'intéressé.— Gaston ! aboie soudain la jeune fille. Tu vas donner ta parole à Em, et tout de suite !Le jeune homme lève à nouveau les yeux au ciel, mais sans faire montre de la même provocation

qu'envers O'Malley.— Très bien. Peu importe, lâche-t-il. Je le jure.Pourquoi Spingate perd-elle ainsi son sang-froid ? J'ai l'impression qu'un élément m'échappe...

mais après tout, ils sont revenus indemnes de leur exploration.— Tu disais avoir découvert... quoi au juste ? demandé-je.— De la lumière, répond Gaston. À environ dix minutes du Jardin, le couloir se termine par une

nouvelle porte. Spingate l'a ouverte avec le sceptre. Au-delà s'étend le même genre de corridor quecelui où nous nous sommes rencontrés : murs blancs, plafond luminescent...

Cette révélation provoque en moi des sentiments mitigés. D'un côté, je suis soulagée d'apprendreque si nous continuons dans la même direction, nous finirons par trouver de la lumière car nousserons bientôt à court de torches. De l'autre... j'espérais qu'ils aient trouvé autre chose.

— Encore un couloir, soupiré-je. Aucun moyen de sortir de ces oubliettes ? Tu en es sûr ?— Pas que je sache, déplore-t-il. Mais nous n'avons pas franchi l'arcade, puisque nous l'avons

refermée avant de revenir ici. (Il sourit, l'air très content de lui-même.) On est revenus directement,sans s'arrêter ailleurs pour explorer quoi que ce soit d'autre.

Si Spingate pouvait rougir davantage, on aurait pu la confondre avec Coyotl. Qu'est-ce qui ne vapas avec cette fille ? Peut-être est-elle fatiguée ? En tout cas, elle donne l'impression de ne pas avoirfermé l'œil.

— Bref, reprend Gaston. Le couloir continue à grimper tout droit, ce dont raffole Em, nous lesavons tous. Une fois que nous serons tous frais et dispos, nous pourrons reprendre la marche. Carnous ne pouvons pas rester ici, c'est évident.

— Tu l'as déjà dit, siffle O'Malley.— Et ouvre bien grand les oreilles, je vais le répéter une troisième fois, acquiesce le garçon,

espiègle. Nous ne pouvons pas rester ici. Ne fais pas qu'écouter, O'Malley, essaie de comprendre !Pourquoi Gaston se montre-t-il aussi insistant à ce sujet ?— Bien sûr que nous ne pouvons pas rester, dis-je. Tout le monde le sait.Les bras croisés, Gaston me lance un sourire satisfait.Spingate secoue la tête, tandis que je me tourne vers O'Malley.— Parce que certains en auraient envie, c'est ça ?— Certains, oui, répond-il avec un haussement d'épaules.— Rassure-moi... Tu leur as bien dit que ce serait impossible ?— Tout le monde est épuisé, Em. Ils sont heureux de pouvoir enfin se reposer. Si quelques-uns

aiment à croire que nous allons rester un moment, avec des vivres et de l'eau à revendre, alors tantmieux. Parfois, il vaut mieux laisser les gens penser ce qui leur plaît.

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Tout ceci n'a aucun sens.— Mieux vaut toujours dire la vérité, contré-je. Quelles que soient les circonstances.O'Malley lance un coup d'œil agacé vers Gaston et Spingate, comme s'il souhaitait me toucher un

mot en privé.— Oui, bien sûr, Em, reconnaît-il d'une voix blanche. Tu as raison, je n'en doute pas.Que veut-il donc dire par là ? O'Malley est plutôt difficile à cerner, à l'inverse de Bishop. Un

simple regard me permet de deviner à quoi songe le colosse blond. Mais O'Malley ? Ses penséesdemeurent impénétrables.

— Tiens, me dit-il en me rendant la lance.Je la saisis, sceptique quant au rôle symbolique que pourrait encore jouer l'arme. Les Cercles-

étoiles m'acceptent comme chef avec ou sans la lance. Peut-être avons-nous dépassé le stade où nousavions besoin d'emblèmes ?

Impossible de nous attarder en ce lieu, mais nous ne pouvons pas non plus lever le camp sur-le-champ.

J'englobe du regard la troupe dispersée dans le Jardin : j'aperçois des sourires, j'entends deséclats de rire. Spingate et Gaston étaient même en train de jouer, nom d'un chien !

Il fait bon vivre, ici. Nous avons tous besoin d'en profiter le plus possible.Personne ne se comporte comme s'il ne s'était rien passé et que la situation n'avait rien

d'extraordinaire. Tous ont changé. À notre premier réveil, j'aurais pu considérer O'Malley et Spingatecomme de petits enfants piégés dans des corps d'adultes. Mais plus maintenant. Les épreuves quenous avons traversées les ont affectés, on peut le lire sur leurs traits. Personne n'a oublié ce que nousvenons de vivre, mais, ici, dans le Jardin, tout semble... mieux.

Comme si le plus dur était derrière nous.Le rire aux lèvres, Bello revient alors avec un morceau de viande fumante, tellement chaude

qu'elle doit la faire sauter d'une main à l'autre pour ne pas se brûler. Derrière elle, j'aperçois unmince filet de fumée. Okereke et Ingolfsson remuent à l'aide d'une pique les restes grésillants ducochon. L'air au-dessus du feu ondule sous l'effet de la chaleur.

Bello m'offre la viande luisante de graisse, qui dégage une odeur tout bonnement délicieuse. Jecale la lance contre un tronc pour prendre la nourriture des mains de mon amie. À mon tour, à présent,de faire sauter le morceau, sans manquer de rire lorsque ma peau me donne l'impression de frire aucontact de la viande brûlante.

— Vas-y, m'encourage Bello. Goûte !Je m'apprête à enfourner la première bouchée avant d'interrompre net mon geste. Le cochon

fouillait dans les cercueils, ce qui signifie qu'il s'est sans doute nourri d'os humains. Je ne suis pastrop au fait du fonctionnement de la chaîne alimentaire... mais la viande de porc que je suis sur lepoint d'avaler contient-elle, au moins en partie, des morceaux d'êtres humains ?

Sans doute. Et, en fin de compte, peut-être n'en ai-je rien à faire...Je mords à belles dents dans la viande grillée. Lorsque du jus brûlant se déverse sur ma langue, je

grimace, tout sourire, la bouche pleine. Non seulement la chair est riche, délicieuse, mais je savoureaussi le plaisir d'avoir chassé et tué l'animal, avec l'aide de Bishop. Nous l'avons abattu pour nourrirnotre groupe. Pour une raison qui m'échappe, cette idée me remplit d'une sérénité jusqu'alorsinconnue. Je mange du cochon... du porc... Des côtes de porc !

Voilà ce que préparait mon père dans mon souvenir morcelé ! M'a-t-il abandonnée ici ou bien ai-jeété enlevée ? Je donnerais tout pour savoir à quoi ressemble mon père.

Bello retourne en toute hâte vers son amoncellement de fruits, et je mords de plus belle dans ma

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part de viande avant même d'avoir avalé la première bouchée. La jeune fille revient avec les deuxmains pleines de fruits : un rond et orange, un très long, vert, et un violet, qui ressemble à la lettre C.J'ai hâte de tous les engloutir.

— Le violet, c'est le meilleur ! me conseille Bello. Il est très sucré.Tous les autres confirment sans hésiter.— Ceux-là sont tellement délicieux ! renchérit Spingate.Ils me rappellent la crème glacée.La crème glacée ? Oui, je m'en souviens. J'avale ma bouchée de viande, puis croque dans le fruit

violet.Se répandent dans ma bouche des saveurs fraîches et sucrées, presque douceâtres, tellement

extraordinaires que j'en ferme les yeux pour concentrer toute mon attention sur mes papilles.— Tu vois ? dit Spingate. C'est bon, pas vrai ?Je hoche la tête avant de mordre à nouveau dans le fruit. La tête inclinée sur le côté, je mâche,

toute à mon plaisir.J'enchaîne avec le fruit vert, très épicé – ma langue est en feu –, mais au goût incroyable.— Asperge le porc avec un peu de ce jus, me conseille alors O'Malley.Je suis sa recommandation, écrasant le fruit vert au-dessus de ma viande avant de goûter le tout.

Chacun de ces aliments recèle des trésors de saveurs, et, associés, ils frôlent la perfection.Spingate pèle un fruit orange à mon intention. Sous la peau épaisse se cachent des morceaux de la

même couleur que l'on peut détacher pour les engloutir facilement l'un après l'autre. Froids,étincelants, on dirait des quartiers de soleil.

Les autres semblent prendre plaisir à me regarder manger : je ne me fais pas prier et je continue àengloutir viande et fruits jusqu'à avoir l'estomac plein – j'ai d'ailleurs l'impression qu'il va éclater.

Je me sens comblée, jusqu'au moment où s'élève la voix d'un garçon.— Quel spectacle attendrissant !Aramovski. Il a dû s'approcher sournoisement pendant que je mangeais. Je me demande s'il a lavé

sa chemise comme tous les autres. Non pas que j'y verrais une quelconque différence, puisque lejeune homme semble ne jamais se salir.

— Ravi de voir que tu es réveillée, Em, dit-il. Je suis aussi heureux de constater que tu arrivessans aucun mal à sourire et à rire alors que l'on vient à peine de retourner la terre sur la tombe deLatu.

Tous le dévisagent, l'air ahuri. Tous sauf moi. Je garde les yeux rivés au sol, car je sais qu'il araison. Comment osé-je m'amuser alors que Latu est morte ?

— Aramovski, sombre crétin ! lance Gaston. Em parvient enfin à se détendre un peu et tu te sensobligé de sortir des horreurs pareilles !

Le grand garçon incline la tête sur le côté, comme s'il avait entendu des paroles dont il peinait àsaisir le sens.

— Telle n'était pas mon intention, Gaston. Deux membres du groupe sont morts depuis qu'Em estdevenue notre chef. À sa place, ces deux victimes me hanteraient tellement que je pourrais à peinetenir debout, mais regardez-la ! À rire, à manger, comme si de rien n'était. Peut-être qu'il vaut mieuxavoir la mémoire courte quand on est aux commandes...

Mon appétit s'est envolé ; la viande et le fruit me tombent des mains.Spingate baisse les yeux sur la nourriture au sol. Une expression de pur mépris sur le visage, elle

s'avance vers Aramovski à grands pas pour lui enfoncer un doigt accusateur dans le torse.— Tu as mangé ta part de viande, Aramovski, et de fruits, tout comme tu as bu jusqu'à plus soif. Tu

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sais pourquoi ? Parce qu'Em a trouvé cet endroit. (Elle ponctue sa diatribe de grands gestes quienglobent tout le Jardin.) Tu fais remarquer que deux des nôtres sont morts. Alors comme ça, tu aimesles chiffres ? Ça tombe bien, moi aussi ! Que penses-tu du nombre vingt-trois ? Ce sont les personnesencore vivantes, espèce d'ingrat ! Em a fait du bon boulot !

— Non... ce n'est pas vrai.Ma voix monocorde est dépourvue d'émotion. L'engourdissement a de nouveau gagné chaque

partie de mon corps. Spingate se trompe. Si j'avais été un chef compétent, Latu pourrait manger desfruits au goût de crème glacée. Yong aussi, même s'il ferait semblant de s'ennuyer sans cesser desoupirer, j'en suis sûre, mais au moins il serait en vie.

À travers les branchages des arbres fruitiers, à quelque distance delà, j'aperçois l'endroit oùBishop et les jumeaux ont enterré Latu.

— Latu était courageuse, continué-je. Bien plus que moi.Je vois les autres échanger des regards qui en disent long : pour eux, je suis la plus vaillante. S'ils

savaient quel imposteur je suis !— Tu ne t'es pas encore rendue sur sa tombe, remarque Aramovski avec un sourire en coin. N'est-

ce pas ?Je fais non de la tête.— Alors viens avec moi. Rends-lui hommage et contemple le prix de l'échec.Tout au long de l'échange, O'Malley est resté immobile, calme, mais ces quelques paroles acerbes

semblent le faire sortir de ses gonds. Il s'avance vers Aramovski jusqu'à se retrouver torse contretorse avec lui.

— Ferme-la ! gronde-t-il. Je t'interdis de parler à Em de cette façon.Le géant noir lève les mains au-dessus de sa tête, paumes vers le ciel. Toute son attitude

corporelle indique qu'il n'a pas envie de se battre. Pourtant, ses yeux étincellent. — Que de colère ! dit-il. Je n'ai jamais dit que la faute incombait à Em. Je me demande bien

pourquoi tu l'as compris ainsi...O'Malley crispe les poings. Si Aramovski s'entête à jouer sur les mots, il va finir par récolter des

coups. Alors je m'interpose :— Il suffit ! Que tout le monde reste ici. Je vais aller sur la tombe de Latu avec Aramovski.— Il ne sait pas de quoi il parle, Em, répond O'Malley, incrédule. Tu n'as pas échoué, Latu n'est

pas morte par ta faute !Il se trompe, tout comme Spingate.— Viens, Aramovski. Allons-y.Ensemble, nous nous rendons sur la tombe de Latu.

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Chapitre 25

L'amas de terre est à peu près aussi long et large que moi, car Latu avait une corpulencesemblable à la mienne. J'aurais pu être à sa place, allongée là-dessous... D'ailleurs, cette perspectivereste vraisemblable. Nous sommes pris au piège dans ce bâtiment, ou ces oubliettes, ou... bref, noussommes coincés à jamais dans ce labyrinthe de la mort. Le futur proche pourrait très bien me réserverune tombe vide.

La sépulture de Latu se trouve à l'ombre d'un arbre fruitier. C'est un bel emplacement. Je pense quemon amie aurait aimé s'y étendre.

Quelqu'un a façonné un Cercle-étoile à l'aide de fins branchages et l'a déposé sur la terre. Délicateattention.

— Qui l'a fabriqué ?— Bello, répond Aramovski. Ingolfsson et elle ont passé des heures ici. Les branches de ces

arbres sont très souples. Elles ne feraient pas des armes très efficaces, de toute évidence, mais ellesse plient sans peine, ce qui en fait un matériau idéal à tresser.

Nous contemplons l'amas de terre. J'aimerais prononcer quelques mots, mais à quoi bon ? D'aprèsSpingate, « les morts se fichent bien de ce qu'on dit », mais peut-être les paroles que l'on murmureau-dessus d'une tombe ne sont-elles pas destinées aux morts, mais aux vivants, justement ?

— Quel gâchis... soupire Aramovski. Au moins avons-nous pu l'enterrer. Irons-nous chercher lecorps de Yong pour pouvoir lui donner une sépulture digne de ce nom ?

La question éveille sur-le-champ ma colère.— Bien sûr que non, nous ne ferons pas demi-tour.— Comme tu veux. C'est toi le chef, après tout.Comme si abandonner le corps de Yong avait été ma décision, alors que nous n'avions absolument

pas le choix. Non seulement Aramovski pense le contraire de ce qu'il dit, mais il pose des questionsdont il connaît déjà la réponse.

Je fixe la tombe de Latu. Terre, chair, os et une poignée de branches tressées. Voilà tout ce qu'ilreste d'elle.

— Tu m'as dit de venir admirer le prix de l'échec, dis-je. Puis tu as prétendu ne pas m'attribuer cetéchec. Insinuerais-tu que la faute revient à Latu elle-même ?

Je le vois couler un regard vers ma lance. Je comprends alors à quel point mes paroles peuventsembler menaçantes.

Je n'en avais pas l'intention, mais j'espère qu'il les perçoit comme telles : s'il s'apprête à dire dumal de mon amie, il a intérêt à choisir ses mots avec soin.

— La responsabilité nous incombe à tous, explique-t-il. Nous avons tous échoué à rendrehommage aux dieux. (D'un geste, il désigne la sépulture.) Ceci n'est que le prix à payer pour cettefaute.

Je ne comprends pas un traître mot de ce qu'il raconte.Des dieux ? Il a reçu un coup sur la tête, ma parole !— Latu a été tuée par les cochons, lui rappelé-je.— Oui, bien entendu, acquiesce-t-il lentement. Et qui les a envoyés, à ton avis ?Je m'apprête à lui répondre, mais je suis coupée dans mon élan. « Dieux » : encore un autre mot de

pouvoir, à l'instar de « sauver », « tribu » et « adultes ». Ce terme remue la boue qui englue mamémoire. « Dieux » est synonyme de bien plus de puissance que « professeurs » ou même « parents ».

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Malgré l'étrange comportement d'Aramovski, ses propos recèlent un fond de vérité. Les dieuxn'ont rien à voir avec la mort de Latu, j'en suis convaincue, mais ses « assassins » ne sont pas arrivéslà par hasard. Tout comme nous avons été abandonnés dans ces oubliettes, quelqu'un les y a faitentrer.

— Je vois que cette idée te trouble, remarque Aramovski.— Non, je ne dirais pas ça. Je réfléchis, voilà tout.— Nous devons honorer les dieux, Em, dit-il avec un léger sourire. Il est temps pour toi

d'ordonner aux autres de se rassembler, afin que je puisse les guider dans la prière.Cette étincelle dans ses yeux, quelle suffisance ! Il croit vraiment tout savoir.— Te rappelles-tu vraiment quelque chose, Aramovski ? Te souviens-tu d'où nous venons ?

Pourquoi nous sommes ici ?Son sourire s'évanouit, et avec lui toute la douceur qui habitait son regard. Mon adversaire aurait

voulu me convaincre qu'il savait comment agir et, comme ce n'est pas le cas, il retourne sa colèrecontre moi.

Il se croit supérieur à moi, mais il n'a rien accompli, lui. Il n'a ni combattu, ni chassé, ni versé sonsang.

— Alors ? insisté-je. Te rappelles-tu quoi que ce soit ou bien es-tu en train d'inventer toute cettehistoire pour te faire mousser ?

— Je ne prétends pas me souvenir de tout, gronde-t-il, la lèvre tordue comme s'il montrait lescrocs, mais je connais notre faiblesse. En ces temps de nécessité, nous avons besoin de la religionpour voir la lumière au bout du tunnel.

« Religion »... le mot se heurte aux frontières de mes connaissances, me nargue de toute sonimportance, juste hors de ma portée. La religion faisait partie de ma vie à l'école et à la maison. Je lesais, je le sens, mais impossible de visualiser le moindre détail. Je n'ai aucun moyen de déterminer lanature de notre religion, ni l'importance qu'elle revêtait.

Pourtant, une émotion refait surface : la haine. Je déteste la religion. J'ignore pourquoi, mais j'ensuis convaincue. Et à cet instant précis, je n'ai pas besoin d'en savoir plus.

Nous n'allons pas prier, tranché-je. Nous allons nous reposer et ensuite nous sortirons d'ici.Aramovski secoue la tête, attristé. Sa façon de bouger me donne l'impression de me tenir, moi,

petite fille de douze ans, face à un adulte.— Les dieux nous en veulent, continue-t-il. Tu dois m'écouter avant qu'un autre membre du groupe

ne meure. Alors voilà pourquoi tu m'as emmenée sur la tombe de Latu ? Pour me raconter toutes cesfoutaises ?

Il plisse les yeux. Je vois bien qu'il a envie de m'écraser comme un vulgaire insecte, mais la lancedans ma main l'en empêche. Peut-être éprouve-t-il aussi de la peur à mon égard, à cause de ce que j'aiinfligé à Yong...

— Sois prudente, Em, souffle-t-il. Sois très prudente quand tu qualifies les dieux de foutaises...— Sinon quoi, Aramovski ?Je fais un pas vers lui ; il recule en toute hâte. Sa frayeur me nourrit d'une tout autre façon que la

viande ou les fruits, et pourtant j'en perçois l'importance : elle est aussi nécessaire à ma survie. Je nedevrais pas penser ainsi, mais je ne peux pas m'en empêcher.

Si je ne me montre pas prudente, Aramovski, que comptes-tu donc faire ?La crainte assombrit son visage, puis il semble reprendre contenance, au point que son sourire

satisfait réapparaît.Ce ne sont pas mes actions qui m'inquiètent. (Il lance un regard vers le tas de terre.) Espérons que

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les dieux comprendront. Espérons qu'ils sauront se montrer plus cléments envers toi qu'envers Latu.Ma soif de terreur me brûle la poitrine pour ensuite se muer en effroi.Et s'il avait raison ?Et s'il nous fallait vraiment prier ?Non. Il s'est trompé pour les monstres, il se trompe là encore. Il tente de me contrôler avec sa

fichue religion. « Religion » n'est pas simplement un mot puissant, c'est la racine même du pouvoir.Une douleur me vrille l'estomac, et je l'attribue tout d'abord à la conversation. Mais soudain, mon

ventre me semble tendu, ballonné.Assez discuté, finis-je par conclure. Que je ne t'attrape pas à utiliser la mort de Latu pour répandre

des mensonges sur tes dieux auprès des autres.— Sinon quoi, Savage ? demande-t-il en imitant mon ton de tout à l'heure. Crois-tu que les dieux

viendront me foudroyer pour avoir parlé d'eux ?À mon tour, à présent, de sourire d'un air satisfait. À mon tour de retourner ses propos contre lui.— Ce ne sont pas les dieux qui m'inquiètent, Aramovski.Et tout à coup, il blêmit. Cette peur délectable s'empare à nouveau de lui.Je l'abandonne près de la tombe de Latu.

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Chapitre 26

Oh, je n'aurais pas dû manger autant de fruits... Mon ventre n'apprécie pas du tout. J'éprouve unesensation étrange. Lorsque je comprends de quoi il retourne, je ne peux retenir un rire : il faut quej'aille me soulager, tout simplement.

Non loin de là, je retrouve Bello, assise parmi les roseaux près de la source bouillonnante. Ellesemble installée sur... un muret ? Oui, un petit mur de pierre sépare les roseaux de l'étendue d'herbe,assez haute pour me dissimuler la petite construction.

Bello rit avec deux autres Cercles : D'souza, une fille à la peau brune et aux cheveux noirs, etIngolfsson, un garçon blond très musclé aussi large que grand.

Tous trois me sourient. Leurs chemises semblent éclatantes de blancheur à la lumière du plafond,et leurs cravates sont nouées de façon impeccable.

La mienne a disparu, je ne m'en rends compte que maintenant. Je me demande à quel moment je l'aiperdue. Ils me dévisagent, dans l'expectative, comme si je m'apprêtais à leur transmettre uneinformation importante. Quel embarras... Je me penche vers Bello pour lui murmurer quelques mots.

— Est-ce qu'il y a un endroit où...Elle hausse d'abord les sourcils, avant d'éclater de rire. — Oui, bien sûr ! Suis-moi, Em. J'aurais dû penser à t'en parler.Elle se lève pour épousseter sa jupe.— Je vais faire visiter les lieux à Em, dit-elle à D'souza et Ingolfsson. Continuez à laver les fruits,

d'accord ?Ils hochent la tête avant de recommencer à frotter les fruits jusqu'à ce qu'ils brillent. Ils me

paraissaient pourtant assez propres à même les branches. Il va falloir trouver une solution pour enemporter un stock lorsque viendra le moment de partir.

Bello glisse un bras sous le mien et me guide dans l'herbe haute. Sans cesser de marcher, elle sepenche vers moi :

— Je t'accompagne, dit-elle. J'adore ces fruits violets. Mais on le regrette vite...Elle m'entraîne loin du taillis, près duquel la plupart des enfants sont restés, et veille à garder les

grands roseaux sur notre droite. Le mur de pierre où elle était assise se prolonge ici et sépare lesroseaux de l'herbe. Je comprends mieux pourquoi les joncs s'étendent de façon rectangulaire : ils nepoussent que d'un côté du mur. Je pointe du doigt la construction :

— À quoi sert-il, ce muret ?— D'après Spingate, il permettait sans doute de délimiter le rebord d'un bassin, répond-elle avec

un haussement d'épaules. Le mur devait retenir l'eau, mais comme personne ne l'entretient, la mares'est infiltrée dans la terre et les plantes tout autour.

Sur notre gauche, une forêt s'étend sur tout le pourtour de la salle. De l'autre côté des roseaux, ànouveau de l'herbe, puis la ligne des arbres.

Si je devais traverser le Jardin, il me faudrait effectuer environ deux cents pas. Voilà pour lalargeur. Quant à la longueur, je serais bien incapable de l'estimer, car, au-delà de l'herbe qui pousseprès du bassin, les deux côtés de la forêt se rejoignent. Les arbres, aussi hauts que massifs, ne mepermettent pas de voir très loin. On pourrait croire que le plafond voûté s'étend bien au-delà de leurligne. Cette salle pourrait très bien mesurer plus de cinq cents pas de long, voire mille, ou encorecontinuer à l'infini.

J'aperçois Visca, Farrar et Bishop à la lisière des arbres, occupés à surveiller le périmètre dont

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parlait O'Malley. Je me tiens maintenant assez près d'eux pour apercevoir les zébrures encore rougeset gonflées qui ornent le dos de Bishop. Mais le sang ne coule plus, Smith a l'air de s'y connaître ensoins.

Les trois garçons se dressent dans la lumière, tel un mur érigé contre toutes les créaturesmaléfiques avides de nous attaquer que pourrait vomir la forêt. Malgré la lumière aveuglante quediffuse le plafond, les ténèbres du sous-bois pourraient dissimuler un nombre infini de menaces.

— Vous avez vu d'autres cochons, Bello ?— Quelques-uns, oui, répond-elle, le doigt pointé vers les bois devant Bishop, Farra et Visca. Par

là. Mais ils ne sont pas sortis de la forêt. Nous sommes sans doute trop nombreux.Trop nombreux et surtout en assez bonne forme pour nous défendre.Nous ne resterons pas longtemps dans le Jardin, je le sais bien, mais peut-être assez tout de même

pour organiser une chasse. Nous pourrions nous enfoncer dans le bois et y traquer les cochons, aussinombreux soient-ils.

Si nous les exterminons jusqu'au dernier, fussent-ils des centaines, au moins aurais-je la certituded'avoir tué ceux qui ont dévoré Latu.

Tous les tuer... Les exterminer...J'éprouve une joie étrange à cette idée.— Em ? Est-ce que tu vas bien ? me demande Bello d'une voix inquiète.Je ne m'étais pas rendu compte que j'avais cessé de marcher pour rester plantée à fixer la forêt,

obnubilée par l'image d'une rangée de cochons morts, éviscérés et alignés sur l'herbe. Cette vision meréjouissait.

— Oui, je vais bien, la rassuré-je.Pourtant je n'ignore pas que de telles pensées – associées à mon plaisir de lire la peur sur le

visage d'Aramovski – m'indiquent plutôt le contraire.— Bon, alors viens !Nous reprenons notre promenade.Je remarque une série de taches sombres au plafond : des cercles irréguliers de tailles diverses,

certains rassemblés en des formes aléatoires intrigantes. On dirait... de la moisissure, peut-être ? Lesyeux plissés à cause de la luminosité, j'essaie de mieux les discerner... non, il n'y a rien sur ceplafond. Les zones d'ombre ont simplement cessé de luire.

Encore un nouveau mystère à résoudre pour Spingate, j’imagine.La majeure partie du plafond brille comme le soleil de midi. Si seulement cette lumière provenait

vraiment de l'extérieur, nous n'aurions qu'à le briser pour enfin sortir d'ici. Nous serions libres. Jecourrais tellement vite, tellement loin, sans jeter un regard en arrière, vers cet horrible labyrinthe oùles Adultes s'entretuent et assassinent des enfants.

Je reporte mon attention sur l'herbe. Les brins, à hauteur de genou, jaillissent d'un épais matelasd'une matière brune inerte. Ces plantes ont poussé, puis sont mortes et se sont désagrégées, les unesaprès les autres. Sans doute l'herbe était-elle bel et bien entretenue, autrefois ? Peut-être Spingate a-t-elle raison : jadis, le bassin contenait de l'eau et pas seulement des roseaux. Si c'était bien le cas,cette époque est depuis longtemps révolue.

En attendant, j'ai vraiment trop mal au ventre.— On y est presque ?— C'est tout près, répond-elle. (Elle pointe alors du doigt les arbres sur notre gauche.) Par là, le

plus loin possible du groupe, mais toujours à l'intérieur du périmètre. Les Cercles-étoiles patrouillentrégulièrement par ici, pour s'assurer qu'aucun cochon ne rôde. Et grâce aux épais buissons, les

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garçons ne nous voient pas !Les garçons... qui espionneraient les filles ? L'idée devrait m'inquiéter ou m'irriter, je le sais, mais

je ne peux pas m'empêcher de me demander si O'Malley oserait m'espionner. Peut-être m'a-t-ilregardée dormir...

Non, pas moi. Sans doute Spingate ou D'souza, qui, selon moi, nous surpassent toutes en beauté.Mais pas moi. Je suis trop petite. Je ne sais pas du tout à quoi je ressemble, mais je ne suis pas aussijolie qu'elles, c'est impossible.

Bello me guide à travers les arbres. L'étendue d'herbe s'interrompt net là où commence l'ombre dela forêt, pour céder du terrain face aux vignes et à quelques arbustes plus rabougris.

Au bout de quelques pas au-delà de la limite herbeuse, je distingue une branche tombée au solsous le couvert du bois. Brune, sèche, sans la moindre feuille sur ses rameaux morts, on dirait unsquelette, une version végétale des ossements décharnés du couloir. Depuis combien de temps gît-ellelà ? J'en aperçois d'autres plus loin, dont certaines se décomposent, maculées de taches brunes plusfoncées qui trahissent leur désagrégation. Autour des branches pourries poussent des buissonssauvages et de petits arbustes. Des pieds de vigne s'accrochent partout, même jusque sur les troncsdes arbres encore vivants.

L'endroit paraît sauvage. Tout ceci n'a aucun sens, nous sommes encore sous terre, j'en suispersuadée. Alors comment un cachot peut-il contenir une jungle pareille ?

Je quitte la pelouse pour pénétrer au cœur des vignes et des plantes grimpantes, mais j'ai ladésagréable impression d'être observée. Je me retourne par réflexe : là, au beau milieu des hautesherbes, Bishop me dévisage. Je m'attends à le voir rougir, puisque je l'ai surpris, mais, à la place, ilme sourit. Alors que ce serait à lui d'être embarrassé, je suis celle qui doit se détourner, les joues enfeu.

La douleur dans mes entrailles me rappelle pourquoi je suis ici. Il faut que je trouve un endroittranquille où personne ne me verra.

Je suis Bello dans le bois. Des rais de lumière filtrent à travers les frondaisons et même s'il ne faitpas noir, les ombres, menaçantes, ne perdent pas de leur densité.

Nous zigzaguons entre les troncs et contournons des buissons pour tenter de nous dissimuler leplus possible aux yeux des autres. Mes vêtements s'accrochent à des branches que je dois dégager endouceur – elles se remettent en place sans difficulté. Le tapis de feuilles mortes forme un épaismatelas qui ne protège pourtant pas complètement mes pieds de la piqûre des rameaux brisés. Lesous-bois est dense. Je me réjouis que les Cercles-étoiles patrouillent par ici, comme le dit Bello,car ce serait une cachette idéale pour les cochons. Si nous nous attardons dans le Jardin, il me faudratrouver un meilleur endroit pour servir de latrines.

Bello s'écarte un peu vers la droite, et moi vers la gauche.Dans la forêt, je me retrouve face à un mur, gris et couvert de végétation et de branchages

similaires à ceux du taillis. À son sommet, largement hors de ma portée, naissent les nervures duplafond voûté.

Avec prudence, je tends la main à travers les ronces. Ce n'est que lorsque mon épaule commence àpousser sur la paroi végétale que mes doigts effleurent une surface de pierre froide et humide.

De la pierre, comme toutes les arcades, comme la salle voûtée, comme notre antichambre. Peut-être ne sont-ils pas tous en pierre, mais taillés à même la roche ? Et après tout ce temps passé àgrimper plus haut, encore plus haut, toujours plus haut... Peut-être ce labyrinthe tout entier se trouve-t-il à l'intérieur d'une montagne ?

Soudain, une idée se fait jour dans mon esprit : le chemin qui longe le bassin ne donnait pas

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l'impression de monter. Le dénivelé a toujours été léger, à peine remarquable, mais lorsque Bello etmoi avons traversé l'étendue d'herbe, le sol semblait plat.

Tout ce temps, j'ai cru que monter nous rapprocherait de la sortie, mais, s'il s'agit vraiment del'intérieur d'une montagne, le chemin le plus court serait peut-être celui qui mène à l'un de ses flancs.

Toutes ces réflexions me donnent la migraine. Il me faudra en parler à Spingate. En attendant, jen'y tiens plus !

Entourée par les arbres et les buissons, à l'abri de la lumière, je jette un regard autour de moi :nulle trace de Bello. Pour la première fois depuis la libération de Spingate, je suis seule.

Je pose ma lance contre un arbre puis je remonte ma jupe. Bello a sans doute aussi lavé mes sous-vêtements. Je n'en reviens pas que les filles m'aient vue nue ! Qu'aurait dit ma mère si...

Du coin de l'œil, je capte un mouvement sur ma droite. Je me précipite à couvert, persuadée qu'undes garçons nous a suivies jusqu'ici, avant de me détendre : il ne s'agit que de Bello, légèrement àl'écart. À travers les buissons, je la vois me sourire – ses yeux se plissent, ses pommettes trop pâlesressortent. Puis elle se détourne, tout aussi gênée que moi.

Là, dans le Jardin, Bello ne ressemble plus du tout à la fille avec qui je marchais dansl'interminable couloir. Certains sont peut-être destinés à se porter au-devant du danger, alors qued'autres, en retrait, privilégient la sécurité.

Pourtant, je ne veux pas qu'elle me voie. Je me décale sur la gauche pour placer un tronc entrenous deux.

Enfin, un moment rien qu'à moi ! En cet instant paisible, j'entends les rires de mes compagnons quirésonnent jusque dans les bois. Ils sont heureux, en sécurité.

Ces bruits-là m'enchantent.Un nouveau mouvement sur la droite attire mon regard, mais cette fois, je n'y prête pas attention.

Bello tient à son intimité tout autant que moi, je n'en doute pas. J'entends une branche craquer et desfeuilles bruisser.

Puis un cri étouffé me parvient.Je me penche pour regarder derrière le tronc. À travers les feuillages, je vois Bello, ses yeux

bleus écarquillés par la panique...Et une forme noire plaquée sur sa bouche.Elle se débat comme une furie, avant d'être brutalement tirée en arrière et de disparaître dans le

sous-bois.

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Chapitre 27

Je me rhabille à la vitesse de l'éclair avant de m'élancer, l'arme à la main, vers Bello. — Bishop ! À l'aide ! m'égosillé-je.Malgré les rameaux brisés et les brindilles pointues qui me piquent les pieds, j'atteins l'endroit où

la jeune fille se tenait il y a un instant à peine. Je fouille du regard l'impénétrable sous-bois. Au fondde moi, une voix me hurle d'arrêter, d'attendre les renforts, mais Bello se trouve quelque part dansces fourrés, prisonnière d'une créature.

Je dois sauver mon amie !Je me précipite droit dans les buissons enchevêtrés. Des branches s'entortillent dans mes

vêtements et me giflent, mais la douleur me paraît lointaine, sans importance. Je fonce tête baissée àtravers d'épais taillis, quand soudain j'aperçois l'éclat blanc de la chemise de Bello que l'on entraînetoujours plus loin dans les obscures entrailles de la forêt. Dans mon empressement, je trébuche surune souche couverte de vigne et je m'étale de tout mon long. Durant le bref instant que dure ma chute,je distingue aussi clairement qu'en plein jour le visage de Bello, ainsi que ce qui lui recouvre labouche : une main squelettique, aux doigts noueux et à la peau ridée d'un noir d'encre.

Un bras tout aussi sombre s'enroule autour de la taille de la jeune fille.Face contre terre, je rue pour me remettre debout dans un nuage de feuilles mortes. Je discerne un

dernier éclair blanc avant que Bello ne disparaisse à nouveau derrière les épais branchages. Jeramasse la lance avant de reprendre ma course. Une créature – car il ne peut en aucun cas s'agir d'unêtre humain – s'est emparée de mon amie !

(Pour recouvrer la liberté, ton ennemi il te faudra tuer.)Après un nouveau cri de détresse à l'adresse de Bishop, je charge les fourrés, la lance brandie

devant moi. Quelle que soit cette abomination qui vient d'enlever Bello, je vais la tailler en pièces !Je vais la massacrer.Soudain, un boulet de canon venu de la gauche me heurte de plein fouet et m'envoie valdinguer

contre un tronc d'arbre, sous une pluie d'épines et de feuilles mortes. Autour de moi, le monde se metà tanguer. Sur ma langue, je sens le goût du sang.

— Ne l'abîme pas ! crache une voix nouvelle, terrible, aussi tranchante qu'une lame, une voixjusqu'alors inconnue mais qui m'est pourtant familière, comme si je l'avais entendue des centaines defois.

La voix de cette femme – d'une Adulte, à n'en pas douter – remue sans pitié la boue qui englue messouvenirs. Pendant un bref instant, la mémoire me revient presque... avant de m'échapper une fois deplus.

Où est ma lance ? Ne la voyant nulle part, je la cherche à tâtons sur le sol couvert de feuilles. Envain.

Désarmée, je me redresse pour affronter cette nouvelle menace... et me retrouver face à unvéritable cauchemar.

Deux cauchemars, pour être exacte, à seulement quelques pas de moi. Autrefois humains, ces êtresne nous ressemblent plus du tout. Leur peau, aussi noire que du charbon et plissée de profondes rides,se tend sur des membres grêles. Leurs grands yeux ronds brillent d'une lueur rouge au-dessus de leurbouche, ou plutôt des plis de chair informes qui leur tiennent lieu de bouche. L'un mesure à peu prèsma taille, tandis que l'autre, le torse couturé d'une longue cicatrice bleutée, me dépasse d'une ou deuxtêtes.

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Il émane des deux créatures des ondes tellement négatives que mon instinct me pousse à prendremes jambes à mon cou. Autant m'arracher les yeux plutôt que de les regarder en face et me percer lestympans plutôt que d'entendre leur voix.

D'autres créatures ont dû emmener Bello, car je ne la vois nulle part.— Saisis-toi d'elle ! hurle la plus petite, le doigt pointé vers moi. Dépêche-toi !Sa voix m'est inconnue, j'en suis certaine, et pourtant elle me paraît familière. Au moment où le

balafré s'approche de moi, je serre les poings. Oui, la peur me tétanise, mais en moi bouillonne aussila rage. Ce sont eux, il ne peut en être autrement. Ce sont eux qui nous ont enfermés ici, eux qui ontmassacré ces pauvres enfants, eux qui ont laissé Yong et Latu mourir !

Le monstre s'empare de mon poignet gauche pour me tirer vers le mur de broussailles. Je trébucheavant de planter les talons dans le sol et de reculer d'un coup sec. La créature semble prise audépourvu, elle ne devait pas s'attendre à une quelconque résistance de ma part.

Je lui décoche alors un coup de pied dans le tibia et un craquement lugubre retentit dans les bois.Le monstre me lâche sur-le-champ pour sautiller sur une jambe et conserver son équilibre, son

autre membre tordu en un angle étrange sous le genou.— Quelle peste ! gronde-t-il d'une voix grave et masculine d'où suinte la haine. Tu as toujours été

une peste, Savage !Ses lèvres – si lèvres il y a – demeurent cachées sous les abominables plis de peau qui pendent à

l'emplacement de la bouche.Il tend alors vers moi un bras tremblant, sur lequel brille une sorte d'épais bracelet en métal,

remonté un peu en dessous du coude. Une pointe, faite du même matériau, part du bracelet pours'arrêter sur le dos de la main squelettique. Les doigts osseux se referment en un poing crispé lorsquele monstre dirige l'objet droit sur moi. Sur le bracelet s'allume alors une gemme de couleur blanche.

La créature plus petite saisit soudain le balafré par le poignet pour retenir son geste.— Ne lui tire pas dessus, j'ai dit, capture-la !Me tirer dessus ? Ce bracelet serait donc une arme...Tout à coup, un mastodonte jaillit des buissons sur ma droite : Bishop ! Le jeune homme

s'interpose sans hésitation entre les monstres flétris et moi. De nouvelles égratignures sillonnent sesépaules et ses bras nus. Le rictus mauvais qui barre son visage m'effraie peut-être encore plus que leshideuses créatures.

Bishop brandit ma lance.Dans un rugissement, il se jette en avant et l'arme vient s'enfoncer profondément dans la poitrine

du balafré.Le temps semble s'arrêter.L'expression enragée de Bishop s'évanouit pour céder la place à la même confusion qui hantait son

regard à notre première rencontre. Il agrippe toujours la lance à deux mains.Du coin de l’œil, j'aperçois le second monstre détaler entre les arbres, mais je ne peux détourner

le regard de l'atrocité que vient de commettre mon ami.Le balafré fixe le métal enfoncé en plein milieu de son torse.— Non, ahane-t-il dans un râle. Non... pas après tant de sacrifices...Bishop émet un bruit plus proche du gémissement de peur que du cri de guerre. Il prend

conscience de son acte et de toute l'horreur de la situation. Il recule brusquement, ce qui dégage lalame, à présent couverte d'un épais liquide rougeâtre. Le colosse blond secoue la tête, par réflexe,comme s'il n'arrivait pas à en croire ses yeux.

La créature tombe à genoux, avant de s'effondrer sur le flanc et de s'immobiliser.

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Bishop m'agrippe le bras.— Viens, Em ! Il pourrait y en avoir d'autres.Je me tords le poignet pour me libérer, mais Bishop ne desserre pas sa puissante étreinte. Malgré

tous mes efforts, il vacille à peine.— Ils ont enlevé Bello, dis-je. Nous ne pouvons pas partir... Nous devons la retrouver !Le jeune homme balaie les alentours du regard : partout se dresse une végétation tellement dense

que ces monstres pourraient se tenir à quelques mètres de nous sans qu'on les remarque. En cet instantmême, ils pourraient être en train de nous encercler.

Incapable de décider ce qu'il convient de faire, Bishop semble perdu. Il continue à serrer monpoignet – la douleur est telle que j'en viens à douter qu'il ait conscience de sa force.

— Lâche-moi, Bishop !Il obtempère, avant de secouer à nouveau la tête.— Nous ne pouvons pas aller chercher Bello... Il nous faut prévenir les autres.Les autres... D'autres monstres menacent-ils Spingate, Gaston, O'Malley et Aramovski au cœur de

ce vaste jardin ? Soudain, j'entends de lourds pas marteler le sol du sous-bois : de nouveaux monstresviennent nous chercher ! Le cœur au bord des lèvres, je me sens incapable de bouger ne serait-ce quele petit doigt.

La lance écarlate brandie devant lui, Bishop tourne la tête vers le bruit en approche.Mais ce sont Farrar et Visca qui émergent, prudents, des ronces enchevêtrées. À notre vue, Farrar

s'avance, les poings crispés, les yeux écarquillés.— Que s'est-il passé, Bishop ?Visca, qui vient d'apercevoir le cadavre du monstre, s'en éloigne d'un pas, comme s'il se trouvait

face à une araignée sur le point d'attaquer.Une rasade d'air se fraie un chemin jusqu'à mes poumons. À nouveau, je suis paralysée par la peur.Non sans fouiller des yeux les environs, à l'affût d'éventuelles menaces, Visca se précipite à mes

côtés.— Em, j'ai vu Bello t'accompagner jusqu'ici... Où est-elle ? Et qu'est-ce que c'est que ce truc, là

par terre ?Ce truc, c'est un monstre et, comme le dit Bishop, il pourrait en venir d'autres. Par centaines,

dissimulés dans les ténèbres qui nous encerclent, rôdant entre les arbres.Visca et Farrar se tournent vers Bishop dans l'attente de sa décision, mais le jeune homme n'est

plus que l'ombre de lui-même. Les mains serrées sur la hampe de la lance, secouées de tremblements,il fixe l'horrible cadavre d'où suinte un fluide grisâtre qui se répand sur le sol de feuilles brunes et defruits pourris.

Face à l'absence de réaction de Bishop, les deux Cercles-étoiles reportent leur attention sur moi.Ils attendent les ordres.Un choix s'offre à nous : courir à l'aveugle dans les ombres du sous-bois dans l'espoir de retrouver

Bello ou retourner auprès des autres pour les avertir et, peut-être, rameuter plus de Cercles-étoilesafin de revenir ici en force.

Je dois prendre une décision, et vite.— Venez avec moi, ordonné-je avant de tourner les talons pour fuir les ténèbres et me diriger vers

la clairière baignée de lumière.Les bruits de pas des trois Cercles-étoiles résonnent dans mon dos.Le sous-bois s'éclaircit peu à peu, tandis que le sol parsemé de feuilles cède la place aux vignes et

aux plantes rampantes, et, enfin, à l'herbe haute.

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Au bout du bassin envahi de roseaux, près du tunnel sous le taillis, je vois les autres membres dugroupe massés les uns contre les autres, effrayés par les cris. Flanqué de Bawden et Coyotl d'un côté,des El-Saffani de l'autre, O'Malley est campé devant eux, le couteau à la main.

Malgré la peur qui se lit sur ses traits, il semble déterminé à protéger D'souza, Smith, Beckett,Borjigin et tous ceux qui se cachent derrière cette ligne de défense.

Je pique un sprint le long du rebord herbeux du bassin, suivie par le sifflement des roseaux écartéspar mon passage, sans quitter des yeux les arbres qui longent le Jardin... autant de cachettes d'où lesmonstres pourraient en toute discrétion s'emparer de nous.

Je peux me battre, tout comme les Cercles-étoiles, mais qu'en est-il des autres ? Et si on leskidnappait avec autant de facilité que Bello ? Ce sont des combattants qu'il me faut, pas davantage devictimes à secourir. Je dois faire évacuer l'endroit aux plus faibles.

Après la découverte du corps de Latu, je me suis juré de ne plus jamais laisser l'un des nôtresseul. Le temps de rejoindre O'Malley et le groupe, je sais déjà que je vais renier cette promesse. Et,malgré le dégoût que cette décision m'inspire, je ne reviendrai pas dessus.

— Tout le monde retourne au tunnel ! Tout de suite !Ils ont beau tout ignorer de ce qui se passe, ils obéissent et se mettent à courir vers la sortie. Je

hurle mes directives :— Farrar, El-Saffani, traversez le passage pour vous assurer qu'aucune surprise ne nous attend de

l'autre côté. Nous nous rassemblerons tous dans la pièce avant de retourner dans le couloir !Les trois Cercles-étoiles s'exécutent sans attendre. Farrar se jette à terre le premier et s'empresse

aussitôt de ramper. Le temps que le reste du groupe atteigne l'entrée du tunnel, les jumeaux sont déjàloin.

Avons-nous des torches ? Au moment où je m'apprête à appeler Bello pour le lui demander, je merappelle qu'elle a disparu.

— Okereke, combien de torches nous reste-t-il ?— Sept ! répond l'intéressé.Il faudra nous en contenter.— Gaston, Spingate, à votre tour, dis-je. Vous ouvrirez la marche à mes côtés dans le couloir.— Sept torches ne suffiront pas pour nous ramener à la porte brisée, intervient la jeune fille

rousse. Nous allons nous retrouver dans le noir.— Nous ne ferons pas demi-tour, nous irons vers l'arcade que vous avez découverte, Gaston et toi.— Mais nous ignorons tout de ce qui se trouve derrière, objecte-t-elle. Nous ne l'avons pas

franchie.— De la lumière, voilà ce qu'il y a de l'autre côté. Ça me suffit pour le moment.Je ne peux m'empêcher de lancer un regard reconnaissant à Gaston, qui, en fin de compte, a bien

fait de prendre cette initiative : ses velléités d'exploration pourraient bien nous sauver la vie. Ilcomprend mes remerciements silencieux et hoche la tête en retour. Tout comme son respect comptebeaucoup à mes yeux, le mien a de l'importance pour lui.

Il commence à ramper dans le tunnel, suivi de près par Spingate.Je m'adresse aux quatre Cercles-étoiles restants :— Bishop, Visca, Bawden, Coyotl, surveillez nos arrières. Assurez-vous que rien ne nous

poursuit. Tous les autres, dans le tunnel ! Ensuite, restez dans la pièce intermédiaire jusqu'à monretour. Allez !

Un à un, O'Malley leur fait signe de s'engager dans le passage afin d'éviter toute bousculade.Je rejoins ensuite Bishop et, côte à côte, nous observons les bois qui semblent nous encercler de

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toutes parts. Les monstres ont pris Bello par surprise, mais désormais nous connaissons leurexistence. Et, surtout, nous savons qu'ils craignent la mort.

— Allons-nous partir à sa recherche ? me demande Bishop.Je suis taraudée par cette question depuis l'enlèvement de mon amie. Je redoute de pénétrer à

nouveau dans ces bois, ce qu'il faudra pourtant bien faire si nous voulons retrouver Bello, si jamaisune telle éventualité reste possible. Je choisirais Bishop, Bawden et Coyotl pour m'accompagner,nous pourrions y retourner... mais, dans ce cas, je devrais laisser le groupe avec moins decombattants pour le protéger.

— Il nous faut d'abord mener les autres en lieu sûr, finis-je par répondre. Une salle dotée d'uneseule entrée, où quelques Cercles-étoiles monteront la garde. Ensuite, nous reviendrons chercherBello.

Le jeune homme acquiesce. Lui non plus ne souhaite pas retourner dans la forêt, mais je sais qu'ilobéira tout de même si je le lui demande.

O'Malley pose une main sur mon épaule.— Tout le monde est sorti. Que se passe-t-il ? Qu'est-il arrivé à Bello ?Dois-je lui dire la vérité ? Avertir ceux qui ne savent encore rien ? Leur révéler l'existence de ces

créatures risque de créer un mouvement de panique. Ils m'écoutent encore malgré la peur qui lesronge. Tout ce qui importe c'est d'emmener les plus faibles là où nous serons capables de lesprotéger.

— Fais-moi confiance, O'Malley. J'ai besoin que tout le monde se déplace le plus vite possible etreste groupé. Je peux compter sur toi ?

Les yeux bleus du jeune homme me dévisagent, étincelant de son besoin maladif de connaître lavérité, mais il finit par acquiescer et se met à son tour à ramper dans le tunnel.

— Visca, Coyotl, à vous ! dis-je. Bishop vous suivra, et moi je passerai en dernier.À peine ai-je terminé ma phrase que le géant blond me saisit par les épaules pour me pousser en

douceur vers l'entrée du passage.— Vas-y, Em. Nous sommes juste derrière toi. Ce sera lui, le dernier à sortir du Jardin, dans ce cas. Et il ne semble pas prêt à négocier.Je rampe donc dans le tunnel de ronces, sans précipitation, attentive au moindre de mes gestes –

autant éviter de récolter de nouvelles entailles. De plus, si je veux que les autres restent calmes, jedois moi aussi garder la tête froide.

Sept torches éclairent la petite salle où je débouche. J'aurais dû leur ordonner de ne pas lesallumer avant de pénétrer dans le couloir. Nous perdons de précieuses minutes et j'espère nous voiratteindre l'arcade de Gaston avant que je ne m'en morde les doigts. Les enfants se serrent les unscontre les autres. Dans l'air flotte une odeur de tissu brûlé.

J'attends que les derniers Cercles-étoiles nous rejoignent avant d'envoyer Farrar et Visca dans labrèche du mur pour s'assurer que le couloir est dégagé.

Rien à signaler.Un par un, nous nous faufilons dans l'ouverture, à la suite de Gaston et Spingate, qui ouvrent la

marche.Malgré l'absence de bifurcations, je les veux à mes côtés, car ils connaissent déjà le chemin.Je cherche Bishop du regard, mais je ne le vois pas derrière les visages apeurés et les flammes

des torches. Il doit sans doute rester en arrière pour nous protéger au cas où les monstres selanceraient à nos trousses.

À chaque seconde gaspillée ici à attendre, les torches se consument davantage.

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— Restez bien groupés ! crié-je assez fort pour être entendue par ceux du fond. Nous allonsavancer vite, alors ne quittez pas des yeux la personne qui vous précède. El-Saffani, ouvrez la voie !

Sans attendre, les jumeaux s'engagent dans le corridor à petites foulées, prêts à affronter n'importequel danger.

— Parfait, dis-je. En avant !Nous nous mettons tous à courir.Mais, tout à coup, je suis envahie par le doute. Et si les monstres ne se trouvaient pas seulement

dans le Jardin ? S'ils rôdaient aussi dans ce couloir ? S'ils se cachaient dans les antichambres quenous nous apprêtons à dépasser, bien décidés à nous capturer ? Nos flambeaux tranchent les ombressans parvenir à les repousser : nous ne verrons même pas les créatures venir.

La bonne décision serait d'avouer à mon peuple ce que j'ai vu, afin qu'ils restent tous sur leursgardes. Pourtant, je ne peux m'y résoudre. Si je leur raconte ce qui est arrivé à Bello, vont-ilspaniquer à la moindre ombre mouvante ?

Et si je m'arrête pour leur expliquer, aurons-nous assez de lumière pour atteindre l'arcade deGaston ?

Tant de décisions à prendre en si peu de temps... et aucune n'est simple.Autour de moi, sur les parois qui défilent à toute vitesse, les gravures semblent prendre vie à la

lueur dansante des torches. Je discerne des portes en ogives, certaines ouvertes, d'autres fermées,mais nous n'avons absolument pas le temps de les explorer. Je continue à mener la troupe tambourbattant, priant pour que tout se passe bien.

La peur que je ressentais dans les bois s'insinue de nouveau dans ma poitrine. Pourquoi suis-je entrain de courir comme une dératée ? Pour nous mettre à l'abri ou à cause de la terreur sans nom quej'éprouve face à ces créatures, au point que je sens encore la pression glacée des mains du balafré surmon poignet ?

Je m'efforce de repousser ces pensées. J'ai pris une décision, je dois m'y tenir.Le corridor empeste la peur : réduits à de simples bêtes traquées, nous fuyons pour nos vies, au

même titre que le cochon blessé quelques heures plus tôt. Nul besoin d'encourager les autres àmaintenir la cadence, car ils courent aussi vite qu'ils le peuvent. Le martèlement de nos pas rouledans le couloir comme un grondement de tonnerre.

Bientôt, nous commençons pourtant à ralentir. Mon corps me hurle de me reposer, de souffler.Hélas, les monstres, avec leurs rides noires, leurs yeux rouges et leur absence de bouche, pourraientdéjà nous talonner, prêts à nous attraper pour nous entraîner dans les ténèbres.

Soudain, les jumeaux interrompent leur course. L'arcade de Gaston ! Les battants de pierreressemblent à deux énormes poings écrasés l'un contre l'autre en travers de notre chemin. La lumièredes flambeaux commence à vaciller : nous arrivons juste à temps.

Spingate extirpe le sceptre de son étui improvisé pour se mettre sans tarder à l'ouvrage.Les mains en porte-voix, je crie pour qu'on m'entende à l'arrière du groupe :— Bishop ! Tu vois quelque chose ?— Rien ! répond sa voix au-delà des flammes et des visages terrorisés. Tout va bien, à mon avis.Dans un grincement, les portes de pierre s'ouvrent sur un couloir blanc au plafond luminescent.— Referme-les une fois que tout le monde sera passé, soufflé-je à Spingate. Ensuite, rejoins-moi à

l'avant.Je me tourne vers le groupe : la peur se lit sur leurs traits comme dans le moindre de leurs gestes.À cet instant précis, je comprends enfin pourquoi j'ai été choisie comme chef, je sais ce qui les a

poussés à voter pour moi. Nous avons enduré tout ce qui était humainement possible sans jamais

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cesser de nous battre. Même si le monde menaçait de s'écrouler autour de nous d'un instant à l'autre,jamais je ne le tolérerais. Ces jeunes gens sont mon peuple et je les aiderai à survivre.

— Si vous avez peur, si vous êtes épuisés, tournez-vous vers moi ! Nous ne faillirons pas. Je vaisvous mener en lieu sûr. Encore un peu de courage ! Allons-y !

Presque aussitôt, je sens l'atmosphère changer. Mes amis arborent un air plus déterminé, ils sepréparent à faire face, à affronter les prochaines épreuves. Il leur faut un exemple et cette personne,aujourd'hui, c'est moi.

Les deux El-Saffani partent comme une flèche et, suivie de notre peuple, je m'élance sur leurstalons, mes pieds soulevant de la poussière jusqu'alors intacte. Il nous faut trouver une salle facile àsurveiller. Malgré la fatigue qui m'assaille et que je m'efforce de dissimuler, je pousse mon corpsjusqu'à l'extrême limite. Allez, tiens encore un peu, il ne faut pas s'arrêter... Mettre tout le monde àl'abri, se reposer un petit peu et ensuite récupérer Bello, restée seule avec les monstres.

Encore un petit peu... juste un tout petit peu...Mes muscles demandent grâce, mes poumons me brûlent. Je suis sur le point de tourner de l'œil

lorsque Spingate et Gaston me rattrapent.La jeune fille rousse désigne alors du doigt une série d'arches qui s'ouvrent de part et d'autre du

couloir et dont certaines ne sont pas verrouillées. Nous pourrions les défendre.Nous l'avons déjà fait.Alors que nous nous en approchons, les jumeaux s'arrêtent net. Essoufflée comme jamais, je fais

halte à leur hauteur.Le garçon pointe le sol du doigt.— Des traces de pas dans la poussière, Em...— Et des cadavres, beaucoup de cadavres, ajoute sa sœur.Au vu des tonnes d'ossements poussiéreux, la guerre des Adultes a aussi fait rage ici, tout comme à

l'endroit où nous nous sommes éveillés.J'observe les traces de pas. Seraient-ce celles des monstres fripés ? Ou d'autres enfants errent-ils

comme nous dans ces couloirs ?À bout de souffle, incapable de faire un pas de plus, je prends appui contre le mur pour ne pas

m'effondrer.— O'Malley, appelé-je entre deux halètements. Fais le compte, vois si personne ne manque à

l'appel.Le jeune homme semble à peine essoufflé. Comment arrive-t-il à courir aussi vite et aussi

longtemps sans finir épuisé ? Sur la pointe des pieds, il compte en silence les membres du groupe, lespointant tour à tour du doigt.

Bishop fend avec précaution la foule pour venir se placer à mes côtés. Son torse nu, couvertd'égratignures, se soulève au rythme de sa respiration. Malgré ma peur et mon épuisement, j'observela lance que tient toujours le colosse. Lui aussi. Son regard s'y attarde même un peu trop, mais il finitpar me la tendre.

D'une main tremblante, je m'en saisis. Des marbrures rouges et grisâtres souillent la lame.Bishop hoche la tête. Je suis toujours le leader – du moins, pour le moment.Les autres sont exténués. Certains reniflent, d'autres pleurent sans se cacher. Ils sont terrifiés, alors

qu'ils ignorent l'entière vérité.— Vingt-deux, conclut O'Malley. Le compte est bon, sauf pour Bello. Que lui est-il arrivé, Em ?Sur le point de parler, je m'interromps, la gorge nouée.Je prends une ou deux inspirations afin de m'apaiser, avant de lâcher :

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— Ils l'ont enlevée.— Qui donc ?Je lève les yeux vers mes camarades. Aramovski s'est approché, aussi essoufflé que moi. Il me

lance ce regard arrogant qui lui est propre. Aucun doute, il sait ce que je suis sur le point d'annoncer,avant même que je ne prenne la parole.

Peut-être a-t-il droit de se montrer arrogant, après tout ? Il avait raison.— Des monstres, soufflé-je. Dans les bois, des monstres nous ont attaquées.Au moment où je prononce ce mot, Aramovski ouvre de grands yeux, surpris. Puis il hoche la tête,

solennel, comme s'il savait que cet instant arriverait.Au milieu du couloir, des visages choqués me scrutent. Des monstres... Leur chef vient de leur

révéler l'existence de monstres.— C'est ridicule, lâche O'Malley. Les monstres n'existent pas.Sans crier gare, Bishop donne un violent coup d'épaule au jeune homme, l'envoyant presque à

terre.— Ferme-la ! crache le colosse blond. Tu ne sais rien, O'Malley, tu n'as rien vu ! Moi si. J'ai

sauvé Savage.O'Malley crispe les doigts autour du manche du couteau. Au moment où il s'avance vers son rival,

la lèvre retroussée en un rictus mauvais, je m'interpose.— C'est vrai, dis-je. Il y avait bien des monstres. Bishop en a tué un, je l'ai vu. L'autre a emmené

Bello.O'Malley me lance un regard où je lis la plus grande incrédulité.— Attends... les monstres ont emmené Bello ? Tu veux dire qu'elle est morte ?À la façon dont il prononce ces mots, à la surprise qui fait trembler sa voix, la vérité me frappe de

plein fouet : j'ai laissé Bello toute seule. Je l'ai abandonnée.— Je... Je ne sais pas, avoué-je. Peut-être.À l'instant où les mots franchissent mes lèvres, la honte m'envahit. Au fond de moi, une petite voix

odieuse, mauvaise, prie pour que Bello soit morte, car, si c'est le cas, nous n'aurons pas à retourner lachercher, nous n'aurons pas à retourner dans le Jardin pour y affronter les monstres. O'Malley paraîtsous le choc. Son regard va de Bishop à moi.

— Ils ont pris Bello et vous nous avez ordonné de courir ? Nous l'avons abandonnée !Ces paroles me transpercent le cœur. Malgré mon désir de le contredire, je ne peux m'y résoudre,

car il ne fait qu'énoncer la vérité, sans ambages.Bishop pousse à nouveau O'Malley qui, cette fois, heurte le mur avant de glisser à terre. Le

colosse blond s'avance, un doigt menaçant pointé droit vers le visage de son rival.— Tu n'étais pas là, gronde-t-il. Tu ne les as pas vus, alors ferme-la! Tu as entendu Em appeler à

l'aide, comme nous tous. Mais tu es resté sagement à ta place, incapable de maîtriser ta peur.O'Malley bondit sur ses pieds bien plus vite que je ne l'en aurais cru capable. Bishop aussi semble

surpris, car, avant même de pouvoir esquisser le moindre geste, il se retrouve avec le couteau sous lagorge, la pointe pressée juste sous la glotte.

Soudain, mes mains réagissent d'elles-mêmes, comme si, dotées d'une volonté propre, elles nem'appartenaient plus. Je vois alors la lame ensanglantée de la lance se tendre à un cheveu du ventred'O'Malley.

— Abaisse le couteau, ordonné-je. Tout de suite. O'Malley me dévisage, ébahi, peut-être même sesent-il trahi. Je sais de quoi la situation a l'air : on pourrait croire que je menace O'Malley pourprotéger Bishop.

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Le jeune homme obtempère, avant de fendre la foule d'un pas lourd jusqu'à l'arrière du groupe,sans manquer de bousculer ceux qui se mettent en travers de son chemin.

— Non... murmure Spingate. Ce n'est pas possible... Elle se tient à quelque distance de moi, prèsdes ossements et des traces de pas. Des larmes sillonnent ses joues.

— Impossible... souffle-t-elle à nouveau, la lèvre supérieure tremblante.Je me précipite à ses côtés.— Si, Spingate, ça l'est. Les monstres, je les ai vus. Ses immenses yeux verts embués de larmes se

tournent vers moi.— Je ne parle pas des monstres, dit-elle en secouant la tête, le doigt pointé vers les ossements

poussiéreux. Je parle de ces squelettes... Ils ne peuvent pas se trouver là, c'est impossible. Tu necomprends donc pas ? Ils ne peuvent pas être là, parce que nous avons toujours marché en lignedroite !

L'un des ossements semble à peu près propre, comme si on l'avait ramassé, essuyé puis remis à saplace. Il s'agit d'un crâne, percé d'un trou triangulaire aux contours irréguliers.

Les traces de pas s'éloignent du tas d'ossements pour s'engager dans le long couloir blanc. Lesempreintes semblent provenir d'une arcade sur ma gauche.

Une arcade ouverte.Je sais sur quoi ouvre cette porte. À l'intérieur se trouvent des cercueils. Six sarcophages vides et

six occupés par de petits cadavres. C'est dans l'un de ces cercueils que je me suis réveillée pour lapremière fois, au cœur des ténèbres. Dans des hurlements de souffrance.

Nous sommes revenus à notre point de départ.

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Chapitre 28

Tout ceci n'a aucun sens.Sitôt entrée dans l'antichambre, je sais déjà ce que je vais y trouver. Il doit forcément manquer une

pièce du puzzle. Je me suis trompée quelque part, et Spingate aussi. Sans surprise, six cercueils sontalignés de chaque côté d'une allée de poussière piétinée. Tout au bout de la rangée de droite,j'aperçois le couvercle éclaté de mon sarcophage.

C'est impossible... Pas après tant d'efforts...Je m'approche du tombeau de Brewer, dans lequel gît toujours le petit corps vêtu d'un uniforme

trop grand et à la peau parcheminée, qui s'effrite là où Spingate a touché le crâne.Un garçon se tient à mes côtés : O'Malley.— Nous avons suivi le couloir, dit-il.Abasourdi, il semble aussi choqué que moi, mais il a de toute évidence recouvré son calme.— Nous avons marché tout droit, justement pour éviter de nous perdre.C'est moi qui ai pris cette décision. Moi seule. Je ne comprends pas ce qui a pu se passer.L'espoir que je nourrissais dans le Jardin a disparu. De nouveau, je sens l'engourdissement

s'emparer de mon corps.— Je me suis trompée, murmuré-je. Je… Je ne comprends pas. J'ai essayé de nous sortir de là.J'ai vraiment essayé, de toutes mes forces. Tout ça pour revenir à la case départ. Yong est mort,

Latu aussi. J'ai perdu... non, abandonné Bello... J'ai fui. Tout ça pour finir à l'endroit exact où lecauchemar a commencé.

Nous ne sortirons jamais de ce labyrinthe.Nous allons tous mourir ici.O'Malley pose la main sur mon épaule. Je sais qu'il s'efforce de me réconforter, mais je me sens

mal à l'aise. Il doit s'en rendre compte car il retire ses doigts sans tarder.— Em, ce n'est pas ta faute, pour Bello.Sitôt tournée vers lui, je suis frappée par le bleu éclatant de ses yeux, la forme de son visage.

Comment sait-il que je pensais à Bello ? J'aimerais tellement me trouver ailleurs avec lui. Ensemble,rien que nous deux, là où le règne de la peur et de l'incompréhension serait aboli.

— Ce n'est pas ta faute, répète-t-il. Je suis désolé de t'avoir crié dessus. Je n'étais pas dans lesbois, c'est vrai, je n'ai pas vu ce que vous avez affronté. Si tu nous as dit de fuir, ce n'est pas sansraison, je le sais.

Sans raison ? J'étais terrorisée, la voilà la raison !O'Malley a beau se montrer sincère, sa franchise ne change rien. La réalité est ce qu'elle est. On

m'a élue chef, chacun a fait ce que je lui demandais, et pour quel résultat ? O'Malley se trompe : toutest ma faute.

Je ne veux plus de cette fichue lance. L'extrémité de la hampe plantée dans la poussière, je lèvevers le plafond sculpté la pointe de l'arme, sur laquelle le sang poisseux a séché. Je pourrais lalâcher, la laisser tomber, tout simplement. Pour le moment, quelqu'un d'autre devrait la porter.

Des doigts délicats me caressent la tempe, qui s'avère douloureuse.— Tu es blessée, murmure O'Malley.Je porte la main à mon front pour toucher l'ecchymose, souvenir du monstre qui m'a projetée

contre un tronc. La peau est collante. Je me tâte la joue et ensuite la gorge. Je me tords le cou pourexaminer mon épaule et je repère des taches de sang sur le tissu blanc.

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Terminés les vêtements propres !O'Malley m'effleure le bras et ce contact me donne la chair de poule.— Là aussi. Le monstre t'a-t-il agrippée ?Sur mon poignet se dessinent quatre marques rouges parallèles. Elles ressemblent à s'y méprendre

à des doigts qui m'auraient serrée trop fort.— Oui, m'empressé-je de mentir. Le monstre m'a tirée par le bras.En réalité, je dois ces ecchymoses à Bishop et à sa poigne de fer, mais ce n'était pas intentionnel.

Je ne veux pas fournir à O'Malley une raison de haïr davantage Bishop.D'un geste tendre, O'Malley trace une ligne le long de ma joue. Cette fois, son contact ne me

semble plus étrange, il me paraît au contraire naturel. Tout ce qui m'entoure se brouille, seulsdemeurent les yeux d'O'Malley et la douceur de sa peau contre la mienne.

— Nous allons tirer cette histoire au clair, souffle-t-il. Tu ne peux pas tout savoir. Ce qui se passeici, c'est de la folie furieuse, mais nous ne pourrions pas rêver d'un meilleur chef Les autres tesuivent, Em.

— Mais pourquoi ? lâché-je dans un murmure. Pourquoi me suivent-ils ? Je n'ai pas la moindreidée de ce que je fais.

— Tu dégages un je ne sais quoi qui les convainc, répond-il avec un haussement d'épaules. Peuimporte ce qui s'est passé jusqu'à maintenant, il vaut mieux t'avoir toi aux commandes, plutôt queBishop. Tu as vu comment il m'a envoyé valser contre le mur ? Et n'oublie pas l'œil au beurre noir deGaston et la joue de Latu...

Je hoche la tête. Je me félicite de ne pas lui avoir avoué que Bishop m'avait brutalisée. Pourtant,O'Malley a raison : le colosse couve en lui une certaine violence, qui, comme le passé l'a démontré,peut parfois exploser sans crier gare. Mais tout à coup, les paroles prononcées par le Cercle-étoile àpeine quelques instants plus tôt me reviennent en mémoire. Lorsque j'ai appelé à l'aide, il s'estprécipité à mon secours, en se riant du danger. O'Malley, lui, s'est contenté de rester avec les autres.Il n'est pas venu m'aider. Mes sentiments vis-à-vis des deux garçons semblent évoluer en fonction decelui à qui je m'adresse. Il ne devrait pas en être ainsi.

— Peut-être que tu te trompes, dis-je. Bishop ferait sans doute un bon meneur.— C'est une brute, oui ! lâche le jeune homme. Il roule des mécaniques pour intimider son monde.

S'il se retrouve au pouvoir, nous serons tous en danger. Tu es un bon chef, Em. Bishop agit, toi turéfléchis.

D'un geste, j'englobe ce qui nous entoure.— Parce que réfléchir fait de moi un bon leader ? Regarde où nous sommes, O'Malley ! Regarde

où ma réflexion nous a menés !J'aimerais croire ce que me raconte cet ami qui m'a aidée à prendre des décisions difficiles. Sans

lui, je n'aurais même pas remporté le vote. Mais notre retour à la case départ souligne l'évidence :O'Malley a beau croire dur comme fer en mes capacités à diriger, il se trompe sur toute la ligne.

Mes pensées se tournent alors vers un autre garçon. Yong. Son regard quand je l'ai poignardé etses paroles juste avant de m'attaquer.

« Tu as essayé, Em, mais tu as échoué. »Peut-être avait-il raison, en fin de compte...Mes doigts se desserrent et la lance m'échappe. Elle tombe comme un arbre coupé, d'abord

lentement, puis de plus en plus vite avant d'atterrir au sol avec fracas, dans un nuage de poussière.— J'ai eu ma chance, dis-je. Laissons quelqu'un d'autre tenter la sienne.— Tu ne peux pas baisser les bras maintenant, insiste O'Malley, nous avons besoin de toi. Je

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t'aiderai. À chaque fois que tu auras un doute, sur quoi que ce soit, fais-moi signe. Nous nousisolerons pour trouver une solution ensemble.

Pourquoi ne me déteste-t-il pas ? Tous les autres me haïssent, maintenant, j'en suis sûre. D'unefaçon ou d'une autre, je nous ai fait tourner en rond et, pourtant, il s'entête à ne pas rejeter la faute surmoi. Peut-être avait-il une bonne excuse de ne pas venir à mon secours dans les bois ? Il pensait sansdoute, à raison, que quelqu'un devait rester près des autres pour éviter qu'ils ne se dispersent, enproie à la panique. Il s'était donné pour mission de les protéger. Les paroles de réconfort qu'il memurmure, l'intensité et le calme de sa voix... O'Malley croit en moi.

Il est sans doute bien le seul.Il se tient si près de moi que je peux sentir son odeur. Les yeux fermés, je perçois aussi la chaleur

que dégage son corps.Jamais je n'ai connu de telles sensations auparavant. Malgré les bribes de souvenir qu'il me reste,

je sais que personne ne m'a jamais embrassée.J'ai très envie qu'O'Malley me donne un baiser.Sans crier gare, Spingate entre en trombe dans l'antichambre. Je m'écarte d'un bond du Demi-

cercle, comme honteuse d'avoir été surprise en train de faire une bêtise.— Je sais ce qui se passe, Em ! (Des larmes brillent encore sur ses joues malgré l'excitation qui

pétille dans son regard.) J'ai compris comment nous avons pu revenir ici. Brandis la lance, rassembletout le monde, et je vous expliquerai !

À ces mots, elle s'avance vers une zone de poussière intacte pour s'y agenouiller et commencer à ydessiner avec son doigt.

Qu'est-ce qui lui prend ? Que compte-t-elle nous expliquer ?Je lance un regard interrogateur à O'Malley, qui ramasse la lance. Il en essuie le manche avant de

me la tendre.— Nous n'avons pas simplement besoin d'un chef, Em. Nous avons besoin de toi.Pour le moment, la confiance m'a désertée, mais je peux toujours compter sur la sienne.Mes doigts s'enroulent autour de l'arme dont le poids me semble bien plus lourd qu'avant.Dès que je réapparais dans le couloir, toutes les têtes se tournent vers moi. Si certains me fusillent

du regard, d'autres ont les yeux emplis d'espoir. Ils pensent encore que je suis à même de les guider.Je lève la lance.— Entrez tous dans l'antichambre, dis-je. Nous allons déterminer ce qu'il convient de faire

maintenant. El-Saffani, montez la garde à l'entrée, au cas où quelqu'un viendrait.Les jumeaux opinent du chef, tandis que les autres entrent en file indienne dans la pièce. Tous sauf

Bishop, qui s'attarde un peu dans le couloir. Il s'approche d'un squelette et se baisse pour ramasser unlarge fémur. Les deux mains serrées autour de l'os, il fouette l'air d'un grand mouvement circulaire,comme pour tester la maniabilité de sa trouvaille.

Après quoi, il lève le fémur au-dessus de sa tête pour l'abattre d'un coup sec sur le crâne percé quivole en éclats – des esquilles s'éparpillent dans le couloir.

Un morceau de ce qui était autrefois le corps d'un être humain vient de se muer en arme.Avec un unique hochement de tête déterminé, Bishop s'empresse de montrer l'os aux deux El-

Saffani. Les jumeaux lui adressent le même signe, avant de saisir à leur tour un fémur. Sans un mot, ilsprennent position de part et d'autre de l'entrée de notre antichambre.

Bishop n'est plus le même. Tuer le monstre l'a affecté en profondeur, il semble désormaisbeaucoup plus sérieux, presque solennel. Son sourire de petit garçon a disparu.

Sur son visage, pour la première fois, je discerne l'ombre subtile d'une barbe naissante.

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Bishop n'est plus un enfant.Je retourne dans la salle des cercueils.

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Chapitre 29

Spingate dessine un schéma dans la poussière.Du bout du doigt, elle trace une ligne courbe, puis s'interrompt un instant pour réfléchir. Ce faisant,

elle porte les mains à son visage, où elle laisse de longues traînées grisâtres.Debout autour d'elle, nous la regardons faire. Les mots nous manquent pour décrire la sorcellerie

qui nous a ramenés à notre point de départ.À aucun moment nous n'avons bifurqué. Ni à droite, ni à gauche. Jamais le couloir n'a tourné ou

obliqué, pas même un tout petit peu. Vu les immenses perspectives qu'offre le corridor sans fin, nousaurions perçu le moindre changement de direction – même dans le noir : le boyau filait tout droit.

Les minutes s'écoulent. Plus de vingt individus se tiennent dans l'antichambre, assis à même le solou appuyés contre les sarcophages. Tous attendent, pendant que Spingate, le regard dans le vide, nesemble même plus percevoir notre présence.

Bishop se penche alors vers elle, ou plutôt au-dessus d'elle, mais sans regarder ses dessins. Ilobserve son visage.

Un éclair de colère m'arrache une grimace. Bishop la trouve-t-il jolie ? Avec ses cheveux roux,ses jambes fines, ses vêtements trop petits qui font ressortir ses courbes de femme... Impossible pourmoi de rivaliser avec elle.

Je me frotte les yeux. Pourquoi faut-il que je me soucie d'une telle ineptie maintenant ? Mespensées vagabondent, échappent à mon contrôle. Bello a disparu et nous avons trouvé des monstres.Peu importe qui attire le regard de Bishop.

Après avoir craché sur ses doigts, le jeune homme les enduit de poussière pour ensuite les passerde chaque côté de son visage.

Lorsqu'il se relève, deux lignes gris foncé et humides tracées sous un regard dur comme la glaceornent chacune de ses joues.

Il s'approche de l'entrée en tenant le fémur à la main, comme une massue, et se penche pourchuchoter quelques mots aux jumeaux. J'ai beau savoir que Bishop m'a sauvée des griffes desmonstres, en cet instant précis, il me rend nerveuse. La noirceur qui hante ses yeux, la précision deses mouvements...

Il me fait peur.Spingate dessine alors une nouvelle courbe. Elle m'a fait rassembler toute la troupe sous prétexte

qu'elle savait comment nous avions atterri ici, dans le même caveau rempli d'ossements. Pourtant, sonsilence ne fait qu'ajouter à l'atmosphère pesante qui règne dans l'antichambre.

Plusieurs visages se tournent vers moi. Ils attendent que je prenne la parole. Mais, en fin decompte, c'est Aramovski qui se lance :

— Raconte-nous ce qui s'est passé, Em. Dis-nous ce qui est arrivé à Bello. Qui sont cesmonstres ?

À présent, tous les regards sont braqués sur moi. Tous sauf celui de Spingate, qui semble avoiroublié jusqu'à notre existence.

Je prends une grande rasade d'air. Jusqu'à maintenant, je m'étais interdit de leur donner plus dedétails dans le seul but d'éviter un mouvement de panique. Même s'ils se sont contentés d'obéir à mesordres, ce peuple – mon peuple – mérite de connaître la vérité.

Alors je commence mon récit. Je leur dis tout ce dont je me souviens, car la scène est désormaisnoyée dans un brouillard de bruit et de confusion, de formes et d'émotions. Je leur raconte comment

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Bello et moi marchions dans les sous-bois. Je leur explique pourquoi, sans me soucier du supposéembarras vis-à-vis du fonctionnement de mon propre corps. Je leur narre comment mon amie a étécapturée, puis traînée à travers les fourrés. Je leur raconte comment je me suis précipitée à sonsecours.

Enfin, je leur décris les monstres. Deux d'entre eux, un grand et l'autre à peu près de ma taille. À lapeau noire ridée. Pas brune, blanche, bronzée, rosée ou n'importe quelle teinte représentée parminous, mais aussi noire que ma chevelure.

Aussi noire que de la pourriture.Des bras et des jambes décharnés. Des mains arachnéennes. Des braises rougeoyantes à la place

des yeux. Des voix sifflantes, à faire frémir. Cependant, je ne leur avoue pas à quel point le timbre dela femme me paraissait familier. Je garde ce détail pour moi, sans trop savoir pourquoi.

Je leur parle du bracelet qui aurait pu être une arme et, à cet instant précis, c'est comme si unepierre me tombait au creux de l'estomac : quelle qu'en soit l'utilité, nous aurions dû le récupérer surle cadavre ! Désormais, c'est trop tard.

Au fil de mon récit, je sens leur peur grandir. Nous avons beau vivre dans des corps d'adultes, noscœurs nos esprits demeurent ceux d'enfants de douze ans. Non seulement je leur avoue que le Croque-mitaine existe mais aussi qu'il a capturé l'une des nôtres.

Mais l'important, c'est que ces Croque-mitaine semblent mortels. Je leur raconte comment Bishopa tué un. Bishop le Brave lui a transpercé le cœur de sa lance. La ferveur de mes paroles ne cache nil'admiration que j'éprouve pour le géant blond, ni la haine que je voue aux monstres.

Gaston lève la main pour poser une question. Debout devant une assemblée d'enfants aux yeuxécarquillés cachés derrière des masques d'adultes, qui m'écoutent comme si j'étais un professeur,j'étouffe un rire, avant de l'encourager d'un hochement de tête.

— Tu prétends que les monstres parlaient, dit-il. Qu'ont-ils dit ?Je tente de me remémorer les événements. Tout s'est déroulé si vite ! J'étais à la fois folle de rage

et terrifiée. — Le plus petit disait : « Capture-la ». Je ne me souviens pas du reste... Je suis désolée.— Je ne remets pas en cause ton récit, reprend Gaston en se grattant l'oreille. J'ignorais tout de

l'existence de ces monstres, mais, quelle que soit leur nature, ils rôdent dans ces couloirs, avec nous.Plus nous en saurons sur eux, mieux nous pourrons nous défendre. Alors essaie de te rappeler, qu'ont-ils dit d'autre ?

Il veut que je me souvienne de leurs paroles, mais moi, je n'en ai aucune envie. La scène n'estqu'une succession d'images floues. Je sens encore la main froide qui m'agrippe et me traîne. Ils ontenlevé Bello... et j'ai failli subir le même sort qu'elle. Je me mets à trembler. Je ne veux pas y penserdavantage, non, je ne veux pas et pourtant, il y a bien un souvenir qui me revient.

— Celui qu'a tué Bishop... Une fois empalé, il a balbutié : « Pas après tant de sacrifices... »Un murmure parcourt l'assemblée.Gaston reste muet, dans l'attente que je développe, et comme je n'en fais rien, il lève les deux

mains en signe d'incompréhension.— C'est-à-dire ? Qu'est-ce que ça signifie, Em ? Je secoue la tête. Comment diable pourrais-je le

savoir ?Quoique... le grand a dit autre chose... Qu'était-ce donc ? Soudain, je me fige. Mes tremblements

s'arrêtent net, tout comme ma respiration, peut-être même mon cœur. Je me rappelle.« Tu as toujours été une peste, Savage. »Il m'a appelée par mon nom !

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Et s'il m'a traité de peste, c'est qu'il connaissait bien plus que mon simple nom... Ce monstre meconnaissait, moi, ou plutôt la personne que j'étais avant que mon séjour dans le cercueil n'efface mamémoire et n'éradique toute ma vie.

Et, désormais, ce monstre est mort.Mais il n'était pas seul. Il y avait au moins l'autre, le plus petit, et je n'ai pas vu combien se sont

chargés de capturer Bello. Les créatures pourraient savoir qui je suis. Si je parviens à les trouver, jeles ferai parler.

Voilà une information capitale, dont je devrais bien sûr faire part aux autres. Pourtant, je la tais,tout comme je leur ai caché que la voix du petit monstre m'était familière. Une ombre, bien plusimportante qu'un simple souvenir, rôde sournoisement dans les zones embrumées de mon cerveau. Àl'idée de lever le voile sur mon passé, une violente émotion me submerge.

L'horreur.Qui suis-je en réalité ? Qu'ai-je fait ? Et à quel point suis-je déterminée à le découvrir ?C'est alors que Spingate se redresse enfin, le visage barbouillé de traînées ridicules.— Un cercle ! conclut-elle, rayonnante de fierté et de satisfaction. Nous avons marché en cercle !Sa conclusion, déstabilisante, tombe comme un cheveu sur la soupe. Un cercle ? Mais de quoi

parle-t-elle ? Nous avons toujours marché tout droit.Aramovski s'approche de la jeune fille rousse. Avant de parler, il lisse sa chemise des deux mains,

comme si le moindre pli pouvait lui couper la parole.— Nous n'avons pas bifurqué, dit-il. Pour tourner en rond, il nous aurait fallu aller à droite ou à

gauche. L'ignores-tu donc ?— Vous vous souvenez du dénivelé permanent que nous ressentions ? demande-t-elle, le doigt

pointé vers le plafond.Puis elle baisse les yeux en quête d'une nouvelle zone de poussière intacte au beau milieu des

piétinements. Au bout d'un moment, elle s'agenouille près d'un cercueil occupé par le corps d'unenfant qui s'appelait autrefois « N. Okadigbo ». Elle trace un nouveau cercle dans la couche depoussière lisse et, à l'intérieur, en bas, une forme que je reconnais sur-le-champ : un bonhommebâton.

La jeune fille tend ensuite le doigt à gauche du dessin, pour suivre la courbure du cercle.— Nous avons bien suivi un cercle, dit-elle. Mais il se trouvait sous nos pieds ! Le sol monte

graduellement, aussi le cercle doit-il être gigantesque. Nous n'avions pas conscience de ce qui sepassait.

Elle s'empresse alors de dessiner un nouveau schéma : un ovale. Aux deux points les plus éloignésdu diamètre, elle trace ensuite deux droites parallèles vers la droite, qu'elle rattache alors au moyend'une courbe, parallèle à l'ovale de départ.

Un cylindre !À l'intérieur du tube, elle dessine un nouveau bonhomme bâton sur la ligne inférieure.Soudain, je comprends ce qu'elle s'efforce de nous expliquer, tout comme le reste du groupe, qui

se met à chuchoter. D'après Spingate, nous aurions marché le long de cette courbe pour en faire peu àpeu le tour avant de revenir à notre point de départ.

Nous avons bien avancé en ligne droite et nous voilà quand même de retour à notre antichambre.Son explication semble donc crédible – en quelque sorte. Mais si nous avons gravi un murcylindrique, pourquoi ne sommes-nous pas tombés, une fois parvenus en haut ? Alors que jem'apprête à le lui demander, je me retiens : j'ai déjà commis assez d'erreurs, alors autant ne paspasser pour une idiote incapable d'endosser son rôle de leader en posant une question bête.

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À l'aide de sa manche, Spingate s'essuie le visage pour enlever la poussière qui le macule, mais,si elle réussit en partie, elle étale le reste davantage.

— Ce n'est pas à l'échelle, bien entendu, nous prévient-elle. Le personnage est bien trop granddans mon schéma. À mon avis, je pourrais parvenir à déterminer la taille du cylindre, mais je doiseffectuer quelques calculs et un peu de... euh... Quel est le mot, déjà ? Ah oui, je me rappelle ! Un peude géométrie !

Ce mot lui plaît-il ou bien est-elle simplement ravie que le terme lui soit revenu ? Peut-être notrepassé n'est-il pas effacé, mais simplement inaccessible...

Gaston s'avance en bousculant les autres sur son passage plutôt que de se faufiler entre eux commeil a l'habitude de faire. Abasourdi, il fixe le dessin tracé dans la poussière pendant un court instantavant de lever les yeux vers Spingate.

— Incroyable, souffle-t-il. Tu es incroyable !Le sourire fier de l'intéressée devient éblouissant. O'Malley secoue la tête, comme en proie à une

amère réflexion.— Mais comment se fait-il que nous ne soyons pas tombés, une fois arrivés en haut ?Je dissimule un petit sourire, car, si j'ai choisi de garder la question pour moi, il ne s'est en

revanche pas gêné pour la poser.Au lieu de répondre, Spingate observe le cylindre un long moment, l'air frustré, comme si elle

avait en mains toutes les pièces du puzzle, mais ne parvenait pas à les assembler.Aramovski finit par combler le silence.— C'est évident, lâche-t-il. Les dieux n'ont pas voulu que nous tombions, alors ils ont fait en sorte

que nos pieds restent collés au sol.Mon sourire s'évanouit aussi sec. Compte-t-il vraiment remettre ces balivernes sur le tapis ?

Maintenant ?À ma grande surprise, j'aperçois des hochements de tête approbateurs dans le groupe. Pour eux, ce

ne sont pas du tout des histoires. À la prononciation du mot « dieux », les yeux s'écarquillent, les dosse redressent.

Mais de quel droit puis-je réfuter ce qu'il avance sans y réfléchir un instant ? Persuadée que lesmonstres n'existaient pas, j'en ai pourtant vu un de mes propres yeux. À mon avis, les dieux, eux,n'existent vraiment pas : mais quelle preuve puis-je avancer ?

C'est alors que Gaston éclate de rire.Tout le monde se tourne vers lui. Il dévisage ses camarades, surpris d'être le seul à trouver drôle

la remarque d'Aramovski, et son rire s'évanouit.— Les dieux n'existent pas, cingle-t-il, sans pour autant paraître complètement convaincu.— Ah oui ? fait Aramovski, le doigt pointé vers le schéma tracé dans la poussière. Regarde bien

ce dessin. Qui d'autre aurait pu nous empêcher de chuter, Gaston ? Je suis incapable de sauter en l'airpour marcher au plafond, pas vrai ? Non, je tomberais à coup sûr. C'est donc magique, sans aucundoute possible : tout ceci ne peut être que l'œuvre des dieux.

— Tu te trompes, rétorque Gaston. L'explication a forcément un rapport avec la taille du cylindre.(Il baisse à nouveau les yeux vers le schéma.) Je... Je ne me rappelle pas bien, mais, à mon avis, nousne sommes pas tombés parce que nous ne marchions pas vraiment au plafond.

— D'après Spingate, reprend Aramovski avec un haussement d'épaules, c'est exactement ce quenous avons fait. Insinuerais-tu que Spingate ment ?

— Non, répond Gaston, aussi déstabilisé que s'il avait reçu une gifle. Bien sûr que non.— Alors nous avons bien marché au plafond, conclut Aramovski. Et si ce ne sont pas les dieux qui

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ont empêché notre chute... comment avons-nous fait ?Gaston le fusille du regard. S'il n'apprécie ni Bishop, ni O'Malley, il méprise plus que tout

Aramovski.— Alors ? poursuit le grand garçon, les bras croisés sur le torse. Nous attendons ton explication.Le jeune Cercle-crocs jette un coup d'œil au dessin avant de revenir sur Aramovski.— Ce n'est pas parce que je n'ai pas la réponse à ta question que les dieux existent.Le sourire suffisant d'Aramovski indique clairement qu'il pense le contraire.— À ta place, je ferais attention à ce que je dis, Gaston, menace-t-il. Tu ne devrais pas remettre

ainsi en question l'existence des dieux.— Et pourquoi ça ? demande l'intéressé, les yeux plissés par la colère.Aramovski pivote pour s'assurer que tout le monde voie son visage et ressente son assurance au

moment où il répond :— Parce que nier l'existence des dieux, c'est risquer de les mettre en colère. Et comme chacun

sait, la colère divine entraîne un terrible châtiment. Ils ont envoyé les cochons tuer Latu. Ils ontenvoyé les monstres capturer Bello.

La rage bouillonne en moi. Je l'avais pourtant prévenu de ne pas aborder ce sujet.— Aramovski, finis-je par intervenir. Tu vas fermer...— Les dieux ne sont pas furieux, ils nous envoient des épreuves !Le groupe se retourne comme un seul homme vers l'entrée où se tient Bishop, le visage

complètement recouvert de poussière humide d'un gris foncé. Plus rien en lui n'évoque un êtrehumain. Il ressemble plutôt... aux monstres eux-mêmes. Le blanc de ses yeux exorbités flamboie.

— Peut-être avons-nous commis des erreurs, continue-t-il. Peut-être les dieux nous testent-ils pouréprouver notre valeur. Nous leur prouverons notre vertu en retournant dans le Jardin sauver Bello.

Face à cette diatribe, Aramovski se fige. Lorsqu'il reprend la parole, sa voix est calme,doucereuse même. Face au colosse au visage enduit de poussière et de salive, il choisit ses mots avecsoin, et je ne peux l'en blâmer.

— Les dieux voulaient Bello, les dieux ont pris Bello, déclare le grand garçon. Notre rôle neconsiste pas à tenter de la récupérer. Veux-tu que d'autres subissent le même sort qu'elle ?

— J'ai tué l'un d'entre eux, gronde Bishop. Les dieux ont peut-être envoyé les monstres, mais ils neles protègent pas. Nous saurons nous montrer plus forts et plus rapides qu'eux. S'ils essaient dekidnapper les nôtres, nous les tuerons. Nous devons partir à la recherche de Bello sur-le-champ !

À ces mots, Farrar se frappe le torse de son poing serré, Bawden aboie des cris d'encouragementà l'adresse de Bishop. Prêts à le suivre jusqu'au Jardin, les Cercles-étoiles vénèrent le jeune homme.

J'avais cru qu'ils m'avaient acceptée à leur tête, mais peut-être était-ce simplement par respectpour Bishop ?

O'Malley monte alors sur le couvercle d'un cercueil fermé, le couteau dans la main, abaissé lelong de son flanc.

— La force et la vitesse n'ont aucune importance.Il crie presque, afin d'être entendu par-dessus les grognements excités des Cercles-étoiles.— Qu'en sais-tu, espèce de lâche ? raille Bishop. Tu ne les as jamais vus.L'insulte fait mouche, car O'Malley, la mâchoire crispée, pointe le poignard vers le colosse.— Alors comme ça, tu me prends pour un lâche ? Viens donc t'en assurer !Sans la moindre hésitation, Bishop lève son fémur et s'avance à grands pas vers O'Malley.J'abats alors de toutes mes forces la hampe de la lance sur un couvercle de cercueil. Le fracas

résonne contre les murs de pierre, arrachant un sursaut à toute l'assemblée.

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Bishop s'est arrêté net. Si je n'interviens pas, les deux garçons vont s'entretuer.— Assez ! hurlé-je. Toi ! (Je pointe la lance vers Gaston.) Tu arrêtes d'insulter tout le monde.

Bishop ! Cesse de monter sur tes grands chevaux à chaque fois que quelqu'un te contredit et toi,O'Malley, tu vas arrêter d'utiliser ce couteau ou je te promets que je te le confisque ! Quant à toi,Aramovski, je ne veux plus t'entendre parler de dieux, de magie ou d'autres balivernes !

Alors que l'écho de mes paroles meurt dans l'antichambre, plus aucun bruit ne s'élève. Pluspersonne ne parle.

O'Malley se tient tranquille, le couteau baissé. Ma remontrance ne semble pas l'avoir dérangé,contrairement à Bishop et Gaston, qui gardent la tête basse.

Aramovski, lui, me fixe droit dans les yeux, les narines frémissantes.— Nous sommes au cœur d'une prison magique, souffle-t-il. Les monstres ont capturé Bello. Je

vais m'en tenir là pour cette fois, mais si tu penses que ce que nous avons vu ne sont que desbalivernes, c'est que tu ne fais pas confiance à tes propres yeux.

Curieux de connaître la suite des événements, Spingate et les autres nous observent en silence.Bishop semble submergé par ses émotions. Il veut se jeter dans la gueule du loup sans réfléchir,

sans échafauder le moindre plan. Son impulsivité est contagieuse, mais je ne peux la laisserm'emporter. Nous avons déjà perdu trois des nôtres, je ne tolérerai pas d'en sacrifier un de plus.

O'Malley, lui, représente l'exact opposé de Bishop. Il semble toujours peser le pour et le contre entoutes circonstances. C'est pourquoi j'ai besoin de connaître son avis.

— J'ai vu Bishop tuer un monstre, dis-je. Il a raison, O'Malley. Nos Cercles-étoiles sont plus fortset plus rapides. Alors pourquoi prétends-tu que la force et la vitesse n'ont aucune importance ?

— À cause du bracelet, répond-il. Si le monstre avait bien l'intention de te tirer dessus avec, c'estqu'ils peuvent nous toucher de loin. Maintenant que nous avons tué l'un des leurs, je doute qu'ils nouslaissent approcher de très près. La force et la vitesse n'ont aucune importance si les monstres peuventnous abattre à distance.

Je n'y avais pas pensé. Nous ignorons comment fonctionnent ces bracelets, mais nous devons partirdu principe que, quel que soit le projectile lancé, il nous blessera, voire nous tuera. O'Malley araison.

Mais Bishop ne lâche pas le morceau.— Alors nous resterons discrets. Nous nous glisserons dans le Jardin pour entrer furtivement dans

les bois et trouver Bello.Il désespère de se lancer sur les traces de la captive, aiguillonné, tout comme moi, par la honte de

l'avoir abandonnée. Mais je constate qu'il le vit beaucoup plus mal que moi. La culpabilité le ronge.Je désire aussi la sauver, ou du moins découvrir si elle est encore vivante, mais si ces bracelets sontbien des armes, nous...

Quoique... L'histoire de la salle hantée avec ses trois piédestaux brisés, racontée par Gaston, merevient.

— Bishop, la lance... dis-je. Tu l'as arrachée d'un cadavre, qui, d'après Gaston, portait un objet aubras. De quoi s'agissait-il ?

— C'était une sorte de menotte, répond Gaston. (Les sourcils haussés, il se tourne vers le colosse.)Le bracelet du monstre ressemblait-il à celui présent sur le cadavre ? Après quelques minutes deréflexion, Bishop acquiesce :

— Oui, j'aurais dû y penser ! Mais quand je les ai vus attaquer Em, je... Enfin, je n'ai pas fait lelien.

Mes pensées filent à toute vitesse, mais, cette fois, il n'est plus question des garçons, du rôle de

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chef ou de la plus jolie fille du groupe.Seule notre survie compte.Nous avons marché en cercle. Peu importe si nous le devons à la magie, aux dieux ou à un

quelconque phénomène que Spingate ne parvient pas à expliquer. L’important, c'est que nous sommesrevenus à notre point de départ. Et, pour autant que je sache, il n'existe aucune sortie. Nous pourrionsrester enfermés dans cet endroit un bon bout de temps encore. Si nous voulons survivre, nous avonsbesoin d'eau et de nourriture. Or, à ma connaissance, le seul endroit où on peut en trouver...

C'est le Jardin, où se cachent les monstres.Des monstres qui possèdent une arme dont nous ne disposons pas.— Il nous faut aller dans la salle hantée, annoncé-je. Nous devons trouver ce bracelet. J'irai.

Bishop, tu m'accompagneras et nous ramènerons...— Non ! rugit le colosse, les yeux soudain plus sombres. Nous devons sauver Bello, tout de suite !Le silence s'installe dans la pièce, pendant que Bishop et moi nous défions du regard.— Le bracelet qui se trouve dans cette salle pourrait être une arme, dis-je. C'est important.Je vois la douleur et l'indécision lutter dans ses prunelles. Je nous ai ordonné de fuir, oui, mais

cette initiative venait de lui, et il le sait pertinemment. Il se sent responsable.— Bello est plus importante, finit-il par lancer. Alors que nous discutons, ils pourraient être en

train de la tuer ! Nous ne pouvons pas attendre, nous vaincrons les monstres, Em. Mène-nous auJardin.

Il donne aux autres l'impression d'être fort et sûr de lui, mais moi, je lis sur son visage et dans sesyeux qu'il me supplie. Il a envie de se battre.

J'éprouve tout à coup une immense gratitude envers O'Malley, lui qui m'a convaincue de ne pascéder ma place de chef. Nous ne comprenons pas comment nous avons fini par arriver ici, mais ça nesignifie pas que suivre le couloir était une mauvaise décision. J'ai fait le bon choix, un choixintelligent. Je nous ai gardés groupés.

O'Malley n'aurait pu mieux dire : Bishop agit, je réfléchis.Le colosse a beau vouloir se racheter à tout prix, je ne peux le laisser faire. Pas encore.— Il n'est plus seulement question de Bello, dis-je. Il s'agit de nous tous. Nous devons survivre et,

pour ce faire, j'ai bien l'intention de me rendre dans la salle hantée, Bishop. Tu vas même m'yconduire. Nous devons y aller en force, mais il ne faut pas non plus oublier de protéger ceux quiresteront ici. Alors, je te laisse choisir, parmi les Cercles-étoiles, ceux qui nous accompagneront etceux qui monteront la garde devant l'antichambre.

Nous continuons à nous défier du regard. Nous sommes au bord du conflit, de la scission. Je douted'ailleurs de revoir un jour le sourire que m'a lancé Bishop dans le Jardin, car, pour l'heure, il medéteste.

Qu'il me haïsse autant qu'il le souhaite, du moment qu'il m'obéit.Enfin, le Cercle-étoile détourne les yeux pour les poser sur l'assemblée.— El-Saffani, vous venez avec Em et moi, ordonne-t-il. Ainsi que Visca et Bawden.La tension dans la pièce retombe sensiblement, sans pour autant disparaître. Les autres se tournent

vers moi. Furieux que nous ayons abandonné Bello, ils pensent tous que nous devrions aller lachercher. J'ai fait tourner mes amis en rond, alors je ne peux pas leur en vouloir de remettre en causemes décisions.

Bishop pointe son os-massue vers deux Cercles-étoiles. — Farrar, Coyotl, montez la garde.À ma grande surprise, il s'adresse ensuite à deux autres membres du groupe.

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— Okereke, Smith, vous aiderez Farrar et Coyotl.Les deux interpellés s'étonnent d'avoir été choisis pour cette mission, mais ils sont aussi honorés

d'être reconnus par le plus grand de tous. Même si ce ne sont pas des Cercles-étoiles, je comprendsle choix de Bishop. Okereke, en plus de sa haute stature, donne l'impression de ne jamais reculerdevant le danger, mais plutôt de toujours vouloir l'affronter. Mince et élancée, Smith se déplace avecgrâce et agilité. Jamais elle ne trébuche ni ne chancèle. Peut-être excelle-t-elle autant en combat qu'ensoins ?

Enfin, Bishop tend le fémur qui lui sert d'arme vers Gaston.— Quant à toi, dit-il, la porte de la salle hantée ne s'ouvre que pour toi, alors tu nous

accompagnes.Le jeune homme se frappe le front.— C'est pas vrai, j'avais oublié ! se lamente-t-il.— Gaston ne devrait pas y aller, intervient alors Spingate en secouant la tête. Il est trop petit, il y a

des monstres, maintenant, et...— Je ne suis pas petit ! s'insurge l'intéressé. Ils ne pourront pas entrer si je n'y vais pas.Agrippée au sceptre, Spingate secoue la tête avec plus d'énergie, plus de désespoir, aussi.— Ils peuvent prendre l'outil, je m'en fiche. Je leur montrerai comment l'utiliser !— La salle ne s'ouvre pas avec le sceptre, explique Gaston d'une voix plus douce. Elle s'ouvre

pour moi seulement. Si je ne les accompagne pas, inutile qu'ils y aillent.Spingate semble se faire violence pour ravaler ses larmes. Je pourrais jurer que des centaines de

questions sur le mécanisme d'ouverture se bousculent dans la tête de la jeune fille. La décision deGaston est prise : il vient avec nous.

— Nous avons besoin de lui, Spin, lancé-je. Bishop garantira sa sécurité.— Tu as intérêt, dit-elle au colosse au visage poussiéreux. Bishop lui répond d'un bref hochement de tête.— Moi aussi, je vous accompagne, lâche soudain O'Malley.Malgré l'espoir qui perce dans sa voix, il ne semble pas aussi déterminé que Gaston et, à mon

avis, le jeune homme sait déjà comment sa proposition va être accueillie.— Il faut que tu restes, dis-je. Tu prendras les commandes en mon absence.— Vraiment ? ricane Aramovski. Encore une bien piètre idée ! Crois-tu en l'existence des dieux,

O'Malley ? — Non, rien de tel n'existe.Aramovski balaie l'assemblée du regard, les bras écartés comme pour dire : « Là, vous voyez ? »— Em veut que celui qui nous dirige en son absence n'ait pas la foi, dit-il, en parfait démagogue.

Pensez-vous que les dieux vont apprécier ? Moi pas. Je suis tout désigné pour prendre la relève, necroyez-vous pas ?

Certains hochent la tête, d'autres non.Une vague de fureur gonfle au creux de ma poitrine. Alors il veut s'emparer du pouvoir ? Je me

demande ce que je ressentirais en lui enfonçant la pointe de ma lance dans la gorge... S'il mecontredit encore une fois, je pourrais le tuer tout comme j'ai poignardé Yong.

Non, c'était un accident ! Je ne l'ai pas tué, il s'est précipité sur le couteau. Je ne vais pasassassiner Aramovski pour avoir exprimé son opinion. Ce serait de la folie pure et simple.

Mes pensées retournent alors vers le Jardin, vers Aramovski debout devant son auditoire. Certainss'étaient assis autour de lui pour l'écouter avec déférence. Qu'a-t-il bien pu leur dire ? Et, surtout, queleur racontera-t-il si je le laisse seul ici, avec eux ? Bishop menace de diviser le groupe, mais je ne

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crois pas que ce soit intentionnel ou même conscient. Aramovski, lui, sait parfaitement ce qu'il fait.Le mieux serait donc de l'empêcher d'agir.— Tu ne pourras pas endosser le rôle de chef ici, Aramovski, parce que tu viens avec moi.À son expression étonnée, je vois que ce n'est pas ce qu'il avait prévu.— Mais je ne sais pas combattre, je ne vous serai d'aucune aide, plaide-t-il. Ça ne rime à rien !— En matière de religion, tu sembles t'y connaître bien mieux que nous, persiflé-je. Qu'arrivera-t-

il si nous tombons sur un élément incompréhensible qui nous pousse à prendre la mauvaise décision ?Nous pourrions sans le vouloir mettre les dieux en colère si tu n'es pas là pour nous éclairer de tasagesse.

La première fois que l'immense garçon a parlé de dieux et de magie, plusieurs d'entre nous onthoché la tête en signe d'approbation. Les mêmes têtes se mettent alors à osciller : ils croient en lui etsemblent convaincus qu'il devrait nous accompagner pour une mission aussi importante.

Le regard d'Aramovski se durcit, car il n'est pas dupe. Il sait que j'utilise ses propos contre lui.S'il ne m'accompagne pas maintenant, il ne fera que reconnaître devant tout le monde qu'il se souciedes dieux comme de sa dernière chemise.

— Très bien, finit-il par dire avec un sourire forcé. Je remplirai mon rôle.— Alors ne perdons pas une minute de plus, lancé-je avant de sortir de l'antichambre.Nous nous mettons en route tous les huit : Bishop, les deux El-Saffani, Bawden, Visca, Aramovski,

Gaston et moi. Je m'efforce d'agir avec intelligence, mais la vérité, c'est que je ne fais que suivre uneintuition. Le bracelet pourrait être une arme qui nous permettra de reprendre le Jardin et de ledéfendre contre les monstres ou toute autre menace.

Intuition ou pas, j'ai pris ma décision.Et si je me trompe, je sais que ce sera la dernière.

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Quatrième partie

Face à soi-même

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Chapitre 30

Nous remontons le couloir au pas de course. Une multitude d'empreintes de pas marquent lapoussière. Les plus grandes appartiennent à Aramovski, les moyennes à O'Malley, Spingate et Yong.

Quant aux plus petites, ce sont celles de Bello et les miennes.Je distingue les mêmes ossements, les mêmes traces de brûlure sur les murs, les mêmes arcades. À

travers leurs battants ouverts, j'aperçois des rangées de cercueils qui abritent tous des cadavres.Je repère d'autres traces qui longent les parois du couloir : elles appartiennent aux deux El-

Saffani. Les jumeaux ont encore pris de l'avance sur nous, prêts à affronter en premier le danger.Ils se sont débarrassés de leur chemise, à l'instar de Bishop. Tous les Cercles-étoiles ne portent

plus que leur pantalon – et Bawden sa jupe. Ils ont enduit leur visage, leur poitrine, leur bras et leursmains de poussière grise séchée. Les jumeaux arboraient une peau caramel magnifique, Bawden avaitle teint légèrement hâlé, tandis que celui de Visca tirait sur le rose.

Désormais, tous sont de la même couleur.Bishop court sur ma droite, le fémur à la main. Aramovski et Gaston suivent juste derrière,

Bawden et Visca ferment la marche.Nous progressons en silence pendant un long moment. Nous avançons vite, ou du moins, aussi vite

qu'Aramovski et Gaston nous le permettent. Déjà assez lents au départ, ils commencent à fatiguer.Pourtant, il leur faudra tenir le choc. Nous avons un long chemin à parcourir avant d'atteindrel'endroit où nous avons rencontré Bishop et son groupe.

La première fois, nous marchions sans savoir où aller, en redoublant de prudence, car nousignorions ce qui nous attendait. À présent, nous nous déplaçons beaucoup plus vite. Malgré tout, j'aiun peu de temps devant moi pour réfléchir.

Latu prétendait avoir trouvé son cercueil déjà ouvert à son réveil. L'occasion ne s'est pasprésentée d'en discuter avec le groupe, mais je me demande si quelqu'un d'autre a dû se battre poursortir de son sarcophage.

— Bishop... raconte-moi comment s'est passé ton réveil.— Nous étions dans la chambre aux berceaux, m'explique-t-il sans cesser de courir. El-Saffani,

Coyotl et moi. La porte était verrouillée.— Comment êtes-vous parvenus à sortir des cercueils ? Enfin, des berceaux, je veux dire.— Ils étaient ouverts, répond-il, désinvolte. Comme pour Latu.— Avez-vous ressenti une quelconque douleur ? Qu'est-ce qui vous a réveillés ?Le jeune homme fronce les sourcils. Mener une conversation avec lui me semble assez étrange

maintenant qu'il est couvert de poussière : le blanc de ses yeux contraste avec la mixture grisâtre quiencroûte sa peau.

— Je me souviens d'une sensation de chatouillis, finit-il par dire. J'ai émergé peu à peu... Commele berceau était ouvert, je suis sorti.

Sa description ressemble au léger choc électrique qui a réveillé Spingate.— Et pour la porte de l'antichambre ? Comment l'avez-vous ouverte ?— Nous étions debout depuis un moment lorsque le battant s'est déverrouillé tout seul, continue-t-

il. Une fois dehors, nous sommes tombés sur d'autres groupes. C'est là que j'ai décidé de prendre leschoses en main.

Pas de tube-serpent agressif pour lui, Latu, Spingate ou qui que ce soit d'autre. Pas d'aiguille, pasde douleur. Alors pourquoi moi ?

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Nous poursuivons notre course en silence. Il ne nous faut guère de temps pour laisser les arcadesderrière nous et rejoindre un couloir infini aux murs nus et blancs. Nous devrions arriver à notrepoint de rencontre bien plus vite que je ne le pensais.

J'entends les râles essoufflés d'Aramovski dans mon dos, sans oublier les sifflements agacés deBawden qui le pousse à maintenir la cadence, et je ne peux m'empêcher de sourire.

Nous avons parcouru la moitié du chemin, d'après mes estimations, quand Bishop se tourne versmoi.

— Tu sais le plus drôle, Savage ?— Je pense que tu peux m'appeler Em, maintenant. Il s'accorde quelques secondes de réflexion

avant de finir par hocher la tête.— Je ne me souviens pas de grand-chose, mais je sais ce que le mot « savage » veut dire en

anglais. Il te va bien.Je rougis, car, pour lui, ce n'est pas une insulte. De sa part – de la part d'un Cercle-étoile –, il

s'agit d'un compliment.Mais je ne vois pas les choses de la même manière. Quand je repense à la façon dont j'ai perdu

mon sang-froid dans la salle des cercueils, dont j'ai pointé la lance en hurlant sur Bishop et lesautres... Cherchais-je simplement à mettre les points sur les i ou bien me suis-je montrée menaçanteenvers ceux qui ne suivraient pas mes ordres à la lettre ?

Bishop m'adresse un sourire étincelant de blancheur tout en contraste avec sa peau maculée deboue.

— Tu perds facilement le fil, pas vrai, Savage ?— Désolée.— Donc, je disais : tu sais le plus drôle ?— Non, dis-moi.— Eh bien, si nous soumettions un vote maintenant, avec ce groupe, je me demande qui

l'emporterait.Même si je n'interromps pas ma course, sa remarque me glace les sangs. Qu'entend-il donc par

là ? Il a accepté de m'accompagner pour récupérer le bracelet, mais il s'en est fallu de peu. Auprochain désaccord, choisira-t-il d'emprunter son propre chemin en entraînant à sa suite tous lesCercles-étoiles ?

Par-dessus mon épaule, je jette un coup d'œil à ceux qui nous suivent. Depuis combien de tempsn'avons-nous pas dormi ? Gaston et Aramovski n'ont pas changé, mais, en très peu de temps, depuisnotre départ de la salle des cercueils, les Cercles-étoiles se sont transformés. Ce changement n'a rienà voir avec leur couleur grisâtre, mais surtout avec leur façon de marcher et la dureté de leur regard.Armés d'os, ils semblent prêts à s'en servir.

Si nous devions voter maintenant, Bawden, Visca et les jumeaux choisiraient Bishop.Les doigts serrés autour de la lance, je regarde de nouveau droit devant moi, vers notre objectif.L'idée que Bishop puisse tenter de reprendre le pouvoir réveille en moi un sentiment de colère,

semblable à la rage que j'ai ressentie quand Yong voulait devenir chef ou quand Aramovski jouaitavec les mots devant le groupe. Lorsque le grand jeune homme a suggéré de prendre la tête desopérations, j'étais déterminée à le frapper... prête à le tuer.

Bishop a dirigé une bonne partie de notre groupe pendant un temps. Ressent-il la même haineenvers moi que celle que je voue à Aramovski ? Ou à Yong ?

De nous tous, seuls le colosse blond et moi avons pris une vie.Je comprends alors pourquoi sa remarque m'affecte à ce point : s'il voulait vraiment commander, il

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n'aurait pas besoin d'un vote. Nous sommes loin d'O'Malley et des autres. C'est Bishop que lesCercles-étoiles suivent, pas moi. S'il venait à me tuer ici, libre à lui d'inventer une histoire à sonretour et de s'autoproclamer chef. Et si jamais quelqu'un exige un vote, Bishop le fera taire : il a déjàfait usage de la force pour mater son groupe de marcheurs, alors qui l'empêchera de recommencer ?

Je secoue la tête pour me ressaisir. Je deviens folle, Bishop ne me ferait pas le moindre mal. Ilm'apprécie, il le dit lui-même. Et ce n'est pas comme s'il m'avait piégée pour l'accompagner jusqu'ici,loin d'O'Malley et du reste du groupe. C'est moi qui ai pour ainsi dire exigé sa présence. Pourtant,j'en viens à espérer que cette mission se termine au plus vite pour que nous puissions rejoindre lesautres sans tarder.

Mes pensées irrationnelles, ma tendance à perdre le fil... Depuis que je suis éveillée, j'ai du mal àcontrôler mes émotions. Une seconde, je suis heureuse, souriante, et la suivante, tristesse, paranoïa etenvies de meurtre prennent le dessus. Je n'étais pas ainsi avant, j’en suis persuadée. Nul besoin de mesouvenir du visage de mes parents pour savoir que j'étais une petite fille exemplaire. La versatilité demon cerveau m'effraie peut-être même plus que Bishop.

Au bout d'un moment, j'aperçois l'intersection où Yong est mort. Le seul indice de l'accidentdemeure une large flaque de boue sanglante à demi sèche, de laquelle nos empreintes de pass'éloignent.

Bishop, à qui j'ai parlé de la mort de Yong, me lance un regard en coin. Il doit se rendre compteque nous sommes sur les lieux du drame.

Les jumeaux se tournent vers moi pour me demander en silence s'il faut faire halte. Ma lancepointée droit devant moi leur apporte la réponse : ils poursuivent leur course.

Au moment de franchir l'intersection, je prends grand soin de ne pas marcher dans le sang séché.Sur notre droite, dans le nouveau couloir, s'ouvre une antichambre où gît le corps sans vie de Yong.

Nous laissons l'intersection derrière nous.Par la suite, personne ne souffle mot pendant un long moment, jusqu'à ce que nous atteignions la

seconde intersection, celle où nos deux groupes se sont rencontrés. Au lieu de poursuivre tout droit,comme la première fois, nous bifurquons à droite, dans la direction d'où venaient Bishop et sesmarcheurs.

Mes jambes sentent sur-le-champ la différence. Comme dans le Jardin, nous progressons sur unsol plat, c'est-à-dire dans la longueur du cylindre. Longtemps, nous suivons deux rangéesd'empreintes bien nettes. Lorsque Bishop dirigeait son groupe, il les faisait marcher au pas en deuxcolonnes bien ordonnées, dont les traces nous permettent facilement de remonter leur piste.

Dans ces couloirs, la lumière est plus faible. Le plafond ne semble plus aussi brillant, au point quecertains endroits baignent complètement dans l'ombre.

Je pense à la pourriture, aux monstres.Nous croisons de plus en plus d'intersections et autant de nouveaux couloirs à explorer. Mais nous

sommes venus pour une raison bien particulière, aussi nous faut-il suivre les empreintes, qui tantôttournent, tantôt filent tout droit.

Très vite apparaissent les ossements.Le carnage commence par quelques squelettes seulement, si bien qu'au début, j'en viens presque à

croire que Bishop et les autres ont exagéré les abominations qu'ils avaient vues dans cette zone.Mais le spectacle ne tarde pas à empirer.Les arcades forment de sombres décrochements où les portes de pierre gisent éventrées. La faible

lumière éclaire les salles que nous dépassons et nous révèlent les horreurs abandonnées là par lesAdultes.

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Les ossements trouvés devant notre antichambre, preuves irréfutables d'une terrible bataille, nesont rien comparés à cet endroit. Dans ces corridors, la mort tapisse chacun des murs, chacune despièces. Les squelettes côtoient les cadavres décharnés à la peau desséchée. Où que porte notreregard, des crânes nous offrent leur sourire grimaçant.

Un grand nombre de corps revêtent encore les tenues qu'ils portaient à leur mort. Ces Adultes nes'habillaient pas comme nous. Au lieu d'un uniforme, ils portaient une combinaison intégrale, decouleurs différentes : orange, jaunes, bleues, rouges, certaines vertes et parfois, violettes. Des tachessombres maculent les étoffes. Puisque ces auréoles sont plus foncées là où manque un bras ou unejambe, j'en conclus qu'il s'agit de sang séché depuis des lustres.

Certaines salles contiennent de tels empilements de cadavres que je ne parviens pas à déterminercombien de vies représentent les membres enchevêtrés. Dans d'autres, je ne vois aucun squelette,seulement des montagnes d'ossements en équilibre précaire : bras et jambes tranchés avant ou aprèsle décès, jetés pêle-mêle comme de macabres jouets d'enfants.

L'une des salles me pousse même à interrompre ma course ; je reste bouche bée devant l'ouverture.Elle ne contient que des crânes, proprement entassés pour former une construction que je reconnaistout de suite : une pyramide tronquée, comme celles gravées sur mon cercueil.

Les Adultes ont élevé la mort au rang d'art.Je me tourne vers Aramovski, curieuse de savoir ce qu'il pense maintenant de ses dieux furibonds.

Les crânes l'effraient... tout autant qu'ils l'excitent. Je lis de la fascination dans son regard.Plus nous avançons, plus le spectacle qui se dévoile à travers les portes ouvertes se fait terrifiant :

des squelettes pendus au plafond, leurs poignets et chevilles enserrés dans des anneaux de métal, unepièce entièrement remplie de centaines de bras gauches disposés en roues, mains tendues, telles lespales d'un horrible moulin à vent. Dans une autre, des squelettes installés dans des fauteuils se fontface, maintenus dans leur position éternelle par d'épais câbles tressés.

Les El-Saffani avancent toujours en éclaireurs, mais ils n'en mènent pas plus large que nous. Ilsont peur, tout comme moi, Bishop et le reste de la troupe. Nous nous attendons presque que lessquelettes se mettent en mouvement et se lèvent pour nous courir après dans un éclat de rire macabre.

Au bout d'un moment, je me force à ne plus regarder à l'intérieur des alcôves remplies de corpsmutilés mais, à chaque fois, c'est plus fort que moi. C'est alors qu'un détail attire mon attention : sur lefront des cadavres desséchés encore recouverts de peau, je distingue un symbole.

Un seul et unique signe revient, systématiquement : un cercle vide.Mon symbole.Je me tiens tellement près de Bishop que je le bouscule presque à chaque pas. Tant de morts. Tant

d'ossements – brisés, noircis, éclatés, sciés, broyés.Pourquoi les Adultes se sont-ils infligé de pareils tourments les uns aux autres ?Quelques pas devant nous, les jumeaux hésitent à une nouvelle intersection. Une fois arrivée à leur

hauteur, je comprends pourquoi et, à cette vue, mon ventre se noue : deux rangées bien nettesd'empreintes partent vers la gauche comme vers la droite.

— Bishop... dis-je, le doigt pointé vers les traces, avez-vous croisé votre propre piste en chemin ?Lorsque le colosse se gratte la joue, pensif, quelques morceaux de boue séchée se décollent de sa

peau. Un frisson me secoue au moment où je prends conscience que la poussière qui recouvre lesCercles-étoiles se compose en tout et pour tout de la même matière que tous les cadavres devantlesquels nous sommes passés.

— Oui, je suppose que oui, finit-il par dire. Nous avons bifurqué un certain nombre de fois. Peut-être avons-nous emprunté les mêmes couloirs à plusieurs reprises...

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S'est-il perdu ? Avons-nous gaspillé un temps précieux à venir jusqu'ici ?— Concentre-toi, Bishop ! Nous devons retrouver la salle hantée. Tu disais y avoir vu trois

piédestaux et une échelle, tu te rappelles ?J'espère que ces détails raviveront sa mémoire mais, alors qu'il examine à nouveau les empreintes

et le corridor, je guette dans son regard une étincelle, signe qu'il reconnaît les lieux – en vain.Perplexe, il se penche dans l'embrasure d'une arcade pour jeter un coup d'œil à l'intérieur avant de

revenir dans le couloir.— Nous ne sommes pas très loin, dit-il. J'en suis presque certain.— Je sais où se trouve la salle, intervient alors Gaston d'une voix discrète, comme si cette simple

déclaration allait d'une façon ou d'une autre déchaîner la colère de Bishop.Le jeune homme ne cesse de loucher vers l'os-massue du meneur des Cercles-étoiles. Il se peut

que Gaston, tout comme moi il y a peu, ait compris que, loin des autres, Bishop et ses congénèresreprésentent pour nous une menace : s'ils le voulaient, ils pourraient nous faire disparaître sans quepersonne ne le sache.

Le colosse toise un moment le garçon de toute sa hauteur – je m'attends presque à un nouvelaffrontement.

Mais, cette fois, rien ne se produit. Bishop finit par acquiescer et pousser un long soupir.— Je ne me rappelle vraiment plus, admet-il. Gaston devrait prendre la relève.À ces mots, l'intéressé se remet à respirer et relâche les épaules, en partie délivré de sa tension.— Tu nous as guidés sur la majeure partie du chemin, Bishop, reconnaît-il d'un ton dépourvu de

raillerie.Je pourrais me tromper mais, à mon avis, il tente de le consoler.Gaston examine à son tour les empreintes de pas jusqu'à ce qu'il indique du doigt le couloir de

droite.— Par là, au coin à gauche. Au bout du couloir, nous tournerons à droite. (Il s'adresse ensuite à

moi à voix basse :) Sur le chemin, nous avons croisé quatre arcades. Je ne regarderai pas dans latroisième salle, si j'étais toi. Pareil pour toi, Aramovski. Ne regardez pas à l'intérieur.

Je surprends Bishop en train de hausser les épaules, tandis que les jumeaux gardent les yeux rivésau sol. Visca et Bawden se rapprochent l'un de l'autre jusqu'à ce que leurs épaules se touchent,comme si le souvenir de ce qu'ils avaient vu là-bas les poussait à chercher du réconfort.

Quelles que soient les horreurs qui nous attendent dans cette pièce, elles doivent surpasser tout ceque nous avons vu jusqu'à présent, même si j'ignore si une chose pareille est possible.

— Gaston a raison, acquiesce Bishop. Je m'en souviens... Mieux vaut s'épargner ce spectacle, je tele garantis. El-Saffani, ouvrez le chemin.

Les jumeaux s'engagent alors dans le couloir, suivis de près par notre petite troupe. Nousbifurquons ensuite à gauche.

Bishop donne des ordres, désormais ? Peut-être souhaite-t-il vraiment reprendre la main ? Il vame falloir redoubler de prudence et surveiller ses moindres agissements.

Nous passons devant les quatre portes en ogive. Arrivée à hauteur de la troisième, je pensaissuivre le conseil de Gaston et ne pas tourner la tête pour regarder à l'intérieur... Mais non, je ne peuxpas me permettre d'ignorer certains éléments. Je suis le meneur, j'ai besoin de connaître tout ce quenous devons affronter.

Alors je glisse un œil dans la pièce.S'y entassent des monceaux de cadavres desséchés, mais bien plus petits que ceux des Adultes.Plus petits que nous.

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Plus petits que ceux allongés dans les cercueils au couvercle éclaté.Si minuscules, à vrai dire, que je pourrais sans peine les tenir au creux de mon bras.Des bébés.Des centaines de petites dépouilles pendent du plafond, si nombreuses qu'il m'est impossible

d'apercevoir la voûte. Elles se balancent, accrochées à des chaînes terminées par des crochetsmétalliques qui leur transpercent la cage thoracique. De la peau craquelée se détache de leur cadavrepour dévoiler les os, tandis que des flocons de chair putréfiée recouvrent le sol en une abominablecouche de neige.

Face à un tel spectacle, mon estomac se révulse. Je dois me plier en deux, les mains appuyées surles genoux, pour reprendre tant bien que mal ma respiration. Je me trouve confrontée au mal incarné.

Comment peut-on commettre une telle atrocité ?— Je t'avais prévenue, murmure Gaston. La prochaine fois que je te donne un conseil, Em, tu

ferais mieux de le suivre.Peut-être que oui, en effet.Il me prend la main pour m'entraîner à l'écart. Un je-ne-sais-quoi chez ce garçon me convainc que,

quoiqu'il arrive, je pourrai toujours compter sur lui. D'une certaine façon, il me rappelle Latu.Au bout du couloir, nous tournons pour la dernière fois à droite. Non loin, le corridor se termine

sur un mur blanc orné d'une petite plaque : l'empreinte d'une main positionnée au centre d'un rectangleen verre sombre. Au sol s'étend une surface carrée métallique, lisse et noire, que Bishop indique dudoigt.

— C'est la porte.Je m'étais attendue à de la pierre, comme pour toutes les autres ouvertures de ce labyrinthe – à

moins que le métal fondu que nous avons vu plus tôt s'avère en fait une porte, mais nous n'avonsaucun moyen de nous en assurer.

L'empreinte sur la plaque s'accompagne d'un symbole doré : un Cercle-crocs, le même motif quiorne le front de Gaston, Spingate et Beckett.

Gaston s'avance donc vers la plaque – sans se faire prier, ça va de soi – pour appliquer sa paumecontre le rectangle. La porte noire à nos pieds se met alors à vibrer avant de pivoter sur descharnières invisibles pour révéler un tube étroit qui s'enfonce dans le sol. Une échelle se déploiejusque dans les profondeurs ténébreuses.

Les bras croisés, Gaston nous adresse un sourire tellement satisfait que même celui d'Aramovskiparaîtrait humble en comparaison. Tout compte fait, ses velléités de calme et de modestie semblentl'avoir quitté : Gaston est redevenu lui-même.

— Et voilà le travail ! fanfaronne-t-il. Elle s'ouvre pour moi. À croire que certains valent mieuxque d'autres... Le garçon El-Saffani prend la parole :

— Bishop aussi a essayé...— Puis nous, ajoute la fille.— Mais le mécanisme ne fonctionne qu'avec Gaston.L'air furibond, Bishop s'impatiente, peu enclin à apprécier le fait que le jeune Cercle-crocs soit

capable de réaliser ce dont il est incapable.— Et Beckett ? demandé-je. A-t-il tenté le coup ?— Il n'a pas réussi non plus, se rengorge Gaston. Peut-être que la porte reconnaît les symboles,

d'une manière ou d'une autre, mais si Beckett n'est pas parvenu à l'ouvrir, ce n'est pas simplement unequestion de motif. Serait-ce lié à une particularité chez Gaston ? Ou, sans doute, à une spécificitéchez certains d'entre nous ?

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— J'aimerais essayer, dis-je.Gaston pose à nouveau la main dans l'empreinte du mur et la porte se referme. Il m'adresse ensuite

une révérence moqueuse avant de s'écarter pour me laisser la place.Je presse la paume dans la cavité, dont le métal s'avère froid au toucher. Rien ne se passe.Le dos de sa main posée contre son front, Gaston fait mine de s'évanouir.— Oh, ciel, notre chef sans peur et sans reproche a été refusée ! Qu'allons-nous devenir ?Quel garçon étrange, tout de même... Nous venons à peine de découvrir les cadavres de bébés

massacrés, sans oublier les milliers d'autres qui les ont précédés, et il fait l'idiot ? J'ai presque enviede le secouer pour le ramener à la raison. Mais peut-être ses plaisanteries sont-elles sa façond'affronter la situation ? Son attitude vaut sans doute mieux que ma propre réaction – j'ai bien faillivomir tripes et boyaux.

Aramovski s'avance à son tour vers la plaque et, au moment où il applique sa paume sur le verre,la porte s'ouvre dans un vrombissement.

— Ah ! jubile Bishop en agitant son os-massue. On dirait bien que tu n'es pas si spécial après tout,Gaston !

La joie du jeune prétentieux cède la place à une fureur contenue. Si je le trouve adorable quand ilsourit, le regard haineux qu'il lance à présent semble souligner sa laideur intérieure commeextérieure.

— La porte s'ouvre pour moi parce que je fais partie des élus, déclare Aramovski avec un soupirde délectation. Je le savais ! (Il s'adresse au jeune Cercle-crocs avec une expression de profonderévérence.) Tout comme toi, Gaston. Toi aussi, tu as été choisi. Je te présente mes excuses pourt'avoir offensé tout à l'heure, mon frère.

Gaston se contente d'émettre un grognement en guise de réponse. Je n'aurais jamais cru qu'un détailpareil compte à ce point à ses yeux.

Lorsque j'ai demandé à Aramovski de nous accompagner, je cherchais avant tout à l'empêcher deparler aux autres en mon absence, afin que ses propos ne sèment pas davantage la zizanie. Mais, aveccette histoire de porte, il semble avoir assis sa position. Je me demande si j'arriverais un jour àprendre les bonnes décisions...

L'échelle nous attend. Je veux récupérer le bracelet et mettre les voiles loin de ce cauchemar, maisnul besoin de se précipiter et de commettre de nouvelles erreurs.

— Tu disais que cette salle était hantée, Bishop...L'interpellé confirme d'un signe de tête, les mâchoires crispées. Il descendra avec moi, même s'il

ne cache pas sa peur.— Vous n'avez pas vu de fantômes ou d'autres... créatures ? demandé-je. Pas vrai ?Bishop hausse les épaules, avant de se tourner vers Gaston.— Fantômes ou pas fantômes ?Le jeune homme déglutit, son humeur taquine envolée.— Cette pièce est... étrange, explique-t-il. Toute petite, très sombre. On a l'impression de peser

plus lourd, comme si une main invisible nous écrasait pour essayer de nous faire asseoir. Les jambesfatiguent plus vite et nous avons tous les deux ressenti... comme une présence qui nous observait. Jen'avais qu'une envie, sortir de là le plus vite possible. Pour être honnête, Em, je ne veux pas yretourner.

Il me demande, sans vraiment poser la question, s'il peut rester en haut de l'échelle. Même si je l'yautoriserais volontiers, je n'ai pas le choix, car il est le plus intelligent d'entre nous.

Je lui ébouriffe les cheveux et lui lance d'un ton que j'espère léger :

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— J'ai besoin de toi, petit génie. Et si nous trouvons des mécanismes qui ne fonctionnent qu'avectoi ? Peut-être avez-vous raté un indice, Bishop et toi ? Comme les panneaux coulissants cachés dansles murs.

— Ils s'ouvriront aussi pour moi, remarque Aramovski.Ou alors nous trouverons peut-être des objets qui ne répondent qu'à mon toucher.Il a raison. D'ailleurs, si je le laisse là-haut avec les Cercles-étoiles, qui sait ce qu'il va encore

leur raconter ? J'ai peur de Bishop, qui, avec sa carrure, pourrait facilement me blesser. Mais jecrains aussi Aramovski, sans réellement savoir pourquoi.

— Je descendrai en premier, annoncé-je. Ensuite, Bishop, puis Gaston, Aramovski et enfin El-Saffani. Les jumeaux se précipitent comme un seul homme vers l'échelle qu'ils commencent àdescendre avant même que j'aie pu émettre la moindre objection. S'ils sont aussi terrifiés que moi, ilsle cachent bien, ou peut-être font-ils preuve de bravoure, à l'instar de Latu.

Je me tourne alors vers Bawden et Visca.Vous deux, vous gardez l'entrée, d'accord ?Alors que les deux Cercles-étoiles au visage gris acquiescent, je m'engage sur les premiers

barreaux de l'échelle.

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Chapitre 31

La lance dans une main, j'utilise l'autre pour assurer ma descente. Les premiers échelons neposent aucun problème, mais la manœuvre se complique à mesure que je m'enfonce dans les ténèbres.Je comprends alors la sensation que décrivait Gaston : je me sens vraiment plus lourde, comme si jeportais de plus en plus de poids sur les épaules.

La propreté de ce tube me surprend. En dehors de quelques traces de pied sur les jalonssupérieurs, laissées sans aucun doute par Gaston et Bishop la première fois qu'ils sont descendus,aucun grain de poussière ne salit le boyau. La trappe au-dessus de ma tête serait-elle depuis toujoursrestée scellée ?

J'atteins enfin le fond où je pose le pied sur une étrange plate-forme circulaire. Comme pour latrappe, on dirait une espèce de grille métallique, à travers laquelle je distingue une surface noire etcreuse. La courbe remonte de manière uniforme vers tous les côtés de la salle, pour rejoindre desmurs incurvés qui se fondent à leur tour en un plafond voûté.

Nous avons traversé un tube pour arriver dans une sphère.Ma vision s'ajuste à l'obscurité environnante.Je discerne alors le cadavre dont nous a parlé Gaston, une longue forme gris clair qui se détache

dans les ténèbres. À plat ventre sur le sol en métal, bras écartés, le corps tend vers nous son crânedont la peau craquelée s'étire en un sourire éternel. Sa tenue, autrefois blanche, drape des côtes fineset cache l'ossature des bras et des jambes. D'étranges éclaboussures de différentes couleurs – durouge passé au noir grisâtre, en passant par le jaune – souillent le tissu. La plus grande tache maculetout le milieu du dos, là où la lance qui ôta la vie de cette personne était naguère profondémentenfoncée.

C'est alors que je repère la « menotte » décrite par Gaston. Oui, c'est ça ! Le monstre balafré abraqué sa réplique exacte sur moi. Attaché au poignet droit du mort, le bracelet semble prolongé parune tige, parallèle au sol grillagé.

À quelques pas du cadavre, j'aperçois les trois piédestaux. Contrairement aux autres socles quenous avons trouvés jusqu'à présent, ceux-là demeurent intacts. En pleine lumière, ils seraient sansdoute blancs, mais, dans cette pièce, ils présentent une teinte gris pâle. Des symboles dorés ornentleurs soubassements arrondis, dont la face supérieure plane reste inoccupée. Si nous parvenions àdécouvrir ce qui devrait y siéger, nous pourrions sans aucun doute ajouter plus d'une pièce au puzzleque nous nous efforçons de reconstituer.

Je m'approche du cadavre en traînant les pieds – ils sont comme lestés de pierres.— Pourquoi sommes-nous plus lourds, Gaston ?— À mon avis, il s'agit d'un phénomène semblable à celui qui nous a permis de ne pas tomber du

plafond, mais... (Il s'interrompt, l'air à nouveau frustré, et lance un regard méfiant à Aramovski.) Je netiens vraiment pas à me disputer avec toi maintenant.

— Bien sûr que non, mon frère, répond le Double-cercle avec une nouvelle révérence. Je t'en prie,continue.

Gaston pousse un soupir, exaspéré. Peut-être préférait-il l'Aramovski agressif plutôt quel'affable ?

— Quoi qu'il en soit, c'est comme si mon cerveau essayait de m'expliquer cette sensation, sanssavoir où est conservée l'information. Tellement de souvenirs semblent encore... inaccessibles !

Gaston vient d'exprimer avec bien plus de clarté cette impression de cerveau en berne que je

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qualifie « d'embourbé ».J'observe le cadavre. Mon estomac effectue de nouveaux soubresauts. Même si j'ai vu bien pire

dans les autres salles, savoir qu'une personne a été empalée par derrière me pousse à m'interroger :le même sort me sera-t-il réservé ?

Il faut que je me concentre. L'objet de notre mission se trouve juste sous mon nez.— Je vais prendre le bracelet, dis-je.— Non, laisse-moi faire, m'interrompt Gaston, agenouillé près du corps. Vu ta tête, on dirait que tu

vas être malade. Et s'il y a bien un truc encore pire qu'un cadavre, c'est un cadavre couvert de vomi.Rien ne me fait plus plaisir que de le laisser s'en occuper. Je ne veux plus ne serait-ce que poser

les yeux sur un macchabée, alors en toucher un, n'en parlons même pas.Gaston tente de retirer le bracelet, mais le tissu souillé a séché contre le métal, si bien qu'il lui

faut tirer d'un petit coup sec pour que le vêtement se détache dans un craquement.Il ne peut s'empêcher de lâcher un grognement de dégoût.Puis, avec délicatesse, il fait glisser l'objet le long du bras squelettique. Une fois debout, il

s'apprête à me tendre le bracelet, mais interrompt son geste pour l'examiner de plus près.— Oh oh... ça, ce n'est pas bon signe.À ces mots, il me montre, à la base de la longue tige, le joyau blanc fissuré en de multiples

endroits. Quelques morceaux manquent même à l'appel.Du bout des doigts, j'effleure les arêtes de la gemme brisée.— Quand le monstre l'a braqué vers moi, le joyau brillait, dis-je.Tous les regards convergent sur le gadget que tient Gaston. Nous ignorons tout de son

fonctionnement, mais il semble évident que ce cristal ne brillera jamais plus.— Beau travail, Savage, soupire Aramovski. Tu nous as traînés jusqu'ici, et que récoltons-nous en

récompense de nos efforts ? Rien ! Nous sommes venus jusqu'ici au lieu de retourner chercherBello... Elle doit être morte à l'heure qu'il est. Peut-être aurions-nous pu la sauver si nous avions agiplus vite, mais désormais il est trop tard.

Il refusait d'aller la récupérer, au départ ! Au contraire, il souhaitait l'abandonner aux monstrespour satisfaire ses « dieux ». Pourquoi retourner ainsi sa veste ? Essaie-t-il de me faire porter lechapeau, une fois de plus ?

Les yeux plissés, Bishop me dévisage. Lui voulait tenter de sauver Bello, mais je l'en ai empêché.Soudain, je comprends : le discours d'Aramovski ne visait pas à me blâmer, mais à rappeler aucolosse que cette expédition, c'était mon idée.

Aramovski s'emploie à monter Bishop contre moi. Sans trop de difficultés, à mon avis : le Cercle-étoile avait raison, et moi tort.

J'ai gaspillé un temps précieux. J'ai divisé le groupe pour rien. Si je ne répare pas mon erreur, ilsvoudront me destituer de ma place de chef... et je ne me laisserai pas faire. Il me faut bien l'admettre :je veux commander et prendre seule les décisions. Malgré toutes les erreurs que j'ai commises,jamais je ne confierai cette responsabilité à quelqu'un d'autre, puisque personne ne se montre assezdigne de confiance. Si nous voulons survivre, si nous voulons sortir de cet endroit cauchemardesque,si nous voulons vaincre les monstres, notre meilleure chance, c'est que je conserve ma place deleader, j'en suis convaincue.

Aramovski pousse un nouveau soupir, plus bruyant cette fois, ce qui me donne envie de le rouer decoups. Comme il doit être aisé de juger les décisions des autres lorsqu'on reste assis à ne rien faire...

Le Double-cercle s'avance à grands pas vers le piédestal central pour passer le doigt sur lasurface lisse. Il observe ensuite son index, comme s'il y cherchait des grains de poussière. Une fois

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tourné vers nous, il me sourit.— Nous n'avons donc pas l'arme des Adultes, récapitule-t-il. S'il s'agissait d'une arme, bien

entendu, car nous n’en savons rien, nous n’avons rien appris. Bello a disparu. Yong et Latu sontmorts. Peut-être que Bishop n'est pas le seul à se demander qui remporterait un nouveau vote...

Tout à coup, le piédestal central se met à briller.D'instinct, je recule d'un pas, aussitôt imitée par les autres. Lorsqu'Aramovski comprend que nous

observons ce qui se passe dans son dos, il fait volte-face et s'éloigne aussi vite que possible de lasource de lumière.

La lueur s'intensifie, elle forme comme un nuage bourdonnant qui oscille à mi-hauteur. Elle neprovient pas du piédestal en lui-même, mais plutôt de l'espace vide qui le surplombe. Des dizainesde petits points noirs mouvants apparaissent alors à l'intérieur du halo.

Sans hésiter, je brandis la lance vers le socle.Bishop et les jumeaux en font de même avec leurs os-massues, tandis que Gaston détale pour se

cacher derrière le colosse et qu'Aramovski se réfugie derrière moi.Malgré mon envie de fuir, je reste en position, bien campée sur mes deux jambes – par choix, cette

fois, et non parce que mes pieds refusent de m'obéir. Les ondoiements de lumière se font hypnotiques.Les points noirs fluctuants se mettent à gonfler pour fusionner et se fondre les uns dans les autres à

mesure que la clarté diminue. Les formes noires finissent par modeler un cercle – non, un ovale – àl'intérieur duquel se dessinent deux globes rouges.

Et soudain, l'image au-dessus du piédestal s'éclaircit. Je me retrouve face à un monstre, qui mefixe droit dans les yeux.

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Chapitre 32

Le monstre semble tellement réel que je bouscule Aramovski en reculant. Seules la tête et lesépaules apparaissent au-dessus du socle. Ridées, tordues, à la peau parcheminée... Quelle visiond'horreur ! Cette créature est abominable. Sa vue me donne envie de la détruire et provoque chez moila même réaction instinctive de dégoût que face à une araignée occupée à escalader mon bras.

Bishop s'approche à pas prudents du piédestal pour toucher de son os-massue le visage dumonstre, comme s'il savait que la créature ne se trouvait pas vraiment devant nous, mais qu'ilsouhaitait tout de même s'en assurer. Le fémur traverse le visage qu'il distord dans une petite gerbed'étincelles multicolores. Quand le jeune homme retire son arme, les étincelles crépitent quelquessecondes sur l'os avant de se dissiper en volutes et de s'évanouir dans le néant.

Si Bishop peut se montrer aussi courageux, alors moi aussi. Je m'avance à mon tour pour meplacer à sa gauche.

Dans les yeux du monstre tourbillonnent de multiples nuances de rouge, du cramoisi presque noir àl'écarlate flamboyant irisé de brûlants éclats jaunes. Au moment où la créature se met à parler, je voissa mâchoire bouger, sans parvenir à distinguer la bouche sous les abominables replis de chair.

— Bishop... non mais regarde-toi ! crache le monstre. Déjà une arme à la main, pas vrai ?Pourquoi ne suis-je donc pas surpris ? Et de quoi t'es-tu donc barbouillé ? Tu fais vraiment peur àvoir !

Les propos, délivrés par une voix masculine condescendante dans un crissement digne d'unecascade de sable sur des rochers, me donnent la chair de poule. Quelle que soit cette créature, chaquecentimètre carré de mon corps me hurle que son existence défie toute vraisemblance.

Bishop me jette un regard en coin. Je lis la peur et le doute dans ses yeux. S'il y avait un monstre àattaquer, il n'aurait pas hésité, mais puisqu'il n'y a rien, il se contente de désigner le piédestal d'unléger hochement de tête.

Selon lui, c'est à moi de parler.Je carre les épaules pour me donner un minimum de contenance.— Comment connaissez-vous le nom de Bishop ?La tête de la créature noire se met à osciller au rythme d'un nouveau bruit, semblable au frottement

de deux os l'un contre l'autre. Serait-ce... un rire ?— Même si ma vue n'est plus ce qu'elle était, impossible de se tromper face à ce corps musclé, dit

le monstre. Et le Bishop que je connais se déplace rarement sans une arme. Certains ne changentjamais. Jamais, jamais, jamais.

Une main se pose alors sur mon épaule. Ni encourageant, ni menaçant, le geste est empreint dedélicatesse et me pousse à faire un pas de côté pour permettre à quelqu'un d'autre d'intervenir.Aramovski, bien sûr.

— Êtes-vous un dieu ? demande-t-il au monstre.L'intéressé le dévisage un moment avant de répondre :Je ne te reconnais pas. Quel est ton nom ?— Je m'appelle Aramovski.De pair avec les mouvements d'épaules décharnées et ridées, j'entends à nouveau ce bruit d'os

crissant : le monstre rit.— Aramovskiii, pomme de reinette et pomme d'api ! caquette-t-il. Je ne m'attendais pas à te voir

ici. Pas étonnant qu'un Double-cercle voit en moi un dieu, un dieu en moi. Cela dit, je jouis bien du

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droit de vie ou de mort. Donc par définition du comment du pourquoi, la réponse est oui.J'ignore ce qu'est un dieu exactement, mais s'ils existent, jamais ils ne ressembleraient à ça.Les yeux humides et brillants, Aramovski semble aussi fasciné que terrifié : il ne voit pas la

menace que Bishop et moi percevons.D'un mouvement d'épaule, je me débarrasse de la main du jeune homme pour faire un pas en avant.— Vous connaissez Bishop, dis-je au monstre. Ainsi qu'Aramovski. Qui êtes-vous, au juste ?— Qui suis-je ? Le Divin à l'églefin.Il se moque de nous, ma parole !— Je ne crois pas, dis-je. Vous n'êtes pas plus un dieu que moi ou Latu.La lueur rougeoyante des yeux vacille.— Je ne te reconnais pas, jeune fille. Quel est ton nom ?— Vous d'abord.La créature fripée éclate de rire. À cet instant, je meurs d'envie de lui enfoncer la lance en plein

visage.— Je m'appelle Brewer, répond-il.Brewer. Comme le garçon dans notre antichambre. Seraient-ils parents ?— Je t'ai révélé mon nom, jeune fille. Maintenant, quel est le tien ?— Je m'appelle Em, dis-je, le dos bien droit.Les volutes rouges dans le regard de la créature tourbillonnent de plus belle.— Em ? Il n'y a aucune Em dans la caste des dirigeants.— C'est moi, le chef, répliqué-je. Nous avons voté.— Un vote ? Voilà qui est intéressant !Les yeux rouges semblent me toiser des pieds à la tête avant de se verrouiller sur mon front.— Mais tu es une Cercle ! lâche-t-il, au comble du scepticisme.Je ne souffle mot. Le monstre me dévisage un long moment et je lui retourne son regard sans trop

savoir quoi faire d'autre.Le bruit qu'émet alors la créature ressemble à une quinte de toux ou à un raclement sec qui

resserre ses épaules déjà étroites. Le monstre se met ensuite à produire des borborygmes comme s'iltentait d'éclaircir une gorge invisible à nos yeux.

La crise passée, les orbites rouges reprennent leur flamboiement.Je ne connais personne de ce nom, reprend-il. Tout ceci me paraît impossible, à moins que...Il jette un coup d'œil à sa droite, son attention retenue ailleurs pendant quelques instants, puis ses

yeux reviennent sur moi d'un coup.— Em ? Comme la lettre M ?Que suis-je censée répondre ? Dois-je mentir, comme le ferait O'Malley ? J'ignore si un mensonge

nous aidera plus que la vérité, alors j'acquiesce.Le monstre se penche en avant.— Ne serais-tu pas... Savage ? demande-t-il d'une voix où se mêlent à la fois l'horreur, la crainte

et l'admiration.Comme le monstre dans le Jardin, il semble me connaître, aussi me fais-je violence pour contenir

l'excitation et l'espoir qui naissent en moi.Une fois de plus, je hoche la tête.— Vous savez qui je suis ?— Je n'arrive pas à y croire ! répond le monstre en reculant. Oui, je sais qui tu es, petite Cercle.

Je ne le sais que trop bien ! Tu es celle qui m'a tué.

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Chapitre 33

Cette créature a complètement perdu conscience de la réalité : bien vivante, elle me parle, maism'accuse de l'avoir tuée !

— Petite Savage... reprend le monstre. Tu m'as l'air bien forte et en pleine santé. (Sa voix,suintante de dégoût, a changé.) As-tu chaud, Em ? Une fièvre à te fendre le crâne, peut-être ?

Même si j'étais malade, je ne lui dirais rien. Jamais je ne laisserais paraître la moindre faiblesse.— Je me sens bien, merci.— Les caissons n'ont pas été alimentés depuis un sacré bout de temps, soupire-t-il, je ne devrais

pas être surpris. La piquante mignonnette doit être bouchée, un peu comme moi d'ailleurs.La piquante mignonnette ? Ferait-il référence à l'aiguille qui m'a piquée ? Comment pourrait-il être

au courant, à moins de...— Ce tube, dans mon cercueil. C'est vous qui lui avez ordonné de m'attaquer ?— On rencontre tellement de dysfonctionnements, se lamente-t-il. Certains caissons étaient dans

un état bien pire que le tien, même si d'autres restaient mieux conservés. Valves cassées, charnièresgrippées, boutons de contrôle court-circuités... Les siècles n'ont pas été tendres avec les Adorés.J'espère que les nouveaux seront en meilleure forme. Mais nous le découvrirons bien assez tôt !

— Répondez à ma question, exigé-je d'une voix cinglante, à peine reconnaissable.Mon timbre se fait aussi froid et tranchant que la lame de ma lance.— Avez-vous, oui ou non, ordonné à cette aiguille de me piquer ?— Bien sûr que oui, répond le monstre. Tu m'as assassiné.Le voilà qui recommence avec son charabia. Je suis la seule à avoir été réveillée de cette façon et

il... Qu'a-t-il dit juste avant ?— Vous avez marmonné que le tube devait être bouché ! m'écrié-je. Que se serait-il passé dans le

cas inverse ?Il me transperce de ses yeux rouges.— Terribles douleurs dans le crâne, petite Cercle. Une lente putrescence aurait été ta récompense.

Je voulais que ton agonie soit longue, qu'elle dure autant que la mienne.Il a tenté de me tuer. Moi, et personne d'autre. Je ne dois ma survie qu'à un dysfonctionnement !— Où sommes-nous, Brewer ? enchaîné-je. Quelle est cette prison ?— Une prison ? répète-t-il dans un nouvel éclat de rire. Pour un soi-disant chef, tu te trompes-

trompes-trompes sur toute la ligne !— Sur quoi d'autre me suis-je trompée ?— Selon toi, je ne suis pas un dieu, et pourtant me voilà devenu ton éternel protecteur. Toi et les

tiens êtes vivants grâce à moi.Non, je refuse d'entrer dans son petit jeu.— Un protecteur, dites-vous ? Vous venez d'admettre avoir essayé de me tuer. Et vos semblables

nous ont attaqués avant de capturer l'une des nôtres.Le visage noir s'avance vers moi. Les tourbillons qui hantent les yeux rouges s'accélèrent à travers

les paupières plissées.— Lequel ? Qui a été capturé ?Fait-il semblant de l'ignorer ? Il joue vraiment au chat et à la souris avec moi !— « Laquelle », pas « lequel », finis-je par répondre. Bello a été kidnappée par les vôtres dans le

Jardin.

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Un sifflement mauvais s'extirpe de la bouche dissimulée.— Bello ? Ce n'est pas juste, pas juste du tout ! Je vais y remédier, oh oui ! Le Jardin, dis-tu ? Tu

dois parler du verger. Il n'existe qu'une seule entrée par la section désaffectée, et je l'ai scellée.(Plongé dans ses pensées, il détourne le regard.) Le sceptre de votre antichambre ! Je n'ai jamais pule récupérer, non pas que je veuille toucher l'arme qui m'a tué... Theresa a dû découvrir commentl'utiliser.

L'outil qui sert à ouvrir les portes... Voilà donc avec quoi on a défoncé le crâne du petit Brewer.— Quelqu'un d'autre se trouve-t-il dans le verger en cet instant ? demande le monstre en posant à

nouveau le regard sur moi.— Non, tout le monde est sorti, et ne comptez pas sur moi pour vous dire où ils se trouvent.— Ce n'est pas de moi que tu devrais te cacher, rétorque Brewer. Ils savent que tu es réveillée. Ça

ne peut être qu'Aramovski, ce petit malin. Ce n'est pas juste ! Ce n'est vraiment, vraiment pas juste !Je me tourne alors vers le grand jeune homme toujours campé derrière moi. Bouche bée,

Aramovski semble avoir perdu sa langue.— Il y aurait un autre Aramovski ? demandé-je au monstre.Il confirme d'un lent hochement de tête.— Oh oui... Je ne connais que trop bien cet odieux personnage.— Et nous, nous connaissons un autre Brewer, soufflé-je. Un garçon dans un cercueil... là où vous

avez essayé de me tuer.Mes mots sont empreints d'un venin issu d'une rage brute. Toute la douleur que j'ai ressentie, je la

dois à cette créature.— Un cercueil ? s'étonne le monstre, les yeux plissés, ce qui accentue les rides au coin de ses

globes oculaires cramoisis. Pourquoi les appeler ainsi ?— Parce que c'est ce qu'ils sont. Bon nombre des nôtres ont péri à l'intérieur de ces boîtes.Brewer hésite quelques instants. On dirait bien qu'il reprend son calme.— Peut-être que le mot « cercueil » leur convient, après tout. Au moins pour le garçon nommé

Brewer. Je l'ai attendu pendant si longtemps... et toi, tu l'as assassiné.Il se met alors à se balancer d'avant en arrière, de plus en plus vite.— Ils ont défoncé le couvercle de son caisson – son cercueil, comme tu dis – et ils l'ont massacré.

Lui, pauvre petit être sans défense. Ils n'en avaient rien à faire. Après quoi, je les ai piégés, tel estpris qui croyait prendre ! Et je les ai enfermés. Ils ne pouvaient pas m'atteindre. Ils n'auraient pas osé,car, sinon, je les aurais tous tués comme ils m'ont assassiné ! Et je voulais les voir souffrir, je voulaiste voir souffrir, toi ! Je voulais que toi, toi, tu brûles dans les flammes de l'enfer. Ce sont des démonset je leur donnerai ce qu'ils méritent, oh oui, je le leur donnerai et je les ferai souffrir le martyre, ils...

— Silence ! aboyé-je, incapable de supporter davantage ses divagations de fou.C'est moi qui porte la lance, il doit m'écouter.— Dites-moi où vous retenez Bello. Et où sommes-nous ? Quel est cet endroit ? Le bâtiment se

trouve-t-il sous terre ?À nouveau s'élève le crissement d'os, plus strident que jamais. Le monstre rit tellement fort que les

plis de peau noirâtre tremblent comme des bourrelets.Je suis fatiguée de subir ses moqueries. Au rictus mauvais qu'arbore Bishop, je constate que lui

aussi en a assez.Le rire du monstre se mue tout à coup en une nouvelle quinte de toux, cette fois bien pire que la

première, un raclement sourd qui me rappelle le picotement insupportable de la poussière tapissantma gorge et mes poumons à mon réveil. À la façon dont son corps entier est secoué, j'en déduis que

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Brewer souffre – il lui faut quelques minutes pour se remettre.Dans ses yeux, les volutes rouges virent au noir.— Tu n'as donc pas encore compris ? dit-il dans un râle. Tu ne dois pas être un très bon leader,

Em. « Tu n'es qu'une Cercle », n'est-ce pas ce qu'ils disaient ? Tu te rappelles comme ils tedénigraient ? Comme ils étaient bêtes ?

— Non, je ne me souviens de rien.— Bien sûr que non, enchaîne Brewer. Une fois encore, tu savais te montrer assez maligne pour

utiliser les individus plus intelligents autour de toi. Qu'est devenue Okadigbo ? A-t-elle survécu oul'as-tu tuée, elle aussi ?

— Je n'ai tué personne, Brewer.Le visage de Yong, suffocant, surgit soudain devant moi. Ses grands yeux choqués, emplis de la

certitude terrifiante d'une mort inévitable, me dévisagent.C'était un accident.J'essaie de me concentrer sur les paroles du monstre. Il a mentionné le nom d'Okadigbo. Je l'ai lu

sur l'un des cercueils de notre antichambre. Un squelette décharné noyé dans une immense chemiseblanche. Elle est morte, oui, mais je ne l'ai pas tuée. Je n'aurais pas pu. À moins d'avoir commis cemeurtre avant de me retrouver enfermée dans le sarcophage et qu'il me soit impossible de m'ensouvenir, tout comme je ne peux me rappeler l'école ou le visage de mon père.

Je secoue vivement la tête. Brewer cherche à m'embrouiller l'esprit.— Assez de mensonges. Dites-moi la vérité sur cet endroit !— Pas d'Okadigbo ? Oh, eh bien, j'aurais dû vérifier les caissons. Je n'ai pas pu, il ne me restait

plus de temps, même si le temps était tout ce qui me restait. Qu'en est-il de ta Némésis... Theresa ?Je ne sais pas ce qu'est une Némésis, tout comme j'ignore qui pourrait être Theresa.— Oh, je vois, tu ne reconnais pas ce nom ? poursuit Brewer. Bien sûr, pas à ton âge. Mais si elle

a survécu, tu dois connaître son nom de famille. Theresa Spingate est-elle toujours en vie ?Je ne devrais pas m'étonner qu'il en sache autant sur nous, pourtant c'est le cas. Je suis partagée

entre la surprise et la colère. Je ne tolérerai jamais qu'il lui arrive quoi que ce soit. J'ai déjà perduLatu et Bello, je suis prête à tout pour protéger Spingate.

— Je parie que oui, enchaîne le monstre. C'est étrange qu'elle ne t'ait pas parlé de cet endroit.Peut-être ne l'a-t-elle pas encore découvert... Les effets secondaires du caisson sont terribles-terribles-terribles, ça ne me plaît pas du tout. Ou peut-être que si, mais elle a choisi de ne pas t'enparler. Il y a tant de secrets à l'intérieur de cette jolie petite tête rousse !

Ça suffit. Je m'approche d'un pas pour me pencher vers cette étrange présence éthérée quireprésente l'effroyable visage de Brewer. Les mots, abrupts, s'échappent de ma bouche presque dansun cri.

— Dites-moi où nous sommes. Dites-le-moi ou je jure de vous retrouver et de vous éventrer ! Jevous regarderai mourir, Brewer, je me repaîtrai de votre souffrance. Vous m'entendez ?

Les yeux rouges me fixent en retour, tellement proches, tellement réels.— Tu l'as déjà fait, répond-il, très calme. Tu m'as fait souffrir bien plus que tu ne l'imagines. Et te

voilà en train de me menacer à nouveau ? Certains ne changent jamais, jamais, jamais. Tu as toujoursété une peste, Savage.

Le choc me fait reculer si brusquement que j'en trébuche. Bishop me retient pour m'éviter la chute.Le monstre couvert de cicatrices dans le Jardin a prononcé exactement les mêmes mots.— Petite Cercle, soupire Brewer, comme si je le décevais. Tu ne te trouves pas dans un bâtiment,

ni même sous terre. Tu n'es pas sous l'eau, ni sous rien du tout d'ailleurs. Ce n'est pas non plus une

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prison, en tout cas pas pour toi, bien que ce soit tout à fait ce que représente ce lieu pour moi. Moi,moi, moi, pauvre petite chose triste dans un arbre encore plus triste.

Chacune de ses paroles trahit sa folie... Il a perdu l'esprit. Assez pour façonner des pyramides decrânes ? Assez pour créer une énorme roue de bras coupés ?

Pour empaler des bébés sur des crochets ?Je me fais violence pour contenir au creux de ma poitrine la colère meurtrière qui me dévore.

Malgré tous mes efforts, je ne parviens pas à l'étouffer entièrement. Ma voix se mue en un grognementsourd, aux terribles accents vengeurs.

— Dites-moi tout sur cet endroit, Brewer.— Oh, petite Cercle, ne sais-tu donc pas que les images valent souvent mieux que les mots ?Soudain, tout autour de nous, sous nos pieds, au-dessus de nos têtes, les murs incurvés d'un noir

d'encre se mettent à pivoter dans un tourbillon de couleurs ondoyantes qui disparaissent aussi vitequ'elles sont apparues. Comme par magie, me voilà maintenant capable de voir au-delà des mursincurvés qui s'ouvrent sur un noir différent : une obscurité sidérale qui semble infinie. Au cœur deces ténèbres brillent de petits points lumineux.

On dirait que ces grains de lumière mouvants, presque imperceptibles, se déplacent... vers lehaut !

La tête m'en tourne : mon cerveau embrouillé se débat pour tenter de déverrouiller les zonesinaccessibles de ma mémoire. Au moment où les informations se débloquent, à l'instant où mon espritparvient à relier les images aux concepts, je prends la mesure du spectacle qui s'offre à moi :

Des étoiles !Ces points lumineux, ce sont des étoiles !— Petit chef connaît maintenant la vérité, dit alors le monstre. Regarde un peu derrière toi.Nous nous détournons tous des piédestaux.Gaston, Aramovski et les El-Saffani me tournent le dos. Je distingue l'échelle qui nous a menés

jusqu'ici et, au-delà, le mur transparent. Derrière la paroi invisible se déploie une masse tellementénorme qu'elle dépasse l'entendement. Là, dans l'obscurité constellée d'étoiles scintillantes, jedistingue une gigantesque sphère aux teintes brunes, bleues et vertes, lancée dans une lente rotation.

Dans mon esprit, d'autres mots reviennent à la surface et se remettent en place dans un cliquetis.Une planète. Ce que j'ai sous les yeux, c'est une planète. — L'espace... murmuré-je, atterrée. Nous sommes dans un vaisseau spatial.

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Chapitre 34

« Tu te trompes-trompes-trompes sur toute la ligne ! »Les paroles de Brewer prennent soudain sens : il avait raison.Nous restons tous bouche bée devant la sphère qui tournoie lentement dans les ténèbres. Autour de

nous, les étoiles semblent se mouvoir au même rythme que la planète, comme si elles étaient reliées àelle par de longs filins invisibles.

Des étoiles et une planète qui valsent dans la même direction, tels des danseurs.Les jumeaux restent proches l'un de l'autre, leurs massues désormais dirigées vers l'échelle, peut-

être même vers la planète, l'espace ou les étoiles.— Nous devrions tomber, chuchote le garçon El-Saffani. Pourquoi ne tombons-nous pas ?La fille tape du pied pour éprouver la solidité de la grille métallique, qui se met alors à vibrer

avec un tintement.— Elle tient le coup, conclut-elle. C'est le sol qui nous empêche de tomber, c'est ça ?— Ce truc se trouve juste sous notre nez, reprend le garçon en pointant son arme vers le globe.

Nous ne devrions pas tomber vers le bas, mais vers l'avant ! Pas vrai, Em ?Pense-t-il vraiment que j'ai la moindre idée de ce qui est en train de se passer ?Gaston se faufile entre eux deux pour se glisser de l'autre côté de l'échelle, les deux mains tendues

devant lui. Alors que je m'apprête à le retenir, persuadée qu'il va tomber par-dessus bord, il appuieles paumes sur la surface incurvée du mur transparent. Sans crainte aucune, il va même jusqu'à sepencher.

— Ce ne sont pas les étoiles qui tournent, mais nous ! déclare-t-il, un grand sourire aux lèvres,émerveillé. Eh, Aramovski, tu te souviens de ta dispute avec Spingate ? D'après toi, c'était grâce auxdieux que nous avions marché au plafond.

Pour ponctuer ses propos, Gaston tend alors le doigt au-dessus de nos têtes.Je lève les yeux. Si nous distinguons encore l'échelle, le tube, lui, a disparu. Les barreaux mènent

tout droit vers une nouvelle aberration : le cylindre de Spingate ! Plus petit que la planète, selon moi,mais d'une taille assez imposante pour que mon cerveau peine à le concevoir. D'une teinte cuivrée,énorme, tentaculaire, aux bases évasées, aussi loin que porte le regard. Sa surface cabossée semblecouverte d'éraflures et criblées de cratères, un peu comme les couloirs où se sont déroulés lescombats. Le cylindre, immobile au-dessus de nos têtes, ne pivote pas le moins du monde.

Ce n'est que face à une telle vision que je comprends enfin l'explication de Spingate. Nous avonscrapahuté sur le pourtour du cylindre tels des insectes. Nous avons tourné en rond sans jamaisbifurquer pour en fin de compte revenir à notre point de départ. La boucle est bouclée.

La salle sphérique dans laquelle nous nous tenons n'appartient pas au cylindre : elle s'y connectegrâce au tube qui contient l'échelle. La grille métallique au sol est donc parallèle à l'extrémité planedu cylindre.

Tout en haut de l'échelle, j'aperçois deux visages perplexes, maculés de gris : Bawden et Visca,qui se demandent sans doute pourquoi ils peuvent soudain nous voir. De leur point de vue, nousdevons flotter dans l'espace.

Gaston claque des doigts avant d'éclater de rire.— C'est parce que le cylindre est en rotation ! s'écrie-t-il. Voilà ce qui nous a permis de rester

collés à l'intérieur ! Je ne me souviens plus très bien du phénomène exact, mais si le cylindre tournaitplus vite, nous nous sentirions plus lourd, et si la rotation ralentissait, on se sentirait au contraire plus

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léger. Voilà aussi pourquoi on a plus de mal à se mouvoir dans cette boule : c'est parce que noustournons en fait plus vite que dans le cylindre ! Plus on s'éloigne du centre, plus le poids s'accentue.Je parie qu'au milieu du cylindre, nous ne pèserions presque rien. Nous flotterions, même !

Flotter ? Gaston me semble maintenant plus dément que Brewer. Ce qu'il nous explique relève del'impossible ! Mais l'expérience de la salle aux bébés morts m'a appris une leçon : toujours prêterattention à ce que dit Gaston. Il me faut écouter et surtout comprendre ses explications.

— Miracle ! s'exclame Aramovski, les mains levées et la tête rejetée en arrière. Nous dérivonsdans l'espace au-dessus d'une planète sans pour autant y laisser la vie. Les dieux nous protègent !Brewer nous protège : il appartient vraiment à la lignée céleste !

Je pivote vers l'abominable tête en suspension au-dessus du piédestal.Les étoiles tournent derrière le monstre, mais dans l'autre sens. Sur ma gauche, les astres semblent

monter alors qu'ils descendent sur ma droite.— Nous sommes dans un vaisseau, dis-je à Brewer. C'est une évidence, bien sûr, mais j'éprouve le besoin de prononcer ces mots à voix haute.— Un vaisseau, depuis tout ce temps...— Le Xolotl est son nom, répond-il. Je peine à croire que Theresa ne l'ait pas compris. Peut-être

n'est-elle pas aussi intelligente qu'elle le croit, en fin de compte ? Infortuné à qui ne siéent les dés,mais nul succès jamais pour la timorée.

Le voilà reparti avec ses babillages insensés. Il semble d'ailleurs s'adresser davantage à lui-mêmequ'à nous.

— Qu'est-ce donc ? demandé-je, le doigt pointé vers la sphère brune, verte et bleue.— Nous étions censés y trouver notre foyer. Un nouveau départ. En tout cas, pour Bishop,

Aramovski et moi. Pour toi, ma mignonne petite Savage, je doute qu'il existe de paradis, quel qu'ensoit le prix, avec ou sans la glace étincelante.

De ses doigts noirs et noueux qui apparaissent dans notre champ de vision, il se gratte alors lesommet du crâne. Ses phalanges plongent dans les plis de peau ridée.

Puis le monstre interrompt son geste, baisse les mains et fixe mon symbole.— Em, répète-t-il, comme si ce simple mot recelait la réponse à toutes les questions. Je n'arrive

pas à croire que je t'ai ratée, mais ce n'est pas surprenant, en fait. Bien sûr que tu as survécu. Bien sûrque tu es le chef. Souhaites-tu connaître ton prénom ?

Mon cœur se met à cogner tellement fort dans ma poitrine que je le sens vibrer dans ma gorge etmes oreilles. J'ai besoin de savoir qui je suis.

Alors j'acquiesce.— Très bien, déclare Brewer. Tu t'appelles Matilda.Matilda... Matilda... Matilda... Le mot résonne dans ma tête pour émerger des recoins les plus

inaccessibles de ma mémoire mutilée. Je sais qu'il dit la vérité.Je m'appelle Matilda Savage.Un profond sentiment de soulagement m'envahit. Malgré toutes les horreurs traversées, toutes les

difficultés rencontrées, je ne peux retenir un sourire.— Et moi ? réclame Bishop en se frappant le torse. Quel est mon prénom ?— Quelle importance... dit le monstre avec un geste méprisant de sa main arachnéenne. Tout le

monde t'appelle Bishop et Bishop tu es.La voix de Brewer s'adoucit pour prendre des accents mélancoliques.— Tous autant que vous êtes, vous jouissez de ce que je ne posséderai jamais. Vous pourriez vous

rendre sur cette planète.

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Gaston se faufile entre Bishop et moi pour s'approcher du visage du monstre, bien plus près quemoi lorsque j'ai perdu mon sang-froid et lui ai hurlé d'affreuses menaces. Voir le petit Gaston se tenirbien droit devant Brewer m'arrache une grimace, comme si le monstre pouvait à tout instant sepencher pour saisir le garçon entre ses crocs et l'entraîner dans le néant.

— Est-ce un endroit sûr ? demande le jeune homme à la créature. La planète, j'entends.La tête complètement rejetée en arrière, secoué de tremblements, Brewer lâche un énorme éclat de

rire. De nouveau, le grincement d'os brisés se transforme en quinte de toux qui ébranle son corpsravagé et transforme ses mains flasques en ailes d'oiseau désossé. De petites bulles se forment dansles plis de peau tannée qui lui servent de bouche : du rouge grisâtre miroite sur le noir.

Il faut plusieurs minutes pour que cesse sa toux, et nous attendons qu'il reprenne enfin contenance.— Qui es-tu, petit Cercle-crocs ? Je ne te reconnais pas.— Mon nom est Gaston. X. Gaston.Le monstre se passe une main sur le visage, puis entre les plis rugueux de sa bouche. Lorsqu'il

examine ensuite ses doigts humides, la tristesse envahit son regard.— Pas juste... souffle-t-il. Pas juste, Auguste. Puis il concentre son attention sur Gaston.— Sans tes brûlures et tes cicatrices, tu es loin de dégager autant de charme, Xander. Oui, la

planète est un endroit sûr. Enfin, l'atmosphère ne vous tuera pas, c'est déjà ça. Quelle chance pourvous que cette occasion d'éclore ! Sinon, vous aurez effectué un très très long voyage pour rien.

Je me demande ce qui se trouve à la surface de cette planète... J'essaie d'imaginer un endroitdépourvu de murs, avec le ciel pour tout plafond et l'horizon à perte de vue. Un lieu où la poussièredes morts ne couvrirait pas chaque centimètre carré, ne tapisserait ni nos langues ni nos poumons.

Cette planète m'appelle.Peu importe qu'elle soit sûre ou non : je préférerais mourir à sa surface plutôt que continuer à

survivre ici.« Un très très long voyage... Les siècles n'ont pas été tendres... »Les paroles de Brewer harcèlent sans cesse ma mémoire embourbée. Une bribe de souvenir fuse

soudain dans mon esprit : une planète, mais pas celle qui nous fait face. Une masse brune, laide. Lapensée se dérobe comme un serpent pour ensuite gagner en clarté, en puissance. Une autre planète...Une planète mourante ! Le besoin désespéré de fuir.

C'est alors que je comprends.La planète que nous contemplons ne me parle pas à moi seule, mais à nous tous.Nous, les Endormis.Elle appelle les Renaissants.— C'est donc pour ça que le vaisseau a été construit... murmuré-je. Pour nous emmener jusqu'ici !— Très bien, mademoiselle Matilda Savage, me félicite le monstre. Et le voyage a duré près de

dix siècles. — Personne ne vit aussi longtemps ! raille Bishop.— Certains, si, contre Brewer. D'ailleurs, ils auraient dû être bien plus nombreux, mais une

rébellion en a décidé autrement.Un millier d'années... Si Brewer est aussi vieux, peut-être s'apparente-t-il à un dieu, en fin de

compte ?Je repense à tous les corps que nous avons trouvés. Tant de cadavres jonchent ce vaisseau. Un

voyage de mille ans ! De nouvelles pièces du puzzle se mettent en place.— Le Jardin, dis-je. Tous ces fruits constituaient les réserves pour le voyage. Et les cochons...

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étaient-ils destinés à la consommation, eux aussi ?— Saletés de bestioles ! crache Brewer. Savais-tu que les porcs sont assez intelligents pour

apprendre à ouvrir les caissons basiques ? Quelle erreur de conception que d'utiliser de simplesboutons ! Mais c'est en forgeant qu'on devient forgeron, comme on dit. Les cochons raffolent ducalcium. Lorsqu'on les a fait embarquer, je n'ai pas arrêté d'alerter les autres. Plus l'intelligence d'unecréature est élevée, plus cette dernière sera susceptible de faire des difficultés. Une fois échappés deleur enclos, pas moyen de les y faire retourner ! Personne n'a jamais vu de poules, de vaches ou demoutons se rebeller contre leurs maîtres, n'est-ce pas ?

— Du bétail ? interroge Gaston, sceptique. Il faut beaucoup d'espace pour transporter des vaches,et nous n'en avons pas vu une seule. Ni de poules ou de moutons, d'ailleurs.

Tout à coup, l'image au-dessus du piédestal se brouille et la tête de Brewer disparaît. À sa placese dessine un pâturage où paissent des animaux à la fourrure noire, comme celle des cochons, mais detaille bien plus imposante. Seraient-ce des vaches ? Au loin, je distingue presque les murs enbroussailles.

Alors le Jardin ne serait pas le seul garde-manger, tout compte fait.L'image change derechef, pour laisser la place à un immense râtelier métallique rempli de cages.

Dans chacune d'elles se trouve un oiseau noir que je reconnais aussitôt : des poulets !Le visage de Brewer réapparaît.— Ne fondez pas votre conception de la réalité sur la maigre expérience qui est la vôtre, nous

conseille le monstre. Le Xolotl est vaste. Bien plus que vos jeunes esprits étriqués ne peuventl'imaginer. Même si vous pourriez objecter que l'on ne se lance pas dans un voyage d'un millierd'années avec des oiseaux incapables de voler...

Ce vaisseau arrive d'une autre planète après un périple aussi désespérément long qu'impossible.Les passagers ont dû travailler main dans la main pour parvenir au but et ils semblaient avoiremporté des vivres en quantité suffisante. Combien de personnes habitaient ce vaisseau avant le débutdes massacres ?

— Que s'est-il passé ici, Brewer ? demandé-je. Pourquoi s'infliger de telles horreurs les uns auxautres ?

— Oh non, non, non, mademoiselle Savage, répond-il en agitant de gauche à droite un long doigtnoir et osseux. Tu n'arriveras plus à me faire rire, malgré toutes tes plaisanteries. Ce qui s'est passé ?Certains n'apprécient pas d'être sacrifiés, voilà tout.

Je me tourne vers Bishop qui hausse les épaules, perplexe. Brewer multiplie les énigmes et jecommence à me lasser de l'écouter.

Une fois de plus, la main d'Aramovski se pose sur mon épaule pour me pousser avec délicatessesur le côté.

— Les corps, dit-il. Les adultes, les enfants... tous ont été sacrifiés ?Je n'aime pas la façon dont Aramovski prononce ce mot, dans un souffle excité.— Pas tous, continue le monstre. Mais pour la plupart, oui. Beaucoup d'autres ont choisi de ne pas

suivre docilement le boucher à l'abattoir. Pendant vingt ans, la guerre a secoué ce vaisseau jusquedans ses tréfonds. Une guerre pour libérer ceux qui n'avaient pas besoin de l'être. Et, au final, toussont morts de toute façon.

Guerre. Révolte. Sacrifice. Les Adultes se sont infligé ces tourments à eux-mêmes. Tout ceci n'arien à voir avec nous. Si nous restons ici, nous finirons comme eux : massacrés et brûlés, nos chairstransformées en amas de poussière.

— Comment pourrons-nous descendre sur cette planète ?

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— Il faut voler, répond le monstre. Voler-voler-voler, comme une fusée dans les nuées ! Là en bas,vous pourrez tout recommencer et ne jamais vous soucier, dans vos petits crânes innocents et parfaits,du vrai sacrifice que représente votre voyage et des péchés commis par ceux qui vous précèdent.Pour descendre là-dessous, vous avez besoin d'un vaisseau spécial : une navette ! Et oh, quelleironique ironie ! Dans cet immense vaisseau qu'est le Xolotl, il n'en reste qu'une seule.

Une navette. Le mot réveille un nouveau souvenir qui jaillit dans un éclair de lumière : un longvaisseau avec des ailes, qui nous emmènera loin d'ici. Nous irons là où notre destin nous appelle etnous abandonnerons sans doute ces monstres pour toujours.

— Une seule navette, murmuré-je. Ce qui veut dire que, si nous la prenons, les vôtres ne pourrontpas nous poursuivre ?

Deux mains noueuses s'élèvent en un simulacre d'applaudissements.— Tu comprends ce que les mots « une seule » veulent dire, bravo ! raille-t-il. Et on disait que

Matilda Savage n'était pas une lumière... Correct, les miens ne pourront pas vous suivre, mais vousne pourrez pas non plus revenir.

Je lutte pour garder mon calme. S'il dit la vérité – ce que je n'ai aucun moyen de savoir – nouspouvons quitter ce cauchemar.

— Où se trouve la navette ?— Il y a bien, bien longtemps, raconte Brewer dans un soupir sifflant qui agitent les plis de peau

noirâtre devant sa bouche, pendant la révolte, j'ai scellé l'accès de vos antichambres pour lesprotéger des Mutins. Grâce à certaines machines, j'ai pu détruire les couloirs, couper les passerelleset même faire fondre les portes qui ouvraient sur vos quartiers.

Me revient alors l'image de la première intersection croisée durant notre exode. Le mur noirressemblait à de la glace figée. Brewer l'aurait-il scellée pour nous protéger ?

— Pourquoi chercher à nous défendre ? Vous disiez avoir essayé de me tuer et pourtant vous necessez de parler de la façon dont vous nous avez gardés en vie. Pourquoi agir de la sorte ?

Brewer ne répond pas sur-le-champ, si bien que nous devons attendre, assez longtemps pour queje finisse par douter qu'il m'ait entendue. Je suis sur le point de répéter ma question lorsqu'il reprendenfin la parole.

— Je me suis posé cette question près d'un million de fois... admet-il, les yeux désormais revenusà une teinte d'un rouge plus pâle. Parfois parce que j'espère pouvoir changer le cours des événements,même si je sais que c'est impossible. Parfois par pure vengeance. Parfois parce que je me demandequi restera pour me tenir compagnie si vous mourez tous. Voilà quelques raisons, parmi tant d'autres,mais face à vous aujourd'hui... je me dis que, peut-être, aucune n'était valable. Peut-être que la seulevéritable explication reste que je savais, depuis le début, que vous étiez faits pour la planète à nospieds. Même un millénaire de mensonges ne mène qu'à une vérité : le futur appartient à la jeunesse, siles vieux acceptent sans sourciller de mourir et de dégager du chemin.

Je ne suis pas certaine de bien comprendre tout ce qu'il vient de dire, pourtant un détail a retenumon attention.

— Nous sommes faits pour descendre sur cette planète, dites-vous. Vous avez raison, je le sens.Alors laissez-nous partir, Brewer. Laissez-nous embrasser notre destinée. Dites-nous où se trouve lanavette.

— Ah, oui ! La navette, dit-il. Voler-voler-voler, comme une fusée dans les nuées ! Pendant dessiècles, ils ont essayé de mettre la main sur toi, et pendant des siècles je m'y suis opposé. Hélas,mademoiselle Savage, en verrouillant les portes pour te protéger, j'ai aussi bloqué la voie vers lanavette. Il te faudra te rendre dans la section des Mutins pour t'en emparer. Et pendant que tu y es,

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regarde si tu ne trouves pas votre chère Bello, car c'est bien là qu'elle se trouve.— Elle serait toujours vivante, d'après vous ? lâche Bishop dans un hoquet de surprise.— Peut-être, répond le monstre. Bien que ça dépende de la définition que tu prêtes à ce mot.Encore des énigmes ! Je préférerais que cette créature nous donne des réponses claires, sans

tourner autour du pot.Si l'on en croit Brewer, notre sortie de secours du Xolotl se trouverait là où se cachent les

monstres « Mutins ». Il nous faudra donc affronter les créatures qui nous ont attaqués et qui ontcapturé Bello.

Bello... Parviendrons-nous à la récupérer et à sortir d'ici ?J'ignore si Bishop nourrit les mêmes pensées que moi : le jeune homme, tête basse, fixe l'image de

Brewer de sous ses sourcils broussailleux. S'il nous reste une infime chance de sauver notre amie, lecolosse semble prêt à la saisir.

Consciente de la force que m'insuffle la présence du jeune homme à mes côtés, je carre à nouveaules épaules avant de m'adresser au monstre :

— Dites-moi comment on accède à la navette, Brewer.— S'ils vous ont trouvés, répond la créature, alors vous aussi vous les avez trouvés. Comme le dit

la puce maniaque à l'éléphant crasseux : « J'ai dû oublier un coin. » Vous vous doutez bien que je nepeux pas vous laisser souiller une planète parfaite et immaculée si vous ne faites pas preuve d'assezde perspicacité pour découvrir la vérité par vous-mêmes.

Je fouette l'air de la lance en un court arc de cercle qui traverse l'image de Brewer et provoque unnuage d'étincelles dérisoire. La lame heurte le piédestal dans un bruit métallique et arrache aupassage un éclat de pierre blanche.

— Cessez de jouer avec nous ! Nous avons déjà perdu trois des nôtres. Plus nous nous attarderonssur ce vaisseau, plus les morts s'accumuleront. Laissez-nous partir !

Le monstre m'observe quelques instants.— Peut-être vous ai-je gardés dans vos caissons parce que je ne pensais pas que vous survivriez à

l'extérieur, lâche-t-il. Mais, en fin de compte, si. J'ai essayé de te tuer, petite Savage, et pourtant tevoilà devant moi. Peut-être me suis-je trompé... Peut-être arriveras-tu à quitter ce vaisseau ? Si c'estle cas, tu mérites de créer un monde à ton image, et non à la nôtre. L'Histoire n'empoisonne que ceuxqui la connaissent. Je me chargerai d'effacer toutes les données. Et quand vous partirez, n'oubliez pasd'emmener vos petits copains. Je vais commencer à les réveiller dès maintenant.

Nos petits copains ? Insinuerait-il que d'autres enfants dorment encore ?— Brewer, vous...Tout à coup, une vague étincelante brouille l'image, et le visage de la créature se fond dans un

épais brouillard noir avant de disparaître.Brewer est parti.— Em... que voulait-il dire ? m'interroge Bishop avec un petit coup de coude.À cet instant, l'air dans le coin droit du piédestal se remet à chatoyer.Apparaissent alors deux yeux rougeoyants, encadrés par un visage à la peau noire, bien plus fin

que celui de Brewer, mais que je reconnais aussitôt. Bouillonnante de rage, je contemple devant moila créature femelle du Jardin.

Elle me fixe comme si j'étais seule dans la pièce.— Tu as trouvé le chemin qui mène à la Boule de Cristal, grince-t-elle. C'était l'endroit que je

préférais, autrefois. Je devrais sans doute en éprouver une certaine fierté.Cette voix... c'est la voix de la mort. Proche de celle de Brewer – aussi ancienne, sifflante,

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malsaine –, elle sonne pourtant différemment et me donne des frissons.Je comprends soudain pourquoi ce timbre me semble aussi familier : je connais ce monstre.Grinçant des dents, je lutte pour garder le contrôle de mon corps. Aucune faiblesse ne doit

transparaître, surtout pas en cet instant. Je serre la hampe de la lance entre mes phalanges blanchiespar l'effort et la douleur.

— Je suis le leader de notre groupe, annoncé-je. Qui êtes-vous ?— N'as-tu donc pas encore compris ? Quel dommage... Tu n'es le leader de rien du tout. Tu n'es

rien du tout. Tu n'es même pas humaine.Pourquoi cette voix me terrifie-t-elle à ce point ? Je la connais, je connais cette créature ! Je sais

qu'elle n'a pas toujours eu une telle apparence, je le ressens dans mon cœur, même si je ne parvienspas à assembler les pièces du puzzle.

— Je suis un être humain, répliqué-je. Nous le sommes tous, Bello y compris. Rendez-la-nous !— Tu n'es qu'un objet ! crache le monstre, les paupières plissées réduites à une fente où

tourbillonnent des volutes cramoisies. À peine une coquille vide attendant d'être remplie, un œuf sansjaune. Tu vas déposer les armes sur-le-champ et cesser de nous combattre. Tout de suite !

Cette voix... cette voix...Ma respiration, laborieuse, se fait rauque et sifflante. Ma tête me lance. Les informations émergent

de mon esprit en ébullition comme des bulles qui éclatent à la surface et chassent les penséesembrouillées. Au moment précis où la vérité se fait jour, je n'ai plus envie de savoir. Au comble dudésespoir, je supplie mon cerveau d'arrêter, de me laisser en paix, mais il est bien trop tard. Uncourant glacial se répand en moi, raidit mes membres, tourbillonne au creux de mon estomac et serremon cœur.

La main de Bishop se pose sur mon bras, rassurante, preuve que, quoi que nous ayons à affronter,il combattra à mes côtés.

Je m'ébroue.— Jamais nous ne rendrons les armes !— Vous devriez, rétorque le monstre. Malgré l'immensité du vaisseau, il n'existe aucune

échappatoire. — Si nous fuyons, vous nous traquerez. Pour recouvrer notre liberté...— Votre ennemi, il vous faudra tuer, termine la créature.Elle savait ce que je m'apprêtais à dire, bien que je n'aie jamais prononcé cette phrase à voix

haute. Ces mots n'existent que dans mes pensées. Une nouvelle vague d'angoisse, mâtinée d'unpressentiment désespéré, me submerge. La boue qui encrasse mes souvenirs se détache, se retire peuà peu, à mesure qu'une terrible révélation se fait jour dans ma tête. Je la touche presque du doigt, jel'effleure, même si je ne veux pas savoir, je ne veux pas savoir...

Je pousse alors un hurlement affreux, trois mots qui résonnent à en faire trembler les étoiles elles-mêmes :

— Qui êtes-vous ?— Tu n'as toujours pas deviné ? Incroyable !La vérité jaillit alors telle une armée de lances qui labourent ma chair. Ma peur prend tout son

sens lorsque je comprends pourquoi la créature qui me fait face incarne la mort.Je reconnais sa voix, car c'est la mienne.— Mon nom, se délecte le monstre, est Matilda Savage.

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Chapitre 35

Le monstre, c'est moi. Je suis le monstre. Je voudrais hurler face à ce tissu de mensonges, mais ceserait inutile. Au fond de moi, je sais qu'elle dit la vérité.

Comment est-ce possible ? Comment pourrais-je me trouver à deux endroits en même temps ?Comment ai-je pu finir dans un état pareil ?

Soudain, le noir total. Je tombe. Les mains de Bishop m'enlacent par la taille et, vu la facilité aveclaquelle il me soulève, je ne dois pas peser plus lourd qu'une plume pour lui. Mes pieds retrouventensuite le sol et, bien qu'étourdie, j'arrive à rester debout sans aide.

Par réflexe, je cherche la lance et je constate qu'Aramovski s'en est emparé.Le grand jeune homme sourit : rien de tout ceci ne le dérange. Pour lui, les événements

s'enchaînent selon la volonté de ses précieux dieux.— Retourne vers l'échelle, Em, dit-il. Tout va bien, je vais prendre la relève.C'est alors que Bishop, d'un geste vif, arrache l'arme des mains d'Aramovski pour me la tendre. Le

sourire du Double-cercle s'évanouit aussitôt.« Peut-être que Bishop n'est pas le seul à se demander qui remporterait un nouveau vote... » J'ai

cru alors qu'il parlait de Bishop.En réalité, je me demande s'il n'a même jamais été question du colosse.Matilda reprend la parole et ses propos chassent Aramovski de mes pensées engourdies.— Nous n'avons pas besoin de tout le monde, dit-elle d'une voix calme, presque aimante. Si toi et

ceux qui nous sont nécessaires vous rendez sur-le-champ pour remplir vos obligations, les autres, lesinutiles, seront autorisés à vivre.

Croit-elle vraiment que je vais accepter sans sourciller ses conditions ?— Ceux dont vous n'avez pas besoin gagnent le droit de vivre, répété-je. Quant à ceux que vous

cherchez... ils meurent ?— Aucun d'entre vous ne mourra, répond Matilda. Non pas que votre espèce soit vivante au

départ... Au moins, de cette manière, certains d'entre vous pourront poursuivre leur simulacred'existence.

À ces mots, Bishop lâche un grognement inquiétant. Jamais il ne laissera tomber un membre denotre tribu, et moi non plus. Ni pour cette immonde créature, ni pour qui que ce soit d'autre.

— Nous refusons, dis-je sans flancher.Je la combattrai, je lutterai pour ma vie, pour toutes nos vies... mais je suis abasourdie, je me sens

sur le point de sombrer dans la folie, comme Brewer. Ma voix dure, pleine de défi il y a une seconde,vacille, réduite à un simple souffle :

— Comment est-ce possible ? Comment pouvez-vous être moi ? Je n'y comprends rien...— Bien sûr que non, rétorque Matilda. Tu es trop jeune pour comprendre.— Dites-moi la vérité !Difficile de déchiffrer une expression sur un visage aussi inhumain, mais elle paraît plutôt agacée.— C'est Brewer qui vous a réveillés, explique-t-elle enfin. Ce dégénéré visait à me faire du mal, à

moi, et à nous tous. Chaque minute que tu passes éveillée, jeune fille, met ma propre vie en danger. Jerisque ma vie à chaque nouvelle information que tu engranges.

Comment un tel phénomène peut-il se produire ? Comment mon évolution peut-elle se révéler undanger pour elle ?

Nous nous dévisageons : deux Matilda Savage aux prises l'une avec l'autre dans une guerre de

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volontés, la même volonté, dissociée comme par magie. Elle a besoin de moi, pourtant je ne veuxrien avoir à faire avec elle. Non, soyons honnêtes : je dois au moins savoir de quoi il retourne, et encet instant elle seule peut me l'apprendre.

— Si vous voulez que je réfléchisse à votre proposition, dis-je, expliquez-moi comment vous etmoi parvenons à n'être qu'une seule et même personne.

Elle pousse un soupir aussi crissant que du papier de verre que l'on déchire.— Très bien, j'accepte, mais nous ne sommes pas vraiment la même personne. Je suis humaine, tu

es ma propriété. Ce vaisseau vient d'une planète sur laquelle jamais nous ne pourrons retourner. Nousl'avons quittée pour trouver un monde neuf où construire notre nouveau foyer. Bien sûr, le voyagedurerait des siècles, nous le savions tous. Aussi, pour survivre à bord, nos corps ont subi desmodifications irréversibles. Nous sommes devenus ce que tu as devant les yeux.

— Affreux, lâché-je malgré moi.— Oui, reconnaît Matilda. Le processus nous a enlaidis. Mais il génère aussi une douleur

constante, que nous avons endurée plus longtemps que ton esprit incomplet ne pourrait l'envisager.Une fois partis, les Adorés ont commencé à faire pousser des copies de leur corps, que nous avonsappelées des réceptacles. Ces enveloppes ont été façonnées pour survivre sur Omeyocan, la planèteautour de laquelle nous orbitons.

Omeyocan.Brewer ne nous avait pas révélé le nom de la planète. Omeyocan... Le mot sonne tel un doux chant

à mes oreilles et, la gorge serrée, je suis parcourue de frissons. Sur Omeyocan nous attend notredestinée.

Un autre terme, que Brewer avait lui aussi mentionné, m'interpelle : les Adorés. Appartenait-elle àce groupe ? Et nous ? Peut-être n'est-ce d'aucune importance... Si nous parvenons à atteindreOmeyocan, nous laisserons tout ceci derrière nous.

— Mais les réceptacles grandissent très, très lentement, poursuit Matilda, sur le même ton que sielle s'adressait à un enfant de cinq ans ou à un idiot – ou les deux. Une fois atteint l'orbite de cetteplanète, nous devions transférer nos pensées, notre mémoire, notre conscience à l'intérieur desréceptacles afin de pouvoir vivre à la surface, immunisés contre les maladies et les poisons sournoisd'Omeyocan, qui sinon nous auraient tués à petit feu.

Mon regard se perd sur les courbes de la planète suspendu dans le néant étoilé.— Alors pourquoi n'avez-vous pas effectué le transfert ? — Sur le chemin, nous avons rencontré... un léger désaccord, explique-t-elle. Certains méritaient

de recevoir une leçon. Brewer, notamment. Cette enflure nous a piégés en trouvant un moyen de mepriver de toi. Tu étais censée sortir de ton caisson il y a deux siècles, lorsque ton corps aurait atteintl'âge de douze ans, l'âge requis pour le transfert. Mais tu ne t'es pas réveillée, à cause de Brewer. Toncorps a continué sa croissance, jusqu'à devenir plus grand et plus vieux que prévu.

Le monde s'effondre sous mes pieds, morceau par morceau. Ai-je vraiment dormi dans cesarcophage pendant deux siècles ? Non... il s'agit du temps supplémentaire ! Voilà pourquoi nosvêtements sont trop serrés, ils devaient s'ajuster à nos corps de douze ans. Voilà aussi pourquoi ilsbaillent autant sur ceux qui sont morts, encore enfants. Si ces petits êtres avaient survécu, ils auraientgrandi dans leurs uniformes. Mais beaucoup, y compris Brewer, n'ont pas eu cette chance.

« Tu es celle qui m'a tué. »Désormais, je comprends. La chair de poule me hérisse à nouveau la peau à la vue de la

monstruosité qui me fait face.— Vous avez tué le petit Brewer dans notre antichambre. Ce n'était qu'un enfant !

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Le rire moqueur de Matilda crépite comme du gravier jeté sur le sol.— Ne prends pas cet air choqué ! Ce n'était pas un enfant, juste un réceptacle. Rien de plus qu'une

coquille vide prête à recevoir son hôte. Et toi, petit chef, tu es mon réceptacle. Tu comprends,maintenant ? Tu n'es pas du tout humaine. Brewer t'a retenue en otage pendant des siècles. Il disaitque si nous nous en prenions à lui, il détruirait mon réceptacle de la même façon que j'avais sacrifiéle sien. Il doit être mourant : il t'a réveillée par pure malveillance afin de me faire savoir que machance de renaître venait de s'envoler à jamais. Il l'a fait pour me blesser, pour me torturer. Hélaspour lui, il a commis une erreur. Car, maintenant que tu es sortie, il ne lui suffit plus de presser unbouton pour t'assassiner dans ton caisson.

Tant de découvertes, de réponses aux questions que je me posais... c'est plus que je ne peux enassimiler.

— Brewer prétend nous protéger.— Oh vraiment ? ricane Matilda. Non, seule sa menace de te tuer m'a retenue toutes ces années,

mais désormais, fini le chantage ! Je peux enfin jouir de la récompense qu'on m'a promise.Ce qu'elle raconte est impossible. Pourtant, une fois encore, je sais qu'elle ne ment pas. Je suis sa

récompense, à l'instar d'un animal offert en trophée. Mais elle prétend que je ne mourrai pas. Leprocessus complètera-t-il ma mémoire défaillante ? Mettra-t-il fin à la folie de l'amnésie ? Mesparents... Je pourrais enfin me rappeler mes parents.

— Si vous transférez vos pensées, qu'adviendra-t-il de moi ? Partagerais-je vos connaissances ?Matilda hésite un court instant.— D'une certaine façon, oui. Nous sommes une seule et unique personne. Le transfert fera de nous

un tout.Elle ne ment pas, pourtant je sens qu'elle ne me dévoile pas l'entière vérité.— Il fera de vous un tout, et vous seule ! rectifié-je. Je vous ai demandé ce qu'il adviendrait de

moi. Si vous procédez au transfert, que deviendra celle que je suis ? — Tu n'es personne ! Tu n'es...— Alors fabriquez une autre copie ! crié je en la menaçant de ma lance. Vous ne m'aurez jamais...

Vous n'aurez jamais aucun d'entre nous !Les yeux rouges virent au rose fade, comme s'ils pâlissaient. Elle s'efforce de toute évidence de

garder son calme. La voix mielleuse refait son apparition. Croit-elle vraiment pouvoir m'amadouercomme un parent apaiserait un jeune enfant ?

— Nous ne pouvons pas créer de nouveaux réceptacles, déplore-t-elle. Le processus prend dessiècles ! Cartes cognitives, connexions synaptiques, souvenirs basiques nécessaires aux transmissionsneuronales... Si tous ces éléments ne concordent pas, si la base n'est pas identique, la réécritureéchouera.

Réécriture. La terreur m'envahit aussitôt face à ce simple mot, bien pire que la mort, bien pire quele meurtre. Si Matilda s'empare de moi, mon corps continuera à vivre, mais celle que je suis, mapersonne, sera éradiquée. J'ai été créée pour être détruite.

— Alors, si vous et moi sommes identiques, pourquoi suis-je incapable de me rappeler quoi quece soit ? Je sais lire et parler, mais mon passé demeure trouble, comme effacé. Pourquoi ?

— Parce que tu ne gardes aucun souvenir réel. Langage, mathématiques, sciences, compétencessont tous les éléments qui forment la structure d'un esprit. Ce sont nos expériences qui façonnent notrepersonnalité. L'identité individuelle modèle notre perception du monde, nos réactions et nosémotions. Les connaissances qu'a reçues ton cerveau pendant ton séjour dans le caisson ont fourni lesquelette biologique nécessaire pour m'accueillir, moi. Tu es ma coquille, petit chef. Je suis le jaune

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d'œuf. Tu as été conçue pour que je puisse vivre. Tu es mon seul espoir. Viens à moi, fusionnons dèsà présent afin de devenir ce que nous aurions toujours dû être.

Je la considérais comme un monstre en raison de sa laideur, mais son infamie ne s'arrête pas à sonapparence. Elle veut me voir disparaître, comme si je n'avais jamais existé, et elle tente de fairepasser une telle atrocité pour un miracle.

— Jamais, refusé-je.Le rouge de ses yeux s'assombrit et les volutes se mettent à tourbillonner à toute vitesse.— Tu ne comprends rien, dit-elle. Tu es trop jeune pour comprendre. Je suis ta créatrice, et toi

mon réceptacle : tu n'as pas voix au chapitre !Peut-être en sait-elle plus que moi, plus que je ne pourrai jamais en apprendre, mais elle ne me

connaît pas, moi.— Vous vous trompez, Matilda. Je prends des décisions depuis mon réveil. Et je compte bien

continuer. Je crois que j'ai saisi, maintenant : plus je vis, plus vos chances de mourir augmentent. Etça fait longtemps que vous auriez déjà dû disparaître.

Le monstre tremble de colère. Je vois un fluide couler sur le côté gauche de son visage en un petitfilet qui s'accumule dans une ride avant de déborder jusqu'à la suivante.

— Et pour ceux dont nous n'avons pas besoin ? me demande-t-elle, à peine capable de contenir safureur. N'as-tu pas envie qu'ils survivent, petit chef ? Leurs créateurs sont déjà morts, ils ne peuventdonc pas être réécrits. Viens à moi de ton plein gré, et ils vivront. Si tu me forces à te traquer, je lestuerai tous, un par un. D'abord, je les torturerai, puis je leur dirai que ton égoïsme est la cause deleurs souffrances. Je les...

— Jamais vous ne m'aurez !Mes mots sont aussi tranchants que du verre brisé. Matilda a eu sa vie, qu'elle la garde ! Ma vie

m'appartient.— Jamais, vous m'entendez ? Ni moi, ni qui que ce soit d'autre !La créature se penche en avant jusqu'à ce que son regard de braise emplisse tout l'espace situé au-

dessus du piédestal.— Je te trouverai. Brewer t'a retenue en otage, mais c'est terminé. Viens dans les vergers, fillette.

Viens ou je jure par Tlaloc que tes amis en paieront le prix fort.À nouveau ce nom...— Tlaloc, répété-je. Je me rappelle ce nom. Qui est-ce ? Matilda recule, comme choquée.— Tu mens... dit-elle. C'est impossible, tu ne peux pas t'en souvenir ! Ça ne fait pas partie du

processus. (Elle semble désormais plus agitée que furieuse, presque inquiète.) D'autres souvenirs tereviennent-ils ?

Oui. Je me rappelle l'odeur des côtes de porc, la douleur cuisante des moqueries et du ridicule, lecompositeur Tchaïkovski. Je me souviens de l'excursion à la ferme. Mais, comme Matilda sembletroublée par le simple nom de Tlaloc, inutile de l'avouer, au risque de la voir paniquer.

Elle veut que je vienne à elle, ce qui nous laisse un peu de temps. Du temps que nous n'aurionssans doute pas si elle se lançait sur-le-champ à ma poursuite.

— Pas vraiment, finis-je par mentir. Des intuitions, de vagues émotions, mais... je ne me rappellerien.

Le soupir de soulagement que pousse la créature fait frémir les plis de son visage.— Bien, conclut-elle. Brewer a de toute évidence commis quelques impairs lors du processus,

mais il n'est pas trop tard. Plus tu attendras avant de me rejoindre, plus tu généreras de souvenirs quite sont propres, plus la réécriture risquera d'échouer et de nous tuer toutes les deux. Viens,

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maintenant, et je te promets de faire preuve d'humanité envers tes amis.Humanité... Le même terme que j'avais employé au moment d'achever le cochon avec Bishop. De

nouveaux fragments du souvenir de l'excursion à la ferme s'insinuent dans mon esprit. Le fermier nousracontait que, lorsqu'il tuait un cochon, il s'efforçait d'agir aussi vite que possible pour éviter àl'animal de souffrir. Voilà ce qu'il appelait « faire preuve d'humanité ».

Que leur mort soit lente ou rapide, les cochons finissaient tous par y passer. C'est ce que noussommes pour Matilda : du bétail.

Cette femme est un véritable monstre, une abomination vieille d'un millénaire. Elle veut me voirembrasser une « destinée » tracée par ses soins.

— Nous ne sommes pas votre propriété, lâché-je. Nos vies nous appartiennent.— Bien plus vite que tu ne le penses, lâche l'affreuse créature, la faim et la soif te guideront

jusqu'à moi.Jette ton arme, viens à moi tout de suite, et tes amis, au moins, vivront. Si nous devons vous

traquer, tous mourront. Dernière chance, fillette ! Que décides-tu ?À cet instant précis, je sais que si jamais je me retrouve face à elle, je la tuerai.Nous sommes les Renaissants et nous trouverons un moyen de survivre.— Jamais ! Voilà ma réponse. Oh, et une dernière chose : tu as toujours été une peste, Savage.Avec un regard à l'adresse des jumeaux, je pointe les trois piédestaux.— Brisez-les, puis suivez-moi.Le dos tourné pour grimper à l'échelle, j'entends Matilda me hurler de l'écouter, de lui obéir, que

je suis trop jeune pour comprendre ce qui est en jeu.Je m'attaque au premier barreau, et derrière moi s'élève le fracas des pierres brisées.

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Cinquième partie

Aller-retour

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Chapitre 36

Nous dévalons les couloirs. Nous passons au pas de course devant les bras coupés, les corpsdémantelés et les pyramides de crânes.

À présent que j'en sais plus, ce qui m'entoure prend tout son sens.Brewer appartient au clan des monstres, des Adultes, des Adorés... quel que soit leur nom, il s'agit

sans doute des mêmes individus. Son clone – son réceptacle – est mort, assassiné par la femme quiétait moi, le condamnant à vivre dans un corps âgé et tourmenté. Un voyage de près de mille ans pourfinir par dépérir et mourir. Il n'a plus aucun espoir.

Je vais devenir folle à mon tour.Nous atteignons l'intersection où nos deux tribus se sont rencontrées et nous bifurquons à gauche.

Nous voilà redevenus de minuscules insectes crapahutant dans le couloir rectiligne qui longe tout lepérimètre intérieur d'un cylindre géant. Nous retournons vers notre peuple.

Que s'est-il passé sur ce vaisseau ? « Certains n'apprécient pas d'être sacrifiés »... C'est ce qu'aprétendu Brewer. Une révolte a éclaté et mené à une terrible guerre. Tous les passagers du vaisseauattendaient-ils un réceptacle ?

Avait-on promis à chacun d'entre eux une nouvelle vie sur Omeyocan ?Les réponses n'ont guère d'importance, seuls les choix tirent à conséquences. Ceux des Adultes ont

détruit leurs vies. Les nôtres nous appartiennent encore et nos vies n'attendent plus que nous – enfin,si nous parvenons à fuir ce cauchemar.

Nous courons à perdre haleine. Les monstres de Matilda ne vont pas tarder à se lancer à nostrousses, s'ils ne le sont pas déjà. Il nous faut rejoindre nos amis avant que les créatures ne lestrouvent.

Brewer a manqué de temps pour nous révéler la cachette de la navette, puisque Matilda l'a écartéd'une façon ou d'une autre, en brisant son piédestal, peut-être. Je l'ignore. Pourtant, derrière son petitjeu pour nous piéger se cachait un indice : je sais comment dénicher la navette et, si tout se passebien, nous trouverons aussi Bello.

Je ne doute plus de ma légitimité en tant que chef, désormais je suis sûre de moi. Parmi nous, jesuis unique. Je réfléchis avant d'agir. Je prends des décisions, même les plus difficiles. Je connais lesens du mot « tuer ». Je ferai le nécessaire, même si je dois forcer les récalcitrants à coopérer. Jevais sortir ma tribu vivante de cet enfer : s'ils veulent toujours voter pour quelqu'un d'autre une fois àl'abri, je ne les en empêcherai pas.

Les Adultes se sont divisés et entretués ; je préserverai l'unité de ma tribu et nous lutteronsensemble.

Mes foulées me paraissent assourdissantes, comme celles de Gaston et d'Aramovski. Tous lestrois, nous soufflons et crachons tant que nous pouvons. Je n'aurais sans doute rien remarqué sans lesilence absolu des Cercles-étoiles. J'entends à peine Bishop – qui mesure à peu près deux fois mataille – juste à côté de moi.

Au bout d'un moment, j'aperçois la tache sombre qui souille le sol, là où la vie de Yong s'estdissoute dans la poussière.

Pourtant, une différence me saute aux yeux.Le couloir de gauche, le plus sombre, où O'Malley et Aramovski ont déposé le corps de Yong,

semble plus lumineux. De plus, nous avions pris soin de ne pas toucher à la boue ensanglantée qui setrouve désormais piétinée de long en large, marquée par des dizaines d'empreintes.

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Des voix me parviennent tout à coup depuis l'intersection. Personne ne devrait se trouver là ! Toutle monde était censé rester dans l'antichambre, sous la protection de Coyotl et Farrar.

— Bishop, il y a quelqu'un...Il me fait signe qu'il sait – il a dû le remarquer avant moi.— Préparez-vous à vous battre, nous conseille-t-il.Les monstres de Matilda seraient-ils déjà parvenus jusqu'ici ?Les jumeaux ralentissent le pas pour nous laisser les rattraper.Les voix qui s'échappent de la porte noire autrefois close ne ressemblent en rien aux chuintements

obscènes des monstres. On dirait des voix normales, presque semblables aux nôtres. Plus hautperchées. Excitées. Bruyantes.

Nous nous approchons en catimini de l'intersection, plus qu'à deux ou trois mètres de nous, maisma maladresse, associée aux pas lourds de Gaston et d'Aramovski, les ont alertés, car quelqu'uns'avance au coin du couloir pour nous dévisager, les yeux grands ouverts : une jeune fille à la peaubrune. Elle porte une chemise blanche propre, une cravate rouge et une jupe en tweed noir et rouge.

Ses vêtements lui vont comme un gant.Je ralentis et je m'immobilise, tout comme Bishop, les jumeaux et les autres.La fille reste bouche bée. Un garçon maigrichon vient alors la rejoindre au coin du corridor. Puis

un autre. Et une nouvelle fillette. Des enfants en uniforme peuplent peu à peu l'intersection, ébahisface à ces adultes à la peau grise et armés d'os.

Gaston s'approche de moi.— Qui sont-ils, Em ?Aucune idée. À moins que... « N'oubliez pas d'emmener vos petits copains. »Voilà donc de quoi Brewer parlait. Quelqu'un d'autre apparaît au croisement, quelqu'un que nous

voyons sans peine, puisqu'il dépasse de deux ou trois têtes la foule des enfants.O'Malley !Un large sourire, le plus grand que je lui ai jamais vu, éclaire son visage magnifique. Il est vivant !Avec maladresse, soucieux de ne pas les bousculer, il se faufile entre les petits, qui, inquiets,

s'agrippent à ses vêtements en quête de réconfort, ou se glissent dans son sillage pour se cacher, lesyeux toujours braqués sur les silhouettes effrayantes de Bishop et des jumeaux.

À l'approche d'O'Malley, le colosse recule d'un pas.C'est alors que le Demi-cercle ouvre grand les bras pour m'enlacer.— Em, nous ne savions pas si tu reviendrais !Il me serre tellement fort contre lui qu'il me soulève presque du sol. L'espace d'un instant bref

mais parfait, tout ce qui nous entoure disparaît. Je sens l'odeur piquante et familière de satranspiration. Sa peau est chaude, ses muscles rassurants. Je protégerai ce corps, je le protégerai,lui : jamais je ne laisserai Matilda prendre O'Malley.

Je jette un regard en coin à Bishop, curieuse de voir sa réaction face à cette étreinte, mais lecolosse semble mettre un point d'honneur à détourner les yeux.

J'entends alors d'autres personnes approcher.O'Malley me repose à terre, au moment où Spingate, Beckett et Smith apparaissent au coin du

corridor pour courir tant bien que mal vers nous à travers la foule des enfants. Spingate se rue versGaston et se jette dans ses bras avec tant de force que le jeune homme bascule presque à la renverse.

Elle le serre contre elle à l'étouffer.— Je ne savais pas... hoquète-t-elle, incapable de poursuivre lorsque sa voix se brise en un

sanglot. Tu étais parti et... je ne savais pas si tu...

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Gaston lui retourne son étreinte, les doigts enfouis dans l'épaisse chevelure rousse de la jeunefille.

— Tout va bien, la rassure-t-il. Tout le monde est rentré.Beckett, un peu en retrait, nous sourit d'un air étrange, sans trop savoir s'il doit embrasser

quelqu'un, enchaîner les poignées de main ou garder le silence. Smith, toujours aussi dégingandée,salue Aramovski en premier : elle entrelace ses doigts pour ensuite presser les paumes à hauteur duplexus avec une petite inclinaison de la tête. Le rituel, qui semble un signe de soumission, possède uncaractère formel déroutant, presque dérangeant.

Si un nouveau vote devait avoir lieu, elle choisirait sans aucun doute Aramovski, à l'instar de tousceux qui boivent ses paroles. Mais, avec Spingate, Gaston, O'Malley et Bishop de mon côté, je nem'en soucie guère. Quels que soient les projets d'Aramovski, ils devront attendre que je nous aie tousfait atterrir sur Omeyocan.

Dès que Spingate lâche Gaston, elle se précipite dans mes bras pour m'étouffer dans une puissanteétreinte.

— Je suis tellement heureuse de te voir, Em ! Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?Je l'enlace avec presque autant de force. Elle sent vraiment bon et son parfum me rappelle la

maison.— Oui, finis-je par répondre en la repoussant avec douceur. Mais que faites-vous tous ici ? Vous

étiez censés rester dans l'antichambre !Spingate indique d'un grand geste tous les enfants, désormais une bonne vingtaine, rassemblés en

grappes dans le couloir.— Ils viennent juste de sortir, m'explique-t-elle. Tu vois les arcades fermées près de notre salle

des cercueils ? Toutes celles du couloir se sont ouvertes et des enfants ont commencé à en sortir.Nous en avons regroupé autant que possible pour les ramener dans notre chambre, mais il en venaittoujours plus. Alors nous sommes venus par ici. O'Malley a envoyé Coyotl, Farrar, Opkick etBorjigin de l'autre côté.

Elle pointe du doigt le couloir où nous avions abandonné Yong.— Lorsque nous sommes arrivés ici, tout était déjà allumé, comme si quelqu'un avait poussé tous

les interrupteurs. Et il y avait des enfants partout. Comme nous avons descendu le corridor jusqu'aubout, près d'une autre porte fondue, je pense que nous avons trouvé tous les petits qui étaient sortis.Nous allions rebrousser chemin quand nous vous avons entendus arriver.

La fille que j'avais aperçue en premier s'approche alors de moi. Avec ses jambes maigrichonnes,elle a les mêmes genoux cagneux que je pensais avoir à mon réveil.

Les yeux levés vers moi, elle tend le bras pour me prendre la main.Sur son front brille un Cercle-crocs. Le symbole foncé se marie à merveille avec sa peau brune et

ses yeux de biche. Un peu de poussière colle à sa chemise, mais je ne décèle aucune tache de sang, degraisse, de sueur ou de crasse. Elle n'a pas combattu. Elle n'a jamais eu peur. Elle n'a jamais tué. Elleest immaculée, au sens propre comme au sens figuré.

Elle incarne ce que nous aurions dû être.Je m'agenouille pour plonger mon regard dans le sien.— Comment t'appelles-tu ?— Zubiri, dit-elle avec un sourire. Enfin, je crois. C'est ce qui est écrit sur mon lit.Pour elle, ce n'est ni un cercueil, ni un berceau, mais juste un lit.— C'est un joli nom.Mes amis et moi sommes éveillés depuis plus longtemps, mais, même si nous sommes plus grands,

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plus âgés physiquement, je sais exactement de quoi il retourne, grâce aux révélations de Matilda.— Quel âge as-tu, Zubiri ?— J'ai douze ans, répond-elle, aussitôt pleine d'entrain. Et aujourd'hui, c'est mon anniversaire.Je ne peux retenir un sourire.— Joyeux anniversaire, alors ! dis-je avant de lever les yeux vers les autres petits visages propres

tournés vers moi. Joyeux anniversaire à vous tous.Une fois encore, tout a changé. Mes compagnons et moi pensions à tort avoir douze ans – ce qui

n'est plus le cas après tout ce que nous avons traversé. Mais ces enfants, eux, en sont bien. Du moinsle croient-ils. Des esprits de douze ans dans des corps du même âge.

Brewer nous a confiés ces petits, convaincu que nous parviendrions à les guider vers la nouvelleplanète. Pourtant, je ne connais toujours pas son histoire, ni les raisons qui l'ont poussé à combattreMatilda, qu'elles soient justifiées ou non. Je ne le saurai sans doute jamais. Brewer semble m'avoircomprise. Il savait que je serais incapable d'abandonner ces enfants.

Leur destin les appelle à marcher à la surface d'Omeyocan.Ils nous accompagneront.Le premier qui se mettra en travers de notre chemin saura que les Renaissants, ensemble, unis,

peuvent se montrer redoutables.Les enfants se mettent déjà à vagabonder dans le corridor. Mon estomac se serre lorsque

j'aperçois deux garçons, riant aux éclats, occupés à se lancer des pâtés de bouillie sanglante ramasséspar terre.

Je me tourne vers Bishop, dont les traits maculés de poussière respirent le calme, comme s'ilattendait de recevoir ses ordres.

— Peux-tu mettre un peu d'ordre dans les rangs, Bishop ? Il faut partir, et vite.Que signifie le regard que lance alors le jeune homme à O'Malley ? Serait-il jaloux de l'étreinte

que m'a offerte son rival, de la même façon que j'enviais ses œillades à Spingate ? J'espère que non...et pourtant rien ne pourrait me faire plus plaisir. Ce débat intérieur, cependant, devra attendre : il mereste une mission importante à mener à bien.

— Oui, je m'en occupe, acquiesce Bishop. Souhaites-tu que je procède à ma manière ?— Je ne te l'aurais pas demandé, sinon.Les lèvres du jeune homme, couvertes de poussière, esquissent un sourire. Il se redresse de toute

sa hauteur pour ordonner d'une voix tonitruante :— Les petits nouveaux ! Formez deux rangs, le bras droit tendu en avant, la main posée sur

l'épaule de celui qui vous précède. Ne me le faites pas répéter !Les yeux écarquillés, les enfants se bousculent presque pour obéir. En un instant, la foule

s'organise en deux colonnes bien régulières. Sans un mot, Bawden et Visca prennent position en boutde file, tandis que les jumeaux récupèrent leur poste habituel à l'avant.

— Et maintenant, Em ? m'interroge Bishop avec un sourire.— Retour à l'antichambre. Aussi vite que possible. Le torse bombé, le jeune homme prend une

profonde inspiration.— Suivez tous El-Saffani ! Calez-vous sur le rythme de la personne devant vous, et si jamais vous

prenez du retard, vous aurez affaire à moi ! Compris ?Une vingtaine de têtes remuent de haut en bas avec empressement. Cela dit, moi non plus, je

n'aimerais pas avoir à rendre des comptes à Bishop.— Bien, reprend le colosse. El-Saffani, en avant !Les enfants et les Cercles-étoiles se mettent alors en branle, tel un véritable régiment. S'il faut bien

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reconnaître une qualité à Bishop, c'est qu'il sait faire marcher les gens au pas.Gaston, Spingate et Aramovski s'élancent derrière la troupe au petit trot, en compagnie de Smith et

de Beckett. Ce qui nous laisse, O'Malley et moi, seuls dans le couloir.— Les enfants vont poser problème, souffle le jeune homme. Une cinquantaine attend déjà dans la

salle des cercueils. Si Coyotl en ramène autant de son côté, nous en aurons trouvé près d'une centaineen tout. Peut-être plus. Si les monstres débarquent, comment allons-nous défendre une telleassemblée ?

Un souvenir émerge comme une bulle dans le marasme de ma mémoire : le visage d'un homme.Des fragments seulement, une image floue. Une moustache sombre, des yeux tendres, aimants, parfoisdurs aussi, séparés par d'épais sourcils et un nez aux narines dilatées.

Cette voix dans ma tête... Elle lui appartient. C'est mon père.Et pourtant... Ces vagues souvenirs ne représentent qu'un tissu de mensonges. C'était le père de

Matilda, pas le mien. Je n'ai pas de parents, car je ne suis jamais née : j'ai été créée.J'ai éclos.Malgré tout, les paroles de ce géniteur qui n'est pas le mien retentissent dans mon cerveau et

constituent le seul lien véritable que j'entretiens avec le passé.Et ses mots sonnent justes.— Nous n'allons rien défendre du tout, dis-je. Nous attaquerons, O'Malley. Attaquer, toujours

attaquer ! En cas de doute, passer à l'attaque, ne jamais laisser à l'ennemi le temps de récupérer.— Qu'est-ce que ça signifie ? demande-t-il, non sans un regard étrange.— Que nous retournons dans le Jardin. Tous sans exception. Nous allons sauver Bello, puis nous

trouverons comment quitter ce vaisseau. Et si les monstres se mettent sur notre chemin, nous lestuerons pour recouvrer notre liberté.

Mon regard croise ses prunelles d'un bleu profond. Il m'observe et me jauge.— Tu me fais parfois un peu peur, Em.— Merci du compliment, dis-je.— Et qu'est-ce que tu entends par « quitter ce vaisseau » ? Nous sommes dans un bunker.— Viens, allons-y. Je te raconterai tout une fois que nous aurons rejoint les autres. J'ai un plan.Nous dévalons le couloir.

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Chapitre 37

Debout sur le cercueil d'Okadigbo, je surplombe la pièce – tellement bondée que je n'aperçoismême plus le sol. Assis en tailleur dans l'allée de poussière, sur les sarcophages, debout adossés auxmurs, anciens et nouveaux ont tous les yeux rivés sur moi. Alors je leur dis tout ce que je sais, avantde passer à ce qui doit être fait.

O'Malley nous a comptés et j'ai peine à croire le résultat. Je me trouvais à la tête de vingt-deuxpersonnes, me voilà maintenant responsable de près de cent trente âmes !

Comment allons-nous prendre soin de ces enfants ? Je n'en ai pas la moindre idée, pas plusqu'O'Malley, d'ailleurs. Pourtant, il va bien falloir trouver une solution. Nous n'abandonnerons pas unseul de ces esprits tout juste éclos aux griffes des démons qui hantent le vaisseau.

Je comprends mieux l'énigme de Brewer : « S'ils vous ont trouvés, alors vous aussi vous les aveztrouvés. » Ce que je prenais pour un bâtiment ou un donjon s'avère bien plus vaste que je nel'envisageais. Au-delà des portes que Brewer a fait fondre pour bloquer nos alter ego plus âgés, au-delà des murs du Jardin, s'étendent sans aucun doute des quartiers tentaculaires.

« S'ils vous ont trouvés, alors vous aussi vous les avez trouvés. »Lorsque nous avons ouvert la porte sur la section désaffectée, comme l'appelle Brewer, nous

avons brisé son sceau. Matilda savait-elle qu'un jour les enfants s'échapperaient de leur cercueil et,le cas échéant, qu'ils finiraient par s'aventurer dans le Jardin ? Peut-être. Sans doute a-t-elle attendudes siècles que quelqu'un en chemise blanche et cravate rouge s'y rende, à l'affût d'une failleprévisible dans les défenses de Brewer.

C'est dans le Jardin que Matilda a capturé Bello. Nous trouverons le chemin emprunté par lesmonstres pour nous attaquer et nous le suivrons pour les surprendre à leur tour.

Nous capturerons un Adulte, et nous le ferons parler. Nous lui arracherons toutes les informationsqu'il nous faut : l'endroit où ils retiennent Bello, l'emplacement de la navette et comment la fairefonctionner.

Tous les visages restent tournés vers moi. Je leur parle de Matilda, de Brewer, des caissons et desréceptacles. Du Xolotl et de la Boule de Cristal. Je leur parle d'Omeyocan et de la navette qui nous yemmènera si nous parvenons à la trouver.

Je leur révèle que nous sommes traqués.Je leur dis ce que les Adultes nous infligeront s'ils nous débusquent.Enfin, je leur explique mon plan.Comme je m'y attendais, Aramovski ne l'apprécie guère.— Ridicule ! s'écrie-t-il. Tu vas tous nous faire tuer ! Et même si nous y survivons, les dieux nous

foudroieront pour notre insolence.Le voilà qui emploie les grands mots. Comme tous les enfants plus âgés, moi y compris. C'est

arrivé peu à peu, je pense, mais je ne le remarque que maintenant, en écoutant Aramovski. Alors iln'aime pas mon plan ? Mon petit doigt me dit qu'il n'en aurait approuvé aucun autre. Il cherche à mecontredire, quoi que je propose, afin que ceux qui le considèrent comme « l'élu » lui accordentdavantage d'attention.

Il conteste mes idées, mais, sans surprise, ses critiques ne trouvent pas public, car mes amiscroient en moi.

— Ton plan fonctionnera, estime Bishop. Nous pouvons les battre.Les Cercles-étoiles approuvent d'un grognement unanime, le torse bombé. Bishop bénéficie de

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leur soutien, et moi, du sien. Aussi longtemps que durera cette alliance, Aramovski ne pourra riententer contre moi. Les cinq Cercles-étoiles présents dans la pièce meurent d'envie de se battre et j'aibien l'intention de leur fournir leur content de bataille. Seuls manquent à l'appel les El-Saffani : lesjumeaux se préparent dans le couloir.

Bishop, Coyotl, Visca, Farrar et le garçon El-Saffani ont utilisé le couteau d'O'Malley pourraccourcir leurs jambes de pantalon, qui étaient en lambeaux. À présent, leur tenue est à la mêmelongueur que les jupes de Bawden et de la fille El-Saffani. Je soupçonne les Cercles-étoiles de s'êtreaussi entaillé la peau pour confectionner une nouvelle tournée de leur mixture pâteuse : ils se sontenduits de la tête aux pieds d'un mélange grisâtre et rouge, dont la couleur ressemble au sang dumonstre balafré.

Pieds nus, torse nu, la peau couverte de poussière séchée qui forme des croûtes sur leur visage etjusque dans leurs cheveux, les Cercles-étoiles paraissent tous identiques. C'est à peine si nousparvenons à distinguer les garçons des filles.

Depuis qu'il a récupéré son couteau, O'Malley le tripote d'un air absent. Sur son visage, je lis ànouveau ce regard qui en dit long, celui qui trahit son envie de me parler en aparté.

— Crache le morceau, O'Malley, dis-je. À quoi penses-tu ?Il balaie l'assemblée du regard et constate que tout le monde attend qu'il prenne la parole.— Les bracelets, lâche-t-il. Nous ne sommes pas partis au secours de Bello plus tôt parce que les

monstres pouvaient nous tirer dessus à distance. C'est toujours le cas, alors pourquoi les attaquermaintenant ?

Hochements de tête approbateurs et croisements de bras dans l'assistance. Je comprends pourquoiil voulait me poser la question en privé, mais je connais la réponse.

— Les Adultes nous veulent vivants, expliqué-je, car leurs vies dépendent de la nôtre. Ils ne nousreconnaissent pas, du moins pas au premier abord, ce qui constitue pour nous un avantage. Nousaurons le temps de les prendre de vitesse et de les atteindre avant qu'ils ne comprennent ce qui sepasse.

— Tu penses ? demande Spingate, les bras croisés, elle aussi. Et si tu te trompes ? Et s'ils noustirent dessus ?

— Alors nous mourrons ! s'écrie Bawden, le poing brandi en signe de courage. Nous mourrons aucombat et pas cachés dans cette pièce comme des lâches.

Les Cercles-étoiles poussent tous un rugissement approbateur. La magnifique peau brune deBawden a désormais disparu sous l'épaisse couche de poussière. Toute de gris et de rouge, elle portedes peintures de guerre.

— Notre meilleure chance de survie, continué-je, c'est de rester ensemble. Personne ne doit seretrouver seul. Les plus âgés formeront des groupes de quatre. Ne vous séparez sous aucun prétexte,même pendant les combats. Beckett et Smith s'occuperont de protéger les plus jeunes.

Près d'une centaine de visages se tournent vers les deux interpellés. Mal à l'aise, Beckett souritsous sa tignasse blond vénitien, tandis que Smith la dégingandée s'efforce de se donner l'air cruelle,sans parvenir à dissimuler sa peur.

Nous tombons presque tous d'accord, pourtant Aramovski ne baisse pas les bras.— Ce sont des monstres ! crache-t-il, face à ses partisans. Envoyés par les dieux ! Nous devons

leur parler, implorer leur miséricorde. J'ai vu ce dont ils étaient capables. À moins que vous nepréfériez finir en tas de membres mutilés et de têtes tranchées, vous devez m'écouter ! Quelle utilité ya-t-il à rester par groupe de quatre ? Si tu veux combattre, Em, envoie les Cercles-étoiles armés deleurs massues.

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D'un bond, je descends du cercueil pour m'approcher de l'arcade ouverte, et j'invite les jumeaux àentrer.

Le garçon El-Saffani pénètre dans la pièce, les bras chargés de fémurs, que sa jumelle s'empressede distribuer à la ronde aux plus âgés, en commençant par Beckett et Smith.

J'en prends un à mon tour, avant de remonter avec agilité sur le couvercle du sarcophage, l'os dansune main, la lance dans l'autre.

— Maintenant, nous avons tous une arme ! dis-je. Je lance l'os au Double-cercle, qui le rattrapepar réflexe avant de l'examiner du regard.

— Nous irons tous nous battre, Aramovski.Debout sur le cercueil d'Okadigbo, je domine toute l'assemblée.Peut-être ne suis-je pas aussi bonne oratrice qu'Aramovski, mais tous m'accordent leur attention.

J'ai observé les réactions des autres : j'ai reconnu le pouvoir de certains mots, tout comme la forcedes émotions et des réactions qu'ils suscitent. Désormais, je compte bien les utiliser.

— Aramovski a raison sur un point, finis-je par admettre. Les monstres existent bel et bien. S'ilsn'ont pas été envoyés par les dieux, alors nous avons le droit de nous défendre. Si les dieux les ontmissionnés, alors nous prouverons notre courage. Personne ne viendra nous sauver, personne neviendra nous aider. Pour autant, nous ne resterons pas terrés dans cette antichambre dans l'attente quequelqu'un décide à notre place de notre vie ou de notre mort !

Le buste légèrement penché en avant, les yeux écarquillés, ils tendent tous le visage vers moi.Terrifiés, ces enfants ont plus que tout besoin d'espoir.

Le dernier mot de pouvoir que je compte prononcer, celui en lien avec « sauver », dégage une toutautre puissance. Si je l'emploie à bon escient, je sais que tous me suivront, où que j'aille.

— Nul ne nous traquera, scandé-je. Nul ne nous supprimera. Je sais que tout ceci reste dur àencaisser, surtout pour les nouveaux, mais nous irons dans le Jardin. Nous sauverons Bello si nous lepouvons. Nous attaquerons ! Notre liberté, nous la gagnerons, même s'il faut le payer de notre vie !

La lance levée bien haut au-dessus de la tête, je rugis :— Si personne ne vient nous sauver... alors nous nous échapperons !

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Chapitre 38

Ensemble, nous nous dirigeons vers le Jardin. Je porte la lance, O'Malley le couteau.Tous les autres sont équipés d'ossements. Tous, excepté les enfants. Dois-je vraiment les appeler

ainsi ? Nous en étions, nous nous considérions comme tels, mais tout a changé. Ni enfants, niadolescents, ni même adultes, nous sommes tout à la fois.

Nous avançons comme un seul homme, grâce à l'habileté de Bishop à mener sa troupe. Mes amisencadrent la cohorte, en tête et en queue de file. Entre eux s'étirent deux longues rangées : unecentaine d'enfants.

La peur nous étreint-elle toujours ? Oui, plus que jamais. Tout autour de moi, je ne vois que desvisages candides effrayés, mais aussi éclairés de nouvelles émotions. On y lit la rage de nous sentirutilisés puis jetés sans autre forme de procès, de voir nos corps envahis puis transformés comme ceuxdes monstres. On y trouve un certain sens de l'unité, car nous allons combattre pour notre tribu autantque pour nous-mêmes. Et surtout, la plus nouvelle de toutes : l'espoir ! Celui que nous procure lapromesse d'une nouvelle planète, la nôtre.

Elle nous est destinée. Nous avons tous été créés pour elle.Nous sommes piégés sur ce vaisseau en compagnie de monstres millénaires bien décidés à nous

assassiner. Maintenant qu'ils nous savent réveillés, ils vont tout faire pour nous débusquer. Qui plusest, nous avons faim et il n'existe qu'un seul endroit où trouver de la nourriture. C'est là que nousattendent les monstres.

Ils n'auront pas à patienter très longtemps.Nous ne nous laisserons pas manipuler. Nous ne leur permettrons pas de nous réécrire. Qu'ils

aillent au diable, eux qui nous considèrent comme leur propriété !Ils se trompent lourdement.Nous marchons. Les empreintes que nous avons laissées dans la poussière nous guident jusqu'à

l'arcade découverte par Spingate et Gaston, restée close derrière nous.Au moment où je lève la lance, tout le monde s'arrête et je me tourne pour faire face à mon peuple.— Okereke, Johnson, Gaston, préparez les torches.Réagissant au quart de tour, les trois garçons s'approchent : Johnson, les bras chargés de fémurs,

Okereke, avec le reste des jambes de pantalon délaissées par les Cercles-étoiles et déchirées enlongues bandes noires. Mais cette fois nous allons devoir nous passer de graisse à brûler. Lesnouvelles torches ne dureront donc pas aussi longtemps que lorsque nous avons parcouru la sectionnoire, un peu plus tôt. Il nous faudra avancer beaucoup plus vite, dans l'espoir d'atteindre le tunnel debroussailles avant qu'elles ne s'éteignent.

Nous préparons une dizaine de flambeaux en enroulant très serré le tissu autour de chaque os.Trois pour Bishop, trois pour Farrar, deux pour O'Malley, qui restera devant avec moi, et deux pourSmith et Beckett, qui fermeront la marche.

— Nous n'aurons pas beaucoup de temps avant que la lumière ne s'éteigne, dis-je face à un couloirempli de visages. Restez proches de celui qui vous précède. Ne regardez pas dans les pièces quenous dépasserons. Les Cercles-étoiles vont courir devant pour s'assurer qu'elles sont bien vides.

En tout cas, je l'espère. Si jamais nous devons combattre avant d'atteindre le Jardin, nous finironsà coup sûr dans le noir.

L'obscurité totale... Dans ce cas, je n'arriverai pas à me contrôler, je le sais. Je m'effondrerai.L'espace d'un bref instant, je me retrouve à nouveau dans mon cercueil, pétrifiée de terreur, en proie à

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une crise de claustrophobie... puis je repousse ma peur. Nous y arriverons à temps.Jamais je ne me retrouverai à nouveau dans le noir, jamais !Je vais conduire mon peuple à destination.— Ouvre la porte, demandé-je à Spingate.Aussitôt, elle s'exécute, armée du sceptre.Je me dresse devant l'ouverture, Bishop et les El-Saffani à ma droite, Farrar, Visca et Bawden à

ma gauche, tous brûlants d'impatience.— Voilà ! déclare Spingate au moment où les battants se mettent à grincer.De l'autre côté, les ténèbres.Nous y arriverons à temps, nous y arriverons...— Allumez les torches, ordonné-je.La flamme du sceptre jaillit. Chaque groupe de Cercles-étoiles y embrase un flambeau, avant de se

précipiter dans le nouveau couloir. Je les vois disparaître au pas de course dans les salles obscures,puis en ressortir avant de progresser dans le corridor. Ils vont vérifier qu'aucune des créatures deMatilda ne s'y cache, prête à nous sauter dessus.

O'Malley, à ma droite, tient le couteau dans une main, deux torches prêtes à brûler dans l'autre.J'attends que les Cercles-étoiles aient pris un peu d'avance dans le couloir – je les distingue à

peine.— Nous y voilà, crié-je. Ne traînez pas, restez groupés. Spingate, à toi !Le bout de son sceptre flamboie d'un coup et O'Malley approche un de ses brandons de la flamme,

qui embrase aussitôt le tissu noir.Nous nous mettons à courir.Nos pieds martèlent le sol dans un grondement de tonnerre qui résonne sur les murs de pierre.Dans mon dos, j'entends les petits, terrifiés, pleurer. Je ne peux pas leur en vouloir. Nous les

menons à travers les ténèbres à la lueur des torches, nous les forçons à courir afin que des monstresqu'ils n'ont jamais vus ne les attrapent pas. Ces enfants, debout depuis quelques heures à peine,doivent croire sur parole ce que nous leur expliquons, alors même qu'ils ne nous connaissent pas.Jusqu'à maintenant, du moins, aucun d'entre eux n'a eu le courage de se rebeller. Je ne me fais aucuneillusion, ça viendra – je l'espère même, car ce sera le signe que nous avons atteint un endroit sûr oùnous pourrons avoir le luxe de les laisser exprimer leur opinion. Sommes-nous en train de maltraiterces petits pour qu'ils nous obéissent ? Oui, sans aucun doute, mais nous n'agissons que pour leur bien.

La torche d'O'Malley se met à crépiter en premier, et il doit vite en allumer une seconde. Je saisque, à l'arrière du groupe, Smith en fait autant. Loin devant, Bishop et Farrar en sont déjà à leurdeuxième flambeau, et ne vont pas tarder à passer au dernier.

Nous allons très vite manquer de lumière.J'aimerais tellement que Latu soit parmi nous, elle aurait été ravie de se battre à nos côtés. Elle

aurait protégé les enfants, à n'importe quel prix.Latu, Yong, Bello...Quand tout ceci sera terminé, qui d'autre manquera à l'appel ?La lueur des flammes joue sur les bas-reliefs et le plafond mort. Heureusement, nous savons quelle

direction emprunter, aussi le trajet ne durera-t-il que peu de temps.Enfin, nous apercevons les Cercles-étoiles, arrêtés un peu plus loin : nous avons atteint la brèche

qui mène au tunnel de broussailles.Bishop fait volte-face pour me consulter du regard, vérifier que je n'ai pas changé d'avis. Ce n'est

pas le cas, nous nous en tenons au plan. La lumière des torches ondoie sur la mixture rougeâtre qui le

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recouvre et fait scintiller le blanc de ses yeux.Le jeune homme dégage colère et détermination, mâtinées de tristesse. Il nous mène au combat non

par désir d'en découdre, mais parce que l'affrontement est inévitable, il le sait, et parce qu'il setrouve être le membre du groupe le plus qualifié pour cette mission. Il a déjà pris une vie : même sielle appartenait à un monstre, l'acte le hante.

Tous les Cercles-étoiles se regroupent autour de moi. Sept guerriers au visage peint de gris et derouge, prêts à nous guider à l'intérieur du verger.

— Nous n'aurons bientôt plus de lumière, dis-je. Entrez dans le Jardin et sécurisez la zone avantque le reste du groupe ne vous suive. Si vous apercevez des monstres, capturez-les, si possible, maiss'il vous faut les tuer pour vous protéger, alors n'hésitez pas.

Sept hochements de tête approbateurs me répondent. C'est incroyable à quel point ils seressemblent. Si mon peuple était une lance, les Cercles-étoiles en seraient la pointe.

Bishop glisse son os-massue à travers le trou avant de s'y faufiler avec peine, suivi des jumeaux,puis de Farrar, Coyotl, Visca et enfin Bawden.

Le plus fort d'entre nous passe en premier, ce qui ne signifie pas pour autant que les autres sontfaibles.

La torche d'O'Malley commence à s'éteindre.Je vais me retrouver dans le noir à nouveau... Je serai prise au piège...Une main m'étreint l'épaule. Le Demi-cercle se penche pour me murmurer à l'oreille :— Tiens le coup, Em. Nous y sommes presque. N'aie pas peur.J'inspire un grand coup, bloque ma respiration, avant de souffler lentement. Nous ne sommes pas

encore dans le noir. Alors, pour cesser d'y penser, je passe en revue les dernières étapes de monplan :

— Smith, Beckett, appelé-je. Venez par ici.Les deux interpellés se glissent entre les rangs des enfants, tous deux armés de leurs os-massues.

Le visage fin de Smith demeure d'un calme impassible ; elle est prête. Beckett, lui, semble sur lepoint de vomir.

— Faites en sorte que les enfants restent silencieux et tenez-vous prêts à nous rejoindre à monsignal, dis-je. Si les monstres nous attaquent, ce sera à vous de les retenir assez longtemps pour fairepasser les enfants par le tunnel.

Smith hoche la tête. Beckett, en sueur, ne dit rien.J'ai conscience des risques que j'encours à laisser deux personnes seules protéger les petits.

Matilda pourrait lancer son offensive à n'importe quel moment, mais nous avons besoin de tout lemonde pour dénicher le passage qu'elle a emprunté vers le Jardin.

C'est alors que j'entends la voix de Bawden de l'autre côté de la porte.— La voie est libre, Em !Enfin ! Je vais retrouver la lumière...— Souvenez-vous, dis-je en accordant encore un instant à mes amis, restez bien par groupe de

quatre. Faites le moins de bruit possible, car les monstres pourraient très bien ignorer notre présence.Si vous trouvez le passage, criez pour appeler les autres. Si vous entendez quelqu'un crier, le tempsdu silence sera révolu et il faudra se rendre sur place au plus vite. Si vous voyez un monstre avec unbracelet, attaquez-le en priorité ! N'hésitez jamais. Tout le monde a compris ?

Bien conscients d'être face à leur dernière chance de survie, tous acquiescent. Ils sont aussi prêtsque possible.

Je jette ma lance dans la brèche avant de m'y faufiler. Mes amis sur les talons, je rampe dans le

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tunnel façonné par le passage des cochons sous le taillis.Le plafond voûté nous baigne de sa lumière. Le poids qui m'oppressait la poitrine s'allège et finit

par disparaître : au moins suis-je sortie des ténèbres.Lorsque je m'extirpe du tunnel pour arriver sous un arbre fruitier, je ne repère pas tout de suite les

Cercles-étoiles, qui ne se sont pourtant guère éloignés. La poussière sur leur corps les camoufle, ilsse fondent parmi les ombres qui s'étendent entre les arbres.

Je me déplace vers la gauche. Les membres de mon groupe, c'est-à-dire Spingate, Aramovski etGaston, imitent mes mouvements. J'ai choisi de garder la jeune fille auprès de moi, car j'éprouve lebesoin de la protéger et de m'assurer que rien ne lui arrive. Gaston n'aurait jamais accepté de laquitter, ce que j'ai toléré pour ne pas risquer la confrontation devant les autres. Quant à Aramovski, ilne m'inspire aucune confiance, donc je ne compte pas le quitter des yeux un seul instant.

Bishop surgit soudain de derrière un arbre. Sans un mot, il pointe du doigt les groupes, puis ladirection dans laquelle il souhaite les voir se diriger. Ensuite, son doigt se dirige vers moi, puis versson torse, avant d'indiquer la droite. Comme prévu, nos deux groupes exploreront la zone où Bello aété capturée, car c'est l'endroit le plus probable où trouver l'entrée secrète de Matilda.

Bien entendu, les deux El-Saffani accompagnent Bishop, ainsi que D'souza, la Cercle. Elles'agrippe à son arme en os comme si elle craignait de la voir prendre vie pour l'attaquer. Les quatrese déplacent sans un bruit dans les herbes hautes, suivis de ma troupe.

La lumière et l'herbe sous nos pieds laissent place à l'ombre des bois et aux vignes rampantes,puis nous nous enfonçons dans les profondeurs du sous-bois. À chacun de nos pas craquent feuillesmortes, fruits pourris et brindilles sèches – on repassera pour la discrétion... À quelques mètresdevant nous, je distingue à peine D'souza, sans parler de Bishop et des jumeaux.

Nous atteignons enfin le mur couvert de ronces qui ceint le Jardin. C'est bien là que tout est arrivé,là où les monstres se sont emparés de Bello.

Notre groupe de huit se disperse, les mains tendues à travers les broussailles. L'enchevêtrement debranchages est si épais que je dois mettre la tête sur le côté, la joue pressée contre les pampres poureffleurer le mur du bout des doigts. D'un moment à l'autre, peut-être, l'un d'entre nous va sentir uncreux au lieu de la pierre.

— Em...Le murmure, pourtant discret, me surprend et je sursaute en retirant mon bras du roncier, dont les

épines me déchirent la peau. Bishop s'est approché dans mon dos sans que je l'entende arriver.Des profondes égratignures de mon bras perle du sang qui goutte ensuite au sol.— Tu devrais plutôt utiliser ça, me conseille-t-il, un doigt pointé vers la lance.Il se décale de quelques pas pour fouiller les buissons au moyen de son os-massue.Je jette un regard ahuri à la lance comme si je la voyais pour la première fois. J'enfonce l'arme

entre les branchages jusqu'à piquer le mur de pierre, puis je réitère le geste et la pointe se fiche dansun rameau de vigne que je ne peux pas voir.

Voilà qui est bien mieux que d'y aller à mains nues !J'adresse un sourire reconnaissant à Bishop, qui me le renvoie – ses yeux et ses dents blanches

paraissent éblouissants à côté de la poussière grise et craquelée qui macule son visage.Soudain, sur la droite, une fille pousse un cri.Bishop file aussitôt à travers le sous-bois, les jumeaux sur les talons. D'souza marque un temps

d'hésitation, avant de s'élancer à leurs trousses.Nous y voilà... Nous allons nous battre. À l'idée que ces créatures se saisissent de moi et me

plaquent au sol, avec leurs mains arachnéennes, noires et ridées, je reste presque figée d'effroi.

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Presque. Cette fois, je ne laisserai pas la peur me paralyser.Mon regard croise celui de Spingate, puis ceux de Gaston et d'Aramovski. Alors que la jeune fille

rousse brandit le sceptre, les deux garçons tiennent chacun un fémur. L'arme de fortune leur donne unair un peu gauche.

— Surtout, restez groupés, leur intimé-je. Lorsque nous croiserons un monstre, frappez-le detoutes vos forces.

Les yeux écarquillés par la terreur, ils me font signe qu'ils ont compris. Aramovski a beauchercher à discuter mes ordres lorsque nous nous trouvons dans un endroit sûr, il ne s'y risquera pasmaintenant.

Un nouveau hurlement déchire alors le calme relatif du Jardin. Celui d'un garçon, cette fois, un peuplus loin sur notre gauche.

Suivi d'un autre, derrière nous, quelque part au milieu de l'étendue d'herbe.Nous sommes attaqués.Spingate fait volte-face, les phalanges blanchies à force de serrer le sceptre aux joyaux. Elle

ignore de quel côté se rendre... tout comme moi.J'entends le rugissement de Bishop, auquel fait écho le cri de rage, féminin et masculin à la fois,

des jumeaux EI-Saffani. De tous les coins du Jardin, les guerriers au visage de cendre clament leurcolère, joignant leurs cris aux hurlements de douleur et de peur.

Le doute me frappe soudain de plein fouet : j'ai fait le mauvais choix. Mon plan ne valait rien, jen'aurais jamais dû nous diviser en groupes de quatre. Nous avions besoin les uns des autres, pournous serrer les coudes et combattre ensemble. La peur resserre ses griffes autour de mon cœur et metétanise à nouveau.

Non...Matilda ne peut pas gagner ! Hors de question qu'elle capture encore ne serait-ce qu'un seul d'entre

nous. Je suis le leader, mon peuple a besoin de moi.Alors je lève ma lance bien haut et je m'écrie d'une voix puissante, bien plus forte que je ne m'en

serais cru capable.— Vous tous, battez-vous ! Revenez vers moi !Sous le choc, Spingate, Gaston et Aramovski me dévisagent sans comprendre. De l'autre côté du

Jardin s'élèvent dans les bois les cris de guerre de mon peuple. Ils répondent à mon appel ets'encouragent mutuellement.

Un bruissement de feuillage dans mon dos me fait me retourner, mais avant même de pouvoiresquisser le moindre geste, je sens un bras m'enserrer la taille et une main glacée et osseuse seplaquer sur ma bouche. À cet instant précis, je perçois l'odeur qui se dégage de la chair torturéecollée juste sous mon nez : relents de décomposition, de pourriture et d'un produit artificiel. Je suisviolemment tirée en arrière dans le taillis. Les épines m'égratignent la peau et s'emmêlent dans mescheveux. Je me débats comme une furie, je m'efforce d'attraper tout ce qui passe à portée de main, envain. Des doigts m'empoignent les chevilles, mais... ces mains dégagent de la chaleur ! Elles tententde me ramener dans la lumière.

Pendant un bref instant, je demeure presque immobile, câble vivant d'un jeu de tir à la corde, puisles mains chaudes finissent par lâcher prise. Vignes et feuillages disparaissent et me voilà de l'autrecôté. On me tire sur une surface dure. Il fait sombre, ici, on y voit à peine.

J'ai perdu ma lance.(Attaquer, toujours attaquer ! En cas de doute, passer à l'attaque.)Je me jette sur la main qui me bâillonne pour en glisser un doigt dans ma bouche et mordre de

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toutes mes forces.Un craquement sec retentit sous mes dents, au moment où je sens le goût de la mort se répandre sur

ma langue.Le cri que pousse alors la créature n'a rien d'humain. La main me lâche, mais pas le bras qui

m'enserre la taille, et deux bras supplémentaires arrivent en renfort pour m'empêcher de m'échapper,l'un autour de ma poitrine et l'autre par-dessus mon épaule gauche.

Je griffe, je donne des coups de pied, je hurle :— Laissez-moi ! Lâchez-moi ou je vous tue !J'entends soudain craquer les feuillages et je vois étinceler la lame de ma lance. Les mains froides

se retirent ; je me relève tant bien que mal, déjà prête à me battre...Pour me retrouver nez à nez avec Aramovski, armé de la lance, dont la lame ruisselle d'un sang

grisâtre.L'espace d'un instant, je crois qu'il va me transpercer, moi aussi, mais je lis de la terreur dans ses

yeux écarquillés.Le souffle court, il tient l'arme entre ses mains tremblantes.Je pivote pour faire face à mes agresseurs.À peine visibles dans l'obscurité de la pièce dissimulée derrière le taillis, les monstres – au

nombre de deux – me dévisagent de leur regard rouge, tourbillonnant, insoutenable. Le plus grand,plié en deux, crispe les mains sur sa cuisse blessée. Un fluide rougeâtre suinte entre ses doigts noirset squelettiques avant de goutter sur le sol métallique. Le monstre me paraît familier sans que je lereconnaisse.

L'autre presse une main noueuse sur son épaule droite. Du sang grisâtre coule sur sa poitrine et lelong de son bras.

Ce monstre s'avère à peine plus petit que moi.En un seul regard, je la reconnais.C'est Matilda Savage que je dévisage.

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Chapitre 39

Il fait tellement sombre, ici, que je me demande si leurs yeux rouges parviennent à percer lesténèbres. Pourquoi de telles créatures de l'ombre auraient-elles besoin de lumière, après tout ? Cellequi me tenait par les pieds semble nous observer. Les mains noires cessent d'appliquer une pressionsur la blessure qui saigne encore à la cuisse et le monstre se redresse.

De toute sa hauteur.Non, il ne nous dévisage pas nous, mais Aramovski seulement.Dans ses yeux, les volutes écarlates paraissent soudain s'apaiser, son regard s'adoucir.La créature tend alors vers le jeune homme une main difforme, couverte de sang, mais cette fois

sans la moindre agressivité. Il n'essaie pas de l'agripper, mais présente plutôt sa paume ouverte.Comme s'il voulait le toucher.— Enfin... souffle-t-il d'une voix rauque aussi sèche que les branchages brisés. J'ai tellement

attendu... Aramovski abaisse la lance.Bouche bée, il semble atterré. Sa chemise, réduite en lambeaux, tachée de longues souillures

rouges, n'est plus aussi impeccable qu'avant. Il a dû se faufiler à travers les fourrés, en ignorant ladouleur.

Il est passé pour venir me sauver.Et maintenant, il n'a d'yeux que pour le monstre, le premier être vivant que nous croisons dans ce

labyrinthe qui soit plus grand que lui.— Toi, chuchote Aramovski. Je suis... toi ?Dans ce murmure, je reconnais l'interrogation qui vibrait dans ma propre voix lorsque je parlais à

Matilda. Le jeune homme ne peut s'empêcher de poser la question, même s'il en connaît déjà laréponse.

— Viens avec moi, acquiesce le cauchemar sans bouche, viens, accomplis la volonté des dieux.Aramovski lâche la lance, qui tombe à terre dans un fracas métallique.— Mon créateur... lâche-t-il en avançant d'un pas.A-t-il perdu l'esprit ? Que lui font-ils pour qu'il agisse de la sorte ? J'attrape le Double-cercle par

le poignet pour tenter de le retenir.D'un geste de la main, le grand monstre encourage mon camarade à approcher.— Viens. Il est juste que tu me rejoignes.Aramovski se comporte comme s'il ne se rendait même pas compte que je le tire par le bras. Il

m'entraîne avec lui vers la créature.Sur la droite, j'aperçois un mouvement du coin de l'œil : Matilda s'approche de la lance

abandonnée.Je lâche Aramovski pour me précipiter vers elle et la frapper à coups de pied et de poing. Mes

phalanges repliées finissent par heurter une surface molle qui s'écrase sous le choc, et ma créatricepousse un hurlement de douleur avant de s'effondrer à terre. Sans hésiter, je ramasse la lance, dont lasolidité familière me réconforte.

J'en menace Matilda de la pointe, brandie si près de sa poitrine que le message est clair : aumoindre geste de sa part, je n'hésiterai pas à frapper. Elle porte les deux mains à son œil droit. Ni lapénombre, ni ses doigts tordus ne parviennent à camoufler les dégâts. Son œil, autrefois globuleux,s'affaisse désormais tel un fruit éclaté. Dans la faible lumière, un épais fluide jaunâtre dégouline lelong de sa joue en filets brillants jusque sur les plis abominables qui lui recouvrent la bouche.

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Je lance un coup d'œil à Aramovski : lui et le monstre s'étreignent. Les bras à la peau ridée aussinoire que du charbon s'enroulent autour d'une chemise blanche maculée de sang.

Aramovski appuie la joue sur le torse foncé de la créature.Soudain, dans mon dos, le taillis se met à bruire, comme malmené par de fortes bourrasques. Une

créature massive et puissante se fraie un chemin à travers les ronces. Un tourbillon de gris, de rouge,de muscles et de feuilles volantes. Un fémur fend l'air au-dessus de l'épaule d'Aramovski pour venirs'écraser en plein sur le crâne du monstre.

L'os se brise en deux – l'un des morceaux est projeté dans l'ombre, tandis que l'autre demeureentre les mains de Bishop.

Le grand monstre s'effondre, glissant des bras d'Aramovski, pour atterrir face contre terre.L'os brisé à la main, abaissé telle la lame émoussée d'un couteau, Bishop s'avance vers nous.Hébété, Aramovski regarde son créateur ramper. Le monstre essaie tant bien que mal de s'éloigner

de nous.Bishop lève l'os-poignard. Le Double-cercle tente de s'interposer, mais il n'est pas assez rapide.

Le fémur brisé s'enfonce profondément dans le dos du grand monstre.Le temps semble s'arrêter.Seule la respiration sifflante de Bishop, lui-même blessé au front et à l'épaule, vient briser le

silence. Du sang coule en épais filets sur la poussière foncée qui macule la peau du Cercle-étoile.Il reste là, debout, les yeux baissés, la poitrine soulevée au rythme de son souffle, avant de saisir

l'os pour l'arracher du corps de la créature.Le grand monstre, secoué de spasmes, roule sur le dos dans un effort douloureux. Ignorant Bishop,

il tend des doigts tremblants vers Aramovski.— Si près... du but.Puis sa main retombe, inerte.Le monstre d'Aramovski est mort. Alors je me tourne vers le mien.Matilda n'a pas bougé d'un cil – ni la lance, d'ailleurs. Si elle meurt, je recouvrerai ma liberté.Je presse la pointe de mon arme contre sa peau. Les mains toujours plaquées sur son oeil blessé,

la créature recule jusqu'à heurter le mur métallique qui lui coupe alors toute retraite. Malgré sonvisage inhumain, je reconnais l'expression de la peur.

Matilda est terrifiée. Comme quand je me trouvais face à Aramovski devant la tombe de Latu, jem'extasie de son épouvante, elle me nourrit. Ma peau est parcourue de picotements, mon estomac senoue.

La vile créature ne m'a créée que pour me détruire, mais c'est moi qui l'annihilerai.Mes doigts se crispent sur la lance. Il ne suffira que d'une forte poussée...Frémissante, couverte de sang, Matilda paraît terrorisée.Et sans crier gare, la jubilation que me procurait sa peur se volatilise.Elle est moi.Non... Elle ne l'est pas. Je ne suis pas elle.Une main se pose sur mon épaule : O'Malley, dont le bras droit, armé du couteau, est englué

jusqu'au coude d'un liquide grisâtre. De l'entaille qui lui barre la joue suinte du sang vermeil, sonsang à lui, qui rougit le col de sa chemise blanche.

— Em, souffle-t-il. Ne fais pas ça, nous avons besoin d'elle.Il me faut alors quelques secondes pour comprendre que je n'ai pas affaire à un pur produit de mon

imagination et que le jeune homme se tient vraiment là, à mes côtés. La pointe de la lance toujourspressée contre le sternum de Matilda, je laisse ma vision s'ajuster. Je vois mieux, désormais. Mon

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peuple nous entoure. Bishop et ses guerriers au visage peint, les El-Saffani, Spingate et Gaston,Coyotl et Okereke, Cabral et Borjigin. Ils sont tous là. Non loin se tiennent Smith et Beckett, etderrière eux, toute une grappe d'innombrables enfants terrifiés. Pétrifiée, j'en crois à peine mes yeux.

— Nous avons réussi ?— Les monstres nous ont attaqués, explique O'Malley. Sauf qu'ils n'avaient pas de bracelets,

j'ignore pourquoi.Ils ont tenté de nous capturer, mais comme nous étions par groupes de quatre, tout le monde a pu

les repousser. Nous en avons tué certains... ce n'était pas beau à voir, Em. (Il ferme les yeux.) Notrecomportement non plus, d'ailleurs.

Lorsqu'il rouvre les paupières, une ombre nouvelle obscurcit son regard. Quoi qu'il ait pu vivrelà-bas, dans le Jardin, quoi qu'il ait fait, il s'efforce de le refouler. Les monstres se sont enfuis,poursuit-il. Nous sommes revenus pour récupérer les enfants. Ton plan, Em... il a fonctionné !

Mon peuple a survécu.— Avons-nous perdu quelqu'un ?Harris, dit O'Malley. Un Cercle, il est mort.Harris. Tout ce que je savais de ce garçon, c'est qu'il n'avait pas l'air de me faire confiance. Je ne

crois même pas avoir eu l'occasion de lui parler. Et maintenant, il n'est plus.Je remarque soudain le regard insistant de Bishop, qui halète toujours – en raison de l'effort qu'il

vient de fournir ou de l'émotion suscitée par ce nouveau meurtre, je ne saurai le dire.— Tu as perdu, dis-je à Matilda. Tu vas nous conduire jusqu'à Bello, et ensuite à la navette.Son œil valide brille d'un éclat furibond. Secouée de tremblements, elle semble en proie à une

intense douleur, mais elle se relève tout de même – elle est le chef, après tout. Elle refuse de rendreles armes.

— Je ne vais vous conduire nulle part ! crache-t-elle. Et ton amie Bello est morte, vous arriveztrop tard.

Ses paroles se teintent d'une intonation moqueuse, réprobatrice, comme si la faute me revenait.Bello n'avait blessé ou provoqué personne. Une vague de colère, puissante, implacable, mesubmerge... C'est impossible !

Je me penche vers Matilda, si près que les relents de putréfaction qu'elle dégage me parviennent.La pointe de la lance remonte imperceptiblement vers l'endroit où devrait se trouver sa gorge et jepresse la lame entre les abominables replis de chair.

— Tu mens, grondé-je. Tu vas me dire où vous retenez Bello, puis nous conduire jusqu'à lanavette, ou c'en est fini de toi !

Ma créatrice secoue lentement la tête.— Tu es moi et je suis toi, me rappelle-t-elle. Tu sais que je dis la vérité.Des larmes inondent mes joues alors que gonfle ma fureur. Je suis presque convaincue de la

sincérité de Matilda – presque. J'aurais beau poursuivre l'interrogatoire, la torturer, si elle dit vraipour Bello, alors chaque minute passée ici met le reste de mon peuple en danger. Le Xolotl, immense,est pour nous un labyrinthe, alors que notre ennemi le connaît comme sa poche. Nous ne serons pas ensécurité tant que nous n'aurons pas atterri sur Omeyocan. Cette décision va me hanter, je le sais, maisje n'ai pas le choix. Pour la seconde fois, j'opte pour la sécurité du groupe plutôt que pour la vie d'unseul individu.

— La navette, dis-je. Conduis-nous-y.— Em, non ! intervient Bishop, qui se porte aussitôt à ma hauteur. Il nous faut d'abord retrouver

Bello. Cette créature ment, Bello ne peut pas être morte, c'est impossible...

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— Silence, le coupé-je d'une voix qui n'est pas sans rappeler celle de Matilda.L'expression de Bishop se fait aussi dure que la glace. Il se dresse devant moi, furieux, avec ses

peintures tribales grises et rouges, le corps strié de sang, les poings serrés. Je vois même une veinepalpiter à sa tempe.

J'ai bien conscience d'être la cible de tous les regards. O'Malley, Spingate, Gaston, Aramovski,Bawden, Coyotl et tous les autres me dévisagent en silence. Je le sens, mais toute mon attention ne seconcentre désormais que sur un seul et unique individu : Bishop.

— Recule, lui intimé-je, le regard rivé à ses étranges yeux jaunes. J'ai pris ma décision.Peut-être me détestera-t-il, tout comme les autres, mais la sécurité de la tribu passe avant la vie de

Bello. Peu importe ce que tous pensent de moi, tant que la survie du groupe est assurée.Les narines frémissantes, la lèvre retroussée en un rictus mauvais, Bishop finit par céder. Ce qui

me permet de revenir à ma première source d'inquiétude : ma créatrice.L'œil intact de Matilda étincelle.— Pas mal, fillette, dit-elle. Tu dégages une sacrée autorité, comme moi à ton...— La navette, répété-je.Bien décidée à mettre un terme à ses propos venimeux, je la menace derechef et l'extrémité de la

lance pique sa chair putréfiée.— Montre-nous le chemin... ou meurs.— Non, fillette, répond Matilda sans sourciller. Je sais qui j'étais à ton âge. Je te connais bien

mieux que tu ne te connais toi-même. Tu es incapable d'aller jusqu'au bout.Je m'étais promis, la première fois que je l'ai vue, de la tuer. J'ai envie d'enfoncer la lame dans sa

gorge, de me délecter de sa peur, de l'entendre me supplier, mais mes mains refusent de m'obéir.Elle a raison, j'en suis incapable.Pourtant, il me faut mettre mon peuple à l'abri. Les monstres pourraient très bien être en train de se

regrouper pour nous attaquer à nouveau, et cette fois, munis de leurs bracelets.— Si tu ne nous conduis pas à la navette, alors tu devras payer pour tout ce que vous nous avez

infligé, grincé-je. Tu as sans doute raison, peut-être ne suis-je pas capable de te tuer. Mais c'est unechance pour moi de ne pas y être obligée... Bishop, occupe-toi d'elle.

Dans la lumière blafarde s'étire le sourire carnassier et frustré du Cercle-étoile. Voilàl'opportunité qu'il attendait de déchaîner sa rage contre une cible, n'importe laquelle, et il s'en repaîtavec une joie mauvaise.

L'os-poignard ensanglanté serré dans la main droite, il s'approche du monstre, menaçant.Matilda lève les yeux vers lui, puis vers moi avant de revenir sur le colosse, qui brandit son arme.Son œil blessé brillant de pus, la pitoyable créature lève les bras, paumes vers le ciel, comme

pour parer le coup à venir.— Je vais vous y conduire. Je vais vous emmener à la navette !La main posée sur le torse brûlant de Bishop, je l'empêche d'accomplir l'irréparable.La tension quitte peu à peu ses traits, et le jeune homme se tourne vers moi en baissant son

poignard.Prise de tremblements incontrôlables, Matilda est seule, à notre merci.— Bishop, dis-je, accorde encore une chance à ce monstre. Si elle ne nous conduit pas à la

navette, ou si tu estimes qu'elle se joue de nous, tue-la.Il hoche la tête.— Tu n'obtiendras jamais mon corps, jamais ! dis-je ensuite au monstre. Alors, emmène-nous à la

navette ou meurs avec le corps qui est le tien.

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Les épaules affaissées, Matilda baisse la tête. J'ignore d'où me vient cette certitude, mais lacréature a enfin accepté sa défaite.

Nous avons gagné.

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Chapitre 40

Lovée dans les bras de Bishop comme si elle ne pesait rien, Matilda nous guide à travers undédale de couloirs inconnus.

Nous courons sur un sol plat, ce qui signifie que nous longeons le cylindre dans sa longueur, plutôtque d'en suivre la circonférence. Il règne ici une obscurité totale. Les fines lignes colorées etphosphorescentes dessinées au sol pour nous indiquer le chemin diffusent à peine assez de lumièrepour tenir la panique à distance.

Sans surprise, les El-Saffani marchent en tête. Bishop, O'Malley et moi les suivons quelques pasen retrait, le reste du groupe sur les talons, y compris les trois colonnes d'enfants. Certains, enlarmes, réclament des parents qui n'existent pas. Pourtant, ils sont trop occupés à garder le rythmepour qu'un seul sorte du rang. Nous ne pourrions espérer mieux. Bawden et Visca ferment la marche.Mes guerriers maculés de cendres assurent nos arrières.

La fatigue commence à me rattraper. L'assaut du Jardin, les combats, la sensation de ne pluspouvoir tenir encore longtemps, tout se mêle et rend chaque décision plus ardue. Je me sens tellementfatiguée... Chacun de mes muscles demande grâce, mais impossible de nous arrêter maintenant : ilnous faut nous échapper avant qu'il ne soit trop tard.

— Continuez d'avancer, dis-je aux autres. Ne vous arrêtez pas.Nous sommes tous à deux doigts de baisser les bras. Les affrontements dans le Jardin ont dû être

terribles. Nous laissons derrière nous une piste sanglante, sans même avoir eu le temps de panser nosblessures. J'aurais dû prévoir de ramasser des fruits à manger pendant le trajet, mais je n'y ai paspensé et il est bien trop tard désormais.

Matilda nous fait suivre une ligne bleue. Le plafond, loin au-dessus de nos têtes, se fond dans lesténèbres comme les murs de pierre qui nous entourent. À entendre l'écho de nos pas qui se répercuteautour de nous, cette pièce doit être vaste, bien plus que le Jardin et que tout ce que nous avons puvoir jusqu'à maintenant. Nous n'avons pas le temps de jouer les explorateurs, et, même dans le cascontraire, je ne voudrais pas savoir ce que renferme l'obscurité.

— Monstre, dis-je à ma créatrice. Est-ce encore loin ?— Toi et moi sommes un seul et unique individu, répond-elle. Tu devrais m'appeler par mon

prénom.— Est-ce encore loin ? insisté-je d'une voix dure.Elle soupire, ce qui lui arrache une nouvelle grimace. Le combat lui a aussi beaucoup coûté.

Cachée dans le même passage secret que celui utilisé pour nous capturer, Bello et moi, elle nousattendait : elle est mon double, après tout, et, si elle s'était retrouvée dans la même situation que moi,elle aurait aussi attaqué le Jardin. Elle nous a tendu un piège, mais c'était sans compter sur notrecapacité à nous organiser et à travailler ensemble, ou même sur notre férocité. Peut-être nousconsidérait-elle comme des enfants ? Elle s'imaginait que ses semblables n'auraient aucune difficultéà prendre le dessus.

Tout n'a pas tourné comme elle l'avait prévu.En sondant les broussailles au moyen de ma lance, je lui ai enfoncé la lame dans l'épaule. Un

accident, certes, mais au moins avons-nous eu un peu de chance. Matilda a non seulement perdubeaucoup de sang, mais aussi un œil. Or, malgré l'atroce douleur, elle fait de son mieux pour cachersa souffrance.

— La navette n'est plus très loin, annonce-t-elle. Ne vois-tu donc pas qu'ils sont épuisés, petit

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chef ? Nous avons bien le temps de nous reposer.Je sens qu'elle me ment sur le temps qu'il nous reste, mais pas sur la proximité de la navette. Elle

tente de nous ralentir. Nul besoin de la perspicacité de Gaston ou de Spingate pour le deviner : sesamis se préparent à se lancer à nos trousses, si ce n'est déjà fait.

Un peu plus loin devant nous, la fine ligne bleue se scinde en deux : un côté file devant nous,tandis que l'autre tourne à angle droit sur la gauche. Les jumeaux se sont arrêtés à l'intersection etnous interrogent du regard.

Une main noire et desséchée se tend pour indiquer d'un doigt osseux le couloir de gauche.— Par là, dit Matilda.Dans l'obscurité, les peintures grisâtres et craquelées des El-Saffani les rendent identiques,

presque androgynes. À peine ai-je montré le chemin de gauche qu'ils se précipitent dans la directionindiquée.

Et nous les suivons.Il fait encore trop sombre pour y voir, mais les échos de nos pas changent : nous passons dans une

autre salle, où les lumières s'allument tout à coup.Elles sont tellement éblouissantes qu'elles nous brûlent les yeux. La main en visière, je cligne des

paupières, et je distingue peu à peu une forme oblongue.Contrairement à tous les éléments du Xolotl, aucune rune ni gravure n'ornent ses parois, qui ne

semblent pas faites de pierre, mais d'un métal lisse et brillant. Le vaisseau paraît assez vaste pouraccueillir un groupe près de dix fois plus important que le nôtre.

La navette !Si nous parvenons à comprendre comment elle fonctionne, à nous Omeyocan !

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Chapitre 41

Les souvenirs tournoient dans mon esprit. Mon cerveau cherche les mots pour décrire ce que jevois. La queue de la navette s'étend sur notre gauche, tandis que son nez fuselé pointe vers la droite.Un long tube, assez épais, plus haut que quatre ou cinq des nôtres qui feraient une échelle, relie lesdeux extrémités. Au centre du cylindre se trouve une grande plate-forme métallique, à laquelle onaccède par une rampe installée perpendiculairement à la navette.

Nous nous trouvons à une centaine de pas du vaisseau.La coque scintillante semble aussi lisse que du verre, même à hauteur de la plate-forme, si bien

que je ne distingue d'ici aucune ouverture.Je jette un coup d'œil autour de moi. Nous avons franchi une immense arcade en métal, qu'aucune

tache de rouille ne vient piqueter. Comme les autres arches, elle est ornée de gravures : planètes,constellations, longs cylindres et une série de formes que je ne reconnais pas.

La salle n'est pas beaucoup plus grande que la navette. Le plafond voûté est constitué d'unentrecroisement de barreaux blancs. À quelque distance du nez du vaisseau s'ouvre une secondearcade, la plus grande que j'aie vue jusqu'à maintenant, assez large pour livrer passage à la navette etfermée par de lourdes portes en métal et non en pierre.

Le vide intersidéral se trouve-t-il juste de l'autre côté ?— Viens avec moi, Bishop, et emmène le monstre. Les autres, restez ici.Nous courons jusqu'à la rampe, dont la surface rugueuse s'avère antidérapante : de petites pointes

très dures s'enfoncent dans la plante de mes pieds enflés et douloureux – je les avais presque oubliés,mais les voilà qui se rappellent à moi.

Parvenue sur la plate-forme, j'ordonne au monstre : — Dis-nous comment entrer, Matilda.La tête de la créature roule sur le bras musclé de Bishop. J'ignore si elle joue la comédie ou si

elle est vraiment en train d'agoniser. D'un geste faible, elle indique un endroit précis sur la coque dela navette, où je repère un rectangle matérialisé par une fine rainure. L'espace délimité correspondpeu ou prou à la taille de mon visage.

— Faut-il l'enfoncer ? demandé-je. Dis-nous comment fonctionne le système d'ouverture.— Je n'en sais rien, répond le monstre en haussant ses épaules flétries. Je ne suis qu'une

Dépouille.Une Dépouille... De quoi parle-t-elle ? Prétend-elle ignorer comment le vaisseau fonctionne ?

Cherche-t-elle encore à gagner du temps ? Non, je sens qu'elle dit vrai. Après avoir parcouru tout cechemin, impossible d'entrer ! Le temps va bientôt nous manquer... nous devons agir, et vite.

Il me faut quelqu'un de plus intelligent que moi pour résoudre ce problème.Alors je me tourne vers notre groupe : une centaine de pas, ce n'est pas grand-chose, mais sous le

plafond immense de cette salle, mon peuple me semble minuscule. Les enfants se massent les unscontre les autres derrière mes amis chargés de leur protection.

— Spingate, Gaston ! Venez par ici.Les deux interpellés courent jusqu'à nous et je me retourne vers la navette scintillante pour

examiner de plus belle le rectangle : c'est alors que, pour la première fois de ma vie, je me vois.Le reflet d'une jeune fille aux yeux incrédules et au visage couvert d'ecchymoses s'offre à moi. Ses

yeux sont... marron.De lourdes mèches de cheveux noirs pendent devant mon visage en un rideau drapé jusque sur mes

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épaules. La tresse qu'avait gentiment nattée Bello ne ressemble plus à rien. Une traînée grisâtre,désormais sèche, a coulé jusque sur mon menton et dans mon cou. Ma lèvre supérieure, fendue,saigne, tandis que mon œil droit, gonflé, a bien plus noirci que celui de Gaston à notre premièrerencontre. J'aperçois même un hématome naissant sur mon front. Je suis couverte de bleus etd'égratignures. Chemise déchirée, peau écorchée, corps brutalisé et en sang.

Mais je suis splendide.Pas une fois que toutes ces blessures auront guéri, mais plutôt telle que je suis à cet instant précis,

avec les insignes de ma bravoure marquées sur ma peau. Un jour, ces contusions auront disparu et jeme verrai telle que Matilda le voulait, mais, pour le moment, ce visage blessé digne d'un guerrierm'appartient, à moi seule.

Dans mon dos, j'entends Spingate et Gaston grimper la rampe.Je dois me faire violence pour détacher le regard de mon propre reflet.— Là, le rectangle ouvre la navette, indiqué-je sans regarder la coque brillante. Matilda prétend

ne pas savoir comment l'activer.Spingate laisse courir ses mains sur la paroi polie presque comme si elle lissait des plis

invisibles. Face à cette nouvelle énigme, son épuisement et sa peur se sont évanouis : tout son êtreréagit au quart de tour.

Elle pose la main à plat sur l'ouverture et presse le mécanisme avant de le faire pivoter. La paroirectangulaire disparaît à l'intérieur de la navette pour révéler une plaque similaire à celle de latrappe de la salle hantée : l'empreinte d'une main moulée dans du verre noir et, au centre, un Cercle-croc.

Non, pas exactement... Je reconnais enfin le symbole : c'est un engrenage !Je saisis Spingate par le coude pour attirer son attention. — Pose ta main ici, Spin.Elle s'humecte les lèvres, inspire un grand coup puis presse sa paume dans l'empreinte.Rien ne se passe.Le sourire aux lèvres, Gaston me donne à son tour un coup de coude.— Eh bien, il est temps pour moi de prendre la relève et d'incarner le vrai héros de l'histoire, pas

vrai, Em ? Puis-je tenter ma chance ?Une éclaboussure de sang grisâtre macule sa chemise et son oreille droite n'est plus qu'un amas

sanguinolent qui goutte sur le col de son vêtement. Combattre les monstres avant de fuir vers unvaisseau inconnu n'a pas entamé son arrogance, c'est le moins qu'on puisse dire. J'accepte d'unhochement de tête.

Il se frotte les mains comme pour les réchauffer, étire ses doigts, une, deux, trois fois avant deposer la main à plat dans le moulage.

Et la navette se met à vibrer.De nouvelles lignes se dessinent sur le métal, jaillissant de nulle part comme si la coque se

fissurait, avant de former un nouveau rectangle plus haut et plus large que Bishop. À l'instar du petitpanneau de Spingate, la paroi s'enfonce vers l'intérieur du vaisseau.

Une nouvelle ligne verticale divise le rectangle en deux, puis, sans un bruit, les deux paroiscoulissent. La navette s'est ouverte.

À l'intérieur, c'est l'obscurité totale.— El-Saffani, aboyé-je d'une voix forte qui résonne sous la voûte de l'immense caverne.Les jumeaux s'avancent au pas de course vers la rampe. En un instant, les voilà à mes côtés. Fait

étrange : aucune trace de sang ne macule leur corps. Le combat a dû les épargner. Je pointe ma lance

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vers les sombres entrailles du vaisseau.— Allez inspecter le périmètre.Ils ajustent leur prise sur leurs os-massues avant de pénétrer à l'intérieur de la navette.Au moment où ils y posent le pied, une multitude de lumières s'allument d'un coup pour dévoiler

un couloir qui se divise un peu plus loin en deux embranchements – l'un part à droite, l'autre à gauche.Les murs sont tapissés de rouge, tandis que le sol métallique vire au noir. Je ne peux détacher lesyeux du mur écarlate qui nous fait face.

Les jumeaux avancent et disparaissent vers la droite. Un instant plus tard, ils repassent devant moipour emprunter en silence le couloir de gauche.

O'Malley gravit la rampe pour venir se placer à mes côtés, pendant que Bishop se décalesubrepticement à ma droite, Matilda toujours lovée dans ses bras. En compagnie de Gaston et deSpingate, nous attendons, à la fois pleins d'espoir et pétrifiés de peur face à ce que les EI-Saffanipourraient découvrir.

Ce ne peut être que ça. Il le faut : nous n'avons nulle part ailleurs où aller.Au bout de quelques minutes, les jumeaux reviennent vers l'ouverture.— Personne, dit le garçon.— L'endroit a l'air sûr, enchaîne sa sœur.Le garçon m'indique la voie qui se trouve à ma droite et se dirige vers l'avant de la navette.— Une porte de ce côté, verrouillée, dit-il.La fille pointe du doigt le couloir situé à ma gauche.Jamais je ne l'ai vue aussi excitée.— De ce côté, il y a une immense salle, dit-elle. Avec des centaines de cercueils !Des cercueils ? Non, impossible. Des centaines d'entre nous, des centaines de sarcophages... La

fatigue m'embrouille l'esprit. Jamais je ne m'allongerai de nouveau dans un cercueil, peu importe cequ'il arrive, jamais !

Mais qui dit centaines de cercueils, dit salle immense – assez pour tous nous accueillir. Il ne rimeà rien de laisser mon peuple dehors, à la merci des monstres qui nous pourchassent.

— O'Malley, fais venir tout le monde ici, dis-je. Fais-les entrer.— Poste des gardes au pied de la rampe, me conseille Bishop, penché vers moi. En cas d'attaque.Gênée de ne pas y avoir pensé en premier, je réponds :— Oui, bien sûr. O'Malley ! Demande à Coyotl et Farrar de monter la garde au pied de la rampe.

El-Saffani, vous irez avec eux.Les jumeaux ressortent aussitôt de la navette pour prendre position à l'endroit indiqué.O'Malley retourne en toute hâte vers le reste du groupe avec force gesticulations pour les inviter à

le rejoindre. Spingate et Gaston pénètrent à leur tour dans le vaisseau. Ils tournent à gauche, vers lasalle aux cercueils, et je ne fais rien pour les en empêcher.

Bishop, Matilda et moi demeurons sur la plate-forme. Le jeune homme semble me tendre lemonstre comme s'il s'agissait d'une quelconque offrande.

— Nous n'avons plus besoin d'elle, maintenant, dit-il. Veux-tu que je la tue ?Oui, et pas qu'un peu. Je veux qu'il la réduise en bouillie, qu'il lui éclate le crâne à coups de pied

afin que je me délecte du spectacle de sa cervelle répandue sur le sol. Le monstre me dévisage de sonunique œil.

— Vas-y, croasse-t-elle.Des images se télescopent en un éclair devant mes yeux : Bishop en train d'étrangler le monstre et

Yong, terrifié, agonisant.

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(Ton ennemi il te faudra tuer...)— Vas-y, répète Matilda. Si tu avais eu affaire à qui que ce soit d'autre que moi, tu aurais déjà

ordonné à ton Bishop de me trancher la gorge.Ce serait tellement simple ! Je n'aurais même pas à la toucher, il me suffit de donner l'ordre à

Bishop.Je vois Yong, haletant, dont le regard suppliant me harcèle de « pourquoi ? », encore et encore...(Si tu prends la fuite...)Nous avons réussi. Personne n'a besoin de mourir.— Tu as tort, Matilda, finis-je par dire. Tu es ma prisonnière et je n'exécute pas les prisonniers.Elle plisse son œil unique et, malgré son absence de bouche, je sais qu'elle sourit.— Non, je ne me trompe pas, dit-elle. Tu as gagné, petit chef. Je n'étais pas beaucoup plus vieille

que toi quand j'ai donné mon premier ordre d'exécution. Je sais que tu finiras par tuer tes ennemis,parce que c'est ce que je ferais. (Son œil se ferme, sa voix se mue en un murmure plein de regrets.)C'est ce que j'ai déjà fait.

(Recouvre à jamais ta liberté...)A-t-elle commandité la mort de quelqu'un ? Je repense aux monceaux de cadavres à bord du

Xolotl, à tous ces sacrifices, toutes ces mutilations. Un frisson me parcourt l'échine. Tous ces morts...en est-elle responsable ?

La pointe du couteau qui s'enfonce dans le ventre de Yong. La rage qui me consumait, la haine.Pensait-il vraiment pouvoir me frapper ? Se croyait-il capable de me détrôner, moi ?

Ce moment de désespoir et de confusion prend soudain tout son sens. Mes souvenirs secristallisent avec une redoutable précision.

Je sais ce que j'ai fait, et j'en suis horrifiée.Lorsque Yong m'a attaquée... je l'ai poignardé ! Je me rappelle avoir brandi le couteau, je me

souviens du petit pas en avant au moment où il approchait.Je me rappelle avoir enfoncé la lame au creux de son estomac.Et je me souviens du rictus méprisant que j'arborais alors.Le poignarder... m'a fait du bien.La mort de Yong n'avait rien d'un accident : je l'ai assassiné.La culpabilité me submerge telle une vague d'eau glacée. J'ai tué Yong. Mon esprit m'a joué un tour

en me dissimulant la vérité, mais, dès lors que je ne me voile plus la face, je ne pourrai plus jamaisrevenir en arrière et oublier. J'ignore si j'avais tort ou raison. Il m'a attaquée, moi. Qui sait ce qui seserait produit si je ne l'avais pas poignardé ? Personne. En revanche, nul ne peut contester le fait que,au moment où il est venu jusqu'à moi, je l'ai taillé en pièces.

Cette prise de conscience est tellement violente que j'ai du mal à l'encaisser. Il me faut de l'aidepour comprendre. Peut-être que la seule à pouvoir me la fournir est la créature même qui m'a créée...

— As-tu déjà tué quelqu'un, Matilda ?— Je te l'ai déjà dit, toussote-elle. Tant de gens...— Non, protesté-je. Je ne parle pas d'ordonner la mort d'un individu. As-tu déjà tué un être vivant

de tes propres mains ?Son œil unique me fixe comme si je lui avais posé la question dans une langue étrangère. Je

prends son silence comme une réponse : elle est responsable de la mort de centaines d'êtres humains,peut-être même de milliers, mais elle s'est contentée de faire exécuter le sale travail.

Elle n'a jamais pris aucune vie.Jamais elle n'a souillé ses mains de sang.

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Yong est mort sous mes yeux, son regard accusateur rivé au mien, en réclamant une mère qui n'ajamais existé. Peut-être s'agissait-il seulement d'une dispute d'école pour lui ? Peut-être secomportait-il juste comme une brute ? Il n'a d'ailleurs sans doute pas compris qui il attaquait et cetteignorance lui a coûté la vie.

Je l'ai tué. Son sang entache mes mains, ma chemise, tout mon corps.Contrairement à Matilda, je sais ce que signifie ôter une vie, voir l'étincelle de conscience

s'évanouir dans les yeux de sa victime, se confronter à la certitude d'avoir éradiqué une personne.Bishop me lance un regard insistant avant de secouer la tête d'un air désapprobateur.— N'écoute pas cette créature, Em. Donne-moi juste l'ordre.Ce serait tellement simple. Matilda est mon ennemie et je désire sa mort avec une telle ardeur...Non. Je dois faire fi des décisions de cette créature que je pourrais devenir, dans l'espoir que ce

ne soit pas déjà le cas. Mes mauvais choix me conduiront à emprunter le même chemin qu'elle.Je sais ce que signifie tuer.Malgré son âge bien plus avancé, elle, elle l'ignore. Et c'est cette prise de conscience, je l'espère,

qui me différencie d'elle.— Non, finis-je par lâcher. Nous avons encore besoin d'elle.Bishop plisse les yeux, sceptique. Je ne suis pas sûre qu'il me croie. Peut-être me juge-t-il faible,

incapable d'achever une mission ? Dans ce cas, il en a tous les droits : le chef doit prendre lesdécisions difficiles.

J'inspire une grande rasade d'air pour tenter de recouvrer mon calme, avant de pénétrer dans lanavette.

Comme me l'ont indiqué les jumeaux, à ma droite se dresse une porte métallique close, aux coinsarrondis et munie d'une roue en son milieu. Jamais je n'ai vu de porte semblable, alors je m'enapproche. Aucune poignée. Je tente d'actionner la roue... qui ne bouge pas d'un pouce.

Au centre du moyeu, j'aperçois une petite plaque circulaire. Un engrenage y est dessiné.En toute hâte, je rebrousse chemin le long de l'étroit corridor qui me mène à une salle basse de

plafond.Une fois à l'intérieur, je constate que la fille El-Saffani n'avait pas exagéré.Gaston et Spingate se tiennent au milieu d'une large allée centrale. De chaque côté s'alignent de

longues rangées de grands cercueils blancs, similaires à ceux que les cochons ont forcés pourdévorer les ossements qui se trouvaient à l'intérieur.

D'autres allées longent le pourtour de la pièce. Tant d'espace ! La salle s'avère assez vaste pournous permettre à tous de nous asseoir, de marcher, de nous étendre, de jouer ou de faire ce que bonnous semble ! Il y a assez de place dans cette pièce pour tout le monde sans avoir à s'allonger dansles sarcophages.

Je retourne à la plate-forme. Au pied de la rampe, mon peuple m'attend : les Cercles-étoiles, lesenfants, O'Malley et les autres. Ils ont traversé tant d'épreuves... même les enfants éveillés depuis unepoignée d'heures à peine. Je leur fais signe de la main pour les inviter à rejoindre la salle auxcercueils.

— Allez, entrez, dépêchez-vous. Trouvez-vous une place et restez assis le temps que nousdémarrions la navette.

Ils passent un à un devant moi pour pénétrer dans le vaisseau. Parviendrons-nous vraiment àdécoller ? Je l'ignore. Mes souvenirs épars n'y sont pour rien, je n'ai vraiment pas la moindre idée decomment fonctionne un tel engin, et je sais que Matilda non plus.

Les enfants sont bien plus crasseux qu'à leur réveil : de la graisse et des taches vert tendre

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maculent leurs vêtements. Quant à ceux de mon âge, tous armés d'os-massues, leurs chemises sontdéchirées et striées de traînées de sang et de poussière. Ils ont combattu pour arriver jusqu'ici. Ils ontaffronté une série de véritables cauchemars pour jouir de cet instant.

C'est alors que j'aperçois la fillette, Zubiri, la Cercle-crocs à la peau sombre. Elle s'approche demoi, les yeux écarquillés de terreur.

— Est-ce que nous allons mourir, Em ?— Non, ma puce, la rassuré-je. Tout va bien se passer. Ce que je vais te montrer est assez

effrayant mais tu ne dois pas avoir peur, je suis avec toi.Refoulant ma répulsion pour tous ces cercueils, je la prends par la main pour la guider jusqu'à la

grande salle.Les autres se sont déjà dispersés et vagabondent dans les allées. Certains se sont même affalés

dans un coin et, à la fois horrifiée et estomaquée, je constate que la plupart des enfants se sont glissésdans les sarcophages pour s'y allonger. Il y a du monde partout : Cercles, Cercles-étoiles, Cercles-croix, Cercles-crocs et Double-cercles. Tous sont épuisés. Ils ont tout donné pour arriver jusqu'ici et,désormais, leurs efforts vont être récompensés. Enfin... je l'espère.

Assis à même le sol dans l'une des allées latérales, le regard perdu dans le vague, Aramovski estadossé au mur au revêtement rouge. Sa chemise est réduite à un amas de plis déchiré et taché de sang.Ce n'est pas trop tôt ! ne puis-je m'empêcher de penser. Enfin, il nous ressemble, mais est-cevraiment l'un des nôtres ? Il a poignardé son créateur, planté la lance dans la jambe de l'ancienAramovski. Si notre Aramovski n'avait pas agi de la sorte, les deux se seraient-ils envolés le tempsque Bishop parvienne à traverser le taillis ? Notre Aramovski n'a pas l'air de se sentir bien. Une foisque nous aurons atteint Omeyocan, il faudra que je le tienne à l'œil. Et s'il a besoin d'aide, je serai là.

— C'est quoi, ce qui fait peur ? demande Zubiri en me tirant par la main.Je lui indique les cercueils.— Ah, ça ? dit-elle dans un rire. Ce sont des lits.Sur la pointe des pieds, la fillette continue à me tirer le bras, si bien que je me penche vers elle.

Elle dépose alors un baiser sur ma joue avant de partir au pas de course.La petite fille n'éprouve aucune crainte face aux sarcophages, alors que je supporte à peine leur

vue. Quel meneur je fais...Zubiri va s'asseoir en tailleur au milieu de l'allée centrale. Je la vois prendre une profonde

inspiration, et la voilà déjà relaxée et prête à se reposer.Très bientôt je pourrai l'imiter, mais pas tout de suite : l'autre porte nous attend.— Gaston, Spingate, suivez-moi.Dans le couloir de l'entrée, Bishop porte toujours la créature nommée Matilda. O'Malley se tient à

ses côtés et, au moment où je les dépasse, ils m'emboîtent le pas à la suite de Spingate et Gaston.Je me poste face à l'étrange porte.— Gaston, dis-je. Approche.Le jeune homme s'exécute, puis examine le moyeu de la roue avant de se tourner vers moi. Le petit

sourire rusé, plein de satisfaction que je commence à bien connaître, éclaire à nouveau son visage.— Ouvre-la, lui ordonné-je.Gaston empoigne la roue, qui, sous la pression combinée de ses deux mains, se met à tourner.— Dieu que c'est bon d'être moi... souffle-t-il.Un cliquetis sourd retentit lorsque, enfin, la porte s'ouvre.

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Chapitre 42

Je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais sûrement pas à une pièce vide.Il n'y a rien ici, rien, si ce n'est un plancher noir et brillant, entouré de quatre murs tout aussi noirs

et scintillants. Il doit y avoir une erreur.Qu'ai-je fait ?J'entre à pas de loup. Nous allons forcément trouver quelque chose ici, forcément !Mais non, il n'y a rien.Je me tourne vers les autres. Spingate et Gaston se tiennent sur le seuil et observent la salle.

Bishop tient toujours mon double dans ses bras.— Il n'y a rien ici, dis-je. Que fait-on maintenant ? Je me sens complètement perdue. J'ai commis

une effroyable erreur en guidant toute la troupe jusqu'ici. Matilda nous a piégés : la navette représentesans doute l'endroit précis où les monstres souhaitaient nous mener. Ils vont s'emparer de nous et nousemporter. Nous allons tous mourir, nous allons être réécrits ! Nos vies, aussi brèves et terrifiantessoient-elles, vont disparaître à jamais. Pourtant, Gaston sourit, non pas avec l'arrogance qui lui estcoutumière, ni même le rictus moqueur qu'il arbore d'habitude quand il provoque Bishop. Ce sourire-là est sincère, doux, né d'un émerveillement pur, c'est l'expression d'un garçon de douze ans à quirevient un souvenir extraordinaire.

Au moment où il s'avance, la pièce semble soudain prendre vie.Des lumières vives s'allument dans tous les coins, pas seulement sur les murs, le plafond et le sol,

mais partout, comme dans l'air lui-même. Des rivières de couleurs jaillissent, se tordent et ondulent.Bleu, vert, rouge, jaune. Lignes et points dansent dans une valse scintillante qui enivre tous mes sens.

Une nouvelle voix s'élève alors de nulle part et partout à la fois, au timbre ni féminin ni masculin.« Bienvenue, capitaine Xander. »Lorsque Gaston se porte à ma hauteur, il resplendit comme jamais. La joie irradie de son corps et

me donne envie de le serrer dans mes bras et de l'embrasser sur les joues. Les lumières jouent sur sonvisage et les points colorés virevoltent sur ses sourcils, ses lèvres, bougeant avec lui comme si ellesfaisaient partie de son organisme.

Il me prend la main et la serre entre ses doigts.— Em... tu as réussi ! souffle-t-il, les yeux brillants, comme si j'étais un héros. Tu nous as sauvés !

Spingate et moi allons prendre le relais, maintenant.Que veut-il dire par là ?— Je... Gaston, je ne sais...— Xander, me corrige-t-il. Je m'appelle Xander.Il lève alors la main droite au-dessus de sa tête et des lignes jaune-vert viennent strier sa paume et

ses doigts comme un gant tissé de lumière pure.Il me lance un nouveau sourire éblouissant, puis englobe d'un geste la salle devenue vivante.— Tu nous as menés jusqu'ici, Em, explique-t-il. Personne ne savait quoi faire, mais toi, tu as

réussi !La folie qui règne en ces lieux m'est complètement étrangère. Ne suis-je pas censée comprendre ce

qui se passe ?Face à mon désarroi, O'Malley prend la parole :— Tu as raison, Gaston. Em nous a conduits jusqu'ici. Tu sais comment procéder, ensuite ?— Pas encore, répond le jeune homme, mais j'ai quelques idées en tête. Je pense savoir comme

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faire voler cette navette. Je dois juste m'en souvenir.Spingate, elle aussi baignée de lumière, se tient à ses côtés.— Je vais aider Xander, déclare-t-elle.Les yeux baissés vers mes propres mains, je constate qu'elles semblent tout à fait normales.

Aucune lumière ne luit sur ma peau, ni sur celle d'O'Malley et de Bishop.Malgré l'éreintement qui se lit sur ses traits, Spingate flotte sur un petit nuage, aussi scintillante

qu'une torche vivante. Face à l'intensité d'un tel bonheur, il serait impossible de ne pas tomberamoureux d'elle sur-le-champ, rien qu'en contemplant son visage.

— Va parler aux autres, Em, me conseille-t-elle. Dis-leur que tout va bien. Dis-leur... que nousrentrons à la maison !

La maison... Oui, elle a raison. Le Xolotl, avec son Jardin, ses antichambres, ses cochons, sesAdultes et ses massacres, ne nous appartient pas. Pas plus que la planète morte d'où sont partis lesmonstres jadis. Ces endroits n'ont jamais été notre foyer.

Nous avons été créés pour vivre sur la planète qui tournoie sous nos pieds.Nous avons été faits pour marcher sur Omeyocan.Un bras m'enlace les épaules. O'Malley me guide hors de la pièce étrange, et je ne lui oppose

aucune résistance. Je m'arrête quand même avant de franchir la porte pour jeter un regard par-dessusmon épaule.

Spingate et Gaston ressemblent à deux anges scintillants. Les murs et le plafond noirs ont disparu,remplacés par des dizaines d'images flottantes, tellement réalistes qu'on pourrait presque toucher cequ'elles représentent. Sur l'une d'elle apparaît le sas extérieur, hors de la navette. Sur une autre, lessombres corridors que nous venons de traverser. Ailleurs, la planète brun, bleu et vert. Et enfin, lelong cylindre cuivré en rotation : l'immense vaisseau mère dans lequel nous nous trouvons.

O'Malley m'entraîne sans me brusquer et je reprends ma marche. Il me guide jusqu'à l'entrée de lanavette, où m'attend Bishop, Matilda toujours au creux de ses bras. La plate-forme est déserte et, aupied de la rampe, les jumeaux, Coyotl et Farrar montent toujours la garde.

— O'Malley et moi avons discuté, me chuchote Bishop. Devons-nous le faire dans la salle auxcercueils, devant tout le monde, ou bien à l'extérieur de la navette ?

Matilda a rendu les armes. Elle gît, inerte, dans l'attente de son sort. Elle me regarde de sonunique œil valide aussi rouge vif qu'un joyau.

Tremblantes de fatigue, mes jambes ne vont plus supporter mon poids encore très longtemps. Ilfaut que je trouve un endroit, dans l'une des allées entre les cercueils, pour m'allonger et dormir.

Quoique... Bishop m'a posé une question. « Devons-nous le faire dans la salle aux cercueils ? »— Quoi, au juste ?Pour toute réponse, il soulève légèrement Matilda.— Gaston sait piloter la navette, dit-il. Nous n'avons plus besoin d'elle.Le corps de mon double se met à trembler, tellement fort que je perçois le bruit des os qui frottent

les uns contre les autres.— Bishop demande si tu veux me tuer en toute discrétion ou m'exécuter devant tout le monde, dit-

elle. Fais-le en place publique, petit chef. Il est important de montrer au peuple ce qui les attend s'ilss'opposent à toi.

Sa façon de s'adresser à moi à cet instant... Elle pense m'aider. Elle se croit mourante. Je suis sonhéritage, la partie d'elle qui survivra et elle veut que ce fragment réussisse et jouisse de son pouvoir.Matilda m'indique ce qu'elle ferait, elle, si nos rôles étaient inversés.

« Certains n'apprécient pas d'être sacrifiés. »

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Voilà donc ce qu'elle souhaite : elle veut que je la sacrifie à titre d'exemple et que tous mecraignent. Frémissez et obéissez !

Tous ces cadavres, tous ces morts, le massacre du Xolotl... Quelle est sa part de responsabilité là-dedans ? Matilda ne croit pas avoir déjà tué qui que ce soit, car elle reste persuadée que cetteboucherie servait un but plus noble.

Si cette femme est moi, comment est-elle devenue ainsi ? Que lui est-il arrivé après son douzièmeanniversaire pour qu'elle se transforme en un monstre pareil ? Elle n'est qu'une affreuse créature quine devrait pas exister. Si quelqu'un mérite la mort, c'est bien Matilda.

Mais si je prononce la sentence, tout prendra-t-il fin avec elle ? À qui le tour ensuite, et pour quelcrime ? Matilda aujourd'hui, pour un génocide, et parce qu'elle représente une menace. Si Aramovskiremet encore en cause mon autorité, devient-il pour autant une menace ?

La question n'est pas de savoir si je jouis du droit de vie ou de mort, car c'est le cas, de touteévidence, mais plutôt de se demander : si j'utilise ce pouvoir aujourd'hui, m'en servirai-je à nouveaudans le futur ?

La vérité m'emplit de bien plus d'effroi que tout ce que j'ai pu voir ou vivre jusqu'à maintenant, carje ne peux nier la triste réalité : la réponse est oui.

Je m'ébroue soudain. Non, je ne suis pas elle. Elle n'est pas moi. Je suis Em, et Em a encore lechoix de devenir quelqu'un de meilleur.

— Laissez-la là, dis-je, le doigt pointé vers le pied de la rampe. Elle nous a conduits jusqu'à lanavette, elle a fait ce qu'on lui demandait, alors laissons-la vivre.

O'Malley et Bishop me dévisagent comme si j'avais perdu l'esprit.— Mais... c'est ton ennemie ! s'écrie Bishop. Elle veut t'effacer !— Bishop a raison, renchérit O'Malley. Matilda doit mourir !Tomberaient-ils d'accord ? Les deux garçons, qui d'habitude jamais ne s'allient, trouvent un terrain

d'entente pour assassiner un prisonnier. Bishop, à la rigueur, je peux comprendre, lui qui réfléchit entermes simples tuer ou être tué. Mais je pensais O'Malley plus... subtil.

La déception me vrille douloureusement la poitrine.— J'ai dit non. Nous partons. Personne d'autre ne meurt. Une fois que nous serons sur Omeyocan,

elle ne pourra plus nous suivre. Plus jamais elle ne pourra nous faire de mal. Ma décision est sansappel.

Matilda hoche la tête, comme si elle comprenait.— J'avais oublié... murmure-t-elle. Par la bénédiction de Cinteolt le Sacré, j'avais oublié à quel

point j'étais idéaliste, autrefois !Se moquerait-elle de moi, alors que je viens d'épargner sa vie ?Un hurlement guerrier me fait tout à coup sursauter.Les jumeaux quittent à toutes jambes la base de la plate-forme et abandonnent Farrar et Coyotl,

ahuris, à leur poste. Les frère et sœur à la peau maculée de poussière craquelée hurlent à pleinspoumons, agitant leurs os-massues au-dessus de leur tête. Ils courent à perdre haleine vers l'arcade.Sous l'arche s'avancent alors deux monstres à la peau noire et ridée. Leur démarche est chaloupée,chancelante, comme s'ils souffraient. L'une des créatures porte une hache, tandis que l'autre brandit unsceptre incrusté de gemmes.

Ils nous ont trouvés !— El-Saffani, revenez !Mon cri résonne sous la voûte. Si les jumeaux m'entendent par-dessus leurs hurlements sauvages,

ils ignorent mon ordre.

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Je commence à descendre la rampe, mais, à peine ai-je fait quelques pas que la main d'un garçonse verrouille sur mon bras. O'Malley me retient et, dans ma hargne pour me libérer, je déchire mamanche. Les pointes rigides de la plate-forme se plantent dans mes pieds alors que je cours,accompagnée par la foulée tonitruante de Bishop.

Je suis presque arrivée au pied de la descente lorsque je freine des quatre fers au son de la voixde Spingate, qui vient de se pencher à l'entrée de la navette.

— Fais entrer tout le monde, Em ! Le couloir apparaît sur les écrans : d'autres arrivent. D'aprèsGaston, la navette peut nous protéger.

Je saute de la rampe en toute hâte. Mes pieds glissent sur le sol de métal. Les jumeaux sont àprésent à mi-parcours de leur cible. Lorsque je lève les yeux vers l'arcade, mon cœur se glace.

Les deux monstres ne sont pas venus seuls, en effet.Des centaines de créatures se précipitent vers nous de leur démarche saccadée comme si chaque

pas leur procurait d'intolérables souffrances. Une armée de ténèbres ancestrales et de corps putréfiésqui auraient dû trépasser il y a des siècles déjà.

Je me rends alors compte que certains portent au poignet les bracelets argentés hérissés d'unelongue pointe dressée au-dessus de la main.

Je me fige, tout comme Bishop, Matilda toujours dans les bras.— Il était sacrément temps, grogne-t-elle d'une voix où percent la satisfaction et, sans doute,

l'espoir de survivre encore un peu. Le capitaine Xander a enfin réussi à forcer l'armurerie !Le rugissement de Bishop réduirait mon meilleur cri à un simple murmure.— El-Saffani, arrêtez-vous !Sa voix ricoche sur le sol, le plafond et les murs. Malgré tout, les jumeaux n'obéissent toujours

pas. Lancés à fond de train, ils vocifèrent, leurs os-massues brandis bien haut.Dans ma tête, les pièces du puzzle se mettent en place presque avec fracas : nous avons vaincu les

Adultes dans le Jardin simplement parce qu'ils n'avaient pas apporté leurs armes. Ils nous voulaientvivants. Mais maintenant nous occupons la navette, leur seule issue de secours vers Omeyocan.Comment ai-je pu me montrer aussi naïve ? Ils préféreraient nous tuer plutôt que de nous laisser lesabandonner dans ce sinistre endroit.

Les monstres lèvent le bras et les bracelets se mettent à briller dans une onde de chaleurblanchâtre.

Les jumeaux y sont presque.Un crépitement tel que je n'en avais jamais entendu, similaire à celui émis par la fourrure d'un

animal vivant ébouillanté dans l'huile, retentit soudain, puis d'étroits cônes d'énergie chatoyantejaillissent des tiges des bracelets. Un éclair aveuglant dessine en ombre chinoise les silhouettes desdeux El-Saffani. Pendant une fraction de seconde, je vois à travers leurs corps...

Puis leur cri de guerre s'achève net, lorsqu'une pluie de chair sanguinolente se répand au sol pourfinir sa course au pied des monstres.

Un hurlement gonfle dans ma poitrine, avant d'éclater avec tant de brutalité que ma gorge me brûle.Ces bouchers ont tué mes amis !Des larmes inondent mes yeux. Le désespoir me terrasse, me réduit à néant, mais, les dents

serrées, je le refoule. Ce n’est pas le moment de flancher !Je saisis Matilda par le poignet pour la catapulter hors des bras de Bishop. La vieille créature

atterrit durement sur le sol.— Tout le monde à l'intérieur ! crié-je en gravissant la rampe au pas de course.Les Cercles-étoiles, vifs comme l'éclair, me dépassent aussitôt. O'Malley et moi pénétrons dans la

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navette à leur suite. À peine ai-je franchi la porte que je hurle :— Gaston, sors-nous de là !Coyotl et Farrar se précipitent vers la salle aux cercueils, tandis que Bishop, O'Malley et moi

demeurons dans le couloir.Le sol se met alors à vibrer lorsque les portes de la navette se referment. À travers l'embrasure, au

pied de la rampe, j'aperçois Matilda Savage qui, étendue sur le flanc, me fixe de son œil rougetourbillonnant.

Les guerriers chancelants de ma créatrice continuent à se traîner vers nous. Ils pointent dans madirection leurs bracelets, dont la lueur blanche s'intensifie en un brasier frémissant.

Tout à coup, les portes du vaisseau se ferment dans un chuintement. Une seconde je me tiens auseuil de la mort, la suivante, je me retrouve le nez collé contre une paroi de métal rouge. J'entends unheurt contre la coque de la navette, suivi d'un grésillement, mais le tir ne traverse pas la porte.

La voix de Gaston s'élève tout à coup de nulle part et partout à la fois, comme si elle venait de lanavette elle-même :

« Grimpez dans les cercueils ! Grimpez-y et tenez-vous tranquilles ! »On me tire par le bras – Bishop m'entraîne vers la grande salle.Je ne veux pas retourner dans les ténèbres... Je ne peux pas.Je serre le poing et je frappe Bishop en plein dans l’œil. Pendant une fraction de seconde, le

souvenir de Latu me revient, avant que Bishop ne m'agrippe par les deux bras à m'en broyer les os.« Accrochez-vous ! rugit la voix amplifiée de Gaston. Nous rentrons à la maison. Montez dans

les cercueils ou vous mourrez ! »Je me débats pour me libérer, mais la poigne de Bishop est aussi inflexible que les barreaux qui

me retenaient jadis dans mon sarcophage.— Lâche-moi, Bishop ! Je n'y retournerai pas !Ignorant mon ordre, il me soulève pour me jeter en travers de son épaule et me porte ainsi jusqu'à

la grande salle.Je le roue de coups de poing et de pied, je lui griffe le dos de mes ongles.— Non, Bishop, ne t'avise pas de me faire ça ! Ne me laisse pas dans le noir !Je lui laboure la peau ; mes doigts sont bientôt couverts de son sang. Me voilà arrivée dans l'allée

centrale, je suis encerclée de sarcophages. Les enfants qui n'ont pas encore intégré le leur sedépêchent d'en trouver un disponible.

Des mains me saisissent les poignets : O'Malley !— Arrête, Em ! Tout va bien se passer.Je lève la tête pour me retrouver nez à nez avec le bleu vif de ses yeux, écarquillés par une peur

incontrôlable. Grimaçante, je lui déverse toute ma haine au visage.— O'Malley, tue Bishop ! Il essaie de m'enfermer dans le noir et je vais en mourir. Je ne veux pas

y retourner !Je me débats, frappe et me tortille de toutes mes forces, mais les deux garçons sont bien plus

costauds que moi.Pourquoi ne comprennent-ils pas ? Une créature m'a mordue dans les ténèbres, les ombres veulent

me retenir et m'étouffer. Je vais me retrouver prisonnière à jamais... C'est un piège de Brewer, demèche avec Matilda pour nous capturer tous, pour me kidnapper, moi, et effacer mon esprit. Ils vontme réécrire, mais ils ne s'en contenteront pas : ils veulent me piéger dans le noir d'abord, pour mepunir et...

Le monde bascule. Il me faut une seconde pour comprendre ce qui se passe, ce que signifie la

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présence du capitonnage tout autour de moi.Mes amis sont en train de m'enfermer dans un cercueil.Des mains me maintiennent fermement. On me pousse contre la paroi gauche, on m'écrase contre le

mur rembourré. Les garçons n'y sont pour rien, c'est la navette qui se déplace. Un éclair de luciditépénètre mon esprit aveuglé par la terreur : Gaston et Spingate... la navette quitte le Xolotl... ils vontnous sortir de cet enfer.

Bishop et O'Malley me plaquent sur le dos avec juste assez de force pour m'empêcher de merelever ou de les frapper. Me revoilà dans un sarcophage. Je vais finir dans les ténèbres, mes amism'ont trahie, je dois me battre. Je dois tuer...

C'est alors qu'un visage se penche au-dessus du mien. Le visage d'une petite fille, vêtue d'unechemise propre. Sa peau sombre va de pair avec ses cheveux de jais et le brun de ses yeux. UnCercle-crocs brille sur son front.

Zubiri.— Ça va aller, Em, dit-elle. N'aie pas peur.Elle me sourit.La petite fille semble tellement calme... Pourquoi n'est-elle pas effrayée ? Je suis plus âgée

qu'elle, n'est-ce pas plutôt mon rôle de la rassurer ?— Je ne supporte pas d'être là-dedans, dis-je à la minuscule fillette, comme si elle pouvait lutter

contre Bishop ou donner des ordres à O'Malley. Je n'ai pas envie de retourner dans un cercueil.Explique-leur, je t'en prie.

J'aimerais donner à ma voix des accents de colère, de menace, mais seul un gémissementpathétique franchit mes lèvres. Je ne commande personne, je supplie.

— Ce n'est pas un cercueil, Em, me répond Zubiri. C'est un lit. Et pour l'instant, il faut y rester.Connais-tu les forces g ?

Non, jamais entendu parler. Je secoue la tête pour lui répondre par la négative.— Si tu n'es pas bien protégée, tu risques d'être catapultée dans la pièce. (La voix de Zubiri se fait

plus douce. Elle ne s'inquiète pas le moins du monde, pas même un petit peu.) Quand cette navette vas'envoler, Em, tu mourras à coup sûr si tu ne restes pas dans ce lit.

Elle veut m'aider. Mais, pour la laisser me secourir, je dois rester dans cette boîtecauchemardesque.

Mes yeux se posent sur Bishop.— Reste tranquille, dit-il. Tout va bien se passer.Je regarde ensuite O'Malley.— Tu es en sécurité, Em, me souffle le jeune homme. Tu nous as sauvés, alors maintenant, allonge-

toi, que nous puissions partir. Je n'ai pas envie de mourir ici, si près d'Omeyocan, alors que noustouchons presque au but. Omeyocan.

Nous nous rendons sur cette planète, celle pour laquelle nous avons été créés.Le monde vacille à nouveau avec tant de violence qu'O'Malley, Bishop et Zubiri chancèlent,

manquent de tomber avant de se cogner contre d'autres sarcophages. Pendant un instant, personne neme retient. Je pourrais m'enfuir... pourtant je ne bouge pas.

Si je ne reste pas là, dans ce cercueil, ils tenteront de me rattraper. Et si Zubiri a raison, lesgarçons mourront en essayant de me sauver.

Mieux vaut devenir folle dans le noir plutôt que de faire du mal à Bishop et à O'Malley.Je ferme donc les yeux, décidée à garder mon calme.Les parois rembourrées du cercueil m'oppressent. Mon cou me picote, comme dans l'attente de la

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morsure de l'aiguille qui, je le sais, va se produire d'un moment à l'autre. Cette fois, le tube ne serapas bouché et le poison me brûlera les veines, m'entraînant vers une mort atroce. Pourtant, je demeureimmobile.

La voix de Gaston déchire le silence :« Dernier avertissement, tout le monde ! On décolle ! »J'entends O'Malley sauter dans le cercueil à droite du mien et Bishop dans celui de gauche.De chaque côté, les garçons me tendent la main par-dessus le rebord des sarcophages.Nos doigts s'entremêlent.O'Malley me serre la main droite et je sens la douce chaleur de sa peau.Bishop me tient la gauche. Ses mains calleuses pressent douloureusement mes doigts, mais je n'en

ai cure. Je me sens protégée.Soudain, j'entends un bruit et je soulève la tête pour en déterminer la source. Un couvercle

remonte lentement depuis le pied du cercueil pour m'enfermer à l'intérieur. Il coulisse au-dessus demes genoux, de mes cuisses, de mes hanches...

Je lâche la main des garçons pour croiser les bras sur la poitrine.Quand le couvercle glisse au-dessus de ma tête, je me retrouve plongée dans l'obscurité.Un cliquetis, suivi d'un chuintement, et le sarcophage me presse de toutes parts – mon dos, mes

flancs, mon torse et mon visage. Un hurlement incontrôlable gonfle en moi, pur produit du besoinfutile et instinctif de mon corps de bouger, de lutter pour me libérer.

Alors je perçois une odeur étrange. Presque aussitôt, je commence à me détendre.Le monde chancèle de plus belle. Non, pas le monde, la navette. Je sens une forte pression sur la

droite, puis la gauche et enfin vers le haut. Si le cercueil ne me maintenait pas en place aussi fort, jevaldinguerais sans doute dans la pièce, projetée contre les parois ou le plafond à m'en faire éclaterles os.

Zubiri avait raison.Les cercueils nous promettaient autrefois la mort, désormais ils incarnent la vie elle-même.Les sensations de pression s'apaisent, avant de disparaître tout à fait.Nous flottons.Mes paupières sont lourdes, l'odeur est agréable. Plus aucune tension n'habite mon corps. Je me

sens fatiguée... si fatiguée.Je m'efforce de cligner des yeux, mais, une fois mes paupières closes, je ne parviens plus à les

ouvrir.Dans ce bref instant avant que le sommeil ne m'emporte, dans cette fraction de seconde, tous les

événements de ma vie incroyablement courte défilent dans mon esprit. Nous avons assisté à tantd'horreurs. J'ai tué Yong. Nous avons perdu Latu, Bello et les El-Saffani.

Des larmes coulent sur mes joues au souvenir de mes amis disparus. Me voilà impuissantedésormais, inutile de me battre contre les vagues de désespoir qui me frappent. Ils sont morts etjamais je ne les reverrai.

Pourtant, malgré ces pertes tragiques et stupides, dues à des créatures qui ne devraient pas exister,je reste persuadée que mes amis ne sont pas morts en vain. Je suis fière d'eux, ainsi que dessurvivants, car, ensemble, nous avons gagné.

Nous nous sommes éveillés dans une prison. Nous avions été créés pour être effacés. Les Adultesnous considéraient comme leur propriété, sans jamais nous voir comme des êtres humains.

Nous leur avons prouvé leur erreur.Les Adultes – monstres, Adorés ou quel que soit leur nom – ne se soucient pas de nous. Ils ne

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s'inquiètent pas de savoir en quoi nous croyons, ce que nous défendons. Ils ne se préoccupent pas dece que nous apprécions ou de qui nous aimons, et encore moins de ce que nous pensons. Capablesd'assassiner des enfants pour prolonger indéfiniment leur existence, ils ne veulent que des copiesd'eux-mêmes.

Nous avons été façonnés à leur image, mais nous avons emprunté un chemin différent sur lequel ilsne peuvent nous suivre. Nous pouvons être qui nous voulons. Nous pouvons bâtir notre avenir et, sinous commettons des erreurs, alors ce seront les nôtres.

Tandis que les ténèbres de mon esprit se confondent avec celles environnantes, ma dernièrepensée me remplit de sérénité avant que l'inconscience ne m'emporte.

Nous sommes les Renaissants.Nous sommes en route pour Omeyocan.Nous volons.

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Cher lecteur, chère lectrice,

Merci d'avoir accordé un moment à mon livre, moment qui, je l'espère, aura été des plusagréables.

Loin de moi toute vanité, mais j'aurais malgré tout une faveur à vous demander : pensez aux autreslecteurs qui voudront découvrir les rebondissements de l'histoire par eux-mêmes.

En d'autres termes, évitez les spoilers.S'il vous plaît.Dans notre monde de blogs, de Goodreads, d'Amazon reviews, Twitter, Facebook et autre centrale

nucléaire des réseaux sociaux, il est d'une facilité déconcertante de magnifier l'amour ou le dégoûtque l'on porte à une œuvre comme celle que vous venez de lire. Si votre chronique à destination dumonde inclut des éléments-clés de l'intrigue principale ou des révélations spécifiques, d'autreslecteurs y perdront la chance de découvrir ce qui donne tout son charme à la fiction.

On ne peut surprendre le lecteur qu'une seule fois. Alors si vous tweetez ou écrivez sur un blog, sivous partagez une chronique (et j'espère bien que vous le ferez !), prenez soin de préserver ce qui envaut la peine. Vous avez eu la chance d'apprécier l'histoire sans qu'on vous la gâche, je vous sauraidonc gré de bien vouloir préserver cette chance pour les autres.

Merci,Scott.

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Remerciements

Je tiens à remercier les personnes suivantes pour leur expertise :

Dr. Joseph A. Albietz III, docteur en médecineDr. Nicole Gugliucci, doctoranteDr. Phil Plait, doctoranteSydney SiglerMaria Walters

Sans oublier ceux qui m'ont fait de précieuses critiques sur l'intrigue :

Julianna BaggottByrd LeavellRebecca E. RaeHolly RootJody Sigler

Remerciements tout particuliers à Justin Manask, pour m'avoir lancé sur la piste de ce livre, et A.Kovacs, mon associé, sans qui je ne finirais jamais rien.