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pas tellement le besoin, d'ailleurs reel, de se diffé-rencier de ceux qu'ils avaient ;l charge d'inter-viewer, de les impressionner sans les éblouir. Ninon plus parce qu'ils rencontraient beaucoup degens, parce qu'ils sortaient, pour toujours, leursemblait-il, des milieux qui avaient été les leursMais l'argent - une telle remarque est forcémentbanale - suscitait des besoins nouveaux. Ilsauraient été surpris de constater, s'ils y avaient uninstant réfléchi - mais, ces années-là, ils neréfléchirent point - à quel point s'était transfor-mée la vision qu'ils avaient de leur propre corps,et, au-delà, de tout ce qui les concernait, de tout cequi leur importait, de tout ce qui était en train dedevenir leur monde.

Tout était nouveau. Leur sensibilité, leurs goûts,leur place, tout les portait vers des choses qu'ilsavaient toujours ignorées. Ils faisaient attention àla manière dont les autres étaient habillés; ilsremarquaient aux devantures les meubles, les bibe-lots, les cravates; ils rêvaient devant les annoncesdes agents immobiliers. Il leur semblait com-prendre des choses dont ils ne s'étaient jamaisoccupés: il leur était devenu important qu'unquartier, qu'une rue soit triste ou gaie, silencieuseou bruyante, déserte ou animée. Rien, jamais, neles avait préparés à ces préoccupations nouvelles;ils les découvraient, avec candeur, avec enthou-siasme, s'émerveillant de leur longue ignorance. Ilsne s'étonnaient pas, ou presque pas, d'y penserpresque sans cesse.

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Les chemins qu'ils suivaient, les valeurs aux-quelles ils s'ouvraient, leurs perspectives, leursdésirs, leurs ambitions, tout cela, il est vrai, leursemblait parfois désespérément vide. Ils neconnaissaient rien qui ne fût fragile ou confus.C'était pourtant leur vie, c'était la source d'exalta-tions inconnues, plus que grisantes, c'était quelquechose d'immensément, d'intensément ouvert. Ils sedisaient parfois que la vie qu'ils mèneraient auraitle charme, la souplesse, la fantaisie des comédiesaméricaines, des génériques de Saül Bass; et desimages merveilleuses, lumineuses, de champs deneige immaculés striés de traces de skis, de merbleue, de soleil, de vertes collines, de feux pétillantdans des cheminées de pierre, d'autoroutes auda-cieuses, de pullmans, de palaces, les effleuraientcomme autant de promesses.

Ils abandonnèrent leur chambre et les restau-rants universitaires. Ils trouvèrent à louer, aunuméro 7 de la rue de Quatrefages, en face de laMosquée, tout près du Jardin des Plantes, un petitappartement de deux pièces qui donnait sur un jolijardin. Ils eurent envie de moquettes, de tables, defauteuils, de divans.

Ils firent dans Paris, ces années-là, d'intermi-nables promenades. Ils s'arrêtèrent devant chaqueantiquaire. Ils visitèrent les grands magasins, desheures entières, émerveillés, et déjà effrayés, maissans encore oser se le dire, sans encore oserregarder en face cette espèce d'acharnement

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minable qui allait devenir leur destin, leur raisond'être, leur mot d'ordre, émerveillés et presquesubmergés déjà par l'ampleur de leurs besoins,par la richesse étalée, par l'abondance offerte.

Ils découvrirent les petits restaurants des Gobe-lins, des Ternes, de Saint-Sulpice, les bars désertsoù l'on prend plaisir à chuchoter les week-endshors de Paris, les grandes promenades en forêt, àl'automne, à Rambouillet, à Vaux, à Compiègne,les joies presque parfaites partout offertes à l'œil, àl'oreille, au palais.

Et c'est ainsi que, petit à petit, s'insérant dans laréalité d'une façon un peu plus profonde que par lepassé où, fils de petits-bourgeois sans envergure,puis étudiants amorphes et indifférenciés, ilsn'avaient eu du monde qu'une vision étriquée etsuperficielle, ils commencèrent à comprendre cequ'était un honnête homme.

Cette ultime révélation, qui n'en fut d'ailleurspas une au sens strict du terme, mais l'aboutisse-ment d'une lente maturation sociale et psycholo-gique dont ils auraient été bien en peine de décrireles états successifs, couronna leur métamorphose.

CHAPITRE IV

A vec leurs anus, la vie, sou vent, était untourbillon.

Ils étaient toute une bande, une fine équipe. Ilsse connaissaient bien; ils avaient, déteignant lesuns sur les autres, des habitudes communes, desgoûts, des souvenirs communs. Ils avaient leurvocabulaire, leurs signes, leurs dadas. Trop évoluéspour se ressembler parfaitement, mais, sans doute,pas encore assez pour ne pas s'imiter plus ou moinsconsciemment, ils passaient une grande partie deleur vie en échanges. Ils s'en irritaient sou vent; ilss'en amusaient plus souvent encore.

Ils appartenaient, presque tous, aux milieux de lapublicité. Certains, pourtant, continuaient, ou s'ef-forçaient de continuer de vagues études. Ilss'étaient rencontrés, la plupart du temps, dans lesbureaux tape-à-l'œil ou pseudo-fonctionnels desdirecteurs d'agence. Ils écoutaient ensemble, encrayonnant agressivement sur leurs buvards, leursrecommandations mesquines et leurs plaisanteriessinistres; leur mépris commun de ces nantis, de ces

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profiteurs, de ces marchands de soupe, était parfoisleur premier terrain d'entente. Mais le plus sou-vent, ils se sentaient d'abord condamnés à vivrecinq ou six jours ensemble, dans les hôtels tristesdes petites villes. A chaque repas pris en commun,ils invitaient l'amitié à s'asseoir. Mais les déjeunersétaient hâtifs et professionnels, les dînerseffroyablement lents, à moins que ne jaillisse cettemiraculeuse étincelle qui illuminait leurs minescontristées de V.R.P. et leur faisait trouver mémo-rable cette soirée provinciale, et succulente uneterrine quelconque qu'un hôtelier scélérat leurcomptait en supplément. Alors, ils oubliaient leursmagnétophones et ils abandonnaient leur ton troppolicé de psychologues distingués. Ils s'attardaientà table. Ils parlaient d'eux-mêmes et du monde, detout et de rien, de leurs goûts, de leurs ambitions.Ils allaient courir la ville à la recherche du seul barconfortable qu'elle se devait de posséder, et jusqu'àune heure avancée de la nuit, devant des whiskies,des fines ou des gin-tonies, ils évoquaient, avec unabandon presque rituel, leurs amours, leurs désirs,leurs voyages, leurs refus, leurs enthousiasmes, sanss'étonner, mais s'enchantant presque, au contraire,de la ressemblance de leur histoire et de l'identitéde leurs points de vue.

Il arrivait que de cette sympathie première iln'émergeât rien d'autre que des relations distantes,des coups de téléphone de loin en loin. Il arrivaitaussi, moins souvent il est vrai, que naisse de cetterencontre, par hasard ou par désir réciproque,

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lentement ou moins lentement, une amitié possiblequi se développait peu à peu. Ainsi, au fil desannées, s'étaient-ils lentement soudés.

Les uns et les autres, ils étaient aisémentidentifiables. Ils avaient de l'argent, pas trop, maissuffisamment pour n'avoir qu'épisodiquement, à lasuite de quelque folie, dont ils n'auraient su dire sielle faisait partie du superflu ou du nécessaire, desfinances vraiment déficitaires. Leurs appartements,studios, greniers, deux-pièces de maisons vétustes,dans des quartiers choisis - le Palais-Royal, laContrescarpe, Saint-Germain, le Luxembourg,Montparnasse - se ressemblaient: on y retrouvaitles mêmes canapés crasseux, les mêmes tables ditesrustiques, les mêmes amoncellements de livres etde disques, vieux verres, vieux bocaux, indifférem-ment remplis de fleurs, de crayons, de menuemonnaie, de cigarettes, de bonbons, de trombones.Ils étaient vêtus, en gros, de la même façon, c'est-à-dire avec ce goût adéquat qui, tant pour leshommes que pour les femmes, fait tout le prix deMadame Express, et par contrecoup, de son époux.D'ailleurs, ils devaient beaucoup à ce couplemodèle.

L'Express était sans doute l'hebdomadaire dontils faisaient le plus grand cas. Ils ne l'aimaientguère, à vrai dire, mais ils l'achetaient, ou, entout cas, l'empruntant chez l'un ou chez l'autre,le lisaient régulièrement, et même, ils l'avouaient,

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ils en conservaient fréquemment de vieux numéros.Il leur arrivait plus que souvent de n'être pasd'accord avec sa ligne politique (un jour de sainecolère, ils avaient écrit un court pamphlet sur « lestyle du Lieutenant ») et ils préféraient de loin lesanalyses du Monde, auquel ils étaient unanime-ment fidèles, ou même les prises de position deLibération, qu'ils avaient tendance à trouver sym-pathique. Mais l'Express, et lui seul, correspondaità leur art de vivre; ils retrouvaient en lui, chaquesemaine, même s'ils pouvaient à bon droit les jugertravesties et dénaturées, les préoccupations les pluscourantes de leur vie de tous les jours. Il n'était pasrare qu'ils s'en scandalisent. Car, vraiment, en facede ce style où régnaient la fausse distance, les sous-entendus, les mépris cachés, les envies mal digérées,les faux enthousiasmes, les appels du pied, les clinsd'œil, en face de cette foire publicitaire qui étaittout l'Express - sa fin et non son moyen, sonaspect le plus nécessaire - en face de ces petitsdétails qui changent tout, de ces petits quelquechose de pas cher et de vraiment amusant, en facede ces hommes d'affaires qui comprenaient les vraisproblèmes, de ces techniciens qui savaient de quoiils parlaient et qui le faisaient bien sentir, de cespenseurs audacieux qui, la pipe à la bouche,mettaient enfin au monde le xx" siècle, en face, enun mot, de cette assemblée de responsables, réunischaque semaine en forum ou en table ronde, dontle sourire béat donnait à penser qu'ils tenaientencore dans leur main droite les clés d'or des

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lavabos directoriaux, ils songeaient, immanquable-ment, répétant le pas très bon jeu de mots quiouvrait leur pamphlet, qu'il n'était pas certain quel'Express fût un journal de gauche, mais qu'il étaitsans aucun doute possible un journal sinistre.C'était d'ailleurs faux, ils le savaient très bien, maiscela les réconfortait.

Ils ne s'en cachaient pas: ils étaient des genspour l'Express. Ils avaient besoin, sans doute, queleur liberté, leur intelligence, leur gaieté, leurjeunesse soient, en tout temps, en tous lieux,convenablement signifiées. Ils le laissaient lesprendre en charge, parce que c'était le plus facile,parce que le mépris même qu'ils éprouvaient pourlui les justifiait. Et la violence de leurs réactionsn'avait d'égale que leur sujétion: ils feuilletaient lejournal en maugréant, ils le froissaient, ils lerejetaient loin d'eux. Ils n'en finissaient plus parfoisde s'extasier sur son ignominie. Mais ils le lisaient,c'était un fait, ils s'en imprégnaient.

Où auraient-ils pu trouver plus exact reflet deleurs goûts, de leurs désirs? N'étaient-ils pas jeunes?N'étaient-ils pas riches, modérément? L'Expressleur offrait tous les signes du confort: les grospeignoirs de bain, les démystifications brillantes,les plages à la mode, la cuisine exotique, les trucsutiles, les analyses intelligentes, le secret des dieux,les petits trous pas chers, les différents sons decloche, les idées neuves, les petites robes, les platssurgelés, les détails élégants, les scandales bon ton,les conseils de dernière minute.

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Ils rêvaient, à mi-voix, de divans Chesterfield.L'Express y rêvait avec eux. Ils passaient unegrande partie de leurs vacances à courir les ventesde campagne; ils y acquéraient à bon compte desétains, des chaises paillées, des verres qui invitaientà boire, des couteaux à manche de corne, desécuelles patinées dont ils faisaient des cendriersprécieux. De toutes ces choses, ils en étaient sûrs,l'Express avait parlé, ou allait parler.

Au niveau des réalisations, toutefois, ils s'écar-taient assez sensiblement des modes d'achat quel'Express proposait. Ils n'étaient pas encore tout àfait « installés» et, bien qu'on leur reconnût assezvolontiers la qualité de « cadres », ils n'avaient niles garanties, ni les mois doubles, ni les primes despersonnels réguliers attachés par contrat. L'Ex-press conseillait donc, sous couleur de petites bou-tiques pas chères et sympathiques (le patron est uncopain, il vous offre un verre et un club-sandwichpendant que vous faites votre choix), des officinesoù le goût du jour exigeait, pour être convenable-ment perçu, une amélioration radicale de l'installa-tion précédente: les murs blanchis à la chauxétaient indispensables, la moquette tête-de-nègreétait nécessaire, et seul un dallage hétérogène enmosaïque vieillotte pouvait prétendre la remplacer;les poutres apparentes étaient de rigueur, et le petitescalier intérieur, la vraie cheminée, avec son feu,les meubles campagnards, ou mieux encore proven-çaux, fortement recommandés. Ces transforma-tions, qui se multipliaient à travers Paris, affec-

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tant indifféremment libraires, galeries de tableaux,merceries, magasins de frivolités et d'ameuble-ment, épiceries même (il n'était pas rare de voirun ancien petit détaillant crève-la-faim devenirMaître-Fromager, avec un tablier bleu qui faisaittrès connaisseur et une boutique de poutres etde pailles ...), ces transformations, donc, entraî-naient, plus ou moins légitimement, une hausse desprix telle que l'acquisition d'une robe de lainesauvage imprimée à la main, d'un twin-set decashmere tissé par une vieille paysanne aveugle desîles Orcades (exclusive, genuine, vegetabledyed,hand-spun, hand-woven), ou d'une somptueuseveste mi-jersey, mi-peau (pour le week-end, pour lachasse, pour la voiture) s'y révélait constammentimpossible. Et de même qu'ils lorgnaient lesantiquaires, mais ne comptaient, pour se meubler,que sur les ventes campagnardes ou sur les sallesles moins fréquentées de l'Hôtel Drouot (où ilsallaient, d'ailleurs, moins souvent qu'ils ne l'au-raient voulu), de même, tous autant qu'ils étaient,n'enrichissaient-ils leurs garde-robes qu'en fréquen-tant assidûment le marché aux Puces, ou, deuxfois l'an, certaines ventes de charité organiséespar de vieilles Anglaises au profit des œuvres dela St-George English Church, et où abondaientdes rebuts - tout à fait acceptables, cela va sansdire - de diplomates. Ils en éprouvaient souventquelque gêne: il leur fallait se frayer un chemin aumilieu d'une foule épaisse et farfouiller dans un tasd'horreurs - les Anglais n'ont pas toujours le goût

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qu'on leur reconnaît - avant d'y dénicher unecravate superbe, mais sans doute trop frivole pourun secrétaire d'ambassade, ou une chemise quiavait été parfaite, ou une jupe qu'il faudraitraccourcir. Mais, bien sûr, c'était cela ou rien dutout: la disproportion, partout décelable, entre laqualité de leurs goûts vestimentaires (rien n'étaittrop beau pour eux) et la quantité d'argent dont ilsdisposaient en temps ordinaire était un signeévident, mais en fin de compte secondaire, de leursituation concrète: ils n'étaient pas les seuls; plutôtque d'acheter en solde, comme cela se pratiquaitpartout, trois fois par an, ils préféraient lesseconde main. Dans le monde qui était le leur, ilétait presque de règle de désirer toujours plusqu'on ne pouvait acquérir. Ce n'était pas eux quil'avaient décrété; c'était une loi de la civilisation,une donnée de fait dont la publicité en général, lesmagazines, l'art des étalages, le spectacle de la rue,et même, sous un certain aspect, l'ensemble desproductions communément appelées culturelles,étaient les expressions les plus conformes. Ilsavaient tort, dès lors, de se sentir, à certainsinstants, atteints dans leur dignité: ces petitesmortifications - demander d'un ton peu assuré leprix de quelque chose, hésiter, tenter de marchan-der, lorgner les devantures sans oser entrer, avoirenvie, avoir l'air mesquin - faisaient-elles aussimarcher le commerce. Ils étaient fiers d'avoir payéquelque chose moins cher, de l'avoir eu pour rien,pour presque rien. Ils étaient plus fiers encore

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(mais l'on paie toujours un peu trop cher le plaisirde payer trop cher) d'avoir payé très cher, le pluscher, d'un seul coup, sans discuter, presque avecivresse, ce qui était, ce qui ne pouvait être que leplus beau, le seul beau, le parfait. Ces hontes et cesorgueils avaient la même fonction, portaient en euxles mêmes déceptions, les mêmes hargnes. Et ilscomprenaient, parce que partout, tout autourd'eux, tout le leur faisait comprendre, parce qu'onle leur enfonçait dans la tête à longueur de journée,à coups de slogans, d'affiches, de néons, de vitrinesilluminées, qu'ils étaient toujours un petit peu plusbas dans l'échelle, toujours un petit peu trop bas.Encore avaient-ils cette chance de n'être pas, loinde là, les plus mal lotis.

Ils étaient des « hommes nouveaux », des jeunescadres n'ayant pas encore percé toutes leurs dents,des technocrates à mi-chemin de la réussite. Ilsvenaient, presque tous, de la petite bourgeoisie, etses valeurs, pensaient-ils, ne leur suffisaient plus:ils lorgnaient avec envie, avec désespoir, vers leconfort évident, le luxe, la perfection des grandsbourgeois. Ils n'avaient pas de passé, pas detradition. Ils n'attendaient pas d'héritage. Parmitous les amis de Jérôme et de Sylvie, un seul venaitd'une famille riche et solide: des négociantsdrapiers du Nord; une fortune cossue et compacte;des immeubles à Lille, des titres, une gentilhom-mière aux environs de Beauvais, de l'orfèvrerie, desbijoux, des pièces entières de meubles centenaires.

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Pour tous les autres, l'enfance avait eu pour cadre l'autre d'entre eux, à la suite d'incidents plus oudes salles à manger et des chambres à coucher moins fortuits, de provocations larvées, de mésen-façon Chippendale ou façon rustique normand, tentes à demi-mot, semât la discorde au sein du

, telles qu'on commençait à les concevoir à l'aube groupe. Alors, leur belle amitié s'écroulait. Ilsdes années 30: des lits de milieu recouverts de découvraient, avec une stupeur feinte, qu'Un Tel,taffetas ponceau, des armoires à trois portes qu'ils croyaient généreux, était la mesquinerieagrémentées de glaces et de dorures, des tables ' même, que tel autre n'était qu'un égoïste sec. Deseffroyablement carrées, aux pieds tournés, des tiraillements survenaient, des ruptures se consom-portemanteaux en faux bois de cerf. Là, le soir, maient. Ils prenaient parfois un malin plaisir à sesous la lampe familiale, ils avaient fait leurs monter les uns contre les autres. Ou bien, c'étaientdevoirs. Ils avaient descendu les ordures, ils étaient des bouderies trop longues, des périodes de dis-« allés au lait », ils étaient sortis en claquant la tance marquée, de froideur. Ils s'évitaient et seporte. Leurs souvenirs d'enfance se ressemblaient, justifiaient sans cesse de s'éviter, jusqu'à ce quecomme étaient presque identiques les chemins sonnât l'heure des pardons, des oublis, des réconci-qu'ils avaient suivis, leur lente émergence hors du liations chaleureuses. Car, en fin de compte, ils nemilieu familial, les perspectives qu'ils semblaient pouvaient se passer les uns des autres.s'être choisies. Ces jeux les occupaient fort et ils y passaient un

temps précieux qu'ils auraient pu, sans mal, utiliserIls étaient donc de leur temps. Ils étaient bien à toute autre chose. Mais ils étaient ainsi faits que,

dans leur peau. Ils n'étaient pas, disaient-ils, tout à quelque humeur qu'ils en eussent parfois, le groupefait dupes. Ils savaient garder leurs distances. Ils qu'ils formaient les définissait presque entièrement.étaient décontractés, ou du moins tentaient de Ils n'avaient pas, hors de lui, de vie réelle. Ilsl'être. Ils avaient de l'humour. Ils étaient loin d'être avaient pourtant la sagesse de ne pas se voir tropbêtes. souvent, de ne pas toujours travailler ensemble, et

même, ils faisaient l'effort de conserver des activi-Une analyse poussée aurait décelé aisément, tés individuelles, des zones privées où ils pouvaient

dans le groupe qu'ils formaient, des courants s'échapper, où ils pouvaient oublier un peu, nondivergents, des antagonismes sourds. Un socio- pas le groupe lui-même, la maffia, l'équipe, mais,mètre tatillon et sourcilleux eût tôt fait de décou- bien sûr, le travail qui le sous-tendait. Leur vievrir des clivages, des exclusions réciproques, des presque commune rendait plus faciles les études,inimitiés latentes. Il arrivait parfois que l'un ou les départs en province, les nuits d'analyse ou de

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rédaction des rapports; mais elle les y condamnaitaussi. C'était, on peut le dire, leur drame secret,leur faiblesse commune. C'était ce dont ils neparlaient jamais.

Leur plus grand plaisir était d'oublier ensemble,c'est-à-dire de se distraire. Ils adoraient boired'abord, et ils buvaient beaucoup, souvent:ensemble. Ils fréquentaient le Harry's New YorkBar, rue Daunou, les cafés du Palais-Royal, leBalzar, Lipp, et quelques autres. Ils aimaient labière de Munich, la Guiness, le gin, les punchsbouillants ou glacés, les alcools de fruits. Ilsconsacraient parfois des soirées entières à boire,resserrés autour de deux tables rapprochées pour lacirconstance, et ils parlaient, interminablement, dela vie qu'ils auraient aimé mener, des livres qu'ilsécriraient un jour, des travaux qu'ils aimeraiententreprendre, des films qu'ils avaient vus ou qu'ilsallaient voir, de l'avenir de l'humanité, de lasituation politique, de leurs vacances prochaines,de leurs vacances passées, d'une sortie à la cam-pagne, d'un petit voyage à Bruges, à Anvers ou àBâle. Et parfois, se plongeant de plus en plus dansces rêves collectifs, sans chercher à s'en éveiller,mais les relançant sans cesse avec une complicitétacite, ils finissaient par perdre tout contact avecla réalité. Alors, de temps en temps, une mainsimplement émergeait du groupe: le garçon arri-vait, emportait les grès vides et en rapportaitd'autres et bientôt la conversation, s'épaississant deplus en plus, ne roulait plus que sur ce qu'ils

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venaient de boire, sur leur ivresse, sur leur soif, surleur bonheur.

Ils étaient épris de liberté. II leur semblait que lemonde entier était à leur mesure; ils vivaient aurythme exact de leur soif, et leur exubérance étaitinextinguible; leur enthousiasme ne connaissait plusde bornes. Ils auraient pu marcher, courir, danser,chanter toute la nuit.

Le lendemain, ils ne se voyaient pas. Les couplesrestaient enfermés chez eux, à la diète, écœurés,abusant de cafés noirs et de cachets effervescents.Ils ne sortaient qu'à la nuit tombée, allaientmanger dans un snack-bar cher un steak nature. Ilsprenaient des décisions draconiennes: ils nefumeraient plus, ne boiraient plus, ne gaspilleraientplus leur argent. Ils se sentaient vides et bêtes etdans le souvenir qu'ils gardaient de leur mémo-rable beuverie s'inséraient toujours une certainenostalgie, un énervement incertain, un sentimentambigu, comme si le mouvement même qui lesavait portés à boire n'avait fait qu'aviver uneincompréhension plus fondamentale, une irritationplus insistante, une contradiction plus fermée dontils ne pouvaient se distraire.

Ou bien, chez l'un ou chez l'autre, ils organi-saient des dîners presque monstrueux, de véritablesfêtes. Ils n'avaient, la plupart du temps, que descuisines exiguës, parfois impraticables, et des vais-selles dépareillées dans lesquelles se perdaientquelques pièces un peu nobles. Sur la table, des

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verres taillés d'une finesse extrême voisinaient avecdes verres à moutarde, des couteaux de cuisineavec des petites cuillers d'argent armoriées.

Ils revenaient de la rue Mouffetard, tousensemble, les bras chargés de victuailles, avec descageots entiers de melons et de pêches, des paniersremplis de fromages, des gigots, des volailles, desbourriches d'huîtres en saison, des terrines, desœufs de poisson, des bouteilles enfin, par casiersentiers, de vin, de porto, d'eau minérale, de Coca-Cola.

Ils étaient neuf ou dix. Ils emplissaient l'apparte-ment étroit qu'éclairait une seule fenêtre donnantsur la cour; un canapé recouvert de velours râpeuxoccupait au fond l'intérieur d'une alcôve; troispersonnes y prenaient place, devant la table servie,les autres s'installaient sur des chaises dépareillées,sur des tabourets. Ils mangeaient et buvaientpendant des heures entières. L'exubérance etl'abondance de ces repas étaient curieuses: à vraidire, d'un strict point de vue culinaire, ils man-geaient de façon médiocre: rôtis et volailles nes'accompagnaient d'aucune sauce; les légumesétaient, presque invariablement, des pommes deterre sautées ou cuites à l'eau, ou même, en fin demois, comme plats de résistance, des pâtes ou duriz accompagné d'olives et de quelques anchois. Ilsne faisaient aucune recherche; leurs préparationsles plus complexes étaient le melon au porto, labanane flambée, le concombre à la crème. Il leurfallut plusieurs années pour s'apercevoir qu'il

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existait une technique, sinon un art, de la cuisine,et que tout ce qu'ils avaient par-dessus tout aimémanger n'était que produits bruts, sans apprêts nifinesse.

Ils témoignaient en cela, encore une fois, del'ambiguïté de leur situation: l'image qu'ils sefaisaient d'un festin correspondait trait pour traitaux repas qu'ils avaient longtemps exclusivementconnus, ceux des restaurants universitaires: à forcede manger des biftecks minces et coriaces, ilsavaient voué aux chateaubriands et aux filets unvéritable culte. Les viandes en sauce - et même ilsse méfièrent longtemps des pot-au-feu - ne lesattiraient pas; ils gardaient un souvenir trop netdes bouts de gras nageant entre trois ronds decarottes, dans l'intime voisinage d'un petit suisseaffaissé et d'une cuillerée de confiture gélatineuse.D'une certaine manière, ils aimaient tout ce quiniait la cuisine et exaltait l'apparat. Ils aimaientl'abondance et la richesse apparentes; ils refusaientla lente élaboration qui transforme en mets desproduits ingrats et qui implique un univers desauteuses, de marmites, de hachoirs, de chinois, defourneaux. Mais la vue d'une charcuterie, parfois,les faisait presque défaillir, parce que tout y estconsommable, tout de suite: ils aimaient les pâtés,les macédoines ornées de guirlandes de mayon-naise, les roulés de jambon et les œufs en gelée:ils y succombaient trop souvent, et le regrettaient,une fois leurs yeux satisfaits, à peine avaient-ilsenfoncé leur fourchette dans la gelée rehaussée

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d'une tranche de tomate et de deux brins de persil:car ce n'était, après tout, qu'un œuf dur.

Il Y avait, surtout, le cinéma. Et c'était sansdoute le seul domaine où leur sensibilité avait toutappris. Ils n'y devaient rien à des modèles. Ilsappartenaient, de par leur âge, de par leur forma-tion, à cette première génération pour laquelle lecinéma fut, plus qu'un art, une évidence; ilsl'avaient toujours connu, et non pas comme formebalbutiante, mais d'emblée avec ses chefs-d'œuvre,sa mythologie. Il leur semblait parfois qu'ilsavaient grandi avec lui, et qu'ils le comprenaientmieux que personne avant eux n'avait su lecomprendre.

Ils étaient cinéphiles. C'était leur passion pre-mière; ils s'y adonnaient chaque soir, ou presque.Ils aimaient les images, pour peu qu'elles soientbelles, qu'elles les entraînent, les ravissent, lesfascinent. Ils aimaient la conquête de l'espace, dutemps, du mouvement, ils aimaient le tourbillondes rues de New York, la torpeur des tropiques, laviolence des saloons. Ils n'étaient, ni trop sectaires,comme ces esprits obtus qui ne jurent que par unseul Eisenstein, Bunuel, ou Antonioni, ou encore- il faut de tout pour faire un monde - Carné,Vidor, Aldrich ou Hitchcock, ni trop éclectiques,comme ces individus infantiles qui perdent toutsens critique et crient au génie pour peu qu'un cielbleu soit bleu ciel, ou que le rouge léger de la robede Cyd Charisse tranche sur le rouge sombre du

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canapé de Robert Taylor. Ils ne manquaient pas degoût. Ils avaient une forte prévention contre lecinéma dit sérieux, qui leur faisait trouver plusbelles encore les œuvres que ce qualificatif nesuffisait pas à rendre vaines (mais tout de même,disaient-ils, et ils avaient raison, Marienbad, quellemerde 1), une sympathie presque exagérée pour leswesterns, les thrillers, les comédies américaines, etpour ces aventures étonnantes, gonflées d'envoléeslyriques, d'images somptueuses, de beautés fulgu-rantes et presque inexplicables, qu'étaient, parexemple - ils s'en souvenaient toujours -- Lola, laCroisée des Destins, les Ensorcelés, Ecrit sur duvent.

Ils allaient rarement au concert, moins encore authéâtre. Mais ils se rencontraient sans s'être donnérendez-vous à la Cinémathèque, au Passy, auNapoléon, ou dans ces petits cinémas de quartier,le Kursaal aux Gobelins, le Texas à Montpar-nasse, le Bikini, le Mexico place Clichy, l'Alcazarà Belleville, d'autres encore, vers la Bastille ou leQuinzième, ces salles sans grâce, mal équipées, quesemblait ne fréquenter qu'une clientèle compositede chômeurs, d'Algériens, de vieux garçons, decinéphiles, et qui programmaient, dans d'infâmesversions doublées, ces chefs-d'œuvre inconnus dontils se souvenaient depuis l'âge de quinze ans, ou cesfilms réputés géniaux, dont ils avaient la liste entête et que, depuis des années, ils tentaient vaine-ment de voir. Ils gardaient un souvenir émerveilléde ces soirées bénies où ils avaient découvert, ou

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redécouvert, presque par hasard, le Corsaire rouge,ou le Monde lui appartient, ou les Forbans de lanuit, ou My Sister Eileen, ou les Cinq Mille Doigtsdu Docteur T. Hélas, bien souvent, il est vrai, ilsétaient atrocement déçus. Ces films qu'ils avaientattendus si longtemps, feuilletant presque fébrile-ment, chaque mercredi, à la première heure,l'Officiel des Spectacles, ces films dont on leuravait assuré un peu partout qu'ils étaient admi-rables, il arrivait parfois qu'ils fussent enfin annon-cés. Ils se retrouvaient au complet dans la salle, lepremier soir. L'écran s'éclairait et ils frémissaientd'aise. Mais les couleurs dataient, les imagessautillaient, les femmes avaient terriblement vieilli;ils sortaient, ils étaient tristes. Ce n'était pas le filmdont ils avaient rêvé. Ce n'était pas ce film totalque chacun parmi eux portait en lui, ce film parfaitqu'ils n'auraient su épuiser. Ce film qu'ils auraientvoulu faire. Ou, plus secrètement sans doute, qu'ilsauraient voulu vivre.

CHAPITRE V

Ainsi vivaient-ils, eux et leurs amis, dans leurspetits appartements encombrés et sympathiques,avec leurs balades et leurs films, leurs grands repasfraternels, leurs projets merveilleux. Ils n'étaientpas malheureux. Certains bonheurs de vivre, fur-tifs, évanescents, illuminaient leurs journées. Cer-tains soirs, après avoir dîné, ils hésitaient à se le~erde table; ils finissaient une bouteille de vm,grignotaient des noix, allumaient des cigarettes.Certaines nuits, ils ne parvenaient pas à s'endor-mir, et, à moitié assis, calés contre les oreillers,un cendrier entre eux, ils parlaient jusqu'au matin.Certains jours, ils se promenaient en bavardantpendant des heures entières. Ils se regardaient ensouriant dans les glaces des devantures. Il leursemblait que tout était parfait; ils marchaientlibrement leurs mouvements étaient déliés, letemps ne semblait plus les atteindre. Il leur suffisaitd'être là, dans la rue, un jour de froid sec, de grandvent, chaudement vêtus, à la tombée du jour, sedirigeant sans hâte, mais d'un bon pas, vers une

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demeure amie, pour que le moindre de leurs gestes- allumer une cigarette, acheter un cornet demarrons chauds, se faufiler dans la cohue d'unesortie de gare - leur apparaisse comme l'expres-sion évidente, immédiate, d'un bonheur inépui-sable.

Ou bien, certaines nuits d'été, ils marchaientlonguement dans des quartiers presque inconnus.Une lune parfaitement ronde brillait haut dans leciel et projetait sur toutes les choses une lumièrefeutrée. Les rues, désertes et longues, larges,sonores, résonnaient sous leurs pas synchrones. Derares taxis passaient lentement, presque sans bruit.Alors ils se sentaient les maîtres du monde. Ilsressentaient une exaltation inconnue, comme s'ilsavaient été détenteurs de secrets fabuleux, de forcesinexprimables. Et, se donnant la main, ils semettaient à courir, ou jouaient à la marelle, oucouraient à cloche-pied le long des trottoirs ethurlaient à l'unisson les grands airs de Cosi fantutte ou de la Messe en si.

Ou bien, ils poussaient la porte d'un petitrestaurant, et, avec une joie presque rituelle, ils selaissaient pénétrer par la chaleur ambiante, par lecliquetis des fourchettes, le tintement des verres, lebruit feutré des voix, les promesses des nappesblanches. Ils choisissaient leur vin avec componc-tion, dépliaient leur serviette, et il leur semblaitalors, bien au chaud, en tête à tête, fumant unecigarette qu'ils allaient écraser un instant plus tard,à peine entamée, lorsque arriveraient les hors-

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d'œuvre, que leur vie ne serait que l'inépuisablesomme de ces moments propices et qu'ils seraienttoujours heureux, parce qu'ils méritaient de l'être,parce qu'ils savaient rester disponibles, parce quele bonheur était en eux. Ils étaient assis l'un en facede l'autre, ils allaient manger après avoir eu faim,et toutes ces choses - la nappe blanche de grossetoile, la tache bleue d'un paquet de gitanes, lesassiettes de faïence, les couverts un peu lourds, lesverres à pied, la corbeille d'osier pleine de painfrais - composaient le cadre toujours neuf d'unplaisir presque viscéral, à la limite de l'engourdisse-ment: l'impression, presque exactement contraireet presque exactement semblable à celle que pro-cure la vitesse, d'une formidable stabilité, d'uneformidable plénitude. A partir de cette table servie,ils avaient l'impression d'une synchronie parfaite:ils étaient à l'unisson du monde, ils y baignaient, ilsy étaient à l'aise, ils n'avaient rien à en craindre.

Peut-être savaient-ils, un peu mieux que lesautres, déchiffrer, ou même susciter, ces signesfavorables. Leurs oreilles, leurs doigts, leur palais,comme s'ils avaient été constamment à l'affût,n'attendaient que ces instants propices, qu'un riensuffisait à déclencher. Mais, dans ces moments oùils se laissaient emporter par un sentiment de calmeplat, d'éternité, que nulle tension ne venait trou-bler, où tout était équilibré, délicieusement lent, laforce même de ces joies exaltait tout ce qu'il y avaiten elles d'éphémère et de fragile. Il ne fallait pasgrand-chose pour que tout s'écroule: la moindre

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fausse note, un simple moment d'hésitation, unsigne un peu trop grossier, leur bonheur sedisloquait; il redevenait ce qu'il n'avait jamaiscessé d'être, une sorte de contrat, quelque chosequ'ils avaient acheté, quelque chose de fragile et depitoyable, un simple instant de répit qui lesrenvoyait avec violence à ce qu'il y avait de plusdangereux, de plus incertain dans leur existence,dans leur histoire.

L'ennui, avec les enquêtes, c'est qu'elles nedurent pas. Dans l'histoire de Jérôme et de Sylvieétait déjà inscrit le jour où ils devraient choisir: oubien connaître le chômage, le sous-emploi, ou biens'intégrer plus solidement à une agence, y entrer àplein temps, y devenir cadre. Ou bien changer demétier, trouver un job ailleurs, mais ce n'était quedéplacer le problème. Car si j'on admet aisémentde la part d'individus qui n'ont pas encore atteintla trentaine qu'ils conservent une certaine indé-pendance et travaillent à leur guise, si même onapprécie parfois leur disponibilité, leur ouvertured'esprit, la variété de leur expérience, ou ce quel'on appelle encore leur polyvalence, on exige enrevanche, assez contradictoirement d'ailleurs, detout futur collaborateur qu'une fois passé le capdes trente ans (faisant ainsi, justement, des trenteans un cap) il fasse preuve d'une stabilité certaine,et que soient garantis sa ponctualité, son sens dusérieux, sa discipline. Les employeurs, particulière-ment dans la publicité, ne se refusent pas seulement

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à embaucher des individus ayant dépassé trente-cinq ans, ils hésitent à faire confiance à quelqu'unqui, à trente ans, n'a jamais été attaché. Quant àcontinuer, comme si de rien n'était, à ne les utiliserqu'épisodiquement, cela même est impossible:l'instabilité ne fait pas sérieux; à trente ans, l'on sedoit d'être arrivé, ou bien l'on n'est rien. Et nuln'est arrivé s'il n'a trouvé sa place, s'il n'a creuséson trou, s'il n'a ses clés, son bureau, sa petiteplaque.

Jérôme et Sylvie pensaient souvent à ce pro-blème. Ils avaient encore quelques années devanteux, mais la vie qu'ils menaient, la paix, touterelative, qu'ils connaissaient, ne seraient jamaisacquises. Tout irait en s'effritant; il ne leurresterait rien. Ils ne se sentaient pas écrasés parleur travail, leur vie était assurée, vaille que vaille,bon an mal an, tant bien que mal, sans qu'unmétier l'épuise à lui seul. Mais cela ne devait pasdurer

On ne reste jamais très longtemps simple enquê-teur. A peine formé, le psychosociologue gagne auplus vite les échelons supérieurs: il devient sous-directeur ou directeur d'agence, ou trouve dansquelque grande entreprise une place enviée de chefde service, chargé du recrutement du personnel, del'orientation, des rapports sociaux, ou de la poli-tique commerciale. Ce sont de belles situations : lesbureaux sont recouverts de moquette; il y a deuxtéléphones, un dictaphone, un réfrigérateur de

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salon et même, parfois, un tableau de Bernard avenir s'ouvrait devant eux; ils en étaient à cesBuffet sur l'un des murs. instants épiques où le patron vous jauge un jeune

Hélas, pensaient souvent et se disaient parfois homme, se félicite in petto de l'avoir pris, s'em-Jérôme et Sylvie, qui ne travaille pas ne mange presse de le former, de le façonner à son image,pas, certes, mais qui travaille ne vit plus. Ils l'invite à dîner, lui tape sur le ventre, lui ouvre,croyaient en avoir fait l'expérience, jadis, pendant d'un seul geste, les portes de la fortune.quelques semaines. Sylvie était devenue documen- Ils étaient stupides - combien de fois setaliste dans un bureau d'études, Jérôme codait et répétèrent-ils qu'ils étaient stupides, qu'ils avaientdécodait des interviews. Leurs conditions de travail tort, qu'ils n'avaient, en tout cas, pas plus raisonétaient plus qu'agréables: ils arrivaient quand bon que les autres, ceux qui s'acharnent, ceux quileur semblait, lisaient leur journal au bureau, grimpent - mais ils aimaient leurs longues jour-descendaient fréquemment boire une bière ou un nées d'inaction, leurs réveils paresseux, leurs mati-café, et même, ils ressentaient pour le travail qu'ils nées au lit, avec un tas de romans policiers eteffectuaient, en traînassant, une sympathie cer- de science-fiction à côté d'eux, leurs promenadestaine, qu'encourageait la très vague promesse d'un dans la nuit, le long des quais, et le sentimentengagement solide, d'un contrat en bonne et due presque exaltant de liberté qu'ils ressentaient cer-forme, d'une promotion accélérée. Mais ils ne tains jours, le sentiment de vacances qui les prenaittinrent pas longtemps. Leurs réveils étaient chaque fois qu'ils revenaient d'une enquête eneffroyablement maussades; leurs retours, chaque province.soir, dans les métros bondés, pleins de rancœurs; Ils savaient, bien sûr, que tout cela était faux,ils se laissaient tomber, abrutis, sales, sur leur que leur liberté n'était qu'un leurre. Leur vie étaitdivan, et ne rêvaient plus que de longs week-ends, plus marquée par leurs recherches presque affoléesde journées vides, de grasses matinées. de travail, lorsque, cela était fréquent, une des

Ils se sentaient enfermés, pris au piège, faits agences qui les employait faisait faillite ou s'absor-comme des rats. Ils ne pouvaient s'y résigner. Ils bait dans une autre plus grande, par leurs fins decroyaient encore que tant et tant de choses semaine où les cigarettes étaient comptées, par lepouvaient leur arriver, que la régularité même des temps qu'ils perdaient, certains jours, à se fairehoraires, la succession des jours, des semaines, leur inviter à dîner.semblaient une entrave qu'ils n'hésitaient pas à Ils étaient au cœur de la situation la plus banale,qualifier d'infernale. C'était pourtant, en tout état la plus bête du monde. Mais ils avaient beau savoirde cause, le début d'une belle carrière: un bel qu'elle était banale et bête, ils y étaient cependant;

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l'opposition entre le travail et la liberté ne consti-tuait plus, depuis belle lurette, s'étaient-ils laissédire, un concept rigoureux; mais c'est pourtant cequi les déterminait d'abord.

Les gens qui choisissent de gagner d'abord del'argent, ceux qui réservent pour plus tard, pourquand ils seront riches, leurs vrais projets, n'ontpas forcément tort. Ceux qui ne veulent que vivre,et qui appellent vie la liberté la plus grande, laseule poursuite du bonheur, l'exclusif assouvisse-ment de leurs désirs ou de leurs instincts, l'usageimmédiat des richesses illimitées du monde --Jérôme et Sylvie avaient fait leur ce vaste pro-gramme -, ceux-là seront toujours malheureux. Ilest vrai, reconnaissaient-ils, qu'il existe des indivi-dus pour lesquels ce genre de dilemme ne se posepas, ou se pose à peine, qu'ils soient trop pauvreset n'aient pas encore d'autres exigences que cellesde manger un peu mieux, d'être un peu mieuxlogés, de travailler un peu moins, ou qu'ils soienttrop riches, au départ, pour comprendre la portée,ou même la signification d'une telle distinction.Mais de nos jours et sous nos climats, de plus enplus de gens ne sont ni riches ni pauvres: ils rêventde richesse et pourraient s'enrichir: c'est ici queleurs malheurs commencent.

Un jeune homme théorique qui fait quelquesétudes, puis accomplit dans l'honneur ses obliga-tions militaires, se retrouve vers vingt-cinq ans nucomme au premier jour, bien que déjà virtuelle-

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ment possesseur, de par son savoir même, de plusd'argent qu'il n'a jamais pu en souhaiter. C'est-à-dire qu'il sait avec certitude qu'un jour viendraoù il aura son appartement, sa maison de cam-pagne, sa voiture, sa chaîne haute-fidélité. Il setrouve pourtant que ces exaltantes promesses sefont toujours fâcheusement attendre: elles appar-tiennent, de par leur être même, à un processusdont relèvent également, si l'on veut bien yréfléchir, le mariage, la naissance des enfants,l'évolution des valeurs morales, des attitudessociales et des comportements humains. En unmot, le jeune homme devra s'installer, et cela luiprendra bien quinze ans.

Une telle perspective n'est pas réconfortante.Nul ne s'y engage sans pester. Eh quoi, se dit lejeune émoulu, vais-je devoir passer mes joursderrière ces bureaux vitrés au lieu de m'allerpromener dans les prés fleuris, vais-je me sur-prendre plein d'espoir les veilles de promotions,vais-je supputer, vais-je intriguer, vais-je mordremon frein, moi qui rêvais de poésie, de trains denuit, de sables chauds? Et, croyant se consoler, iltombe dans les pièges des ventes à tempérament.Lors, il est pris, et bien pris: il ne lui reste plus qu'às'armer de patience. Hélas, quand il est au bout deses peines, le jeune homme n'est plus si jeune, et,comble de malheur, il pourra même lui apparaîtreque sa vie est derrière lui, qu'elle n'était que soneffort, et non son but et, même s'il est trop sage,trop prudent - car sa lente ascension lui aura

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donné une saine expérience - pour oser se tenir detels propos, il n'en demeurera pas moins vrai qu'ilsera âgé de quarante ans, et que l'aménagement deses résidences principale et secondaire, et l'éduca-tion de ses enfants auront suffi à remplir lesmaigres heures qu'il n'aura pas consacrées à sonlabeur...

L'impatience, se dirent Jérôme et Sylvie, est unevertu du XXC siècle. A vingt ans, quand ils eurentvu, ou cru voir, ce que la vie pouvait être, lasomme de bonheurs qu'elle recelait, les infiniesconquêtes qu'elle permettait, etc., ils surent qu'ilsn'auraient pas la force d'attendre. Ils pouvaient,tout comme les autres, arriver; mais ils ne vou-laient qu'être arrivés. C'est en cela sans doutequ'ils étaient ce qu'il est convenu d'appeler desintellectuels.

Car tout leur donnait tort, et d'abord la vie elle-même. Ils voulaient jouir de la vie, mais, partoutautour d'eux, la jouissance se confondait avecla propriété. Ils voulaient rester disponibles, etpresque innocents, mais les années s'écoulaientquand même, et ne leur apportaient rien. Lesautres finissaient par ne plus voir dans la richessequ'une fin, mais eux, ils n'avaient pas d'argent dutout.

Ils se disaient qu'ils n'étaient pas les plusmalheureux. Ils avaient peut-être raison. Mais lavie moderne excitait leur propre malheur, alorsqu'elle effaçait le malheur des autres: les autres

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étaient dans le droit chemin. Eux n'étaient pasgrand-chose: des gagne-petit, des francs-tireurs,des lunatiques. Il est vrai, d'autre part, qu'en uncertain sens le temps travaillait pour eux, et qu'ilsavaient du monde possible des images qui pou-vaient paraître exaltantes. C'était un réconfortqu'ils s'accordaient à trouver piètre.

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même, dans une large mesure, en dépendait étroite-ment. Tout donnait à penser que, quand ils étaientun peu riches, quand ils avaient un peu d'avance,leur bonheur commun était indestructible; nullecontrainte ne semblait limiter leur amour. Leursgoûts, leur fantaisie, leur invention, leurs appétits

CHAPITRE VI se confondaient dans une liberté identique. Maisces moments étaient privilégiés; il leur fallait plussouvent lutter: aux premiers signes de déficit, iln'était pas rare qu'ils se dressent l'un contre

Ils s'étaient installés dans le provisoire. Ils l'autre. Ils s'affrontaient pour un rien, pour centtravaillaient comme d'autres font leurs études; ils francs gaspillés, pour une paire de bas, pour unechoisissaient leurs horaires. Ils flânaient comme vaisselle pas faite. Alors, pendant de longuesseuls les étudiants savent flâner. heures, pendant des journées entières, ils ne se

Mais les dangers les guettaient de toutes parts. parlaient plus. Ils mangeaient l'un en face deIls auraient voulu que leur histoire soit l'histoire du l'autre, rapidement, chacun pour soi, sans sebonheur; elle n'était, trop souvent, que celle d'un regarder. Ils s'asseyaient chacun dans un coin dubonheur menacé. Ils étaient encore jeunes, mais le divan, se tournant à moitié le dos. L'un ou l'autretemI?s, passait vite. Un vieil étudiant, c'est quelque faisait d'interminables réussites.chose de sinistre; un raté, un médiocre, c'est plus Entre eux se dressait l'argent. C'était un mur,sinistre encore. Ils avaient peur. une espèce de butoir qu'ils venaient heurter à

Ils avaient du temps libre; mais le temps chaque instant. C'était quelque chose de pire quetravaillait aussi contre eux. II fallait payer le gaz, la misère: la gêne, l'étroitesse, la minceur. Ilsl'électricité, le téléphone. Il fallait manger, chaque vivaient le monde clos de leur vie close, sansjour. Il fallait s'habiller, il fallait repeindre les avenir, sans autres ouvertures que des miraclesmurs, changer les draps, donner le linge à laver, Impossibles, des rêves imbéciles, qui ne tenaientfaire repasser les chemises, acheter les chaussures, 1 pas debout. Ils étouffaient. Ils se sentaient som-prendre le train, acheter les meubles. hrcr.

Ils pouvaient certes parler d'autre chose, d'unL'économique, parfois, les dévorait tout entiers. livre récemment paru, d'un metteur en scène, de la

Ils ne cessaient pas d'y penser. Leur vie affective gucrre, ou des autres, mais il leur semblait parfois

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que leurs seules vraies conversations concernaientl'argent, le confort, le bonheur. Alors le tonmontait, la tension devenait plus grande. Ilsparlaient, et, tout en parlant, ils ressentaient toutce qu'il y avait en eux d'impossible, d'inaccessible,de misérable. Ils s'énervaient; ils étaient tropconcernés; ils se sentaient mis en cause implicite-ment, l'un par l'autre. Ils échafaudaient 'des projetsd~ va~al:ces, de voyages, d'appartement, et puis lesdétruisaienj, rageusement: il leur semblait que leurVIe la plus réelle apparaissait sous son vrai jour,comme quelque chose d'inconsistant, d'inexistant.Alors ils se taisaient, et leur silence était plein deran~œur; ils en voulaient à la vie, et, parfois, ilsavalent la faiblesse de s'en vouloir l'un à l'autre; ilspensaient à leurs études gâchées, à leurs vacancessans attrait, à leur vie médiocre, à leur apparte-ment encombré, à leurs rêves impossibles. Ils seregardaient, ils se trouvaient laids, mal habillés,manquant d'aisance, renfrognés. A côté d'eux,dans les rues, les automobiles glissaient lentement.Sur les places, les affiches de néon s'allumaienttour à t~ur. Aux terrasses des cafés, les gensressemblaIent à des poissons satisfaits. Ils haïs-sai~nt. le monde. Ils rentraient chez eux, à pied,fatIgues. Ils se couchaient sans se dire un mot.

!l suffisait que quelque chose craque, un jour,qu une agence ferme ses portes, ou qu'on les trouvetrop vieux, ou trop irréguliers dans leur travail ouque l'un d'eux tombe malade, pour que tout

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s'écroule. Ils n'avaient rien devant eux, den der-rière eux. Ils pensaient souvent à ce sujet d'an-goisse. Ils y revenaient sans cesse, malgré eux. Ils sevoyaient sans travail pendant des mois entiers,acceptant pour survivre des travaux dérisoires,empruntant, quémandant. Alors, ils avaient, par-fois, des instants de désespoir intense: ils rêvaientde bureaux, de places fixes, de journées régulières,de statut défini. Mais ces images renversées lesdésespéraient peut-être davantage: ils ne parve-naient pas, leur semblait-il" à se reconnaître dansle visage, fût-il resplendissant, d'un sédentaire; ilsdécidaient qu'ils haïssaient les hiérarchies, et queles solutions, miraculeuses GU non, viendraientd'ailleurs, du monde, de l'Histoire. Ils continuaientleur vie cahotante: elle correspondait à leur pentenaturelle. Dans un monde plein d'imperfections,elle n'était pas, ils s'en assuraient sans mal, la plusimparfaite. Ils vivaient au jour le jour; ils dépen-saient en six heures ce qu'ils avaient mis trois joursà gagner; ils empruntaient souvent; ils mangeaientdes frites infâmes, fumaient ensemble leur dernièrecigarette, cherchaient parfois pendant deux heuresun ticket de métro, portaient des chemises dé for-mecs, écoutaient des disques usés, voyageaient enstop, et restaient, encore assez fréquemment, cinqou six semaines sans changer de draps. Ils n'étaientpas loin de penser que, somme toute, cette vie avaitson charme.