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LICENCE 1 HISTOIRE SORBONNE UNIVERSITÉ _____ FACULTÉ DES LETTRES UFR D HISTOIRE L1HI0141 HISTOIRE CONTEMPORAINE 2021-2022 INTRODUCTION À LHISTOIRE DU XIX e SIÈCLE : LEUROPE DES RÉVOLUTIONS (1815-1914) Marie-Cécile GOLDSMID, 1848, la république universelle démocratique et sociale, 6 décembre 1848. COURS MAGISTRAL Éric ANCEAU Centre universitaire Clignancourt, Jeudi, 14h-15h, amphithéâtre Pierre-Chaunu. TRAVAUX DIRIGÉS Thomas Fadlallah Centre universitaire Clignancourt Jeudi, 11h30-13h, salle 319. [email protected]

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LICENCE 1 HISTOIRE

SORBONNE UNIVERSITÉ _____

FACULTÉ DES LETTRES UFR D’HISTOIRE

L1HI0141 – HISTOIRE CONTEMPORAINE –2021-2022

INTRODUCTION À L’HISTOIRE DU XIXe SIÈCLE :

L’EUROPE DES RÉVOLUTIONS (1815-1914)

Marie-Cécile GOLDSMID, 1848, la république universelle démocratique et sociale, 6 décembre 1848.

COURS MAGISTRAL

Éric ANCEAU Centre universitaire Clignancourt,

Jeudi, 14h-15h, amphithéâtre Pierre-Chaunu.

TRAVAUX DIRIGÉS

Thomas Fadlallah Centre universitaire Clignancourt

Jeudi, 11h30-13h, salle 319.

[email protected]

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Première de couverture : Marie-Cécile GOLDSMID, 1848, la république universelle démocratique et sociale,

lithographie par Frédéric Sorrieu, imprimerie Lemercier, Paris, publiée le 6 décembre 1848 par la Propagande

démocratique et sociale.

Livret réalisé par Thomas FADLALLAH et Pierre PORCHER.

Faculté des Lettres de Sorbonne Université / septembre 2021.

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TABLE DES MATIERES

CALENDRIER ................................................................................................................................................. v

Séance 1. Vienne 1815 : Légitimité des Dynasties, Mouvement des Nationalités et Équilibre des Puissances

............................................................................................................................................................................ 1

1. Charles-Maurice de Talleyrand-Perigord à S.M. le roi Louis XVIII, Vienne, le 19 octobre 1814. ....... 1

2. Lord Castlereagh à Arthur Wellesley, duc de Wellington. Vienne, le 25 octobre 1814. ....................... 2

3. Klemens von Metternich, Mémoires, documents et écrits divers, 1881. ............................................... 3

Séance 2. 1848 : « Le Printemps des Peuples » ............................................................................................... 5

Alphonse DE LAMARTINE, « Manifeste à l’Europe », 1848. ...................................................................... 5

Séance 3. Cavour, Artisan de l’unité italienne ............................................................................................... 7

1. Lettre de Cavour à Napoléon III, 1858 .................................................................................................. 7

2. Charles DE MAZADE, Le comte de Cavour, Paris, Plon, 1877, p. 466-470. ....................................... 9

Séance 4. Les Balkans, entre éveil des minorités et questions d’orient ..................................................... 11

1. Gustave Léon NIOX, Autriche-Hongrie et péninsule des Balkans, tome IV de la Géographie

militaire, 1887 .............................................................................................................................................. 11

2. Jean JAURES, « La crise balkanique », dans l’Humanité, 7 octobre 1912 ......................................... 13

Séance 5. La défense du suffrage universel masculin .................................................................................. 14

Victor HUGO, discours à la Chambre des députés, le 21 mai 1850. ............................................................ 14

Séance 6. L’heure du capitalisme libéral (1815-c.1870)............................................................................... 16

1. Alexis DE TOCQUEVILLE, Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie, 1958 ...................... 16

2. Louis-René VILLERME, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les

manufactures de coton, de laine et de soie, 1840 ......................................................................................... 18

Séance 7. La grande mutation de l’économie occidentale (v. 1870-1914) ................................................. 20

Michel DELINES, « Une visite au pays où se fabrique l’histoire du monde », Le Figaro, août 1913......... 20

Séance 8. La Grande Famine irlandaise (1845-1851) .................................................................................. 22

John Mitchel, The Last Conquest of Ireland (perhaps), Glasgow, 1882. ..................................................... 22

Séance 9. Penser l’école républicaine ............................................................................................................ 25

1. Discours de Victor HUGO et du vicomte de FALLOUX, 1850. ......................................................... 25

2. Jules FERRY, De l’égalité d’éducation, 1870..................................................................................... 26

Séance 10. Les religions face monde contemporain ..................................................................................... 28

Encyclique Rerum Novarum, 15 mai 1891 ................................................................................................... 28

Séance 11. Impérialisme européen et colonisation ....................................................................................... 30

Paul LEROY-BEAULIEU, De la colonisation chez les peuples modernes, 1882 ....................................... 30

Séance 12. L’Europe de la Belle Epoque : Stefan Zweig et le « Monde d’hier » ...................................... 33

Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un européen, 1942 ................................................................ 33

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v

CALENDRIER

Séance Cours magistral correspondant

Travaux dirigés – Documents Lectures (Extraits sur Moodle)

1. 16 sept. L’Europe en 1815

1. Lettre de Charles-Maurice DE TALLEYRAND au roi Louis XVIII, le 19 octobre 1814.

2. Lettre de lord CASTLEREAGH à Arthur Wellesley, duc de Wellington. Vienne, le 25 octobre 1814.

3. Klemens VON METTERNICH, Mémoires, 1879.

F.-C. MOUGEL et S. PACTEAU, « Le Congrès de Vienne et ses prolongements »

2. 23 sept. Les sociétés européennes

Alphonse DE LAMARTINE, « Manifeste à l’Europe ». Circulaire aux agents diplomatiques de la République française, 1848.

E. ANCEAU, « Le Printemps des peuples européens »

3. 30 sept. Les relations internationales de Vienne à Sedan (1815-1870)

Fiche de lecture sur extrait (étudiants spécialistes et non spécialistes)

1. Lettre de CAVOUR à NAPOLEON III, le 17 septembre 1858.

2. Charles DE MAZADE, Le comte de Cavour, 1877.

Jean-Claude CARON et Michel VERNUS, L’Europe au XIXe siècle. Des nations aux nationalismes (1815-1914), Armand Colin, 2015.

4. 7 oct.

Les relations internationales de Francfort à Bucarest (1871-1913)

1. Gustave-Léon NIOX, Autriche-Hongrie et péninsule des Balkans, tome IV, Géographie militaire, 1887.

2. Article de JAURES dans l’Humanité, 7 octobre 1912

Jean-Claude CARON et Michel VERNUS, « Les Balkans de 1908 à 1914 »

5. 14 oct. États, idéologies et régimes politiques

Interrogation de connaissances (étudiants spécialistes uniquement)

Victor HUGO, discours pour la défense du suffrage universel, 1850.

N BOURGUIGNAT et B. PELLISTRANDI, « Le siècle de la politisation »

6. 21 oct. L’heure du capitalisme libéral (1815-c.1870)

Alexis DE TOCQUEVILLE, Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie, 1835.

Louis-René VILLERME, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840

1. P. VERLEY et N. SOUGY, « La révolution industrielle […] »

2. J.-M. GAILLARD, « Les beaux jours du paternalisme »

7. 28 oct. La grande mutation de l’économie occidentale (v. 1870-1914)

Michel DELINES, « Une visite au pays où se fabrique l’histoire du monde », Le Figaro, 9 août 1913

S. VENAYRE, « La révolution de la vitesse »

VACANCES DE LA TOUSSAINT

ARMISTICE

8. 18 nov. Croissance et mobilité de la population européenne

Interrogation de connaissances (étudiants spécialistes uniquement)

Recherche documentaire (étudiants non spécialistes uniquement)

John MITCHEL, The Last Conquest of Ireland (perhaps), Glasgow, R. & T. Washbourne, 1882, p. 218-220 [1860 pour l’édition originale]

P. RYGIEL, « Quand l’Europe était une terre d’émigration »

9. 25 nov. Enseignement et culture Discours de Victor HUGO et du vicomte de FALLOUX, 1850.

Jules FERRY, De l’égalité d’éducation, 1870.

J.-M. GAILLARD, « Les victoires de Jules Ferry »

10. 2 déc. Les religions face aux chocs du monde contemporain

PARTIEL BLANC (étudiants spécialistes uniquement)

Lecture indicative : Encyclique Rerum Novarum, 1891

René RÉMOND, Religion et société en Europe, Le Seuil, 1998.

11. 9 déc. Colonialisme et impérialisme européens

Fiche de lecture sur ouvrage complet (étudiants étrangers uniquement)

Paul LEROY-BEAULIEU, De la colonisation chez les peuples modernes, 1882

P. CHASSAIGNE, La Grande-Bretagne et le monde de 1815 à nos jours, Armand Colin, 2019

12. 16 déc. L’Europe en 1914 Stefan ZWEIG, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un européen, 1942. A. PROST, Les Français de la Belle Époque, Gallimard, 2019.

VACANCES DE NOËL

Janvier EXAMEN : COMMENTAIRE DE DOCUMENT SUR TABLE

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L1HI0141 — INTRODUCTION À L’HISTOIRE DU XIXe SIÈCLE : L’EUROPE DES RÉVOLUTIONS (1815-1914)

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Séance 1.

Vienne 1815 : Légitimité des Dynasties, Mouvement des

Nationalités et Équilibre des Puissances

1. Charles-Maurice de Talleyrand-Perigord à S.M. le roi Louis XVIII,

Vienne, le 19 octobre 1814.

Le prince de Talleyrand au roi Louis XVIII. Vienne, le 19 octobre 1814. Mémoire du prince de

Talleyrand, publiés avec une préface et des notes par le duc de Broglie, tome II (1809-1815), Paris,

Calmann-Lévy, 1891, p. 372-379.

À travers les ténèbres dont on veut [environner la légation de France], et que l’on s’efforce, à mesure que le

temps avance, de rendre plus épaisses, un rayon de lumière a percé. Peut-être tenons-nous le fil qui peut nous

faire pénétrer dans le labyrinthe d’intrigues où l’on avait espéré d’abord de nous égarer. Voici ce que nous

avons appris d’un homme que sa position met éminemment en mesure d’être bien informé.

Les quatre cours1 n’ont point cessé d’être alliées en ce sens que les sentiments avec lesquels elles ont fait la

guerre lui ont survécu, et que l’esprit avec lequel elles ont combattu est le même qu’elles portent dans les

arrangements de l’Europe. Leur projet était de faire ces arrangements seules. Puis, elles ont senti que l’unique

moyen de les faire considérer comme légitimes était de les faire revêtir d’une apparente sanction. Voilà

pourquoi le congrès a été convoqué. Elles auraient désiré d’en exclure la France, mais elles ne pouvaient pas

après l’heureux changement qui s’y était opéré, et sous ce rapport, ce changement les a contrariées.

Cependant, elles se sont flattées que la France, longtemps et uniquement occupée de ses embarras intérieurs,

n’interviendrait au congrès que pour la forme. Voyant qu’elle s’y présentait avec des principes2 qu’elles ne

pouvaient point combattre, et qu’elles ne voulaient pas suivre, elles ont pris le parti de l’écarter de fait, sans

l’exclure, et de concentrer tout entre leurs mains, pour marcher sans obstacle à l’exécution de leur plan.

Ce plan n’est au fond que celui de l’Angleterre. C’est elle qui est l’âme de tout. Son peu de zèle pour les

principes ne doit pas surprendre ; ses principes sont son intérêt. Son but est simple : elle veut conserver la

prépondérance maritime, et, avec cette prépondérance, le commerce du monde. Pour cela, elle a besoin que

la marine française ne lui devienne jamais redoutable, ni combinée avec d’autres, ni seule. Déjà, elle a pris

soin d’isoler la France des autres puissances maritimes par les engagements qu’elle leur a fait prendre. Le

rétablissement de la maison de Bourbon lui ayant fait craindre le renouvellement du pacte de famille3, elle

s’est hâtée de conclure avec l’Espagne le traité du 5 juillet, lequel porte que ce pacte ne sera jamais renouvelé.

Il lui reste de placer la France, comme puissance continentale, dans une situation qui ne lui permette de vouer

qu’une petite partie de ses forces au service de mer. Dans cette vue, elle veut unir étroitement l’Autriche et la

Prusse en rendant celle-ci aussi forte que possible, et les opposer toutes deux comme rivales de la France. […]

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1 L’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie. 2 Talleyrand fait référence au principe de légitimité des dynasties établies, qui rentre en opposition avec le souhait de

l’Angleterre de voir démembrer la Saxe au profit de la Prusse. 3 Un « pacte de famille » est une alliance conclue entre deux branches d’une même famille, régnant sur des pays différents. La

maison de Bourbon, régnant sur la France et l’Espagne, les deux pays ont conclu plusieurs pactes de famille : en 1733 (guerre

de succession de Pologne), en 1743 (guerre de succession d’Autriche) et en 1761 (guerre de Sept Ans). Des négociations ont

eu lieu en 1814, mais sans aboutir.

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L1HI0141 — INTRODUCTION À L’HISTOIRE DU XIXe SIÈCLE : L’EUROPE DES RÉVOLUTIONS (1815-1914)

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2. Lord Castlereagh à Arthur Wellesley, duc de Wellington. Vienne, le 25

octobre 1814.

Lord Castlereagh à Arthur Wellesley, duc de Wellington. Vienne, le 25 octobre 1814.

Correspondance, dépêches et autres papiers du vicomte Castlereagh, deuxième marquis de

Londonderry, publiés par son frère, William Vane, marquis de Londonderry4, tome IX, Londres,

William Shobery, 1852, p. 173-176. Traduit par Pierre Porcher.

METTE Les événements des jours derniers, ajoutés à votre lettre du 8, m’ont fait comprendre que tout effort

décisif pour réduire les prétentions russes serait anéanti par l’effet contraire des efforts français sur

la question saxonne. […] Vous percevrez, grâce à mes dépêches nombreuses, que la différence de

principe entre M. Talleyrand et moi réside essentiellement dans le fait que je souhaite consacrer mes

efforts principaux à établir un équilibre en Europe ; à cet objectif, autant que les principes le

permettront, je souhaite subordonner les questions locales. M. Talleyrand m’apparaît, au contraire,

davantage porté sur des points d’influence particuliers que sur l’équilibre général à établir ; et ses

efforts sur les questions napolitaine et saxonne sont souvent faits aux dépens de la question plus

importante de la Pologne, sans nécessairement servir aucun de ces intérêts sur lesquels il s’est le

plus porté. […]

Seules deux alternatives s’offrent à notre examen – une union des deux grandes puissances

allemandes, soutenue par la Grande-Bretagne, et unissant ainsi les états mineurs d’Allemagne, avec

la Hollande, dans un système intermédiaire entre la Russie et la France – ou une union de l’Autriche,

de la France et des états du Sud contre les puissances du Nord, avec une alliance rapprochée entre

la Russie et la Prusse.

Il eût été souhaitable que les accords sur la paix eussent été conclus en Europe sans donner naissance

à aucune combinaison de cette nature, et que, à la fin d’une si longue lutte, les diverses puissances

eussent apprécié d’être en repos, sans se livrer à des calculs qui augmentent toujours le risque de

guerre ; mais le ton et la conduite de la Russie ont déçu cette espérance, et nous ont imposé de

nouvelles considérations.

En pesant les avantages et les inconvénients de la dernière de ces alternatives, des objections m’ont

paru prédominer, surtout en cela qu’elle nuit à nos intérêts. Il se peut que la nécessité dicte un tel

système, mais pas notre choix. Il apparaît en premier lieu difficile de l’établir solidement, à cause

de la jalousie fondamentale qui existe entre l’Autriche et la France, surtout au sujet de l’influence

dans les affaires d’Italie. Si cette solution était adoptée pour contrôler la puissance russe, – et, de ce

point de vue, devrait-elle être soutenue par la Grande-Bretagne ? – cela rendrait la Hollande et les

Pays-Bas dépendants du soutien de la France, au lieu d’avoir pour protecteurs naturels la Prusse et

les états d’Allemagne du Nord. En cas de guerre, cela présenterait de plus l’inconvénient d’exposer

les territoires récemment cédés par la France à une réoccupation par les armées françaises, et il est

possible que l’état de guerre existe.

Ces considérations sont d’un poids suffisant pour m’inciter à être d’avis que, aussi pures les

intentions du roi de France soient-elles, et aussi amicales soient-elles, nous ne devons pas prendre

autant de risques pour notre relation avec la France, et qu’il serait plus sage de préserver, autant que

possible, la bonne volonté de la France, tout en travaillant à unifier l’Allemagne pour sa propre

préservation face à la Russie. […]

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4 Correspondence, dispatches and other papers of viscount Castlereagh, second marquess of Londonderry, edited by his

brother, William Vane, marquess of Londonderry.

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L1HI0141 — INTRODUCTION À L’HISTOIRE DU XIXe SIÈCLE : L’EUROPE DES RÉVOLUTIONS (1815-1914)

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3. Klemens von Metternich, Mémoires, documents et écrits divers, 1881.

Klemens VON METTERNICH, Première partie : depuis la naissance de Metternich jusqu’au

Congrès de Vienne (1773-1815), tome I, Mémoires, documents et écrits divers, Paris, Plon, 1879,

rééd. 1881, 3e édition, p. 200-2155.

L’œuvre du Congrès [de Vienne] était destinée à subir de nombreuses attaques si elle se renfermait

dans les limites d’un froid calcul : cela ne faisait pas pour nous l’objet d’un doute. Cependant, la

plus longue période de paix dont l’Europe ait jamais joui suffirait pour mettre en repos la conscience

de l’empereur défunt et de son collaborateur, lors même que l’œuvre du Congrès n’aurait pas subi

victorieusement l’épreuve décisive des années 1848 et 1849. […]

La deuxième paix de Paris forme le complément de la première. La seule différence entre les deux

traités, c’est que les puissances alliées voulurent donner une leçon à la France en lui enlevant

quelques points de frontière, en restituant à leurs propriétaires les objets d’art qui avaient été enlevés

à l’étrangers pendant les guerres de la Révolution, en imposant au pays une contribution de guerre

et l’occupation temporaire de quelques départements, dans le but d’assurer l’ordre et le repos à

l’intérieur et d’affermir en France le trône des anciens rois, autant que cela était possible avec l’appui

des forces étrangères. […]

La « Sainte-Alliance » n’a pas été fondée pour restreindre les droits des peuples ni pour favoriser

l’absolutisme et la tyrannie sous n’importe quelle forme. Elle fut uniquement l’expression des

sentiments mystiques de l’empereur Alexandre et l’application des principes du christianisme à la

politique. C’est un mélange d’idées religieuses et d’idées politiques libérales qu’est sortie la

conception de la « Sainte-Alliance ». […]

L’empire d’Autriche, sans être un état fédératif, n’en avait pas moins les avantages et les

inconvénients des confédérations. Si le chef de la maison régnante était absolu dans le sens moderne

du mot, il n’en est pas moins vrai que si l’on considère les diverses couronnes qu’il réunissait sur sa

tête, sa puissance souveraine était diminuée en raison des différents droits constitutionnels qu’avait

chaque pays. […] Ces faits, que l’empereur et moi nous représentions vivement, exercèrent une

influence décisive sur la reconstitution de l’empire de 1813 à 1815.

La reprise des ci-devant Pays-Bas autrichiens et des territoires allemands (le Brisgau6) connus

autrefois sous le nom d’Autriche intérieure, et l’annexion de ces pays à l’empire d’Autriche,

n’auraient soulevé aucune difficulté à l’époque dont je viens de parler. Je dirai plus : les puissances

alliées, guidées par des raisons politiques toutes naturelles, désiraient que la Belgique fût de nouveau

réunie à l’Autriche. […] Nous voulions éviter de mettre notre empire en contact direct avec la

France, et par là terminer les luttes qui pendant plus de trois siècles s’étaient prolongées entre les

deux États voisins7, précisément parce qu’ils étaient voisins. Car la France est le pays où les

nouveautés de tout genre savent le mieux s’introduire, il est vrai ; mais c’est aussi le pays où les

vieilles impressions durent le plus longtemps. […]

Le Congrès avait assis sur des bases solides les possessions des empires et des états. Les quatre

puissances qui, grâce à leur entente victorieusement prolongée jusqu’au bout, avaient fait rentrer la

France dans ses anciennes limites, admirent dans leur association le roi de France rétabli dans ses

anciens droits. À la place de la Quadruple Alliance, qui n’avait plus de raison d’être une fois qu’on

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5 En 1879, cet ouvrage est publié simultanément en allemand, en anglais et en français, sous la direction du fils de Metternich. 6 Territoire frontalier situé dans le Sud-Ouest du Bade-Wurtemberg, délimité à l’Ouest par le Rhin et à l’Est par la Forêt-Noire. 7 Metternich fait référence aux guerres d’Italie (1494-1559), à la guerre de Trente Ans (1618-1648) et à la guerre de succession

d’Espagne (1701-1714) et aux guerres de la Révolution et de l’Empire.

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L1HI0141 — INTRODUCTION À L’HISTOIRE DU XIXe SIÈCLE : L’EUROPE DES RÉVOLUTIONS (1815-1914)

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eut atteint le but politique poursuivi en commun, se forma une pentarchie8 morale, dont le Congrès

d’Aix-la-Chapelle9 détermina plus tard les attributions, en même temps qu’il délimitait en principe

ses pouvoirs et réglait sa manière de procéder. Ainsi l’Europe était assurée, autant qu’il était

possible, d’une paix solide et durable.

40

8 Gouvernement composé de cinq personnes. 9 Congrès entre l’Angleterre, l’Autriche, la France, la Prusse et la Russie, réuni du 29 septembre au 21 novembre 1818 à Aix-

la-Chapelle pour discuter de l’application du 2e traité de Paris.

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L1HI0141 — INTRODUCTION À L’HISTOIRE DU XIXe SIÈCLE : L’EUROPE DES RÉVOLUTIONS (1815-1914)

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Séance 2.

1848 : « Le Printemps des Peuples »

Alphonse DE LAMARTINE, « Manifeste à l’Europe », 1848.

Alphonse DE LAMARTINE, « Manifeste à l’Europe ». Circulaire du ministre des Affaires

étrangères aux agents diplomatiques de la République française. Paris, le 4 mars 1848.

Monsieur,

Vous connaissez les événements de Paris : la victoire du peuple, son héroïsme, sa modération, son

apaisement, l’ordre rétabli par le concours de tous les citoyens, comme si, dans cet interrègne des

pouvoirs visibles, la raison générale était à elle seule le Gouvernement de la France. La révolution

française vient d’entrer ainsi dans sa période définitive. La France est République : la République

française n’a pas besoin d’être reconnue pour exister. Elle est de droit naturel, elle est de droit national.

Elle est la volonté d’un grand peuple qui ne demande son titre qu’à lui-même. Cependant, la

République française désirant entrer dans la famille, des gouvernements institués comme une

puissance régulière, et non comme un phénomène perturbateur de l’ordre européen, il est convenable

que vous fassiez promptement connaître au gouvernement près duquel vous êtes accrédité les

principes et les tendances qui dirigeront désormais la politique extérieure du Gouvernement français.

La proclamation de la République française n’est un acte d’agression contre aucune forme de

gouvernement dans le monde. Les formes de gouvernement ont des diversités aussi légitimes que les

diversités de caractère, de situation géographique et de développement intellectuel, moral et matériel

chez les peuples. Les nations sont, comme les individus, des âges différents. Les principes qui les

régissent ont des phases successives. Les gouvernements monarchiques, aristocratiques,

constitutionnels, républicains, sont l’expression de ces différents degrés de maturité du génie des

peuples. Ils demandent plus de liberté à mesure qu’ils se sentent capables d’en supporter davantage ;

ils demandent plus d’égalité et de démocratie à mesure qu’ils sont inspirés par plus de justice et

d’amour pour le peuple. Question de temps. Un peuple se perd en devançant l’heure de cette maturité,

comme il se déshonore en la laissant échapper sans la saisir. La monarchie et la république ne sont

pas, aux yeux des véritables hommes d’État, des principes absolus qui se combattent à mort ; ce sont

des faits qui se contrastent et qui peuvent vivre face à face, en se comprenant et en se respectant. La

guerre n’est donc pas le principe de la République française. […]

En 1792, les idées de la France et de l’Europe n’étaient pas préparées à comprendre et à accepter la

grande harmonie des nations entre elles, au bénéfice du genre humain. La pensée du siècle qui finissait

n’était que dans la tête de quelques philosophes. La philosophie est populaire aujourd’hui. Cinquante

années de liberté de penser, de parler et d’écrire, ont produit leur résultat. Les livres, les journaux, les

tribunes ont opéré l’apostolat de l’intelligence européenne. La raison rayonnant de partout, par-dessus

les frontières des peuples, a créé entre les esprits cette grande nationalité intellectuelle qui sera

l’achèvement delà révolution française et la constitution de la fraternité internationale sur le globe.

Ne vous y trompez pas, néanmoins ; ces idées, que le Gouvernement provisoire vous charge de

présenter aux puissances comme gage de sécurité européenne, n’ont pas pour objet de faire pardonner

à la République l’audace qu’elle a eue de naître ; encore moins de demander humblement la place

d’un grand droit et d’un grand peuple en Europe ; elles ont un plus noble objet : faire réfléchir les

souverains et les peuples, ne pas leur permettre de se tromper involontairement sur le caractère de

notre révolution […].

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L1HI0141 — INTRODUCTION À L’HISTOIRE DU XIXe SIÈCLE : L’EUROPE DES RÉVOLUTIONS (1815-1914)

6

D’après ces principes, monsieur, qui sont les principes de la France de sang-froid, principes qu’elle

peut présenter sans crainte comme sans défi à ses amis et à ses ennemis, vous voudrez bien vous

pénétrer des déclarations suivantes :

Les traités de 1815 n’existent plus en droit aux yeux de la République française ; toutefois les

circonscriptions territoriales de ces traités sont un fait qu’elle admet comme base et comme point de

départ dans ses rapports avec les autres nations. Mais, si les traités de 1815 n’existent plus que comme

faits à modifier d’un accord commun, et si la République déclare hautement qu’elle a pour droit et

pour mission d’arriver régulièrement et pacifiquement à ces modifications, le bon sens, la modération,

la conscience, la prudence de la République existent, et sont pour l’Europe une meilleure et plus

honorable garantie, que les lettres de ces traités si souvent violés ou modifiés par elle. Attachez-vous,

monsieur, à faire comprendre et admettre de bonne foi cette émancipation de la République des traités

de 1815, et à montrer que cette franchise n’a rien d’inconciliable avec le repos de l’Europe.

Ainsi, nous le disons hautement : si l’heure de la reconstruction de quelques nationalités opprimées

en Europe, ou ailleurs, nous paraissait avoir sonné dans les décrets de la Providence ; si la Suisse,

notre fidèle alliée depuis François Ier, était contrainte ou menacée dans le mouvement de croissance

qu’elle opère chez elle pour prêter une force de plus au faisceau des gouvernements démocratiques ;

si les États indépendants de l’Italie étaient envahis ; si l’on imposait des limites ou des obstacles à

leurs transformations intérieures; si on leur contestait à main armée le droit de s’allier entre eux pour

consolider une patrie italienne, la République française se croirait en droit d’armer elle-même pour

protéger ces mouvements légitimes de croissance et de nationalité des peuples.

La République, vous le voyez, a traversé du premier pas l’ère des proscriptions et des dictatures. Elle

est décidée à ne jamais voiler la liberté au dedans. Elle est décidée également à ne jamais voiler son

principe démocratique au dehors. Elle ne laissera mettre la main de personne entre le rayonnement

pacifique de sa liberté et le regard des peuples. Elle se proclame l’alliée intellectuelle et cordiale de

tous les droits, de tous les progrès, de tous les développements légitimes d’institutions des nations qui

veulent vivre du même principe que le sien. […] Ce n’est point-là incendier le monde, c’est briller de

sa place sur l’horizon des peuples pour les devancer et les guider à la fois. […].

La République a prononcé en naissant, et au milieu de la chaleur d’une lutte non provoquée par le

peuple, trois mots qui ont révélé son âme et qui appelleront sur son berceau les bénédictions de Dieu

et des hommes : Liberté, égalité, fraternité. Elle a donné le lendemain, par l’abolition de la peine de

mort en matière politique, le véritable commentaire de ces trois mots au dedans ; donnez-leur aussi

leur véritable commentaire au dehors. […]

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Séance 3.

Cavour, Artisan de l’unité italienne

1. Lettre de Cavour à Napoléon III, 1858

Lettre de Cavour à Napoléon III, 1858, cité in CAVOUR Camillo Benson, Il Carteggio Cavour-

Nigra. Vol. I : Plombières, Bologna, N. Zanichelli, 1926, p. 149-150.

« Turin, le 17 septembre 1858

Sire,

[...] M. Nigra m’a rendu compte de l’accueil si bienveillant que V.M. a daigné lui faire et il

m’a rapporté fidèlement ce qu’Elle l’a chargé de me dire. J’ai été heureux d’apprendre que V. M.

avait reconnu que le résumé des points arrêtés à Plombières que j’ai eu l’honneur de lui soumettre

était exact. Lorsque plus tard V. M. jugera qu’il sera temps de stipuler un traité on pourra y puiser les

maximes qui devront être formulées.

V. M. croit convenable de retarder l’époque déjà fixée pour le commencement des hostilités,

en la renvoyant, si possible, au printemps de 1860 et en tout cas au mois de juillet ou d’août de l’année

prochaine. Ce point a fixé surtout l’attention du roi, qui m’a chargé de lui transmettre les

considérations suivantes. Le renvoi de la guerre à une époque éloignée aurait aux yeux du roi de

graves inconvénients au point de vue politique. En effet, il est incontestable que grâce à l’habileté et

à la sagesse de V. M. l’Europe ne soit dans ce moment disposée de la manière la plus favorable pour

rendre facile l’exécution des projets qu’il s’agit de réaliser, tandis qu’en Italie les esprits sont

admirablement bien préparés par la conduite que nous avons tenue depuis plusieurs années aux

événements auxquels ils doivent donner lieu. Le retard d’une année pourrait modifier et modifierait

probablement à notre désavantage un tel état de choses.

Le rapprochement de l’Autriche avec la Russie ou avec la Prusse n’est pas impossible. Si l’un

ou l’autre de ces événements avait lieu, certes la tâche que V. M. est décidée à entreprendre d’accord

avec le roi n’en deviendrait que plus glorieuse, mais les difficultés dont elle est hérissée

augmenteraient sensiblement.

De même, pour ce qui a rapport à l’Italie, un retard prolongé ne peut qu’être funeste à nos

desseins. Tout y est maintenant disposé dans un sens qui leur est favorable. L’influence du parti

révolutionnaire, grâce à la confiance que le Piémont inspire, est, sinon détruite, du moins réduite

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à des proportions insignifiantes. Si Mazzini conserve encore quelques adeptes dans les bas-fonds

de la société, à l’aide des idées socialistes qu’il a fini par adopter, il a perdu tout prestige auprès

des classes moyennes et éclairées, qui se sont à peu près entièrement ralliées aux principes

d’ordre et de modération qui seuls peuvent opérer l’émancipation de leur patrie. Ce résultat, ainsi

que je viens de l’indiquer, est dû à ce qu’à la suite du Congrès de Paris nous avons pu faire

concevoir au plus grand parti national de vives et croissantes espérances dans la Sardaigne

soutenue et encouragée par la France. Ces espérances se maintiennent depuis trois ans et font

prendre patience aux esprits les plus ardents. Pourront-elles se maintenir sans affaiblissement une

année de plus ? N’est-il pas à craindre que la nature méridionale de mes compatriotes ne se lasse,

et que, fatigués d’une attente stérile, ils ne tombent dans le découragement, ou, ce qui serait pire,

qu’ils ne se laissent de nouveau entraîner par les excitations insensées, mais séduisantes des

hommes du soi-disant parti d’action ? Si dans l’intervalle qui doit s’écouler devant le

commencement des hostilités une tentative révolutionnaire quelconque avait lieu en Italie, le plan

si bien combiné par V. M. risquerait d’être vicié dans sa base. […] »

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2. Charles DE MAZADE, Le comte de Cavour, Paris, Plon, 1877, p. 466-470.

[…] C’est par la force du sentiment national, par la propagande libérale du Piémont et du

gouvernement constitutionnel que l’Italie s’est faite […] ; en réalité, elle n’est devenue possible

que par la diplomatie la plus prévoyante et la plus alerte, poursuivant son œuvre tantôt par des

traités de commerce, tantôt par la coopération à la guerre de Crimée, par l’entrevue de Plombières,

par toutes les combinaisons qui ont précédé ou suivi le concours des armes françaises au moment

décisif.

Si Cavour ressemblait parfois à un révolutionnaire par son impétuosité ou par la nature de

quelques-uns de ses actes, il n’ignorait aucun des secrets du négociateur. Il n’avait pas la futile

infatuation de croire que l’Europe fût faite pour l’Italie, il croyait au contraire que l’Italie devait

s’adapter à l’Europe ; il savait tenir compte des intérêts européens, mesurer les circonstances, et

dans son activité infatigable pour conquérir les alliances ou pour les garder, ou pour en augmenter

le nombre, toute son habileté consistait à démontrer sans cesse que cet affranchissement d’un

peuple auquel il travaillait était la meilleure garantie de paix.

Le révolutionnaire se faisait conservateur pour rassurer ou pour gagner les cabinets, en leur

prouvant au besoin que par les résolutions les plus audacieuses, par l’accomplissement de l’unité

italienne, il restait le défenseur de l’ordre. […] Placé en face de cette Europe dont il avait à

conquérir l’amitié ou à désarmer les défiances, Cavour n’avait assurément aucun parti pris, et à

mesure que les événements se déroulaient, il ne négligeait aucune occasion d’étendre sa

diplomatie.

Il n’avait pas tardé surtout à tourner ses regards vers l’Allemagne et la Prusse. Il était intéressé à

rassurer la Prusse et l’Allemagne, à leur enlever tout prétexte de joindre leurs armes aux armes de

l’Autriche sur l’Adige. C’était pour lui une nécessité du moment autant qu’une question d’avenir ;

il s’en préoccupait sans cesse. « La Prusse, disait-il, est une de ces puissances qui ont un intérêt

immédiat et direct à changer l’état actuel de l’Europe. […] Nous ne prétendons pas qu’elle ait à

tirer l’épée pour nous faire plaisir, mais je crois que lorsque l’Autriche sera affaiblie, la Prusse y

trouvera de l’avantage ». […]

[…] Mais au fond, quelque prix qu’il attachât à ménager des relations d’avenir avec l’Allemagne

et avec la Prusse il restait tout entier d’intelligence et d’instinct avec les deux puissances de

l’Occident, la France et l’Angleterre. C’est par elles qu’il avait pu rentrer dans les affaires du

monde aux beaux jours de la guerre de Crimée. C’est avec le concours des armes françaises qu’il

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avait pu engager la lutte contre l’Autriche. Son rêve était toujours une intimité de l’Italie avec les

deux puissances qui, à ses yeux, représentaient les plus grandes forces de la civilisation.

La reconnaissance à l’égard de notre pays ne lui pesait pas, il l’avouait tout haut, en homme qui se

mettait sans effort au-dessus des puérilités et des perfidies de l’esprit de parti, qui savait toujours

rester un allié indépendant sans doute, mais un allié. Si quelquefois il n’était pas insensible aux

hostilités qui s’agitaient contre lui dans un certain monde parisien, ses préférences réfléchies, et

j’ose dire ses sentiments, n’en étaient pas altérés. […] Cavour aimait notre nation à laquelle il ne

reprochait que de savoir si peu pratiquer ou garder la liberté. Il faisait de l’alliance française un

des fondements de sa politique, […] [et] s’il eût vécu, il eût réussi peut-être par ses conseils, par

une influence chaque jour grandissante, à imprimer un autre cours à des événements qui ont fini

par un désastre pour la France.

Dans cette carrière d’un siècle où tant de choses disparaissent, où tant d’autres choses restent en

doute, le dernier Empire, a-t-on dit, a produit deux grandes nouveautés et deux grands ministres :

l’unité italienne et l’unité allemande, M. de Cavour et M. de Bismarck. Je ne veux pas faire de

comparaisons où il y aurait plus de contrastes de toute sorte que d’analogies. M. de Bismarck est

toujours vivant, et l’avenir est à tout le monde. Le comte de Cavour a disparu de la scène depuis

quinze ans et, quant à lui, il a eu la fortune de réaliser l’affranchissement de son peuple par la

liberté ; il n’a pas fait de son œuvre une menace de pour l’Europe, et dans cette reconstitution d’un

peuple qui reste la victoire de sa politique, l’héritage d’un cordial et puissant génie, il n’a pas mis

la mutilation d’une autre nationalité.

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Séance 4.

Les Balkans, entre éveil des minorités

et questions d’orient

1. Gustave Léon NIOX, Autriche-Hongrie et péninsule des Balkans, tome IV

de la Géographie militaire, 1887

Gustave Léon NIOX, Autriche-Hongrie et péninsule des Balkans, tome IV de la Géographie

militaire, Paris, Librairie militaire Baudoin, 1887, p. VI-333.

Nous avons cru devoir réunir dans le même volume l’étude de l’Autriche-Hongrie et celle de la

Péninsule des Balkans. […] L’influence politique de l’Autriche-Hongrie pénètre de plus en plus

dans la Péninsule balkanique qu’elle englobe déjà dans sa sphère d’action commerciale. Elle a

absorbé la Bosnie, elle exerce sur la Serbie une sorte de protection bienveillante. Elle observe la

route de Salonique avec l’intention bien évidente de se rendre, tôt ou tard, maîtresse de cet

important débouché vers l’Orient. Sa situation géographique lui permet, d’ailleurs, d’exercer sur

ces pays une action plus directe que celle de la Russie, sa rivale. […]. Le Danube, sa grande artère

commerciale, débouche dans une mer de l’Orient ; les côtes de l’Adriatique s’ouvrent

principalement au commerce du Levant. Les peuples avec lesquels l’Autriche-Hongrie est en

contact sur sa frontière du Danube et de la Save, et qu’elle se voit obligée d’absorber en partie, de

contenir, et de surveiller, sont des peuples aux mœurs orientales […].

Sous le nom de péninsule des Balkans, nous comprenons la grande péninsule du sud-est de

l’Europe, dans la Grèce forme l’extrémité et dont la limite nord est marquée par le cours de la Save

prolongée par le Danube. La Roumanie en est une dépendance géographique.

Avant le traité de Berlin de 1878, la péninsule était comprise presque entièrement dans le domaine

européen des sultans de Constantinople. Actuellement, elle est partagée entre le royaume de

Roumanie, le royaume de Serbie, la principauté indépendante du Monténégro, les principautés de

Bulgarie et de Roumanie orientale, vassal de la Sublime Porte, la Bosnie occupée par l’Autriche-

Hongrie, le royaume de Grèce, et les provinces directes de l’empire ottoman. […]

Pendant longtemps, l’influence asiatique était prépondérante. Elle recula rapidement aujourd’hui

et nous assistons au réveil des petites nationalités courbées sous le joug musulman ; cependant,

depuis le cap Matapan jusqu’aux bouches du Danube, l’empreinte de la conquête ottomane a été

profonde sur le pays et sur les populations. Ce n’est pas encore l’Asie, mais on sent déjà que ce

n’est plus l’Europe. Si, comme tout le fait prévoir, les Turcs persistent dans leur immobilité et leur

isolement, ils se verront battus de toutes parts par les vagues grossissantes de la civilisation

moderne ; ils peuvent résister longtemps encore comme le rocher qui, par son poids et son inertie,

défie les attaques des flots. […]

Si l’empire turc disparaît qui devra en recueillir l’héritage ? Tel est le problème capital qui depuis

le commencement du siècle, et depuis 30 ans surtout, se pose devant l’Europe. La Russie, qui en

est la voisine immédiate et l’ennemi séculaire, est-elle appelée à dominer sur le Bosphore ?

L’Autriche-Hongrie qui est poussée en avant-garde par l’Allemagne, la devancera-t-elle ?

Laissera-t-on aux populations chrétiennes, qui viennent de se réveiller à la vie politique et qui

essayent, en chancelant, leurs premiers pas, le temps de grandir et de se fortifier ? – Leur croissance

peut être longue et la dissolution totale de l’empire turc peut les surprendre avant qu’elles soient

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elles-mêmes affermies. Enfin, les puissances de l’Europe occidentale, que l’ambition russe

inquiète et qui ne peuvent prétendre elles-mêmes planter leur drapeau à Constantinople,

s’entendront-t-elle toujours pour étayer de leur diplomatie, de leur argent, et de leurs armes, cet

édifice vermoulu qui s’écroule de toutes parts ?

Toujours est-il que la question d’Orient s’impose aux préoccupations les plus sérieuses de la

politique européenne, qu’elle pèse sur elle d’un poids fort lourd, et qu’elle est appelée à jouer

encore un grand rôle dans l’avenir. Cette question d’Orient est singulièrement complexe […] [et]

intéresse tous les pays méditerranéens sur lequel le croissant a été planté. […] Bosnie et Serbie,

Roumélie et Bulgarie, Asie Mineure et Grèce, Égypte et Tripolitaine, Tunisie et Maroc, tous ces

pays où l’Islam a construit ses minarets, qu’il ne sait plus défendre, sont devenus des objectifs de

l’ambition des peuples européens. […]

La partie européenne de l’empire ottoman est vulgairement désignée sous le nom de Turquie

d’Europe. Elle comprend, outre les vilayets ottomans (ou possessions immédiates), les provinces

autonomes de Bulgarie et de Roumélie orientale. […] On dit assez volontiers maintenant que la

présence des Turcs en Europe et la domination du croissant sur le Bosphore sont des

anachronismes blessants ; qu’il faut que la Turquie disparaisse en tant que puissance européenne,

ou qu’elle se régénère. Attaquée de tous côtés par la civilisation occidentale, elle est impuissante

désormais, non pas seulement à se défendre, mais encore résister par sa seule force d’inertie,

comme elle l’avait fait jusqu’à présent. D’autre part, bon gré, mal gré, la vieille Turquie se laisse

pénétrer par les chemins de fer, par les télégraphes, partout les engins commerciaux modernes

qu’elle se sent inhabile à manier, et qui deviennent bien plus dangereux pour elle que les armées

de la Russie, son ancien ennemi.

Cependant, si l’ambition moscovite ne s’était pas, depuis longtemps, proposé l’objectif de

Constantinople, et n’avait pas ainsi éveillé la jalousie inquiète des puissances de l’Occident, la

ruine de l’empire turc serait plus proche encore. Mais il apparut aux autres nations qu’il leur était

nécessaire d’étayer le vieil édifice, de peur que venant à s’effondrer, il ne laissât la place vide et

prête à prendre par les Russes. Une première fois, en 1855, l’alliance franco-anglaise a sauvé la

Turquie ; plus près de nous, en 1878, la coalition diplomatique de l’Europe a prolongé son

existence ; mais, si l’on pouvait s’entendre sur le partage, nul doute que les domaines d’Europe

des Turcs ne fussent promptement dépecés.

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2. Jean JAURES, « La crise balkanique », dans l’Humanité, 7 octobre 1912

Jean JAURES, « La crise balkanique. Pas d’illusion », L’Humanité, 7 octobre 1912. Accessible en

ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k253248f.item

« Qu’on ne s’y trompe pas. Si les puissances, ou ce qu’on appelle encore de ce nom, ne parviennent pas

à empêcher la guerre des Balkans, elles ne parviendront pas à la "localiser". Leur échec même suffirait à

prouver qu’elles ne veulent pas sérieusement et unanimement la paix. Car si elles la veulent bien ; si elles

donnent à la Turquie comme à la Bulgarie l’impression qu’elles la veulent bien, le conflit n’éclatera pas.

Devant la volonté européenne précise, certaine, loyale, la Turquie ne pourrait pas refuser des garanties

substantielles et immédiates aux populations chrétiennes et la Bulgarie ne pourrait pas maintenir le

programme de démembrement ottoman qu’elle paraît avoir formé avec une incroyable audace. La Turquie et

la Bulgarie ne seront intransigeantes que si elles se sentent encouragées dans leur intransigeance par les

arrière-pensées de quelques-unes des puissances qui prononcent des paroles de paix. Une guerre éclatant dans

ces conditions serait le signe et le prélude d’un conflit plus vaste.

Depuis la querelle de M. d’Aerenthal et de M. Iswolsky, le duel de l’Autriche et de la Russie se continue

en Orient. Si l’on veut regarder au fond des choses, l’Autriche considère la mobilisation des États balkaniques

comme étant une mobilisation russe. Elle estime que tout progrès, toute conquête des États balkaniques sur

la Turquie sera une défaite et une menace pour les ambitions autrichiennes, un succès et une promesse pour

les ambitions russes. Les acclamations dont les officiers russes saluent les officiers bulgares au moment où la

Bulgarie formule un programme qui équivaut à la destruction de la Turquie ne peuvent qu’aggraver les

inquiétudes austro-hongroises. Le conflit des Balkans ne tarderait donc pas à s’élargir.

Devant ce péril les prolétaires, les socialistes de l’Europe entière doivent redoubler de vigilance. Il faut

que la solidarité internationale des travailleurs de tous les pays s’affirme avec une vigueur particulière. Et,

sans doute, bien loin d’ajourner à l’année 1914, comme l’ont proposé quelques nations, le Congrès

international de Vienne, il conviendrait, si la chose est matériellement possible, de le réunir au début du

printemps prochain ou même plus tôt. Car même si le conflit est écarté maintenant, il restera des germes

profonds et redoutables de violence et de guerre. Il me semble qu’il faut hâter le plus possible la convocation

de l’Internationale. »

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Séance 5.

La défense du suffrage universel masculin

Victor HUGO, discours à la Chambre des députés, le 21 mai 1850.

Messieurs, la révolution de Février, et, pour ma part, puisqu’elle semble vaincue, puisqu’elle est

calomniée, je chercherai toutes les occasions de la glorifier dans ce qu’elle a fait de magnanime et

de beau (Très bien ! très bien !), la révolution de février avait eu deux magnifiques pensées. La

première, je vous la rappelais l’autre jour, ce fut de monter jusqu’aux sommets de l’ordre politique

et d’en arracher la peine de mort ; la seconde, ce fut d’élever subitement les plus humbles régions

de l’ordre social au niveau des plus hautes et d’y installer la souveraineté. […]

Messieurs, le grand acte, tout ensemble politique et chrétien, par lequel la révolution de février fit

pénétrer son principe jusque dans les racines mêmes de l’ordre social, fut l’établissement du suffrage

universel : fait capital, fait immense, événement considérable qui introduisit dans l’État un élément

nouveau, irrévocable, définitif. Remarquez-en, messieurs, toute la portée. Certes, ce fut une grand-

chose de reconnaître le droit de tous, de composer l’autorité universelle de la somme des libertés

individuelles, de dissoudre ce qui restait des castes dans l’unité auguste d’une souveraineté

commune, et d’emplir du même peuple tous les compartiments du vieux monde social ; certes, cela

fut grand ; mais, messieurs, c’est surtout dans son action sur les classes qualifiées jusqu’alors classes

inférieures qu’éclate la beauté du suffrage universel. (Rires ironiques à droite)

Messieurs, vos rires me contraignent d’y insister. […] Non, le côté merveilleux, je le répète, le côté

profond, efficace, politique, du suffrage universel, ce fut d’aller chercher dans les régions

douloureuses de la société, dans les bas-fonds, comme vous dites, l’être courbé sous le poids des

négations sociales, l’être froissé qui, jusqu’alors, n’avait eu d’autre espoir que la révolte, et de lui

apporter l’espérance sous une autre forme (Très bien), et de lui dire : Vote ! ne te bats plus.

(Mouvement.) Ce fut de rendre sa part de souveraineté à celui qui jusque-là n’avait eu que sa part de

souffrance !... Ce fut d’aborder dans ses ténèbres matérielles et morales l’infortuné qui, dans les

extrémités de sa détresse, n’avait d’autre arme, d’autre défense, d’autre ressource que la violence,

et de lui retirer la violence, et de lui remettre dans les mains, à la place de la violence, le droit !

(Bravos prolongés.)

Oui, la grande sagesse de cette révolution de février qui, prenant pour base de la politique l’Évangile,

(À droite : Quelle impiété !) institua le suffrage universel ; sa grande sagesse, et en même temps sa

grande justice, ce ne fut pas seulement de confondre et de dignifier dans l’exercice du même pouvoir

souverain le bourgeois et le prolétaire ; ce fut d’aller chercher dans l’accablement, dans le

délaissement, dans l’abandon, dans cet abaissement qui conseille si mal, l’homme de désespoir, et

de lui dire : Espère ! l’homme de colère, et de lui dire : Raisonne ! le mendiant, comme on l’appelle,

le vagabond, comme on l’appelle, le pauvre, l’indigent, le déshérité, le malheureux, le misérable,

comme on l’appelle, et de le sacrer citoyen ! (Acclamation à gauche.) […]

Puis, pour ceux qui seraient tentés d’être récalcitrants, il dit :

— Avez-vous voté ? Oui. Vous avez épuisé votre droit, tout est dit. Quand le vote a parlé, la

souveraineté a prononcé. Il n’appartient pas à une fraction de défaire ni de refaire l’œuvre collective.

Vous êtes citoyens, vous êtes libres, votre heure reviendra, sachez l’attendre. En attendant, parlez,

écrivez, discutez, contestez, enseignez, éclairez ; éclairez-vous, éclairez les autres. Vous avez à vous,

aujourd’hui, la vérité, demain la souveraineté : vous êtes forts. Quoi ! deux modes d’action sont à

votre disposition, le droit du souverain et le rôle du rebelle ; vous choisiriez le rôle du rebelle ! ce

serait une sottise et ce serait un crime. (Applaudissements à gauche.) […]

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Méditez ceci, en effet : sur cette terre d’égalité et de liberté, tous les hommes respirent le même air

et le même droit. (Mouvement.) […] Il y a un jour dans l’année où le gagne-pain, le journalier, le

manœuvre, l’homme qui traîne des fardeaux, l’homme qui casse des pierres au bord des routes, juge

le Sénat, prend dans sa main, durcie par le travail, les ministres, les représentants, le Président de la

République, et dit : la puissance, c’est moi ! Il y a un jour dans l’année où le plus imperceptible

citoyen, où l’atome social participe à la vie immense du pays tout entier, où la plus étroite poitrine

se dilate à l’air vaste des affaires publiques ; un jour où le plus faible sent en lui la grandeur de la

souveraineté nationale, où le plus humble sent en lui l’âme de la patrie ! (Applaudissements à

gauche. Rires et bruit à droite.) […]

Or qu’est-ce que tout cela, messieurs ? C’est la fin de la violence, c’est la fin de la force brutale,

c’est la fin de l’émeute, c’est la fin du fait matériel, et c’est le commencement du fait moral.

(Mouvement.) C’est, si vous permettez que je rappelle mes propres paroles, le droit d’insurrection

aboli par le droit de suffrage. (Sensation.)

Eh bien ! vous, législateurs chargés par la Providence de fermer les abîmes et non de les ouvrir, vous

qui êtes venus pour consolider et non pour ébranler, vous, représentants de ce grand peuple de

l’initiative et du progrès, vous, hommes de sagesse et de raison, qui comprenez toute la sainteté de

votre mission, et qui, certes, n’y faillirez pas, savez-vous ce que vient faire aujourd’hui cette loi

fatale, cette loi aveugle qu’on ose si imprudemment vous présenter ? (Profond silence.)

Elle vient, je le dis avec un frémissement d’angoisse, je le dis avec l’anxiété douloureuse du bon

citoyen épouvanté des aventures où l’on précipite la patrie, elle vient proposer à l’Assemblée

l’abolition du droit de suffrage pour les classes souffrantes, et, par conséquent, je ne sais quel

rétablissement abominable et impie du droit d’insurrection. (Mouvement prolongé.) […]

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Séance 6.

L’heure du capitalisme libéral (1815-c.1870)

1. Alexis DE TOCQUEVILLE, Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et

Algérie, 1958

Alexis DE TOCQUEVILLE, Œuvres complètes, édition définitive, tome V, Voyages en

Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie, Paris, Gallimard, 1958, p. 78-82.

Manchester, 2 juillet 1835.

CARACTÈRE PARTICULIER DE MANCHESTER.

La grande ville manufacturière des tissus, fils, cotons... comme Birmingham l’est des ouvrages

de fer, de cuivre et d’acier.

Circonstance favorable : à dix lieues10 du plus grand port de l’Angleterre11, lequel est le port de

l’Europe le mieux placé pour recevoir sûrement et en peu de temps les matières premières

d’Amérique. A côté, les plus grandes mines de charbon de terre pour faire marcher à bas prix

ses machines. A 25 lieues12 , l’endroit du monde où on fabrique le mieux ces machines [la ville

de Birmingham]. Trois canaux et un chemin de fer pour transporter rapidement dans toute

l’Angleterre et sur tous les points du globe ses produits. A la tête des manufactures, la science,

l’industrie, l’amour du gain, le capital anglais. Parmi les ouvriers, des hommes qui arrivent

d’un pays13 où les besoins de l’homme se réduisent presque à ceux du sauvage, et qui travaillent

à très bas prix ; qui, le pouvant, forcent les ouvriers anglais qui veulent établir une concurrence,

à faire à peu près comme eux. Ainsi, réunion des avantages d’un peuple pauvre et d’un peuple

riche, d’un peuple éclairé et d’un peuple ignorant, de la civilisation et de la barbarie. Comment

s’étonner que Manchester qui a déjà 300.000 âmes s’accroisse sans cesse avec une rapidité

prodigieuse ? […]

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10 Environ 50 km. 11 Il s’agit de Liverpool. 12 Environ 125 km. 13 L’auteur fait référence à l’Irlande.

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ASPECT EXTERIEUR DE MANCHESTER (2 JUILLET). [...]

Trente ou quarante manufactures s’élèvent au sommet des collines que je viens de décrire.

Leurs six étages montent dans les airs, leur immense enceinte annonce au loin la centralisation

de l’industrie. Autour d’elles ont été semées comme au gré des volontés les chétives demeures

du pauvre. Entre elles s’entendent des terrains incultes, qui n’ont plus les charmes de la nature

champêtre [...]. Ce sont les landes de l’industrie. Les rues qui attachent les uns aux autres les

membres encore mal joints de la grande cité présentent, comme tout le reste, l’image d’une

œuvre hâtive et encore incomplète ; effort passager d’une population ardente au gain, qui

cherche à amasser de l’or, pour avoir d’un seul coup tout le reste, et, en attendant, méprise les

agréments de la vie. Quelques-unes de ces rues sont pavées, mais le plus grand nombre présente

un terrain inégal et fangeux, dans lequel s’enfonce le pied du passant ou le char du voyageur.

[…]

Parmi ce labyrinthe infect, du milieu de cette vaste et sombre carrière de briques, s’élancent,

de temps en temps, de beaux édifices de pierre dont les colonnes corinthiennes surprennent les

regards de l’étranger. On dirait une ville du Moyen âge, au milieu de laquelle se déploient les

merveilles du XIXe siècle. Mais qui pourrait décrire l’intérieur de ces quartiers placés à l’écart,

réceptacles du vice et de la misère, et qui enveloppent et serrent de leurs hideux replis les vastes

palais de l’industrie ? Sur un terrain plus bas que le niveau du fleuve et dominé de toutes parts

par d’immenses ateliers, s’étend un terrain marécageux [...]

Levez la tête, et tout autour de cette place, vous verrez s’élever les immenses palais de

l’industrie. Vous entendez le bruit des fourneaux, les sifflements de la vapeur. Ces vastes

demeures empêchent l’air et la lumière de pénétrer dans les demeures humaines qu’elles

dominent ; elles les enveloppent d’un perpétuel brouillard ; ici est l’esclave, là est le maître ;

là, les richesses de quelques-uns ; ici, la misère du plus grand nombre ; là, les forces organisées

d’une multitude produisent, au profit d’un seul, ce que la société n’avait pas encore su donner

; ici, la faiblesse individuelle se montre plus débile et plus dépourvue encore qu’au milieu des

déserts ; ici les effets, là les causes.

Une épaisse et noire fumée couvre la cité. Le soleil paraît au travers comme un disque sans

rayons. C’est au milieu de ce jour incomplet que s’agitent sans cesse 300 000 créatures

humaines. […] C’est au milieu de ce cloaque infect que le plus grand fleuve de l’industrie

humaine prend sa source et va féconder l’univers. De cet égout immonde, l’or pur s’écoule.

C’est là que l’esprit humain se perfectionne et s’abrutit ; que la civilisation produit ses

merveilles et que l’homme civilisé redevient presque sauvage.

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2. Louis-René VILLERME, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers

employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840

Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les

manufactures de coton, de laine et de soie, 1840, extraits des p. 216-225.

« La ville de Reims est le centre d’une très grande fabrication de toutes sortes d’étoffes de laine, qui

s’étend dans presque tout le département de la Marne, et jusque dans les départements voisins de l’Aisne

et des Ardennes.

Sur les 50 000 ouvriers existant, en 1834, on en comptait environ 40 000 dans le département de la

Marne, à savoir :

12 000 fixés à Reims ;

18 000 dans les autres communes, et 10 000 en continuelle mutation de logement, dans la ville et les

villages.

Les 10 000 autres appartenaient aux départements voisins.

Reims est une ville manufacturière très importante ; on pourrait presque dire de premier ordre. Et

cependant, malgré son ancienneté, malgré sa population depuis longtemps considérable, et malgré le rang

qu’elle tenait autrefois, elle manque de tout moyen économique de transport, elle n’a ni canal, ni rivière

navigable.

Dans les campagnes où, à bien dire, il n’y a que des peigneurs de laine, des tisserands et des dévideuses

de trames, tous les ouvriers travaillent chez eux ; mais dans la ville tous les autres sont employés chez des

fabricants ou bien chez des entrepreneurs. Je dis chez des entrepreneurs ; car celui qui achète les laines et

en fait fabriquer des étoffes, ne fait pas toujours laver, teindre, filer dans ses ateliers, ni même donner chez

lui aux étoffes que les tisseurs lui rapportent, toutes les façons ou tous les apprêts qu’elles doivent recevoir

avant d’être portées au commerce ; il a recours à des entrepreneurs particuliers pour chacune de ces

opérations.

Naguère, à Reims, on fournissait aux ouvriers, autant que cela était possible, des matières premières

qu’ils emportaient dans leur domicile, pour les préparer et les mettre en œuvre. Mais, afin de produire plus

en grand et à meilleur marché, on a multiplié les usines et les ateliers communs. Néanmoins, cette ville

compte très peu d’établissements qui réunissent dans la même maison plus de 150 travailleurs, et une seule

en rassemble environ 300.

La durée de la journée dans les manufactures est, en général, de 14 heures et demie, sur lesquelles on

accorde deux ou deux et demie pour les trois repas ; ce qui réduit le travail effectif à 12 heures et demie,

ou même à 12 heures. Mais pour les laveurs de laines et les batteurs, il n’est en tout temps que de 11 heures,

et souvent que de 10 heures et demie. Le travail à domicile est ici, comme partout, plus long que dans les

usines.

Le logement de la plupart des familles d’ouvriers se compose, en ville, de deux chambres, d’une

chambre et d’un cabinet, ou bien d’une chambre et d’un grenier. Le lit et les métiers à tisser, ou le lit et le

petit poêle à chauffer les peignes, sont très fréquemment dans la même pièce. […]

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L’opinion générale, à Reims, veut que les ouvriers nés dans le pays soient naturellement doux, soumis,

tranquilles, amis de l’ordre ; mais elle leur reproche de se livrer à la boisson, surtout à ceux qui travaillent

dans les filatures et dans les ateliers de construction. Les tisserands et les bonnetiers y sont moins enclins.

On voit, en effet, un très grand nombre des premiers, et parmi eux il y a souvent des femmes, qui s’enivrent,

principalement les dimanches et les lundis, beaucoup même les deux jours suivans. Il serait peut-être

difficile qu’il en fût autrement, du moins les lundis ; car, dans la plupart des établissemens où le moteur

est une pompe à feu, j’ai vu arrêter celle-ci, et par conséquent tout travail dans la manufacture, quand, par

l’absence d’une partie des ouvriers, et à cause de la dépense du combustible, le fabricant n’avait plus de

profit à faire marcher ses métiers. Ainsi des maîtres qui devraient s’efforcer de faire venir leurs ouvriers à

l’atelier tous les lundis, semblent prendre soin de leur donner l’habitude d’un chômage, qui devient pour

eux l’occasion de dépenses ruineuses et de démoralisation. »

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Séance 7.

La grande mutation de l’économie occidentale

(v. 1870-1914)

Michel DELINES, « Une visite au pays où se fabrique l’histoire du

monde », Le Figaro, août 1913

Michel DELINES, « Une visite au pays où se fabrique l’histoire du monde », Le Figaro, samedi 9

août 1913

« Dans le centre d’Essen siège l’administration générale de toutes les entreprises de Krupp ; elle remplit

un immense édifice ayant plusieurs dépendances. On dirait un ministère. L’architecture en est sévère. C’est,

selon l’expression de M. Boukva, le "style de millions bien assis et qui ont conscience de leur force." Un des

murs de cet amoncellement de pierres a un curieux appendice : une toute petite maison qui semble collée à son

flanc et qui constitue une des curiosités de la cité de Krupp. De même que dans d’autres villes d'Allemagne on

conserve pieusement les maisons de Gœthe, de Schiller, de Kant, à Essen on a conservé la demeure où il y a un

siècle a vécu le paysan de Westphalie, Alfred Krupp, premier de la dynastie. […]

Dès qu’on est sorti d’un vestibule demi-obscur, à plancher raboté, on se trouve dans un cabinet luxueux

qui a eu une destination spéciale. C’est là que les maîtres de l’usine recevaient les têtes couronnées qui venaient

leur rendre visite. À l’entrée, sur un pupitre de bois noir sculpté, se trouve un livre dans un étui de velours

contenant les autographes de tous les hauts visiteurs. On y lit les noms de Guillaume Ier et de Guillaume II, des

rois Charles de Roumanie, Oscar de Suède, Léopold et Humbert, du feld-maréchal de Moltke, du général

Caprivi, de Crispi, de Li-Khoun-tchang et d’autres encore. À tous ces hauts personnages, les Krupp offraient

invariablement le vin d’honneur, un vieux cru de Hongrie qui a cent ans, et les meilleurs cigares du monde, des

cubas. Ils étaient fabriqués sur commande, et une partie, sur l’ordre des Krupp, étaient destinés au roi Edouard,

alors prince de Galles. […]

L’édifice de l’administration centrale des usines de Krupp est si vaste qu’il pourrait contenir tous les

ministères d’un petit royaume, comme la Serbie ou la Roumanie. Cette administration, d’ailleurs, a aussi ses

ministères. Avec l’autorisation de l'empereur Guillaume II, tous les agents militaires de l’empire à l’étranger

sont considérés comme attachés au ministère des affaires étrangères des usines de Krupp, dont ils sont en

quelque sorte les représentants de commerce. Profitant de leur situation et des relations qu’ils forment avec les

pays où ils se trouvent, ils recommandent les produits Krupp, acceptent des commandes, servent d’intermédiaire

pour débattre les prix, surveillent l’arrivée et la réception des canons, des armes, des armatures ou même des

vaisseaux. Ils s’entremettent pour régler les comptes, en un mot, ils sont des fondés de pouvoir de l'usine, qu’ils

servent de leur mieux en échange d’une généreuse rémunération. Tous les trois Krupp, le grand-père, le

fondateur, le fils, l’organisateur, et le petit-fils, qui a couronné l’œuvre, ont toujours eu pour règle de payer cher

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tous ceux dont ils ont besoin ou qui peuvent leur être utiles. À leur point de vue, il n’existe pas et ne peut pas

exister d’hommes incorruptibles.

Le ministère de l’intérieur des usines de Krupp veille au bon ordre des fabriques et des villes, au

fonctionnement du téléphone, du télégraphe et à l’entretien des routes. Il y a un ministère spécial de l’instruction

publique, mais l’âme de l’œuvre et son cerveau, c'est le bureau technique, qui, au dire de toutes les personnes

compétentes, est vraiment hors de pair. Les dernières découvertes théoriques inspirent aussitôt des applications

pratiques, et les dernières acquisitions obtenues ainsi, à leur tour, servent puissamment les théoriciens. Ces

fabriques possèdent des spécialistes uniques au monde, dont le traitement s'élève à 50,000 marks par an. Le

directeur en chef du bureau technique dans l’administration principale gagne, bon an, mal an, de 300 à 350,000

marks.

Dans le royaume de Krupp, un rôle important est dévolu au ministère des finances. Il veille à toutes les

entreprises industrielles et opérations commerciales de la maison. Il a sa banque spéciale, qui a, comme the

Bank of England, des ramifications dans le monde entier. Brassant des affaires dont le montant s’élève à

plusieurs millions, il vend surtout les canons à crédit, sous la garantie des maisons de banque européennes ou

des recettes douanières. À la tête de tous ces ministères se trouve un conseil supérieur, le Kollegium, qui a la

haute main sur toutes les usines. Le dernier Krupp, bien que milliardaire, conseiller intime et chevalier de tous

les ordres européens, n’a jamais été, même nominalement, président du Kollegium. Il passait ses hivers soit à

Berlin, où son riche hôtel était un salon politique, ou en Italie. Souvent aussi, il faisait des croisières dans la

Méditerranée, mais le Kollegium veillait à tout.

Pourtant l’industrie Krupp est la plus vaste entreprise privée qui existe. Elle n’est point confinée à Essen,

où se trouvent seulement le groupe principal des usines et l'administration centrale. Un second groupe d’usines

non moins importantes est situé à Annen, une petite ville de Westphalie ; c’est encore dans cette province que

gisent les cinq meilleures mines de charbon de Krupp. En Espagne, près de Bilbao, la maison a acquis

d’énormes gisements de minerais de fer. Un troisième groupe d'usines pour la fabrication des rails et des

locomotives se trouve à Buckau, près de Magdebourg. La maison Krupp est aussi la principale actionnaire de

l’entreprise Germania, qui exploite deux usines à locomotives, à Berlin, et de vastes chantiers pour la

construction des navires, à Kiel.

Enfin, une autre particularité des usines de Krupp est le polygone de Krupp pour les essais de l’artillerie.

Il est situé à dix heures en chemin de fer d’Essen, dans l’Allemagne du Sud […]. Pour se faire une idée de ses

dimensions, il suffit de dire qu’on y peut expérimenter des canons à portée de vingt kilomètres. Les techniciens

militaires attachés au polygone de Krupp passent pour les plus forts théoriciens de l’art militaire moderne. Dans

leurs comptes rendus ils parlent du "tempérament" des canons, car il paraît que ces engins meurtriers, tout

comme certains généraux, ont des inversions et des perversions dont il ne faut pas se désintéresser sur le champ

de bataille.

Enfin, les usines de Krupp possèdent toute une flottille océanique, qui transporte ses canons dans le monde

entier et rapporte d’Espagne dans les ports allemands des minerais de fer. Les usines de Krupp consument

journellement 5,000 tonnes de charbon et de coke, mais si elles donnent le meilleur de leur sollicitude aux

engins destructeurs, elles préparent aussi, selon les termes du Guide [des domaines de Krupp], "du matériel

pour la paix" : des rails, des roues de wagons, des locomobiles, des ponts de fer, des vaisseaux marchands. »

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Séance 8.

La Grande Famine irlandaise (1845-1851)

John Mitchel, The Last Conquest of Ireland (perhaps), Glasgow, 1882.

John MITCHEL, The Last Conquest of Ireland (perhaps), Glasgow, R. & T. Washbourne, 1882,

p. 218-220 [1860 pour l’édition originale]. Trad. Quentin Gasteuil

« Le recensement irlandais, en 1841, annonçait une population de 8 175 125 habitants.

Au taux de croissance normal, il aurait dû y avoir, en 1846, lorsque la famine a commencé, au

moins huit millions et demi d’habitants ; au même taux de croissance, il aurait dû y avoir, en

1851 (si l’on se réfère aux estimations des commissaires du recensement), 9 018 799 habitants.

Mais en 1851, après cinq saisons de famine artificielle, n’ont été trouvés en vie que 6 552 385

habitants – un déficit d’environ deux millions et demi de personnes. Alors, qu’est-il advenu de

ces deux millions et demi ?

Les commissaires du recensement du « gouvernement », et les compilateurs de rapports

de toutes sortes, dont la principale fonction a été, depuis ce temps fatal, de dissimuler l’ampleur

des ravages, tentent de faire porter sur l’émigration la quasi-totalité du déficit. Dans le Thom’s

Official Almanac, je trouve écrit d’un côté la véritable diminution entre 1841 et 1851 (c’est-à-

dire sans prendre en considération l’augmentation par les naissances sur cette période), 1 623

154. De l’autre côté, les auteurs présentent leur propre estimation de l’émigration durant ces

mêmes dix années : 1 589 133. Cependant, en premier lieu, la diminution n’a pas commencé

avant 1846 – il y a avait eu jusque-là une croissance rapide de la population : les déclarations du

gouvernement, de ce fait, ne se contentent pas d’ignorer l’accroissement de la population, mais

mettent l’émigration sur dix ans en regard de la dépopulation sur cinq ans. Cela ne marche pas :

il faut réduire leurs émigrants de moitié, disons de 600 000 personnes – et ajouter à la

dépopulation l’accroissement estimé jusqu’à 1846, disons 500 000 personnes. Cela augmente à

deux millions ceux dont la disparition doit être expliquée – et 600 000 émigrants dans l’autre

colonne. Un déséquilibre d’un million et demi de personnes. C’est sans calculer ceux qui sont

nés durant les cinq années de famine, et qu’il nous faut abandonner à être équilibrés par les morts

de causes naturelles durant la même période.

[…] Ce million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, a été minutieusement,

prudemment, paisiblement massacré par le gouvernement anglais. Ils sont morts de faim au

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milieu de l’abondance que leurs propres mains avaient créée ; et il est assez insignifiant de

distinguer ceux qui ont péri des tortures causées par la famine elle-même de ceux qui sont morts

du typhus qui, en Irlande, a toujours pour cause la famine.

[…] J’ai parlé de famine artificielle : c’est-à-dire qu’il s’est agi d’une famine qui a désolé

une île riche et fertile, qui produisait chaque année abondamment et surabondamment pour

nourrir toute sa population, et plus encore. En effet, les Anglais appellent cette famine un « acte

de la Providence » ; et l’imputent entièrement au mildiou de la pomme de terre. Mais les pommes

de terre ont connu la même maladie dans toute l’Europe ; pourtant il n’y eut de famine nulle part,

sauf en Irlande. Ce que racontent les Anglais est donc, premièrement, une fraude –

deuxièmement, un blasphème. En effet, le Tout-Puissant a envoyé le mildiou, mais les Anglais

ont créé la famine.

[…] J’ai montré […] que la dépopulation du pays n’a pas été seulement encouragée par

des moyens artificiels, c’est-à-dire le Out-door Relief Act 14 , le Labour-Rate Act 15 , et les

programmes d’émigration, mais qu’un soin et une application particuliers ont été mis à empêcher

le secours de venir, de l’étranger, dans l’île condamnée. Les bienveillantes contributions des

Américains et des autres étrangers ont été détournées de ce à quoi elles étaient destinées – non

pas, disons-le, pour que personne ne puisse être sauvé, mais pour qu’aucune interférence ne

s’opère avec les principes de l’économie politique.

Les commissaires du recensement achèvent leur dernier rapport avec ces mots : « En

conclusion, nous avons le sentiment qu’il plaira à votre Excellence de constater que, malgré le

fait que la population a diminué d’une manière si remarquable du fait de la famine, de la maladie

et de l’émigration, et que depuis elle continué à diminuer, les résultats du recensement irlandais

sont, dans l’ensemble, satisfaisants ». Les commissaires veulent dire que le recensement présente

un accroissement des moutons et du bétail pour le marché anglais – et qu’alors que les hommes

sont maigres, les porcs sont gras. […]

Désormais, la sujétion de l’Irlande est probablement assurée, jusqu’à ce qu’un choc

externe achève cette entreprise commerciale monstrueuse qu’est l’empire britannique ; en effet,

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14 Réforme mise en place en 1847 de la loi de secours aux Pauvres (Poor Law), dont l’une des conséquences est

l’aggravation de la situation pour les petits tenanciers ou propriétaires terriens. 15 Loi mettant en place des chantiers publics à partir de mars 1846 afin d’employer les paysans irlandais mis dans

l’incapacité de vivre du travail de leur terre du fait du mildiou. Le système peine à se mettre en place, les conditions

de travail sur les chantiers sont dures, les salaires insuffisants, les décès nombreux. Le système révèle rapidement

l’incapacité du gouvernement britannique à répondre à la crise agricole.

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c’est une entreprise en faillite, qui échange sur le mensonge, qui détourne les biens des autres,

ou vole sur les routes, d’un pôle à l’autre, mais elle n’a pas encore mis la clé sous la porte ; sa

coupe d’abomination ne s’est pas encore renversée. Cependant, si un Américain a lu ce récit, il

ne s’étonnera plus jamais désormais lorsqu’il entendra un Irlandais en Amérique maudire

ardemment l’empire britannique. Tant que cette haine et cette horreur persisteront – tant que

notre île refusera de devenir, comme l’Ecosse, une province de son ennemi et satisfaite de son

sort, l’Irlande ne sera pas silencieuse. L’aspiration passionnée à l’indépendance irlandaise

survivra à l’empire britannique.

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Séance 9.

Penser l’école républicaine

1. Discours de Victor HUGO et du vicomte de FALLOUX, 1850.

VICTOR HUGO CONTRE LA LOI FALLOUX

Notre devoir à tous, qui que nous soyons, les législateurs comme les évêques, les prêtres comme les écrivains ;

c'est de répandre, c'est de prodiguer, sous toutes les formes, toute l'énergie sociale pour combattre et détruire la

misère (bravo ! à gauche) et en même temps de faire lever toutes les têtes vers le ciel (bravo ! à droite) […] Je

ne veux pas qu'une chaire envahisse l'autre ; je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou si je consens à ce

mélange, moi législateur, je le surveille, j'ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l'œil

de l'État, et, j'insiste, de l'État laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité.

Jusqu'au jour, que j'appelle de tous mes vœux, où la liberté complète d'enseignement pourra être proclamée, et

en commençant je vous ai dit à quelles conditions, jusqu'à ce jour-là, je veux l'enseignement de l'Église en

dedans de l'Église et non dehors. Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l'État,

par le clergé l'enseignement du clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l'Église chez

elle et l'État chez lui. (Très bien !)

L'Assemblée voit déjà clairement pourquoi je repousse le projet de loi […] ce projet est quelque chose de plus,

de pire, si vous voulez, qu'une loi politique, c'est une loi stratégique. (Chuchotements.) Je m'adresse […] au

parti qui a, sinon rédigé du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je

ne sais pas s'il est dans le gouvernement, je ne sais pas s'il est dans l'Assemblée (mouvement) ; mais je le sens

un lieu partout. (Nouveau mouvement.) Il a l'oreille fine, il m'entendra. (On rit.) […] Instruire, c'est

construire. (Sensation.) Je me défie de ce que vous construisez. (Très-bien ! très-bien !)

Je ne veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse, l'âme des enfants, le développement des intelligences

neuves qui s'ouvrent à la vie, les générations nouvelles, c'est-à-dire l'avenir de la France. […] Il ne me suffit

pas que les générations nouvelles nous succèdent, j'entends qu'elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux

ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par

vous ! (Très bien !) Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. (Mouvement prolongé.)

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Victor HUGO, discours à l’Assemblée nationale lors du débat sur le projet de loi sur la l’enseignement,

15 janvier 1850.

FALLOUX, MINISTRE DU PARTI CLÉRICAL

Après avoir analysé les mesures principales du nouveau projet de loi, nous pouvons maintenant les résumer en

un seul point de vue général. L'instruction est demeurée trop isolée de l'éducation ; l'éducation est demeurée trop

isolée de la religion. Le temps n'est plus, grâce à Dieu, où l'on faisait à la religion l'insulte de croire que, complice

de l'ignorance, elle servait d'instrument docile à tous les gouvernements. Nous voulons que la religion ne soit

imposée à personne, mais enseignée à tous. Les amis de l'ordre et les amis de la liberté l'invoquent également.

Assignons-lui donc franchement sa place ; sachons dire qu'en elle aussi nous cherchons le secret de la liberté, de

l'égalité et de la fraternité véritablement pratiques. Mais pour que la religion communique à l'éducation sa

puissance, il faut que tout y concoure à la fois, et l'enseignement, et le maître. C'est le but que nous avons tâché

d'atteindre autant qu'on peut le faire par des mesures législatives, en confiant au curé ou au pasteur la surveillance

morale de l'école primaire.

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Alfred DE FALLOUX, ministre de l’Instruction publique et des Cultes, à propos de la loi sur la liberté de

l’enseignement (1849-1850). Notice « Falloux » in Ferdinand Buisson, Nouveau dictionnaire de pédagogie et

d’instruction primaire (édition de 1911). [http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/]

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2. Jules FERRY, De l’égalité d’éducation, 1870

Jules FERRY, De l’égalité d’éducation. Conférence populaire faite à la salle Molière le 10 avril

1870, Paris, Société pour l’instruction élémentaire, 1870, 29 p.

[…] Avec l’inégalité d’éducation, je vous défie d’avoir jamais l’égalité des droits, non l’égalité

théorique, mais l’égalité réelle, et l’égalité des droits est pourtant le fond même et l’essence de

la démocratie. […] Je vous défie de faire jamais de ces deux classes une nation égalitaire, une

nation animée de cet esprit d’ensemble et de cette confraternité d’idées qui font la force des

vraies démocraties, si, entre ces deux classes, il n’y a pas eu le premier rapprochement, la

première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur les bancs de quelque école.

(Applaudissements)

[…] J’avoue que je suis resté confondu quand, cherchant à vous apporter ici autre chose que mes

propres pensées, j’ai rencontré dans Condorcet ce plan magnifique et trop peu connu d’éducation

républicaine. […] Ce qu’il faut former, ce ne sont pas des virtuoses assemblant des phrases avec

art ; ce sont des hommes et des citoyens ! Cette idée domine tout le plan de Condorcet. C’est

pourquoi il donne à l’enseignement général une base scientifique ; il entendait par là non pas

seulement les sciences mathématiques et naturelles, mais les sciences morales. […] Ayant établi

cette base, Condorcet y superposait trois étages : un enseignement primaire, un enseignement

secondaire et un enseignement scientifique ou supérieur.

Dans sa pensée, ces trois degrés d’institution devaient être gratuits et communs à tous ; c’est là

le côté grandiose de la conception ; ces trois degrés, qui s’étendent de 6 à 18 ans, comprennent

d’abord l’enseignement primaire, qui va de 6 à 10 ans et qui se compose de la lecture, de

l’écriture, de la morale, qui prend l’enfant dès le jeune âge, et qui a surtout pour but de lui révéler

la grande famille à laquelle il appartient et qui s’appelle la patrie […] Au second degré

d’enseignement […] il établissait une instruction générale où l’on apprenait tout ce qu’il faut

savoir de toutes les sciences, sans entrer dans le détail professionnel […] Ce vaste enseignement,

commun à tous les citoyens, qui prenait l’enfant à l’âge de 6 ans et qui le menait jusqu’à 18 ; ce

vaste enseignement devait être gratuit […]

[…] la libre Amérique dépense tous les ans 450 millions pour les écoles publiques, et, moyennant

ces 450 millions, on ouvre généreusement toutes les grandes sources du savoir humain à sept

millions d’enfants, et l’on donne à ces sept millions d’enfants de toutes les classes une instruction

qui n’est reçue que par le petit nombre des enfants de la bourgeoisie de France.

(Applaudissements.) […]

[…] Réclamer l’égalité d’éducation pour toutes les classes, ce n’est faire que la moitié de

l’œuvre, que la moitié du nécessaire, que la moitié de ce qui est dû ; cette égalité, je la réclame,

je la revendique pour les deux sexes […] M. Hippeau raconte qu’il eut l’honneur d’être présenté

à une doctoresse en médecine de Philadelphie, et c’était un excellent médecin, très bien occupé,

très bien payé. Il y a 800 femmes médecins en Amérique, 200 000 institutrices, et cela prouve

jusqu’à l’évidence que, du moment où les femmes auront droit à une éducation complète,

semblable à celle des hommes, leurs facultés se développeront, et l’on s’apercevra qu’elles les

ont égales à celles des hommes. (Applaudissements.) […]

L’égalité d’éducation, c’est l’unité reconstituée dans la famille.

[…] Dans les ménages pauvres, quelles ressources, si quelque savoir reliait la femme à son

mari ! Au lieu du foyer déserté, ce serait le foyer éclairé, animé par la causerie, embelli par la

lecture, le rayon du soleil qui colore la triste et douloureuse réalité. Condorcet l’avait bien

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compris, et il disait : que l’égalité d’éducation ferait de la femme de l’ouvrier, en même temps

que la gardienne du foyer, la gardienne du commun savoir. (Très bien ! très bien !) […]

Aujourd’hui, il y a une lutte sourde, mais persistante entre la société d’autrefois, l’ancien régime

avec son édifice de regrets, de croyances et d’institutions qui n’acceptent pas la démocratie

moderne, et la société qui procède de la Révolution française ; il y a parmi nous un ancien régime

toujours persistant, actif […].

C’était bien là la pensée, à une époque récente, d’un ministre, dont je puis bien dire un peu de

bien, maintenant qu’il est tombé, l’ayant beaucoup attaqué quand il était debout. Quand M.

Duruy voulut fonder l’enseignement laïque des femmes, vous souvenez-vous de cette clameur

d’évêques, de cette résistance qui le fit reculer et qui entrava son œuvre ? Que cet exemple soit

pour nous un enseignement ; les évêques le savent bien : celui qui tient la femme, celui-là tient

tout, d’abord parce qu’il tient l’enfant, ensuite parce qu’il tient le mari ; non point peut-être le

mari jeune, emporté par l’orage des passions, mais le mari fatigué ou déçu par la vie. (Nombreux

applaudissements.)

C’est pour cela que l’Église veut retenir la femme, et c’est aussi pour cela qu’il faut que la

démocratie la lui enlève ; il faut que la démocratie choisisse, sous peine de mort ; il faut choisir,

Citoyens : il faut que la femme appartienne à la Science, ou qu’elle appartienne à l’Église.

(Applaudissements répétés.)

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Séance 10.

Les religions face monde contemporain

Encyclique Rerum Novarum, 15 mai 1891

À tous nos vénérables Frères, les patriarches, primats, archevêques, évêques du monde catholique en

grâce et communion avec le Siège apostolique, Léon XIII, pape, vénérables frères, salut et bénédiction

apostolique.

La soif d'innovations qui depuis longtemps s'est emparée des sociétés et les tient dans une agitation

fiévreuse devrait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l'économie

sociale. Et, en effet, ces progrès incessants de l'industrie, ces routes nouvelles que les arts se sont

ouvertes, l'altération des rapports entre les ouvriers et les patrons, l'affluence de la richesse dans les

mains du petit nombre à côté de l'indigence de la multitude, l'opinion enfin plus grande que les ouvriers

ont conçue d'eux-mêmes, et leur union plus compacte, tout cela, sans parler de la corruption des mœurs,

a eu pour résultat final un redoutable conflit. […] La conscience de Notre charge apostolique nous fait

un devoir traiter [le sujet de la condition de ouvriers] […] afin de mettre en évidence les principes d'une

solution conforme à la justice et à l'équité […].

Le premier principe à mettre en avant, c'est que l'homme doit prendre en patience sa condition ; il est

impossible que, dans la société civile, tout le monde soit élevé au même niveau. Sans, c'est là ce que

poursuivent les socialistes ; mais contre la nature tous les efforts sont vains. C'est elle, en effet, qui a

disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes : différence d'intelligence, de

talent, d'habileté, de santé, de force ; différences nécessaires, d'où naît spontanément l'inégalité des

conditions. Cette inégalité, d'ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus : car la

vie sociale requiert un organisme très varié et des fonctions fort diverses ; et ce qui porte précisément

les hommes à se partager ces fonctions c'est surtout la différence de leurs conditions respectives. […]

La douleur et la souffrance sont l'apanage de l'humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout

tenter pour les bannir, ils n'y réussiront jamais, quelques ressources qu'ils déploient et quelques forces

qu'ils mettent en jeu. S'il en est qui s'en attribuent le pouvoir, s'il en est qui promettent au pauvre une vie

exempte de souffrances et de peines, toute au repos et à de perpétuelles jouissances, ceux-là certainement

trompent le peuple et lui dressent des embûches, où se cachent pour l'avenir de plus terribles calamités

que celles du présent. Le meilleur parti consiste à voir les choses telles qu'elles sont et, comme Nous

l'avons dit, à chercher ailleurs un remède capable de soulager nos maux.

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L'erreur capitale dans la question présente, c'est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l'une

de l'autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu'ils se combattent mutuellement

dans un duel obstiné. C'est là une aberration telle qu'il faut placer la vérité dans une doctrine

complètement opposée ; car, de même que dans le corps humain, les membres, malgré leur diversité,

s'adaptent merveilleusement l'un à l'autre, de façon à former un tout exactement proportionné et qu'on

pourrait appeler symétrique, ainsi dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s'unir

harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin

l'une de l'autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. La concorde engendre

l'ordre et la beauté ; au contraire, d'un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion et les luttes

sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes

possèdent une vertu admirable et multiple. […]

Et d'abord toute l'économie des vérités religieuses, dont l'Église est la gardienne et l'interprète, est de

nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs

mutuels, et avant tous les autres ceux qui dérivent de la justice. Parmi ces devoirs, voici ceux qui

regardent le pauvre et l'ouvrier : il doit fournir intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s'est

engagé par contrat libre et conforme à l'équité : il ne doit point léser son patron ni dans ses biens ni dans

sa personne ; ses revendications mêmes doivent être exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme

de séditions ; il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours artificieux, lui suggèrent des

espérances exagérées et lui font de grandes promesses, lesquelles n'aboutissent qu'à de stériles regrets et

à la ruine des fortunes. Quant aux riches et aux patrons, ils doivent ne point traiter l'ouvrier en esclave,

respecter en lui la dignité de l'homme, relevée encore par celle du chrétien. [...] Parmi les devoirs

principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de donner à chacun le salaire qui convient.

[…] Que le riche et le patron se souviennent qu'exploiter la pauvreté et la misère et spéculer sur

l'indigence sont des choses que réprouvent également les lois divines et humaines. […]

Aux gouvernants il appartient de protéger la communauté et ses parties […] mais de peur que […] les

pouvoirs publics n'interviennent pas opportunément [...] il sera préférable que la solution en soit réservée

aux corporations et aux syndicats, ou que l'on recoure à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts

des ouvriers, même, si la cause le réclamait, avec le concours et l'appui de l’État […]. Comme gage des

faveurs divines et en témoignage de Notre bienveillance, Nous vous accordons de tout cœur, à chacun

de vous, Vénérables Frères, à votre clergé et à vos fidèles, la Bénédiction apostolique dans le Seigneur.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 15 mai de l'année 1891, de notre Pontificat la quatorzième. LÉON

XIII, PAPE

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Séance 11.

Impérialisme européen et colonisation

Paul LEROY-BEAULIEU, De la colonisation chez les peuples modernes,

1882

Paul LEROY-BEAULIEU, De la colonisation chez les peuples modernes, préface à la deuxième

édition, Paris : Guillaumin, 1882, extraits des p. V-IX. Accessible en ligne sur Gallica :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k245012?rk=429186;4

« Chaque jour qui s’écoule nous convainc de plus en plus de l’importance de la colonisation en

général, de son importance surtout pour la France. Aussi chaque occasion qui s’offre à nous pour faire

comprendre à notre pays sa grande mission colonisatrice, nous la saisissons avec empressement, par la

parole et par la plume. Articles de journaux et livres de doctrine, allocutions ou cours publics, nous

employons tous les moyens pour rappeler à la France qu’elle a été une grande puissance coloniale, qu’elle

peut et doit le redevenir.

Depuis deux siècles, à notre sens, la politique française a perdu sa voie. Après avoir, vers la fin du

XVIIe siècle, conquis en Europe des frontières solides, la tâche qui lui incombait, c’était de mettre en

valeur les immenses territoires que nous occupions dans les deux mondes, le Canada, les rives du

Mississipi, la Louisiane, les Indes.

La politique continentale a prévalu : elle a duré deux cents ans, a laissé notre pays diminué en

prestige, rapetissé en territoire. […]

La conscience nationale parait aujourd’hui être plus éclairée ; elle commence à concevoir

l’importance des colonies. À l’immense domaine colonial que le XVIIIe siècle a perdu, le XIXe peut en

substituer un nouveau, moins grand sans doute, moins varié, mais considérable encore.

Des événements imprévus nous ont valu l’Algérie et, malgré des hésitations singulièrement

maladroites, nous donnent aujourd’hui la Tunisie. En Asie, la Cochinchine peut être le noyau d’un empire

qui, pour ne pas atteindre à l’importance des Indes, sera une des plus belles dépendances qu’une

puissance européenne possède sur le vieux continent asiatique. En Océanie, la Nouvelle-Calédonie est

plus qu’un îlot, et des archipels vacants peuvent encore, si nous nous pressons, être joints à cette

possession lointaine.

Saurons-nous exploiter et développer ce domaine colonial qui vient de nous échoir ? Ou bien, au

contraire, sommes-nous voués à une irrémédiable incapacité colonisatrice ? Recommencerons-nous au

XIXe siècle ou au XXe les fautes du XVIIIe siècle ?

Nous croyons, quant à nous, à la vocation civilisatrice de la France et à ses facultés colonisatrices.

Les dernières années en donnent la preuve : la France ne manque pas d’esprits entreprenants. Les plus

grandes œuvres de ce temps, en fait de travaux publics extra-européens, ce sont des Français qui les ont

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accomplies ou qui les accomplissent. Nous avons de nos jours, en Cochinchine notamment, des

explorateurs aussi hardis que l’était autrefois Cavelier de La Salle. Notre pays fournit à l’heure actuelle

des aventuriers aussi originaux et aussi audacieux qu’il y a un siècle.

La France, dit-on, n’a pas d’exubérance de population, et ce serait un obstacle insurmontable à la

fondation de colonies. L’objection n'est pas décisive ; les naissances présentent encore sur les décès un

excédant annuel de 100,000 âmes environ. Il en faut beaucoup moins pour fonder des empires. On ne

trouve pas 100,000 Anglais aux Indes, et il n’y a pas plus de 35,000 Hollandais aux îles de la Sonde. Les

colonies sont de trois sortes : les colonies d’exploitation, comme les Indes et la Cochinchine ; les colonies

de peuplement, comme l’Australie ; les colonies mixtes, telles que l’Algérie. Les secondes seulement

exigent une immigration considérable. Les colonies d’exploitation n’en ont que faire, et les colonies

mixtes peuvent se contenter d’un afflux modéré d’Européens. Si la France envoyait tous les ans 15 à

20,000 colons en Afrique, ce serait assez pour servir de cadres à une immigration d’Européens étrangers

d’égale importance et à la considérable population indigène. L’arrivée régulière en Afrique de 15 ou

20,000 émigrants français chaque année constituerait, au bout d’un siècle, de l’autre côté de la

Méditerranée, une société de dix ou douze millions d’hommes de langue française et d’esprit français.

Le véritable nerf de la colonisation, ce sont plus encore les capitaux que les émigrants. La France

possède des capitaux à foison ; elle les fait volontiers voyager ; sa main confiante les dissémine aux

quatre coins de l’univers. Elle en a déjà pour 20 ou 25 milliards de par le monde, et chaque année ce

chiffre s’accroît d’un milliard au moins. Si le tiers ou la moitié de cette somme, si même le quart se

portait vers l’Algérie, la Tunisie, le Sénégal, le Soudan, où nous finirons bien, j’espère, par assurer notre

prédominance, quels splendides résultats nous obtiendrions en vingt-cinq ou trente ans !

Ce qui a manqué jusqu'ici à la France, c’est l’esprit de suite dans sa politique coloniale. La

colonisation a été reléguée au second plan dans la conscience nationale ; elle doit aujourd’hui se placer

au premier. Notre politique continentale, sous peine de ne nous valoir que des déboires, doit être

désormais essentiellement défensive ; c'est en dehors de l’Europe, que nous pouvons satisfaire nos

légitimes instincts d'expansion. Nous devons travailler à la fondation d’un grand empire africain et d’un

moindre asiatique.

C’est la seule grande entreprise que la destinée nous permette. Au commencement du XXe siècle, la

Russie comptera 120 millions d'habitants prolifiques, occupant des espaces énormes ; près de 60 millions

d’Allemands, appuyés sur 30 millions d’Autrichiens, domineront l’Europe centrale. Cent vingt millions

d’Anglo-Saxons occuperont les plus belles contrées du globe et imposeront presque au monde civilisé

leur langue qui domine déjà aujourd’hui sur des territoires habités par plus de trois cents millions

d’hommes. Joignez à ces grands peuples l’empire Chinois qui, alors sans doute, recouvrera une vie

nouvelle. À côté de ces géants, que sera la France ? Du grand rôle qu’elle a joué dans le passé, de

l’influence, souvent décisive, qu’elle a exercée sur la direction des peuples civilisés, que lui restera-t-il ?

Un souvenir, s’éteignant de jour en jour.

Notre pays a un moyen d’échapper à cette irrémédiable déchéance, c’est de coloniser. Si nous ne

colonisons pas, dans deux ou trois siècles nous tomberons au-dessous des Espagnols eux-mêmes et des

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Portugais, qui ont eu le rare bonheur d’implanter leur race et leur langue dans les immenses espaces de

l’Amérique du Sud, destinés à nourrir des populations de plusieurs centaines de millions d’âmes.

La colonisation est pour la France une question de vie ou de mort : ou la France deviendra une

grande puissance africaine, ou elle ne sera dans un siècle ou deux qu’une puissance européenne

secondaire ; elle comptera dans le monde, à peu près comme la Grèce ou la Roumanie compte en

Europe. »

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Séance 12.

L’Europe de la Belle Epoque : Stefan Zweig

et le « Monde d’hier »

Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un européen, 1942

Stefan ZWEIG, Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen [Die Welt von Gestern], 1942,

traduction par Serge Niémetz, Paris, Belfond, « Le Livre de Poche », 1996, p. 235-237.

Elle était merveilleuse, cette vague tonique de force qui, de tous les rivages de l’Europe, battait

contre nos cœurs. Mais ce qui nous rendait si heureux recelait en même temps un danger que nous

ne soupçonnions pas. La tempête de fierté et de confiance qui soufflait alors sur l’Europe charriait

aussi des nuages.

L’essor avait peut-être été trop rapide. Les États, les villes avaient acquis trop vite leur puissance,

et le sentiment de leur force incite toujours les hommes, comme les États, à en user ou à en abuser.

La France regorgeait de richesses. Mais elle en voulait davantage encore, elle voulait encore une

colonie, bien qu’elle n’eût pas assez d’hommes, et de loin, pour peupler les anciennes ; pour le

Maroc, on faillit en venir à la guerre. L’Italie voulait la Cyrénaïque, l’Autriche annexait la Bosnie.

La Serbie et la Bulgarie se lançaient contre la Turquie, et l’Allemagne, encore tenue à l’écart,

serrait déjà les poings pour porter un coup furieux. Partout le sang montait à la tête des États, y

portant la congestion. La volonté fertile de consolidation intérieure commençait partout, en même

temps, comme s’il s’agissait d’une infection bacillaire, à se transformer en désir d’expansion. Les

industriels français, qui gagnaient gros, menaient une campagne de haine contre les Allemands,

qui s’engraissaient de leur côté, parce que les uns et les autres voulaient livrer plus de canons - les

Krupp et les Schneider du Creusot. Les compagnies de navigation hambourgeoises, avec leurs

dividendes formidables, travaillaient contre celles de Southampton, les paysans hongrois contre

les Serbes, les grands trusts les uns contre les autres ; la conjoncture les avait tous rendus enragés

de gagner toujours plus dans leur concurrence sauvage.

Si aujourd’hui on se demande à tête reposée pourquoi l’Europe est entrée en guerre en 1914, on

ne trouve pas un seul motif raisonnable, pas même un prétexte. Il ne s’agissait aucunement d’idées,

il s’agissait à peine des petits districts frontaliers ; je ne puis l’expliquer autrement que par cet

excès de puissance, que comme une conséquence tragique de ce dynamisme interne qui s’était

accumulé depuis ces quarante années de paix et voulait se décharger violemment. Chaque État

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avait soudain le sentiment d’être fort et oubliait qu’il en était exactement de même du voisin ;

chacun voulait davantage et nous étions justement abusés par le sentiment que nous aimions le

plus : notre commun optimisme. Car chacun se flattait qu’à la dernière minute l’autre prendrait

peur et reculerait ; ainsi les diplomates commencèrent leur jeu de bluff réciproque. Quatre fois,

cinq fois, à Agadir, dans la guerre des Balkans, en Albanie, on s’en tint au jeu ; mais les grandes

coalitions resserraient sans cesse leurs liens, se militarisaient toujours plus. En Allemagne, on

établit en pleine paix un impôt de guerre ; en France, on prolongea la durée du service ; finalement

les forces en excès durent se décharger, et les signes météorologiques dans les Balkans indiquaient

la direction d’où les nuages approchaient déjà de l’Europe.

Ce n’était pas encore la panique, mais une constante inquiétude couvait partout ; nous éprouvions

toujours un léger malaise quand les coups de feu crépitaient dans les Balkans. La guerre allait-elle

vraiment nous assaillir sans que nous sachions pourquoi ni dans quel dessein ? Lentement –

beaucoup trop lentement, beaucoup trop timidement, comme nous le savons aujourd’hui ! – les

forces opposées à la guerre se rassemblaient. Il y avait le parti socialiste, des millions d’êtres de

ce côté de la frontière, des millions de l’autre côté, qui dans leur programme reniaient la guerre ;

il y avait les puissants groupes catholiques sous la direction du pape et quelques konzerns

internationaux, il y avait un petit nombre d’hommes politiques raisonnables, qui s’élevaient contre

ces menées souterraines. Et nous aussi, nous étions dans les rangs des ennemis de la guerre, nous

autres écrivains, mais toujours isolés dans notre individualisme, au lieu d’être unis et résolus.

L’attitude de la plupart des intellectuels était malheureusement celle de l’indifférence passive, car

par la faute de notre optimisme, le problème de la guerre, avec toutes ses conséquences morales,

n’était absolument pas entré dans notre horizon intérieur.

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